Articles – L'!NSENSÉ https://www.insense-scenes.net sur les arts de la scène contemporaine Tue, 12 Mar 2024 09:07:31 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.4.3 Lectures de l’arpenteur • Hiver 2024 https://www.insense-scenes.net/article/lectures-de-larpenteur-hiver-2024/ Sat, 09 Mar 2024 11:18:50 +0000 https://www.insense-scenes.net/?post_type=article&p=5339

K. écoutait. Le château l’avait donc nommé géomètre. D’une part, cela lui était défavorable, car cela montrait que les gens du château savaient tout ce qu’ils devaient savoir sur lui, avaient pesé le rapport de force et entraient dans le combat avec le sourire. D’un autre côté, c’était aussi une bonne chose car, à son avis, cela prouvait qu’il était sous-estimé et qu’il aurait plus de liberté que ce qu’il aurait pu espérer au départ. Et si l’on pensait que cette reconnaissance intellectuellement supérieure de sa qualité d’arpenteur le maintiendrait constamment dans la terreur, on se trompait.

Kafka, Le Château

Ainsi donc j’arpente. Cet hiver comme à d’autres saisons, par hasard ou désœuvrement, des textes de théâtre sont passés entre mes mains, que j’ai pu arpenter, arpentant par là les limites du monde que ces textes tâchent de délimiter, et, espérons-le d’illimiter. Mais comme nous avons renoncé à tout espoir, les territoires de ces textes arpentent surtout l’espace qu’il s’agit de repousser dans ses débords. Je ne peux les lire que comme des tentatives de tracer notre cartographie de ce monde et de notre relation à lui afin de repousser les bords de ce monde. Voici donc, quelques notes sur quelques textes, sans ordre ni préférence, livrés ici en désespoir de cause.

Car finalement, je me souviens que dans Le Château, l’arpenteur K. se voit répondre ceci par les propriétaires du lieu.

Vous êtes engagé comme arpenteur, ainsi que vous le dites, mais malheureusement nous n’avons pas besoin d’arpenteur. Il n’y aurait pas pour vous le moindre travail ici. Les limites de mes petits domaines sont toutes tracées, tout est cadastré fort régulièrement. Il ne se produit guère de changement de propriétaire ; quant à mes petites disputes au sujet des limites, nous les liquidons en famille. Que ferions-nous dans ces conditions d’un arpenteur ?

C’est avec cette réponse qu’il faut malgré tout arpenter.

Illimiter le langage



Kafka, Dessins

Thomas Köck, Solastalgie

Traduction de l’allemand par Mathieu Bertholet

Si le texte expose sa propre virtuosité jusqu’à imposer le sentiment qu’il est impressionnant, c’est aussi parce qu’il se donne pour tâche de faire peser sur l’acte de lecture lui-même la sensation écrasante qui tout à la fois porte le texte et sous laquelle il ploie : là où le motif (écologique) tend vers la pensée (politique) de l’effondrement, la construction (poétique) du texte s’efforce de lui donner forme — une forme fatalement ruinée dont les blocs massifs servent peser de tout leurs poids sur la poitrine. Le caractère impressionnant de la pièce est donc d’abord formelle : certains passages exposent leur grande beauté comme s’il s’agissait d’un dehors purement exposé au regard ; passages dont la beauté admirable tient à la grande rigueur dans la construction, et dans l’indéniable force dans le propos. Car il y a un propos. Un homme marche dans une forêt autrichienne, accompagné d’un garde forestier qui lui explique dans quelle mesure ce lieu est voué à disparaître. Cette marche, sous la forme d’un long monologue troué, comme le bois par des éclaircies, d’échanges avec le Garde, est le cadre d’une profonde méditation sur l’exploitation criminelle de la nature, mais celle-ci est tressée de souvenirs d’abord confus, et qui se précisent, où surgissent le père du locuteur — dont on comprend qu’il était aussi exploitant de la forêt avant une tentative de suicide qui l’a conduit à l’hôpital psychiatrique, bâti à partir du même bois travaillé par ce père. Cet arrière-fond narratif (autobiographique) n’est donc qu’un prétexte à une coulée verbale dispersée au lyrisme tendu, apocalyptique (et implacablement lucide), d’une grande musicalité (le travail de la traduction paraît à ce titre colossal) qui fait miroiter, à travers le regard du celui qui parle, le déclin d’une forêt et la détresse du père avec la fin du monde, au bord de phrases ciselées comme des versets. La théâtralité du texte se trouve aussi au bord de cette complexe architecturale textuel : presque aux confins, ou comme une hypothèse, tant le texte paraît davantage poème dramatique — à peine dramatique —, qui se défait de toute situation (y compris de toute situation de parole : nulle adresse ici, ni forme d’échange sauf dans l’artificialité de quelques passages de paroles rapportées du garde forestier), de toute fable, de tout espace autre que mental. À la puissance exhibée du texte, évocateur, terrible et obsédant dans ses ritournelle, répond l’étroitesse de l’enfermement crépusculaire, où le théâtre paraît cette hypothèse fragile, horizon lointain, voire un possible parmi d’autres où il va s’évanouir.  


Sybille Berg, Et soudain Mirna

Traduction de l’allemand par Camille Logoz

Il arrive parfois que la grande clarté de surface d’un texte cache une complexité de profondeur, un labyrinthe instable et mouvant qui remue. Bien souvent, c’est simplement parce que le théâtre a renoncé, qu’il se contente d’être traducteur de lui-même, transposant une volonté dans les termes même de son code. Soit donc une mère et sa fille qui font leurs cartons avant d’emménager « dans une ferme avec (leurs amies,) trois dépressives et leurs enfants sociopathes, pour vivre à la campagne [entourée de nazis]. » Cette situation minimale donne l’occasion d’un retour sur leurs existences respectives, sous forme d’un pseudo-dialogue (en fait, un monologue de la mère interrompue par les remarques pernicieuses de son adolescente de fille) et le trajet de la mère jusqu’à l’accouchement et l’éducation de sa fille, puis le récit de leur relation dysfonctionnelle — représentative d’une génération. Si le texte est réjouissant à lire, quelle est la nature de cette jouissance et de quoi témoigne-t-elle ? D’une extrême efficacité verbale, la pièce tourne évidemment en dérision tout aussi bien la logique du patriarcat que les discours féministes critiques sur ce patriarcat : tourniquet pouvant se lire comme une satire joyeuse et ludique des stéréotypes idéologiques de notre temps, qu’elle renvoie dos à dos. Et alors ? À se laver les mains ainsi avec tant de malice à une telle eau de javel, on risque de ne plus avoir de peau. Peu lui importe. La pièce lorgne dès lors autant sur les stand up que sur des textes (de magazines) à prétentions sociologiques, et cette logique tourne assez rapidement court et vite au systématisme dans la recherche de punchlines plus ou moins bien troussées, mais qui épuisent autant le langage que le spectateur, et finissent par tourner quelque peu à vide. Texte d’une grande modernité (et qui cherche tant à l’être que ce désir au forceps la rend datée) colle tellement à l’époque à force d’allusions qu’elle s’aveugle sur notre contemporanéité, immédiatement obsolète sitôt lue. Ces clins d’œil soulignés aveuglent en effet, qui vire souvent au sourire de connivence jusqu’à la grimace de bien entendu, y compris dans certaines formules tirées des clichés contemporains (« je pose ça là », « du coup », « je dis ça comme ça », « j’ai envie de dire »…) L’efficacité de la pièce est donc son piège dans lequel elle tombe, lourdement, efficacité en laquelle réside cette limite de la pièce, au sens presque géographique : l’ensemble installé dans un territoire déjà cerné manque en effet de troubles et de complexités, d’inconnu au-devant duquel aller. Si certains moments demeurent presque touchants qui exposent avec clarté le désarroi existentiel de la classe moyenne occidentale – notamment dans l’enjeu de la transmission ratée de la génération des trentenaires actuels –, ce désarroi paraît aussi un passage obligé de la pièce cernée. On comprend tout, à chaque fois, et, à chaque seconde, sans double fond, et c’est aussi sur cela que fonctionne la machinerie de précision de la pièce : une reconnaissance qui peut paraître in fine aliénante, tant elle ne laisse rien en dehors d’elle — et qui s’achève comme de juste sur l’éloge d’une vie normale, c’est-à-dire confortablement banale et conforme au cliché de la normalité. 


David Paquet, L’éveil du printemps

Réécriture contemporaine de la pièce de Wedekind, la pièce de David Paquet expose d’abord un savoir-faire virtuose dans l’art de développer son l’intrigue comme dans l’enchaînement de ses répliques, la construction des personnages et l’installation des enjeux : c’est avant tout cela qu’on lit, un savant ouvrage de belle forme, comme si la maîtrise se donnait à voir à chaque réplique, et que cette domination formelle valait comme une certification morale validation l’œuvre. Dans ce souci de moderniser la pièce source, la volonté de faire rentrer au forceps la trame de Wedekind pour la mettre « au goût du jour » se montre comme on montre les muscles, ou dans le souci de cocher toutes les cases des enjeux de la sexualité des jeunes adultes (les ambiguïtés des désirs, la construction sociale du genre, le plaisir féminin, les pratiques sexuelles promues par l’industrie porno, le viol, l’avortement… tout y semble passer, mais seulement effleurés, comme s’il s’agissait moins de les aborder comme sujet que de les évoquer comme thèmes) — de sorte que domine la sensation que la pièce agit par clins d’œil de connivences implicites (volontiers provocateurs et crus) avec le public. De quoi s’agit-il ? On sait les lignes de l’intrigue issue de Wedekind : un récit d’initiation de plusieurs jeunes adolescents qui font l’apprentissage brutal de leur sexualité dans un monde sourd à leurs demandes, leurs espoirs et leurs désirs. Construit sur l’alternance rapide de scènes vives, la pièce fait succéder les saisons qui opèrent cet éveil aux désirs troublants, maladroits et intenses, qui les révèlent aux autres et surtout à eux-mêmes. En regard, le monde des adultes apparaît incapable d’accompagner ces jeunes hommes et femmes, soit en leur opposant une violence sourde, soit parce qu’ils sont aveugles à tout ce qui ne les concerne pas. La construction est schématique, mais fonctionne comme ces mécanismes mises à nu, notamment quand cela permet de renverser ces mondes en révélant la puérilité des adultes face à la relative maturité de certains jeunes, ou quand il s’agit de retourner la situation dramatique attendue (lorsqu’à la fin, c’est la jeune fille qui accompagne et soutient sa mère qui va se faire avorter). Cet apprentissage se clôt évidemment dans les vapeurs tragiques de l’injustice et le suicide d’un des jeunes garçons, suicide qui n’aboutit pourtant qu’à une vague recomposition de ses proches amis et famille, et semble dès lors anecdotique — même si la toute fin (le dialogue du jeune garçon fantôme qui hante les vivants mais s’aperçoit que personne ne le voit ou le sent) n’est pas sans charme ni sans force quant au propos général de la pièce, sur la possibilité d’approcher l’autre sans se perdre de vue, et sur la débâcle de cette utopie. L’adaptation de Wedekind à notre présent semble pourtant aussi fidèle que pâle en comparaison : comme si c’est ce souci d’être proche de l’œuvre source qui rendait fade son adaptation : que reste-il de la violence, de la cruauté, de la profondeur de la pièce de la « tragédie enfantine » de 1891 ? Peu de choses en vérité. Cette « mise à jour » paraît tellement coller à l’époque qu’elle pourrait même sembler opportuniste, en dépit (ou à la faveur) de son efficacité dramatique. Opportunisme et efficacité qui donnent certes l’occasion de quelques belles scènes, souvent drôles (même si parfois tenant toutes entières sur l’énergie relative de la punch-line), mais peinent à interroger pleinement (y compris théâtralement) les complexités contemporaines de ces éveils adolescents aux désirs impétueux.


Gaëlle Axelbrun, Loin de la boue où l’on s’endort

Délicate, à la violence latente et pleine de tensions entre le regard candide de trois enfants (deux sœurs et un frère) qui racontent leur quotidien et ce qu’on devine entre les lignes de celui-ci, sordide et qui se révèle même atroce, cette pièce joue par tableaux successifs qui se déploient sur une courte année : le temps passe et défilent les saisons, les enfants paraissent livrés à eux-mêmes, leur ennui ; sous leurs yeux, la mère leur semble être la figure protectrice (mais de quoi ?), tandis que le père n’est qu’une masse silencieuse, légèrement menaçante, absente. Et dans la fixité presque maladive de ce qui les entoure, de légers glissements opèrent de grandes bascules. La plus âgée des enfants, Paula, après des phases d’insomnie, devient mutique et connaît des crises d’énurésie qui conduit la mère à la placer dans une sorte d’internat. Le fils subit comme une grande violence la volonté du père d’abattre l’arbre du jardin et jure de ne jamais lui pardonner. La deuxième sœur surprend son frère en train d’avaler du savon. Ces courtes scènes qui décrivent/racontent cette réalité de surface cachent cependant le drame qui se révèle finalement assez clairement. Car c’est le théâtre de l’inceste qui se joue ici, et on devine ainsi peu à peu que ce sont les agressions du père qui ont provoqué le traumatisme de Paula (sans rien dire de ce pourquoi le fils se lave la bouche au savon). Ainsi la délicatesse de l’écriture s’avère-t-elle porteuse d’une violence d’autant plus âpre qu’elle est contenue : à ce titre, c’est la dramaturgie même qui rejoint par homologie le mécanisme de l’inceste qui joue sur les silences et les secrets, les hontes, la somatisation des traumas et les renversements entre protection et danger, sous le regard d’enfants à qui la tragédie échappe en partie. La pièce est courte : non seulement dans sa totalité, mais dans les tableaux qui sont esquissés, autant que dans les paroles, rares, gorgées de non-dits. C’est sans doute là que réside la force de ce travail, et ses limites : l’inceste est certes davantage qu’un motif narratif, mais cette logique à l’œuvre dans le processus dramaturgique. Pourtant, cette rapidité dans l’exécution risque fort de réduire ce motif et cette mécanique d’oppression incestueuse à une anecdote pour laquelle la joliesse de surface pourrait conduire à en neutraliser l’ignoble, même si on perçoit bien la volonté de l’autrice de ménager un horizon de l’après, possiblement lumineux, et qui tiendrait dans les dernières images — ce désir d’ailleurs dans le regard des enfants.


Caryl Churchill, Vinegar Tom

Traduit de l’anglais par Ariane Issartel

La campagne anglaise, en un temps indéterminé, est la scène et le personnage central de ce drame, qui mêle références à une certaine modernité et contexte médiéval/renaissant de chasse aux sorcières. La pièce relate sur quelques semaines des événements autour des femmes d’un village accusées de sorcellerie : on y suit Alice, qui élève péniblement et seule son enfant et s’occupe de sa mère âgée, Joan, et son chat Vinegar Tom. Les voisins — Jack et Margery — s’en méfient et rejettent sur elles l’origine de leur malheur (agricole, financier ou sexuel). Peu à peu, ce ressentiment mêlé de frustration devient le combustible d’un désir de vengeance sur le mauvais sort, et les accusations de sorcellerie (qui touche une autre femme du village, Betty, enchaînée chez elle) vont finir par s’abattre sur ces femmes dont le célibat paraît suspect et qui vont finir par être exécutées sur la place publique. La pièce, relativement ancienne puisqu’elle date de 1976 (dans une époque d’effervescence du mouvement féministe et de sa radicalisation, pièce qui constitue même un jalon fameux de ces bascules) construit l’implacable mécanisme de l’enchaînement des violences du patriarcat à l’égard de ce qui le terrifie : l’aspiration manifeste des femmes à leur émancipation, ou en tout cas la revendication d’un écart social à l’égard des normes au sein d’une société où la moindre originalité est perçue comme maléfique. La fable joue de l’écrasement des temps et des époques, travaillant la modernité à l’aune de l’obscurantisme passé, et cette ruralité arriérée anglaise pourrait bien être à son échelle la représentation d’un monde contemporain où subsiste ces préjugés qui conduisent à l’éradication de tout ce qui diffère. La chasse aux sorcières lève ici la métaphore outrancière d’une volonté de puissance et d’élimination — et le motif des sorcières a été suffisamment (ré)interrogé ces dernières années (jusqu’au poncif) dans les travaux des essayistes féministes pour qu’on perçoive bien son fonctionnement politique ici. D’une efficacité manifeste dans la conduite de cette histoire qu’on suit, scène après scène, violence après violence, l’écriture rapporte une langue fiévreuse, maladive et haletante. Elle sait construire le trouble des désirs aussi, mais d’un désir désespéré, sans autre horizon que la grande ville qui se dérobe ou qu’une rencontre avec un homme de hasard qui ne pourrait être que le diable ou sa représentation sur terre. C’est ainsi que la pièce opère ce renversement terrible, presque schématique, mais d’une grande force : les hommes qui prennent un malin plaisir à chasser les sorcières sont les véritables agents diaboliques du Mal. Construite par alternance de scènes dialoguées et de chansons typiques d’une volonté épique toute brechtienne, la pièce se lit aussi comme un document qui témoigne de ce qu’était un certain théâtre à vocation féministe dans les années 70 en Angleterre, et l’œuvre de Caryl Churchill, qui fait l’objet ces derniers temps d’une redécouverte théorique et critique — une journée d’étude aura lieu à Paris 10 en mars 2024 autour de cette œuvre — mérite bien qu’on s’y attarde aussi pour cela.


Marie Vauzelle, Loin le ciel

La pièce raconte le drame amoureux qui lie Mélodie et Sami sous le regard de leur enfant Bastille. Construite comme un puzzle morcelé, elle élabore chaque scène au milieu d’un tout épars comme autant d’éclats de temps qui reconstruisent la fable dans le désordre : au lecteur/spectateur de recomposer les événements, de la rencontre des deux amants au cours d’une manifestation houleuse à la naissance de leur idylle, puis celle de leur enfant, avant la maladie dans laquelle s’enfonce peu à peu Sami, jusqu’à sa mort, et à la solitude de Mélodie et de Bastille. L’écriture alterne échanges dialogués et tableaux racontés à la troisième personne qui font entrechoquer les temps et les émotions selon que l’on se situe avant ou après la déclaration de la maladie. On lit partout une volonté manifeste de raconter (ou de témoigner) de ce qui fait le tissu de l’époque, la pièce cherchant son pouls partout : entre un contexte politique de contestation sociale dans le bruit des bottes approchant et le retour à l’intimité salvatrice, entre la fable politique et le mélodrame, l’autrice cherche tous azimuts de quoi faire son miel. À cet égard, tout se lit comme grosso modo exemplaire : le fait que cette histoire d’amour lie une jeune française d’origine plutôt prolétaire et un homme d’origine étrangère (qu’on devine d’Afrique du Nord) cultivé paraît manifeste de ce désir de faire image et d’embrasser dans celle d’un métissage de quoi porter un regard politique. Celui-ci paraît plutôt échouer dans cette image tant il se fige en intention : ainsi, le fils s’appelle exemplairement Bastille, allégorie d’une volonté de faire de leur amour le signe d’une révolte ? Ou le stigmate d’un enfermement ? Les deux mon Général. Les bottes aussi font le bruit de gros sabots. Les scènes paraissent surtout trop allusives pour construire une pensée complexe et inquiétée. Touchant à tout, elle ne fait que tout effleurer : sur l’action militante, sur cet amour (mais ce qui apparaît ici comme une relation relativement scandaleuse semble malgré tout d’un autre temps : qui pour se scandaliser de nos jours d’un couple métissé ?), sur la filiation, la vie amoureuse d’une mère célibataire, les conflits de classe dans un couple… Bien des choses sont brassées qui ne sont en fait qu’esquissées au fil de scènes rapides soulignées dans leurs intentions émotionnelles par la narration. Se lisent malgré tout certaines scènes touchantes (quand le jeune enfant essaie de « ressusciter » le presque cadavre de son père en lui faisant écouter de la musique), la plupart peinant à élaborer autre chose que des volontés appuyées. Si la construction, en malmenant la ligne droite du récit, invente une singulière et habile manière de défaire l’histoire pour mieux la créer à mesure, on a quand même plutôt l’impression d’être devant une machinerie (certes habile) à fabriquer de l’émotion à seule fin de nous tirer des larmes et des pensées déjà faites.


Cristina Peregrina, Concerto pour l’accumulation

Tradution de l’espagnol par Marion Cousin

Le texte se présente comme une suite de scènes assez brèves, alternant dialogues à trois ou quatre, et monologues : cette suite pourrait s’entendre au sens musical du terme et forme moins un récit qu’un ensemble lié peu ou prou par le motif de l’accumulation. Même si la pièce est marquée par un certain trouble quant aux locuteurs — des figures plus ou moins animales aux accents apocalyptiques et sermonnant —, on perçoit assez vite qu’il s’agit moins d’un texte pour que d’une méditation quasi métaphysique sur la dialectique entre excès matériel et vide existentiel de nos vies contemporaines. Pour finir, on comprend qu’il s’agit d’une violente charge contre la manière avec laquelle notre époque conduit et promeut le rapport aux choses matérielles. Outre l’aspect relativement convenu de ce quasi manifeste contre l’accumulation (et de ce dont celle-ci témoigne de notre irresponsabilité morale), le caractère musical pourtant annoncé dans le titre et en effet quelque peu travaillé dans la forme paraît une promesse finalement peu ou mal tenue. Si certains moments exposent cette forme dans l’échange rapide, l’impression s’impose vite d’une mécanique qui pourrait vite, à l’entendre, virer au système. Les monologues peinent à faire entendre une voix qui percerait le stéréotype de la lamentation. En dépit de quelques formules vives et drôles, le texte paraît manquer tant d’ambiguïtés et de complexités dans le fond, et de vigueur proprement théâtrale dans la forme, qu’il paraît écraser sous son poids.


Edouard Elvis Bvouma, Petit Guide illustré pour illustre grand guide

(D’après Le Prince de Machiavel et Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry)

Dialogue loufoque entre un auteur, coupable d’avoir commis un ouvrage insultant à l’égard de son « Guide », et celui-ci, sorte de roi paranoïaque qui interroge l’auteur sur ses intentions, l’accuse de faire preuve d’irrespect, tout en traquant, via la figure d’un policier / soldat (l’officier Sinik), les exemplaires de l’ouvrage, la pièce s’offre d’abord comme un exercice littéraire traversé de littérature. La forme y est donc rigoureusement construite, et chaque scène se construit à l’identique : après un prologue qui expose l’enjeu du dialogue / interrogatoire, dix scènes se succèdent où lecture est faite de l’extrait révoltant pour le Guide qui demande des comptes à l’Auteur, lequel se défend de lui avoir manqué de respect — et chaque scène de se clore sur un rapport de Sinik faisant le récit d’une traque d’un lecteur. Outre que la forme épuise autant son procédé que le lecteur — l’écriture par jeux de mots permanents plus ou moins bien troussés manque cruellement d’inspiration —, on peine à saisir les enjeux profonds d’un tel texte qui se met dès la page de titre sous le patronage de Machiavel et de Saint-Exupéry. Est-ce une façon de s’insurger contre la censure ? Mais laquelle ? De proclamer la toute-puissance de l’Auteur, et le ridicule du pouvoir cherchant à la limiter ? Ce serait un peu court, et ici, la démonstration est tellement manifeste qu’elle perd en efficacité. À moins qu’il ne s’agisse d’une fable où le burlesque doit l’emporter : mais le manque de finesse de l’ensemble et de caractère dans la langue rendent la pièce interminable en dépit de sa brièveté.


