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Les contrats du commercant – une pièce économique – L'!NSENSÉ
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Les contrats du commercant – une pièce économique

Ce soir la cours du lycée Saint-Joseph accueille Les contrats du commercant – Une pièce économique d’Elfriede Jelinek, mise en scène par Nicolas Stemann et le Thalia Theater. 3h45 de spectacle en allemand surtitré alors que le mistral se déchaine peuvent apparaître de prime abord comme une épreuve plutôt difficile à surmonter. Lorsqu’en début de spectacle le metteur en scène prend le micro pour nous expliquer le mode d’emploi de son spectacle, il semble confirmer l’énormité du challenge.
Le texte d’Elfriede Jelinek fonctionne comme le fil rouge du spectacle. Sur scène, un écran d’affichage décompte une à une les pages qui restent à jouer avant la fin du texte. La pièce se déroule de façon régulière : tantôt jouée, tantôt lue très vite, parfois couverte par les acteurs lorsque ceux-ci décident de proposer des numéros pendant qu’elle continue à défiler en fond sonore, plus ou moins perceptible, alors que le décompte des pages se poursuit. Ce dispositif permet de donner au spectateur un repère temporel et de se situer par rapport à la totalité du de la pièce. Le metteur en scène invite les spectateurs à quitter le public s’ils en ont l’envie, afin d’aller boire un vers un verre dans un petit bar situé dans une cour attenante d’où ils pourront suivre le spectacle sur des écrans. Tout est fait pour mettre à l’aise les spectateurs face à ce gros morceau, en lui permettant une certaine autonomie dans la réception.
Elfriede Jelinek a écrit cette pièce en 2008, juste avant la crise des subprimes. Cette coïncidence historique confère au texte une dimension presque prémonitoire. Depuis 2008, l’auteur l’a complété, modifié, augmenté, en prenant appui sur les événements de ces dernières années. La figure de l’argent est sans conteste le personnage central de cette pièce et les acteurs sont comme des choreutes prêtant leurs voix et leurs corps à ce long texte, dense et souvent répétitif, où la parole est souvent donnée à la banque, sorte de figure / personnage qui revendique le fait de n’être pas une personne mais une institution dotée de parole, de pouvoir et d’ambition. La banque semble s’adresser à l’assemblée des spectateurs, l’assimilant aux masses des pauvres petits porteurs.
Le spectacle se présente sous la forme d’une suite de tableaux, comme autant de façons de servir le texte, en le faisant entendre clairement ou en l’utilisant comme matériau sonore d’une litanie de l’argent et de sa toute puissance. Parfois, le texte est prononcé par un chœur d’acteurs, parfois plusieurs textes résonnent simultanément à différents endroits du plateau. Souvent les acteurs – qui semblent tous être musiciens – chantent sur un mode polyphonique.
Plusieurs espaces divisent la scène : à l’avant, un espace de jeu central, généralement le centre de l’action. Tout autour, différents espaces annexes : à jardin un piano, un violon et des micros. A cour, les traductrices diffusent les surtitrages en simultané. A leurs côtés, un peu plus à l’avant-scène, des chaises et des fauteuils roulants sur lesquels les acteurs viennent s’asseoir pour observer ce qui se joue. Vers le lointain, la scène s’élève sur trois marches. Sur la première, à jardin, des techniciens manipulent le son du spectacle et jouent parfois du clavier. A cour, une table blanche constitue une sorte de « module vidéo » : régulièrement un acteur s’y assoit et deux techniciens filment en gros plan leur scène face caméra, retransmise en direct. Sur la deuxième marche à jardin, il y a un petit salon où les acteurs peuvent s’installer et boire un verre de vin. A cour, une table de travail, avec bouteilles d’eau et paperasse qui vole, figurant le travail à la table représentatif de la dramaturgie à l’allemande. Sur la dernière marche en fond de scène trône une batterie.
