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Rapport sur la banalité de l’amour, par-dela le bien et le mal – L'!NSENSÉ
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Rapport sur la banalité de l’amour, par-dela le bien et le mal


Par Yannick Butel. Rapport sur la banalité de l ’amour, mise en scène d’André Nerman,
avec Emmanuelle Wion, André Nerman,
Théâtre La Luna. Avignon Off 2018


Au théâtre La Luna, André Nerman et Emmanuelle Wion jouent Un Rapport sur la banalité de l’amour, dans une mise en scène d’André Nerman. L’histoire d’un amour entre Hannah Arendt et Martin Heidegger. Histoire d’un titre que la mise en scène problématise, et fait jouer. C’est à voir.


Ça me revient…
J’avais une vingtaine d’année, et j’étais étudiant en philo. François Mitterrand venait d’être élu président. Les universités ressemblaient encore à des lieux d’agitation de la pensée où, comme l’écrira Jean-François Lyotard, « penser, c’était se préparer à penser ce que nous n’étions pas prêt à penser ». J’étais Heidegerrien (lecteur d’Holderlin, de Trakl, de Rilke…), mais aussi Foucaldien, Derridien, Deleuzien (auteurs majuscules). Trotskiste aussi, pas comme Jospin. Au coup de sifflet de l’épreuve de natation, un peu avant, pour le bacho, alors qu’on nous demandait de « scorer », mes potes et moi faisions la planche. 0/20. On était des « petits cons » de gauche élevés dans le besoin de 68, loin de La Pensée 68 de Ferry & co (le même, spécialiste (?) de Kant, qui a appelé son voilier « l’apéritif catégorique »).
Gallimard qui gérait l’œuvre d’Heidegger ne voulait pas publier encore le Sein und Zeit, et l’on devait se contenter du fac-similé qu’est L’Être et le néant de JPS. Qu’importe, il y avait Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy (le cercle de Strasbourg) et la voix de Granel, qui buvait déjà trop comme Lowry, à Toulouse. Eux avaient traduit le livre que Gallimard ne publiait pas. Et eux ont commencé à faire circuler la traduction sous la forme d’une liasse de photocopies, reliée par une spirale blanche. Je me souviens du jour où mon ami Yves m’a donné cette traduction pirate de Être et Temps. J’avais l’impression d’avoir reçu un Trésor. Et j’ai toujours cette sensation.
Une vingtaine d’année plus tard, Pierre Péan balançait Une jeunesse française chez Fayard. Jospin dans la foulée demandait « le droit d’inventaire », lui qu’on perdra de vue en 2002, battu par Le Pen qui se trouve au second tour de l’élection présidentielle contre Chirac. Le monde bascule, mais mon attachement éclairé à Mitterrand demeure. La cohorte des petits juges est en marche. De mon bureau à l’université, je les vois, eux qui courent après les scandales et les motifs à la mode lancés par une industrie du livre qui est à la peine… L’université a changé et emboîte le pas à ce monde-là qui substitue à la recherche approfondie, la recherche médiatique sponsorisée.
