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L’écriture à Avignon (2009) : dramatique, postdramatique ou postpostdramatique ? – L'!NSENSÉ
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L’écriture à Avignon (2009) : dramatique, postdramatique ou postpostdramatique ?

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Où en est-on, en ce début de siècle, de l’écriture dramatique française ? Ces trois derniers termes conviennent-ils du reste toujours ? Ecrit-on encore, pour et avant la scène, des textes dramatiques publiés, lisibles et lus comme de la littérature ? Ces textes sont-ils encore dramatiques ou bien déjà « postdramatiques », radicalement différents de ceux qui les ont précédés ? Faut-il distinguer une production française, ou francophone, de celle d’autres langues, particulièrement quand les pièces sont surtitrées dans « notre » langue ? Autant de questions de principe qui se poseraient d’entrée à un observateur innocent et naïf venu à Avignon pour se faire une idée de l’état actuel de l’écriture et de sa mise en scène, voire pour « prendre le pouls du monde ».
Mais l’innocence est une vertu sûrement nécessaire à qui voudrait répondre à ces questions naïves en choisissant une dizaine de spectacles avignonnais dans le in comme dans le off . Ce choix en effet, plus arbitraire que raisonné, a lui-même été déjà précédé en amont par une série de décisions des programmateurs, lesquels sont autant de filtres entre les textes et leur destination scénique finale. Pour la programmation officielle, dont les critères échappent à l’entendement, on remarquera qu’elle reflète peut-être la présentation de cette édition 2009 par les directeurs du festival, Hortense Archambault et Vincent Baudriller : « L’homme a besoin de raconter des histoires car elles lui confèrent son humanité, lui permettent d’appréhender le monde et de combattre la tentation de l’amnésie[[Programme du 63e festival d’Avignon, p.3.]] ». Ce programme, quasi électoral—vague, vaste, irréalisable pour ne pas dire démagogique—annonce pourtant assez bien une tendance des mises en scène et de la programmation et de notre propre sélection : l’art de raconter, de parler du monde grâce à des acteurs représentant des personnages fictifs. Autant de critères qui, selon Hans-Thies Lehmann[[ Hans-Thies Lehmann, Postdramatisches Theater, Frankfurt am Main, Verlag der Autoren, 1999.]], sont caractéristiques de tout ce qui précède le postdramatique, y compris le théâtre absurde et le théâtre épique, lesquels «s’en tiennent à la présentation d’un cosmos textuel fictif et simulé[[Ibid., p.89.]] ». De ce cosmos, on ne présentera ici que quelques astres isolés, les cinq premiers dans le in, les quatre autres dans le off :
(1) Littoral de Wajdi Mouawad
(2) La Chambre d’Isabella, Le Bazar du homard, La Maison des cerfs, de Jan Lauwers
(3) Sous l’œil d’Œdipe, de Joël Jouanneau
(4) (A)pollonia, de Krzystof Warlikowski
(5) Le Livre d’or de Jan, de Hubert Colas.
(6) Naître à jamais, de Gabor Tomba et Andras Visky
(7) L’atelier d’écriture, de David Lodge
(8) La Mère, de Oh Tai Sok
(9) Fleurs de cimetière, de Dominique Wittorski et Myriam Hervé-Gil
Ce corpus comprend des auteurs qui—chose plutôt rare aujourd’hui—ont eux-mêmes mis en scène leur pièce ou leur montage. Seuls Lodge et Oh, bien éloignés de la scène, ont sagement échappé à cette rude tâche en la confiant à un metteur en scène. C’est précisément ce complexe texte-scène que nous voudrions interroger, afin d’en dégager quelques lignes de forces communes mais aussi quelques différences radicales. Pour faciliter les comparaisons, on partira des mêmes interrogations : mise en scène (1), écriture (2) et mythologie (3), lesquelles nous ont paru pertinentes pour les œuvres du in qui ont été retenues.

1. Mouawad (Littoral)
Wajdi Mouawad a très bien su utiliser la cour d’honneur, en ne luttant pas contre elle, mais en acceptant ses dimensions hors du commun. La façade du Palais n’est pas détournée ou masquée par des cloisons, elle reste visible à travers un rideau de lanières métalliques dont le léger entrechoc sous l’effet du vent produit un bruit « naturel »permanent. Un mur bas de plastique noir, bientôt recouvert des empreintes corporelles de tous les participants au spectacle, offre l’arrière-fond pour les groupes et les individus. Voici le décor planté pour cette fresque, cette trilogie de l’exil et du retour. Quelques éléments pourront être apportés et retirés pour signifier d’autres lieux. Mais l’essentiel réside dans la parole, une parole poétique immédiatement transférée dans le jeu. Le metteur en scène parvient à matérialiser, imager, « épaissir » tous les signes scéniques, à conférer une profondeur et une réverbération aux mots, en les laissant résonner dans des images fortes et prégnantes s’inscrivant profondément dans la mémoire. Parfois cependant le texte paraît se substituer ou s’ajouter à une situation, à une image qui diraient la même chose, et plus efficacement. Il suffit de comparer avec la « méthode Lepage » dont le texte, plus rare et compact, semble sourdre de la scène, alors que chez Mouawad il la précède, bloquant parfois la recherche scénique ou la redoublant de façon lourde ou redondante.
_Ecriture
La fable est toujours accessible et claire. Elle raconte une quête d’identité, évidemment jamais satisfaite, ce qui confère au récit clair, « primordial », originaire ( « qui fut mon père ? ») une cohérence qui tourne parfois au ressassement, notamment dans la seconde partie lors du retour au pays. Ce qui se trouve fort heureusement magnifié et absorbé dans le jeu et la scène est assez indigeste à la seule lecture. Dans ce « théâtre littéraire du récit[[Lehmann, op.cit.]] », le spectateur cherche le moment de la révélation ou de la reconnaissance, mais il doit constater l’absence de solution. Le héros, le jeune Wilfrid, porte son père mort sur son dos, vit un deuil pathologique. Son père, en costume noir, mi-Hamlet mi-Kafka, le poursuit sans mot dire. La famille demeure le cocon protecteur à la fois honni et recherché, ne serait-ce que pour se protéger des atrocités des guerres et des archaïsmes claniques. Malgré ces deuils et cette lassitude, le héros central, et à sa suite le spectateur, est toujours prêt à repartir de par le monde. Son odyssée est montrée et relatée dans un style assez classique, littéraire, voire rhétorique, malgré la crudité de certaines situations. La langue relativement transparente, néoclassique ne produit aucun « résidu »poétique, image ou sonorité, aucun signifiant qu’on pourrait traduire en un signifié.
_Mythologie
Du classicisme, la pièce garde l’universalité de l’histoire racontée. L’histoire a beau, on le devine par les interviews extérieures à l’œuvre, faire allusion à la biographie de l’auteur transplanté très jeune du Liban en France puis au Québec, elle ne propose aucune analyse politique ou culturelle de ce déplacement forcé ; les allusions restent ouvertes et ambiguës, elles ne renvoient pas à l’état actuel du Moyen-Orient, du moins à sa situation géopolitique. Ce théâtre fait certes allusion aux conflits et aux malheurs de la guerre, ce qui lui donne une certaine coloration sociopolitique, mais il se joue en réalité sur le grand théâtre du monde, il renvoie à une condition humaine, refuse de se situer sur l’échiquier politique ni même historique du monde réel[[Wajdi Mouawad, « Au journaliste qui me demandait qu’elle était ma position dans le conflit du Moyen-Orient, je n’ai pas pu lui mentir, lui avouant que ma position relevait d’une telle impossibilité que ce n’était plus une position, c’est une courbature. Torticolis de tous les instants. Je n’ai pas de position, je n’ai pas de parti, je suis simplement bouleversé car j’appartiens tout entier à cette violence. » Voyage pour le festival d’Avignon 2009, P.O.L., Festival d’Avignon, p.70.]].
Cette universalité de l’éloignement, en laquelle chacun de nous peut se reconnaître, nous rapproche-t-elle pour autant d’un mythe[[Pierre Smith :« A quoi reconnaît-on un mythe ? C’est d’abord un type particulier de récit dont le modèle a été donné par les histoires des dieux de la Grèce antique. Toutefois, bien des mythes ne sont pas des histoires de dieux, ce sont des histoires de héros mais distinguées des contes et des légendes, ce sont des histoires d’ancêtres mais distinguées des récits historiques, des histoires d’animaux distinguées des fables. » Article « Mythe », Encyclopaedia Universalis, 1985, vol.12, p.879.]] ? Pas au sens d’une mythologie ancienne ou moderne, en tout cas : il s’agit plutôt d’un mythe personnel tel que le définit Charles Mauron[[« Le mythe personnel et ses avatars sont interprétés comme expression de la personnalité inconsciente et de son évolution. ». Charles Mauron, Psychocritique du genre comique, Paris, Librairie José Corti, 1964, p.142.]]. Si le mythe est toujours récit des origines, il s’agit, avec ce jeune homme, des origines de sa famille. Ainsi le chevalier protecteur qui accompagne le jeune homme, mi-ange mi-vengeur, est une projection de ses peurs et de son désir de protection, il ne lève pas toute une armée, il n’entraîne pas derrière soi tout le monde ordonné et parallèle d’une mythologie, grecque ou autre. Les vivants et les morts coexistent dans le même espace scénique et mental ; ils déclenchent une crise d’identité, celle du père du héros lors du décès de son épouse à la naissance de leur fils et à présent celle du fils lors du décès du père. Le traumatisme est plus individuel que collectif : le père a dû choisir entre la mort de l’enfant et celle de l’épouse, avec la culpabilité qu’on imagine. De même, le jeune Wilfrid apprend le décès de son géniteur inconnu au moment culminant de son propre acte d’amour. Comme si le plus grand bonheur était nécessairement suivi du plus grand malheur. Dès lors le deuil, la mort en sursis ne cessent de poursuivre Wilfrid ou son père, ils déclenchent l’hostilité de toute la famille, ils refusent aux morts la paix d’une sépulture, celle de la mère comme du père. La guerre, omniprésente dans la pièce, c’est avant tout la guerre contre soi-même ou contre ses proches, ce n’est pas, ou pas seulement, celle bien réelle qui a embrasé un pays ou une région du monde.