En plus de ces multiples espaces, la scène accueille un grand bazar plus ou moins organisé. Les débris d’un décor en papier mâché préalablement détruit jonchent le sol à cour et à jardin. De multiples chaises, tuyaux métalliques ou autres accessoires sont également disposés sur les deux côtés. Enfin, les façades du lycée Saint-Joseph sont l’écran d’une triple projection, une centrale et deux latérales. On y voit les acteurs qui passent au « module vidéo », mais également la retransmission en direct de manipulation d’articles de presse et de photos que les techniciens font passer dans le champ de la caméra. Une vidéo de Stéphane Hessel, qui lit un passage en allemand, est diffusée à mi-spectacle. Plus tard sont projetées des photos de spectateurs, prises en direct dans le public.
Le spectacle donne la sensation d’une masse énorme de texte et d’un foisonnement incroyable de formes et de propositions, allant du numéro de magie raté à la fausse bagarre éclatant dans le public, de l’imitation d’Hitler au meurtre sanglant perpétré à la hache. Le rythme du spectacle et la liberté de quitter les gradins font passer les quatre heures comme si de rien n’était, jamais on n’éprouve le sentiment d’être pris en otage, ni même d’être contraint. Dans le public, les spectateurs vont et viennent sans que jamais cela ne dérange quiconque, les uns se lèvent pour laisser passer les autres, sans jamais de problème. Il règne une agréable inattention sélective. Parfois les acteurs viennent jouer dans les gradins, à d’autres moments le metteur en scène sollicite le public pour des participations plutôt absurdes, par exemple chanter « le reste d’entre nous, c’est la banque » en allemand pendant la durée de cinq pages (le tableau d’affichage sert de repère). Ravie, la majorité de l’assemblée des spectateurs se prête au jeu, et lorsqu’elle abandonne avant la cinquième page, parce que l’action sur scène est sans cesse interrompue et que par conséquent, l’avancée dans le texte piétine, le metteur en scène demande à la salle de continuer à chanter dans sa tête afin d’obtenir l’effet escompté sans se fatiguer en chantant. Le texte défile et les scènes intenses ou plus décousues s’enchaînent les unes après les autres sans jamais laisser place à une hésitation ou à un temps mort.
Toutes sortes de célébrations de l’argent ont lieu sur scène : une actrice à tête de mouton en peluche mange une vraie cinquantaine de billets, les acteurs, déguisés en billets et pièces d’un euro dansent en se donnant la main. Un acteur tente de ressentir le champ de force de l’argent présent dans le sol afin de dédoubler les billets de banque. Il prétend y parvenir avec les faux billets estampillés « accessoires de théâtre » et souhaiter tenter l’expérience avec un billet véritable. Un spectateur sort son portefeuille et donne un billet de 20 euros. Les acteurs le brûlent entièrement, et affirment qu’ils ont fait un faux mouvement et que le billet dédoublé (le champ de force de l’argent a généré, en plus du dédoublement, un intérêt de 10 euros, c’est donc un billet de 50) se cache dans la poche d’un des voisins du généreux spectateur, et incitent ce dernier à le récupérer.
Donner un compte-rendu exhaustif de ce spectacle semble être une tâche impossible. Il en reste le souvenir d’un travail impressionnant, tant de la part du metteur en scène et du dramaturge que de celle des techniciens. Enfin, le travail des acteurs qui « tiennent » ces quatre heures de façon haletante, sans jamais défaillir produit une performance tout à fait surprenante. Le défi incroyable de traiter la crise et le pouvoir de l’argent, de parler de l’immédiat et de l’extra-contemporain est brillamment relevé. Le travail combiné d’Elfriede Jelinek et de Nicolas Stemann permet de rendre possible le pari – à priori irréalisable- de faire un théâtre qui traite du monde presque en temps réel, capable d’atteindre une réelle actualité et par conséquent une efficacité politique sans pareille. Voilà qui donne au théâtre l’espoir d’échapper à la fatalité d’être toujours en léger décalage, toujours déjà un peu dans le passé.