Clemens Setz, Nations Unies et La Différence subtile

  • Nations Unies [2016] (traduit de l’allemand [en 2023] par Jean-Louis Besson et Antoine Palévody)
  • La différence subtile [2018] (traduit de l’allemand [en 2023] par Charles Morillon et Ruth Orthmann)

Les deux textes de Clemens Setz pourraient se lire comme suivant un même principe visant, depuis une fiction d’apparence réaliste, à produire un décalage, comme on ferait une hypothèse imaginaire formulée sur l’ordre du réel, et depuis cette hypothèse, on tâcherait d’observer les effets qu’elle produit sur ses personnages, et, partant, sur notre réalité même. Dans Nations Unies, l’hypothèse est celle de l’exploitation monstrueuse des enfants qu’on rendrait malheureux à seules fins de marchander des vidéos des humiliations réalisées à leur insu. Dans La Différence subtile, ce sont les habitants de plusieurs appartements qui sont « victimes » à leur insu d’une autre singulière « machination » : celle de leur aide-ménagère qui a réalisé des maquettes de leurs intérieurs avec une précision stupéfiante. Ce n’est que lorsqu’elle se suicide qu’est révélée l’existence de ces œuvres d’art qui vont être exposées dans une galerie et jouer le rôle de révélateur chez les employeurs/modèles de l’artiste outsider. Les deux pièces sont conduites avec une grande efficacité dramatique, inscrites dans un horizon narratif relativement conventionnel : ces comédies de mœurs dans la grande tradition caustique autrichienne permettent de brosser un tableau social de la classe moyenne occidentale tout autant qu’elles révèlent sous l’angle parfois cruel (et donc souvent drôle) les mesquineries et les pulsions peu avouables qui sous-tendent nos rapports. Il s’agit aussi de deux fables dominées par la croyance dans le récit, lorgnant depuis la banalité du quotidien vers l’enfer de la modernité à venir, qui est déjà là. Dans Nations Unies, le vernis moraliste (réjouissant) semble plus présent, plus spectaculaire aussi — via le « traitement » des enfants —, et paradoxalement, la pièce en paraît moins troublante (parce que neutralisée par les remords d’un des parents) que La Différence subtile. Dans cette dernière, la peinture sociale — somme toute déjà vue — s’effrite peu à peu pour laisser place à ce qui paraît finalement l’objet de la pièce et qui tient dans quelque chose de moins palpable, de moins spectaculaire, mais de plus dérangeant : ce qui lie entre eux les individus ne semble qu’un égoïsme d’autant plus lâche qu’il ne repose que sur un narcissisme dérisoire, que ne sauvent même pas les adolescents avachis dans leur bluette. C’est cette dernière pièce, La Différence subtile, qui paraît plus féconde que la première, dans la mesure aussi où elle semble moins dominée par la structure, et même moins bien construite — la fin par exemple, paraît presque cavalière, refusant avec une certaine arrogance de répondre à l’énigme que la pièce avait posée dès son titre : on ne saura pas le fin mot de l’histoire, emporté dans son placard à balais par la femme de ménage. Dans cette plus grande complexité et ouverture se trouvent davantage de jeu(x) : peut-être aussi parce qu’il y a davantage de personnages, et donc de pièces. Chacune des maquettes paraît ainsi le théâtre d’un dramuscule, les miniatures renvoyant non seulement aux appartements, mais aussi aux scènes dérisoires et manifestes des vies qui s’y jouent, creusées de passés et même ouverts à des devenirs possibles, à peine esquissées et sur laquelle échoue avec grâce l’épilogue. C’est donc finalement à une belle réflexion sur le théâtre que se livre l’auteur : au rôle que doit avoir le poète dramatique quand il se propose de fouiller dans les intérieurs de nos vies la chair de son art, opérant par la fable de subtile différence, mais travaillant en plan de coupe, et faisant de nos existences autant de modèles livrés en pâture à son désir, autant de surface de projection de ses désirs et de ses hontes, traquant nos insignifiances pour les exposer.


Marion Lavault, Avant l’heure d’hiver

Une pièce étrangement touchante, troublante même, évidemment dérangeante — et qui tient beaucoup à l’intention de troubler et déranger, puisque la fable porte d’une part sur les amours interdites entre un éducateur et une jeune fille en situation de handicap mental, et d’autre part sur l’amour difficile d’une mère à l’égard de cette fille. C’est de part et d’autre de ce scandale social/moral que la pièce évolue, tâchant d’articuler les deux, voire de les conjuguer. Y parvient-elle ? Difficile d’être pleinement convaincu de ce que produit un tel vis-à-vis, mais on ne peut que constater que ce frottement trouble et que dans l’écart qui les lie, quelque chose d’assez singulier naît. Mais quoi ? La pièce se construit presque fatalement sur un procédé de montages parallèles alternant différentes scènes dans des temps différents : au présent, dans un établissement de soins psychiatriques, le comportement d’Ursula pose des problèmes aux personnels soignants ; au passé, Greg, l’ancien éducateur d’Ursula parcourt lors de longs monologues l’histoire de leur relation jusqu’à confesser leurs relations amoureuses ; dans un temps indéfini, sur le même mode que Greg mais en contrepoint, la mère avoue son impossibilité à aimer sa fille et à être mère au sens où la société l’oblige à l’être. La pièce touche à des enjeux complexes avec fragilité, et même, paradoxalement, une certaine pudeur — elle sait naviguer entre les écueils des stéréotypes tout en les affrontant en conscience : la Mère monstrueuse (« forcément sublime ») et l’amant victime/coupable d’un amour impossible ; le regard de la société sur la part la plus secrète de nos vies, etc. Les monologues, écrits avec grand soin, musicalité et rythme, savent creuser les intériorités avec une certaine élégance jusqu’à faire miroiter des contradictions passionnantes. La construction par alternance de scènes de confession/interrogatoire, et de scènes conventionnelles dialoguées à l’hôpital est solide, rigoureuse, et d’une grande clarté, sans doute un peu trop grande et frôlant le mécanisme : de fait, malgré le trouble que le texte dégage, on regrette l’absence presque totale de mystère dans l’intrigue, et par conséquent de complexité dans la conduite de la fable. La complexité est ailleurs, dans les rapports entre les personnages et la question que cela soulève à l’égard de nos sociétés comme au regard que l’on peut porter sur les personnes qui souffrent d’un handicap mental et ce qu’on leur dénie. L’ensemble garde un trouble intéressant, même si on peut s’interroger sur la théâtralité de la pièce, son rapport à la scène — en dehors de beaux « morceaux » de langue —, et le manque de jeu que cela pourrait induire ?


Eric-Delphin Kwégoué, Taxiwoman

Publié aux éditions Lansmans en mars 2020

Le texte se présente comme une longue coulée verbale en forme de récit à la première personne du parcours d’une jeune fille en Afrique occidentale rêvant de devenir chauffeur poids lourd et qui deviendra conductrice de taxi. Chapitré en séquences qui narrent les grands épisodes de cette vie, la pièce en forme de récit d’initiation raconte, comme au pas de charge, l’audace et la détermination de Gaël qui doit affronter la suspicion, puis l’hostilité, enfin la violence de ses proches d’abord, de ses collègues de travail ensuite, de la société entière enfin qui accueille avec circonspection, puis incompréhension les choix de cette jeune femme désireuse de s’accomplir. D’une grande rigueur dans la construction de ce parcours, la pièce joue dès lors avec la forme d’un drame à stations. À chaque étape, à mesure qu’elle « force son destin » dans une société où son est tout simplement impensable, elle va le rejoindre et rencontrer des résistances de plus en plus en puissantes qui la conduiront à fuir son pays. L’écriture répond à cette pulsion obstinée en tissant un fil continu de paroles (l’absence de ponctuation paraît cependant une sorte de coquetterie peu essentielle dans une syntaxe qui demeure finalement assez sage), et creusant le monologue de paroles autres : ce sont des moments de force dans la pièce quand la confession est trouée par du dialogisme, l’ouvrant à d’autres paroles et d’autres points de vue, créant des situations et des scènes depuis le « seul » soliloque. Mais on perçoit surtout ces « moments » justement comme des morceaux, parenthèses qui « donnent le change » au théâtre davantage qu’elles ne relancent la parole ou la trouble — ce sera toujours le point de vue de Gaël qu’on suivra, l’injustice ressentie face au patriarcat bestial et ignorant de ceux (et même celles) qui l’entourent : on regrette que ne soit pas interrogé avec plus de complexité ce conflit où se jouent d’autres épaisseurs dans lesquelles la misogynie brutale du monde qui entoure Gaël peut résonner autrement que comme des réflexes arriérés. Mais en dépit de quelques longueurs (l’épisode autour du collègue fabulateur, qui se révèle fils du patron), outre la pudeur d’ensemble, remarquable, les passages descriptifs de la capitale d’Afrique occidentale paraissent les plus saisissants ; c’est ainsi paradoxalement quand il renonce à son récit et verse dans le poème dramatique que le texte trouve une pulsation, un rythme, une férocité aussi, qui l’emporte ailleurs que vers le témoignage puissamment, mais pauvrement édifiant, d’une vie en marge.


Ivana Sokola, À l’approche

Traduit de l’allemand par Julie Tirard

Une pièce impressionnante à plus d’un titre. La construction semble d’une virtuosité complexe en même temps qu’évidente — le texte ne peut se résumer, même si on peut en reconstituer la fable : une jeune fille a, semble-t-il, été agressée par un homme au cours d’une fête ; quinze ans plus tard, elle mène l’enquête, interroge son frère, puis une amie, avant de conduire une chasse pour se faire vengeance et justice elle-même. Mais en passer par un « résumé » dit mal ce que la pièce charrie d’ombres et de puissances. C’est bien plutôt un dispositif en forme de chambres d’écho des souvenirs pouvant servir d’armes que la pièce lève. Travaillant au corps tout le champ sémantique de la chasse à l’homme (avec meutes, chiens, dévorations, hallali), elle offre une puissante parole (et scène) à ce qui se joue de nos jours, œuvrant à mettre au jour, sans la résoudre, la complexité des attitudes face aux violences sexistes et sexuelles. À ce titre — mais c’est une fausse piste —, la pièce pourrait sembler offrir un panorama convenu de ces postures, comme une typologie du « théâtre » qui enveloppe chaque affaire, avec ses jeux de rôles, ses paroles toutes faites, ses drames atroces et son comique de répétition ignoble : les dénis font face aux accusations ; on remet en cause des paroles dont on exige clarté et fermeté ; les victimes se méfient de la justice et deviennent enquêtrices ; les bourreaux sont partout et nulle part, vicieux et bienveillants, aveugles et carnassiers ; les amalgames dangereux, mais mécaniques ; et les loups sont partout. Mais la pièce semble moins se fondre dans le drap déjà écrit de ce « sujet de société » que de travailler ses motifs et sa matière verbale, ses structures et ses imaginaires (par exemple, de manière spectaculaire, ce thème des chiens : qui ne sont pas seulement ceux qui traquent les bêtes apeurées, mais les chiens sont aussi lancés sur les agresseurs, dans une sorte de carrousel qui permet de sortir du cycle tragique de la fatalité, tout en nourrissant le cercle de la violence). La langue joue à la fois d’une clarté dans le détail (les phrases, prises les unes après les autres, paraissent d’une simplicité lapidaire) et d’une opacité d’ensemble : on se perd et se retrouve, comme pris dans la matière troublante elle-même que la pièce remue. Certains passages sont de très brillants morceaux de prose (l’ouverture est prodigieuse), et l’ensemble est d’une tenue rare. La fin ne rétablit rien : ne s’y joue (et heureusement) aucune catharsis, aucun accomplissement par la vengeance rédemptrice (qui aurait sonné faux en regard de notre actualité : car, bien sûr, tout nous le prouve, la fête n’est décidément pas finie), mais une ouverture singulière, digne et profonde. Et c’est ne rien dire de la théâtralité d’ensemble, des jeux d’échos entre les répliques, du dialogisme complexe des voix discordantes, du hors-champ festif, du travail sonore qu’une telle dramaturgie implique, exige. Évitant les écueils d’une dénonciation convenue, mais au travail d’une langue, cette pièce puissante et nécessaire approfondit et trouble les violences pour relancer la vieille (et inépuisable) question théâtrale de la vengeance ­— ce que le théâtre venge, et ceux/celles qu’il venge, et comment, et pour qui et pour quoi.


Sivan Ben Yishai, Love (exercice argumentatif)

Traduit de l’anglais par Julie Tirard

D’Olive, on sait habituellement seulement qu’elle est la fiancée de Popeye, réduite à se statut, femme sans âge à la maigreur légendaire — on se servit de son image pour une campagne contre la malnutrition. La pièce de Svian Ben Yishai voudrait lui donner un visage, un corps, une vie. Prenant la forme d’un anti-biopic moderne, ce texte revêt la forme d’un récit distribué « pour cinq voix et une intelligence collectique qui a du coffre », qui semble d’abord raconter l’histoire « telle que Popeye le marin l’a vécu observé par Olive Oyl » avant de prendre le large et de s’attarder sur Olive — ses drames, ses espoirs, ses désirs. De fait, la courbe du drame raconte épouse celle d’une émancipation. Centré d’abord sur la figure de Popeye, de sa jeunesse à ses études, cinéaste sans œuvre incapable de réaliser un film autrement que sur quelques pages, narcissiques virilistes – mais se jugeant évidemment féministe —, la pièce relate sa rencontre avec Olive, romancière qui connaît un certain succès, mais qui ne s’aime guère, portant sur elle un regard dévalorisant, héritier d’une longue histoire, celle d’un patriarcat qui agit aussi et surtout sur et contre elle-même. Et puis, peu à peu, abandonnant le portrait de Popeye, la pièce se resserre sur Olive — ou plutôt, va dessiner depuis Popeye un portrait de plus en plus précis d’Olive, d’abord seulement décrite en relation avec lui. C’est par une brutale et réjouissante description de leur intimité sexuelle que la pièce accomplit son « exercice argumentatif » (sous-titre). Celui-ci consiste à dresser un réquisitoire implacable contre un patriarcat même bienveillant, qui ne conduit qu’à une oppression silencieuse des désirs (sexuels) des femmes. C’est là, depuis un regard sur la sexualité, que la pièce construit son propos et sa direction, et qu’elle se révèle comme une sorte de récit d’initiation d’Olive : initiation de son propre désir, de sa propre puissance — jusqu’à développer à la fin un portrait lui-même puissant de cette femme en tigresse, écumant les bars et violant les hommes pour assouvir ses plaisirs voraces et égotiste. Cette libération de la femme hors du couple normé se lit comme l’émancipation politique et sociale, par le sexe, et la révélation d’Olive à elle-même, dans une fable singulière à la fois métaphore et récit fantastique. Toute la pièce s’envisage, à l’aune de cette fin, comme une réflexion militante d’un féminisme de combat, où la figure de Popeye devient comme un symbole concentrant à lui, via l’imaginaire viriliste qu’il véhicule, la perversion d’une domination qui se donne les allures d’un allié, alors qu’il n’est que l’agent de l’aliénation. A travers la trajectoire (fuyante) d’Olive se dessine le parcours d’une génération appelée à se libérer des entraves du couple, de l’hétéronormativité, des complexes sexuels, pour se conquérir. Ce discours s’impose avec force et drôlerie, mais aussi avec la virulence d’un manifeste : si l’écriture enlevée affrontent la sexualité avec une crudité réjouissante (a-t-on déjà écrit avec tant de verve les vices et les vertus du cunnilingus ?), l’absence totale de dialogisme et l’usage d’une parole de la frontalité défiant à plusieurs reprises le public tend à faire de la pièce une sorte de machine de guerre discursive, logorrhéique, où la seule action dramatique est celle de l’adresse directe capable d’être le creuset d’un récit biographique. On l’entendrait moins comme la scène troublante d’un désir en prise avec lui-même et l’emprise des hommes que comme cet exercice argumentatif visant à convaincre avec virulence de l’impasse des relations amoureuses : radicalité qui tout à la fois n’est pas sans force, sans joie, mais qui inévitablement pose la question des généralités auxquelles cette radicalité aboutit, et des réductions simplificatrices.


Jon Fosse, Ces yeux

Traduit du norvégien par Marianne Ségol-Samoy (inédit)

Une pièce qui semble comme une singulière traversée de l’œuvre de Fosse par lui-même, comme s’il s’agissait de ramasser d’un geste tout ce qui la constitue : mais ce geste, il le fait dans la grammaire même de son œuvre, travaillant en peu de mots les silences qui les séparent. Ce qui se lit d’abord est la composition musicale d’une langue de peu, comme en lambeaux, ou de reste, qui agit par succession de sons déposés, syllabes uniques et silences mesurés — comme si les mots avaient avant tout une valeur sonore ou rythmique. La succession des personnages jouent aussi de cette logique pulsatile, musicale, ténue, d’une rigueur virtuose dans leur entrelacement. Ces Yeux pourraient bien sûr, en surface, retracer l’histoire d’une femme et d’un homme, de leur rencontre, leur amour naissant, leur installation quelque part au bord de la mer, jusqu’à leur vieillesse — et leur mort. Cette existence schématique n’est pourtant esquissée qu’à l’épure de leur relation, rejouant plutôt le théâtre de cette scène mythique de la vie aux accents presque bibliques (ceux du Cantique des Cantiques) sans s’appesantir sur rien qui rendrait singulière cette histoire. Se dit aussi, et peut-être surtout, les résistances à cette vie déjà écrite — résistance de la jeune femme à vivre cette vie tracée ; résistance de l’homme âgé à mourir. S’entend finalement, dans (ou sous) le hiératisme formel de l’écriture un certaine lyrisme paradoxale par rétention, et même une certaine émotion devant ces vies qui luttent en vain face leur accomplissement : ce tragique à l’œuvre se lit dans les figures en retrait ou à l’avancée des deux Voix : en dépit du désir de l’homme et de la femme de vivre singulièrement une vie à eux, ces voix rappellent qu’il y a toujours un avant et qu’il y aura un après qui rendent presque dérisoires leurs désirs de singularité. Ces Voix forment l’arrière-monde métaphysique d’une scène peuplée aussi de l’Ombre, menaçante et vorace, qui rode. Mais en dépit de ces signes aux allures quasi-mystiques, la pièce demeure obstinément matérialiste dans sa volonté d’exposer la matière de son langage, sa surface miroitante et obsédante qui est surtout formé de ces failles entre les silences. Dès lors, on peut lire tout autant ce texte comme une partition évoquant un fonctionnement théâtrale, sans que pourtant cette lecture méta-théâtrale prenne le dessus sur la fable existentielle, et cette dernière ne recouvre non plus jamais le travail sur le verbe qui fait  résonner l’ensemble de ces lectures sans cesse relancées les unes les autres.

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Contingence et tragédie : Némésis de Philip Roth, par Tiphaine Raffier https://www.insense-scenes.net/article/contingence-et-tragedie-nemesis-de-philip-roth-par-tiphaine-raffier/ Sat, 10 Feb 2024 09:05:33 +0000 https://www.insense-scenes.net/?post_type=article&p=5331 Némésis (2010) de Philip Roth, c’est le W ou le souvenir d’enfance (1975) de la littérature américaine. Georges Perec entrecroisait la description des us et coutumes d’une société entièrement fondée sur la glorification du sport dans une île imaginaire nommée W et un récit autobiographique évoquant la mort au combat de son père et la déportation de sa mère pendant la Seconde Guerre mondiale – les échos entre fiction et autobiographie étant de plus en plus troublants au fil de la lecture. Philip Roth situe l’intrigue de son ultime roman, comme beaucoup de ses précédents, dans un quartier juif de Newark, au New Jersey, pendant l’été 1944, où lui-même, né en 1933, a grandi. La narration est à la première personne, celle d’un témoin touché de plein fouet par les événements relatés, dont l’identité n’est révélé qu’après un bon tiers du volume. En pleine canicule, une épidémie de poliomyélite se répand chez les enfants. Eugene Cantor, surnommé Bucky, jeune professeur de gymnastique, lanceur de javelots hors pair, mais honteux d’avoir été réformé de l’armée à cause de sa myopie, dirige un terrain de jeu et prend d’autant plus à cœur sa fonction. Il prône un esprit sain dans un corps sain, l’exercice physique, l’athlétisme, le grand air. Il veut occuper le terrain jusqu’au bout, ne pas déserter son poste, être un rempart face à une maladie qui désarçonne médecins et autorités. Face aux cas qui se multiplient autour de lui, menant si ce n’est à la mort du moins à la paralysie, les tourments de Bucky s’accroissent, au point d’accuser Dieu en son for intérieur. Mais il finit par céder aux instances de sa fiancée Marcia, qui le prie de la rejoindre en Pennsylvanie, où elle officie dans un camp de vacances nommé « Indian Hill », non loin d’une île au milieu d’un lac entouré de montagnes. Bucky est embauché pour superviser les activités nautiques. Dans ce havre de paix, la vie semble idyllique. On dort comme les Sioux dans des tipis autour d’un feu allumé à l’ancienne. Le couple fait pour la première fois l’amour, corps offerts mis à nu, loin du regard des parents. Mais le ver est dans le fruit. Un cas, puis plusieurs, se révèlent parmi les vacanciers. Le virus se propage ici aussi et ravage ce bonheur un temps goûté. Le narrateur saute ensuite trois décennies et nous ramène à Newark. Lui-même, de son nom Arnie Mesnikoff, est un rescapé du terrain de jeu, jambes à moitié paralysées, se déplaçant avec une canne. Il a malgré tout épousé une femme, avec qui il a des enfants. Il a fondé une entreprise florissante qui installe des équipements pour handicapés dans la ville. Il relate sa rencontre tardive avec un Bucky vieillissant, qui a entretemps été lui aussi touché par le virus et qui a poussé Marcia à rompre leurs fiançailles. Rongé par la culpabilité, il s’est persuadé avoir été porteur sain de la maladie, agent actif de sa propagation au lieu de la combattre comme il avait cru. De ce dialogue philosophique entre un professeur déchu et son ancien élève, il ressort que l’un a vécu la contamination comme un pur hasard, « tyrannie de la contingence », l’autre comme un tragique destin, antihéros à l’orgueil intact d’avoir été ainsi châtié par la déesse grecque de la vengeance.

(c) Simon Gosselin

Tiphaine Raffier adopte trois partis pris très différents pour évoquer la maladie, auxquels on ne peut adhérer également si on les isole, mais qui convainquent lorsqu’on ressaisit la progression du spectacle. Pour la séquence qui se situe à Newark en juillet 1944, la scénographie d’Hélène Jourdan, tout en stores vénitiens, et la lumière de Kelig Le Bars, chaude et aveuglante, évoquent un univers carcéral, oppressant, suffocant, à la lisière du dehors et du dedans. Une quarantaine est instaurée. Des habitants affolés cèdent aux interprétations paranoïaques. Bucky (Alexandre Gonin) s’enfonce dans ses atermoiements.