1987, le chilien Victor Farias, après Adorno, revient sur l’histoire. Ça sera Heidegger et le nazisme publié par Verdier. La cabale est lancée. En 2005, Emmanuel Faye publie Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie(Albin Michel). Suivi plus tard par Les Cahiers noirs (journal de pensée que Heidegger a tenu de 1930 à 1970 et qu’il souhaitait publier à titre posthume. Heidegger qui n’a accordé aucun entretien sur son rôle et qui vit dans sa cabane, en forêt noire : une redoute). Cahiers noirs qui, comme le commente l’éditeur allemand Peter Trawny, disent un « antisémitisme inscrit dans l’histoire de l’être ». Point de départ sans doute du livre de Jean-Luc Nancy qui n’est pas ignorant des amitiés d’Heidegger avec Jean Beaufret, ancien résistant (son interprète et représentant en France) et René Char. Nancy, courageusement, fort d’une lecture fine et précise, publie chez Galilée La Banalité de Heidegger. Livre qui met en évidence l’ignorance d’Heidegger quant au judaïsme et souligne en définitive la bêtise vulgaire du philosophe antisémite. Ce que Lacoue-labarthe appellera « la cécité politique ». La Banalité…Titre volontairement calqué sur celui qu’a choisi Hannah Arendt (après qu’elle a suivi le procès Eichmann à Jérusalem) Rapport sur la banalité du mal (Gallimard 1991). Arendt qui connaîtra alors, à cause de ce titre/concept, le jugement violent de sa communauté et l’opprobre d’un monde d’intellos ne sachant pas lire, et sans doute qui aura permis à Emmanuel Faye, de voir en l’adhésion intellectuelle et l’amour d’Arendt pour Heidegger quelque chose qui « en vient à disculper les intellectuels nazis ».
Alors que…
Alors que la « banalité du mal » dit plus précisément que le sujet n’est pas la source du mal, mais un de ses lieux de manifestations. Essai qui n’excuse pas le bourreau qu’est Eichmann, mais renvoie in fine à ce que Primo Levi décrivait dans Si c’est un homme «  : ils étaient fait de la même étoffe que nous, c’étaient des êtres humains, moyens, moyennement intelligents, d’une méchanceté moyenne : sauf exception, ce n’étaient pas des monstres, ils avaient notre visage ».
Le temps a passé, rien ne s’oublie. Les réponses et les questionnements de l’œuvre demeurent aussi (Derrida Heidegger et La Question, Lacoue Labarthe La fiction du politique, Bourdieu L’ontologie politique de Martin Heidegger).
Devant Un rapport sur la banalité de l’amour, mise en scène André Nerman, interprété par lui-même et Emmanuelle Wion, tout cela se remet en dialogue. L’âge aidant, pas préparé à penser ce qui point, je me demande, en définitive, si la grande entreprise libérale et ses intermédiaires (Faye, BHL, Onfray et autres valets du lobby médiatique) ne sont pas au service de la liquidation des penseurs et leurs pensées. Si, comme on le dit, on peut rester aveugle et muet devant ceux qui « jettent le bébé avec l’eau du bain ». C’est l’époque peut-être… Certainement. Époque où les espaces dialectiques se réduisent, où la politique elle-même se recroqueville et produit du Centre plus que du clivage… Mais qu’on s’en souvienne, la prédilection de l’UN, de l’unité, de l’unifié… sur le rapport et la division entre l’un et l’autre, est toujours la voie qu’emprunte l’État totalitaire. Dans l’ombre de l’UN, il y a le Tout absolu et il gagne du terrain. Quelque chose qui tend à détruire ce qui « reste des cultures non capitalistes » comme l’écrit le penseur des Dispositifs pulsionnels. Et pendant que j’écoute André Nerman et Emmanuelle Wion, je pense à ça… ça qui est l’histoire où les mots se perdent, où les mots moisissent, où les mots défunts n’en finissent pas de venir peupler le cimetière que devient le langage appauvri… la pensée blette et grasse. Et je me remémore le poème d’Heidegger, Die Sprache :

