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Wajdi Mouawad : Le retour des histoires – L'!NSENSÉ
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63ème Festival d’Avignon

Wajdi Mouawad : Le retour des histoires


Lentement la cour d’Honneur du Palais des Papes revient à la lumière du jour après qu’elle a été envahie par la nuit. D’un coup, le chant strident des oiseaux gagne le ciel avec les premières lueurs du soleil qui les montrent emprunter des trajectoires improbables. Sur les fauteuils, à la dernière de la trilogie que présentait Wajdi Mouawad, le peuple des spectateurs reprend ses couleurs estivales, abandonne les plaids bleus et bruns, et se levant, salue la performance du quebeco-libanais et de son groupe de compagnons. Sur la scène, avec les comédiens, puis bientà´t avec tous les acteurs de cette nuit, une vague d’applaudissements vient faire écho à la fresque Incendie, Littoral et Forêts donnée pendant un peu moins de douze heures.


63ème Festival d’Avignon


De l’horloge au matin
Vers huit du matin, descendant l’avenue de la République qui prolonge la place de l’Horloge, une masse de spectateurs-globe-trotters apparaissait. Sac de couchage froissé sur l’épaule pour les uns, coupe vent ouvert de randonneurs égarés pour les autres, pulls colorés, sac à provisions informe, démarche nonchalante, visages aux traits tirés à peine camouflés par les lunettes de soleil…Ils allaient par bandes, groupes et couples. Et je les regardais venir de la terrasse presque vide de l’Américain (où tard le soir, on boit et on chante, pendant la nuit, les tubes des années 80), à l’angle de la rue Mistral. Et la rue, habituellement occupée en ces porches et ses halls de boutiques par les clochards, s’animait juste d’un murmure et du pas ralenti de cette foule presque anonyme qui viendrait bientôt échouer à la terrasse de l’Américain. Deux mondes venaient ainsi à se tutoyer. Celui des spectateurs et celui de la pauvreté se côtoyaient un instant dans une intensité rare me rappelant, ici en Avignon, l’échec du théâtre à transformer une société. Et c’est une anecdote que racontait Jean Duvignaud qui s’imposait. « Au XIXème siècle, les gens d’un petit village de Vendée, entendant beaucoup parler du chemin de fer, ont décidé de construire une gare. Ils ont mis des rails, une bâtisse à côté, etc. Le train n’est jamais venu. Il me semble que les intellectuels de ma génération ont construit des gares en pensant que le train devait venir, et il n’est pas arrivé »[[[Débat avec Roger-Pol Droit, Un entretien avec Jean Duvignaud, Le Monde mardi 18 janvier 1994.]].
Le théâtre pourrait bien être aussi l’une de ces gares…
Et pour autant qu’il y avait dans ce souvenir un désarroi profond, pour autant une autre idée, plus heureuse celle-ci, me conduisait à voir dans le théâtre, chez ceux qui le font et ceux qui le fréquentent, le signe fragile d’un point de départ entretenu par le théâtre. Un point, juste un petit point, où sur scène, la langue, la grammaire, les histoires et une communauté entretiennent au monde une langue hors d’usage. Une langue qui a à voir, encore, avec la poésie.
Ce 13 juillet, au petit matin, c’est maintenant à mon tour de descendre l’avenue de la République. En tête, le ressac des images et des sons d’une nuit prise dans une tourmente narrative, dans un maelström de visuels et le pas de charge d’une cohorte de comédiens. La comparaison est incertaine, mais Incendie, Littoral et Forêts pourraient bien former une sorte de cadavre exquis. Un genre à part entière où le spectateur est un autre auteur. Un collaborateur qu’aurait invité Mouawad en lui proposant un registre émotionnel, pulsionnel, sensationnel fondé sur des universaux et la mémoire qui abrite…la mort, l’amour, le deuil, la hantise, le fils, la mère, le père, le fantastique, l’histoire, la quête, la peur, l’obsession, l’enfantement, la révélation, la guerre, le déchirement, Dieu, l’exilé, la famille, le retour, l’enfance, la violence…
Un ensemble de symptômes humains qui réfléchissent la vie, la cruauté et la beauté de l’existence. Les matériaux contemporains, quotidiens, historiques, qu’ils soient mythologiques ou philosophiques, auront permis à Mouawad d’écrire une farce, une tragédie, un drame, une pantomime, une comédie, un conte… D’aucun genre, et participant de tous les genres, la nuit Mouawad aura été, intrinsèquement, un temps baroque, un espace de liberté coloré, un territoire de jeux, un lieu de hors-piste où la figure de l’arpenteur serait le motif récurrent de cette toile théâtrale tour à tour grotesque, tragique, sobre, grandiloquente, cocasse et funèbre, légère et profonde. Sans « tabou((Wajdi Mouawad, Hortense Archambault, Vincent Baudriller, Voyage pour le festival d’Avignon 2009, P.O.L., 2009. Ce livre gratuit à disposition du spectateur et du lecteur est fabriqué sur le mode d’entretiens. Wajdi Mouawad s’y confie et s’y expose)) », Mouawad arpente ainsi le monde, son histoire faite de rebondissements et de dérapages. Et de souligner que l’auteur pourrait bien être alors une sorte de Peer Gynt qui porte son regard alentour. Et de dire qu’il écrirait ce qui s’impose à sa rétine, qu’il y mêlerait sa pensée, qu’il en rêverait les formes, qu’il ne jugerait de rien mais rapporterait des états, des spasmes, des contractures, des rires, des cris, des silences, passant indifféremment du puéril au profond, de l’inutile au fondamental, de la violence à la tendresse.
