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Entretien avec Anne Alvaro et Audrey Bonnet – L'!NSENSÉ
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Entretien avec Anne Alvaro et Audrey Bonnet

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Entretien réalisé le jeudi 30 avril 2015 à 11h dans la deuxième salle,

la Célestine, du théâtre des Célestins à Lyon.


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© Christophe Raynaud de Lage


Anne Alvaro et Audrey Bonnet ont joué le rôle du Dealer et du Client de Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès, dans une mise en scène de Roland Auzet, en mai 2015 hors les murs du Théâtre des Célestins à Lyon, au Centre commercial de la Part-Dieu. Le spectacle est repris aux Bouffes du Nord en février 2016 dans un dispositif différent.


Jérémie Majorel : Avant la rencontre de deux rôles, celui du Dealer et du Client, il y a la rencontre avec un texte dramatique, celui de Koltès. Anne Alvaro, c’est la première fois que vous jouez dans une pièce de Koltès, Audrey Bonnet il s’agit de la deuxième fois, après Sallinger mis en scène par Jean-Christophe Saïs en 1999 : quel sentiment avez-vous eu pour cette première ou nouvelle rencontre avec un texte de Koltès ?
Audrey Bonnet : Une dramaturgie du corps à l’épreuve de l’espace que créent ces mots-là. C’est fort, Koltès embarque les choses à un endroit qui n’est pas reconnaissable : on va à la rencontre comme d’une langue étrangère et pourtant c’est des mots que notre mémoire porte, on les sculpte à nouveau, on les redécouvre. Koltès travaille énormément sur la mémoire, ce que l’être humain a en soi.
Anne Alvaro : Je ne dirais pas « étrangeté ». Personnages, langue et dramaturgie sont inséparables dans La Solitude. Je ne me suis pas penchée sur les autres pièces. Nous sommes à la mi-temps des répétitions, il est donc difficile d’en parler de manière claire et avec la distance. On est vraiment dans la plongée, plongée dans la langue, mais aussi dans ce lieu qui fait office presque de dramaturgie malgré nous : le Centre commercial de la Part-Dieu. Le rapport qu’on a toutes les deux dans les essais, les expériences − chaque répétition est une expérience − qui nous font au fur et à mesure descendre dans les étages, est complètement mêlé. Cette pièce parle du secret. Comme dit Le Dealer : « devant le mystère il convient de s’ouvrir et de se dévoiler tout entier afin de forcer le mystère à se dévoiler à son tour »[[Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, Minuit, 1986, p. 48.]]. Koltès nous donne des pistes profondes, comme des mantras, à chaque détour de phrase. Quand on va au bout, quand on parcourt toute la pièce au cours des répétitions − cela nous est arrivé ici dans cette salle, au foyer là-haut, dans différents lieux du théâtre, et puis par deux fois seulement on est allé au bout du parcours dans le Centre commercial −, on sort de là et on se dit : « qu’est-ce qui s’est passé pour être aussi abîmées ? »
AB : C’est cela qui est étrange, ce sont des mots reconnaissables mais le voyage qu’ils font mènent à un endroit qui ne l’est pas…
AA : …qui nous dépasse complètement et qui fait que la seule chose qu’on peut tenir en ce moment, qui peut servir de boussole − pas fiable, la nôtre à chacune, elle peut devenir folle, elle nous fait nous perdre et nous retrouver −, la seule chose qui nous tienne, c’est le texte, c’est la langue. La langue, c’est le balancier pour ne pas tomber, ce qui demande des forces psychiques et techniques comme dans toute pièce de théâtre et avec tout auteur dignes ce nom.
JM : Ce que Koltès aurait en propre et que vous n’avez pas rencontré ailleurs serait donc ce point caché, profond, cette étrangeté, cet abîme, cette désorientation ?
AA : Lors d’un travail à la table de trois jours en décembre, on évoquait les textes du 18e siècle, ceux de Diderot, de Crébillon… cette nature-là d’échanges, de temps passé entre deux protagonistes, ne tenant que sur la langue et dans une langue très ciselée, très classique, admirablement construite. J’ai l’impression que c’est cela qui doit être assez bouleversant, dans le lieu du Centre commercial, dans cet endroit sauvage et tellement policé qu’il en devient obscène. Il y a la beauté de la langue, pas comme une langue hors de nous, poétique, au contraire extrêmement concrète et vivante, mais dans une forme tellement admirable. C’est cela qui dans un premier temps m’en a donné le goût, je me souviens du temps passé à mémoriser le texte avant de commencer à répéter, c’était un temps très heureux, totalement innocent. Je laisse infuser, j’ai ces mots en moi maintenant, dorénavant et pour toujours, cette phrase, ce phrasé, cette respiration.