Jan Lauwers (La Maison des cerfs)
_Scénographie et mise en scène :
La trilogie, rebaptisée Sad Face/Happy Face, reprend dans l’ordre La Chambre d’Isabella, Le Bazar du Homard, La Maison des cerfs. Elle est jouée dans la chaleur étouffante du même hangar, espace modulable présentant une scène ouverte très large et profonde, éclairée pleins feux la plupart du temps. L’intégrale nous mène d’une histoire à l’autre, évoquant successivement le passé, l’avenir et le présent. L’espace est offert à la vue, il n’est pas truqué, il se donne comme le support des évolutions de danse, du lieu où les danseurs se rencontrent et se préparent. Même absence de prétention dans le jeu qui fuit toute enflure et tout faux-semblant. Les objets semblent posés là au hasard, les dialogues à bâtons rompus sont souvent accompagnés à l’arrière-plan par un ou plusieurs danseurs ou prolongés par le chant du chœur.
_Ecriture :

La Maison des cerfs trouve son origine dans la mort du frère d’une des danseuses (Tijen), un photographe de presse tué au Kosovo. A partir de cet événement réel bouleversant, la troupe en repos plus qu’en répétitions invente et interprète une histoire quelque peu différente, elle réfléchit à l’art de conter, elle teste diverses pistes narratives, imagine cette maison des cerfs où vivent Viviane et ses filles. L’auditeur n’est jamais sûr du statut des locuteurs : sont-ils sérieux ou inventent-ils ces situations et ces dialogues souvent choquants ? Les personnages sont-ils morts ou font-ils par instants semblant de l’être ? La disparition du photographe devient le point de départ d’une situation comparable au Choix de Sophie : le photographe a dû tuer une femme afin de sauver la fille de celle-ci ; venu annoncer la nouvelle à la mère, il sera accueilli dans sa famille, puis tué par le mari, lequel sera lui-même vengé, etc. L’auditeur/lecteur doit corriger sans cesse la fable, les morts côtoient les vivants, le tragique alterne avec le plus mauvais goût, le lyrisme avec le prosaïsme. Une écriture de la conversation quotidienne, quasi « jetable » tenant du small talk, alterne avec une poésie de haut niveau.
Si l’on peut parler d’un retour de la fable, voire ici du conte de fée, d’un recentrage de la pièce sur un récit figuratif, d’un « ré-enchantement, d’une re-figuration du monde, ce retour à l’histoire et aux histoires n’a pourtant rien d’un apaisement, d’une consolation :« Que signifient les histoires ? Quel triste peuple que celui qui a besoin d’histoires. C’est pour cela que nous sommes installés dans la maison des cerfs. Loin de toutes ces histoires. Parce que nous voulions nous-mêmes devenir l’histoire[[Jan Lauwers, La maison des cerfs, Paris, Actes Sud-Papiers, 2009, p.39. Texte français de Olivier Taymans.]]». Brecht, en d’autres temps, plaignait le peuple qui a besoin de héros, Lauwers modifie la formule, considérant de son devoir de raconter des histoires concrètes. Polémique à peine feutrée contre un théâtre postmoderne méprisant la fable ? Plaidoyer pour un retour à un théâtre « humain », voire humaniste, passé de mode ? Quoi qu’il en soit, il mise sur des valeurs humaines, sur l’amour, le pardon, sur un « art du chagrin sculpté[[Erwin Jans, « La Maison des cerfs », Document-Programme du spectacle, 2009, p.6.]] ». Mais le « chagrin ne peut être sculpté. Existe-t-il une manière juste d’aborder le chagrin ? Existe-t-il une forme adéquate pour le chagrin et le deuil ? Ou le chagrin n’a-t-il pas de forme ?[[ Ibid., p.7.]] ». La parole et la danse ne sont-elles pas la seule réponse formelle au chagrin et au deuil ?
Cette écriture hétérogène, à géométrie variable, unique dans le paysage actuel, concilie des principes esthétiques contradictoires : auto-réflexivité postdramatique et naïveté mimétique des dialogues courants. Peut-être l’époque réclame-t-elle à présent un retour à des valeurs traditionnelles : amour, consolation, sensualité, plaisir de raconter ? Elle cherche une forme nouvelle qui ne soit pas un simple retour à la dramaturgie classique, mais restaure un peu le plaisir de conter et de reconstruire un fragment du monde.
_Mythologie :

