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António e Cleópatra de T. Rodrigues : Mobilis in mobili – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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António e Cleópatra de T. Rodrigues : Mobilis in mobili


António e Cleópatra de Tiago Rodrigues
Avignon, Théâtre Benoit-XII


 
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(Critique écrite par Frédérique Hammerli)

dans le cadre des ateliers d’écriture ouverts au public – partenariat Insensé / BNF – Maison Jean-Vilar)


Du texte shakespearien de 1603 ou du film grandiose réalisé par Mankiewicz en 1963, dont il dit lui même avoir tiré inspiration, Tiago Rodrigues offre pourtant une mise en scène toute personnelle. Aux nombreux personnages de la pièce, qui entremêle enjeux politiques et intimes, aux décors majestueux et spectaculaires du film, le metteur en scène portugais oppose des choix marqués par un dépouillement singulier. Une scène sur laquelle est tendue une toile grise capable d’accueillir les jeux d’ombres et de lumière, un mobile tout calderien, un petit banc où repose un électrophone, deux verres d’eau, la pochette de la musique originale du film de Mankiewicz. Car si l’arrière-plan politique de l’intrigue, les devoirs qui pèsent sur ces deux illustres représentants de pouvoirs antagonistes, n’a pas disparu, il est comme effacé de la mise en scène, placé dans le hors-champ d’un espace tout à la fois abstrait et organique, celui de l’amour irrépressible que se portent Antoine et Cléopâtre, seuls sur scène.