JM : Dans certaines répliques on peut être sensible à une tension entre une langue maîtrisée, classique (concordance des temps avec conditionnels et subjonctifs, négations « ne… point », vouvoiement…) et des déchirements métaphoriques, rimbaldiens, parfois crus, voire de discrets dérèglements syntaxiques.
AA : Oui mais je ne le perçois pas comme des ruptures, c’est la même langue, c’est à l’intérieur du même tissu : la langue se déchire mais tient toujours, il y a toujours une trame, c’est de la toile de parachute, qui peut épouser toutes les formes mais résiste au vent.
JM : Comment les personnages s’exposent-ils alors ?
AA : Ils s’exposent parce qu’ils rentrent dans l’arène, à partir du moment où il y en a un qui prend la parole : la première parole, c’est déjà le deal, toi client, moi dealer, si t’es là c’est parce que tu veux et ce que tu veux je l’ai. À partir de là, ils s’affrontent, se frôlent, négocient, s’insultent, se caressent, etc. : toute la métaphysique de la relation humaine est en jeu. À la mi-temps du travail, on en est là, on ne sait même pas comment et si ce travail s’achève, ce qui ne veut pas dire qu’il sera achevé quand on arrivera à la première représentation ni même à la dernière ni même quand on va le reprendre si on le reprend… C’est une plongée déroutante.
AB : J’ai toujours du mal à parler des choses théoriquement. Chercher une métaphore, il n’y en a pas, il y en a déjà tellement dans le texte, Koltès s’amuse tellement à dire « comme… comme… comme… », je ne pense pas qu’on puisse trouver une seule métaphore pour cette pièce-là. Bizarrement, c’est très proche, je trouve, d’un langage d’enfant. Il y a une chose très reconnaissable dans tous ces temps qui se bousculent, toute cette grammaire qui arrive, on fait des tentatives avec les mots, on tente d’utiliser telle tournure et c’est repris. C’est très proche de l’enfant. Il en parle beaucoup d’ailleurs, il fait beaucoup de métaphores avec l’enfant. C’est une langue très familière. Ce qui est étrange est qu’elle surgit de très loin. Il la fait remonter à la surface.
JM : Percevez-vous des liens entre Clôture de l’amour de Pascal Rambert[[Duo avec Stanislas Nordey joué pour la première fois au Festival d’Avignon 2011 et qui a beaucoup tourné et été repris depuis.]] et cette nouvelle expérience ?
AB : Les choses sont reliées en moi consciemment ou inconsciemment. Le fait d’être deux, de déplier un temps particulier… Effectivement, j’avais dit à Pascal Rambert : « Mais on se retrouve un peu dans un face-à-face… » J’avais juste des photos en tête de Chéreau et Pascal Greggory. Et donc, via Chéreau, j’ai entendu La Solitude pour la première fois. Pascal Rambert lui-même me disait : « Sûrement, peut-être, pas consciemment, mais sûrement… » C’est tellement fort Koltès, je ne sais pas dans le chemin d’écriture de Pascal Rambert tout ce que lui aussi éponge, prend et comment les choses ressortent. On reconnaît chez Koltès au début Shakespeare, etc., on voit la langue des écrivains qui le traversent, qu’il travaille et qui le travaillent. Puis, tout d’un coup, cela devient autre chose. Alors je ne sais pas, ce n’est pas une certitude, c’est dans l’air de notre temps. Les auteurs travaillent avec une chose tellement vaste et qui devient intime. Un pont entre La Solitude et Clôture de l’amour serait comment la vastitude d’un mot devient intime, la recherche de tout ce qu’un mot contient vraiment pour soi. Le Dealer et Le Client font constamment cette quête, ils s’envoient des mots et c’est repris, chacun précise qui il est avec ce mot : « désir », « plaisir », « mains », « peau »… Dans Clôture, il y a cela aussi, mais la parole ne s’imbrique pas de la même manière, quoiqu’elle s’imbrique avec le silence de l’autre là aussi. La typographie n’est pas la même quand on regarde le livre, mais on retrouve comment les mots sont repris et retravaillés et ce qui se vit entre deux solitudes. Je pense à cette belle interview de Koltès avec Lucien Attoun. J’écoutais beaucoup l’enregistrement audio quand avec Jean-Christophe Saïs on avait travaillé Sallinger. J’adorais écouter Koltès le matin avant d’y aller : c’est tellement beau comment il parle, c’est son silence qui parle, c’est fou sa respiration. Attoun va directement l’attaquer sur la solitude et Koltès développe une chose tellement… il faut l’entendre.