(c) Simon Gosselin
(c) Simon Gosselin

Plusieurs images scéniques suggèrent son hybris, sa démesure, lorsqu’il surplombe au côté d’un père endeuillé l’aquarium dont s’occupait avec soin une des victimes de la polio, scène qui en annonce une autre, où l’acteur observe de haut la maquette d’une vaste demeure dans laquelle son personnage s’en va quêter les paroles rassurantes de son beau-père médecin.

(c) Simon Gosselin

Pour la Pennsylvanie et son île enchantée, le choix est cette fois d’épouser le point de vue des enfants que les adultes veulent protéger à tout prix de la réalité de la maladie. Le spectacle reprend avec virtuosité les codes des comédies musicales de Broadway, avec un chœur d’enfants de l’École nationale de musique, danse et art dramatique de Villeurbanne. Un cyclorama reproduit l’imagerie de la Wilderness américaine.

(c) Simon Gosselin

Mais lorsque l’épidémie se répand, le beau décor s’effondre. C’est dans cette désolation qu’ont lieu le retour à Newark et le saut dans le temps. Le narrateur, qu’on entendait jusque-là par intermittence en voix off, apparaît sur scène, joué par Maxime Dambrin, acteur lui-même touché par la poliomyélite au niveau des jambes. C’est le contrepied de la séquence précédente : l’incarnation, la confrontation lucide au réel, plutôt que l’euphémisation, le merveilleux en faillite. Je repense ici à une lettre de Koltès, effaré par les choix de distribution pour Combat de nègre et de chiens (1979) dans certaines mises en scène : « On ne ‟joue” pas plus une race qu’un sexe. » De même, il y a un moment où « jouer » le handicap causé par une maladie devient obscène, en l’occurrence un effacement de l’histoire. En effet, qu’évoque « la polio », rarissime de nos jours ? À quoi renvoient parmi les spectateurs d’aujourd’hui les « poumons d’acier » où on enfermait pendant des mois, voire des années, les patients gravement atteints ? De même, comment éviter de parasiter les enjeux du roman par le souvenir encore vif de la crise du covid, à laquelle on ne manque pas de repenser dans certaines scènes ? Il fallait donc mettre le public actuel face aux détails concrets et précis de cette maladie, son historicité. « Car il s’agissait là aussi d’une vraie guerre, une guerre de massacre, de destruction, de saccage, de malédiction, une guerre avec les ravages de la guerre – une guerre déclarée contre les enfants de Newark. » (Gallimard, « Folio », p. 128, traduction de Marie-Claire Pasquier) On retrouve certains clivages qui déchirent la représentation de la Shoah – de Claude Lanzmann à Roberto Benigni. De même, on a pu un temps considérer l’extermination des Juifs d’Europe comme un « Holocauste », alors qu’il s’avère que des hommes ordinaires, convertis à l’idéologie nazie, ont décidé, agi, tué méthodiquement. Bucky perçoit l’épidémie comme le châtiment d’un Dieu méchant qui s’abat sur les Juifs d’Amérique, eux qui ont fui là-bas les persécutions antisémites de leurs pays d’origine, mais ce n’est que le hasard et l’état d’ignorance dans lequel la médecine était face à ce virus qui l’ont propagé ici ou là, emportant jusqu’au président Roosevelt. Arnie Mesnikoff se tient debout, Bucky (Stuart Seide) reste sur sa chaise, prostré dans la nostalgie de ses aspirations olympiques ou olympiennes, arrêté sur l’image herculéenne qu’avaient de lui les enfants admiratifs.   

Trois éléments apportent du liant, maintiennent une certaine cohésion dans l’adaptation de Tiphaine Raffier : une durée continue, 02h50, sans entractes ni coupures ; la musique interprétée par l’ensemble Miroirs Étendus installé au lointain, que l’on entr’aperçoit tout d’abord à travers les lamelles en bois des stores vénitiens, mais qui devient au fil du spectacle un acteur à part entière, un partenaire de jeu, suscitant paysages sonores et tonalités affectives contrastés ; les projections textuelles, qui excèdent une stricte fonction indicative (chapelet des jours de la semaine fatidique, changements de lieu…) ou de surtitrage (pendant les instants de comédie musicale), mais qui participent pleinement à la dramaturgie d’ensemble par un choix très concerté des types et tailles de police. On mesure le degré de conscience historique de cette adaptation de Tiphaine Raffier lors d’une scène où le directeur du camp de vacances (Éric Challier) demande une minute de silence pour ceux qui sont au front en Europe, souvent les propres grands frères des enfants. Une citation du poète William Carlos Williams est alors projetée sobrement au lointain. Elle rappelle sur quel autre charnier mémoriel on s’amuse à jouer aux Indiens.

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Les somnambules de l’Histoire : Les Émigrants de W. G. Sebald, par Krystian Lupa https://www.insense-scenes.net/article/les-somnambules-de-lhistoire-les-emigrants-de-w-g-sebald-par-krystian-lupa/ Sat, 03 Feb 2024 13:19:11 +0000 https://www.insense-scenes.net/?post_type=article&p=5324 Des quatre chapitres du livre de Sebald, Lupa en choisit deux. Il ne retient pas le premier, le plus court, consacré au Dr Henry Selwyn, jardinier sur ses vieux jours qui vit avec sa sœur dans une grande propriété du comté de Norfolk en Angleterre, avant de se tirer un coup de carabine en pleine tête. Il ne retient pas non plus le dernier chapitre, le plus long, qui s’attarde sur le peintre Max Ferber, dont la crépusculaire Manchester devient le tombeau noirâtre. Sebald a pu longuement s’entretenir avec ces deux hommes. Il a eu un accès direct à leurs dernières années. Tandis que dans les chapitres centraux sur l’instituteur juif-allemand Paul Bereyter, puis sur le grand-oncle d’Amérique Ambros Adelwarth, Sebald n’a eu qu’un accès indirect à la majeure partie de leur vie. Il a perdu de vue l’un après l’enfance. Il n’a qu’entr’aperçu l’autre lors d’une réunion de famille. Il lui a donc fallu enquêter : rencontrer des proches, feuilleter des albums, lire correspondance ou journal intime, chercher dans la presse, se rendre sur place et s’imprégner des lieux… C’est un palimpseste que l’écriture gratte jusqu’à toucher une énigme irréductible. Palimpseste que les images scéniques de Lupa transposent grâce à des projections sur un écran mi-opaque mi-transparent qui peut s’abaisser ou se relever à divers niveaux du cadre scénique : de la photographie à la vidéo, du noir et blanc à la couleur, de l’immobilité au mouvement, en passant par des états intermédiaires, instables, qui miment tantôt une auscultation patiente, archéologique, des images, tantôt une plongée dans la mémoire, comme un travail de deuil impossible, tantôt une hantise du passé au sein du présent, un spiritisme subliminal et mélancolique qui rappelle La Jetée (1962) de Chris Marker.

Ces deux chapitres sont aussi les seuls à tenter de retracer la vie d’un couple : Paul Bereyter et sa fiancée juive autrichienne Helen – incarnée de façon vivante, lucide et poignante par Mélodie Richard – qui meurt assassinée dans un camp après avoir été déportée ; Ambros Adelwarth et le fils excentrique d’un richissime banquier juif de New York, Cosmo Solomon. Quelle fut l’énigme de leur vie ? Chassé d’Allemagne pour un quart de sang juif, Paul y retourne malgré tout peu après, au point d’être enrôlé dans la Wehrmacht, parce qu’il a trois quart de sang aryen. « La guerre est un rêve », dit-il. Il n’apprend l’existence des camps qu’après-coup, en lisant le journal. Comment a-t-il pu être aussi aveugle ? Pourquoi est-il resté jusqu’au bout aimanté par l’Allemagne ? Pourquoi n’a-t-il jamais revendu son appartement ? Qu’est-ce qu’il a poussé un jour à s’allonger sur une voie ferrée non loin de là pour en finir ? Au contraire, à la façon d’un chiasme entre ces deux trajectoires, Cosmo Solomon aux côtés d’Ambros, son domestique attitré, mais bien plus que cela, est parti des États-Unis pour sillonner les casinos européens et se rendre jusqu’à Jérusalem, alors sous domination ottomane. Mais il souffre d’une étrange hyperesthésie, traversé par des visions d’horreur insoutenables. De retour à l’État de New York, il est interné dans un hôpital psychiatrique où il subit un traitement par électrochocs. L’énigme est qu’Ambros se rend à son tour quelque temps après dans le même hôpital pour y subir le même traitement – volontairement, de son plein gré. Il rejoint son amant dans cette dernière volonté d’effacement de la mémoire et d’anesthésie des affects. Ambros entre dans la mort dans une apparence déjà spectrale, au costume impeccable. 

© Simon Gosselin

Les deux parties du spectacle de Lupa correspondent aux deux chapitres centraux du livre de Sebald. Séparée par un entracte, chacune est d’une certaine façon autonome, avec distribution distincte. Mais quand on embrasse la totalité, quand on met par exemple en regard le début et la fin, la cohérence est implacable, les jeux d’échos insondables : d’une salle de classe en pleine montée du nazisme, que le metteur en scène polonais invite à percevoir en surimpression d’extraits de La Classe morte (1975) de Tadeusz Kantor – moments absolument bouleversants –, à une salle de traitement par électrochocs d’un hôpital psychiatrique désaffecté, dont les sièges vides qui nous font face, les instruments de torture rudimentaires, les graffitis sur les murs délabrés, sont hantés cette fois par la figure d’Antonin Artaud – laminé à l’hôpital de Ville-Évrard, puis de Rodez, sous l’Occupation allemande –, et peut-être par Les Bacchantes (1974) de Klaus Michael Grüber.

© Simon Gosselin

Deux séquences surtout entrent en résonance d’une partie à l’autre, séquences qu’on pourrait qualifier de parfaitement « lupiennes », parce qu’elles font du temps leur matière même : un temps non chronologique, un « temps de l’absence de temps » (Blanchot). L’acteur touche alors les confins dangereux du rêve où s’est enfermé pour toujours son personnage, il atteint le point d’effondrement, de non-retour, de son personnage. Le spectateur entre à son tour dans un état analogue, vide de tout événement, de toute vectorisation, état qu’à ma connaissance le théâtre de Lupa est un des seuls à faire encore sourdre aujourd’hui, une désaturation affolante du plateau qui nous met face à nos propres impasses imaginaires.

D’un côté, Paul (Manuel Vallade) et une amie fidèle (Monica Budde) doivent enfin vider son vieil appartement et repartir avec le train du soir, mais Paul ne fait rien, erre dans la pièce, retrouve le journal avec l’article sur la révélation des camps, donne un gilet, un châle et une aspirine à son amie qui a froid, mal à la tête et se repose sur le lit, prend un imperméable qui n’a jamais quitté le porte-manteau depuis toutes ces années. La scène s’étire, paraît interminable, figée dans une aporie de l’action. Mais c’est pourtant là qu’on pressent que Paul ira ensuite vers la voie ferrée. Quelque chose intérieurement prend le dessus chez celui qui a traversé l’Histoire comme un somnambule, puis se réveille de sa longue torpeur et se fracasse sur l’irréversible – la figure d’Helen à jamais enfuie. D’un autre côté, Ambros (Pierre-François Garel) accompagne Cosmo (Aurélien Gschwind) à Jérusalem. Ils se retrouvent dans une chambre d’hôtel qui n’a pas d’autre plafond que la voûte étoilée. Cosmo, spleenétique, allure christique, déçu par une ville sainte étouffante et jonchée d’ordures, divague, cherche à persuader Ambros qu’il y a des chauves-souris dans la chambre, qu’on peut même les entendre, lui avoue pour la première fois son amour, s’agite, se calme. Il ne se passe rien, et pourtant là encore tout se passe. C’est le moment, à la fois insidieux et soudain, de bascule dans un délire qui ne porte pas « sur papa-maman » mais « sur les races, les tribus, les continents, l’histoire et la géographie » (Deleuze & Guattari). 

© Simon Gosselin

Comme toujours chez Lupa, le cadre scénique est surligné en rouge : manière d’indiquer la frontière, à la fois poreuse et risquée, entre salle et plateau, fiction et réalité, rêve et vie éveillée, réalisation et fantasme… Cette frontière et son franchissement est mise en abyme lorsqu’est projeté le souvenir que Cosmo garde d’un film, Dr. Mabuse (1922) de Fritz Lang, plus précisément une séquence d’hallucination collective, orchestrée par l’hypnotiseur criminel, où une caravane sort du désert en plein milieu d’un théâtre. Mabuse est le frère ennemi de Lupa. Tous deux explorent les contrées de l’inconscient intime et collectif. Mais jamais Lupa ne perd acteurs et spectateurs dans une désorientation hypnotique. Toujours une balise vient rappeler la frontière et la fabrique de l’illusion. Ainsi, Sebald – joué avec une sobriété tranchante par Pierre Banderet –, double véritable de Lupa qui avait déjà adapté de lui Austerlitz (2001), rôde discrètement dans un coin du plateau. Nous n’oublions pas que nous percevons les vies de Paul Bereyter et d’Ambros Adelwarth par le filtre d’une subjectivité et d’une écriture. La Shoah comme césure de l’Histoire a meurtri à jamais les imaginaires. Mais c’est la fiction qui peut-être permet de retisser un lien fragile avec les disparus quand il ne reste d’eux qu’une poussière de traces.           

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Quand Amal insuffle la vie https://www.insense-scenes.net/article/quand-amal-insuffle-la-vie/ Tue, 12 Dec 2023 14:36:04 +0000 https://www.insense-scenes.net/?post_type=article&p=5317 Intérieur/extérieur

Dans un intérieur en ruines où un sofa déglingué jouxte une bibliothèque branlante ; dans un appartement éventré où le quatrième mur du théâtre ouvre sur des étagères aux livres menacés et vacillants ; dans ce qui tient lieu d’un taudis précaire où les eaux usées s’infiltrent goutte à goutte et remplissent des futs récupérés… Bassim et Amal forment les restes d’un couple de locataire d’un habitat lugubre devenu insalubre pour des raisons ignorées.

Vie a priori obsolète ou oubliée, ils s’apparentent aux stigmates d’une sécheresse de cœur du monde. Ils se regardent comme les laissés pour compte d’un bombardement d’hier. Ils forment (à une échelle mineure) les victimes collatérales de politiques internationales guerrières. Ils sont le résultat de conflits qu’ils intériorisent. Coupés du monde, réfugiés sans refuge, leur restent des cigarettes à cramer nerveusement ; des coups de téléphone intempestifs sans issue à donner ; des gestes brouillons mi-caresse, mi-affrontement à se délivrer entre eux. Ou quand l’attention destinée à l’autre n’est plus que tension continue.

Bassim et Amal sont ainsi au couple, ce que les gueux sont à la société. Ils sont devenus étrangers l’un à l’autre, pris dans une histoire plus grande que la leur qui détermine désormais leur relation. Ils forment une sorte d’exilés en errance et sans pouvoir se quitter ne peuvent davantage se retrouver.

Ainsi, dans la scénographie de Ali Soudani, le clair-obscur qui baigne la scène se regarde comme le signe de la disparition de toute lumière qui, la métaphore y renvoie, est aussi la mutilation de tout espoir. Et de songer alors que le prénom d’Amal (qui signifie en arabe « Espoir ») est porté par l’interprète Ridhab Ahmed comme une sorte de souffrance qui la tient au plus proche d’un désir et du refus de ce désir. Et ce n’est qu’à la presque fin de la pièce que le spectateur découvre que ce désir et ce non-désir concernent l’enfant à naître que porte Amal. Mettre au monde ou mettre en terre, garder l’enfant ou protéger la communauté, donner la vie à celui qui donnera la mort, accoucher d’un enfant ou donner vie à un martyr… Dans ce jeu des équivalences qui fait de chaque naissance une victime ou un bourreau à venir, les doutes d’Amal qui s’opposent au désir de Bassim s’écoutent comme une réflexion philosophique que la scène duplique en ces points poétiques et plastiques.

L’asphyxie politique et le souffle poétique

« On devrait coudre les femmes, un monde sans mères. Nous pourrions nous massacrer tranquillement les uns les autres, et avec quelque espoir, quand la vie nous devient trop longue ou la gorge serrée pour nos cris » écrivait Heiner Müller dans Hamlet-Machine en 1974. De Müller à Jawad Al-Assadi, le motif de la fiction théâtrale serait donc le même ou emprunte, comme toujours, à un tragique fondé sur le foyer familial. Là où, au creux du ventre des mères et de la maternité se forment les histoires qui concerneront la communauté. Éternel motif que celui-là. Mais en rester à cela priverait le spectateur de ce que Jawad Al-Assadi met en scène réellement et que le motif de l’avortement envisagé masque pour mieux le révéler. Car c’est moins une pièce sur l’avortement et les conflits qu’il induit dont on est ici spectateur, qu’un théâtre qui souligne un point politique que Jawad Al-Assadi, et ses interprètes Haydar Jomoaa et Ridhab Ahmed font résonner.

Ce qui se joue sur la scène et auquel donnent vie Haydar Jomoaa et Ridhab Ahmed (dans un geste réaliste et maîtrisé) concerne dès lors un autre conflit : celui que se livrent la poésie et le goût inextinguible des hommes pour la barbarie. Et Amal de rappeler sa rencontre avec Bassim « dans le corridor de l’université » quand lui, son futur époux, récitait de la poésie et embellissait la vie. Quand lui, Bassim l’homme des livres opposait à la vie grégaire la poésie et la puissance des idées. Lui, Bassim, l’homme au souffle de poète qui désormais, sur scène, semble ne plus respirer et recourt à un appareil pour survivre.

Là est le propos dramaturgique de cette pièce où le souffle poétique – Derrida parlera du pneuma et lui prêtera une vitalité essentielle – s’affronte à l’Histoire qui le détourne et l’anéantit.

Alors, à la dernière image, quand la bibliothèque inclinée se redresse et que Bassim a substitué au dialogue quotidien (fait de heurts et de désespoir qui ont innervé toute la représentation) une langue poétique qui fait exister le rêve et un monde meilleur, alors Amal à nouveau peut porter son nom comme une vérité, et peut envisager aussi de porter son enfant à terme. À la dernière image, c’est ainsi Amal, celle qui aura soutenu Bassim pour qu’il retrouve le goût de se battre pour la vie, qui apparaît.

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L’Iliade par Pauline Bayle, ou un rêve de théâtre… https://www.insense-scenes.net/article/liliade-par-pauline-bayle-ou-un-reve-de-theatre/ Sat, 25 Nov 2023 11:52:04 +0000 https://www.insense-scenes.net/?post_type=article&p=5314 Il y avait une magnifique promesse de théâtre, le rêve de ce qu’aurait pu être ce travail autour d’Homère. Alors que nous sommes dans le hall, divisés en deux grandes files d’attente, après retrait des billets et avant vérification, sur le seuil entre la ville et la salle, le brouhaha ambiant est interrompu par la colère d’une jeune femme à l’encontre d’un jeune homme, tous deux en vêtements du quotidien. L’une est appelée « Achille ». Elle interpelle « Agamemnon ». On se querelle sur les parts d’un butin, des femmes captives, qui passent d’une main à l’autre. Il est question d’aller guerroyer contre des Troyens. Un autre jeune homme intervient, déjà là parmi nous, « Ulysse ». Il essaie de tirer profit de la querelle. L’un représente le « pouvoir », l’autre la « force », l’autre la « ruse ». Achille, blessé dans son orgueil, se met en retrait. Ulysse, opportuniste, se met en avant. Il énumère à Agamemnon tous les autres rois qui vont participer à la guerre, des noms propres aux consonances grecques, ceux à peine mentionnés par Homère, tombés dans l’oubli, dont la plupart seront massacrés : c’est nous, tour à tour pointés du doigt, apportant qui trois vaisseaux, qui vingt navires, qui douze bateaux…

Ce début de spectacle au seuil du théâtre est tout sauf une démonstration de puissance : puissance de la fiction à partir de son impuissance même. Il mobilise ces moyens pauvres et simples que sont les mots proférés d’un poète, qui font silence par leur étrange familiarité, immémoriaux d’être venus ainsi du fond des temps, mais qui nous parlent encore de notre présent déchiré ; un dialogue qui tourne à l’agôn, un consensus brisé, peut-être irréparable, où trois postures éthiques se confrontent ; une adresse qui suffit à changer une file d’attente en un « peuple en armes », bientôt « en larmes » (G. Didi-Huberman) ; une indistinction entre public et comédiens, différences de degré et non plus d’essence, battement rythmique entre singularité et groupe qui est le cœur et le chœur d’une démocratie vivante.

Mais une fois dans la salle, au placement libre, après vérification des billets, cette promesse se referme. Il y avait là, en puissance, un Homère dénué des oripeaux qui font écran à sa force d’effraction, comme il y a eu naguère les Molière de Vitez, dont le geste avait été transmis par Gwenaël Morin au Théâtre du Point du Jour (Lyon) et aux Amandiers (Nanterre). Mais Iliade revient trop vite, comme si ce qui s’était passé dans le hall n’avait jamais existé, au dispositif frontal traditionnel, à la séparation scène/salle, aux costumes (tee-shirt et treillis gris), aux accessoires (lunettes noires pour telle déesse, pendentif en forme d’éclair pour devinez-qui), aux jeux de lumière visibles et lisibles, à la musique illustrative qui tambourine, aux pots de peinture rouge, aux seaux d’eau déversés, etc.

© Pauline Le Goff

Le spectacle s’étant refermé lui-même dans ce cadre et ces effets qui nous replongent dans la culture dominante de la captation attentionnelle, reste malgré tout quelques beaux moments simples, en écho à la puissance de l’impuissance entraperçue tout à l’heure, ou il y a une éternité, dans le hall : ces comédiennes, jouant Achille, jouant Hector, qui font résonner l’impensé des valeurs viriles, le corps féminin traité comme butin et prétexte au carnage, mais qui aussi, jouant Hector, jouant Achille, ne sont pas ridicules, au contraire crédibles, pouvant endosser à leur tour ces valeurs viriles de brutalité déchaînée ; l’épopée réduite à l’os, à des listes de noms grecs oubliés et aux mille et une façons de périr sous les armes, la parole circulant d’un comédien à l’autre, disposés rythmiquement sur le plateau ; Achille en retrait derrière Patrocle, vivant comme par procuration les exploits guerriers de son ami, s’enthousiasmant de les narrer ainsi au moment présent, puis séché par sa mort abrupte d’un coup, d’un seul, d’Hector ; que ce soit cette mort-là, la philia blessée, comme point de basculement dans l’affrontement entre les deux armées, plus généralement que soit placé au centre l’enjeu du deuil mutilé, de l’acharnement sur les cadavres, lorsque même les morts ne sont pas en paix ; que les dieux, sourire de Molière, soient burlesquement représentés et redescendent sur terre ; que les feux de la rampe, quatre braseros dans la pénombre, suscitent enfin une image scénique vivante, somptueuse veillée d’armes et de larmes.

C’est ce juste flambeau qu’il aurait fallu tenir et ne pas éteindre.                          

