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« Il faut une éternité pour étrangler un être » : Oreste à Mossoul de Milo Rau – L'!NSENSÉ
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« Il faut une éternité pour étrangler un être » : Oreste à Mossoul de Milo Rau

Oreste à Mossoul de Milo Rau, Célestins (Lyon), Festival Sens Interdits, 22-23 octobre 2019.
Ou un théâtre à défaut de revenir à Mossoul, auprès de ces survivants qui ont joué L’Orestie avec les comédiens présents sur le plateau, en Irak, parmi les décombres des guerres passées et présentes (chute de Saddam Hussein, État islamique, etc.). Les occupations se succèdent dans cette ville depuis des millénaires, en un temps immémorial qui précède même largement celui d’Homère. Est reconstitué sur le plateau un des bungalows du complexe hôtelier de Saddam, dont les djihadistes ont décimé un à un les clients, un modeste restaurant et un tas fumant de débris où gît peut-être le crâne d’un autre Yorick. Ce qui sert parfois aussi de plateau de tournage n’est ici que décor de théâtre, pointé dans son insuffisance, pâles répliques d’un paysage urbain dévasté, et d’un autre plateau, celui d’un réel traumatique, en l’occurrence le toit de l’école des Beaux-Arts de Mossoul d’où l’EI jetait les homos dans le vide.
 

 
Le théâtre donc à défaut d’être là-bas, de retourner là-bas, de rejouer la matière troyenne avec les survivants, de toucher subtilement aux tabous (Oreste et Pylade qui s’embrassent), de se confronter à l’injouable (les scènes d’exécution). Le théâtre à défaut d’être à nouveau là-bas sur ce toit, cette skéné. Il faut alors se résoudre au substitut d’un écran qui surplombe le plateau. Les comédiens sont aimantés par cet écran qui diffuse les traces documentaires de leur création collective. L’écran-vidéo n’a peut-être jamais été aussi nécessaire, et en même temps dérisoire, pointé lui aussi dans son insuffisance, ersatz de présence.
Les comédiens tournent régulièrement le dos aux spectateurs pour se faire spectateurs de leur propre film documentaire, mais aussi interagir avec l’écran dans une illusion de direct, non sans humour. Tout est dit lorsque Johan Leysen sort de son rôle d’Agamemnon et quitte le plateau après avoir avoué simplement, sobrement, son impuissance à faire autre chose pour aider ces gens encore exposés aux soubresauts de la violence, aux terrains minés, aux camps d’internement (notamment pour les femmes de djihadistes, souvent forcées au mariage et à l’enfantement), au dilemme sans issue du pardon ou de la mort…
 

 
Là encore, aucune illusion sur un pouvoir cathartique du théâtre. Que les victimes soient amenées à jouer les bourreaux, comme dans Hate Radio ‒ un spectacle précédent de Milo Rau sur le génocide au Rwanda ‒ n’implique aucun psychodrame ou art-thérapie, mais fraie davantage avec une approche brechtienne du travail d’acteur, redoublée par la distance du mythe troyen qui s’interpose : un des survivants joue Oreste, qui équivaut dans la mise en scène à un djihadiste ; le rôle de Clytemnestre est revêtu par l’actrice néerlandaise Elsie de Brauw, cliente de l’ancien complexe hôtelier, éventrée par son fils…
Milo Rau déplace le théâtre documentaire plus qu’il ne marche dans les pas d’un Piscator ou d’un Weiss. Ce pas de côté est imprimé au tout début du spectacle, lorsque Johan Leysen confie en son nom avoir été fasciné par l’archéologue allemand Heinrich Schliemann (1822-1890) qui avait cru retrouver l’emplacement de Troie et le tombeau d’Agamemnon en suivant à la lettre les indications contenues dans L’Iliade et L’Odyssée, découvertes aussi euphorisantes que déceptives : ne prenons pas des fables pour des documents. La suite du spectacle maintient à vif cette vigilance et cette exigence.
Finalement, ne subsiste du désastre, puissante par sa fragilité même, que la parole. Elle vient cette fois en surplus du décor de théâtre et des vidéos diffusées via l’écran surplombant. Parole babélique. Émoi d’entendre ainsi parler, sur le plateau ou à l’écran peu importe ici, néerlandais, flamand, anglais, allemand, arabe, anglais avec accent arabe, etc. Le travail de Milo Rau se situe dans cet entre-langues, il confectionne à sa façon ce que Barbara Cassin appellerait un dictionnaire des « intraduisibles », où la négativité d’un mot recèle en fait rien de moins que la condition de possibilité de tout dialogue, de la tragédie antique en somme, là où les théocrates imposent l’univocité d’un ordre du discours, un logos réduit à des mots d’ordre, où chaque parole doit faire loi et sa loi, sans jeu, sans entre, sans autre.
Il n’est alors pas étonnant que le moment le plus bouleversant de ce spectacle qui refuse d’en être un soit Johan Leysen (Agamemnon) étranglant une jeune habitante de Mossoul, apprentie comédienne dans le rôle d’Iphigénie, réplique des vidéos d’exécutions postés par l’EI, « réplique » à tous les sens de ce terme. Ce qui se mesurerait peut-être en une poignée de minutes dure « une éternité ». Est proprement insoutenable moins ce qui est montré à l’écran qu’entendu : inaudible, inouï étranglement de la parole, succession de spasmes saccadés, effet de la cordelette sur une gorge de femme littéralement angoissée.
 

 
Que cette scène extrême soit placée quasiment dès l’ouverture du spectacle ne suit pas seulement la logique narrative du mythe ‒ le sacrifice qui permet la guerre de Troie, qui suscite en retour la vengeance de Clytemnestre, puis celle d’Oreste, l’enchaînement fatal des catastrophes ‒ non, c’est aussi une logique poétique et politique : de la parole étranglée faire sourdre peu à peu une Babel de langues diverses en dialogue, pour finir par un chant traditionnel qui s’élève au beau milieu des décombres après avoir été cantonné dans la clandestinité des caves (on se souvient peut-être à ce moment-là de Kantor à Cracovie pendant l’Occupation allemande…).
Entre la radio pousse-au-crime du Rwanda et les lucioles babéliennes de Mossoul, entre un discours de haine inconséquent, coupé des violences réelles qu’il suscite en dehors du studio, et des vidéos d’exécutions traumatisantes distillées par l’EI, vidéos qui coupent la parole, mais que des paroles peu à peu vont habiter, distancer, Milo Rau fraie avec l’inter-dit. La force et la cohérence de son travail est à cet endroit-là, oui.
Koltès répondait ainsi à un journaliste : « Bien sûr que je déteste le théâtre, parce que le théâtre ce n’est pas la vie ; mais j’y reviens toujours et je l’aime parce que c’est le seul endroit où l’on dit que ce n’est pas la vie. »