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L’amour (de l’art) en héritage – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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L’amour (de l’art) en héritage

Simon McBurney raconte avoir rencontré John Berger par le biais de la série d’émissions télévisées « Ways of Seeing » diffusée par la BBC au début des années 70. John Berger y questionnait l’histoire de l’art occidental à la fois d’un point de vue critique et politique, mais tout autant par une approche sensible et personnelle sur les oeuvres, avec son propre regard d’artiste.
Accompagné de sa fille Katya, John Berger propose « Est ce que tu dors ? », « lecture performance » crée en 2010 et qui, pour cette 66eme édition du festival d’Avignon, a été augmentée du regard et de la complicité de Simon McBurney .
Entre déclaration d’amour de l’art, analyse érudite et tendresse filiale, le père et la fille évoluent et échangent sur « La Chambre des Epoux », une des pièces du palais ducal de Mantoue entièrement peinte de fresques et d’ornements par Andrea Mantegna à la fin du XVème. Les regards cherchent et se plissent de plaisir, les langues (anglais pour lui, français pour elle) déposent connaissance et sensations, le tout dans une forme presque naïve… Avec générosité, John et Katya Berger nous donnent à voir et à entendre la place de l’art dans leur rapport au monde, et la manière dont il nourrit leur relation.
John Berger fait partie de ces hommes dont la vie entière est dédiée à l’art. L’écriture et la peinture sont ces terrains de prédilections, autant en tant qu’artiste patricien, que comme critique et analyste.
Son amour de l’art et des mots, il le partage depuis longtemps avec sa fille Katya. Pour comprendre la relation singulière et o combien complice de John et Katya Berger, il faut d’abord prendre un compte ce qui les éloigne : une distance géographique, et une langue. Il leur a donc fallu inventer leur relation à travers des « écrans » : se servir de l’art comme vecteur de rencontre, de partage leur est apparu très naturellement. Ils l’utilisent comme un moyen d’échange très personnel, très adressé, nourrissant à la fois une émulation intellectuelle et une construction de leur histoire filiale. Katya Berger est donc devenue la principale traductrice des œuvres de son père, et elle co-signe avec lui un ouvrage sur le photographe genevois Jean Mohr, « Jean Mohr, derrière le miroir », et un essai sur la peinture, « Titien, la nymphe et le berger ».
Les échanges par courrier, mails ou sms sont omniprésents entre eux. C’est à partir de cette matière de « conversation à distance » qu’a été publié « Lying Down to Sleep » (« Est ce que tu dors ? » titre en français).
C’est donc livre à la main que le père et la fille nous invitent à rentrer avec eux dans « La Chambre des Epoux ». En anglais pour John, en français pour Katya, les voix sont douces, à peine soutenues par un micro sans fil, et nous ouvrent le champ de ce qui pourrait être le temps des confidences sur l’oreiller. Cette sensation d’un partage d’intimité relève à la fois du sujet de l’étude, cette chambre peinte au lit nuptial, de la relation complice du père et de la fille qui s’offre au regard, et du lieu lui même, la Chapelle des Pénitents Blancs, où nous nous serrons en jauge réduite sur de petits bancs de bois.
« Ce que l’on défend, explique Katya Berger, c’est de regarder la peinture de manière aussi libre que possible, de l’interpréter de manière intuitive même, mais en utilisant tous nos savoirs, tous nos bagages intellectuels pour aller à l’essentiel. On ne cherche pas à faire autorité. C’est un support pour appliquer tout ce qu’on vehicule, y compris dans notre relation »
Il ne s’agit donc pas d’une conférence, mais bien d’un dialogue. Et John Berger, en introduction précise au public : « Le mot-clé de ce soir est le mot message. Nous avons échangé des messages avec ma fille pendant plus de 40 ans. Par lettres, par SMS et par des coups de fil. J’espère que vous êtes venus, vous aussi, pour recevoir et envoyer des messages ». On sent à cet endroit le point de rencontre et d’intérêt avec Simon McBurney, lui-même très préoccupé par les questions de réceptivité du public. En intervenant sur « Est ce que tu dors ? » au niveau de la mise en scène, il a cherché avec John et Katya Berger à abolir la hiérarchie et établir le lien entre scène et salle. Le pari est-il gagné ? Oui. Et non par certaines propositions scénographiques ou de mise en scène, comme la reproduction de l’oculus et ses angelots au-dessus de la salle, ou la prise de parole de John Berger au milieu des spectateurs, mais bien plus par la position de générosité naturelle des deux protagonistes. Les regards complices et les sourires qu’ils partagent, dans un mouvement d’aller-retour entre eux et nous, suffisent à affirmer cette porosité et à tisser un lien, réel.
