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Les règles du savoir-vivre dans la société moderne — Lagarce, par Berreur – L'!NSENSÉ
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Les règles du savoir-vivre dans la société moderne — Lagarce, par Berreur

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Les règles du savoir-vivre dans la société moderne, de Jean-Luc Lagarce, mise en scène de François Berreur, du 13 janvier au 14 janvier 2011, à Caen.


« Ai terminé le Savoir-vivre. On verra »[[Jean-Luc Lagarce, Journal 1990-1995, Solitaires intempestifs, Besançon, 2008, p. 175]] écrivait Jean-Luc Lagarce le 26 janvier 1993. A partir de là , de cette phrase-là , une autre histoire commençait. Mireille Herbstmeyer, seule sur scène, donnerait à entendre les consignes du Manuel de savoir vivre de la Baronne Staffe. Autre histoire, éparse, que rapporte Jean-Luc Lagarce dans son journal. Comme le jour où Herbstmeyer lui fait part de ses inquiétudes. Geste de sincérité que Lagarce ne trouve pas « gentil ». Inquiétude vaine puisque cette pièce vaudra à son interprète d’être sacrée « Grande actrice virtuose » par Thibaudat, à Libération. Ou, et plus proche du public caennais qui voyait[[Les Règles du Savoir-vivre, dans la mise en scène de François Berreur, a été représenté au Panta théâtre à Caen, le vendredi 15 janvier 2008.]] pour la première fois cette pièce, histoire d’un spectacle qui fut répétée à la Comédie de Caen, l’après-midi, pendant les représentations du Malade Imaginaire, à l’époque où Michel Dubois en était le Patron. C’était en Novembre 1994, comme le rapporte Lagarce dans son journal. Et François Berreur de reprendre ce texte, à sa manière, dans le prolongement de la création qu’il en avait faite en 2000.
Les règles du savoir…
Avec Les règles du savoir-vivre dans la société moderne, Jean-Luc Lagarce offrira bien entendu, et peut-être a priori, un texte plein d’humour. Un court texte un rien taquin et caustique porté par une seule voix qui fait les questions et les réponses. Un texte en forme de déclaration, de leçon, de cours magistral… sur l’organisation de la vie : ses rituels, ses cérémonies, ses passages obligés, ses codes.
Et de voir Mireille Herbstmeyer derrière sa petite table anthracite, une pile de feuilles à main gauche. La regarder dans son tailleur serré aux coutures surpiquées. Et noter que le cheveu tiré en chignon vient parfaire un ensemble d’une grande rigueur. Ensemble qui est le miroir d’un visage sévère qu’un foulard de soie, chamarré, peine à adoucir. Là, seule et néanmoins en représentation (pour elle-même comme devant un public à éduquer), elle a l’allure d’une Madame de Fontenay évangélisant une batterie de Miss. La physionomie d’une Nadine de Rothschild au maquillage posé qui donnerait des tuyaux. Elle a aussi, comment ne pas le voir, la froideur d’une chef de service sur les épaules de laquelle repose le fonctionnement de l’état civil. Elle gouverne. Elle administre. Et le terme, qui n’est pas sans faire entendre un vague rapport avec un maroquin, l’a élevé, sur-élevé. Elle semble avoir été élue. Elle est en mission, en croisade.
A moins que cette voix sèche et cassante, s’abritant derrière la logique et ses périphériques arbitraires, assénant le bon sens comme allant avec le bon goût… à moins, dis-je, que cette élue ne soit en définitive qu’un consultant, un formateur de quelqu’école de maintien, d’éducation de filles, de professeur de bienséances, etc. Bref, l’agent d’un ordre qui la dépasse mais qu’elle veille à garantir parce qu’elle est payée pour ça, et qu’elle paie de sa personne pour ça. En fait, rien moins qu’une « Bonne », reflet inversé de celle de Genet.
