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À travers les larmes vers… – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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À travers les larmes vers…

Hypérion, d’après Friedrich Hölderlin, mise en scène Marie-José Malis

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Ce 8 juillet, Marie-José Malis et ses comédiennes et comédiens présentent la première de Hyperion dans le cadre de la 68e édition du Festival d’Avignon. Ils diront ce texte crucial du 8 au 16 juillet dans la salle Benoît XII avec une radicalité qui est rare dans cette première édition d’Olivier Py. C’est cinq heures de lenteur nécessaire à la pensée, c’est cinq heures de larmes qui porteront, oui, qui porteront la joie à venir. C’est cinq heures d’esprit de trop pour 3/4 de la salle qui tenteront de saboter mesquinement la fragilité devant eux pour enfin quitter la salle prématurément… et « [so] endet doch alles mit Frieden. »


Que dire… ? Que… écrire ? … Quels mots face à la lumière de lui, d’elle et d’eux ?… Quels mots qui pourront être autre chose qu’une imposture face au soleil ?… Il n’y aura qu’une tentative d’échappement du pire… une tentative de séjourner un peu là où leurs mots m’ont transporté… Si j’ose cette imposture-là, je sais en même temps qu’il s’agit d’un échec qui est écrit d’avance… il faudrait être Hölderlin, évidemment… évidemment…
Mais je tenterai de dire quelle lumière j’ai vu, après avoir entendu Hyperion, oui entendu ! Quelle rareté ! Entendre un texte… Et, malgré mon désarroi d’hier, aujourd’hui, je ne saurais plus que plaindre ce monde qui ne sait pas l’entendre…, non des êtres humains, mais tout un monde qui ne sait pas l’entendre, qui ne se donne pas le temps de la pensée, qui ne supporte pas une lenteur, qui rit comme des ados face à des larmes… qui maltraite une fragilité… rare…, quelque part… nouvelle… ou à venir, et en même temps, aussi vieux que le monde… une originalité, comme dit Hölderlin, qui est « Innigkeit, Tiefe des Herzens und des Geistes »… une fragilité… vraie sans laquelle le monde ne pourra que rester vieux… éternellement. Je ne pourrai que le plaindre. Dommage… quel dommage…
…Alors que cette fragilité se déploie devant nous, simplement, doucement… avec la lenteur de l’assurance que le feu de la jeunesse reviendra… viendra ! Face public… jusqu’à quelques centimètres… ils nous parlent là, ici, les larmes aux yeux… et certains de ce monde-ci n’osent que dire : « C’est un truc pour dépressifs. »… Ils sont éclairés… ce monde, le public, nous. Marie-José Malis ne nous mettra jamais dans le noir. Elle n’offrira pas la possibilité de la lâcheté de s’éclipser de notre responsabilité devant ce monde. Et pourtant,… pourtant !… certains ne sont pas gênés de la prendre… Enfin,… bref,… au final… ce monde-là importe peu. Devant moi, l’appel de la jeunesse d’une vie nouvelle monte doucement, mais arrivera… oui, arrivera ! Et toute la colère, toute la souffrance, toutes les larmes embraseront les flammes qui feront advenir un état libre… un nouveau peuple… une politique et une économie nouvelle !… Des flammes du désir et de la jeunesse, les flammes qu’une douceur peut avoir, qui affrontent évidemment les flammes de la force et de la destruction. Le danger immanent que les rues du monde nouveau seront envahis par des tanks noirs, des kalachnikovs et des visages camouflés, par les amis d’Alabanda. Aussi l’histoire du XXe siècle, la RAF est là aussi. Comment ? Comment donc changer ce monde ?