« Pouvons-nous être comme le cerf avec sa tête ensanglantée qui danse le cul à l’air dans un champ d’œillets ?[[Ibid., p.49.]] », demande Benoît, le personnage du photographe contraint de tuer pour sauver une autre vie humaine. Cette image sanglante résume bien sa situation et celle de l’humanité, elle éclaire cette métaphore de la maison des cerfs. On a violemment ôté les bois du cerf, pour en tirer un aphrodisiaque destiné à l’exportation (coréenne), on mutile les humains et les artistes, sacrifiant leur goût de la beauté pour des raisons mercantiles ; on élève les cerfs, on apprivoise leur existence sauvage pour mieux les abattre ensuite ; on laisse danser les artistes dans un champ artistique magnifique aussi longtemps qu’on a besoin d’eux. Les habitants de cette maison des cerfs acquièrent quelques propriétés de ces animaux : oreilles, peau, liberté de mouvement. Ce totémisme conduit-il à une mythologie ? On n’ira pas jusqu’à l’affirmer. Même si Tijen est une Antigone moderne déterminée à enterrer dignement son frère et, par son témoignage, à braver la loi du silence. Le seul mythe est, tout comme chez Mouawad et Warlikowski, le traumatisme de la tuerie nécessaire à la survie, qu’il s’agisse de la survie alimentaire de l’espèce humaine ou de la folie meurtrière de la guerre. Comme le faisait autrefois remarquer Antoine Vitez à propos de Shakespeare et de Tchékhov, les petits faits quotidiens et les grandes structures mythiques se rejoignent souvent dans la tragédie moderne. La maison des cerfs représente pour eux le lieu de cette convergence que résume la chanson finale : « Nous nous aimons très fort et nous sommes fiers d’avoir si bien construit notre maison des cerfs (…). Il y a un temps où le haut se retrouve en bas où devient clochard celui qui était roi » (p. 58).

Jouanneau : Sous l’œil d’ Œdipe

_Scénographie et mise en scène :

En choisissant un espace bifrontal, Joël Jouanneau et son scénographe Jacques Gabel donnent à sentir la violence des conflits entre les protagonistes, qu’il s’agisse des frères ennemis ou des sœurs complices. Il suggère aux deux extrémités un ailleurs indéterminé : ce n’est ni un palais, ni, comme dans la Phèdre racinienne revue par Chéreau, un lieu trouvé de notre modernité. La laideur des cloisons en papier d’aluminium contribue davantage à plomber l’atmosphère qu’à produire une matière pour évoquer ce monde disparu. Fort heureusement l’interprétation de tous est remarquable et porte à elle seule le texte, malgré l’absence de direction de la mise en scène.
_Ecriture
Cette indirection est elle-même liée à l’absence de relecture radicale du mythe d’Œdipe. Certes, on comprend vite que l’enjeu n’est plus directement l’inceste, mais la déchéance et la clochardisation du personnage central (lequel disparaît d’ailleurs à mi-course) : l’exil, la marginalisation du réfugié, l’abandon de tous lui sont fatals, bien au-delà de son sentiment de culpabilité face à l’inceste. La seconde partie du texte et du spectacle est du reste consacrée entièrement à la double figure des frères puis des sœurs, à la différence radicale de leurs réactions et de leur attitude face à la vie.
Pourtant, le texte n’est ni une adaptation ni un montage de passages de Sophocle et d’Euripide, c’est une réécriture après et non d’après eux. Reconnaît-on pour autant la voix de Jouanneau ? Celui-ci se réclame, peut-être trop modestement, du synopsis du drame oedipien, mais peut-on s’en tenir à un argument, à une structure narrative sans imposer un point de vue, une relecture, une métaphorisation de la fable d’un point de vue contemporain ? Le problème est que cette fable relue n’est pas si évidente, du moins à la seule écoute du texte ou à sa lecture. Seuls les spécialistes de littérature grecque auront la faculté de repérer les éléments grecs originaux et donc les ajouts ou soustractions de Jouanneau. Chacun percevra en tout cas toute la différence avec les innombrables réécritures du mythe telles que la mise en scène et la littérature dramatique en ont connues au siècle précédent et qui proposaient une véritable thèse, fût-elle aberrante ou banale. La seule chose nouvelle –et l’auteur devrait en être très reconnaissant à son interprète–, c’est la figure décalée, déprimée, résignée, mais ironique, de l’ Œdipe de Jacques Bonnaffé, bonne fée qui s’est penchée sur le berceau de famille…
Jouanneau semble ne pas vouloir imposer sa propre écriture, comme dans ses autres pièces. Ne se contente-t-il pas d’une réécriture comme dans les années 1940 à 70 (avant Heiner Müller et Botho Strauss par exemple) seulement fondée sur les conflits entre personnages, sans effectuer de recadrage contemporain des conflits et de l’action ? Serait-ce encore un des effets de cette intimidation par les Classiques chère à Brecht ? Le retour au dialogue dramatique semble quelque peu faux, pastichant et forcé.
Quant à la textualité, elle ne sort pas non plus de l’ordinaire : la langue, néoclassique, simple et concise, a souvent la tonalité des traductions grecques de nos Classiques, avec des tournures légèrement archaïques et précieuses, notamment dans les effets d’ellipses, les phrases nominales ou la construction syntaxique. Comme si l’auteur n’osait pas imposer son style personnel habituel, trop préoccupé par le modèle ancien. Même les allusions à Pierre Michon, Henri Bauchau ou Emily Dickinson passent inaperçues, car passées au rouleau compresseur, ou à la moulinette, d’une réécriture « stylée ». La voix singulière d’un auteur unique fait cruellement défaut pour transcender ce patchwork ou compenser ce nivellement. Ecriture syncrétique et dramaturgie standardisée produisent un effet de sourdine, comparable à celui de Racine, selon Spitzer[[Léo Spitzer, « L’effet de sourdine dans le style classique : Racine », Etudes de style, Paris, Gallimard, 1970, pp.208-335.]], hélas sans la musique et la rythmique raciniennes…
_Mythologie
Le mythe d’Œdipe est si universellement connu qu’on finit par l’oublier ou par s’en lasser. Jouanneau n’en livre que quelques lointains échos à partir de la situation fondamentale. Il déplace la culpabilité incestueuse vers une question entre frères ennemis et sœurs rivales. Il ne se voit pas comme la victime des dieux, mais comme celle de son libre arbitre. Le meurtre du père tient plus du malentendu que du traumatisme. Il faut immédiatement signaler[[Avec Jacques Lacarrière, « Les trois Œdipe », Œdipe, traduit et commenté par J. L., Paris , Editions du Félin, 1994.]] que l’inceste d’Œdipe n’est pas commun à toutes les versions du mythe (le héros épouse alors sa belle-mère) et c’est là l’apport essentiel de Sophocle, tandis que le parricide doublé d’un régicide est une marque structurale indispensable du récit. En plaçant l’inceste au second plan, Jouanneau n’est donc pas radicalement infidèle au mythe. Cela ne suffit cependant pas à créer une nouvelle mythologie, sauf à concevoir, comme y insiste Jouanneau, les contrastes entre les frères ou entre les sœurs comme fondateurs, cohérents et d’en proposer une confrontation dramatique, qui rappelle plus Anouilh qu’Euripide. En insistant sur la sororité (plus que sur la fraternité et a fortiori sur la paternité), Jouanneau tente bien d’en donner une vision collective contemporaine, un mode de représentation et de comportement. Cette vision se transforme-t-elle pour autant en un mythe, autre que le mythe personnel de l’auteur ? Ambitieuse par l’étendue de la fable, elle ne propose en revanche aucune relecture singulière, la pièce de Jouanneau semble avoir grande difficulté à rester centrée sur Œdipe et à réévaluer la question tragique, à resituer Œdipe dans une mythologie contemporaine dans une écriture de son temps. Dès lors l’écriture stylistiquement très plate, la fable prévisible ne produisent aucun contenu nouveau, elles ne génèrent aucune relecture. Il n’est certes pas impossible que la relecture appartienne à l’époque révolue (années 1950 à et 60) de l’analyse dramaturgique et la métaphorisation de l’interprétation des Classiques dans un récit et une thèse contemporains.
On est donc bien loin d’une écriture postmoderne ou postdramatique, qui, en se consumant laisserait une matérialité, une « cendre » intraduisible. Il est juste de préciser que ce brevet de postmodernité n’était nullement recherché par l’auteur, bien au contraire, soucieux simplement qu’il était de faire entendre dans son œuvre les échos de ses lectures, de « décrire les traces aujourd’hui de ce mythe sans âge[[ « Entretien avec Joël Jouanneau », Programme du festival d’Avignon, 2009.]] ». Mais était-ce suffisant ?