Mireille Herbstmeyer semble ainsi être tout cela à la fois. Avec l’assurance de celle qui maîtrise son sujet, elle pique, s’énerve, se reprend, s’amuse, s’agace, se vexe…Le silence que la salle observe au théâtre devient ainsi prétexte à son propre jeu. Et parfois, quelques spectateurs (on les imagine se sentant obliger de répondre quand le silence appelle à parole) s’appliqueront à répondre « juste » ou « à côté » permettant ainsi à l’actrice d’entretenir son double jeu. Un jeu de question-réponse s’engage ainsi entre une partie du public et la comédienne où l’on finit par se croire élève d’une classe. Et il n’y a finalement rien d’étonnant à cela puisque la première version de Lagarce prévoyait un dialogue entre « la dame » et la « jeune femme »[[Jean-Pierre Thibaudat évoque ce manuscrit. Jean-Pierre Thibaudat, Le Roman de Jean-Luc Lagarce, Solitaires intempestifs, 2007, p. 306.]]Première version abandonnée puisqu’ici la « Dame » est dorénavant seule comme le montre l’ouverture du texte. Le temps de la représentation sera donc celui d’un dialogue où la déclaration d’une naissance à l’état civil, puis le cérémonial du baptême, suivi des inévitables fiançailles qui précèdent le rituel du mariage pour aboutir à l’enregistrement de la mort…ponctuent la vie des gens qui respectent l’étiquette. Narrative, explicative, démonstrative… Herbstmeyer mime et raconte ainsi les différentes étapes d’une vie qui s’organise en étapes. Marionnette de son récit, elle pleure à l’endroit indiqué, enfile la robe de mariée en guise de démo en s’inquiétant de ne pas avoir trouvé chaussure à son pied… La dame de l’état civil ou le professeur de maintien est donc aussi une vieille fille, rattrapée par ses sentiments et ses humeurs. Une catherinette périmée dont donnée en pâture au parterre. Herbstmeyer essuie ainsi les plâtres de l’écriture précise de Lagarce qui autopsie une âme contrainte. Car, et comme il existe un bon usage de la langue française, la « Dame » excelle en double négation, comme elle est aussi le champion des symboles et des chorégraphies de situations. On se baisse comme ci. On se baise comme ça. On meurt, mais pas n’importe comment et le deuil a ses couleurs. Et tout le temps de cette performance d’actrice, on appréciera les masques[[ Il ne s’agit pas à proprement de masque. Mais du masque qu’est le visage que définissait Grotowski.]]d’Herbstmeyer qui sont comme autant de visages distincts du personnage complexe que joue la comédienne. « Virtuose » a dit Thibaudat. Sans doute, mais plus encore et précisément, « arlequin ». Herbstmeyer est un arlequin féminin.
Savoir-vivre
Alors certes, Les Règles du Savoir-Vivre, pièce éditée, jouée, applaudie… est bien une « petite » comédie réussie. Mais, et pour autant que Lagarce le donne à entendre, c’est aussi une autre histoire. Celle finalement que Lagarce nomme tout au long de son journal par un titre sans ambiguïté Savoir-Vivre. C’est ainsi qu’il en parle et c’est ainsi qu’il l’évoque dans son journal. Savoir-Vivre, une pièce achevée en 1993, une pièce jouée en 1994, montée par lui-même puisque personne ne s’en est emparé. Une des dernière pièces de Lagarce qui voit la vie filée jusqu’à ce qu’elle l’abandonne le 30 septembre 1995.
Savoir-Vivre ajoute alors une couleur à ce qui était audible. Disons une nuance qui fait entendre une profondeur et une alliance entre la vie et la mort, ou plus simplement, la mort dans toute vie. Comédie beckettienne dès son ouverture « Si l’enfant naît mort » écrit-il comme un lointain écho au « j’ai renoncé de naître » du grand Sam. Pièce d’exclusion aussi où la pauvreté, « si on est pauvre… » entendra-t-on plusieurs fois, pointe et souligne une organisation et un ordre du Monde. Pièce de classe, en définitive, où la classe dominante et ses relais (les établissements de jeunes filles et les manuels de bons usages) forment de petites sociétés fascinantes pour les gens de peu. Herbstmeyer faisait bien ainsi la classe, mais sans doute l’entendait-on et la regardait-on dénoncer les fondations de celle-ci en en rappelant la valeur des usages.
Pièce ambigu, finalement, quand on songe que le protocole qu’observe les uns n’était pas sans rappeler ceux qu’aura suivi Lagarce. A commencer par le protocole clavari qu’il évoque dans son journal, quand il parle de sa maladie. Du protocole social, au protocole médicale, de la critique à la clinique, il y avait une communauté de sons…
Savoir-Vivre disait-il, et qui a lu le Journal de Lagarce sait qu’il entretint un art de vivre qui passait par vivre un art. Celui qu’il y avait au sein de la Roulotte, celui qui le maintenait auprès des amis et à l’affût des rencontres, celui du théâtre et de l’écriture.
Cette écriture dont un soir, à Marseille, alors que l’on achevait avec François Berreur une rencontre autour de l’œuvre de Lagarce, au Théâtre de la Criée, je lui disais qu’elle obéissait au principe de l’origami. C’est-à-dire un art du pliage. Une manière de plier une phrase, de la déplier en y ajoutant une variation (un adverbe, une antithèse…) pour lui faire rendre une autre logique, l’inscrire dans un autre espace sonore, etc. Une manière, bien à lui, de faire de l’écriture un espace plastique où un groupe de mots qui sert de noyau est l’objet d’extensions, d’agencements, de réductions. Art du pliage, dis-je, où le geste de plier et déplier les énoncés permet à Lagarce de jouer sur l’écoute de la phrase en introduisant du discontinu dans le linéaire, dans le scripturaire. Le pli où une manière de se reprendre, sans cesse et de se replier à l’intérieur même de la phrase. Et me rappelant Deleuze, j’imaginais alors que Lagarce était finalement, peut-être, un auteur baroque où le rire et les larmes, le sérieux et le comique, les formes intérieures de la pensée, la vie et la mort… se mêlent comme dans la vie, comme aussi au théâtre.