Wann werden Wörter wieder Wort ? Wann weilt der Wind weisender Wende ?(Quand les mots se feront-ils de nouveau parole ? 
Quand le vent sera-t-il levé d’un tournant dans le signe ?)
Et aussi au discours d’Arendt (celle que Laure Adler appelle « cette tête brulée de l’amour », in Dans les pas de Hannah Arendt), le 26 septembre 1969, pour le 80ème anniversaire de son vieil amant, ce « Roi Secret » dit-elle… :

« À toi, après quarante- cinq ans comme depuis toujours […] Quant à nous qui voulons honorer les penseurs, bien que notre séjour soit au milieu du monde, nous ne pouvons guère nous empêcher de trouver frappant, et peut-être scandaleux, que Platon comme Heidegger, alors qu’ils s’engageaient dans les affaires humaines, aient eu recours aux tyrans et aux dictateurs. »


Sur la scène… de l’Histoire à l’histoire.
Elle a dix-huit ans, il en a le double. Elle est étudiante et lui professeur. Elle est juive, il est catholique. Elle aime la ville, elle aime sortir, ses théâtres, a le goût de Brecht et d’une modernité artistique ; il aime la terre, il est un paysan, il aime la poésie classique, la commente, la réécrit et les jeunes femmes, il est marié à Elfriede, bourrue antisémite.
Et l’Allemagne, se nazifiant, perdant la parole et lui substituant l’aboiement comme le commentera Kraus, va les séparer, mais pas les éloigner.
Elle se nomme Hannah Arendt et lui Martin Heidegger, et ils vont vivre une passion furtive, longue, cachée, de 1925 date de leur première rencontre à Marbourg jusqu’à la mort du philosophe en 1976, à Fribourg.
Et du premier jour, celle que Hans Georg Gadamer appelait « la jeune fille toujours en robe verte qu’on ne pouvait pas manquer de remarquer » au dernier jour de celui qu’elle appelle le « magicien de Messkirch », une passion construite sur « un amour qui ne rend pas aveugle » va les unir.
Au plateau, l’intérieur imaginé par la scénographe Stéphanie Laurent, ressemblera non à un appartement, non à un bureau, non à un parc, non à un café, mais sera tous ces lieux à la fois qui marquent simultanément le nomadisme de l’amour, son évolution, ses métamorphoses et l’Histoire qui les bouscule. Seul un tableau de Laszlo Moholy-Nagy, intemporel, « quelque chose du Bauhaus qui problématise cette période » me dira Stéphanie Laurent, demeurera tout au long de La Banalité de l’amour. Un Laszlo Moholy-Nagy à vue, en vie, où l’énigme des lignes et les aplats de couleurs réfléchissent quelque chose du secret qui unira Hannah et Martin, de 1925 à 1950. Année qu’a choisie André Nerman pour refermer sa création.
En cinq tableaux qui se regardent comme autant d’étapes de la vie des amants, Banalité de l’amour commence avec le moment de l’aveu où séduction intellectuelle et érotisme de l’esprit se croisent et se mêlent. Scène d’embarras mutuel jouée avec finesse où les traits d’esprit et le dialogue philosophique entre M et H est le chemin détourné du discours amoureux. La raideur des premiers instants fera place aux réderies et aux rêveries qui s’échangent dans la cabane d’Heidegger en forêt. Second tableau bref, où aux corps, allusivement dénudés, sont substituées les préoccupations de la pensée qui conduit l’un vers Jaspers et Heidelberg, quand l’autre quitte Marburg pour Fribourg. Dehors, au-delà du nid amoureux, le terrain est mûr pour le nid d’aigle. Dans les rues nous parvient le boycott des juifs. Hannah s’en rend compte, s’alarme et s’inquiète. Martin n’y voit qu’un avatar de l’histoire, une sorte de passage obligé nécessaire et accessoire qui périra.

Au retour de la séparation géographique, c’est dans un parc anonyme, sous quelques arbres immobiles que l’un et l’autre se retrouvent. Tableau de l’exil envisagé puisque Hannah sait que vivre en Allemagne ne sera plus possible. Martin, lui, est à son œuvre, à pied d’œuvre sans autre regard pour ce qui agit l’année 1930 où les nazis se répandent.
1933, valise à la main, dans une chambre d’hôtel ou tableau 4. Le Bundestag a brûlé et Hannah part pour la France. Heidegger, aimerait lui faire l’amour… Déjà, s’entend dans le dialogue la différence qui les unira, elle qui se définira comme « politologue », lui comme philosophe. Elle qui a trouvé une sœur en Rahel Varnhagen (auteur de ce livre fabuleux qu’est Vie d’une juive… qui écrira « La chose qui toute ma vie me sembla la plus grande honte, qui était la misère et l’infortune de ma vie –être née juive-, je ne voudrais pour rien au monde l’avoir manquée… ». Lui, qui signe désormais des ordonnances comme Recteur contre les juifs. Et c’est en 1950, que Banalité de l’amour se retire. À la table d’un café de Fribourg, Heidegger a eu son procès comme celui d’Eichmann qu’a couvert Arendt. L’un et l’autre n’ont jamais cessé de s’aimer, sans jamais se comprendre.

Dans la proximité du public, le dialogue des deux acteurs tient à leur présence, à l’élégance de leur jeu, à cette manière qu’ils ont l’un l’autre de se découvrir à chaque tableau. À quelques mètres du public, le temps d’un peu moins d’une heure trente, ils jouent 25 ans. Et si pour partie cela tient à un dialogue d’exilés où le rythme de la voix, la hauteur de timbre… font entendre les nuances de deux existences, il faut souligner que l’on assiste, comme hypnotisé, à un vieillissement, à une usure de leurs silhouettes qui n’atteindra jamais leur âme commune. Ici, et devant nous, à quelques mètres, le jeu de l’acteur est habillé de détails (intelligence des costumes de Maïna Thareau) qui sont autant de touches de leurs vies. Devant nous, le brillant Heidegger du premier tableau (gilet clair, chemise blanche…) se meut lentement en homme vouté, habillé sombrement, casquette sur la tête qui dissimule peut-être la honte qui se lirait sur son visage. Et de voir ainsi André Nerman, s’assombrir et se vouter. Devenir plus lent, moins fringuant, face à Hannah. Elle, de sa petite coiffure à tresses, en passant par sa chevelure dénouée, pour finalement adopter un chignon sérieux aura vieilli aussi au rythme de la pensée, de l’épreuve de l’exil, de la conscience politique qui l’a gagnée. À travers cette silhouette, c’est le corps de la pensée d’Arendt que joue Emmanuelle Wion qui prive sa voix « heureuse des débuts » pour lui donner l’inflexion d’un timbre déterminé et serein.
Aux derniers mots, comme pesés et réfléchis, c’est encore cette voix aimante que l’on entend alors qu’elle signe une lettre à Heidegger « A toi pour toujours Hannah ». Et l’un et l’autre sont tout simplement rares, humbles à l’extrême, accomplis dans leur art.