[[« Juste avant la nuit », interview réalisée le 22 novembre 1988, diffusée sur France Culture le 14 avril 1990, publiée dans Théâtre/Public en juillet 1997 et sous forme d’extrait dans Le Magazine littéraire en février 2001. Audrey Bonnet faisait sans doute allusion à ce passage : « – Oui, mais on peut quand même essayer de vivre à deux… Vous n’aimez pas tellement ça, vous… / – (Rire). Avec qui, Seigneur ? Non, non, non… ça, quand même, faut pas exagérer… (Rire). Non. Mais même à deux les gens sont terriblement seuls. C’est pas ça qui résout le problème… Vivre à deux, c’est un peu la trouille de la solitude… Et en même temps ça résout pas le problème… alors… Rentrer le soir et trouver quelqu’un à la maison, c’est quand même un peu… Moi je préfère sortir le soir… pour trouver quelqu’un. Franchement… non mais c’est vrai… »]]
AA : Dans l’interview écrite, ce qui frappe aussi c’est les points de suspension, les « (Rire) »…
AB : …un rire décroché, un rire ailleurs déjà.
JM : Koltès parlait de « deux monologues qui tentent de cohabiter » à propos de La Solitude et avait écrit d’abord les répliques de chacun séparément avant de les entrecroiser ensuite. L’adresse est d’autant plus nécessaire qu’elle ne va pas de soi.
AA : Je lutte avec ça, sur ce que j’appelle maladroitement des « réponses ». Ce ne sont jamais des réponses, c’est plus de l’ordre de la musique, du jazz, quand on reprend un thème. Il y en a un qui parle, qui va au bout de son impro, il a lancé quelque chose et, à ce moment, c’est un autre instrument, un autre musicien qui lui fait écho, mais dans son genre à lui, tout en reprenant des thèmes. Notre instrument, c’est la parole et la pensée, avant ou après la parole, mais inséparable de la parole. On travaille à la déchiffrer autant avec ce à quoi on fait appel dans notre musicalité profonde comme actrices et aussi notre pensée qu’on corrige à chaque fois : d’un jour à l’autre il y a quelque chose qui nous apparaît, qui n’est pas vraiment de la pensée, mais de l’intuition, on travaille avec ces rêves-là…
JM : Koltès a pu dire justement qu’il voyait Le Dealer comme un bluesman et Le Client comme un punk. En outre, Roland Auzet est connu pour faire du théâtre musical. Vous interprétez chaque rôle comme une partition ?
AB : Les spectateurs auront des casques avec une musique que Roland Auzet est en train de composer et que nous n’aurons pas, qu’on ne veut pour l’instant du moins pas avoir, ceci afin de chercher notre propre musicalité.
AA : Dans un spectacle précédent de Roland Auzet, La Nuit des brutes (2010), une pièce de Fabrice Melquiot, il y avait un chanteur, un électro-acousticien et un musicien en live sur le plateau, plein de repères, rendez-vous, au millimètre, sur le son, la musique. Là, Roland Auzet a composé une partition sonore mais indépendamment, parallèlement plutôt, à nous. Encore une fois, nous sommes à la mi-temps du travail, mais il a l’intention d’injecter cela dans les oreilles du spectateur-auditeur qui, lui, fera le mixage en direct avec ce qu’il entendra de nous. Dans le temps de travail où nous sommes, nous n’avons pas envie d’être influencées par ce que nous entendrions, par ce que j’entendrais lors de mon entrée dans la parole par exemple : j’aurais l’impression d’épouser un pléonasme, de lutter contre un pléonasme ou d’être accompagnée d’un pléonasme.
AB : Je vais repasser par le faire encore avec une fois au moins, j’en ai besoin, même si c’est contrariant, pour oser vraiment lutter contre, entendre dans quoi, avec quoi, le spectateur va être, pour pouvoir quand même en avoir une mémoire et être aussi en travail avec cela, parce que j’aurai peur finalement d’être dans le pléonasme sans le savoir…
AA : C’est mon côté autiste, de même que je m’accommode très bien de ne rien voir et d’entendre à moitié, pour le moment je préfère ne pas entendre ce que le spectateur va entendre. Le spectateur fait toujours le montage final quelle que soit la pièce, cela lui appartient. On ne peut prétendre diriger, prévoir et organiser une représentation.
