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Le linge sale de l’Europe : Place des héros de K. Lupa – L'!NSENSÉ
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Le linge sale de l’Europe : Place des héros de K. Lupa

Créé en mars 1988 au corps défendant du président autrichien Waldheim dont le passé nazi n’était plus un secret pour personne, la dernière pièce de Bernhard est sans doute le brûlot le plus implacable qu’il ait écrit à l’encontre de ses concitoyens. La mise en scène de Lupa place le spectateur d’aujourd’hui à un endroit où il lui est impossible de dénier le devenir Autriche de l’Europe (« les Anglais ont aussi leur fascisme […] / En Europe où que puisse aller le juif / il est partout haï » , est-il précisé) : nationalisme, antisémitisme, catholicisme, pseudo socialisme, capitalisme…

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Image D. Matvejevas


Le professeur Joseph Schuster et son épouse devaient quitter Vienne et revenir à Oxford où ils s’étaient exilés pendant la Seconde Guerre pour échapper à la déportation ; mais la veille du départ, alors que tout était emballé et que le piano les avait précédés, le professeur s’est jeté par la fenêtre de leur appartement qui donne Place des héros ; Madame ne cesse depuis leur retour à Vienne d’entendre la clameur populaire qui y avait accueilli Hitler lors de l’Anschluss en 1938.
La pièce s’ouvre sur le dialogue de la gouvernante et de la bonne qui cirent et repassent chemises et chaussures du défunt ; elle se poursuit avec ses deux filles et son frère au retour de l’enterrement ; elle s’achève sur le repas qui rassemble les précédents ainsi que des proches, le fils et, surtout, l’épouse.
L’art du repassage
Cette pièce apparaît comme la version dramatique et quintessenciée du roman Des arbres à abattre (1984) puisque on retrouve à peu près la même ossature : un suicide énigmatique qui vient d’avoir lieu, les propos des uns et des autres sur la personne fraîchement défunte, l’exercice de ventriloquie qui en découle, l’enterrement auquel on n’assiste pas directement, les préparatifs du dîner funéraire, l’attente interminable du principal convive, le repas proprement dit qui se fait dans une ambiance d’inquiétante étrangeté de plus en plus prégnante.
En regard de sa mise en scène de Des arbres à abattre présentée lors de l’édition précédente du Festival, Lupa tend lui aussi vers l’épure : de la FabricA à Vedène, de ses acteurs polonais à ceux du Lithuanian National Drama Theater[[Spectacle créé le 27 mars 2015 au Lithuanian National Drama Theater à Vilnius.]], des 04h20 divisées en deux longues parties par un entracte à trois parties d’environ une heure chacune séparées par deux entractes, des imposantes projections vidéo et du tournoiement scénographique à trois tableaux quasi immobiles et d’une sobriété poignante avivés par quelques rares effets, des monologues ininterrompus à une parole qui n’a plus vraiment l’énergie de s’épandre malgré quelques cinglants soubresauts, voire au silence assourdissant de certains personnages, notamment Madame, femme du défunt, gagnée par la rumeur intérieure et persécutrice d’un national-socialisme qui ne s’est jamais vraiment éteint.
Il faut imaginer comment Bernhard infligeait aux spectateurs du Burgtheater durant la première heure de la pièce une actrice en train de repasser les chemises du défunt tout en rapportant ses propos acerbes sur les Viennois, néo-nazis décomplexés, pendant que sa comparse nettoie les chaussures. On apprend que Monsieur se présentait comme « le plus célèbre des fanatiques de l’exactitude » (p. 28), donnait de sévères leçons de pliage de chemises à sa gouvernante et considérait ainsi le repassage : « Repasser est un art […] / le repassage est toujours sous-estimé / le repassage est l’un des arts les plus hauts » (p. 43). L’itération maniaque n’est-elle pas le condensé de l’art poétique bernardhien ?
Lupa évide la scénographie que Bernhard prévoyait dans la didascalie (« Plusieurs placards à vêtements fermés ou ouverts / montant jusqu’au plafond, sur tous les murs ») : juste deux armoires près du fond au centre ; des chaussures posées au sol et que l’absent semble encore habiter. La gouvernante déverse les autres en tas dans un moment de mélancolie rageuse ; un instant laissée seule, la bonne tient face public le fer à repasser et une des chaussures : évocations discrètes de la mémoire des camps ? C’est à cette hantise qu’aura succombé brutalement le professeur et c’est cette hantise qui fait sombrer sa femme insidieusement, en dépit d’y avoir échappé pendant la guerre.