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Les émigrants de Krystian Lupa… ? https://www.insense-scenes.net/article/les-emigrants-de-kristina-lupa/ Sat, 29 Jul 2023 06:13:00 +0000 https://www.insense-scenes.net/?post_type=article&p=5308 Qu’en dire…

« L’imaginaire, c’est un peu plus que l’imaginaire » écrivait Jean Duvignaud qui ne séparait pas la chose esthétique et poétique, des conditions de production qui l’environnent, et plus généralement de la société qui accueille les œuvres.

Avec l’annulation de la création de Krystian Lupa – Les émigrants de G. W. Sebald – à l’occasion du festival d’Avignon 2023, la bêtise, le non-dit et la corruption ont fait les choux gras des réseaux sociaux et de la presse culturelle, en les relayant, en les fabricant. Ce fut comme un jeu de « à qui mieux mieux » et chacun y allait de son petit argument, de sa petite dose d’acrimonie, de son petit poison/position : le grisonnant évoquant les cheveux blancs du vieux et des blanchis soi-disant responsables de l’état du monde (oubliant les luttes, les combats et les avancées qu’on leur devait). L’autre, poivre et sel, ignorant toute métaphore chez Lupa, prenant appui sur le drame des migrants et des enfants que rejette la méditerranée. Un tiers encore, dans le registre opposé, se lamentant telle une pleureuse sur l’atteinte portée au génie crie un « reviens »…

Au bal de la saison estivale, on assista à la multiplication des petits juges et autres donneurs de leçon qui, la main sur le cœur (ou le lieu occidental de la sincérité inattaquable), brandissaient des piques ornées de la tête du Polonais ou l’auréolaient des lauriers d’un César anachronique.

Qu’en dire ?

Idéologiquement, c’est un peu faible d’opposer le travailleur méprisé au génie nanti. Mais l’époque est ainsi faite que l’on est « avec les uns » et « contre les autres ». Stéréotype du choix du camp. Image représentative du choix du con. Ça manque de dialectique tout ça.

Stratégiquement, ça se comprend mieux et l’on ne peut soupçonner que les uns et les autres auraient oublié qu’un théâtre Suisse (la Comédie de Genève) et un festival d’Avignon, ça pesait tout de même plus lourd qu’un Polonais à la rue, bientôt octogénaire.

Philosophiquement, on leur en voudra à peine, mais tout de même. À défaut de tout excuser (et à raison l’attitude de Lupa est questionnable), peut-être auraient-ils pu écrire ou même crier que les conditions de travail artistique ne sont plus réunies sous le régime libéral qui uniformise les modes de production. Qu’en définitive, qu’on soit technicien ou créateur, les règles infernales (rythme, cadence, organisation du travail, salariés interchangeables…) s’appliquent à tous et toutes, comme à l’usine. Le responsable est donc un modèle économique ou un mode de production qui gomme la singularité du travail pour lui appliquer des règles de rentabilité unilatérale (gestion du temps). On ne vous demande pas d’avoir pris connaissance du « petit » essai de Laurent Vidal Les hommes lents, mais peut-être de penser l’origine des contraintes subies.

Moralement, vous aurez été, a priori, du côté de la victime. C’était sans surprise. Et c’est presque louable, mais ça ne mange pas de pain. Quand le « prolo » est malmené, il faut le défendre… Et c’est bien le seul endroit ou maladroitement, tout de même, vous aurez esquissé une analyse. L’argument majeure aura été « nous ne sommes plus à l’époque où… ». Et là de désespérer à nouveau… Car cela revient à légitimer ce qui se passait avant et penser que l’on fait mieux aujourd’hui… Raisonnement eurocentré qui ne tient pas compte des espaces où le temps n’a pas passé. On aurait pu attendre autre chose… Au hasard, par exemple, une analyse sur l’organisation verticale du travail, sur la manière de construire une équipe de création, sauf à penser que les techniciens ne sont pas eux aussi des créateurs, mais seulement des exécutants. Bref, poser la question morale de l’engagement, de la participation, etc. plutôt que de s’entêter à justifier un modèle de fonctionnement.

Enfin, artistiquement ? Artistiquement, rien ne fut dit sur Sebald et ce livre Les émigrants. Rien, pas un mot. Or ce n’est pas un Lupa que l’on ne verra pas à Avignon, mais une œuvre littéraire rare, de Sebald, jamais montée, adaptée, présentée.

Sophocle, Molière, Shakespeare, Ibsen et des trucs d’actualité (quand les premiers ne servent pas à illustrer le second) … comment y échapper ?

Mais Sebald… De mémoire de spectateur, le dernier fut Les Anneaux de Saturne de Kathie Mitchell, au gymnase Aubanel, en juillet 2012.

Artistiquement, à l’endroit de ce qui les regardait donc, ils auraient pu, sans se priver de leur goût de la curée, en bon paroissien du théâtre, ajouter à leurs accusations quelques lignes sur Les émigrants. On les aurait soudainement écoutés autrement.

Mais là-dessus rien. J’imagine « faute de temps » (c’est toujours le même argument).

Alors que faire ?

Alors une idée folle aura fait son chemin. Et si cela donne à ricaner, il me revient de parler de Les émigrants. Je vais imaginer ce que cela aurait pu être. Et, bien entendu, s’il ne s’agit pas de tout dire et de tout relever, il s’agira de ne rien manquer dans le peu qui sera rapporté.

Lisant.

Peut-être prévenir d’abord que s’il faut entendre le titre[1], il ne doit pas rendre sourd aux pages qui suivent et vont de la page 9 à 276. Et qu’au terme de la lecture, il est difficile d’ignorer que Les émigrants apparaît avant tout, a priori, comme « la musique de la mémoire » dirait Pontalis ; et les tours qu’elle peut jouer. Mémoire faite de blancs, de trous, de béances… Archive imparfaite (le mot désigne aussi un temps en même temps qu’une mutilation). Mais archive tout de même.

Et « on sait très bien qu’il n’y a pas d’archives innocentes » comme le pensait Jacques Derrida. Et à travers elle qui est « arrangée » et s’arrange avec l’agencement des faits, c’est un monde de vivants, de fantômes et de spectres qui se repèrent (traces du réel) et de fictions qui naissent dans l’agglomération et l’entrecroisement de l’imagination et des vies vécues. Une sorte de jeu de piste infini, déréglé qui s’impose au narrateur : lieu d’émission et de réception de tous les récits. Lui, sans cesse, relance le jeu et cherche les ajustements. Après coup, ce sont les mêmes symptômes qui gagnent le lecteur. Effet miroir en quelque sorte où ce qui est renvoyé fonctionne par ricochets, par rebonds, par soubresauts.

Lisant Les émigrants et regardant les multiples photos qui sont insérées dans le cours du récit, c’est cela qui vient à la rétine et à la conscience. C’est cet amalgame entre ce qui a été vécu, qui peut être truqué (la photo p. 86, où aucune petite fille ne porte des lunettes) par l’activité mentale (l’écriture donc), et qui fait l’objet d’une mise en scène traversée par une multitude de récits. Archive, disons-nous, où l’on soupçonne qu’entre l’écriture et « les albums photos », entre le photographié et le graphié (l’écrit), quelque chose au creux de l’archive met en jeu un indiscernable autour duquel Les émigrants trouve son mouvement.

Voilà, pour commencer, peut-être que c’est cela qui viendrait à l’esprit (au terme de la première lecture) et qui serait dit aux interprètes.

« Vous allez être à l’œuvre pour que l’indiscernable devienne sensible, peut-être visible et audible ». Et chacun se tiendra à cette idée parce qu’en définitive, les vies que l’on croisera au long de Les émigrants (la multitude de personnages, la diversité des lieux, la temporalité qui va du début du XIX au XXI, les nombreuses situations et topographies, mais aussi les destins communs, les trajectoires communes, les lieux ou les points de chute identiques pour tous et toutes, etc.) installent ce livre dans un rapport à l’indiscernable.

Non pas le flou, le vague, l’approximatif… mais l’indiscernable.

C’est-à-dire, dans le récit, le moment où les limites et les frontières, dans le mouvement de l’exil, de la migration, du déplacement… sont des repères caducs. Car si les corps subissent celles-ci (dépaysement, bagages, bureau de l’immigration, hébergement de fortune, découverte, nouveauté…), il n’en va pas de même pour la vie de l’esprit. Pour le formuler simplement, « Quels rapports la mémoire entretient à la frontière ? », « Le souvenir s’arrête-t-il aux postes de douanes ? », « le passé ou le vécu se voit-il opposé, par le présent, des limites ? »

N’y a-t-il pas, à ces endroits de la vie intime, énigmatique et profonde des migrants, quelque chose qui relève d’un indiscernable et qui donne aux corps ses postures mélancoliques, ses solitudes tristes, cette nostalgie active, ce rythme funèbre à la pensée et aux gestes, son rythme quotidien… que l’on peut lire dans Les émigrants ?

Une photo de vacances perdue, un portrait d’antan illisible, l’odeur des Maultsachen, le croquant des biscuits de Meissen, la devanture d’un Grand Bazar, une couleur de ciel noir d’encre, la mer le soir, le relief d’un arbre dans un paysage, le cri du coucou japonais Hototogisu, une déambulation dans les quartiers paupérisés, l’image des ateliers le long des docks, une sensation de gène en marchant dans les beaux quartiers, un bibelot isolé dans un décor d’accueil, l’ambiance du bar Wadi Halfa tenu par une famille Massaï, l’auberge de l’Ange, le récit imprécis de la mort prématurée de Théo Bereyter racontée par la tante, les vitres brisées d’une manufacture, le son des sanglots de Theres, un derviche enfant, une résidence dans un hôtel de luxe recouvert de neige au matin, ou d’un pied à terre dans un hôtel sans étoile, un vilain tableau représentant le pays quitté accroché au mur, un bateau, un avion rutilant, un transport… une rencontre au terme d’un voyage, des bribes de conversation, une lettre chiffonnée, etc.

Tout cela relève d’une archive invisible qui habite sans cesse l’esprit. Et pour autant que le migrant a été inscrit dans un processus de déterritorialisation, ces détails du quotidien – du tragique quotidien fait de petites minutes supérieures – tout cela, donc, le reconduit à son point de départ, à l’instant d’un choix, d’une séparation, d’un détachement à des attachements… d’une vie qui n’est pas sécable.

D’une certaine manière, dans Les émigrants, il y a quelque chose du temps qui ne s’accorde pas avec son organisation chronologique (présent, passé, futur). Le temps de Les émigrants, c’est un « hors-temps » qui fusionne non pas des temporalités, mais qui assure la continuité de vies. Et c’est à cet endroit, encore, que joue l’indiscernable puisque ce « hors-temps » se mêle au temps qui passe, ou justement ce « temps qui ne passe pas » et qui fait l’épaisseur du temps même.

C’est dans ce rapport à des temps simultanés, brouillés, se chevauchant que s’écrit Les émigrants. « Temps » (et il faudrait enfin pouvoir ici isoler le « s » du mot invariable, y voir un pluriel donc) qui fait que dans Les émigrants, les figures que l’on croise et découvre sont habitées par la coexistence de lieux, de sensations, d’épisodes, d’accidents, de temps fusionnés… qui forment le tout d’une vie.

Dès lors, et si l’on suit cette idée de hors-temps, d’archive et d’indiscernable, et si d’aventure Les émigrants avait été représenté, il faut envisager que le symptôme dramaturgique à l’œuvre aurait fait en sorte d’amalgamer et de fusionner les différentes figures et les divers épisodes, tout en leur conservant, via un petit détail, via un léger écart, une différence. Ou, dit autrement, quand la différence permet justement d’entretenir une ressemblance. Puisqu’aucune vie n’est identique, même si le parcours de migrant favorise des points communs. Soit une manière, tout à la fois, de marquer des écarts et d’entretenir des continuités (thématiques, topographiques, chromatiques, sémantiques) entre les 4 sections du livre qui composent Les émigrants : 1/ Dr Henry Selwyn (de la page 9 à 33), 2/ Paul Bereyter (de la page 35 à 78), 3/ Ambros Adelwarth (de la page 79 à 179), enfin 4/ Max Ferber (de la page 173 à 276).

Les sections du livre…

Préalablement à une entrée dans chacune des sections, peut-être dire un mot sur ce qui est récurrent dans Les émigrants.

Commencer par souligner que les paysages urbains, les architectures, le regard porté aux pierres, aux façades, aux cheminées, aux intérieurs meublés, somptueux ou caverneux, aux espaces crasseux… ne sont jamais séparés d’un coup d’œil jeté à la nature et à sa diversité (arbres, herbes, animaux, monde minéral, animal et végétal). Ou une manière non pas de multiplier les descriptions, mais plutôt les translations, les déplacements, les migrations.

Souligner que les pays, pour les migrants qui essaient de quitter l’Europe, pour rejoindre l’Amérique, sont forcément la Suisse et l’Angleterre. Et qu’il y a là soit un SAS, soit une terre provisoire, soit une issue terminale.

Souligner également que le suicide, la dépression, la tristesse sont comme une respiration à chaque section. Soit une manière non pas d’entrer dans des psychologies, mais plutôt de rendre manifeste des états qui expliquent, peut-être, des rythmes, des postures, des façons d’être au monde, des repliements, des recroquevillements…

Souligner aussi que le personnage de l’instituteur ou de l’institutrice est constant. Ou une façon de mettre en dialogue « ce qui est dans les livres, les savoirs et les connaissances » et la réalité qui s’en écartent. Manière de faire miroiter, ici, l’écart entre une humanité idéalisée et une réalité trop souvent obscure.

Souligner encore que la guerre, l’exode du peuple juif, le peuple allemand sont indépassables. Soit une façon d’inscrire Les émigrants à l’endroit d’un témoignage quel qu’il soit, d’où qu’il soit et de livrer les raisons concrètes de certains exils.

Souligner que le motif de la rencontre, heureuse ou malheureuse, permet de traiter du dépaysement, de la découverte et d’ouvertures vers d’autres régions qu’elles soient topographiques ou mentales.

Souligner que le livre se développe en réseau, en atomes liés ; qu’il est parfois rattrapé par un « esprit d’escalier » qui inscrit le récit dans une étendue infinie. Manière d’emboîter les choses et les vies au-delà de leur vécu et de les faire miroiter ailleurs.

Souligner que ça parle, ça s’écrit en recourant à différentes langues, notamment la présence de l’anglais, parfois l’allemand mais rarement. Ou une façon de faire entendre les migrations qui sont aussi linguistiques. Manière de faire sonner l’étranger et l’étranger à la langue.

Souligner que la catégorie des migrants n’est pas homogène. Il y a ainsi les intégrés, parvenus à une forme de richesse ou demeurés dans la pauvreté. Il y a les arrivants, démunis. Il y a encore les résidents. Entre les trois, il y a l’accueil, l’hospitalité, des formes de dominations ou des rapports de lutte (y compris de classe). Il y a la bienveillance qui côtoie la charité ; la solidarité et l’entraide, mais également des formes de jalousie sourdes… Tout un univers de rapports humains donc. Mais surtout comprendre qu’entre les « intégrés » et les « nouveaux », c’est une histoire continue de déplacements, d’exils, de fuites, etc. Soit un renseignement sur les forces structurelles à l’œuvre dans les sociétés. Imaginer alors que certains vivent avec une valise toujours faite, quelques billets dans la poche du costume (comme Sartre), sur le « qui vive », sur le départ, tout le temps.

Souligner enfin que le « je » du narrateur (« ce pli grammatical » dit Blanchot), enfant ou adulte, est ce qui traverse l’ensemble des 4 sections. Chercheur, le « je » s’ouvre aux témoignages, aux récits qu’il recueille et qu’il fabrique, mais il est aussi celui qui pense, qui spécule, qui questionne, qui écrit le maillage, au présent, compliqué du récit.

[…]

Alors juste après l’exergue minuscule, en bas de page (qui se répétera pour chaque chapitre), qui pose la question « et le reste n’est-il par le souvenir détruit » (énoncé troublant qui insinue que la mémoire et la vie, peut-être de migrants, mettent en péril quelque chose d’une intériorité profonde), il y a cette première section consacrée à Dr Henry Selwyn. Soit l’écriture d’une rencontre, la découverte d’une maison à la campagne, Prior’s gate, partiellement laissée à l’abandon, à Hingham. Un foyer curieux aux meubles laids « Altdeutsch » et où une jeune fille est un peu folle. Un lieu qu’habite Henry Selwyn, mais pas tout à fait puisqu’il se définit surtout comme « un habitant du jardin » laissé aussi à l’abandon où il « cultive ses réflexions » comme un « kind of ornamental ermit » et où il préfère la compagnie de ses trois chevaux et des plantes « ses seuls interlocuteurs avec qui il s’entend relativement bien ».

Section où l’on apprend encore que le Dr est un migrant juif qui a fui la Lituanie en 1899, avec toute sa famille, croyant prendre un billet pour l’Amérique et qui s’est retrouvé en Angleterre et dont le vrai nom est Hersch Seweryn. Homme déplacé donc, qui couve une longue dépression, qui a connu deux guerres, mais qui avait rencontré Johannes Naegli, un guide de haute montagne, en Suisse, peu avant la première guerre mondiale. Et ce guide qui disparait dans la montagne en 1914 a imprimé au Dr « la douleur d’une séparation [qui le conduit à rompre] avec le monde réel ». Incapable de surmonter cette douleur, il se suicidera avec son fusil de chasse quelques semaines plus tard. La fin de cette section étant marquée par la réapparition du corps du guide, en 1986, que rejettent les glaces de la montagne, alors que le narrateur évoque cet article lu dans un journal de Lausanne acheté à Zurich. Soit une réapparition 72 ans plus tard qui fait dire « voilà comment ils reviennent les morts ».

Peut-être le lecteur pourrait s’attarder sur les détails du suicide, peut-être sur l’état curieux de la jeune fille, peut-être notera-t-il l’évocation du sourire d’une institutrice ou la photo de Nabokov, peut-être s’arrêtera-t-il sur le jardin en friche… À la première section, peut-être Lupa aurait-il gardé ce motif du mauvais goût allemand « Altdeutsch ». Peut-être aurait-il sonorisé les deux guerres mondiales et ce coup de fusil du suicidaire. Sans doute aurait-il gardé ou montré le déchirement entre Hersch et Johannes, sur fond de relief montagneux glacé… Difficile d’imaginer ce qui n’aura pas lieu. Mais vraisemblablement, il y aurait eu, au plateau, quelque chose de l’ordre d’une solitude, d’une « âme en peine » et d’un ermitage.

Sans doute aussi quelque chose de l’incompréhension pour ce qui disparaît subitement. Un va et vient entre résignation et incompréhension. Et il y aurait eu, enfin, les feuilles d’un journal pris dans le vent. Et une voix qui aurait raconté que les morts n’en finissent pas de surprendre les vivants. Et rien ne dit que cela aurait été à l’ouverture de Les émigrants, puisque tout cela est filé dans les sections suivantes.

[…]

Et alors que le suicide de Hersch intervient à la fin de la première section, celui de Paul Bereyter est immédiatement lisible dès les 9 première lignes de la seconde section. Bereyter qui choisit de mettre fin à ses jours en s’allongeant sur la voie de chemin de fer ; la chose étant rapportée, une fois encore, par un journal local.

Instituteur aimé de tous, mais soumis aux contraintes du « Troisième Reich ». Homme ou « grand frère exemplaire » que ce Paul, radicalement différent de l’autre instituteur Maître Hormayer.

Bereyter qui refusait de donner des cours de religion et débordait le programme scolaire, aimait « les leçons de choses » qu’il inventait dans la nature avec ses élèves partis en virée. Bereyter qui aimait les marches dans la montagne, qui avait pour interlocuteur le cordonnier Colo « philosophe et athée notoire » et qui s’inquiétait du don incroyable qu’avait Mangold le simple d’esprit. Paul Bereyter qui était « en vérité le désespoir fait homme », presque tout « entier consumé par sa solitude intérieure », conscient politiquement de « l’anéantissement constamment à l’œuvre dans la vie de la nature ». Qui avait assisté à la déportation de son amie Helen Hollaender et qui, soudainement, plonge le récit dans la mise en place des lois aryennes et antijuives de l’Allemagne nazifiée. Paul Bereyter, le patriote qui s’engagera dans l’armée régulière allemande, parce qu’il était « profondément allemand ».

Section ou chapitre inversé donc, où l’on remonte de l’effet à la cause, de la mort de Bereyter à ce qui aura pu la provoquer. Chapitre où, soudain, l’Histoire fait son entrée visible : l’Allemagne nazie, les complicités, les exécutés, les patriotes, et le mythe de l’éducation humaniste qui s’envole avec la métamorphose des fonctionnaires de l’humanité. Moment où s’affirme la complexité des êtres, mais où surtout Bereyter, le patriote, est la figure de celui qui est attaché à sa terre. Sensation qui vaut sans doute aussi pour ceux qui sont contraints de la quitter. Chapitre des fantômes qui hantent l’Histoire, qui ne réapparaissent pas, mais sont néanmoins présents.

Il faut ainsi imaginer qu’il y aura à minima un bruit de train dans le lointain, le cliquetis des engins mécaniques militaires qui traversèrent l’Europe. Il y aura forcément ces bruits d’aboiement caractéristiques des quais de gare où les trains sont à destination des camps. Il y aura forcément un émigrant pris au piège qui prendra les traits d’un déporté. Il y aura forcément le visage d’Helen.

[…]

Les deux chapitres suivants (« Ambros Adelwarth » puis pour clore « Max Ferber ») sont d’abord plus volumineux (nombre de pages) que les deux premiers. Ce n’est pas un déséquilibre, mais une manière de rentrer dans la complexité labyrinthique de ces vies entremêlées et de mémoires-rhizomes qui s’entrecroisent et s’étendent sous deux formats, toujours avec la même précision, parfois écourtée, vers le détail le plus petit et la vue d’ensemble embrassée. Les pages de Les émigrants se lisent alors comme des cartes Michelin sur lesquelles sont dessinés des voyages, des tracés et des trajectoires, des étapes, des stations, des bifurcations, des mouvements d’aller-retour, des retours-en-arrière… Tout ou presque est placé sous le signe des guerres : « l’avant, le pendant et l’après » qui promeuvent des expériences et des situations différentes, partagées entre choix volontaires et/ou imposés.

À l’ombre de ces périodes, les vies ont été façonnées et modelées. Comme si tout ce qui était, même longtemps après, relevait d’un héritage. D’une certaine manière, pour partie, les émigrants sont tous les héritiers de cela qui a transformé les villes, les économies, les modes de vie, les existences… Et c’est peut-être là une chose qu’il faut relever : l’exil aura créé des relations nouvelles aux mondes, créant aussi de nouveaux mondes ou transformant celui qui était donné. Attachés à vie à une histoire, à une terre natale, à une langue… à de nouveaux territoires, de nouvelles pratiques linguistiques… les émigrants forment un peuple diasporique césuré. Ou quelque chose que Hölderlin, quand il convoquait cette notion (« césuré »), pensait comme la forme que prend le tragique. On pourrait traduire par « déchirer », si par-là on comprend une intériorité divisée où la division devient consubstantielle à l’être. « On vit avec » en quelque sorte et la mémoire figure ce lieu du « césuré ».