Les dix comédiennes et comédiens (Pascal Batigne, Frode Bjørnstad, Juan Antonio Crespillo, Sylvia Etcheto, Olivier Horeau, Isabel Oed, Victor Ponomarev, Adina Alexandru, Lili Dupuis et Anne-Sophie Mage) traversent ce texte, portent les fragments de ce texte, un à un, avec la hardiesse des larmes, dans la profonde conviction que la lourdeur à porter sera récompensé par le soleil doré. Ils arrivent du côté de la salle, de nous, et deux jeunes comédiennes amatrices les rejoindront après des chuchotements de distribution de programme dans les allées. C’est les ouvreuses et ouvreurs, c’est les « petits » et les « jeunes » que tout le monde oublie dans un théâtre, forcés de porter des uniformes. C’est comme dire que, pour que cette jeunesse du monde advienne, pour qu’une nouvelle joie puisse être possible, eh bien, il faut d’abord ouvrir les portes des théâtres, il faut cesser les barrières, casser les barrières, il faut cesser d’exclure au nom d’une… excellence… d’une distinction sociale… de je ne sais quoi… Et ces comédiennes « amateures » n’enlèveront rien au chant de l’à-venir par ce que certains pourront appeler leurs maladresses, mais au contraire… quels royaumes devant elles, quelles conquêtes à venir, quelles forces du devenir !
Ce chant… ce chant qui prend place dans une scénographie d’Adrien Marés, Jessy Ducatillon et Jean-Antoine Telasco devant les façades de la méditerranée actuelle… Devant ces gris façades qui datent de l’âge de l’espoir du siècle dernier. Devant cette architecture d’un monde moribond, de ce vieux monde de notre modernité… les murs délabrés… les cafés vieillis… les portes de garages fermés, probablement vides. Béton. Gris. Coca-Cola. Un olivier minuscule sur une imitation de colonne grecque comme pour rappeler une antique grandeur, mais oublié, réduit à une décoration minable faute de pouvoir se payer un olivier qui peut porter des fruits. Peugeot en arabe. Tour d’Égypte… Irak… la Grèce ! C’est toute la méditerranée qui se retrouve là, dans ces bâtiments fonctionnels, partout les mêmes… mais d’où ne pourra que sortir la vie nouvelle, qui ne pourront que devenir autre ! … Et ce réalisme a la force d’ancrer ce chant gigantesque ici, et, autant qu’il traverse les astres, le soleil, les plantes et les mers, ne fuit pas dans un idéalisme perdu, mais arrive même à transformer la laideur vieillie de notre époque en une beauté et un espoir pour une jeunesse du monde. Maire-José Malis réussit à rassembler le concret de notre monde avec la langue du poète pré-romantique. Un carré rouge traverse la pièce, où un carré noir prendra sa place à la fin, sans rien fermer, tout en gardant ouvert ces chants d’Hölderlin, tout en créant du lien avec notre réalité sociale dont l’indifférence de la majorité n’est que le reflet de l’indifférence devant Hyperion… (À l’entracte le texte Non Merci est projeté par haut-parleurs, personne n’écoute évidemment.)
Une joie « à travers les larmes », un théâtre qui « passe à travers les larmes ». Marie-José Malis n’a pas peur du pathétique. Pathétique non pas dans le sens péjoratif et galvaudé du terme, mais dans le sens où le pathos a la force d’ébranler l’éthos, où il met en route un devenir. Elle, elle parle du désir. Oui, le désir du nouveau. Où est-il donc ? La troupe de Hyperion répond : ici. Ici au théâtre. Mais il ne restera pas ici. Bientôt, si ce n’a pas déjà commencé, un chant nouveau se déversera sur les villes et les campagnes, sur les pays, sur la terre entière. C’est les larmes qui mènent de ce vieux monde d’aliénation, d’aigreur et de pouvoirs illégitimes, vers de nouveaux possibles inespérés. C’est un pathos d’un romantisme qui n’a pas peur de dire cœur, désir, liberté, fraternité, un pathos que l’on peut retrouver dans toutes les textes et déclarations de Marie-José Malis (soutien aux intermittents, « éditorial » de la saison prochaine de la Commune). Un ton de manifeste qui rafraîchi l’air poussiéreux. Manifeste pour le désir, Manifeste pour la révolution à venir, Manifeste. Et, apparent paradoxe, ces manifestes n’enlèvent rien à ce qu’elle appelle la douceur. Une douceur qui peut peut-être seulement venir de la joie vraie de savoir que, si la chose qu’on tenait pour impossible est arrivée une fois, cela suffit pour qu’elle pourra se reproduire. Elle laboure pour ces possibles.
