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Enzo Cormann & Philippe Delaigue | Inépuiser le monde – L'!NSENSÉ
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Enzo Cormann & Philippe Delaigue | Inépuiser le monde


Par Arnaud Maïsetti

L’Histoire Mondiale de ton âme, d’Enzo Cormann,
mis en scène par Philippe Delaigue
avec Agathe Barat, Enzo Cormann, Roberto Garieri,
Véronique Kapoian Favel, Hélène Pierre, Erwan Vinesse
scénographie Barbara Creutz assistée de Delphine Sabouraud

Marseille, La Joliette – février 2022


C’est un projet d’une folie démesurée, autant dire d’une puissante nécessité. Enzo Cormann n’écrit plus qu’un texte désormais, L’Histoire mondiale de ton âme, somme composée de pièces brèves chacune d’une longueur de trente minutes, en trois mouvements et interprétée par trois interprètes. Pour l’heure, le premier volume rassemble dix-huit pièces appelées à être augmentées jusqu’à atteindre le chiffre dantesque (puisque cette Histoire puise dans les enfers de Dante son modèle formel) de quatre-vingt-dix-neuf, auxquelles il faudra bien en ajouter une pour tout à la fois accomplir et défaire la totalité trinitaire. Mais cette Histoire n’est pas qu’un projet contraint : ou plutôt cherche-t-il, dans cette contrainte, à susciter sa liberté. Panorama générique, traversée de l’histoire du théâtre par ses possibles, parcours virtuose des formes dramatiques, l’œuvre in progress se saisit de sa contrainte pour poser, dans la jubilation inquiète qui est la sienne, des questions qui excèdent largement le jeu formel : quelle sont, dans nos vies soumises aux contraintes de tous ordres, intimes, sociales, existentielles ou politiques, les puissances d’émancipation à l’œuvre en nous, pour nous ? Questions levées à chaque pièce, posées et reposées, cherchant inlassablement d’autres angles d’attaques pour forer l’armure, échouant mieux, recommençant sans rien épuiser de sa force et de son désir.


