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Clôture de l’amour : couple vide et coupe pleine – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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Clôture de l’amour : couple vide et coupe pleine

Clôture de l’amour, spectacle de Pascal Rambert — Festival d’Avignon 2011


Embarqués avec les malles du Théâtre de Gennevilliers, les élèves du conservatoire Edgar Varèse et Guillaume Grammont apparaissent, le temps de chanter simplement Happe de Bashung, dans la nouvelle création de Pascal Rambert Clôture de l’amour, présentée salle Benoît XII. Deux heures plus tard, un sourire en coin et heureux sans doute d’avoir croisé un semblable, Michel Jonasz (vous vous souvenez de La Chanson des vieux amants) s’inquiète de savoir si on peut trouver le livre. « Sur la table à côté Michel. C’est aux Solitaires intempestifs… »… Et lui, qui a tant écrit sur le motif amoureux, de lancer simplement un « merci. Salut les gars » avant de partir le livre à la main où il relira l’histoire de deux monologues, dans un amour qui n’est plus analogue.
Amour et épilogue

Ecrivant Clôture de l’amour, Pascal Rambert rejoint les auteurs qui, à un moment de leur œuvre, ont questionné le thème du désir amoureux : son apparition et son retrait, sa vivacité et sa mort, sa persistance et son usure. Il écrit cette rouille qui gagne tout ou partie du regard que l’on portait à l’autre. Cette façon que l’on a de ne plus respirer ensemble. Cette manière dont le langage amoureux, qui finit par s’absenter, est remplacé par une langue tout d’abord indifférente qui marque la distance. Puis cette façon que la langue a d’être le reflet d’une indécision où l’oreille attend de revivre quelque densité et intensité qui ne viendront plus. Puis cette façon dont la langue s’accommode d’une convalescence interminable. Puis le moment où une vie sans rythme met en péril le sentiment de vivre. Puis le moment où paraît le sentiment d’un insupportable. Puis le moment de la rumination et de la décision qui affleurent dans les pensées intérieures tout d’abord grises puis noires… Et pendant tout ce temps où « parler avec l’autre » va petit à petit se changer en « répondre à l’autre », jusqu’au moment où l’on oublie de répondre… Pendant tout ce temps où ce qui se manifeste dans le langage, c’est que l’on ne s’entend plus, il faudrait décrire aussi cette autre manière que le corps a de faire écho à ce langage. L’histoire du discours amoureux en bout de course, à bout de souffle, à bout de nerf, à boue… recoupe ainsi celle de corps à corps où la caresse naïve et gratuite, l’étreinte désirante, le souffle de l’autre comme respiration de soi… se métamorphosent en un corps qui devient lentement étranger. Moment où la chaleur du corps n’est plus qu’un corps froid. Ou le signe tangible de la cadavérisation des sentiments, la preuve que l’autre n’est plus qu’un corps mort, et bientôt un poids.
A cet endroit, alors (et c’est précisément ce qu’écrit Pascal Rambert) au terme cette histoire, de cette dégradation, de ces déclinaisons qui disent la fin de toute inclination (on ne se penche plus sur l’autre, on ne l’aime plus), il peut y avoir ce que le commun appelle une rupture. Soit un mot qui désigne, dans l’histoire d’un couple vide, le moment d’un affrontement parce que la coupe est pleine. Soit un mot qui se fonde pour partie sur le spectre heureux de l’amour et une situation présente où le souvenir devient douloureux et insupportable. Soit un mot qui dit que l’on ne croit plus dans la possibilité d’un futur commun, d’un temps partageable.
Clôture de l’amour de Pascal Rambert est donc, dans l’histoire des œuvres littéraires et théâtrales qui questionne la complexité du désir amoureux : son érosion, sa fin…une pièce qui fait l’archéologie d’une rupture. C’est-à-dire un poème qui livre les raisons souterraines et lointaines de celle-ci, en même temps qu’elle en fait entendre les accents sonores.