AB : Le spectateur en l’occurrence aura un champ de liberté plus visuel que sonore car on lui met quand même dans les oreilles ce qu’il aura à entendre. Impossible de refuser le casque car nous serons trop loin pour qu’il entende nos paroles sans.
JM : Il y aura une dissociation entre le son et l’image ?
AA : Il s’agirait plus, en langage cinématographique, d’une profondeur de champ. Le public sera disposé aux deux étages du Centre. Nous serons partout : escalier à double révolution, plateforme, ascenseur, galeries… L’incontrôlable sera la figuration gratuite des gens qui circulent, passent dans tous les sens, s’assoient. En temps ordinaire, la sécurité du Centre empêche les gens de s’assoir sur l’escalier ou de s’allonger sur les bancs…
JM : C’est l’espace néo-libéral par excellence. Vous allez pouvoir en faire autre chose ?
AA : Un deal dans un endroit où précisément cela se passe comme ça, un endroit de refuge de tous les échoués de la Part-Dieu. Certains viennent dormir. Il y a du Wifi gratuit. Certains attendent la fermeture pour traîner, faire leurs mails, téléphoner, se donner rendez-vous, chasser, se chercher… Mais jouer cette pièce en ce lieu ne sera pas du détournement à la Debord, il pourrait y avoir du pléonasme… On échappe sans doute au pléonasme parce qu’il y a de l’incontrôlable. Lors des dernières répétitions, on commençait à faire des essais avec les lumières, deux poursuites qui nous cadrent un peu, nous font repérer des spectateurs, parce qu’on ne peut pas localiser la voix, on l’entend, mais qui parle ? Si on n’a pas repéré que c’est Audrey gros plan face, si ce n’est pas un tout petit peu mis en relief par la lumière − moi ça m’arrive tout le temps − on peut croire qu’une personne nous parle alors que c’est une autre. Qu’il y ait la lumière lors des deux dernières répétitions a fait que les passants ne s’approchaient plus. Le travail est encore en cours pour régler l’apparition et la disparition de la lumière, qu’elle n’arrive ni trop tôt ni trop tard, qu’il y ait comme de l’aléatoire là aussi.[[« Au Bouffes du Nord, le théâtre sera plongé dans un brouillard complet redéfinissant les contours de l’action dramatique. Le public et les actrices ne feront qu’un organe déambulatoire où la quête koltésienne se déroulera. Des casques pour chaque personne du public seront proposés pour entrer dans l’intime des mots, de la situation et du corps des actrices. » Cf. programme de la saison 2015-2016 des Bouffes du Nord, p. 19.]] L’acteur va toujours plus vite que le metteur en scène parce qu’il est sur le plateau…
JM : Il y a une histoire très marquée de ces deux rôles, créés par Isaach de Bankolé et Laurent Malet début 1987, repris par Chéreau et Malet fin 1987, puis par Chéreau encore et Gregorry en 1995.
AA : C’est devenu un classique, avec comme tout classique un mythe qui s’attache. Roland Auzet m’a proposé tout de suite de lire Le Dealer quand on a fait un essai avec Audrey. Nous avons dit oui tout de suite. J’ai reçu comme un cadeau de la part de Roland Auzet ce rôle écrit pour un homme. J’ai accueilli cela avec bonheur et évidence. À aucun moment je me suis dit : « Qu’est-ce que je fais de ça, moi femme ? » Très vite, on s’est mis d’accord de ne pas féminiser le texte, de ne pas l’aborder dans l’esprit du travesti. Après se pose la question de comment on est habillé, question qui se pose chaque fois quoi que l’on joue, c’est annexe. Le texte confirme qu’avant le personnage il y a ce qui s’échange : plus fort que le personnage, ce qui creuse la pièce, c’est le deal, les paroles du deal.
JM : Pourquoi cette évidence du rôle ?
