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Langhoff ne démissionne pas – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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Langhoff ne démissionne pas

Trois émissaires de la République de 1792 doivent susciter un soulèvement d’esclaves en Jamaïque, alors sous le joug de la Monarchie anglaise. Galloudec se fait passer pour un paysan de Bretagne haïssant 89, Sasportas, pour un esclave fuyant la révolution noire d’Haïti afin de rester esclave, Debuisson, pour un fils de propriétaires esclavagistes. Les masques vont leur coller à la peau, ou tomber. Entre-temps, Bonaparte prend le pouvoir. Faut-il continuer la mission ?
La pièce de Müller, publié en 1979, débute par la fin : Galloudec mourant, Sasportas pendu, Debuisson vivant. Si la suite est une anamnèse, le sous-titre ‒ « Souvenir d’une révolution » ‒ est en partie trompeur. Un souvenir occulte que le passé a aussi été un présent. Ici, il ne s’agit pas d’enterrer une deuxième fois le passé mais de le raviver. « Les morts combattront quand les vivants ne pourront plus », annonce ainsi Sasportas face à Debuisson démissionnaire. On ne se débarrasse pas si facilement du spectre révolutionnaire qui hante l’Europe et le monde opprimé. Il a la vie dure. La mélancolie de Müller est grosse d’une colère politique qui irrigue le spectacle de Langhoff dans ses meilleurs moments. [1]
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La nécessité par où ce spectacle est contraint et nous contraint, dans son adresse et ses quelques maladresses, est produite par un montage d’éléments hétérogènes, dès sa genèse : l’allemand Langhoff donne une nouvelle version ‒ après celle de 1989 (!) en Avignon ‒ du texte du dramaturge de la RDA qui écrivait sous surveillance, texte où il revenait sur la diffusion manquée de la révolution française dans les Antilles esclavagistes, tout ceci avec des comédiens de l’École nationale de théâtre Santa Cruz de la Sierra, dans la Bolivie d’Evo Morales. Les images scéniques entrechoquent les temporalités : tentes de réfugiés sous le métro aérien de Paris et texte de Marat, chevaux errants parmi voitures et ordures de bourgades boliviennes, mise à mort d’un esclavagiste et exécution d’un otage par Daech, la Marseillaise version Gainsbourg et l’hymne national version bicentenaire mitterrandien, film pornographique et égorgement d’une bête, esclave en cage sur le rivage et paquebot immense qui s’avance, tête guillotinée de Robespierre et ballon de foot, cadavres de Sasportas et Galloudec dans leur cercueil et exhibition de communards exécutés…

Comme souvent chez Langhoff, l’image scénique ne régit pas le regard du spectateur en un point central mais se diffracte en tous sens : il se passe trop de choses en même temps ‒ au lointain, à l’avant-scène, sur les côtés, au-dessus, en-dessous ‒, le plateau bancal et foutraque évoque un radeau de la Méduse à demi naufragé. Au spectateur de choisir, de relier ou d’écarteler les constituants scéniques.
Comme souvent chez Langhoff, à aucun moment on oublie que ce spectacle est le fruit d’un travail, d’un labeur, comme un autre : les régisseurs sont assis derrière leur console côté jardin, une comédienne se grime en noir dans un coin à l’avant-scène, les acteurs transforment à vue le plateau, une cuisinière fait mijoter une soupe qui sera offerte à la fin aux spectateurs… Ce n’est pas tous les jours que l’on sert une soupe populaire dans l’orchestre des Célestins, un des plus anciens théâtres à l’italienne de France. Festival Sens Interdits oblige, c’était placement libre et tarif abordable. L’odeur de la soupe se répand pendant deux heures, elle transporte en Bolivie plus sûrement qu’un documentaire. Je me souviens que pour Hamlet-Cabaret (2009) du même Langhoff le parterre déstructuré de l’Odéon avait eu droit à des Carlsberg, bières danoises…
Comme souvent chez Langhoff, le spectacle achevé inclut la trace visible des répétitions et de tout le travail de recherche qui a été mené en amont. Ainsi, un poème de Müller bien antérieur à sa pièce croise une évocation de la nouvelliste Anna Seghers qui a inspiré le dramaturge. Surtout, une citation de Walter Benjamin fait office de prologue :
« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. » (Thèses sur le concept d’histoire, 1940)