Habitant la cour sans solennité, oeuvrant dans le Palais pour le faire vibrer, marathonien porteur d’idées ou scribe captif de toutes les libertés… Mouawad aura occupé la cour d’honneur comme s’il était en un atelier où il aura éprouvé la résistance et la plasticité d’un monde intérieur et extérieur.
A la première image, sous la modalité d’un rituel nécessaire à l’apparition du théâtre, un collectif d’acteurs se fera décalqué sur un mur noir à coup de peinture. Négatif d’âmes délivrées, fresques rupestres improbables, traces qui entretiennent avec l’écrit une ressemblance incertaine… ce moment fonctionnera comme un gong.
Images en vrac d’un road movie
Dans une chambre, à Québec, un acteur parle du magnifique cul dont il s’occupait, d’une pénétration à nulle autre pareille avec force de gestes et du coup de téléphone, au même instant, qui lui annonce la mort de son père. Là est la brûlure originelle d’Incendie.Un chevalier arthurien facétieux veille au grain de son protégé. Un père mort, verdissant et puant accompagne son fils qui lui cherche une sépulture. Ce sera le Liban. Terre de guerre. Le père enfin enterré, le fils est maintenant né. Plus loin, la famille hait son histoire. La richesse affichée des fourrures cachent à peine la misère affective des hommes et de leurs femmes. La choralité s’assemble autour de l’isolé. Ce qui était tu sera révélé. La naissance du fils s’est faite sur le décès de la mère. Il fallait choisir entre les deux et le choix incomba au père. Dans l’histoire de la famille, le père est haï, la mère célébrée, le fils, lui, est vivant. Et Mouawad d’écrire un sacrifice et de souligner un bouc émissaire qu’une équipe imaginaire de cinéma met en boîte. Le road movie a commencé et l’album de famille voit défiler les épisodes sans qu’on sache s’il s’agit d’une même famille ou des histoires qui arrivent à n’importe quelle famille.
Une femme aura un cancer du cerveau, là où le reste d’un embryon a choisi de faire son nid en y préservant un os. Une famille d’Ossie fête la chute du mur de Berlin et s’arrange des chaises comme pour un banquet tchekhovien. Une fête de famille pour fêter la chute…Un homme en fauteuil roulant, paléontologue dit-on, cherche les pièces du puzzle familial. La femme s’écroule en tétanie. Le cancer, le fœtus au milieu du cerveau, le docteur en blouse blanche et ses annonces rassurantes, la jeune fille qui avorte et dont le ventre est rougi à la peinture vermeille…Le monde tourne, mais il ne tourne pas rond. Et Mouawad de s’en tenir à cette géométrie et à ce mouvement où ce qui dérape vient altérer le tourner en rond. Où un notaire de Quebec part pour l’orient retrouver un destinataire. Où un notaire prend le risque de mourir pour accomplir la volonté d’une morte. Où un snipper/danseur joue de son fusil comme Prince de sa guitare en allumant les touristes, les reporters et autres victimes de toutes les sales guerre. Où un corps nu, une femme dénudé se regarde autrement quand le bruit d’un train laisse entendre la déportation… Vie et mort pense Mouawad. Logique de mort et absurdité de la vie. Entre les deux, dans les deux, ces légions de personnages ne se privent d’aucune expérience, ni de l’amour et de ses échecs, ni des luttes fratricides, ni des rires nés de la naïveté, ni des larmes nées de l’histoire, ni d’une toilette, ni d’un repas, ni de la rencontre avec la mer bleue…
D’une minute à l’autre, d’une image à l’autre, d’une scène à l’autre, Mouawad multiplie les espaces de référence à une humanité vacillante et les occurrences à la violence. C’est entre ces deux états que la langue fait son miel en choisissant de faire du plateau le terrain d’un battement affolé et intermittent où l’écriture devient une pulsation irrégulière.