Warlikowski : (A)pollonia
_Scénographie et mise en scène :

Comparé à la scénographie légère, quasi invisible de Mouawad pour son intégrale dans la cour d’honneur, la scénographie de Warlikowski et Malgorzata Szcesniak fait l’effet d’une énorme météorite posée maladroitement dans un espace trouvé par hasard. Des mansions, constructions de scénographies montées sur roues, pivotent ou se déplacent latéralement, amenées et retirées selon les besoins, des sous-lieux apparaissent et disparaissent. Des volumes considérables se déplacent, mais la machinerie paraît déplacée dans ce lieu sacré de la parole : les parois latérales des mansions gênent un peu la vue des infortunés spectateurs placés latéralement. Les images de la vidéo live retransmises sur les surfaces du décor sont envahissantes, même si elles sont utiles à suivre les détails d’une parole émise avec la subtilité d’un théâtre de poche.
Ces espaces gigognes, imbriqués ou collatéraux, ces morceaux de machines et d’intérieurs trouvent leur correspondance dans les fragments de textes, dans les contextes hétéroclites auxquels le montage dramaturgique fait appel. La mise en scène apparaît ici plus que jamais comme l’art d’associer les volumes dramaturgiques, de disposer et de varier les sources d’énonciation (jeu, micro, vidéo), de faire signifier des ensembles distincts dans un projet commun. La mise en scène, n’est-ce pas l’art du rebond, de la connexion, du rythme, l’art de générer et de maintenir l’intérêt ?
_Ecriture
Malgré l’abondance des textes et l’intensité du débit accentué encore par le polonais mitraillé en direct dans la nuit provençale, malgré les surtitres fébriles lancés comme une cause perdue pour l’entendement, l’écriture dramatique n’est pas ce que le spectateur remarque tout d’abord. Elle est en effet incarnée et « machinée » par la scène. Le montage est plus scénique et thématique que textuel ou littéraire, car les citations des auteurs (d’Eschyle à Euripide, d’Andersen à Tagore, d’Hanna Krall à Jonathan Little) ne sont pas « remixées »par le metteur en scène, dramaturge et écrivain scénique. Elles font bloc avec le dispositif et le jeu des acteurs. En ce sens elles se situent dans la tradition des montages dramaturgiques des années 1970 et 1980, avec lesquels elles partagent la volonté de dénoncer la société actuelle avec des matériaux . Elles n’ont évidemment pas été choisies au hasard : elles sont reliées par le thème du sacrifice et de ses nombreuses motivations, avec des exemples datant de la mythologie grecque jusqu’à la seconde guerre mondiale. Il faut le talent du metteur en scène pour raccrocher des épisodes disparates provenant des différents auteurs du montage grâce à une certaine unité dans le jeu et dans la dénonciation jamais démentie. Aucune écriture personnelle –faut-il s’acharner à le regretter ?—n’est en mesure de reconsidérer la mythologie du point de vue de notre monde. Les situations des personnages mythiques sont certes analogues, mais qu’est-ce que la résultante dit au juste sur notre monde ?
_Mythologie

Quels que soient les textes et ceux qui les prononcent, ils sont les uns et les autres guidés par une volonté polémique et provocatrice devenue rare aujourd’hui. Le recours à des personnages mythologiques grecs et à leur sacrifice, volontaire ou imposé, n’est pourtant qu’un habillage, un masque érudit pour parler d’autre chose : du sacrifice des résistants au nazisme pendant la guerre, de la culpabilité des survivants et des non-héros, de l’antisémitisme, de la lâcheté de la population durant l’intermède communiste, sans oublier des thèmes récurrents de Warlikowski, plus discrets cette fois-ci : l’homophobie, le populisme, l’anti-sémitisme, la mainmise de l’Eglise sur les consciences. On admirera la vaillance de cet enfant terrible surdoué, on saluera son entrée à Varsovie sur une voie royale, quoique de garage, un garage miraculeusement préservé qui vient d’être mis à la disposition de l’artiste, et transféré dans la cour d’honneur. Mais on se souviendra aussi que les conditions et les attentes du public d’Avignon et de Navarre sont passablement autres. La provocation de la comparaison entre le génocide des Juifs et l’exploitation des animaux peut légitimement choquer, tout comme la mise en doute des motivations personnelles lors d’un sacrifice et d’un acte d’héroïsme. Il reste toujours possible d’universaliser, et par là de « dédramatiser » ces conflits en les tenant pour des expériences universelles, « gelées »par la mythologie grecque. On peut également y voir la production d’un mythe personnel, dans la pure tradition du théâtre de metteur en scène à la polonaise, celle d’un Szaina, d’un Lupa ou d’un Kantor. En appliquant la psychocritique de Mauron à la mise en scène, à savoir en « superposant » les productions successives du metteur en scène, quelles que soient leur origine textuelle, « on fait apparaître des réseaux d’associations ou des groupements d’images, obsédantes et probablement involontaires[[Charles Mauron, Psychocritique du genre comique, Paris, Librairie José Corti, 1964, p.142.]]». Ce travail reste à faire. Il devra se garder de tomber dans le biographique, devra dépasser la personne de l’artiste, ses tics et son idéologie du moment. Ainsi une mythocritique nous aiderait à cerner les écritures en devenir, qu’elles soient individuelles ou collectives, scéniques ou purement textuelles. Reste à savoir si la mythologie grecque n’est pas chez Warlikowski ou Jouanneau qu’un habillage sur ce grand corps social fatigué qu’est le nôtre.

Colas : Le livre d’or de Jan

_Scénographie et mise en scène :

Sur la scène du couvent des Carmes, un panneau de verre reflète le public tel un miroir avant que ne commence le spectacle. En fonction de la lumière, il devient tour à tour une vitre translucide ou opaque, une surface de projection, une série de faces éclairées. Cet objet kaléidoscopique se prête fort bien au thème central de la pièce d’Hubert Colas. Chacun évoque en effet à sa manière la figure disparue de Jan en apportant son témoignage en quelques mots.