L’œuvre de Klee nous faisait face. Au prologue, répond un épilogue : le spectacle se clôt sur la vidéo d’un travailleur immigré qui fait les poubelles ‒ aux deux sens de l’expression ‒ dans un parc urbain, pendant que l’on entend un morceau de musique classique qui entre en tension ironique avec l’image. Cette fin se passe de commentaire allégorique. Mais je me souviens de la figure disparue du chiffonnier de Paris au milieu du 19e siècle, à laquelle Baudelaire, puis Benjamin se sont identifiés : celui qui fait les poubelles de l’Histoire, glane ce que la marche du Progrès écrase sur son passage, hommes et objets jetables que la « Révolution » industrielle laisse dans son ressac, traces du vieux Paris survivant à son haussmannisation, aux vitrines et à la circulation du capital.
Parodiant les micros-trottoirs, une autre vidéo montrait les comédiens et des habitants de Santa Cruz de la Sierra prenant en charge ce passage qui martèle une même phrase : « LA RÉVOLUTION EST LE MASQUE DE LA MORT LA MORT EST LE MASQUE DE LA RÉVOLUTION ». Dans ce chiasme, la mort est encerclée par la révolution. Les habitants redisent la phrase sans la comprendre, cherchent à la comprendre, l’éprouvent, refusent tout net, la glosent carrément… Autre chiasme explosif : « Ton masque, Sasportas, est ton visage. Mon visage est mon masque. » Ou comment Debuisson choisit de trahir la cause au moment même où Sasportas l’épouse à corps perdu. Debuisson se cache opportunément derrière sa fausse identité d’esclavagiste là où le visage de Sasportas ne fait plus qu’un avec son masque noir ‒ je pense cette fois à Combat de nègre et de chiens, écrit, joué et publié dans ces mêmes années 1978-1983, à Léone qui scarifie son visage pour reproduire le signe tribal du visage d’Alboury, à l’amitié entre Müller et Koltès. Ils appuient là où ça fait mal : le rendez-vous partiellement manqué entre révolution bourgeoise et antiesclavagisme, marxisme et décolonisation, rouge et noir, communisme européen et « Tiers Monde »…
Quel est le traitement médiatique et politique d’Evo Morales en France ? Il ne s’agit certes pas d’en faire un saint. Müller et Langhoff ne sont pas des hagiographes. Le visage de l’acteur qui joue Debuisson n’est d’ailleurs pas sans ressemblance avec celui de Morales. Cependant, Müller et Langhoff excavent ce que l’historiographie officielle ensevelit ou caricature. Le rire des Debuisson résonne encore face à l’espérance des Sasportas : « On ne parlera plus de votre général, j’ai déjà oublié son nom, quand le nom du libérateur de Haïti sera dans tous les livres d’école. » La mémoire est une lutte contre l’Histoire, réécrite par les vainqueurs. La mémoire révolutionnaire n’est ravivée que par les luttes du présent. Elle relève moins d’un récit que d’une dramaturgie, moins d’un théâtre que d’une performance où le théâtre prend au corps et à la gorge.
Les sous-titres français qui traduisent l’espagnol sont comme tracés à la craie sur un panneau de bois. Les moments marquants du spectacle ont sans doute lieu lorsque le texte de Müller se fait entendre pleinement, dans tout son tranchant, désencombrant soudainement le plateau, mettant en sourdine la cacophonie ambiante, traversant les langues, se faisant entendre justement sur fond de ce qui pourrait en étouffer l’écoute et en interrompre la relance, dans sa poésie au vitriol et sa vigilance politique implacable : « On parle plus facilement d’une révolution perdue quand on a la bouche pleine. Le sang, coagulé en médailles de fer-blanc. Les paysans n’avaient pas d’autre solution, non. Et peut-être avaient-ils raison, non. Le commerce est florissant. Quant à ceux de Haïti, nous leur donnons à présent leur terre à bouffer. C’était la république des nègres. La liberté conduit le peuple sur les barricades, et quand les morts se réveillent elle porte un uniforme. Je vais te confier un secret : elle aussi n’est qu’une putain. Et je peux même en rire. Hahaha. » [2]
Notes
[1(Re)lisons sur ce point Spectres de Marx (1993) de Derrida et le récent Mélancolie de gauche (2016) d’Enzo Traverso.
[2Antoine, ancien commanditaire de la mission, au Marin qui lui apporte une lettre de Galloudec mourant. La traduction est de Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger, publiée chez L’Arche.