Une irrégularité entretenue et accentuée tout au long des trois textes, des trois tableaux nourris de musique classique, de rock, de mélodies religieuses… Irrégularité habillée de jets de peintures bleues et rouges.
Irrégularité qui peut de temps en temps, alors que la scène est le lieu du collectif ou de l’individuel, devenir un rythme. Comme le moment, sans doute l’un des plus beaux et peut-être le seul moment vraiment juste de cette fresque, où une comédienne raconte le choix qu’elle doit faire entre ces trois enfants, alors qu’un milicien va en exécuter un. Moment d’une rareté impeccable où la comédienne au milieu d’un rectangle blanc dessiné sur le sol, seule et donnant à sa voix tous les accents de la douleur, de la frayeur, de la colère, de l’impuissance… parvient à faire entendre un cri profondément humain. Moment d’une puissance incroyable où la voix de la comédienne, narrative et littéraire, dépasse ces contraintes textuelles pour faire naître une image invisible et pourtant sensible. A cet endroit, Mouawad aura gagné la simplicité qui fait défaut à un récit où l’iconographie participe de l’habillage émotionnel.
De l’histoire du Théâtre au retour d’un théâtre d’histoires
En choisissant de placer la 63ème édition du festival d’Avignon sous le signe de la narration, Hortense Archambault et Vincent Baudriller légitimaient cette entrée en rappelant que « l’homme a besoin de raconter des histoires car elles lui confèrent son humanité, lui permettent d’appréhender le monde et de combattre la tentation de l’amnésie »[[Extrait du programme et de l’éditorial qui présente le festival 2009.]]. En soi, cette proposition n’est pas sans réfléchir quelques enjeux idéologiques qui n’ont pas épargné la littérature ou, disons-le autrement, les modes d’écriture des cinquante dernières années. Au nombre des luttes qui se mirent en place avec la pratique d’une écriture qui rompait justement avec le « Il était une fois… », des auteurs, metteurs en scène et plasticiens (pensons à Beckett, à Müller, à Kantor, à Gabily…) nous avaient conduit sur le terrain d’une esthétique et d’un champ poétique où le « spectacle » était en rupture avec une pratique bourgeoise. Brouillant les histoires et par là la logique d’une construction aristotélicienne, s’écartant du psychologisme, oubliant les héros, altérant le rapport à l’identification, abandonnant le modèle des « grands récits » et leur rapport à la communication, amalgamant diverses matières pour devenir matériaux… l’histoire de l’écriture, sur le mode des autres arts (peinture, architecture, musique, danse…) s’enrichissait ainsi de nouvelles formes complexes et énigmatiques. Avec elles, la représentation d’une humanité certaines des limites de ses formes s’ouvraient à un espace plastique et poétique plus étendu que le territoire figuratif dans lequel nombre d’artistes l’avaient inscrite. Un monde mallarméen nous avait affranchi d’un univers prométhéen. Ces nouveaux agencements fondés sur le fragment, le discontinu, « l’abstrait » marquaient un passage heureux et une aventure dans le monde des signes arbitraires. Ne revendiquant aucune place, et distant de tout académisme voulant faire école, n’excluant d’aucune manière ce qui avait été et ce qui devait durer, cet art n’entretenait avec ses contemporains qu’un seul souci. Penser l’affranchissement du regard, des héritages, des traditions et des tics de réception afin de permettre la manifestation d’une éthique de la perception fondée sur la liberté du sujet. Penser, à l’intérieur d’un système de signes qui ordonnent notre rapport au sensible et nos représentations, l’étrangeté d’un signe qui ne ferait plus écran entre ce que l’on voit, sent, entend et l’essence que pointe la chose vue, entendue, sentie. Ce que la déconstruction, le fragment, le discontinu… et plus tard ce que l’on mettrait du côté du postmoderne et du post-contemporain m’ont toujours semblé relever de la marge et du jeu. C’est-à-dire cette manière qu’à l’art de montrer, parfois, un espace irréductible, une incertitude récurrente, une connaissance à venir… propre au sujet devant l’œuvre.