_Ecriture

Pour dire cette absence, voire cette inexistence (car nous n’avons pas de preuves de l’existence de Jan), la pièce accumule les souvenirs et les témoignages de ses amis. Le portrait qui en ressort est pétri de contradictions, mais on comprend que l’identité de l’autre, notamment dans le souvenir, est nécessairement ouverte, voire vide. C’est en quoi réside le charme vertigineux de cette expérience. Mais aussi sa fragilité, car une fois le mécanisme textuel entrevu, la répétition des mêmes types d’énonciation devient vite lassante. Elle ne débouche en effet sur aucune fable, ni sur aucune conclusion. Ce n’est certes pas le propos !L’idée est plutôt de laisser l’acteur se confronter avec la présence de son corps et de ses mots qui ne renvoient pas nécessairement à la réalité, à notre réalité. Montrer l’irruption de soi-même face au regard de l’autre. Faire toucher au spectateur la sensation de présence et d’événement, lui faire accroire qu’il va finir par rencontrer ce Jan, que tout dépend au fond de lui, retarder le sens en restant dans la sensation, dans l’immédiateté[[Hubert Colas : « Il s’agit de préparer l’acteur au passage des mots depuis son corps, à celui des spectateurs. Cette approche suppose avant tout une écoute de ses partenaires et une prise de conscience de l’espace. Une matière, dans l’espace, dans les corps, commence alors à apparaître. Quelque chose est en transformation : c’est la matière-langue. » Entretien avec Julien Fisera, revue électronique, Théâtre de la Colline, 2008.]].
L’expérience n’est pas sans intérêt, qui consiste à faire de la pièce une performance grandeur nature, à tester la résistance du matériau textuel autant que la patience du spectateur. Dans ce contexte avignonnais de restauration élégante d’une dramaturgie moderne, voire classique, on saluera l’originalité de tester les grandes questions qui agitent le petit monde de la postmodernité : faux/vrai, absent/présent, représenter/faire, paraître/apparaître, etc. Mais la conclusion scénique de cette expérience théorique est bien maigre. Et ce ne sont pas les sketches loufoques ou absurdes qui feront progresser la réflexion. Comme dans la performance, l’irruption du réel, par exemple sous la forme du risque ou du hasard, est censée revitaliser et déconstruire le théâtre. Le réel a pourtant peine à se montrer tel quel sur une scène : les acteurs cherchant l’équilibre dangereux sur deux pieds de leur chaise ont tout de même pris la précaution de mettre un casque ; et la preuve qu’on peut faire une omelette sans casser des œufs ne résiste pas aux …œufs. Les improvisations des acteurs paraissent, elles aussi, très bien calées et donc quelque peu faussées. On sent bien que chacun risque quelque chose, tout comme le spectacle, mais est-ce encore possible en ce lieu normé ? Peut-on enfermer l’imprévisible et la performance dans un cloître ? Même Martina Abramovic, la grande prêtresse de la performance, avait préféré (à Avignon en 2005) faire une rétrospective balisée de ses performances passées. Suffit-il de provoquer le regard et la patience du spectateur ? La matière du rien est-elle encore montrable ?
Ce spectacle nous livre-t-il le portrait robot du postdramatique ? Il en a les ingrédients, mais aussi la fragilité : fin de la représentation, irruption du réel, auto-référentialité du propos, performer présent en lieu et place d’un acteur représentant une personne, passage des mots depuis le corps de l’acteur vers celui du spectateur, virtuosité des médias, etc. Tout semble réuni pour la photo finale.
_Mythologie :

C’est en ce sens qu’on pourrait parler d’une nouvelle mythologie postmoderne ou postdramatique : elle se définirait par ce qu’elle ne veut plus être tout en ne sachant pas encore ce qu’elle sera. La difficulté pour l’écriture et la dramaturgie postdramatique, c’est de déterminer, dans un texte ou un spectacle, ce qu’elle considère comme venant contre ou après. Car les critères de ce ‘post’ sont encore dépendants de ce à quoi ils s’opposent. Ainsi en va-t-il des critères négatifs du ‘postdramatique », dès lors qu’ils touchent à des notions « évidentes »pour l’observateur, comme l’action, le sens, la personne, la présence, l’identité. Toutes ces notions sont si ancrées en nous qu’elles résistent mal à leur négation.
« Postdramatique » : ce dont il faut se souvenir, un pense-bête pour nous noter des choses qu’il nous reste à faire pour être à la page.
L’écriture ou le théâtre postdramatique serait comparable à la mythologie au sens de Barthes : « le dévoilement qu’elle opère est donc un acte politique : fondée sur une idée responsable du langage, elle en postule par là même la liberté. Il est sûr qu’en ce sens la mythologie est un accord au monde, non tel qu’il est, mais tel qu’il veut se faire (Brecht avait pour cela un mot efficacement ambigu : c’était l’Einverständnis, à la fois intelligence du réel et complicité avec lui[[Roland Barthes, « le mythe aujourd’hui » (1957), Mythologies (1957), Œuvres complètes, Paris 1993, tome 1, p.717.]]) »
Intelligence et complicité du postdramatique : tout n’est-il pas dit ?
Rien, à vrai dire, n’est encore dit…Les quatre derniers exemples, empruntés au festival off, nous donnent de tout autres réponses à la vague postdramatique, se situant tantôt avant elle, tantôt après elle. Ces cas de figure sont autant de moyens de prendre position dans le débat du « post ». Les solutions diffèrent du tout au tout.

Visky et Tompa : Naître à jamais
La pièce du dramaturge hongrois contemporain, Andras Visky, directeur artistique adjoint, avec son metteur en scène, Gabor Tompa, au théâtre de langue hongroise de Cluj (Roumanie), nous vaut un très beau spectacle visuel, sonore et poétique. Le thème en est la vie d’un homme dans la Hongrie antisémite des années 1930, les camps de concentration nazis, le malheur et l’échec de toute vie personnelle et familiale après la guerre.
La structure de la troupe, mais aussi l’esthétique de la mise en scène sont typiques de la grande tradition professionnelle du théâtre d’Art de l’Europe centrale. Le langage scénique s’incarne dans une logique de l’image. Le noir et blanc rappelle un cauchemar kafkaïen : redingote et chapeau noir, fuite et persécution. Cet individu aliéné, déplacé (« Il n’y a nulle part où revenir ») est étranger au monde. Il n’est plus qu’une silhouette anonyme dans le groupe de poursuivants et de victimes. La grande force et cohérence de la mise en scène réside dans l’atmosphère sombre, dans le jeu chorique des acteurs, dans l’harmonie parfaite de tous les éléments scéniques : on pourrait parler de « mise en scène bien faite », comme on disait autrefois « pièce bien faite ». En ce sens, la mise en scène peut aussi se dire « moderne », à la manière de la littérature moderne de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècle, au temps justement de Kafka : même cohérence radicale, même absurdité bureaucratique, noirceur existentielle absolue mais sans l’humour rédempteur d’un Kafka ou d’un Beckett.
Pour qui ne comprend pas le hongrois, ce langage visuel d’une précision chirurgicale et d’une rigueur extrême suffirait presque pour suivre la fable. Les mots semblent sourdre des situations visuelles. En suivant les surtitres, on s’aperçoit vite cependant que le texte, tranchant comme un silex, est tout aussi radical que la scène[[Surtitres de Thierry Loisel.]]. On sait la difficulté à « illustrer » scéniquement un texte poétique. Le poème dramatique et les dialogues quasi absurdes de l’étranger avec sa famille et son époque sont très intenses, et toute image scénique paraîtrait vite redondante. Fort heureusement, Tompa leur donne une figuration minimale et toujours cohérente. Ici la mise en scène achève vraiment le texte—sans jeu de mots !
L’écriture de Visky tait beaucoup (là où celle de Lauwers ou de Jouanneau était si prolixe). La scène ne tente pas d’expliquer, elle restitue une atmosphère, assure une tension avec la parole. Elle maintient l’énigme du texte, ce qui ne veut pas dire, bien au contraire, qu’elle le rende illisible ou incompréhensible. Car les allusions au judaïsme, aux camps, à la vie d’après-guerre dans la Hongrie communiste sont perceptibles derrière l’énigme, quand bien même celle-ci échappe au protagoniste[[« Je ne sais pas ce qui nous est arrivé… Je ne sais pas quelle est notre histoire », dit l’homme (scène 13)]]. Nous sommes encore dans l’écriture « herméneutique », à savoir hermétique mais dont on perçoit les nœuds, et donc la possibilité d’en dénouer le sens. Autant dire fort éloigné du postdramatique ! Si Visky est moderne, alors Jouanneau et Mouawad sont classiques, et seul Colas est postmoderne… Le récit à la Beckett (lequel est d’ailleurs parfois cité et référencé en note) est énigmatique, mais ouvert à l’interprétation, au déchiffrement, avec certes les risques que cela comporte, comme Œdipe a pu autrefois le constater.