Théorème(s) Cormann
Soit donc une œuvre dramatique comme un théorème. Son arbitraire mathématique qui engendre sa nécessité formelle, sa rigueur absolue engagée dans un travail sur la contrainte. Ce soir-là, au théâtre de la Joliette, nous verrons quatre pièces : et quatre autres le lendemain, mises en scène par Philippe Delaigue — suivant la distribution trois fois ternaire exigée : six comédiens, trois hommes (Erwan Vinesse, Roberto Garieri, Enzo Cormann) et trois femmes (Agathe Barat, Hélène Pierre, Véronique Kapoian) de 25, 45 et 60 ans qui se partageront le plateau — les plateaux, puisque c’est le nom que donne l’auteur à ces « pièces », moments qu’on atteint et franchit, dont le mot évoque autant le pédalier et ses vitesses, ou le paysage et ses horizons, que la pensée de Deleuze et Guattari. Ces soirs-là, nous verrons donc huit spectacles en une fois : ou deux fois quatre pièces successivement ; autant de plateaux sur un seul. Mais ce n’est qu’une vue partielle sur l’ensemble qui propose déjà près de vingt pièces, avant la publication cet automne — toujours aux Solitaire Intempestifs — d’un deuxième volume qui n’achèvera pas le projet toujours en cours.
Théâtre vertige, la scène bascule d’une pièce à l’autre en déclinant les possibles dans le genre et la forme, d’un théâtre métaréflexif (« Théâtre anatomique ») à la fiction tragique (« La Chair de ma chair »), naviguant en eaux profondes sur les pensées philosophiques (« Les Limitrophes »), ou osant barboter dans les marais de l’intrigue politique (« A Good Story »), longeant les rives de l’intime, de l’autofictionnel ou du théâtre documentaire (« Fauves blessés »), n’hésitant pas à aborder la farce ou le fantastique cauchemardesque (« N’importe qui » ou « Monument public ») — Enzo Cormann fait feu de tous bois : et dans l’incendie rapide qu’il lève, embrase une forme théâtrale qui se consume, puisqu’il s’agit moins de faire un sort à un genre dramatique que de formuler une hypothèse à partir de lui. Surtout, aucune forme ne s’installe pour l’achever : dans chaque pièce, le dispositif se détraque pour se retourner, soit inquiéter le rire par l’effroi, ou le tragique sous la légèreté — soit fragilisant dans son principe même ce qui semblait le conduire. Le jeu avec la forme n’existerait que pour son sabotage : et la jubilation manifeste avec lequel le théâtre se désavoue est d’une profonde leçon, d’humilité joyeuse, de mélancolie lucide et jamais triomphante.
Dans le pas de charge assumé, quelque chose se libère donc, sous l’énergie radicale de ces courtes mèches, l’auteur cherchant à affronter le nerf de ce qui constitue le principe dramaturgique de chaque pièce. S’il s’autorise de telles audaces, c’est aussi en raison de la brièveté des formes, sortes de « nouvelles » qui imposent un tempo emporté, et emporté vers la pièce suivante qui va la recouvrir. Mais dans l’économie générale de la séance théâtrale, des jeux d’échos et de résonances se font fatalement jour, qui trament, par delà, ou en souterrain, une puissance sourde d’organisation. Formelle, bien sûr : s’entend avant tout à chaque fois le désir tendre et violent de raconter des histoires — c’est aussi dans ce geste que se lie ce théâtre. Jeter, devant nous, des histoires témoignent d’un certain rapport à ce que peut le théâtre en temps d’accélération d’une syntaxe informative par quoi seule semble nous parvenir le monde, où le story telling tend à remplacer la fable, où raconter autrement les récits de ce monde paraît ainsi de salut public pour nous réapproprier les virtualités possibles de notre présent et de nos devenirs. Oui, il y a une alternative au récit majoritaire de la domination : et même des alternatives, la preuve par le nombre.
Chute du cours de l’expérience et investissements narratifs
C’est alors que l’art de raconter les histoires vient frotter, par sa contrainte, à une forme de libération, ou de décollement des assignations. Si nous sommes pauvres en expériences, comme l’écrivait Walter Benjamin, c’est aussi parce que nous sommes secs de récits capables de les déployer et rendre visibles la tâche de vivre et celle de tenir tête. C’est cela qu’ouvre infiniment les possibles des récits — et c’est cela qu’expérimente l’écriture et qu’éprouve le théâtre : sa force d’accueillir les innombrables façons de nommer notre appartenance et de doubler le réel d’une ombre, celle qui serait l’autre monde qui nous peuple.
Puis, il y a ce que raconte chacune de ses fables : une lutte de chaque instant entre des individus pris, voire écrasés, dans la pesanteur de leur existence, et qui traquent le moment et le lieu d’une émancipation possible. Non que l’émancipation ait lieu, ou qu’elle soit arrachée pour toujours : les trajectoires des récits témoignent plutôt de moment où quelqu’un·e décide, soudain et parfois brièvement, de ne pas renoncer.
Bien souvent, la lutte se joue sur le terrain paradoxal de la fragilité : c’est une jeune fille, violée par son frère, qui arrache sa liberté dans son suicide, geste qui révèle enfin son identité arrachée aux enfermements familiaux ; c’est la jeune compagne d’un politicien ambitieux, qui le soir même de son accession au pouvoir, le quitte ; c’est un couple qui cherche désespérément la sortie d’un musée d’art moderne dans lequel ils sont piégés ; c’est un acteur en lutte avec le rôle qu’un auteur voudrait le faire jouer, et c’est ce même metteur en scène, en lutte avec l’histoire qu’il a héritée et qu’il voudrait défier ; c’est Athéna dans la rue et son destin prolétaire d’actrice alcoolique ; c’est un homme qui en enjambe un autre devant chez lui et dont le destin bascule ; c’est une gamine emportée dans la trajectoire mortelle de son amant criminel, survivante d’elle-même — c’est une constellation de vies qui se cherchent, ne se trouvent que dans les autres et les mots pour le dire.
L’inépuisable ressource dramatique pour affronter la catastrophe
« Loin, loin de toi, se déroule l’histoire mondiale, l’histoire mondiale de ton âme ». La phrase de Kafka joue autant comme énigme que comme appel, comme programme. Dans l’écartement se jouerait l’approche : et par le lointain l’abord de soi où se déroule le drame politique des existences communes. L’âme n’y est jamais l’affaire d’intériorités en proie aux froissements pauvrement intimes : plutôt ce qu’on jette hors de nous en certains moments propices, dans les épreuves de feu qui nous dévisagent et nous révèlent tels qu’en nous-mêmes, pauvres de nous, et riches de cela même qui nous confie un visage. Quant au monde, loin de figurer cette abstraction nue qu’on appelle en désespoir de cause, il est bien au contraire la matière de nos expériences : le lieu de la lutte, le moment où tout se joue — la scène donc, tout aussi bien, pourvu qu’elle ne renvoie pas à la simplicité d’une équivalence. « Tout n’est pas à jouer, mais tout joue », écrit l’auteur comme seule indication scénique. Et il ajoute : « La scène ne représente rien ». Elle possède pour elle l’indétermination qui les permet toutes : si le monde est un théâtre, qu’il soit celui-là, ce soir où on l’aperçoit, le saisit, où il passe, se jette sur nous parfois, nous terrasse souvent, se dévoile fugacement.
Cette histoire est d’abord celle d’une catastrophe qu’est le monde même : sa faculté à n’être que lui-même, cette puissance organisée de démolition des désirs, d’écrasement des vies. C’est en lui seul pourtant que pourrait avoir lieu son affrontement, celui qui rendrait digne celui qui n’aura pas tout à fait renoncé, ou refuserait d’être seulement son ombre. (« Les créatures ne veulent pas être des ombres », titre de ce premier ensemble : créatures désignant tout aussi bien ces personnages sortis des mains de l’auteur, que nous autres, fils et filles de ce monde-là, de cette histoire mondiale-ci qui nous entoure et nous cerne). Car l’émancipation ne se joue pas en dehors du monde et de son histoire : mais malgré elle, et en elle : telle est aussi l’histoire que racontent les histoires de ce théâtre et de sa catastrophe.

La prolifération des pièces, mises en scène par Philippe Delaigue avec rigueur, tranchant dans le vif des situations l’éclat des intensités, cherchant surtout à traquer dans le triple mouvement de chaque pièce, les moments de bascule et de vérité trouble, ne vise ainsi en rien à épuiser un propos : au contraire, il s’agirait plutôt de rendre inépuisable le désir de raconter et de tâcher de nommer le monde, de jouer de toutes les situations qui en appelleraient d’autres pour ne pas leur suffire.