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Cryptes
La boîte scénique se présente en tant que telle, son cadre étant surligné, comme Lupa en a l’habitude depuis ses dernières mises en scène. Elle est en bois, dénudée, comme si les acteurs eux-mêmes étaient à l’intérieur d’une des caisses de déménagement qui jonchent le sol, ou d’un cercueil.
Dans la « première scène », « grande lingerie » de l’appartement de Vienne, Lupa esquisse un tableau hollandais. La lumière du « début de la matinée » tombe de biais à travers une immense fenêtre à jardin tandis que lui font face Madame Zittel et Herta l’une derrière l’autre et de profil. On pense par exemple à La Liseuse à la fenêtre (1657) ou La Femme à la balance (1662) de Vermeer. Sauf que le tableau hollandais est ici singulièrement dépeuplé et décharné.
La pièce commence donc par les coulisses. On devine par une porte à cour dans le mur du fond la présence de la salle à manger qui sera l’espace de la dernière scène, à la manière d’un champ / contre-champ. Deux scènes d’intérieur encadrent donc la « deuxième scène » qui, elle, se passe en extérieur : le Jardin du peuple.
Chez Lupa, le jardin ressemble davantage à un prolongement grisâtre du cimetière qu’il jouxte hors-scène côté cour et d’où tarde à revenir l’oncle Robert qu’Olga et Anna attendent dans un coin à l’opposé. Juste un banc face public et une énorme caisse de bois bâchée côté cour, tout le reste est vide, une fumée brumeuse se retirant peu à peu du sol. Sur les trois côtés de la boîte scénique est projeté ce qui censé environner le jardin − Parlement et Burgtheater lui-même − mais que Lupa transpose au Vilnius de 2016. À peine perçoit-on du mouvement, autrement dit que la vidéo n’est pas une photographie : quelques silhouettes passent, un minuscule oiseau. Le croassement des corbeaux ponctue ironiquement le dialogue d’Olga, d’Anna et de leur oncle qui finissent par s’asseoir sur le banc. La caisse dont l’oncle soulève la bâche avec une de ses cannes laisse apparaître des inscriptions néo-nazies. Choix de Lupa que cette caisse absente des didascalies bernhardiennes : l’oncle perçoit que l’antisémitisme est en pleine recrudescence à Vienne en 1988, mais il ne veut pas le savoir. Il préfère se réfugier dans le grand âge et sa maison de campagne, comme le lui fait remarquer amèrement Anna.
C’est malgré tout lui qui reproche plus loin à la frileuse Olga, prostrée silencieusement dans son manteau de fourrure et son petit sac à main en cuir – costume sciemment choisi par Piotr Skiba −, de minimiser un crachat qu’elle a reçu en pleine rue. C’est également lui qui prononce les diatribes les plus cinglantes : « le pape offre dans ses appartements / ce qu’on appelle un repas chaud aux sans-abris / et fait publier la chose dans le monde entier / un monde cynique / le monde entier n’est qu’un grand cynisme / des acteurs mégalomanes / exploitent le Sahel / des directeurs pervers d’organisations de charité / prennent l’avion en première classe pour l’Érythrée / et se font photographier pour la presse mondiale / avec les morts de faim / le chancelier fédéral s’avance vers le podium en costume rayé / et se gargarise de camarades / les dirigeants syndicaux jonglent / dans leurs villas du Salzkammergut avec les milliards / et voient leur principale mission dans des spéculations bancaires sans scrupules / Des écrivains pas très nets / vont dans les prisons / et lisent aux prisonniers / leurs hypocrites déjections comme des œuvres d’art » [[Thomas Bernhard, Place des héros [1988], traduit de l’allemand par Claude Porcell, L’Arche, 1990-2016, p. 90-91.]] ou « je ne parle pas seulement de l’Église catholique / toutes les religions mettent leur bon Dieu en fermage / la foi n’est rien d’autre qu’un contrat de fermage / Des milliards de fermiers paient tous les ans leur gros fermage / à leur église / et s’y saignent » (p. 93). L’agencement typographique des segments phrastiques est au service d’un art de la pointe acérée. Robert, à force de citer son frère défunt depuis le début de la scène, en vient donc à parler comme lui.
La séquence se clôt sur un noir strié par la projection d’inscriptions hébraïques sur ce qui était dans la « première scène » des fenêtres et maintenant semble deux stèles. Implacable. Choix de Lupa à nouveau.