Lodge : L’atelier d’écriture
On ne saurait imaginer de plus grand contraste qu’avec l’oeuvre du romancier anglais David Lodge, connu pour ses satires du milieu universitaire et dont la pièce, The writing game (1990) vient seulement d’être traduite et créée en français[[David Lodge, L’atelier d’écriture, Paris, Editions Payot et Rivages. Traduction de Béatrice Hammer et Armand Eloi.]] L’atelier d’écriture met aux prises trois écrivains, deux hommes et une femme, venus diriger un stage d’écriture et qui ne tardent pas à s’opposer sur tous les fronts, notamment littéraire, philosophique, sexuel et pugilistique.
Cette oeuvre solidement charpentée, parfaitement construite, drôle dans la satire, ne pose aucun problème d’interprétation[[On s’en rend compte en consultant les notes du journal de Lodge lors de sa création au Birmingham Repertory Theatre en 1990, reprise dans « Play-back : extraits du journal d’un écrivain », pp 101-121 de l’édition française. L’auteur se préoccupe surtout du casting et des améliorations du jeu, en évitant de choquer le public ; Il veille à l’exactitude du texte dit par les acteurs, quitte à le modifier, notamment en coupant ce qui n’est pas absolument nécessaire. La connaissance intuitive des mécanismes dramatiques et du jeu de l’acteur chez David Lodge l’aident à trouver le texte définitif, lequel existe par conséquent aussi et surtout à la lecture.
Rideau.(p.99).]] et la mise en scène d’Armand Eloi trouve le bon rythme et des acteurs drôles et précis pour la défendre. Elle n’a du reste besoin d’aucune défense, tellement les répliques et l’intrigue coulent de source. Pièce bien, très bien, voire trop bien faite à tel point qu’on peut en prévoir les développements et les tournants, les conflits et leurs solutions, les ruses et les résolutions. Lodge maîtrise parfaitement son sujet et les règles de la dramaturgie classique : il concentre l’action, veille à la combinatoire de toute bonne comédie de Boulevard : coucherie, jalousie, conflit, dans l’ordre ou dans le désordre. Son écriture trouve la parfaite adéquation entre situation, personnage et thématique. La mise en chaudron de tous ces éléments détonants ne saurait être qu’explosive, mais cette locomotive à vapeur fait efficacement avancer ce qui aurait pu constituer un lourd train d’idées.
Il est passionnant d’observer comment le romancier Lodge procède lorsqu’il écrit pour la scène. Il garde une verve comique et un humour tout aussi dévastateur que ceux de sa prose. L’écriture dramatique n’a certes pas le temps et la nuance dont dispose le romancier, quoiqu’une bonne partie de ses descriptions se retrouvent dans des didascalies très élaborées et fidèlement observées par la mise en scène. Ceci le conduit à gauchir et à caricaturer ses personnages. Ils ont de vifs et spirituels échanges ; Leurs dialogues s’enchaînent avec brio ; les bons mots fusent. Le naturalisme dans l’écriture aboutit souvent, ici comme ailleurs, à des portraits paraissant complexes et individualisés, qui sont en fait stéréotypés et simplistes : le romancier juif américain, agressif et névrotique, la romancière à l’eau de rose portée sur les réalités charnelles, le jeune auteur dandy et impuissant sont autant de figures imposées d’une commedia dell’arte des Belles Lettres. Est-ce la raison pour laquelle David Lodge dramaturge, paradoxalement, pratique moins l’ellipse, l’understatement et la démotivation des personnages, procédés qu’il maîtrise parfaitement dans ses romans ? Dans sa pièce, il ne laisse rien au hasard et tend à expliciter, ou du moins à appuyer, les attitudes obsessionnelles des artistes. Il est sûrement plus difficile et risqué de « dé-motiver » les personnages de théâtre, de leur octroyer une plus grande ouverture ou ambiguïté : n’est pas Tchékhov qui veut ! Le naturalisme, dans le texte dramatique comme à la scène, a tendance à trop appuyer ses effets, à souligner ses thèses, à rendre pesant et explicite ce qui devrait rester dans le non-dit ou l’ironie. Les dialogues brillants, tout comme le jeu ou la scénographie, visent, semble-t-il, à être immédiatement efficaces, ils s’épuisent dans une certaine complaisance. Mais à ne prendre aucun risque formel, ne risque-t-on pas d’ennuyer formellement le spectateur ? Celui-ci, certes, ne s’ennuie pas, mais il ne cherche pas non plus au-delà de la surface brillante. La forme éprouvée de la comédie réaliste laisse à désirer, dans tous les sens du terme. Dans l’ esprit de Szondi, on pourrait dire que la forme déjà éprouvée ne suscite pas de contenus narratifs ou philosophiques nouveaux. La pièce ne propose aucune expérience formelle, elle en reste au vraisemblable d’un texte réaliste, voire naturaliste de la fin du dix-neuvième siècle et non pas, comme on aurait pu s’y attendre avec un romancier virtuose comme Lodge à une manière épique de présenter l’action. Sa dramaturgie ne parvient pas à « rebondir », à relever le défi de l’épique ou de l’intime, elle proscrit toute recherche formelle. Seule audace non naturaliste : l’écrivain lit son manuscrit sans regarder sur ses feuillets. La touche d’autofiction et d’autoréflexivité n’est sensible que dans la pirouette finale, elle n’affecte pas la structure d’ensemble[[ LEO. (Sournoisement) Je viens d’avoir une idée pour une pièce de théâtre.
MAUDE (le regardant).Une pièce ?
LEO : Ouais. Cinq personnages, plus un au téléphone.
Maude fixe Leo. Il soutient son regard sans sourciller.
MAUDE. Vous n’oseriez pas.
LEO. Tu crois ?]].
La dramaturgie de David Lodge n’a rien de révolutionnaire ! Elle ne constitue pas une restauration de la dramaturgie classique après un intermède postmoderne et post-dramatique. Elle est la continuation de la pièce bien faite, elle-même avatar lointain de la tragédie ou de la comédie classique. En cela elle est représentative d’un pan considérable de la production contemporaine, celui de la comédie satirique, voire presque du théâtre de boulevard, souvent bien conçu et assuré du succès, un théâtre archi-dramatique et bien ficelé, qui n’a probablement jamais entendu le qualificatif de « postdramatique ».
Mais qu’en est-il « à l’étranger », dans une culture non européenne ou américaine (nord et sud) ? Cette catégorie du postdramatique nous aide-t-elle à retracer l’évolution récente de « leur drame » et de « leur pratique théâtrale » ?

