Cette page requiert que JavaScript soit activé pour fonctionner correctement. / This web page requires JavaScript to be enabled.

JavaScript is an object-oriented computer programming language commonly used to create interactive effects within web browsers.

How to enable JavaScript?

Autopsie d’une mémoire ouvrière – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
illustration article

Autopsie d’une mémoire ouvrière

Otages de Nina Bouraoui, mise en scène de Richard Brunel, Théâtre du Point du jour (Lyon), 27-30 novembre 2019.
 
Une nuit, dans l’usine de caoutchouc où elle travaille, Sylvie Meyer (Anne Benoît) séquestre son patron Victor Andrieu (Tommy Luminet). Elle tente alors de retrouver les moments successifs ‒ « x y z » comme elle dit ‒ qui l’ont amenée jusque-là : départ du mari, qui la laisse seule avec leurs deux enfants, travail ingrat et épuisant, ascension au sein de la hiérarchie, pression de plus en plus forte, conflit de loyauté, etc. Pendant une heure dix, au lieu du huis-clos attendu, se déploie le monologue intérieur de Sylvie Meyer, qui reste cantonnée dans son espace mental. Celle-ci revit les scènes marquantes de son enfermement et son enfermement dans ces scènes qu’on imagine vouées à être ressassées indéfiniment, à l’instar de ces « je m’en vais » répétés en boucle par son mari au moment de la quitter, elle déjà étrangement détachée, comme absente à elle-même.
 

 
Anne Benoît arpente un plateau dont les rubans adhésifs jaunes et noirs évoquent aussi bien l’entrepôt d’une usine que le tournage d’un film. Elle déplace les cloisons pour métamorphoser l’espace, ménageant ainsi une porosité entre chez elle, bureaux ou vestiaires, porosité accrue par l’utilisation de la vidéo : images de surveillance, où les corps dépersonnalisés se meuvent comme des automates, ou gros plans cinématographiques, arrêts sur image qui figent soudain l’émotion impossible d’un visage singulier.
Tommy Luminet joue mari et patron ‒ deux facettes d’une même domination patriarcale. Il porte son costume d’un bout à l’autre de la représentation. Dans la vie, il y a ceux qui changent de vêtements pour aller au travail, et il y a ceux qui portent les mêmes tout le temps, au point de brouiller les frontières, et que leur bureau devienne une seconde maison, jusqu’à veiller tard le soir sous une pression qu’ils transmettent aux autres comme un poison. Au cours de sa trajectoire, Sylvie Meyer quitte son bleu de travail, délaisse les vestiaires, s’embourgeoise. Elle prend goût au pouvoir. Elle fait même preuve d’un plus grand charisme que son patron un peu falot. Quand celui-ci lui demande de constituer des « viviers » ‒ euphémisme dont seul le jargon managérial a le secret ‒ pour mieux écarter les ouvrières en baisse de régime, sa séquestration découle moins d’une révolte que de la frustration d’avoir eu un semblant de pouvoir sans le statut qui aurait entériné son effectivité et permis d’en jouir totalement. Le couteau de cuisine mis dans un sac plastique à la fin, comme pour une pièce à conviction, suggère une issue sanglante. Victor Andrieu était de toute façon bâillonné, ligoté, et il s’agissait peut-être de se débarrasser avec lui d’un double qu’on a fini par intérioriser, plus que de simplement vider son sac.
 

 
Tout est suggéré dans une séquence centrale. Sylvie Meyer développe à l’intention de son supérieur un discours censé lui plaire sur « l’ancrage » nécessaire dans l’entreprise. Tommy Luminet, resté silencieux, vient effleurer doucement la joue d’Anne Benoît avec sa main. Ce geste lui coupe la parole. L’actrice reste un temps pétrifiée. En soi, ce pourrait être le geste de tendresse d’un homme pour une femme. En contexte, ce geste résume à lui seul un rapport mâtiné de leurre, de condescendance et de machisme ordinaire. La caresse équivaut en fait ici à une gifle, voire un coup de poing.
De l’ouvrière à celle qui doit évaluer ses anciennes comparses, une aliénation aussi bien sociale que psychique rampe insidieusement chez cette femme qui ne prend plus le plaisir de prolonger sa douche, d’éprouver cet alanguissement sous l’eau brûlante après sa journée de boulot, cette femme qui passe en permanence du « bruit » au « silence », tous deux assourdissants, cette femme qui seule dans son lit n’arrive même plus à se faire jouir, corps et affects comme anesthésiés. Lorsque son patron finit par la répudier, on va au bout de cette logique d’un corps inhabité, les rôles s’inversent : la « schizophrénie » suscitée par le « capitalisme » (Deleuze & Guattari) atteint son comble.
 

 
Sylvie Meyer remonte au souvenir de son mariage. On la voit en dehors de la fête qui bruit à l’intérieur, obsédée par une tache de cerise sur sa robe qui suffit à tout ruiner à ses yeux. Son mari éméché surgit, se lance dans un karaoké, enjoint le public à l’accompagner. Deux ou trois voix s’élèvent. L’ambiance est glauque. Mais c’est le seul moment hors cadre d’un spectacle qui, en dépit de son sujet, reste sagement dans sa boîte, sans trop de débordements. Scénographie coulissante et vidéos parfaitement synchrones ont tendance à sublimer ce qui pourrait faire tache, à fluidifier les blocs de pure violence sociale remémorés, et conviendraient davantage au monde des open space qu’à celui de cette usine à la papa. Elles distraient même parfois l’attention qu’avivent le reste du temps les mots justes de Nina Bouraoui et la voix protéiforme d’Anne Benoît ‒ sur lesquelles la mise en scène de Richard Brunel aurait pu tout miser, être elle aussi à son tour excédée.