Histoire de mondes donc qui fait dire à l’oncle Kasimir « mein feld ist die Welt » (« le monde entier est mon domaine », est-il traduit). Ou une formule qui annule toutes les frontières, sans pour autant gommer la diversité des pays traversés. Et où la frontière annulée, les repères sont brouillés.

Héritiers et aussi notaires, en définitive, car « notaires » ils le sont tous aussi qui, par les familles qui s’inquiètent les unes des autres, éloignées mais toujours proches, se transmettent les secrets et les histoires qui peuplent ces vies en mouvement.

Lire Les émigrants, c’est comme rentré dans une étude notariale clandestine où chacun et chacune est en charge d’une ou plusieurs vies. Ou un morceau de connaissance est partagé entre plusieurs témoins qui forment à eux tous les racines d’un arbre généalogique. Arbre et existences… donc, comme peut-être l’indique la première photo au commencement du livre qui représente un grand arbre au milieu d’un cimetière.

Il y a ainsi quelque chose de patrimonial et de notarial dans ce récit.

Quelque chose qui fait de chacun et de chacune le « secrétaire particulier » d’un tiers et qui, comme le meuble du même nom, est construit sur le principe d’une cache à secret.

Au chapitre intitulé Ambros Adelwarth, c’est cette figure de « secrétaire particulier » qui apparaîtra à travers les témoignages de la Tante Fini et de l’oncle Kasimir (dont les versions ne se recoupent pas). Car si l’on entre dans l’intimité des Adelwarth (une partie vit aux USA et en Angleterre, l’autre est restée en Allemagne), si l’on est renseigné sur l’exil et l’installation des-uns ainsi que le « mal du pays » des autres, c’est surtout la rencontre d’Ambros Adelwarth et de Cosmo Solomon qui est scrutée.

Deux hautes figures de l’exil qui, dans ces temps de guerre, parcourent le monde, gagnent Jérusalem, et font vivre l’amitié. Deux légendes ou deux mythes, rassurants mais rares, comme seuls les exilés sont à même d’en produire. Deux classes sociales différentes où l’un (Cosmo) est fortuné, quand l’autre (Ambros) s’en remet à sa bonne fortune. Façon de nommer ici, la réussite de l’émigrant, sa manière d’avoir passé les épreuves de l’étranger, sa façon d’avoir « gagné » les droits de l’autochtone, etc. Et précisons que si, a priori, on pourrait voir dans « l’association » Ambros/Cosmo, une histoire de solidarité et de communauté, il n’en est rien, car l’intégration, au pays du self made man passe par l’abandon de ce que l’on a été, pour ressembler à ce que l’on ne sera jamais vraiment. Entre Ambros (passé maître dans les langues qui a été instruit de toutes les subtilités des métiers de l’hôtellerie en Suisse) et Cosmo (l’héritier de la banque new-yorkaise de son père, Cosmo le constructeur de machines volantes, Dandy joueur de polo et de roulette dans les casinos), il n’y avait rien de commun, sinon une amitié à faire émerger, à construire.

De New york à Constantinople en passant par Francfort, de Venise à Deauville et ses jeux aéronautiques en baie de Seine, de Monte-Carlo à Long Island, de la Croatie à Beyrouth à Alep… Cosmo le joueur engrange des fortunes et s’offre même un avion de l’industriel français Deutsch (ou déjà un mode d’annexion ou une forme de mondialisation à l’œuvre).

Et ce qui apparaît à travers le nomadisme de Cosmo et Ambros (nomadisme qui révèle aussi que l’exilé ne se satisfait jamais du pays d’accueil et qu’il est en transit), c’est encore et aussi le rapport spéculatif que prend le pli du monde. Cosmo fait sauter la banque dans chaque casino qu’il essore… Signe annonciateur d’un monde (financier) qui est au bord de l’explosion.

Et comme à l’écoute de ces vies, le narrateur ou le rejeton de la famille Adelwarth lorgne un temps ces destinés, songe à son américanisation avant d’y renoncer.

Années folles de ribouldingues et autres découvertes, tout a pourtant une fin et, sans que l’explication ne soit donnée, Cosmo, se retirant lui aussi dans une petite maison au fond du parc de la demeure familiale, plonge dans « une sombre mélancolie » au bout de laquelle la maladie mentale l’atteindra et le conduit à « percevoir dans sa tête ce qui se passait en Europe, le feu et le sang, les agonies, les décompositions sous le soleil ». Et de lire, là encore, le dévouement d’Ambros qui le nourrit de petites bouchées de homard, lui le serviteur, l’ami, le « frère » est-il dit. Ambros qui, à son tour, se réfugie dans une petite maison donnée par les Solomon. Ambros qui n’est plus lui aussi que l’ombre de lui-même après la mort de son ami. Ambros dépérissant à son tour.

La guerre, la première, est alors à l’œuvre. Et le vieux Solomon, le père banquier, tombe lui aussi en dépression, développant le syndrome de Korsakoy (où la perte du souvenir est compensée par des inventions fantastiques). Soit une indication qui vaut non seulement pour l’histoire des Solomon, mais également pour l’écriture, pour la littérature et la construction de Les émigrants.

Poursuivant la lecture, on voit alors le narrateur courir après son histoire, en quête d’une cohérence convenable auprès de qui pourrait lui donner. On y croise alors le Dr Abramsky, lui-même peut-être fou, qui lui parle du psychiatre Fahnstock, lequel aurait traité la dépression ou la folie d’Ambros et lui confie qu’il (Abramsky) aurait écrit un traité sur cette « drôle de figure » s’il en avait eu le temps.

La folie est partout, comme le souvenir et le monde le sont aussi. Un peu comme une maladie contagieuse de l’esprit… Une maladie que contracteraient plus facilement les exilés. Une sorte de virus qui guette et qui s’approche de ces vies. Maladie qui n’est pas sans roder autour du narrateur qui, en quête d’origines, de causes, de documentations finit par écrire : « comme toujours ou presque dans les rêves, les morts ne parlaient pas et semblaient un peu contrits et abattus. Ils se comportaient en coutre comme si leur condition d’exilés, pour ainsi dire, était un terrible secret de famille ». Obsessions ou syndrome de Korsakoy, le lecteur ne peut trancher. Lui-même est désormais dans la tourmente de cette recherche.

Comme pour le narrateur, le témoignage de la Tante Fini le rassure un peu et quand cela ne suffit plus, il s’attarde sur l’Agenda de l’année 1913 d’Ambros. Mi journal de bord, mi journal de voyage, mi note-book, qui révèle autant qu’il dissimule, qui donne des pistes autant qu’il les brouille. Journal d’Ambros où à la dernière annotation de l’Agenda qui est aussi les dernières lignes du troisième chapitre, il écrit : « le souvenir, ajoutait-il dans un post-scriptum, m’apparaît souvent comme une forme de bêtise. On a la tête lourde, on est pris de vertige, comme si le regard ne se portait pas en arrière pour s’enfoncer dans les couloirs du temps révolu, mais plongeait vers la terre du haut d’une de ces tours qui se perdent dans le ciel ».

Ultime note de l’Agenda qui devient carnet philosophique d’Ambros lequel, comme par malice, renvoie au narrateur et au lecteur (ce couple de curieux, ces petits Holmes et Watson) un commentaire sur l’action qu’ils conduisent. L’un et l’autre suivant pas à pas ces destins opaques ; le narrateur retournant sur les lieux, dans les hôtels… tentant, autant que possible de lever l’indiscernable.

Au vrai, se mettre en quête de ces vies délivre alors un nouvel enseignement et, parallèlement aux enquêtes qui tendent à identifier des situations, des lieux, des passages… la recherche livre aussi des états d’âme, des pensées, des réflexions de ces exilés qui, pour autant qu’ils sont pris dans les turpitudes de leur histoire, n’ont pas pour autant cessé d’avoir un lien avec « la vie de l’esprit » et l’existence de la pensée.

[…]

Il reste 101 pages et la lecture de Les émigrants sera achevée. Pour autant, le lecteur le sait déjà, l’effet de la lecture se poursuivra et lire un livre met toujours à l’endroit d’une hantologie dont il a déjà fait l’expérience, sans savoir ce qui soudain reviendra.

Sans trop être capable de mesurer ce qui arrivera, le peu qu’il a lu a pourtant déjà modifié sa mémoire. Paul Bereyter, Helen, Cosmo et Ambros, la tristesse de Henry Selwyn, la photo du grand arbre au milieu du cimetière, la petite fille sans lunette sur la photo, Deauville… S’il n’est pas devenu le familier des émigrants, ils ne lui sont plus totalement étrangers. Bien sûr, il n’est pas en mesure de parler de ce que vivent les émigrants, mais il a déjà éprouvé à travers ses propres voyages, au Brésil, en Angleterre, en Allemagne, au Liban, en Uruguay, en Italie… quelques-unes des sensations qui sont décrites : une manière de regarder une langue sur un panneau, d’essayer de parler avec un chauffeur de bus, de découvrir une chambre d’hôtel et ses environs, de marcher sans trop savoir où l’on va, de s’arrêter devant ce qui est pris pour un monument…

Il est, en quelque sorte, devenu plus attentif à ce qu’il avait vécu jusqu’à maintenant comme un touriste, car le touriste sait qu’il rentre. Il est devenu, en quelque sorte, plus proche des émigrants car, en définitive, il pourrait être l’un d’eux, peut-être un jour, puisque l’histoire est encore à venir et que la XXIème siècle semble s’annoncer noir.

En ouvrant le livre au dernier chapitre intitulé Max Ferber, ce sont les années 60 (précisément et d’abord l’année 1966) qui apparaissent, du moins au début. Les guerres mondiales – désormais la guerre froide et les guerres coloniales jalonnent cette période – ont laissé des traces partout, dans l’esprit et les corps, comme aussi des empreintes sur les villes. Si la reconstruction joue comme un gommage de celles-ci, rien n’appartient vraiment au passé. Les exilés, eux, sont entrés dans l’histoire comme une conséquence de tout cela. Ils sont d’ici et de là, et vivent maintenant comme : « comme des suisses, comme des américains, comme des canadiens, comme des anglais… ». Ils sont « presque », dira-t-on, afin de marquer la petite marge distincte qui les rend toutefois étrangers à la terre d’accueil.

Au commencement du dernier chapitre, c’est le « je » anonyme ou cette voix sans figure ni souveraine ni domestique, depuis le début – « je » ou le représentant d’une longue dynastie prise dans des origines dissimulées : celle du narrateur ou d’un personnage jamais nommé, d’aucun dirait « Sebald » – qui raconte son arrivée à « Manchester la ville d’émigrant », la « Jérusalem de l’industrie », port déclinant, pour ses « recherches ». C’est ce « je » qui découvre Manchester, après avoir quitté la Suisse, passé les tracasseries de la douane anglaise, et qui vivra dans la Pension Arosa ou un hôtel de passe que tient Garcie Irlam qui l’accueille dans une robe de chambre rose. Vêtement (dit candlewick) réservé « aux classes inférieures anglaises ». La première qui, s’adressant à « Je » lui rappelle qu’il est « an alien ».

Le temps a passé, les repères restent. La société anglaise, fermée, n’est pas le mirage du rêve américain ouvert. « Je » découvre sa chambre minable, son plaide typique et cette drôle de machine qui fait le thé et sert de réveil matin : Le tea-maid, dont une photo est jointe afin que l’on puisse se représenter l’engin digne d’un concours Lépine. « Je » à mesure qu’il s’enhardira, découvrira la ville telle qu’elle est, pauvre. Il en avait eu le pressentiment en la survolant la nuit, à son arrivée, elle qui ne brillait pas de mille lumières. Il découvrira l’ancien quartier juif derrière Victoria Station… il découvrira les dimanches d’ennuis profonds. Et c’est au hasard d’une errance dominicale, qu’il va entrer dans l’atelier du peintre Max Ferber.

Un chevalet au centre d’une pièce, de 12×12, Ferber le peintre gratteur qui, à mesure qu’il applique la peinture, la gratte ultérieurement, accumulant au sol une couche de poussière de « plusieurs pouces ». « La poussière, dit-il, lui était beaucoup plus familière que la lumière ». Ferber produisait donc de la poussière, réalisait des portraits et les anéantissait. Des portraits que « Je » regarde telle « une longue lignée d’ancêtres aux visages gris, surgis de leurs cendres ». Et c’est avec Ferber que « Je » découvre le Wadi Halfa, un bar clandestin tenu par une tribu Massaï composé d’un chef de quatre-vingts ans et ses enfants dont le plus vieux avait soixante ans et le plus jeune 12.

Ferber qui fait de son art « une étude de la destruction ».

L’histoire pourrait s’arrêter là, mais le récit se fait plus précis quelques années plus tard. « Je », rentré en Suisse, ne supporte plus le mode de vie helvète. En 1969, il revient à Manchester et découvre dans un journal que Ferber est devenu un peintre bancable, exposé, qui se vend cher ou sur lequel on spécule, alors que lui continue de vivre comme il a toujours vécu, à l’ombre de l’amandier qui jouxte son atelier.

Et alors que le récit de la rencontre entre Ferber et le narrateur n’évoquait rien de l’histoire dont ils sortaient tous les deux, l’immersion ou le retour en arrière va soudainement se faire dans la communauté juive allemande. Il serait vain de vouloir tout rapporter, mais peut-être quelques phrases donneront-elles des informations qui valent pour tous Les émigrants et chacun des chapitres qui le composent.

L’Allemagne nazie s’y trouve décrite et explique l’impossibilité de parler l’allemand : « Cette perte et cet ensevelissement de la langue [avaient] quelque chose à voir avec le fait que mes souvenirs ne remontent pas plus loin qu’à ma neuvième ou huitième année et qu’il ne me reste de l’époque de Munich après 1933 guère plus que les processions, les défilés et les parades pour lesquels visiblement les occasions ne manquaient point ». Période où apparaît « Un nouveau type d’humanité » qui se nourrira, entre autres, du périssement de la communauté juive.

Ferber, lui, a vécu tout cela, a vu ses parents déportés en 1941, a fréquenté à son arrivée à Manchester « l’école […] on eut dit un asile ou un pénitencier » où les enseignants était d’anciens acteurs. Pour la seconde fois, le « théâtre » apparait dans le récit.

Entre le narrateur et Ferber, la relation n’est plus simplement le résultat d’une rencontre, mais plutôt celle d’un passage de témoin, notamment quand il lui donne le journal que sa mère Luiza, née Lanzberg, a tenu de 1939 à 1941.

Journal où alors que le monde appartient aux bouchers, elle écrit son mode de vie au jour le jour, son quotidien… comme s’il fallait consigner ce qui a disparu en ces temps de guerre. Journal de femme au foyer qui parle recette, ménage, course, éducation des enfants, vie heureuse… dans un monde où plus rien de cela ne semble compter ou pouvoir exister.

Journal fossile, et rupestre, où sur les feuilles-parois l’écriture dessine les scènes de la vie qui a été enterrée.

Et c’est à partir de cette archive que « Je » reconstruit une histoire de l’Europe qui débordera sur le reste du monde. C’est à partir de ces lignes que les familles se « recomposent » ; que l’on apprend que le ghetto polonais de Lodz s’appelait « Polski Manczester » (Ce que Lupa ne peut ignorer en ayant à l’école de cinéma de Lodz) . Travail de reconstruction où « Je » confie : « mon travail d’écriture qui avance toujours à pas très lent ». Phrase qui explique moins une compétence d’auteur qu’une difficulté à recoller ces vies, à en retrouver les origines, à les découvrir en une langue qu’on ne parle plus ou que l’on a partiellement oubliée dans l’exil. Reconstitution où rien du nazisme ne semble explicable au plan rationnel et qui génère des hypothèses invraisemblables : « les Allemands n’avaient peut-être rien tant envié aux juifs que leurs beaux noms, si liés au pays et à la langue dans lesquels ils vivaient ».

Au terme du livre, en ce dernier chapitre, on est saisi par l’idée que Les émigrants se lit non seulement comme le récit de ceux qui découvrent un pays d’accueil, mais aussi et surtout ceux qui, après le désastre, découvre le pays de leurs racines. Dans ce double mouvement, « Je » est comme césuré, hantant les lieux, les espaces, cherchant les témoignages qui sont pris dans un compte à rebours qui veut que les traces, les paroles disparaissent avec le temps qui passe et que seule la littérature est à même de ralentir.

Non pas « le temps retrouvé » comme la quatrième de couverture le souligne, mais le temps immobile. Comme l’image immobile qu’est la multitude de photos qui jalonne le récit et qui, Barthes l’aura écrit quand il en parle, rappelle que : « ça a été ». Au vrai, l’énoncé qui pointe l’indiscernable ou la présence de la mort en lieu et place du principe argentique.

Esquisse scénique

On raconte que Rainer Maria Rilke, au cours d’une promenade, aurait dit : « supposons que vienne un temps où les tableaux et les statues que nous admirons aujourd’hui se soient désagrégés ou que vienne après nous une race d’hommes qui ne comprenne plus les œuvres de nos poètes et de nos penseurs, voire même une époque géologique où tout ce qui vit sur terre sera devenu muet ».

C’est cela qui me vient en tête quand j’achève la lecture de Les émigrants.

Supposons que les sociétés oublient ce par quoi elles furent traversées. Supposons que la mémoire défaillante, prise de trous de mémoire, conduise à nouveau ces sociétés dans les délires ou les désirs meurtriers qu’elles engendrent.

Supposons une amnésie.

J’imagine que Kristina Lupa n’est pas loin d’y songer également.

J’imagine encore que si Les émigrants a retenu son attention, ce n’est pas pour brosser une fresque historique. Pas davantage pour l’utiliser comme une parabole ou pour faire entendre le murmure d’une voix endeuillée. Mais j’imagine seulement, puisque son essai Utopia i jej mieszkancy (1994) n’est toujours pas traduit, que rien de ce que je pourrais dire n’échappera au fantasme.

Reste quelques bribes de sa parole Manifeste qui rappelle que sa pratique tend à essayer de saisir, « toucher le mystère d’un événement quotidien », et qu’il s’agit « d’être honnête avec soi-même et observer un dépassement des frontières que forme la conscience dans le processus artistique ». Et puis il y a cette expression inventée « Disclosure Theatre » qui, dans le Manifeste du metteur en scène, imagine le théâtre comme l’une des possibilités de connaître et de transcender les limites de la personnalité humaine. Un théâtre épiphanique devrait-on comprendre ?

Au vrai, Lupa s’apparente à un métaphysicien anachronique qui a en tête, comme Fiodor D, de « trouver l’énigme » qui fait de notre voyage terrestre, une lutte contre les hégémonies, à commencer par celle qui concerne le sujet qui croit en lui-même comme la seule origine de toute chose. Et en ce sens, la scène sera le lieu de l’apparition non plus d’êtres, mais de conditions d’étants. Soit des ombres, voire des l’un-seuls, qui vont et viennent au gré des tableaux.

Sur la scène de l’Opéra Avignon, le décor pourrait être alternativement un hangar, un quai de gare ou un hall d’aéroport, un intérieur de maison anglaise donnant sur un jardin à peine entretenu, une ruelle ou un boulevard. Peut-être quelques chaises dans un café d’antan ou une cantine scolaire abandonnée… on passerait de l’un à l’autre en recourant à quelques projections vidéo qui nous floueraient des frontières et des limites, tout en marquant un rapport à des temporalités distinctes où les rides de l’un, les costumes et la mode des autres, les paysages urbains (en ruines, en construction, à l’abandon), jusqu’aux sons qui rappellent que le temps qui passe est aussi une sonorité… seraient comme ce qui conduit le passage d’un temps à un autre, d’une mémoire à une autre, d’un exil à un autre. Un hors-temps. Il y aurait aussi des fondus enchaînés et des superpositions d’images, car seuls ceux-ci seront à même de mettre en place l’unité de ces familles et de ces personnages. Seuls ceux-ci seraient à même, également, de rendre le caractère spectral de ce récit kaléidoscopique.

Tout cela est possible, sans doute, mais comment en être certain ? Le mouvement serait-il ralenti et pris dans une forme de pesanteur qui tiendrait à la mélancolie, à la tristesse, à la dépression et aux issues funèbres qui les ponctuent ? Serait-il ralenti par la recherche ou l’enquête sur l’itinéraire de ces vies : ce tissage de cohérences et de logiques ?

Quelque chose d’un ordre mental en équilibre serait continu et il faudrait lui trouver également un son. Un son lointain qui ne serait ni plainte, ni douleur, mais une respiration musicale. Peut-être un rythme proche d’une ritournelle… une chanson fredonnée.

Chaque rencontre serait placée, tout d’abord, sur le mode des retrouvailles, ce qui induirait des comportements subtils de rapprochements, d’intimités à réinventer, d’hésitation gestuelle, de distance corporelle à dépasser ou pas, de complicités qu’il faut retrouver parce que le temps à désœuvrer les liens. Recueillir l’intimité de l’autre n’a jamais été facile.

Chaque rencontre avec un inconnu se ferait sur un mode enthousiaste. Comme l’enthousiasme, même retenu, qui est à l’œuvre quand il n’y a pas encore d’histoires et de passé commun. Chaque lieu serait un topos du possible.

De ces rencontres, Lupa aurait à cœur de faire entendre les tête-à-tête où le témoignage est mis en commun. Il y aurait écoute et il y aurait question. Il y aurait récit.

La parole soutiendrait ce nouveau mouvement qui serait non plus dialectique, mais poïetique. Il y aurait seulement ça. Quelque chose d’une construction commune servant à rassembler des vies éparpillées, à sortir de l’ombre des lambeaux d’existence.

Un rien de lumière viendrait alors éclairer le plateau… Elle s’apparenterait, peut-être, à celle des régions traversées : ici chaude, là éclatante, plus loin rendue à l’animalité entre chien et loup, parfois brumeuse… Elle relèverait de la rétine de l’âme.

Et s’il était un tableau que j’espérais de Les émigrants de Lupa, c’est peut-être ce qu’il aurait fait de Max Ferber, le peintre-gratteur comme je l’ai appelé.

Ça serait le tableau final. Et alors, en fond de scène, peut-être, parmi les poussières accumulées au sol, mi peinture, mi graphite, mi ruines… apparaîtrait le visage d’Helen. Un immense portrait, d’Helen Hollaender, sur une feuille de papier vieilli, au milieu des ruines de « Polski Manczester » et des tours de New York projetées en fond. Un portrait à peine visible, ou disons à peine reconnaissable (« celui des morts qui reviennent »), parce que de toutes les manières, le visage n’est pas le lieu de l’identité, mais seulement la surface changeante où s’impriment les années. Lieu des métamorphoses. On le confondrait, peut-être, avec le dernier autoportrait d’Antonin Artaud… celui de 1947.

Tout ce qui aura été joué aurait ainsi eu à voir avec un processus d’apparition et de disparition, dans un désordre logique puisque l’un jamais ne précède l’autre, pas plus que l’autre ne précède l’un, dans Les émigrants. Ou une œuvre, en définitive, qui n’aurait à voir qu’avec les commencements, les recommencements et l’indiscernable, l’ineffaçable.