Le metteur en scène polonais referme la pièce comme un tombeau en faisant du troisième et dernier moment une Cène : triptyque, ou trinité, d’un mal européen récurrent. C’est le dernier repas, funèbre qui plus est, dans l’appartement viennois. Alors que Bernhard plaçait à table Madame et son beau-frère l’un en face de l’autre, Lupa les place l’un à côté de l’autre, au milieu des autres convives, face public.
On continue de manger la soupe et de discourir dans le vide pendant que la mère entend ce qu’on n’entend pas, ou qu’on choisit de ne pas entendre, par démission générationnelle (l’oncle Robert), insouciance dandy (le fils), déni timoré (Olga) ou rage impuissante (Anna), clameur qui enfle « jusqu’à la limite du supportable » et qui clôt la pièce, explicitement chez Bernhard, sur la mort de Madame qui « tombe le visage en avant contre le plateau de la table / Tous ont des réactions d’effroi » tandis que Lupa fait éclater la fenêtre centrale. Cette fois, la fenêtre-stèle ressemblait à un vitrail derrière lequel transparaissaient de gros nuages, ou de la fumée…
Le théâtre à l’estomac
Le questionnement de Hölderlin, « À quoi bon des poètes en temps de détresse ? », ouvrait la modernité. Un siècle et demi plus tard, le philosophe Adorno ouvrait la postmodernité par une formule de type cette fois assertif sur l’impossibilité d’écrire des poèmes après Auschwitz. Bernhard ressaisit à sa façon la nécessité qui traverse ce questionnement et cette assertion.
Anna rappelle à quel point il était devenu difficile pour son père mélomane, contrairement à son oncle, de distinguer entre la musique et son instrumentalisation totalitaire : « l’oncle Robert peut entendre Beethoven / sans penser au congrès de Nuremberg / c’est ce qui était justement impossible à notre père » (p. 64). Elle nuance en parlant d’un « double effort / car il ne pouvait entendre la musique / qu’après s’être forcé à ne plus entendre / la mentalité national-socialiste des auditeurs du Musikverein » (id.).
C’est pourtant Robert qui reconnaît que lors de certaines conjonctures historiques le refuge dans l’art devient dérisoire : « Mon frère a fui lui aussi ces gens effroyables / dans Kleist Goethe Kafka / mais on ne peut pas toute sa vie / se contenter de fuir dans la littérature et dans la musique » (p. 101). La dernière pièce de Bernhard n’a ainsi de sens qu’à se détruire en tant que pièce et de coïncider avec la mort jusque au bout vigilante de son auteur qui se savait condamné : ni complaisance illusoire sur la nécessité qui serait intrinsèquement démocratique du théâtre dans la cité, ni contradiction performative d’une insuffisance du théâtre qui resterait toujours du théâtre. Haine de l’art thérapeutique (« Vous verrez avec Tolstoï vous la calmerez a dit le professeur », conseil donné à Madame Zittel pour sa mère grabataire de quatre-vingt-douze ans). Haine de l’art digestif (« pour ces gens le théâtre ne sert en fait qu’à réguler la digestion », dit Anna à propos de sa mère).
Il y a un point sur lequel ne transigent pas Robert et un proche collègue : « PROFESSEUR ROBERT / Rien que la langue de ces gens / est si répugnante / écoutez donc le chancelier fédéral / il n’est même pas capable de terminer correctement une phrase / et les autres non plus / de tous ces gens ne sort toujours que de l’ordure / ce qu’ils pensent est de l’ordure / et leur manière de l’exprimer aussi est de l’ordure / PROFESSEUR LIEBIG / Et les journaux écrivent de l’ordure / dans les journaux aussi on écrit une langue / qui vous retourne l’estomac / sur la moindre page de journal je vous le garantis / sans parler des mensonges qui y sont imprimés / des centaines d’erreurs / les rédactions des journaux en Autriche / ne sont en fait rien d’autre que des porcheries sans scrupules au service des partis » (p. 106). Le philologue Victor Klemperer en a su lui aussi quelque chose lorsqu’il tenait clandestinement le journal du pourrissement idéologique de la langue allemande dans ce qui deviendra LTI, la langue du IIIe Reich : carnets d’un philologue [[Voir l’édition de Pocket, traduction de l’allemand par Elisabeth Guillot, coll. « Sciences humaines – Agora », 2003.]] De sorte que s’il y a bien une nécessité irréfragable de l’écriture littéraire et scénique, elle est dans cette veille de la langue au coeur du nihilisme.