En écrivant Clôture de l’amour, Pascal Rambert traite donc de la question d’un passage entre une vie « avec » et une vie « sans ». « Avec » l’autre, « Sans » l’autre. Une histoire où le seuil et le cap pourraient désigner les topographies du discours amoureux, quand au terme d’un voyage qui se nommait désir, l’un ou l’autre, éprouvant une lassitude indépassable, décide de mettre un terme à une histoire commune : un union. A cet endroit précis de la rupture, qui est l’endroit exact de Clôture de l’amour ou l’écriture clinique d’une traversée solitaire, l’un ou l’autre vide alors son sac.
Dans cet instant-là, s’engage alors un tête à tête où, curieusement et brutalement, confusément et radicalement, amoureusement et irrépressiblement, « parler à l’autre », c’est comme parler à nouveau ensemble pour annoncer qu’on ne se « parlera plus ». Et, de mémoire vieillissante, cette parole-là, la première fois qu’on se parle comme la dernière fois qu’on se parle, est faite de contorsions, de phrases qui ne viennent pas toutes seules, de mots qui sont dits et repris, de silences qui remuent l’esprit, de rapidités qui essaient de prendre de vitesse le déficit de sens ou de bêtises… Mais alors que si la première fois que l’on se parle, les amants cherchent dans la langue de quoi construire du commun ; la dernière fois que l’on se parle, le commun sert de preuves à charge, d’actes d’accusation qui chargent les mots, la syntaxe et le rythme de condamnation. C’est que « la dernière fois que l’on se parle » entre l’un et l’autre, ce qui doit disparaître, définitivement, c’est le lien qui unissait l’un à l’autre.
Par cœur, j’te connais par coeur
Gennevilliers, 17 juillet 2011, studio 3… C’est cette idée qui traverse la tête quand Stanislas Nordey et Audrey Bonnet allument la lumière en entrant, en contrebas par l’escalier. Lumière blanche, dans un espace blanc, qui ne changera plus d’un bout à l’autre de Clôture de l’amour : un conflit monologique et statique. Un parti pris de Pascal Rambert qui donne la parole à Norday pendant une heure, puis la cède à Audrey Bonnet pour un temps similaire. Parti pris pensé, en lisière d’un excès et d’un déséquilibre, qui souligne très précisément l’impossibilité de trouver une quelconque forme de dialogue dans l’instant de la rupture. Mise en scène, très précisément, non pas d’une joute mais de l’échec de la parole. Sur la diagonale qui relie l’un à l’autre, dans la distance qui les sépare, lui en jean et Tee shirt jaune, elle en jean et Tea shirt bleu sont face à face et dos au mur. Ils viennent de rentrer, et vont avouer ce qui est rentré. Commence ce qui pourrait relever du déballage de maux de ventre et que l’on doit avoir le courage d’avouer. Entre maux de ventre et avoir du ventre donc…
Et Norday, d’avancer et de reculer, de sabrer l’air d’un revers de main, d’apposer les mains dans le vide pour marquer l’opposition, de se prendre la tête, de relever le menton, de tourner sur lui-même…Sorte de Nijinski qui exécuterait une danse de mort, de mise à mort, de matamore devant l’ex-objet du désir à qui il interdit de bouger et impose de le regarder… Partition en tête, il déroule, déverse, vide : « la vie n’est pas un panier de fraises », « avoir le blanc des yeux actif », « il faut dire stop », « paramétrer notre relation »… « je n’ai plus de désir pour toi », « ton regard et ta poitrine n’allument plus rien en moi »… « j’aurai voulu dire quand tu seras vieille… mais ce ne sera pas le cas », « la guerre », « la guerre à la baïonnette », « c’est le jour du Dakota Building »…
La langue est syncopée, les mots trouvent des métaphores et des points de comparaisons. La langue est privée de sa continuité syntaxique même si l’idée est filée. Et l’autre encaisse. Sans presque broncher, tremble un peu, voudrait s’écarter de ces estocades violentes, de ces rappels heureux aujourd’hui réinterprétés.L’autre voudrait échapper au flot d’injures, au déversement d’amour méprisé, aux reproches tous azimuts. Norday, lui, change de couleur, rougit Tee-shirt trempé de sueur (virant à l’orange) ou de larmes d’un corps qui transpire tout à la fois le désir mort et le souvenir brûlant. C’est le paradigme de la chaleur qui est ici traité et les lois d’un thermodynamisme amoureux où le chaud est devenu froid, où l’étincelle a fini par mourir.