[1] W.G. Sebald, Les émigrants, Actes Sud, 1999.

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Chœur porcin : Pig Boy de G. Soublin mis en scène par Ph. Mangenot https://www.insense-scenes.net/article/choeur-porcin-pig-boy-de-g-soublin-mis-en-scene-par-ph-mangenot/ Sun, 07 May 2023 09:43:55 +0000 https://www.insense-scenes.net/?post_type=article&p=5299

Son titre complet est Pig Boy 1986-2358 : replay du devenir homme. Lauréate en 2017 des Journées de Lyon des Auteurs de théâtre, publiée dans la foulée aux éditions Espaces 34, c’est une pièce monstre, composite, chimérique, en trois parties. La première relate, en parodiant les histoires dont vous êtes le héros ‒ ces ancêtres des fictions numériques interactives ‒, la vie de Théodore Bouquet, jeune homme qui hérite d’un élevage de porcs en Bretagne. Lui qui se rêvait cow-boy finit par s’immoler dans sa propre ferme, accablé par les dettes. La deuxième partie retransmet en direct le procès médiatique du lointain rejeton d’un cochon ayant réchappé aux flammes. Devenu l’incarnation d’une grande marque d’agroalimentaire, il a été surpris dans une chambre d’hôtel avec une admiratrice japonaise. Le PDG vient témoigner à charge, prenant prétexte du procès pour annoncer la reconversion de sa multinationale au service d’une idéologie transhumaniste :

Imaginez ! [une truie accouche d’un bébé ‒ c’est un bébé d’homme]. Les cellules animales nous complètent. Les microtechnologies nous suppléent. ‟Tout est possible à celui qui croit” a dit Marc, verset 9-23. Nous aurons des poumons neufs, du sang nouveau, nous serons puissants. Nous nous consoliderons et chacun pourra déterminer libéralement ce qu’il est, veut être, sera [carré blanc]. (p. 45)  

Pig boy est condamné par le public à être pendu et brûlé. La troisième partie suit la fuite hors de son laboratoire d’une truie grosse d’une portée humaine. Le projet transhumaniste s’est donc réalisé entre-temps. La truie annonce dans sa langue étrange un monde où organes, proies et prédateurs, espèces et règnes fusionneront :

Nous tous ensemble groin-nez-pattes-cornes-crinière-jambes-index à la. Nuit. Des nuits. Forestières parmi les animaux multiples. Ils seront là aussi les lions. Fusionnés brebis. Les corbeaux-autruches. Les ours-scarabées. Les marguerites-louves les chiens-croco les peupliers-ruisseaux les antilopes-coqs. Nous tous. Nous accouplés sans. Box. Nous cochons-hommes parmi la faune immense. Nous sommes l’ultime songe pacifique. (p. 67-68)

Ses poursuivants mettent le feu à la forêt où elle semble avoir trouvé refuge. Théodore, transfiguré en John Wayne, vient dénouer la situation, tel le deus ex machina d’une tragédie grecque. À moins que la truie n’hallucine tout depuis le début.

Lire Pig Boy est une expérience, tant G. Soublin investit la typographie pour inscrire une forme de théâtralité à même la page, comme ici où le visible fait écran au lisible, cherche à saturer l’attention :

            Voir Pig Boy mis en scène est une autre expérience. L’écueil aurait été de traiter des sujets comme l’élevage intensif, l’idéologie transhumaniste et la ferveur antispéciste sur un mode platement redondant, illustratif, voire documentaire (ou documenté). La deuxième partie aurait ainsi pu se prêter à une débauche de moyens technologiques, du type intermédialité mal comprise, avec multiplication d’écrans et de gadgets numériques. Le parti pris de Ph. Mangenot se situe justement à contre-courant : six acteurs sur un plateau vide à l’exception d’un podium et de micros sur pied. Le metteur en scène opte résolument pour un travail subtil autour du son, de la voix et de la choralité. Chemises à carreaux et chapeaux de paille suffisent à évoquer visuellement l’univers du western, de même que des pulls à col roulé blancs immaculés pour l’univers de la science-fiction. Mais le principal relève d’un travail synesthésique autour de « paysages sonores » (Marc Favre et Éric Dutrievoz) ‒ échantillonnage d’Ennio Morricone, musique électronique mêlée de cris d’animaux, spatialisation irréelle de l’écoute ‒, ainsi que d’une partition vocale et chorale des acteurs opérant de multiples variations entre dissonance et consonance. De même, introduire un véritable porc, ou une véritable truie, sur le plateau de théâtre, outre les difficultés de tous ordres inhérentes à une telle tentative, non seulement aurait cédé à la tentation mimétique mais surtout aurait reconduit une forme d’exploitation animale dont la pièce démonte par ailleurs les rouages…

Johan Boutin, qui joue Pig boy après avoir incarné Théodore Bouquet, ne verse pas dans l’imitation grotesque : ses grouinements sont aussi brefs et rares que perturbants, ses postures évoquent un corps entravé et aliéné. Dans la troisième partie, la choralité, bien que plus inattendue puisqu’il s’agit du soliloque de la truie qui s’adresse dans sa fuite à elle-même et à sa portée, fait merveille. Laure Barida, Rafaèle Huou et Mathilde Saillant prennent en charge cette langue à l’état naissant, tour à tour maladroite, enfantine, poétique et messianique. Il n’est pas dit que la vision d’un monde sous le signe d’une hybridation généralisée ne soit pas aussi dévastatrice que le projet transhumaniste du PDG entendu lors de la partie précédente, habilement développé par un Olivier Borle en fauteuil roulant, aussi vulnérable dans sa finitude que dangereux dans sa volonté de la rédimer et d’en tirer profit. D’un discours à l’autre, on réentend les mêmes accents sectaires. Le trio met en relief le côté schizé et clivé de la truie fugitive, ainsi que les glissements hallucinatoires de sa perception. Mais il actualise également la potentialité féministe de ce finale. Les comédiennes se meuvent comme les trois sorcières de Macbeth, oscillant, vacillant, tantôt esprits vengeurs, tantôt émanations craintives. C’est dire si cette opération de greffe d’un chœur porcin sur la pièce de G. Soublin est une belle réussite.            

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Youssra Mansar, NovaBot |  Saisie du corps glorieux de l’acteur par le drone https://www.insense-scenes.net/article/youssra-mansar-novabot-saisie-du-corps-glorieux-lacteur-par-le-drone/ Wed, 08 Mar 2023 15:31:21 +0000 https://www.insense-scenes.net/?post_type=article&p=5297 « Faudra un jour qu’un acteur livre son corps vivant à la médecine, qu’on ouvre, qu’on sache ce qui se passe dedans, quand ça joue. Qu’on sache comment c’est fait, l’autre corps. » Depuis le terrain d’exploration offerte par une recherche doctorale, Youssra Mansar tente de prendre au mot ces paroles de Novarina — et à revers : ou comment opérer une ouverture du dedans de l’acteur par le dehors de l’image que le théâtre offre de lui — et si le théâtre était cette opération à cœur ouvert exposé du corps ? La jeune chercheuse et metteuse en scène proposait à mi-parcours de ses recherches, à Turbulence, bâtiment des Arts d’Aix-Marseille université, ce lundi 6 mars, un état de son travail et de ses hypothèses rigoureusement mises à l’épreuve de la scène. Pour cela, un dispositif tout à la fois spectaculaire et d’une grande élégance plastique élaborée à partir d’une captation en direct faite depuis une caméra et un drone voulait approcher au plus près de ce moment — et de ce lieu — d’élaboration du mot : et c’est le surgissement de l’acteur qui se donne à voir, au cours d’une singulière expérience où la technologie à force de se déployer disparaît pour laisser place à ce « mystère de l’évidence » du corps glorieux d’un acteur arraché à la chair de l’homme qui lui donne naissance.


C’est la contradiction au fondement même de l’art du jeu : ce qui se dévoile au dehors est un dedans arraché à soi — contradiction aussi au cœur de cette déchirure qui n’a cessé d’inquiéter les penseurs du théâtre : qui parle, au juste, dans la voix du corps en scène ? D’où parle ce qui parle ? Et de l’homme ou de l’acteur, du « personnage » ou de la figure jetée au-devant de soi pour endosser les mots, qui ? Puis, pour nous face à cela, que voit-on de ce qui s’origine d’une parole fondée sur cette énigme et le vertige qui ne cesse de se relancer, à chaque mot de chaque spectacle ? Quelle est la nature de ce corps qui travaille à sa propre disparition pour mieux naître à lui-même et par la parole qu’il nous jette, exister autrement ? Corps glorieux, mystère d’un double corps qui rejouerait — mais dans le temps fragile et provisoire de la séance théâtrale — le mystère médiéval de cette double nature du corps royal. Les questions sont anciennes et il revient à chaque époque de les reprendre et d’éprouver sur elles des hypothèses qui valent pour nous, et pour aujourd’hui, avec, en chaque temps, les outils du présent. 

Soit donc un corps exposé le plus simplement possible aux regards — regards posés sur lui par un public assemblé ici pour cela, et regard d’une caméra (Quentin Rameau) projetant son image sur un écran disposé à jardin, légèrement en avant de l’acteur placé au lointain à cour, avant qu’un  drone équipé également d’un objectif ne le filme en mouvement, à quelques mètres de lui. Telle est du spectacle son image : qui ne dit rien de l’expérience qu’on traverse tant il s’agit moins d’une représentation filmée qu’une élaboration à vue de l’image jusqu’à la fabrication au présent de la diction d’un autre corps. 

Depuis ce dispositif minimal (et complexe, dont la mise en place énoncée par l’acteur au seuil du spectacle expose comme une loi performative : c’est la parole qui dresse ce monde comme si c’était à elle que revenait la tâche de lever aussi, par et dans le langage, le champ de force qui la rend possible et dont elle est issue) se constitue le mystère : nous voyons tout, et jusqu’à l’ostensible et le détail, mais si rien n’échappe à l’œil de la caméra, quelque chose se dérobe. Un corps, on ne le perçoit comme tel que dans sa totalité : jeté ici en fragments, on le reconnaît à peine. La caméra le frôle de son regard, parcourt la surface de sa peau au plus près et le corps est projeté à l’image dans une découpe qui l’arrache à lui : le grain de la peau, le mouvement de la glotte, la barbe naissante quasi sous nos yeux — c’est le corps sans organe, sans centralité organisatrice et pour ainsi dire défait de lui-même qui nous est jeté au visage, dont la vue est presque peu soutenable tant paraît l’obscénité du corps quand celui-ci n’est plus attaché à un visage, une allure. De fait, plus le corps est montré en détail, plus il se fait invisible : moins on le saisit comme corps, plus le trouble grandit d’être face à ce double garant d’une vie autre : « Quand je vis, je ne me sens pas vivre. Mais quand je joue, c’est là que je me sens exister», notait Artaud.

Jouer, donc, mais à quoi, et avec qui ? On ne joue jamais seul : pour qu’il y ait jeu, il faut nécessairement un autre, qu’il soit de corps et de chair, ou de fantasme, de désir et de pensée. Le partenaire du jeu n’est ici ni tout à fait un corps ni tout à fait une fiction : c’est d’abord la caméra, qui scrute, coupe, détaille. Ce sera ensuite un étrange appareil qui tient du jeu d’enfant et de la complexité technologique : un drone, dont on sait les usages aujourd’hui sur les théâtres d’opération, et qu’on apprend à apprivoiser aussi dans le champ de l’exploration urbaine, humaine. C’est de lui qu’il s’agit : NovaBot, sorte de moteur à hélice armée d’un œil panoramique : à distance commandée et programmée en fonction des gestes — rêve-t-on d’un meilleur partenaire ? Ni trop lointain, au risque de la perte, ni trop proche, au péril de la collusion, il se tient dans cette distance qui permet le regard, la relation.

Ce que l’on voit sur le plateau est ainsi ce corps à corps de l’acteur avec le drone filmant, autant qu’un corps à corps de l’acteur avec lui-même — « cet autre corps » de l’acteur fait (avec) du corps de l’homme selon Novarina — , avec son image, et avec le langage : luttes enchâssées les unes dans les autres qui toutes dialoguent avec le corps à corps du théâtre avec ce qui paraît son envers radical qu’est la vie. Ainsi, notre regard voyage, du corps de l’acteur en scène vers son corps projeté à l’écran, et si nous allons de l’un à l’autre, nous ne reconnaissons pas le corps — ou alors : comme on reconnaît un mort, au fait que c’est bien lui, et qu’il n’est plus —, et nous ne l’identifions pas à lui : rien de semblable entre ces corps dont l’un, au lointain du plateau, dans sa réalité précise et concrète de corps réel nous apparaît pourtant dans l’appartenance à l’individu qui le porte ; et l’autre, morcelé à l’image, nous semble précisément une pure image, découpe d’un corps donné dans un tel détail qu’il en paraît abstrait, et c’est presque comme une idée de corps auquel on assiste. Car on assiste — comme lors d’une opération — à cette fabrication de l’image, et autant dire : à l’élaboration du corps devant nous et en nous. 

Mais il ne s’agit pas d’un pur corps exposé dans sa matérialité sensible : ce corps, il ne cesse en effet de parler pour mieux relancer cette dialectique de la chair et de l’image, des corps à corps et de son corps projeté. Là est le lieu décisif de cette recherche : dans le vertige de la parole qui naît de l’acteur et qui lui vient du texte, l’acteur se réalise comme tel, voire se donne naissance par les mots qu’il jette devant lui pour les rejoindre. Sur les plateaux des scènes d’aujourd’hui, l’image filmée en direct a trop souvent pour rôle de saisir quelque chose de l’action du comédien et retombe souvent sur une fonction pauvrement illustrative, quand elle ne vient pas faiblement combler les trous de la représentation (on verrait simplement à l’écran le hors-scène). Ici, c’est une singulière phénoménologie radicale de la parole dont on fait l’expérience : capturer le moment où ça parle, et ce qui parle, saisir sur le vif comme d’une bête sauvage le mouvement fuyant de ce qui conduit l’envol des mots : et ce n’est pas qu’affaire mécanique, mais d’assise du langage qui s’ouvre ainsi dans la mesure où il fracture le son et le sens, mais où aussi il agrandit la perception de ce geste qu’est la parole.

Quels mots capables de s’exposer à une telle chasse — qu’on sait sans doute impossible : tant de sauvagerie indomptée depuis si longtemps ne se laissera pas capturer immédiatement —, à une telle opération quasi sacrificielle ?

Le théâtre nous présente l’homme anatomie ouverte et les voix et circuits internes du langage offerts à la vue. Nous y voyons les forces de la parole agir l’espace. Il y a un drame quasi géologique et une tectonique de la parole. Lorsque nous parlons, bougent des blocs erratiques, se déplacent des strates, des sédiments, des réseaux souterrains, des nappes, des plis et des effondrements : la respiration, le jeu du langage, sont à l’image des lois insaisissables, immatérielles, aériennes, de la physique. 

Valère Novarina, « Lettre aux acteurs », Le théâtre des paroles

Les fragments de Novarina — principalement aux Viviers des noms et à L’Animal imaginaire — joueraient le rôle d’un autre partenaire, de lutte et de désir, tout en travaillant l’acteur — Matteo Duluc — dans ce frottement de la pensée et du langage que le texte éprouve. C’est bien ce double jeu du texte ici, qui permet non seulement d’évoquer, par ces motifs, cette puissance du langage à faire se lever le monde dans l’acte de sa profération, mais surtout, par le processus qu’il exige, d’imposer à l’acteur qui s’en saisit une lutte avec l’insaisissable syntaxe, le rythme échevelé des images, la concaténation des sons et des éclats prosodiques. Loin d’être un morceau de bravoure — un moment qui serait seulement destiné à célébrer l’art de l’acteur —, le texte engage nécessairement ce corps à corps du corps avec le texte qui permettrait une levée ; langage qui tâche moins de rendre compte du verbe et de son contenu, que d’exposer la lutte à vue capable d’extirper l’autre (du) corps.

Une voix invisible dans le noir annonce avec un très léger nasillement tarin des informations contradictoires ; silence tendu, nouveau silence. Soudaine lumière : fuyons ! […] Le bruit du temps tout le temps passait, le bruit du temps courant filait tout le temps de la même façon, et à une seconde deux, toute seconde d’autre s’arrêta tout soudain de nous gémir la suite en moins.

Valère Novarina, Le Vivier des noms

Voix projetée et reprise, comme le corps sur l’écran, amplifiée dans les hauts parleurs : mais voix parfois donnée à nue — jeux multiples sur ce jeu de la voix et de son double qu’est la vie. L’acteur ainsi, doublée vocalement, dispose de ce double — spectre sonore et visuelle, fantôme de voix, de corps jusqu’à cette question : lequel, du corps en scène et du corps à l’écran est l’ombre de l’autre ?

Et puis, à l’issue de cette lutte de la parole et du corps, de l’image contre la chair, prendrait le relai comme pour la prolonger et l’infléchir, une autre forme de mise à l’épreuve du corps œuvrant à sa destitution / refondation : c’est d’abord la spectaculaire danse — allongée sur le dos — d’une performeuse, Sara Chiostergi, transe immobile d’un corps travaillant à s’arracher à lui-même : spasmes frénétiques, exorcisme des forces ou comme un corps dont l’agonie vise à renaître par sa mort — « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas », écrivait Breton. C’est ensuite, dans le calme retrouvé, la musique alanguie d’une Gnosienne de Satie interprétée par Sasa Chan d’où émerge l’étrange ballet silencieux de l’acteur et du drone suspendu dans sa légèreté singulière, se déplaçant souplement dans les airs ou comme un insecte, par brusques sauts dans l’espace. Puis, le robot voit — il regarde même, dirait-on —, et c’est une autre étrange évidence : car nous voyons ce qu’il voit sur l’écran qui projette son regard en même temps qu’y est projetée le corps de l’acteur, son image : regard d’insecte volant donc, percevant l’homme depuis une horizontalité mouvante, circulaire, presque toujours mouvante, à bout touchant du visage de l’acteur, à portée de regard, et s’installe comme un autre perception de ce corps — dans sa fragilité sous l’emprise du regard de la machine. Ce qu’on voit : d’une part, sur le plateau, le drone face à l’acteur ; et sur l’écran, l’acteur seul du point du vue du drone.

Oscillant de l’écran à la scène, nous saisissons cette fois quelque chose comme une totalité : une réalité perçue du dehors, et une autre depuis un dedans qui l’envisage. Surtout, ce que l’on voit est cette déliaison du corps et de l’image : l’écran enregistre avec un léger retard l’image du corps, et cette latence du signal élabore comme un temps distendu, non contemporain avec lui-même. Simultanément, nous percevons le corps, sa projection à l’écran, et la non-adéquation du corps avec son image ; c’est comme si l’image avait besoin d’un certain temps pour se constituer : fiction du corps projeté en attente de lui-même, puissance d’un corps toujours en puissance, et en attente de lui — vue sur ce qui toujours sera en retard sur le présent, et qui est le temps lui-même.

C’est ainsi que le dispositif produit son propre effacement : l’écran devient cette partie découpée du monde où le corps double de l’acteur rayonne souverainement dans une solitude qui le fracture et ne cesse de le renvoyer à la réalité du théâtre, ce double du réel, qui produit la présence du drone comme si celui-ci rendait présent l’acteur, était sa condition même d’existence. Alors dans le trouble qui s’opère, par le jeu à double fond du vertige de l’image, c’est bien de présence qu’il s’agit : d’une élaboration à vue de cette présence ; tâche du théâtre que de la fabriquer, non de la prendre pour acquis. C’est pourquoi le dispositif — d’apparence si présent — disparaît au profit de cette puissance d’être, d’un devenir toujours naissant.

Waterloo, du point de vue de Fabrice dans Le Rouge et le Noir, n’était pas la scène historique que le discours à rebours reconstruit : mais un vaste champ de boue dans lequel le soldat plonge pour sauver sa peau. La peau de l’acteur est cette profondeur sans fond ni contours, à l’image de l’univers pour la science astrophysique, « cet espace-temps fermé sans bord ni frontière ». Voir le corps de l’acteur au travail de lui-même et du langage, non comme une surface exposée, mais depuis sa profondeur même explorée via le lieu où s’origine la parole : tâche impossible, dans la mesure aussi où l’impossible est l’appui pour Novarina de toute pensée fécondante. Soit donc cette opération, et comme telle cette expérience. Un travail de recherche sur cette liaison du corps et du langage est précieux, par l’image qui tout à la fois en projette la chair et l’invisibilise, précieux pour qui voudrait puiser dans l’expérience de voir celle de saisir ce qui se défait dans l’élaboration d’un corps d’acteur et percevoir depuis cette défaite la fabrication d’un autre corps au moment où le langage le saisit dans la profération. Vertige. « Fixer des vertiges » nommait pour Rimbaud le rôle de l’écriture.

Cette parole, proche de l’incantation — du chant et du cri articulé, d’un sort jeté sur la réalité — pourrait s’apparanter au geste du sportif, ou de « l’athlète affectif » appelé de ses vœux par Artaud. Par là l’intérieur du corps nous est dévoilé, non dans son aspect biologique, mais comme l’envers du corps social : là où il puiserait sa faculté à s’inventer. À l’image, l’épiderme se donne à nous comme surface infranchissable, mais il se livre comme transparence dès lors que le parole opère, dans le corps noir du théâtre, une ouverture en nous, tandis que nous fabriquons intérieurement des images levées par la parole qui les suscite.

Jouer c’est avoir sous l’enveloppe de peau, l’pancréas, la rate, le vagin, le foie, le rein et les boyaux, tous les circuits, tous les tuyaux, les chairs battantes sous la peau, tout le corps  anatomique, tout le corps sans nom, tout le corps caché, tout le corps sanglant, invisible, irrigué, réclamant, qui bouge dessous, qui s’ranime, qui parle.

Valère Novarina, « Lettre aux acteurs », Le théâtre des paroles

Le spectacle — le travail — s’ouvrait sur le prologue du Vivier des noms : « [Il faudrait] Qu’on sache comment c’est fait, l’autre corps. Parce que l’acteur joue avec un autre corps que le sien. Avec un corps qui fonctionne dans l’autre sens. » L’autre du sens relève ainsi d’un sens autre, obtenu par effacement du sens, recouvrement de la signification par l’intensité permettant de passer outre toutes formes d’explication afin d’accéder au régime désordonné — et raisonné — du dérèglement de tous les sens. Et si l’autre corps se laisse voir, c’est parce qu’il joue avec l’acteur à l’instant de son retrait au cours de cette singulière lutte à mort où l’enjeu est d’arracher le somptuaire au/du temps ; instant de vérité, disait Georges Bataille : « Il est vrai : cet instant n’est autre que la mort. Et pourtant, il est jeu. Étant disparition, il est le jeu par excellence ».

Youssra Mansar, qui conduit l’expérience — accompagnée de Julien Serres, maître de conférences en robotique bio-inspirée à l’Institut des Sciences du Mouvement, et de Louis Dieuzayde, maître de conférences en esthétique théâtrale au Laboratoire d’Etudes en Sciences des Arts —, nomme ce travail : « Acteur et drone : dialectique du corps en scène et de son image fragmentée. » Dialectique suspendue, sans résolution, d’un mouvement qui toujours trouve dans le déséquilibre entre corps et image l’absence de point fixe, absence par lequel se joue, dans ce noyau noir de l’énigme théâtral, ce qui le fonde et sans cesse le relance. 