Planétarium
Antoine et Cléopâtre, Cléopâtre et Antoine. La pièce s’ouvre sur ce constat : la co-présence, face au public des deux comédiens, danseurs et chorégraphes, Sofia Diaz et Vitor Roriz. Chacun chacun énonce à plusieurs reprises le nom du personnage incarné par l’autre. Leur entrée sur scène, sur la scène du monde, c’est la rencontre de deux planètes, celles–là même qu’évoque le mobile formé de deux disques jaunes et deux disques bleus qui ne cessent de se rapprocher ou de s’éloigner au rythme du support métallique qui règle leurs mouvements. La mise en scène de Rodrigues exprime les effets d’attraction/répulsion de la relation qui unit les deux personnages : jamais totalement unis par la passion qui les lie, jamais totalement séparés, même lorsque l’un est à Rome et l’autre en Egypte. Le déplacement des deux comédiens semble régi par les lois de l’attraction ou d’un magnétisme dont ils seraient tour à tour les pôles positifs ou négatifs : ils s’éloignent, se rapprochent, se font face, se répondent. Séparés par les mers, Antoine suit encore l’ombre de Cléopâtre, ombre amplifiée de l’actrice qui se projette sur la toile scénique. Belle idée qui évoque à la fois l’impossibilité de se défaire du corps de l’autre mais aussi l’issue fatale de cet amour, ou encore la nature fantasmatique de ces deux personnages telle qu’elle a pu déjà s’exprimer lorsqu’ils furent incarnés par Richard Burton et Elizabeth Taylor. L’amour fou est affaire de corps et de souffle. Inspire/expire, ce leimotiv prononcé par les deux comédiens vient scander les différents moments de leur amour, les respirations s’accordent, le souffle vital de l’un devient celui de l’autre. Les deux planètes, sont aussi deux organes, deux atomes : macrocosme et microcosme.
Un espace de jeu
Si le reste du personnel de la pièce de Shakespeare, sans parler de la foule des figurants du film de Mankiewicz ne sont pas incarnés sur scène, ils ne sont pourtant pas totalement absents. Ils sont évoqués par le texte et les gestes des deux comédiens. Le monde est là, autour d’Antoine et Cléopâtre, et frappe à la porte de leur chambre. L’espace évidé de la scène ne demande qu’à être rempli, toujours menacé dans ses limites. Le monde et l’heure tournent comme les bras du mobile, également métaphore des jeux de pouvoirs dans lesquels sont pris les deux amants. Les jeux de lumière agrandissent ou rétrécissent l’espace au gré des pressions exercées par Rome.
Echapper à l’espace du pouvoir c’est vouloir échapper au temps, passé historique dont Antoine et Cléopâtre sont les héritiers, futur d’un projet politique qu’ils se doivent de porter et de bâtir. Comme le déclare Rodrigues, Antoine et Cléopâtre se rencontrent dans l’espace du « présent », ce point fragile qui permet ponctuellement d’unir des forces contraires : passé et futur, Rome et Egypte, comédiens et personnages. Antoine à Rome et Cléopâtre en Egypte peuvent se trouver réunis côte à côte sur la scène, unis par une force qui les dépasse, et les déplace dans un nouvel espace, toujours fuyant, toujours à conquérir, celui du désir.
Ce qui se joue alors sur cette scène, c’est le jeu : le jeu comme interaction de deux corps dans un espace donné, mais aussi le jeu comme écart. Au premier degré : qu’est-ce que s’écarter de celui qu’on aime ? du rôle que nous sommes censés tenir et des valeurs que nous sommes censés incarner ? qu’est-ce que pénétrer dans l’intimité de l’autre, en être proche ? Au second degré : qu’est ce qu’un écart au théâtre ? comment travaille l’intervalle entre un acteur et son rôle, un récit et sa mise en oeuvre sur scène, un mot et la manière dont il est porté, une scène et une salle ?
Métamorphoses
L’écart se manifeste tout particulièrement dans le rapport entre parole et gestes. Dans la première moitié de la pièce, Antoine/Vitor Roriz décrit ce que fait et dit Cléopâtre, Cléopâtre/Sofia Diaz ce que fait et dit Antoine. Chacun devient le miroir de l’autre par le biais d’un récit à la troisième personne. Les rôles ne sont pas joués au premier degré, mais déportés dans le regard et la voix de l’autre. Qu’en est-il du spectateur ? S’il se prend au jeu, il est à la fois porté par la rythmique des voix, cadencée par des reprises, répétitions incessantes, et par des gestes, des expressions qui évoquent l’action sans jamais la représenter.
Ce choix culmine à la fin de la pièce alors qu’Antoine, agonisant, gît au pied de la tour où s’est réfugiée Cléopâtre. Les deux comédiens se tiennent de chaque côté de la scène. Leur séparation physique est simplement marquée par cet espace qu’il va s’agir de combler. Cléopâtre décide de hisser le corps d’Antoine jusqu’à elle à l’aide d’une corde. Les deux comédiens matérialisent l’entreprise par le geste et par la voix. L’attraction verticale se fait horizontale : les deux corps se rapprochent au rythme d’un texte qui incarne l’effort physique, la nécessité de se rejoindre, de rejoindre le présent, une dernière fois. Par une série de glissements sémantiques, les mots se métamorphosent comme la réalité des images que le jeu des comédiens suscite. Corps et langues aspirés dans un même mouvement qui conjoint agonie et élan vital.
En évidant le texte, la scène, le jeu, Tiago Rodrigues transforme la représentation en incantation et performance : la parole devient capable de susciter des images, la parole devient acte. Elle pénètre, traverse le corps des comédiens pour atteindre l’autre : corps du comédien partenaire, corps du spectateur. L’espace du jeu devient un espace intermédiaire entre la salle et la scène : le dialogue qui toujours implique un troisième terme absent, rétablit un échange direct entre comédiens et spectateurs. Ce qui pourrait apparaître comme un procédé de distanciation absolu crée au contraire une forme de complicité, de proximité et de concentration qui transparaît dans les réactions de la salle, comme suspendue aux lèvres et gestes de comédiens tel Antoine, suspendu à sa corde.
Antoine et Cléopâtre, Cléopâtre et Antoine, deux comédiens et le public, le public et deux comédiens. Une distance et une rencontre. Une rencontre dans la distance. Mobilis in mobili.