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Arrouas versus Bourdieu ou la vie mode d’emploi – L'!NSENSÉ
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Arrouas versus Bourdieu ou la vie mode d’emploi

Par Yannick Butel. Portrait Bourdieu. Théâtre Gilgamesh. Comédie de Caen-CDN de Normandie. Festival d’Avignon Off 2018 – texte et mise en scène de Guillermo Pisani, avec Caroline Arrouas.


Portrait Bourdieu (c’est bien au moins de savoir ce qui nous détermine à contribuer à notre propre malheur), mis en scène par Guillermo Pisani et interprété par Caroline Arrouas, relève d’une série de portraits produits par la Comédie de Caen-CDN de Normandie. Soit un théâtre de poche, comme on dirait livre de poche, où l’essentiel tient à l’intention phonatoire de l’acteur et sa présence au plateau, voire un jeu « cabot » puisque la proximité des spectateurs induit un « tiers personnage ».

Bourdieu, la colère…
En 2001, Pierre Bourdieu appelait, dans un texte qu’il faisait paraître dans Le Monde Diplomatique, au « savant engagé ». C’est-à-dire à celui dont le savoir sert à la lutte, à celui qui met son corps dans la bataille, à celui qui s’inscrit dans une réalité. Texte lu à Athènes, publié ultérieurement aux éditions Agone, à Marseille, sous le titre Interventions (1961-2001). Sciences sociales et action politique. Bourdieu, l’infatigable penseur de La Misère du monde, le lecteur d’Apollinaire et de Flaubert « j’ai beaucoup lu L’Éducation sentimentale : je ne peux pas ne pas avoir un ricanement flaubertien. Peut-être un ricanement : un sourire triste » se confiait-il à Philippe Mangeot dans la revue Vacarme. Bourdieu le sociologue, aussi ou toujours, celui qui n’oublia jamais l’Algérie, celui qui soulignait le scandale des héritiers, la reproduction des élites, les habitus, le penseur de l’avenir politique, loin d’être un philosophe de l’utopie comme Bloch ou Abensour parce que la perception de la politique lui intimait de prendre la parole sur ce qui est visible, palpable… Bourdieu, celui qui répondait« Il faut changer l’École » à Illich qui disait : « Il ne faut plus d’École ». Bourdieu le dissident, loin des BHL, des Sollers, des Finkielkraut et autres philosophes ou « dents creuses » comme les nommait Deleuze. Bourdieu qui, avec Derrida signait un appel pour ouvrir les frontières et soulignait que les signataires se comptaient sur les doigts d’une main. Celui que les althussériens faisait chier (dixit Pierre). Celui qui, dans la proximité de Foucault, de Deleuze, d’Eribon pourrait être celui qui ne se satisfaisait pas de l’insupportable.
Ce n’est pas ce Bourdieu-là, cette complexité-là que convoque le Portrait de Guillermo Pisani. Mais bien plutôt le Bourdieu qui interrogera sans cesse les énergies et les forces qui organisent, clivent, agencent le champ social. Le Théoricien de l’invisible, du caché, des guerres invisibles, de la condescendance, de l’implicite, le critique des universitaires, des simulacres, le penseur de la racine sociale, des broderies symboliques et du dévoilement… C’est-à-dire l’homme en colère qu’était Bourdieu, dont Libération à sa mort en 2002 rappelait cette phrase : « Le travail scientifique ne se fait pas avec les bons sentiments, cela se fait avec des passions. Pour travailler, il faut être en colère. Il faut aussi travailler pour contrôler la colère ».
Au plateau Caroline Arrouas…