Alors je me dis : sortir de soi-même vaut-il la peine de sortir en sac. Sortir de ma vie vaut-il la peine de ressortir d’un sac ? ou d’un éternuement ? Enfant, maintenant qu’il est l’heure de la peur de votre mort, voici la vie. Tout est en vivant, tout est en passant. J’avais bien vu que j’avais vécu le tempos en trop. […] Nous n’avons rien rien à voir quand il fait tout noir, sauf au dedans de nous et que la vie est dans les yeux des uns les autres. Écoutez le temps ; écoutez le temps autour de vous : le premier instant dure toujours.

Valère Novarina, L’Animal imaginaire
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La quête du GRAL : Borderline(s) Investigation #2 de Frédéric Ferrer https://www.insense-scenes.net/article/la-quete-du-gral-borderlines-investigation-2-de-frederic-ferrer/ Sat, 19 Nov 2022 10:22:06 +0000 https://www.insense-scenes.net/?post_type=article&p=5291

L’intrigue de son nouveau spectacle est passionnante : étant donné que deux degrés supplémentaires sur Terre d’ici 2100 seraient fatals, comment sauver le monde ? Karina Beuthe Orr, Clarice Boyriven, Guarani Feitosa, Frédéric Ferrer, Militza Gorbatchevsky et Hélène Schwartz campent une kyrielle de personnages : un conférencier, des scientifiques et des penseurs de diverses époques et nationalités, un bobo « éco-responsable » qui fait lui-même son pain, partage un jardin et achète du chocolat brésilien, une habitante de Meurthe-et-Moselle pétrie de bon sens, et même Louis XIII et Anne d’Autriche… À l’ancien découpage en actes et en scènes se substitue l’examen successif des solutions actuellement explorées ou des facteurs répertoriés sur lesquels agir pour tenter de sortir l’humanité et la planète du désastre annoncé. Cet examen, mené tambour battant, prend vite l’allure d’un enchaînement de sketches, le conférencier endossant le rôle d’un M. Loyal. Le fil rouge du jeu avec les codes des colloques universitaires – le Groupe de Recherche et d’Action en Limitologie volant ici la vedette au GIEC – s’étoffe, se farcit, avec distance et humour, de divers tics reconnaissables de mise en scène : exhibition des procédés de la fabrique théâtrale et médiatique, filmage en direct des acteurs, polyglottisme (suédois, portugais, allemand, anglais, japonais…), inventaire démesuré de tout ce qui a été nécessaire pour qu’une simple paire de lunettes se retrouve dans les mains d’un des acteurs, grand-guignol avec pince de homard géante, viscères en carton-pâte et faux sang qui gicle, reconstitution burlesque d’un événement historique… Il s’agit du deuxième épisode d’une série dont le conférencier rappelle succinctement le contenu du premier, représenté quatre ans auparavant. Sur le mode d’un lever de rideau avant la pièce principale, sont présentées avec un art virtuose de la synthèse deux enquêtes, l’une portant sur la grande migration annuelle des rennes à la frontière de la Suède et de la Norvège, l’autre sur le capucin à poitrine jaune en danger critique d’extinction.

Mais le gros du spectacle est occupé par la discussion d’une équation, établie par un scientifique japonais pour le GIEC, qui permet de mesurer à l’instant T la quantité de CO2 dont est responsable l’humanité :

CO2 = population + richesse par habitant + intensité énergétique + part d’énergie carbonée dans le monde

Comment diviser par quatre la quantité de gaz ? Sur quel facteur agir ? Quel levier d’action manœuvrer ? La réflexion qui se déploie est aussi palpitante à suivre qu’une intrigue avec son nœud, ses péripéties, sa catastrophe. Lorsque le spectacle semble aboutir à une conclusion qui revient au constat pessimiste du début, alors même que nous avaient été annoncées des solutions, on peut s’étonner qu’une bonne partie du public applaudisse. C’est sans doute qu’on croit applaudir alors la fin d’un spectacle, tout comme auparavant on applaudissait certains morceaux de bravoure, numéros d’équilibriste et prouesses des acteurs. La partie silencieuse du public reste quant à elle abasourdie par la réaffirmation d’une inéluctable fin du monde.

Un épilogue vient damer le pion à cette conclusion déprimante. Frédéric Ferrer et sa compagnie Vertical Détour concoctent un double dénouement. On y rejoue la conception du futur Roi-Soleil lors d’une nuit d’orages, ce qu’on pourrait traduire par cet axiome poétique : « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve. » (Hölderlin) À condition que « ce qui sauve » ne prenne pas la figure d’un homme providentiel. Sur ce point, le conférencier avait réservé un traitement décapant au projet « Atlantropa », datant des années 1920, de l’architecte allemand Herman Sörgel, aussi délirant que celui d’Elon Musk visant à coloniser et à terraformer la planète Mars. La troupe invite à prendre au pied de la lettre cette métaphore : « Il faut ouvrir d’autres portes. » C’est ici que se produit rien de moins qu’un coup de théâtre. En effet, l’équation qui avait tant occupé l’attention jusque-là, il se trouve : 1. qu’elle est totalement hors-sol, comme si on pouvait mathématiser le vivant ou enfermer l’avenir dans une formule ; 2. qu’elle restreint considérablement le nombre de facteurs qui permettraient de diminuer les émissions de CO2 ; 3. qu’elle relève donc, plus ou moins consciemment, d’un choix politique de la part du scientifique qui en est à l’origine. Il faut chercher et ouvrir de nouvelles portes – peut-être en dehors du cadre imposé par le « capitalisme », puisque celui-ci est nommé dans ce spectacle pour ce qu’il est. Rire, étonnement, peur, désespoir, espoir, réflexion…, on expérimente chaque affect. Via un didactisme assumé mais jamais surplombant ou condescendant, le courant passe, quelque chose se transmet qui n’est pas réductible à un stock d’informations et de données sélectionné dans les rapports des experts, ni même à l’énoncé des problématiques et des dilemmes que nous avons à trancher, mais qui touche à la manière même de les poser et qui encourage à élargir les perspectives. C’est in fine le geste le plus rassérénant de cette tragi-comédie d’une pensée (en) alerte qui s’ancre dans un plateau tant théâtral que terrestre.                   

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Du RICHE au REICH… The Third https://www.insense-scenes.net/article/du-riche-au-reich-the-third-2/ Mon, 10 Oct 2022 12:29:34 +0000 https://www.insense-scenes.net/?post_type=article&p=5258 Agonie de l’agonal

« Avec Bros […] Castellucci semble franchir une nouvelle étape […] Bros est bien un moment de bascule dans l’œuvre du metteur en scène. Et si précédemment et dans ses créations antérieures, la parole était encore échangée (prise à quelques poèmes, dialoguée, esquisse de quelques conversations), ici elle semble s’éloigner de tout jeu agonal au point de voir dans la convocation de son absence la présentation d’une agonie. Agonie de l’agonal, en quelque sorte. Disparition de la parole donc, et avec elle disparition de l’harmonie des sons partageables et des futurs que la parole a toujours portés » 1 écrivions-nous le 29 octobre 2021.

The Third Reich, à une échelle exponentielle, augmente ce phénomène de disparition, mais alors qu’auparavant il concernait exclusivement l’espace scénique et les constituants qui le peuplent, Castellucci étend son travail jusqu’à l’appliquer à la présence du spectateur. Et alors que ce dernier pénètre dans quelque chose qui relève d’une Black Box où il hésite sur l’espace qu’il doit occuper, libre d’aller et venir, sans place, sans siège, sans voisin ; que ce spectateur est plongé dans une obscurité qui sollicite son équilibre ; que son regard comme son écoute sont mis à l’épreuve d’un principe de saturation qui développe chez lui un rapport à l’infirmité du voir et du percevoir ; que ce qui est produit devant lui, autour de lui, en lui et pour lui l’inscrit dans un registre de sensations… ce que génère cet univers plastique et esthétique qu’est ce The Third Reich relève d’un innommable pour l’intellect.

colonne d’os

Plateau d’os

À moins que dans cette avalanche de sons saturés, de lumières furtives, de lettres et de mots intermittents, l’œil se soit juste mis à l’écoute du souffle de la flamme de la bougie qui veillait deux segments d’une colonne vertébrale brisée. Peut-être est-ce à cet endroit exact du plateau, en son centre, que se contemplaient les restes d’une humanité. Là, à même cet autel insaisissable et diaphane, il y avait peut-être une relique de la vie qu’il fallait regarder longuement, et qui incarnait l’espoir que fut notre verticalité gagnée, aujourd’hui sinon perdue, du moins menacée.

Tas d’os mis à vue, ces deux segments de la colonne se regardaient comme une porte organique et rappelaient peut-être le coup de barre de fer ou le coup de couteau, à Dublin ou devant l’église des réformés à Marseille, qu’évoque Artaud dans Les Cahiers de Rodez, dans les poèmes, dans les lettres… « Colonne vertébrale » qui hante Artaud, et qui est le motif (et non la métaphore) de la vie malmenée, de l’existence humiliée,  de l’Homme mutilée que ne cessera de psalmodier et de crier Artaud… Artaud qui, à la fin de sa vie (comme ici dans The Third Reich où la parole a disparu) écrivait encore dans un poème : « Dix ans que le langage est parti/ qu’il est entré à la place ce tonnerre atmosphérique/Cette foudre… anti-logique/anti-philosophique/anti-intellectuel/anti-dialectique de la langue ». Le même qui, encore, dans la première version du Théatre et son double écrit qu’il veut redonner au théâtre sa « liaison magique, atroce, avec la réalité et avec le danger […] et ce que le théâtre peut encore arracher à la parole, ce sont des possibilités d’expansion hors des mots, de développements dans l’espace, d’action dissociatrice et vibratoire de la sensibilité ».

Tas d’os, donc, désormais fossiles archéologiques que Guide, Prêtre, Financiers et autres domestiques de la tribu des dominants et des enrichis (ces anti-humains) regardent comme autant de trophées d’hommes invertébrés que fabriquent à la chaîne les chaines du Capital qui se nourrit, entre autres, mais toujours, des corps, de leur chair et ce jusqu’à l’os de la misère.

Là où Riche et Reich sont moins une anagramme qu’un graphe double qui avoue l’essence du second dans le dessin du premier.

Tas d’os, dis-je, qui préexiste à l’entrée du spectateur dans la salle et marque un territoire post-humain et apocalyptique, post-capitaliste où Gloria Dorliguzzo entreprend, pendant quelques minutes brèves, une danse rituelle contemporaine. Moment où gestes et mouvements, esquissés dans un monde funèbre, se regardent comme des offrandes de vie, des signes mémoriels… et où le pancho qui enveloppe le corps de la danseuse vaut pour ce qui reste d’un vêtement socialisé : une guenille. Instant qui laisse passer la fragilité d’une solitude, elle qui, seule, semble parler à ses morts jusqu’à ce qu’en fond de scène apparaisse le mot incandescent CHOSE, suivi de OS… suivi d’une succession de mots partiellement indéchiffrables et de lettres illisibles jusqu’à celui d’HORIZON, 50 minutes plus tard, qui marque la fin de The Third Reich.

Century gothic

Century Gothic

Entre temps, entre la performance dansée et le mot final Horizon, sur fond sonore saturé où la puissance et la pression acoustique viennent heurter les témoins de ce processus, c’est une ligne lumineuse de lettres et de mots qui défilent à plus ou moins grande vitesse, invalidant partiellement la réception de ceux-ci. Ou quand le processus dramatique mis en place concerne autant la lecture que l’écriture mis à l’épreuve du son. Moment où la musicalité de la langue, son rapport à la rythmique, à l’écart et à l’intervalle, nécessaire à la compréhension, est mis à mal par le souffle sonore d’une machine électro. Comme si la langue était mangée, comme si elle était trouée… Moment où l’effondrement de la langue devient palpable, victime de la mitraille des percussions, des explosions sonores, du minage des lettres et des mots produisant des signifiants régulièrement vides. Tantôt une lettre centrale, tantôt un préfixe semblent être la matrice d’une série signifiante jusqu’à ce que, rattrapés par le vacarme et la vitesse de défilement, le lisible ne s’inscrive plus que dans un sensible furtif. Instant où la trace se substitue à la présence du dicible, instant où l’abondance de phonèmes et de morphèmes n’appartiennent plus à aucun sèmes connus.

Moment où la typographie qui donne une forme visible à une pensée, ou une idée, devient juste un dessin, une ligne lumineuse de majuscules sans empattements (on dit aussi sans Sérif). Et d’ajouter qu’il n’est peut-être pas neutre que Castellucci ait choisi de travailler avec la police Century Gothic sous son format majuscule. Police dont on prétend qu’elle a un caractère pédagogique, qu’elle est économique et écologique, dans un monde où le « tout communication » est justement à l’opposé de ces enjeux. « Police de cahier » dont on dit encore qu’elle est recommandée pour l’apprentissage de l’écriture.

Dans l’espace de condensation sonore à la luminosité électrisée où le macabre semblait s’installer, la fluorescence atomique de la ligne se regardait alors, in fine, comme une lueur d’espoir ; une série de lucioles pasoliniennes incertaines où il faut envisager que c’est moins des mots qui défilaient qu’un alphabet au commencement d’une langue à inventer. Une langue en Kit, en quelque sorte, qu’il appartient de construire. Une CHOSE qui appelle un HORIZON… peut-être.


[1] Critique à retrouver sur le site de l’insensé. Cf. https://www.insense-scenes.net/article/bros-agonie-de-lagonal/
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Ali Charhour | La conjuration du deuil https://www.insense-scenes.net/article/ali-charhour-la-conjuration-du-deuil/ Fri, 29 Jul 2022 11:33:45 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=5144

كما روتها أمي (DU TEMPS OÙ MA MÈRE RACONTAIT), d’Ali Chahrour


Avec Abbas Al Mawla, Ali Chahrour, Leïla Chahrour, Ali Hout, Abed Kobeissy, Hala Omran 
— Chorégraphie et mise en scène Ali Chahrour 
— Musique Two or The Dragon (Ali Hout, Abed Kobeissy) 
— Scénographie Ali Chahrour, Guillaume Tesson 
— Lumière Guillaume Tesson 
— Son Woody Naufal 
— Assistanat à la mise en scène, à la chorégraphie et traduction en anglais Chadi Aoun


La nuit est maintenant tombée. Elle n’est pas seulement le décor, sombre et lourd, mais le temps où nous sommes désormais. Les corps au lointain apparaissent, des semblants de corps, des ombres aux silhouettes découpées dans le noir qui s’approchent pour prendre place là-bas, de l’autre côté de nous ; déjà on sait qu’ils appartiennent à la nuit. Une femme parmi eux s’avance et se met à lire : elle raconte. C’est l’histoire d’un fils parti au combat pour mourir en martyr et qui a disparu en Syrie — alors l’histoire devient celle de sa mère persuadée qu’Hassan était encore vivant et qui le chercha des années durant jusqu’à mourir d’épuisement ; c’est donc l’histoire d’une autre mère qui réussit à retenir son fils, Abbas. Entrelacée, ces deux histoires en racontent d’autres encore : celle des forces qui unissent les mères au fils, et de la mort à ce qui vient en travers elle. Sur le plateau de la Cour Minéral de l’université d’Avignon secoué par le vent, Laïla Charhour et son fils revenu sont là, tous deux : ils danseront. Ali Charhour a rassemblé autour de lui cette cousine de son père ; danseront également les ombres de sa tante, Fathmeh et de ce qu’elle a perdu ; dansera la ronde de la vie et de ce qui conjure la mort. Du temps où ma mère racontait dessine le paysage intime des élégies chantées pour ne pas s’abandonner à l’oubli. Peu à peu, ce qui se dresse parmi les ombres du soir débordent largement le chagrin d’un deuil impossible d’une famille réunie devant nous pour mieux raconter une autre histoire plongée dans les racines sans fins des pertes face auxquelles les gestes commis par l’art ne peuvent rien, sauf à leur donner formes et présence et vie — tout cela que patiemment la beauté relève.

Tout commence par des invocations : après le prologue lu qui nomme ce que l’on va voir, tranquillement, sereinement, cruellement — et avec un prosaïsme droit et digne (l’histoire en miroir des deux mères, l’une qui n’est pas parvenue à retrouver son fils et qui est morte ; l’autre, qui a vu son enfant revenir de Syrie) —, Hala Omram chante soudain les invocations au jeune garçon disparu. Ce qui se déchire alors, ce qui se dresse aussi, est d’une puissance sans égal. S’inaugure le temps des prières à l’au-delà et à l’immanence de la douleur ; oui, ce que le mot d’invocation soulève est impossible à dire. Peut-être que le théâtre tout entier se tient sous ce mot d’invocation, dans ce qu’il témoigne, et comment ce mot est davantage qu’une manière de parler, plutôt une façon d’agir.

L’invocation appelle et frappe dans l’air nos langueurs accoutumés à ce que le théâtre soit seulement l’exécution des paroles, des gestes répétés et redonnés pour représenter telle ou telle situation. Non, ici, l’invocation est une incantation qui « déchire et manifeste réellement quelque chose » : en appelant les morts à soi, on rappelle la vie des morts, et on demande — on supplie — que les forces soient données pour pouvoir, ici et maintenant, les faire revenir.

« Faire la métaphysique du langage articulé, c’est faire servir le langage à exprimer ce qu’il n’exprime pas d’habitude : c’est s’en servir d’une façon nouvelle, exceptionnelle et inaccoutumée, c’est lui rendre ses possibilités d’ébranlement physique, c’est le diviser et le répartir activement dans l’espace, c’est prendre des intonations d’une manière concrète et absolue et leur restituer le pouvoir qu’elles auraient de déchirer et de manifester réellement quelque chose, c’est se retourner contre le langage et ses sources bassement utilitaires, on pourrait dire alimentaires, contre ses origines de bête traquée, c’est enfin considérer le langage sous la forme de l’Incantation. » 

Antonin Artaud, Le Théâtre et son double.

Si le rituel d’incantation rejoint si terriblement celui de l’invocation, c’est qu’ils sont tous deux des exorcismes : on convoque les forces pour combattre avec eux, et combattre ici, cela veut dire danser, et chanter.

La danse est ce combat avec les ombres, ce combat amoureux et guerrier avec les spectres qu’on ramène là, ce soir : le danseur devient lui-même spectre de corps, double de corps érotique et martial, corps double doublant son propre corps d’une ombre qui le ravit à lui. Ainsi, après la longue et puissante invocation vibrante de douleur par le rythme lancinant de prière, Ali Charhour lui-même, le chorégraphe et centre irradiant de la création, se lève et seul danse : danse la danse d’un corps double, danse de femme, danse sans âge : « Je veux essayer un féminin terrible. Le cri de la révolte qu’on piétine, de l’angoisse armée en guerre, et de la revendication. » écrivait Artaud. Peu à peu, la danse érotique devient convulsion, le corps secoué danse avec son corps intérieur, ou peut-être danse-t-il contre son corps : le combat qu’il mène n’a rien pourtant de destructeur, au contraire — c’est l’envers d’une guerre, plutôt une façon de ranimer la vie des corps et de faire du corps par cette entrée dans le spectacle le territoire où va se jouer la lutte avec les ombres. Autour de lui l’enveloppe la musique d’Ali Hout et d’Abed Kobeissy de Two or The Dragon, musique double elle aussi, entre percussion et cordes, acoustique et électrique, entre mélodie répétitive et saturation explosive. Ainsi s’expose la grammaire du spectacle : aux paroles incantatoires succède la mise en jeu des corps dansant non dans la perfection des gestes, mais dans le rappel rituel des actions commises dans l’air, cerné par la musique qui loin d’être un enrobement, est l’appui autant que ce qui relie les gestes et les corps entre eux, ce qui fabrique le temps et l’espace.

Le spectacle déploiera ainsi cette langue, avec simplicité et douceur, avec méthode : au récit tragique de Fatmeh et de son fils Hassan jouée, mais comme à distance, par la chanteuse Hala Omran répond le récit rédempteur de Laïla et d’Abbas qu’ils interprètent eux-mêmes, dans le trouble des rôles qu’ils jouent (double d’eux-mêmes, jouant ce qu’ils étaient par ce qu’ils sont devenus) — entrelacement de la vie et de la mort, et devenir de la fable dans ses virtualités : Fathmeh aurait pu être Hala si elle avait trouvé Hassan ; et Hala aurait vécu l’inconsolable existence de Fatmeh en perdant Abbas.

Ces récits ne sont jamais représentés cependant en situation, jamais reconstitués, seulement joués en quelques gestes simples et symboliques — et il ne s’agit pas à proprement parler de performance : le corps du fils roule sur lui-même ; un instrument de musique sert à mettre en joue ; on tombe, on se relève ; les gestes sont posés et recommencés jusqu’à ce que le sens du geste s’efface pour laisser place au travail de réappropriation du corps qui désigne la tâche de ce théâtre, de cette vie quand elle affronte les forces de la destruction.

Ainsi les récits que l’on entend dépassent leur simple caractère familial ou anecdotique, pour devenir tous les récits de la perte et des renouements. Après la trilogie élégiaque autour de la mort — Layla se meurt ; Fathmeh ; May He Rise and Smell The Fragrance —, Ali Chahrour a entamé un cycle sur l’amour dont Du temps où ma mère racontait est le deuxième moment, après Layl-Night, et avant The Love Behind My Eyes : la saisie biographique n’est donc ici qu’un point de départ ou un angle d’attaque. Le travail conduit par le chorégraphe libanais, qui créé chacun de ses spectacles dans cette faille du monde qu’est Beyrouth, se mène rigoureusement, par temps de travail successif, creusant des questions qui en engendrent d’autres : ainsi l’amour suit-il le thème de la perte, et porte-t-il en lui ce qui a été déposé dans le travail antérieur.

Car chaque création n’annule pas la précédente ni ne commence de zéro. Le fil de la danse paraît ainsi se tramer dans le long mouvement cousu d’une même question, celle de la conjuration. Conjurer la mort, ce n’est pas la nier, mais trouver des puissances à l’œuvre qui sauraient la dépasser — et pour cela Ali Chahrour choisit inlassablement de se confier à ce qui donne forme à l’émotion et à la pensée, à ce qui forme même les contours infinis de notre présence au monde capable de défier sa laideur et sa violence.

La beauté pourrait être le nom de cette forme élaborée patiemment, par des gestes qui sont arrachés à la vie quotidienne, dans la nuit qui n’est le jour que par métaphore, et dans la musique qui découpe le silence.

Du silence surgit dans les derniers instants du spectacle la voix de Fathmeh chantant avec son fils Abbas : depuis la nuit où ils sont tous les deux plongés, ce spectacle qui pendant une heure et demi s’est dansé dans la musique s’immobilise donc sous la voix des ombres revenues soudain, et faisant vibrer l’air de notre présent.

La voix des fantômes chante ensemble la mélodie joyeuse des retrouvailles. Invisibles, lointains, mais si proches, les voix qui rient n’ont pas de corps à offrir : ce qui dansent devant nous est une présence qui possèderait le même statut que le théâtre — d’ombres et de fragilité, et qui, pour quelques instants, occupent le temps comme pour toujours.