AA : Dans l’échange avec Audrey, c’est évident que les mots du Client soient dits par elle comme c’est évident que les mots du Dealer soient dits par moi. Cela touche à quelque chose d’intime qui est sur le feu en ce moment…
AB : Depuis que j’ai commencé le théâtre, je ne me suis jamais posée la question garçon / fille. Le premier rôle que j’ai dû faire a sans doute été M. Brun dans La Partie de cartes de Pagnol. Quand on me propose une pièce, il m’est arrivé avec des metteurs en scène de leur dire : « Mais pourquoi je ne peux pas jouer Jacques le mélancolique dans Comme il vous plaira par exemple ? » Je n’ai pas du tout la notion de sexe quand je lis un texte. Merci à Roland Auzet, pas seulement pour des raisons, comme Anne, intimes et inexprimables…
AA : Cela m’excite davantage. J’ai joué beaucoup de garçons, des hommes, des travestis shakespeariens. J’ai un passé de personnages masculins assez conséquent. Cela vient de là cette évidence peut-être. « Devant vous, je suis comme devant ces hommes travestis en femmes qui se déguisent en hommes, à la fin, on ne sait plus où est le sexe »[[Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, p. 32]], dit Le Client : définition qui va comme une flèche droit dans le point rouge de la question du genre.
JM : Roland Auzet déclare dans une vidéo présentant le spectacle sur le site des Célestins : « La question du désir féminin me semble intéressante à mettre aujourd’hui au plateau. » Koltès, une des rares fois où il s’est exprimé sur son homosexualité, dans un entretien de 1983, précise : « Mon homosexualité n’est pas un pilier solide sur lequel je peux m’appuyer pour écrire. Sur mon désir, bien sûr, mais pas dans sa particularité homosexuelle. D’ailleurs l’expression du désir me paraît être la même chez l’homosexuel et l’hétérosexuel. Le langage du désir est un langage intérieur qui ne me semble pas être défini, délimité, d’après le destinataire. Il y a pourtant une forme de déracinement propre à l’homosexuel. C’est une chose que je perçois mais que je n’arrive pas encore à situer. Lorsque je l’aurai comprise, je pourrai en parler. »[[Bernard-Marie Koltès, Une Part de ma vie, Minuit, 1999, p. 30 (Le Gai Pied, 19 février 1983, à l’occasion de Combat de nègre et de chiens).]] Y aurait-il une particularité, qu’elle soit féminine ou homosexuelle, du désir dans la pièce ou ce spectacle ?
AA : Koltès dévie peu à peu vers le « déracinement »… « Aucun sexe, passé le temps où l’homme a appris à s’asseoir et à se reposer tranquillement dans sa solitude, ne ressemble à aucun autre sexe, pas plus qu’un sexe mâle ne ressemble à un sexe femelle ; […] il n’est point de déguisement à une chose comme celle-là, mais une douce hésitation des choses »[[Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, p. 35.]], dit Le Dealer. Cela ouvre sur l’imaginaire et le trouble tout autant que si c’était un Noir avec un Blanc, un bluesman avec un punk, un chien avec un chat… Qu’est-ce que ça fait quand ces mots sont échangés là au masculin par deux filles qui ne jouent pas des garçons mais qui sont ce qu’elles sont, dans leurs corps ?
AB : Le Client dit que pour lui il n’y a pas de séduction, plus tard qu’il n’y a pas non plus d’amour. Je ne me situe nulle part ailleurs que dans ces mots-là au moment où je les dis sans y mettre d’idée particulière, de théorie, sans vouloir embarquer telle phrase à tel endroit pour l’amener dans un sens particulier, y mettre une couleur, une teinte particulière parce qu’elle va se modifier chaque soir et peut-être qu’un soir elle prendra l’allure d’une séduction et l’opposé le lendemain. Le désir fait question à tout moment chez l’être humain.
AA : On peut se poser la question du désir quand on est à l’écoute de nos réactions à l’intérieur. C’est complètement réactif : est-ce que c’est du désir que j’ai, que je provoque ou que je reçois ? Il n’y a pas le temps de cette interrogation-là. Le secret du deal est le deal lui-même. Cette question nous traverse par instants.
JM : Koltès a pu affirmer : « On ne “joue” pas plus une race qu’un sexe. »[[Bernard-Marie Koltès, Lettres, Minuit, 2009, p. 476 (lettre à Stéphanie Hunzinger, son agent, du 18 décembre 1983, à Paris, concernant les mises en scène à l’étranger de Combat de nègre et de chiens).]]
AB : C’était sa vérité à ce moment-là, peut-être qu’aujourd’hui, s’il était encore là, il dirait : « On s’en tape. »