Elle est seule au plateau, mais elle a une jumelle qu’elle convoquera régulièrement sans qu’on sache vraiment si elle est bien là. Elle est prof, dans un lycée dans le Portrait de Bourdieu. Mais elle est aussi comédienne, sortie du TNS dans la vraie vie. La prof qu’elle joue rêvait d’être comédienne, d’entrer au conservatoire. Mais le destin en a décidé autrement. Elle est jeune, surtout, et comme si Bourdieu était son livre de chevet, elle organise sa vie au regard des clés que le Maître en sociologie à édicter. Tout devient clair alors ou tout s’épaissit. Bourdieu en guise de clé de lecture du monde et de sa conduite… forcément, l’avenir est un peu bouché, le présent un peu avarié, le passé déterminant dans sa vie quotidienne. Et le jour où elle décide de déjouer la fatalité qui s’exerce au regard des règles scientifiques, elle écrit Sa catastrophe.
Pour avoir voulu aider Nicolas, dit Nic, lui avoir mis 20 au lieu de 4, et puis avoir eu un rapport sexuel avec ce mineur « relou », elle se retrouve prise en otage (lettre et chantage) par celui qu’elle a aidé et peut-être aimé. Ça finit forcément mal, un prof qui copule avec un de ses élèves mineurs. En l’état, ça finit dans Mediapart… donc vraiment mal.
Conçu comme un puzzle de pièces détachées où se livrent par fragments diverses identités, Portrait Bourdieu est presque un monologue d’un peu plus d’une heure. Presque seulement parce que Caroline Arrouas est connectée avec le monde : celui de sa sœur à qui elle parle en allemand, celui du ministère qui lui envoie des sms et fait sonner son portable, celui des medias, celui qui apparaît furtivement sur la scène pendant qu’elle l’a désertée et qui a écrit la pièce, etc. Et de voir dès lors cette prof loin de toute solitude, tout en étant enfermée dans le petit monde étriqué qui est le sien. Au plateau, pas plus d’une vilaine chaise et table d’école, une assiette copieuse (pain de mie et salade) et rien autour sinon le vide. Et c’est vraisemblablement de ce vide qui souligne l’absence de direction, et même l’absence d’histoire au présent que Caroline Arrouas parle. Elle qui nous parle de son désarroi, de sa mélancolie, de sa colère contre un monde de codes qui malmène tout le monde, de l’école aux espaces culturels. Alors comme dans un geste d’auto-défense ou de survie, elle parle, elle parle, elle parle… à des ombres, à des voix sur le répondeur de son téléphone, à elle-même sur le mode introspectif, au public qu’elle a en face d’elle…
Jeu d’acteur…
Tenu aux écarts de voix qui vont de la diction scolaire, à la précipitation nerveuse, en passant par la conversation murmurée au téléphone et au chant lyrique… Caroline Arrouas tient son spectacle en équilibre en recourant à une multiplicité de rythme qui traduit ses états d’âme. À la voix, elle ajoute la mimique ou l’art de donner au regard un sens, à la bouche une signification, au corps un trait de caractère. Seule sur scène, elle se tient à l’exercice difficile de l’acteur qui ne peut compter que sur l’athlète physique qu’il est et sans lequel rien n’est possible de son métier. Et c’est parce qu’elle maîtrise parfaitement l’outil qu’elle est que la dramaturgie de Portrait Bourdieu fonctionne comme un « mécano » qui est monté, démonté et remonté. Mouvements justes et finalement effet miroir d’une vie de prof ou d’acteur qui répète en public. Alors, au premier final, quand elle n’en finit plus de remercier la planète entière en allemand, et que le prompteur en toute liberté traduit son propos en termes et analyses bourdieusiens, on est tenté de rire de cette vie dont Cioran aurait pu se nourrir. Mais, et coupant court à la fin du spectacle, un second final s’impose. Légèrement décalé par rapport aux applaudissements qui commencent à se faire entendre, Caroline Arrouas sortira un petit bout de papier qu’elle lit simplement et qui rappelle que les intermittents sont toujours menacés. Et de sortir du Théâtre 11 rue Gilgamesh en pensant que la vie est devenue bien précaire… et comme Bourdieu, faire de l’une des scholies de Spinoza (la 21ème, si je me souviens) : « ni rire, ni pleurer, mais comprendre ». Ce que ce travail humble réussit tout à fait.