La fièvre amoureuse ne va retomber et l’intermède chanté par les enfants de Gennevilliers qui font entendre Baschung sur un lecteur CD posé au sol en guise d’orchestre est le temps où l’un prend la place de l’autre dans la diagonale. « peu à peu tout me happe/ Je me dérobe Je me détache/ Sans laisser d’auréole ».
Deuxième mi-temps, second round, after the break musical, Before the end… Rambert qui aime les after et les before, les valses à deux temps et les pass de catch, sonne la réplique. Audray Bonnet qui vient de passer un sale quart d’heure d’une heure prend la parole et reprend Stanislas. « Stan » lui dit-elle, comme il l’appelait « Audrey ».
Elle dit : « ici logeait le Da-sein, ça te défrise connard », « comment on peut parler comme ça », « est-ce que c’est humain », « garde la chaise rose », « je n’arrive plus à te voir », « regarde moi stan »… Et elle égrène, répète, rappelle, redit, renomme… tout ce qui vient d’être dénaturé. La fierté piquée, mais l’amour intact, elle répond à l’accusation par une leçon qui rappelle toutes les formes que prend l’amour. Et d’écouter Audrey Bonnet dans le rôle de la mère, de la femme, de la maîtresse, de l’aimante… Servante amorosa dont le verbe est foudroyant, elle n’en conserve pas moins l’allure d’une pieta qui invite Norday à se redresser. Lui est sol, courbé, figure de suppliant. Elle lui demande la force, la dignité… Elle lui rappelle qu’elle a toujours été là.
Pour autant que les gestes appartiennent à des registres de sens, ceux d’Audrey marquent l’entêtement, l’affront ressenti comme une injustice, l’amour infini qui vient en butée. Et si ces mains se lèvent, c’est pour marquer une incompréhension autant qu’une rage, une déception autant qu’une résignation, une fin autant qu’un abandon.
Fin du second monologue. Fin identique, écrit par Rambert ou, précisément, pris par Rambert à Tchekhov et ses Trois sœurs « Il faut travailler, nous travaillerons, etc. ». Mot de fin chez le Docteur qui laisse place à la perspective d’un ailleurs, à un espoir différé.
Mot de fin, mais pas dernière image d’un double solo qui laisse deux athlètes à terre. Car la dernière image est celle de trois enfants qui rentrent sur le plateau. Leurs enfants qui leur demandent de « rentrer à la maison » parce que Maya, la plus petite, est fatiguée. Audrey, Stanislas ont abandonné la diagonale. Ils sont face à face et ont coiffé une parure de plumes d’indien bleu… Et la petite voix de l’enfant qui les interpelle les nomme autrement : Papa et maman. Nom des couples quand ils ont formé une famille.
Rambert a écrit un hymne à l’amour et tout racontant une crise, personne ne pourrait dire si elle est fatale ou seulement une étape. Et alors que tout cela se passe au théâtre, que l’humour de Rambert l’aura conduit à proposer, comme Claudel, quelques réflexions sur son art, il faut peut-être y voir juste une « scène ». Soit, alors qu’il fait allusion aux « Baigneuses » de Fragonard, une étape où « ne plus se voir en peinture » est encore une façon de se voir. Et peut-être de saisir, comme Rambert le décrit, la longe qui nous unit au-delà de ce qui semble nous éloigner… A moins d’être un connard.
Du 18 au 24 juillet, salle Benoît XII, à 18H00