C’est sur ce ton de manifeste à travers les larmes que le spectacle commence. Sylvia Etcheto porte la plainte de Hölderlin contre l’état. La figure d’une Jeanne d’Arc nouvelle, anarchiste, anti-nationaliste, qui brandit la poésie contre la loi et la force. De la musique, lointaine, soutient ce chant vers l’éveil de notre mort présente. Elle, la musique, disparaît et revient pendant ces cinq heures. Des cordes, de l’Arvo Pärt ? Je ne sais pas. Mais qui est là et agrandi l’air au dessus de nous, qui soutient de toute sa force les possibles, les ouverture de l’histoire et des cœurs, jusqu’à me faire glacer de frissons et de larmes.
Le jeu n’hésite pas de gestes et d’actes qui suscitent l’incompréhension du public, qui pourtant varient entre le plus grand concret du texte afin de faire voir ou un symbolisme qui ne fait qu’ouvrir des champs de possibles. Plus ou moins expressives, elles participent d’un théâtre pauvre où le corps, l’imagination et des objets ordinaires suffisent afin d’entendre.
Dommage que 3/4 de la salle ont quitté prématurément pour se donner à leurs platitudes et leurs besognes. Dommage pour eux. Dommage que des vieillards rigolent à la place d’écouter, répondent à la place d’écouter. Dommage qu’une jeune femme peut seulement dire dans l’entracte : « Et le pire, le PIRE, c’est qu’ils ont l’air d’être des EXCELLENTS acteurs ! » se plaignant qu’on n’entendrait rien, à la place d’écouter. Dommage pour ce monde… ce monde qui ne se donne plus la possibilité du temps de la joie. La lenteur qu’exige l’arrivée de la joie. Les larmes qu’exige l’arrivée de la joie. On n’en veut pas. On veut être diverti, rapidement, efficacement. À la manière d’un 5 à 7 béat, bête. Cinq heures de langue étranger, en français, mais étranger tout de même, dans une lenteur où l’on prend le temps pour dire… réellement dire… les choses, où l’on prend le temps pour les larmes sans lesquels aucune joie ne saurait être, est évidemment trop demander. On affiche fièrement sa bêtise, on manifeste fièrement son désaccord. Et on ne se rend pas compte quelle violence on exerce sur cette fragilité qui se déploie devant nous. « Vous avez perdu toute foie dans la grandeur […] vous devez donc disparaître. » On sentait le combat qu’il fallait mener pour pouvoir dire ce grand poème. « C’est une plaisanterie, non. Mais ça peut quand même pas durer. » entends-je derrière moi. Ils partiront à l’entracte, la salle ne se remplira plus devant les yeux des comédiens, mais la minorité qui restera, pourra écouter.
Je chancelle, en somnolence, à travers les rues nocturnes d’Avignon, où les gens se donnent à un plaisir que je ne comprends plus. « Pourrais-je vous demander du feu ? » me ramène un poids de plus vers ce monde auquel je ne veux plus appartenir. J’ai cru toucher pendant quelques instants cette joie d’Olympe, rempli des larmes qui portent la joie. Ma colère envers la salle s’est estompée. Je ne peux que dire : dommage que ce monde ne peut pas entendre ce texte… Dommage. L’Allemagne mène 5 – 0 contre le Brésil. Que cela peut me faire ?
Enfin, merci.
Je tremble encore de cette paix joyeuse.