Oh Tae-Sok : La Mère
La Mère (1982), pièce très connue d’un des plus grands dramaturges coréens contemporains, Oh, Tai-Sok, est assez représentative du renouveau de la dramaturgie des années 1980. La mise en scène de Lee, Jong-Il, l’interprétation de Jo, Do-Kyeong, témoignent de la grande qualité de la pratique « théâtrale » (terme dont la pertinence reste à vérifier) en Corée.
Dans ce court et poignant monologue, une mère raconte sa vie misérable, sa difficulté à nourrir et élever son fils, son désespoir, lorsque celui-ci est fusillé pour avoir agressé un supérieur. Elle décrit de son point de vue presque naïf son amour maternel, ses humiliations, son honneur perdu, sa quête pour assurer à son fils un mariage posthume avec une vierge récemment décédée afin de rétablir l’ordre selon les croyances shamaniques.
Nul besoin d’être coréanologue pour apprécier ce récit et sa traduction scénique. On les reçoit à la fois comme pierre précieuse exotique et comme coup de canif au cœur. On admire l’art inné de la conteuse tout comme la virtuosité dramaturgique et poétique de l‘auteur. Ce récit pathétique est incarné par une actrice capable de produire des émotions viscérales tout en en contrôlant parfaitement son expression faciale et gestuelle. Lorsque l’émotion se fait trop intense, la parole passe naturellement au chant du Pansori. L’actrice esquisse alors quelques mouvements dansés, accompagnée par les percussions minimalistes du Puk (tambour rond) et du Jing (petit gong) Elle se déplace d’un lieu à l’autre de la scène, avec une très sûre logique dramaturgique ; elle fait un très bel usage des objets : soleil ensanglanté au début et à la fin, troncs qui permettent de hisser des objets qui caractérisent sa vie à chaque moment ; cuve et puits pour évoquer la plongée sous-marine.
Plus encore que pour la dramaturgie européenne, les mots du texte dramatique de O Tai-Sok ne sont qu’un des éléments, certes important, du récit et de la fable. La difficulté pour le spectateur occidental est de s’adapter à la lenteur du tempo, de coordonner les rythmes visuels, gestuels et auditifs, tout en lisant les surtitres !
La traduction théâtrale assure généralement assez bien le transfert de la construction dramatique d’une langue à l’autre, mais il lui est beaucoup plus difficile de rendre la textualité (la facture rythmique et poétique) du texte-source surtout si celui-ci use de métaphores et d’images propres à sa culture d’origine. La lecture des pièces en traduction se heurte toujours à cet obstacle concret du niveau de style, de la tonalité, de l’affectivité de la langue. Les traducteurs Han, Yu-Mi et Hervé Péjaudier rendent bien le texte dans sa simplicité et sa fluidité, restituant au personnage sa candeur et son aliénation. Comme pour Sous l’œil d’ Œdipe, texte original mais pastichant parfois les traductions du théâtre classique grec, la traduction de La Mère est écrite dans un français littéraire, normé, neutralisé. De temps en temps, des formules contemporaines ou des expressions argotiques qui sortent de la narration neutre, produisent un effet de modernité et de vulgarité[[Quelques exemples de ces expressions qui « jurent » avec le reste du monologue : « dégoter une vierge morte » ; « un truc trop moche » ; « Barre-toi, l’ingrate » . L’allusion aux dieux latins Mars et Jupiter surprend un peu dans la bouche de la paysanne coréenne…]]. Difficile de dire si le texte de O présente les mêmes décrochages stylistiques, s’il contient des expressions argotiques et de quel niveau ; toujours est-il que l’auditeur, et plus encore le spectateur de la mise en scène, est surpris des ruptures, des changements de registre. Il se demande si la mise en scène a trop occulté ces saillies de la langue vulgaire. Inversement, il s’étonne des quelques jeux de scène qui sortent du système général. Ainsi la mère suggère une sorte d’autopénétration avec un bâton pour signifier la manière dont elle est traitée par les hommes à qui elle demande secours. Ou bien lorsque le personnage apparaît in fine allongé sur le dos, la tête vers le public, les jambes écartées, cette image ultime nuit à l’impression d’ensemble, la contredit inexplicablement. Aurions-nous à ce point compris de travers et la pièce et son style de jeu ?
Y aurait-il un sens à se demander si ce type de représentation s’inscrit dans la dichotomie dramatique/postdramatique ? Ne vaudrait-il pas mieux comparer la façon dont dans chaque culture s’établissent les frontières et les interférences entre chant/parole/musique /percussions /mouvement /silence, et ainsi constater que les catégorisations ne coïncident pas nécessairement d’un univers culturel et artistique à l’autre.

Hervé-Gil et Wittorski : Fleurs de cimetières
Le dernier exemple de notre corpus est le plus physique ; c’est aussi, s’il faut parler net, celui qui nous a paru le plus abouti et nous a le plus touché, malgré la modestie de la production et l’absence de prétention du propos. Fleurs de cimetière et autres sornettes se définit comme de la danse-théâtre. Ce n’est pas, au sens de Pina Bausch, une danse théâtralisée, usant du mouvement autant que de la figuration narrative et dramatique, c’est un texte dit par une narratrice en regard et en contrepoint d’une chorégraphie utilisant diverses musiques et chansons.
Dans un coin de l’espace vide, six danseuses d’âge moyen attendent sur des chaises. L’une d’entre elles veut parler, mais la parole lui est refusée. Elle persiste cependant à vouloir s’exprimer, prend le public à témoin, lui livre ses vues humoristiques sur le vieillissement et la différence entre les femmes et les « zoms’ ». Ainsi retrouve-t-elle, pour ainsi dire, sa voix et celles des femmes dont les évolutions chorégraphiques, simples mais très délicates et subtiles, sont un vivant démenti au pessimisme du propos sur le vieil âge et ses « fleurs de cimetière », ces tâches brunes qui apparaissent sur nos mains vieillissantes. Car nous sommes tous concernés par cette réflexion et par la question du regard de l’autre et de nous-mêmes sur le corps mortel en décrépitude. Nous sommes tous des vieux en puissance : autant donc apprendre à danser avant qu’il ne soit trop tard.
Le dispositif de la parole et de la danse fait le charme et l’originalité de cette pochade. La danse n’illustre pas, ne redouble pas ce que dit le texte, elle se situe dans sa marge, elle prend souvent le contre-pied ironique de la narratrice qui se plaint des outrages du temps chez les femmes en particulier. Cette narratrice, celle que les autres, plus jeunes peut-être, veulent faire taire, s’adresse à un « tu », elle-même ou chacun de nous, pour l’avertir des ravages du temps et du jeunisme. Elle semble avoir perdu son moi, sa faculté de dire « je », qu’elle retrouve in extremis avec la parole, le goût de vivre et de partir , quelle que soit l’ambiguïté du mot :

— Moi, voulais autre chose ; comme tout le monde.

— L’ai déjà raconté, il y a longtemps…

— Partir, pas être dans le Gros Bazar du Grand Tout de la Soupe pour vieillards.

— Quelqu’un comprend ce que je dis ? Partir, partir, vivre, tout vivre !