Malheureusement, l’utilisation des effets vidéos apparaît souvent comme un contre point maladroit face à la simplicité d’échange de la parole. Ces images de «La Chambre des Epoux » projetées à même les parois de la chapelle, rappelle parfois la visite virtuelle à vertu pédagogique avec son lot de zoom et de fondus grossiers, ou encore les actions de valorisation du patrimoine par l’art vidéo, déjà si désuet sur un plan esthétique. La captation et les effets d’incrustation en direct amusent, mais risquent également de mettre à distance, ou de n’exister qu’en tant qu’ « effets » justement.
Mais qu’y a t il dans cette « Chambre des Epoux » au juste ? « La vie » répond John Berger. Avec ces fresques, Mantegna s’est amusé à multiplier tous les niveaux de lectures. « Un peu comme un fractale » rajoute Katya Berger. Le peintre de la Renaissance était fasciné par les perspectives et la manière de les représenter au plus juste, particulièrement lorsqu’il s’agit des proportions humaines. (comme nous le montre « Le Christ allongé », son fameux tableau où les pieds du Christ sont mis au premier plan. Sorte de défi de perspective, le trouble du spectateur persiste alors que les proportions sont en tout point respectées). Au-delà de sa recherche technique sur la perspective spatiale, l’œuvre de Mantegna ouvre le champ de la perspective temporelle, plus qu’aucun peintre de son époque. John et Katya Berger attirent notre regard sur les rides profondes et marquées représentées sur plusieurs personnages de la fresque (comme celles d’un Beckett, ou de John Berger lui-même). Plus loin, dans un recoin de la pièce, une tour en ruine et une en construction, coexistence du passé et de l’avenir : c’est bien du mouvement inexorable du temps qu’il s’agit. Mantegna ira même jusqu’à utiliser de la rouille sous les pigments colorant les représentations humaines. Le poids du métal, son usure, la dégradation anticipée de la couleur, lui permettait de donner à sa peinture une dimension vivante, une évolution dans le temps.
« Deux yeux permettent de voir la tridimensionnalité des choses. Ici nous avions quatre yeux. Ensemble nous allons peut-être au-delà d’une tridimensionnalité spatiale mais peut-être plus au niveau temporel, entre père et fille, homme et femme… cela nous permet de voir plus intensément »
Les fresques et ornements de la « Chambre des époux » ont été réalisées pour être contemplées depuis le point de vue du lit. Le corps doit donc être allongé pour que le regard appréhende au plus juste. Les pieds et la tête au même niveau, la gravité disparaît, et le sommeil viendra bientôt. Les yeux plissés pour mieux voir, les yeux plissés du sourire partagé de John et Katya, les yeux plissés bientôt prêts à s’endormir pour suspendre le temps…
John Berger raconte alors ce rêve : il porte dans un grand sac l’intégralité des tableaux de Mantegna, 112 pièces, et avec délectation les sort une à une, pour les contempler. Ce lourd butin sur son épaule, il sent qu’il va bientôt toucher à la résolution du mystère. Le rêve s’arrête ici, et John se réveille avant d’avoir reçu la révélation, mais il est heureux, et éprouve un bonheur plein, entier. Tout est là dans l’approche qu’à Berger des œuvres d’art : loin d’analyser ou de disséquer de manière quasi scientifique les raisons du sublime, il cherche à convoquer le plaisir par un regard accru et un échange chargé d’affect. Avec « Est ce que tu dors ? » la didactique laisse largement la place au poétique, et par leur insatiable curiosité, John et Katya Berger, avancent main dans la main à la découverte de l’œuvre, d’eux mêmes et nous partageons leurs pas.
Toutes les citations ci-dessus sont extraites de la conférence de presse du 20 juillet 2012 (www.theatre-video.net/video/John-et-Katya-Berger-pour-Est-ce-que-tu-dors-66e-Festival-d-Avignon) ou de la lecture performance « Est ce que tu dors ? ». Site consulté le 25/07/2012.