L’étrangeté d’une partition beckettienne, celle d’une composition modelée par Kantor, plus récemment le geste argileux de Nadj ou l’inertie profonde saisie dans un drapé bleu par Vassiliev… se donnaient ainsi pour une expérience pure rencontrant la « naïveté » du spectateur. De cette « naïveté » nietzschéenne exigeante, au commencement de toute connaissance subordonnée d’abord à l’écoute frémissante, au regard troublé, à l’être inquiet plutôt qu’elle ne s’articule, parce que l’œuvre y invite, à la reconnaissance de soi.
On ne peut reprocher à Wajdi Mouawad ce défaut de naïveté qu’il commet en toute liberté et en connaissance. Lisant Voyage qui rapporte l’itinéraire d’un acte de création, il aura à maintes reprises souligné son rapport à l’histoire littéraire et théâtrale de ces dernières années. Préférant une histoire, « Sophocle à Beckett » comme il l’écrit, il le fait donc en conscience. Et s’inscrivant dans la grande tradition du parler pour être a priori compris, il use à dessein d’un geste qui multiplie les formes attractives de l’empathie, voire d’une catharsis de retour. On ne peut lui en vouloir de jouer ainsi sur une émotion récurrente qui annihile tout travail chez celui à qui il a donné rendez-vous. On ne peut en vouloir à Wajdi Mouawad d’exercer un métier qui, dans le climat ambiant du pragmatisme en toute chose, l’invite à privilégier le simplisme. On ne peut lui en vouloir de la diversité des motifs et des saynètes qui se succèdent comme s’il fallait éviter l’écueil de la pensée en multipliant les recueils et autres espaces de sensibilité. On ne peut lui en vouloir de fabriquer ainsi un théâtre de l’offre qui suppose une demande où la diversité du consommable est le contre-pied que Mouawad aura trouvé à « l’ennui » supposé d’un théâtre d’approfondissement. On ne peut lui en vouloir de souhaiter distraire le public en recourant à un inventaire frénétique où l’architecture de l’histoire est rapportée en ces grandes lignes à travers le prisme des tragédies intimes et des destins collectifs…
On ne peut lui en vouloir… Même si, l’ayant écouté et lu, me souvenant de l’une des phrases échangées avec les directeurs du festival : « Au théâtre, je n’ai aucun mal à faire croire à des spectateurs qu’une chaise est un arbre, aucun »[[Voyage, op. cit., p. 81.]] ; même si, donc, il me semble que le théâtre est ailleurs. Peut-être à l’endroit où Magritte nous proposait de regarder un tableau titré « ceci n’est pas une pipe ». Même si, je pense, le théâtre n’est pas une histoire de « faire croire » mais relève, parce que c’est un art, de quelque chose qui a à voir avec la puissance du vrai, peut-être même l’essence du vrai. Le reste est affaire de distraction/illusion que l’on trouve en d’autres lieux.
Ce matin, ce 13 juillet en descendant l’avenue de la République, la fatigue est là. Je ne parle pas des douze heures passées qui ne relèvent que de la performance. Non. On peut ne pas dormir et même entretenir la disparition du sommeil parce qu’un livre, une œuvre, une musique, un théâtre parfois dictent des pensées dont on n’avait pas fait l’expérience. Et cela vous maintient dans une excitation rare où, plus sensible et réceptif, on désire entretenir cet état qui permet de prendre la mesure de la vie. Non, là, « la fatigue est là » désigne une amertume, une forme plus discrète du désespoir. A la terrasse de l’Américain, les autres sont enthousiastes, parlent de « choses partagées, d’un vécu commun, d’émotions ressenties et rappelées »… J’écoute ce qui se dit. Le théâtre comme espace de reconnaissance, comme lieu redoublé de l’expérience avec en sus la distance obtenue par l’artifice poétique et esthétique qui organise le pathos. Ah bon, alors c’est ça ? Peut-être même qu’ici et là, il s’avancera des voix pour prétendre qu’il y eut dans cet intervalle, enfin, « un partage du sensible » et du coup, pourquoi pas, qu’il y a là enfin « un théâtre populaire ». Ah, alors c’est ça ? Définitivement, la fatigue gagne…