— Peux parler maintenant ?
Dans ce qui pouvait sembler au début un discours alzheimérien, un moi s’est reconstitué, une joie de résister, de vivre, et de donc de danser, s’est manifestée, une énonciation textuelle s’est imposée. La réception de ce poème-danse est double : musico-motionnelle (perception des corps dansants) et discursivo-notionnelle (compréhension du texte poétique) . L’écriture trouve le ton, la danse la tonalité. Les mots arrachés au silence, à l’indifférence, au corps déficient atteignent leur but, dans la fiction de la femme autorisée à parler, à bouger et à réagir, comme en chacun des spectateurs.
Le texte de Wittorski est rythmé autant par la narratrice, ses réactions, ses piques dévastatrices, sa progression vers la lucidité que par les figures chorégraphiques. Sur une scène, le texte est toujours ailleurs : dans l’agencement du texte et du corps, de l’énoncé et de l’énonciation, du dit et du non-dit. Ce qui est verbalisé ne prend ici son sens qu’en fonction de la présence dansée, de la fable d’ensemble. Et, inversement, le groupe des danseuses, capable d’accueillir en son sein chacune avec solidarité et sécurité, contredit implicitement le tableau catastrophiste de la dame déprimée. Jusqu’à ce que le discours et la pratique de la danse se rejoignent dans un geste de communauté et de réconciliation.
Le texte est d’autant plus discret qu’il se met au service des actions dansées, il se donne d’abord comme la réflexion d’une vieille femme que les autres n’ont pas envie d’écouter. Il se révèle vite pourtant subversif : la femme ne se laisse pas abattre, elle se reconstruit[[ « Faut que construise un peu. Vous allez voir ».]], trouve ou retrouve ses mots et sa manière de résister. Le texte creuse donc en lui-même, il choisit un argument : les hommes vieillissent mieux que les femmes, du moins en apparence, puis il avance l’idée reçue que le mieux serait de se fondre dans le Grand Tout, et que « pour le grand tout, c’est un zom’ qu’il faut être ». Ce principe de l’universalité de la condition humaine, invention masculine s’il en est, n’est pourtant qu’une Grande Soupe de la normalité. La narratrice refuse à présent de la boire, ce qui lui vaut les foudres des autres femmes, celles qui continuent à marcher, à danser, mais n’ont pas la parole, celles du groupe dansant. Reste que la peau se plisse et se tache avec les ans, mais que les « zom’ » s’en sortent mieux que les femmes, du moins dans le regard de l’autre, car « c’est quand ils ont la peau lisse qu’on ne les regarde pas. Nous le regard, c’est ‘encore’, et eux, le regard, c’est ‘enfin’ ». Reste donc à la femme à « assumer » ou bien à « partir », si elle ne veut « pas être dans le Gros Bazar du Grand Tout de la Soupe pour vieillards ». Vivre ou se suicider, telle semble être l’alternative, somme toute logique. Le texte n’amène ces arguments (explosifs et encore tabous dans notre société occidentale) que subrepticement, en douceur, selon la logique et la verbalisation de celle qu’on voulait réduire au silence. Il colle parfaitement au monologue intérieur « extériorisé » dès lors que la femme vieillissante « peut parler maintenant ? ».
Conclusions (peu) générales
On évitera de conclure, en tout cas de généraliser à partir de ce corpus réduit et donc peu représentatif. Il y aurait peu de sens à chercher des thèmes communs, des obsessions du moment, encore moins à se concentrer sur une langue ou un pays, puisque tout finit par se traduire et donc par se savoir.
Tout au plus risquera-t-on cette observation : nos auteurs et nos metteurs en scène semblent prendre ou reprendre goût au récit, au plaisir de raconter. Ce retour de la fable (notamment chez Mouawad, Lauwers, Jouanneau) s’accompagne tout naturellement d’une re-dramatisation, d’une re-figuration, d’une re-caractérisation des personnages. Ce retour de la représentation, au sens philosophique de Darstellung, après cette « Entzug der Darstellung[[ Thies Lehmann, op.cit.]] » (retrait de la représentation) du théâtre post-moderne, est partout sensible dans les spectacles étudiés et dans bien d’autres. S’agit-il pour autant d’une restauration de l’ordre ancien, à savoir : de l’ordre moderne après les expériences postmodernes ? « Le texte qui n’est plus dramatique[[Pour reprendre le titre du livre de Gerda Poschmann, Der nicht mehr dramatische Text, Narr Verlag, 1997.]] » des années 1990 s’effacerait-il devant « le texte de nouveau dramatique » de ce début de siècle ? On hésitera à l’affirmer. Cette restauration reste en effet limitée, elle ne concerne au fond que des genres qui n’ont jamais vraiment évolué comme la pièce de boulevard ou la comédie légère (Lodge), la réécriture de mythes, le monologue (O, Tai-Sok) ou le théâtre se voulant engagé et critique (Warlikowski), lesquels genres ont besoin de règles claires, d’actions immédiatement lisibles, d’une écriture linéaire. Cette restauration est donc limitée, elle n’a pas réussi à véritablement inventer, comme les deux Robert (Wilson et Lepage), une manière à la fois légère et sophistiquée de raconter par l’image et le texte. Leurs grandes cosmogonies ne convainquent guère : trop lourdes (Jouanneau), répétitives et empruntées (Mouawad), systématiques et simplistes (Warlikowski). Ces trois derniers auteurs-metteurs en scène, produisent des textes et une esthétique scénique néo-classiques, ce qui est tout le contraire d’une innovation formelle, d’un véritable renouveau de la dramaturgie dans sa forme ou dans son contenu.
C’est probablement ce qui explique leur manière tragique, anachronique, apolitique, de parler de la guerre (Mouawad, Jouanneau, Warlikowski, Lauwers et Visky), aux antipodes d’une approche politique, socio-économique et véritablement critique (celle des années 1960, par exemple). Certes, la guerre chez eux est omniprésente, mais elle est toujours réfléchie dans la conscience malheureuse d’une personne, en général le protagoniste du récit. Pour l’auteur franco-libano-québecois, guerre et solitude individuelle se recoupent dans une vision existentielle, personnelle, tragique de la guerre vécue comme une inévitable calamité. A la manière d’un Laurent Gaudé[[ Par exemple dans Pluie de cendres, Actes-Sud Papier, 2001.]] Mouawad parle de manière plaintive du monde, ou plutôt de notre perception du monde, mais il ne propose pas la moindre lecture politique. Seul Warlikowski s’efforce de façon plus directement politique et polémique de parler de la Pologne et de l’Europe, de revenir sur la question de la culpabilité face à la shoah : un beau travail formel mais aux résultats incertains quant à leur message politique.
Le renouveau formel vient peut-être en priorité des petites formes, des structures plus modestes, des expériences atypiques. Que ces expériences soient fortement poétiques, post-beckettiennes, condensées comme dans Naître à jamais, ou ironiques en regard des corps dansants comme dans Fleurs de cimetière, ou bien encore fondues dans le mouvement dansé et chanté comme dans La Mère, elles ont en commun un léger, un imperceptible déplacement du texte et de sa stratégie. Dans les deux premiers cas, texte et mise en scène se nourrissent réciproquement, sans tomber dans l’illustration redondante (comme chez Jouanneau, ou Warlikowski). Pour La Mère, le texte se dissout dans les affects et les vibrations du corps et de l’image sonore et rythmique.
Ces exemples avignonnais nous aideront-ils à resituer les derniers développements du dramatique et du postdramatique ? C’est peu probable ! Ni pour en confirmer ni pour en infirmer la pertinence. Ils nous suggèrent en tout cas que toutes les nuances du théâtre pré-, archi- ou post-dramatique sont dans la nature, telles des fleurs, magnifiques ou vénéneuses peu importe, qu’il vaudrait mieux admirer de loin plutôt que cueillir pour les mettre en pot.