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Lame de fond : East Shadow de Jiří Kylián – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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Lame de fond : East Shadow de Jiří Kylián

D’une commande de la Triennale de Nagoya en 2012 autour de l’œuvre de Beckett et de la catastrophe de Fukushima était né ce spectacle de danse de 45 minutes : « to and fro in shadow from inner to outer shadow / from impenetrable self to impenetrable unself by way of neither / as between two lit refuges whose doors once neared gently close, once away turned from gently part again / beckoned back and forth and turned away / heedless of the way, intent on the one gleam or the other / unheard footfalls only sound / till at last halt for good, absent for good from self and other / then no sound / then gently light unfading on that unheeded neither / unspeakable home » (Neither, Beckett, 1977).

Une façade de bois occupe la longueur du plateau. Côté jardin, ont été découpées une petite fenêtre carrée donnant sur le noir des coulisses et une porte entrouverte traversée d’un rais de lumière. Devant est posée une petite table carrée avec deux chaises. Sur la petite table reposent deux chapeaux noirs, l’un cabossé, l’autre cloché. Une femme et un homme sortis du cinéma burlesque américain des années 1940 vont esquisser quelques gestes quotidiens presque aussitôt figés sur le seuil de leur réalisation. C’est Gary Chryst ‒ chorégraphe de la comédie musicale Chicago ‒, et Sabine Kupferberger ‒ trente-huit années à danser derrière elle. Dans cette « chorégraphie gelée » d’un couple, chaque geste est cryogénisé par la mélancolie, comme si la danse était le ressac d’un arrêt sur image. Costumes et chapeaux noirs font rayonner leur visage. Ils sont immobiles comme personne.
Le côté cour duplique la même scénographie mais sous forme de projection vidéo en trompe l’œil, avec le même duo, mais cette fois enregistré, rediffusé, saisi dans des vues qui rappellent parfois celles des frères Lumière, parfois celles de gouttes d’encre au microscope. Le montage produit discontinuité et vitesse, que ce soit entre les plans ou à l’intérieur même des plans quand le duo se déplace. Dans le petit carré de la fenêtre ‒ celle peut-être de Fin de partie ‒ de gros nuages passent, puis une lame de fond, qui finit par déborder du cadre trop étroit, comme le train arrivant en gare de la Ciotat qui aurait provoqué une légère panique chez les spectateurs de l’invention Lumière. La lame de fond n’est pas visible sur un mode documentaire mais stylisée, retravaillée à la façon d’une estampe d’Hokusai. Ce film virevoltant où corps, éléments et objets défient l’espace contraste avec la performance scénique mitoyenne où les deux danseurs peuvent tout à coup se réifier et avoir la même pesanteur mate qu’une table et deux chaises.
À l’extrémité jardin, une femme dont on ne voit que le dos s’est assise depuis le début devant un piano imposant. Elle n’a pas cessé de jouer des notes lancinantes, puissantes, par vagues continuelles. On reconnaît notamment la sonate de Schubert qui glace doucement Winter Sleep (2014) de Nuri Bilge Ceylan. On entend parfois des bribes de Neither ‒ libretto de Beckett pour opéra spectral ‒, mais aussi des grondements sourds, un fracas, une cataracte d’eau, peut-être. Moment saisissant du salut : la pianiste se retourne, son visage enfin visible paraît se réveiller, ébloui par les projecteurs, les cheveux argentés, plus grande qu’elle ne paraissait. Il s’agit de Tomoko Mukaiyama. À ses côtés, le duo de danseurs prend soin des vieux chapeaux, comme de dépouilles encore habitées. C’était aussi un peu des partenaires de danse, ces couvres-chefs réfractaires à la présence et à la parole.
Le spectacle saisit l’instant infini où des corps deviennent des ombres qui se diluent à leur tour comme de l’encre et suscitent une écriture. Des corps vivants aux ombres qu’ils dessinent, des projections vidéo aux mots de Beckett : tel est, d’une vie, le spectre déployé.
Une danse ne raconte ni ne donne rien à comprendre, ou indirectement. Une danse est d’abord une émotion, qui peut mettre en mouvement une pensée, mais qui se passe de personnages auxquels s’identifier, d’intrigue qu’on pourrait suivre. Il n’y a pas de récit ou de film catastrophe, ici. Une danse va à l’essentiel sans passer par le philtre narratif. Tout au plus esquisse-t-elle des fantômes de personnages et d’histoire, frustrant la demande de récit et d’intelligible, défaisant la fiction pour ouvrir d’autres dimensions : une écriture des corps où le pas de la marche va à la rencontre de sa propre négation. Une façade de bois, plateau vertical, télescope époques, dramaticules, foirades et catastrophes.
Il ne s’agit pas d’opposer ce spectacle à un théâtre de type documentaire ‒ le groupe Berlin par exemple ‒, mais d’acter la nécessité conjointe d’une démarche tout entière tournée vers le retentissement après coup d’un événement dans l’imaginaire à la fois collectif et intime. Une danse se concentre de nouveau sur ce que le flux événementiel en continu depuis 2011 avait déjà presque dissipé. Dans la lucidité d’une commémoration disloquée, elle ne guérit rien.