Ainsi ce théâtre d’incantation qui se donne pour tâche de relever les morts est une forme de conjuration : par la conjuration, on affronte l’histoire, ses déflagration qu’à Beyrouth on perçoit plus qu’ailleurs, comme au bord du cratère ; par elle, on prend les armes de nos corps, on en fait des ombres capables de dialoguer avec les ombres ; le désespoir n’est pas renoncement, seulement une façon lucide de ne pas s’aveugler ; par l’amour inconditionnel qu’une mère porte à son fils se dit ce qu’on a à opposer au monde bâti contre nous, qui n’est ni l’acceptation, ni la réparation : mais la faculté à renverser la laideur du monde.

Tant qu’on raconte ce temps où l’on raconte, la beauté demeure cette force capable de dévisager l’histoire et de soulever à soi les puissances de la conjuration.


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Un vent familier qui déboussole encore. https://www.insense-scenes.net/article/un-vent-familier-qui-deboussole-encore/ Sun, 12 Jun 2022 19:18:09 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=5120

« Par autan », un spectacle du Théâtre du Radeau créé le 17 mai 2022 au Théâtre des 13 vents à Montpellier.

Au cœur des 13 Vents, à peine entré dans la salle, on découvre, sur la scène, une multitude de morceaux de décors déjà aperçus dans de précédents spectacles de cette compagnie. Transportés ici par le vent de la haute mer, par l’autan, des pans de murs, des morceaux de tissus, un banc en bois, des meubles et des objets apparemment échappés de quelques greniers, composent ensemble un nouveau bout d’univers, une nouvelle pièce qui vient agrandir encore l’architecture complexe de l’œuvre du Radeau.

Soudain, un homme se met à parler, il dit des mots de Walser, il a l’air de nous conter quelque chose… Et comme emportés par ces mots, ou bien pour y répondre, l’un, puis l’autre, puis d’autres êtres, sur la scène, s’animent et s’expriment. Dans un second espace que dessinent des panneaux de bois, à l’arrière-plan, la silhouette d’un homme joue du piano. Bercée par la musique des mots et de l’instrument, apaisée aussi par la douceur des lumières, je plonge dans une rêverie au cœur de laquelle des textes, des tableaux, des gestes, enfin ce que je regarde et ce que j’entends, se mêlent à mes propres pensées vagabondes.

Et puis brusquement le vent souffle, et le vent réveille et sur la scène des êtres luttent contre ce vent, ils s’acharnent à aller à contresens et les vêtements virevoltent et le parasol de la dame se cabre au premier plan. L’autan, on dit de lui qu’il rend fou et dès qu’il ressurgit, car sur le plateau il revient plusieurs fois, il interrompt le geste et la parole, les disloque ou les détourne et en dépose de nouveaux. Surtout, il est irrégulier et par le chant d’une femme ou bien par l’apparition soudaine du Prince de Hombourg, il renverse, encore et encore, ceux d’entre nous qui veillaient secrètement.

Régulièrement assailli par le vent, le plateau de Par autan est d’ailleurs en constante métamorphose. Le réagencement permanent des panneaux, des objets, des planches et des costumes, enfin de la matière, semble abolir toute immobilité. Pris dans ce même tourbillon, les textes se succèdent de plus en plus vite : Dostoioveski, Kafka, Shakespeare, Walser encore, Kierkegard, Tchekov…

Emportés dans le mouvement des siècles, des langues et des images qui tournoient ensemble, nous observons que ces éléments scéniques se rencontrent et font écho. Avant les mots de Kleist, ce sont ceux de Walser et la présence d’un homme habillé noblement sur le devant de la scène qui font exister ce fameux Prince de Hombourg. Au travers de la quantité de matières et de paroles que le Radeau dépose une nouvelle fois sur la scène, notre regard se fraye un chemin et découvre des éléments qui, en se frottant les uns aux autres, composent ensemble leur logique propre.

Mais dans cet espace où tout se modifie constamment, rien n’est jamais certain et rien ne garde sa définition. Ainsi, le mot « général », qu’on entendait un peu plus tôt, dans un texte de Kierkegard comme le contraire du « singulier », réapparaît autrement, annoncé par un personnage de La Noce qui traverse le spectacle : « Écoutez, le général arrive… J’ai fini par en trouver un… Je suis sur les rotules. Un général authentique, majestueux, comme ça, vieux dans les quatre-vingts ans, je parie. C’est pas un général, c’est un tableau. ». Et alors on ne sait plus très bien ce que signifie ici le mot « général », mais il est désormais évident que posant (ou posé) sur le devant de la scène, il y a là, devant nous, en personne, un général qui compose un tableau. Comme s’il triomphait du sens, il a l’air victorieux, et les autres sur la scène, et nous même qui découvrons ce personnage qui tombe sous le sens, nous nous réjouissons de voir apparaître ce qui prend forme dans le chaos.

S’ils jouent parfois avec les mots pour en décomposer le sens, par moment, les acteurs du Radeau les jouent aussi tels qu’ils s’entendent. Il y a, dans cette manière de prendre les mots à la lettre, quelque chose d’évidemment drôle. Ainsi, lorsque Vincent Joly, avec les mots de Fritz Kocher, affirme « Vous allez rencontrer un personnage important, une sorte de Rübezahl… C’est le patron de l’endroit et vous ferez bien de lui tirer votre chapeau », on est ravi de voir, à l’unisson, l’ensemble des autres acteurs présents sur la scène, tirer leur chapeau en direction de la silhouette du pianiste dont on ne connaît pas encore le visage. Décontextualisée, cette phrase, redoublée d’un mouvement qui la surligne, s’échappe du texte pour s’inscrire autrement sur le plateau. Dans Par autan, avec beaucoup de gestes bouffons (comme ceux de cet homme, qui, au second plan, le pied en l’air, peine à se chausser) et de gaieté, le vent du Radeau porte ainsi sur scène des bribes de matières familières qu’il détourne pour donner à voir le chaos d’un monde en train de se faire. Et il me semble décidément que c’est aussi ce comique des mots et cette bouffonnerie qui nous permet d’accueillir avec enthousiasme la recomposition de nos souvenirs et la dislocation de nos certitudes.

C’est peut-être aussi grâce à ce caractère comique que finalement, lorsque cessent les bourrasques et que le spectacle, dans la douceur d’une semi-obscurité, se termine, je continue d’être secouée par les tableaux qui ont défilé devant mes yeux et qui s’entrechoquent encore dans ma tête. Il me semble alors que ce drôle de chantier que je viens de voir se poursuit, et que les acteurs, les images et les textes de Par autan continuent de troubler et de déformer les nouveaux souvenirs et les nouvelles pensées qui m’assaillent.

Image de Jean-Pierre Estournet « Par autan – Photo de répétition Fev22 »

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Pour qu’on ne me voie pas pleurer https://www.insense-scenes.net/article/pour-quon-ne-me-voie-pas-pleurer/ Fri, 10 Jun 2022 14:50:36 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=5108 Par Baptiste Percier à la Cité-Théâtre de Caen

Les 18 et 19 MAI dernier, Baptiste Percier a investi le plateau de la cité-théâtre, avec la complicité d’une dizaine de personnes pour une aventure poétique autour et avec le poème de Paul Eluard « Les Dessous d’une vie ».

Le sujet ? Il prend sa source dans cette citation de Paul Eluard :

« Au lieu d’une fille, j’ai un fils. Il s’est tiré une balle dans la tête, on l’a pansé, mais on a oublié de lui enlever le revolver. Il a recommencé. Je suis à table avec tous les gens que je connais .» Et  arrive l’annonce d’une nouvelle tentative de suicide de ce « fils » qu’on eut préféré fille. Fils qui fait symboliquement un usage de son revolver ( de son sexe? ) pour anéantir sa réalité de garçon. Qui ? Quel proche saisit la portée, la mesure, le sens même de cette tentative ?

De ce questionnement Baptiste Percier a fait un poème dramatique d’une émouvante vérité. Simplicité. Très belle complicité de : Lili Belloche, Louise Béland, Clara Etoungou Ngogo, Sonia Laisné, Céline Grenier, Eloanne Busson, Brigitte Joungbedji, Morgan Grimaud et Léo Goas. Régie : Lounis Khalid.

Evidemment la violence de l’acte, sa fulgurance, son « ici, soudain » …La déflagration de la mort quand bien même l’acte fut-il manqué, agit comme un révélateur, répand un trouble, crée une perturbation qui va affecter tout le monde. De cette onde de choc Baptiste Percier enregistre le mouvement, la chorégraphie et la musique (l’effet de langue).

D’emblée, disons-le, Baptiste Percier a un rapport à la langue de la plus extrême exigence. Il a sur un sujet aussi délicat qu’impraticable -une tentative de suicide- mené l’investigation avec pudeur et une rigueur somptueuse.

Travail d’équilibre qui tient à un fil. Funambulesque. Il s’agit d’habiter un silence. In fine : confronter comédiens et spectateurs à l’indicible. Travail tout en résonance. Baptiste Percier sollicite les voix avec une minutie, et une rigueur musicale millimétrée. La voix donne forme à l’émotion. Rareté ! La notion de partition trouve avec chaque comédien pertinence et éclat lumineux. La voix dessine les contours du poème. Nous sommes dans le chant cher à Hölderlin. Plus exactement les chants de la nuit[1]. C’est de la nuit qu‘émergeront les voix venues de l’infanse, avec cette question que seuls les poètes investissent bruits et fureurs, poupées et couteaux : de quel genre d’attributs chargera-t-on la besace de l’enfance. Lâcher prise. Laisser tomber. On est toujours ce que l’on est au lieu de. Il y a fluctuation. Comment se charge la barque ? Que pèse l’existence ? L’existence de l’enfant. De l’enfance ? nous serions rescapés !

                                                       Erlkönig

                                                                                                  « Mein Vater, mein Vater,                                                                                              und hörest du nicht…

                                                                       Ce que le roi des Aulnes                                                                                                  doucement me promet ?
                                                                                 — Sois tranquille, reste                                                                                           tranquille, mon enfant :
                                                                       C’est le vent qui murmure                                                                                                dans les feuilles sèches. »

                                                                        Wolfgang Goethe (Erlkônig)

L’enfance « suicidée » c’est en cela, dans cette nuit-là que nous entraîne le spectacle. D’ailleurs difficile de l’appeler spectacle comme d’appeler comédiens les personnes de bons offices qui nous ont pris dans leur bras. Les écoutant, m’est revenu réminiscence en langue allemande du Erlkönig de Goethe. Le père veut sauver son fils qui entend la voix du roi des Aulnes. Les voix se disputent la vie de l’enfant. Comme les personnes rassemblées autour de Baptiste Percier. Il y a aussi une violence brutale dans la querelle de la vie d’enfant. La querelle de ce qu’il est au lieu de. Douloureux surgissement de l’intersexuation dans l’espace publique ces jours derniers, avec torture des enfants sous le régime d’un choix du sexe accordé aux géniteurs avec mise en conformité sexuelle et usage de modalités chirurgicales en déni de l’avis de l’enfant, de la capacité qui peut lui être propre de se choisir garçon ou fille. Très douloureux dilemme. C’est la question de l’autisme et de la schizophrénie quand elle touche le nouveau-né, né parce que (tout va bien) ou né en dépit (tout va mal). Il y a dans ce que l’on croit vouloir, il y a toujours de l’insu. Une vérité qui se dérobe. Parfois elle se dérobe de trop. Et c’est là, que le « pour qu’on ne me voie pas pleurer » laisse émerger de la nuit la très intime (et souvent secrète) conviction de ce que l’on aurait pu être. Ne nous y trompons pas Baptiste Percier conduit son propos avec pudeur et légèreté. Il n’appuie pas là où ça fait mal. Pas de complaisance du côté de la douleur : il y a de la Gelassenheit (à prendre dans la traduction de Heidegger[2]) chez lui : de la désinvolture d’être. Prendre la vie dans son arbitraire. Accepter l’impersonnel de l’existence. Ainsi Baptiste Percier laisse libre jeu à l’improvisation d’être sur un plateau. Cette liberté donne une juste respiration au poème dramatique. Il en produit la volte ! Le mouvement et le vertige. Comme le jeu des statuts quand on est enfant qu’on s’envoie valser les uns les autres, pour s’entendre dire lorsqu’on se fige en sculpture : « j’suis quoi ? ». La réponse à la devinette ressort du fantastique, le plus souvent de quelqu’animal monstrueux. Puisque l’on tient les grands, les adultes, pour des dieux, il faut bien que les petits trouvent, à leur usage, la même démesure ! Il se trouve qu’avec « You could have been anything » (texte de Kae Tempest) mise en scènes de Lauriane Cheval-Lopez et Margaux Vesque, dans cette même Cité-théâtre, nous fut offert un rituel initiatique de cet ordre. Traduisez que faute d’être fille ou garçon, on eût pu n’être rien ! Sans mythologie. Seulement voilà : on est là. Il faut faire avec. Avec ce qui nous permet d’y croire à ce qu’on en dit. Qu’est-ce que je fais de la langue et surtout, « putain de moine », qu’est-ce qu’elle fait de moi ! Qu’est-ce qu’on ne peut pas ?  N’avons pas pu « être » ? C’est tout le bonheur du jeu d’écriture quand -comme le fait Baptiste Percier- il s’épanouit sur un plateau. Sans triche, sans outrance, sans abus du sens ni abus des sens. La douce « Intranquillité «, « Desassossego » de Fernando Pessoa[3], ses hétéronymes, sa capacité prodigieuse de l’oubli de soi pour être un autre, et laisser le monde, la nature à leur impénétrable réalité. Serions-nous nous même, objet de cette réalité inaccessible ? Telle serait notre intranquillité ! Le tourment d’exister. Batiste Percier en porte témoignage. Partage consolateur. On rejoint la tribut (la troupe) pour se sentir moins seul. C’est le « faire avec » exploré par René Girard[4] dans « le bouc émissaire ». Selon Girard nous disposerions d’un « mit/sein » d’un « être/avec » qui s’épanouit avec le culte et la figure du bouc émissaire. Rite sacrificiel fondateur des religions. Ainsi la pulsion de mort qui se réalise dans le meurtre (suicide compris) peut se sublimer avec la mort de l’enfant et le désir plus ou moins (plutôt moins) avoué qu’on en a. L’enfant qui se tue (cf l’autisme. Se tuer est aussi se taire) relève d’un malentendu. Camus fera pièce de théâtre d’une mère tuant son fils, bien nommée « malentendu ». Il y a pour Girard comme pour Camus mise à jour d’une innocence de l’acte criminel. Résumons : on ne peut en conscience vouloir la mort de quiconque (pertinence politique de l’abolition de la peine de mort) puisque ce désir appartient aux obscurs et insaisissables fondements de la « nature » humaine. Nature dont nous serions dénaturés par la culture. L’éducation ? Une façon convenable de « tuer l’enfant » ? Et l’enfant qui se tue (autistique) peut-il être « sauvé » ? Il est des grands pour le penser (et non « panser ») penser qu’il peut SE sauver ! Qu’un tel processus ne peut que lui appartenir. C’est la leçon Bruno Bettelheim. Le cas Laurie. « La forteresse vide. »

Laurie.

Ce que disent les mots n’est pas la vie. Entre la langue et la vie, il y a un « va-et-vient », et c’est dans ce mouvement familier de ceux qui ont des rapports sexuels que s’inscrit (ou pas) notre « regard » (capacité d’interprétation). Il faut du jeu. Reconnaître une souplesse dans l’usage du corps comme de l’esprit. Que ce soit un « musement ». Le musement est un néologisme inventé par Jean Oury/Marie Depussé[1] à l’usage des « schizos ». Grosso modo il vient du verbe muser, c’est-à-dire flâner et musarder : perdre son temps. De perdre son temps à des riens à une vie pour rien ; on voit en quoi des gens à leur ordinaire pensent qu’il en est ainsi de l’art et donc du théâtre, comme il en est ainsi de la folie. Théâtre et folie font maraude commune. Venons-en au cas Laurie. C’est une petite fille de 7 ans, admise à l’École Orthogénique de Bruno Bettelheim[2], elle souffre d’une anorexie grave qui met sa vie en danger et ne parle plus depuis des années ; Laurie est donc une recluse qui se laisse mourir. Poupée de chiffon. Pantin. Il fallut beaucoup de patience et d’attentions des éducateurs pour que Laurie retrouve une vie normale. Beaucoup de « musement » et de Jeu pour qu’un Je advienne, après beaucoup de va-et-vient, de retrait et régression. Mais au bout de quelques années les progrès devinrent concrets et manifestes quoique fragiles. C’est alors que les géniteurs revirent leur enfant et heureusement surpris et ravis de ses progrès, voulurent la reprendre avec eux. Faire « mit sein ». Bettelheim les avertit du risque de régression mais les parents firent la sourde oreille et firent valoir leur droit. Il ne fallut que quelques mois pour que Laurie régressa, et les parents la mirent en institution psychiatrique dont, hélas, elle ne devait jamais sortir. Une vie pour rien. Vie de bouc émissaire mais le DROIT est toujours et encore là qui donne droit de vie et de mort aux géniteurs sur la réalité psychique de leurs enfants. Faut-il le préciser, le couple pére-mère de Laurie a eu un autre enfant, dit normal. Cette histoire édifiante fut mon association libre au spectacle de Baptiste Percier. Je dirais volontiers qu’il s’agit de sa résonance politique. Qu’il n’est pas d’acte poétique qui dans sa profondeur ne vaille que par le droit ou la promesse d’un droit. Comme « les chants de nuit » d’Hölderlin n’ont pu s’écrire que dans le contexte et postérieurement à la Révolution Française. Il y a la chanson (der Song) qui fait l’air du temps et il y a le chant (Der Gesang) qui se tisse avec la langue d’un récit (la poésie) ou avec prévalence de la musique (Das Lied). Baptiste Percier a choisi le Gesang qui peut se traduire aussi par chant des oiseaux. Qu’il en soit loué[3] et les oiseaux dans le même mouvement.

Conjointurer

Certainement ! Certainement Baptiste Percier démontre avec ce travail une vraie capacité dans la direction d’acteurs. Outre Eluard, il a conjointuré l’écriture de son poème de différents textes. La conjointure est un art de l’inter-texualité théorisée par Monsieur Michel Vinaver[4]. Comment les textes se font échos. Il en résulte une écriture aussi dense que légère. Ecriture ventilée et aérée. Virtuosité et art du montage, Baptiste Percier joue et fait jouer tous les registres. Bref nous en fait voir de toutes les couleurs. Délice de quelques florilèges : scène du balaie, scène du chignon, scène de fouiller ses poches pour trouver le poème griffonné à l’arrêt du bus…etc. En prime se faire l’éclair au chocolat et finalement renverser la table. Bref liberté, liberté chérie ! N’insistons pas, y’a-t-il passion amoureuse possible sans goût immodéré des mots ? Leur mise en bouche ?

Embrassez qui vous voudrez !

Mettre les mots en libre association c’est les laisser courir. Et parfois, c’est avec beaucoup de malice que Baptiste Percier les attrape. Les prête à sourire, au gré de l’inattendu. Improvisation dites impromptue. Voilà une joyeuse affaire perdue dans la nuit des temps : l’impromptu ! De l’humour comme inclinaison amoureuse. Comment rebondir au vu d’un travail aussi abouti, dans une économie et une simplicité de moyen exemplaires ! Car dans cette proposition poétique il ne fut aucun tape à l’oeil, juste, une juste mesure des mots. Ecriture aiguisée en lame de rasoir. Lautréamont : « j’ai pris un couteau et me suis fendu les lèvres… » mais « me suis aperçu que je ne riais pas ». Quoiqu’on en dise les mots ne sont pas interchangeables. Il s’est tenu dans la période du Festival « la Cité en Mai » de Caen, une manifestation de court-métrages cinématographiques le Kino-Caen. Baptiste Percier a pu s’y produire. Il faut bien que la roue tourne et que le temps passe. Et c’est justement sur le débit, sur la forme du débit (vocal) que s’est produite la forme du film produit. Ainsi la forme et un usage insolite (ou insolent) de la langue font le poème. Ainsi Baptiste Percier signe son travail. Rareté avons-nous dit.          Donc, mesdames et messieurs de culture responsables, attirons votre attention : avons homme d’écriture au pied de la grande roue (de la foire foraine de Caen). L’avons sous la main ! Pour jouer à pigeon vole !

Tempo !

Le temps est venu -puisque Baptiste Percier s’enjoie de poésie – d’évoquer Claude Régy.  Pour l’avoir découvert fin des années 70 (avec Degliame/Sarraute), et jamais cessé d’éprouver son théâtre, j’ai le « Régy » chevillé au corps. En coeur battant. Tempo. C’est une langue battue que j’ai reconnue chez Baptiste Percier. Entendre SA vibration ; Son tempo ! Le battement de la langue : son ramdam !

Le bruit. Bruissement. Faire parler le silence. Ce que Régy[5] nous offrait d’une manière si troublante, si émouvante. Si donnée et retenue. C’est le rythme qui fait la souveraineté d’un texte. Nietzsche et Brecht sont en étroite conjointure sur cette question rejoint, incontournablement par Rainer-Maria Rilke !

À vrai dire du spectacle de B. Percier – à ne pas croire mes oreilles de ce que je pouvais voir – j’eusse aimé qu’il dura deux fois plus longtemps. Qu’il fut sous emprise clauderégissienne. Que sans rien changer de ce qu’on pouvait y voir et entendre, il fit ses deux heures d’horloge. Effet nostalgie Régy ? Sans doute. Besoin de mots gainés, enrobés et denses : tourner autour. Traîner autour. En savourer chair et noyau. Un tout en bouche. Qu’ils se filtrent et s’infiltrent du corps de l’acteur au coeur du spectateur auditeur. Comme les mots nous prennent et comprennent à l’être-lu. Effet lecture à corps perdu. C’est compliqué : Mais c’est le sang qui est un liquide compliqué nous disait Guillevic[6].

 « Le sang un liquide compliqué

Qui circule ». Il est d’un rouge

Qu’on ne voit pas ailleurs et changeant

Comme une plaine sous plusieurs lunes. »

L’encre aussi peut-être un liquide compliqué dès lors que du sang répandu elle fait son histoire et parfois un théâtre. Parfois ?  Du plus noire à la transparence, l’encre du poète nous donne la mer à boire. L’impossible réalisation de soi comme tenue de combat. Il s’agirait de liquider. Trouver sa distillerie. Son alambic. Que coule et s’écoule un temps consistant. Concret. Y’a de quoi faire. Outre le sang, il y a les lymphes, et le système parasympathique. Pas facile de se la couler douce avec nos réseaux emberlificotés dans les « sociaux ». Au théâtre, les visages font les paysages et les mots l’ivresse des sens. Dans la densité de « Pour qu’on ne me voie pas pleurer » ai retrouvé soudain « leçon de ténèbres » de Patrick Kerman. Vu salle d’a-coté. Au Panta-Théâtre. Et postérieurement à la représentation et prenant en considération le travail très rare et précis de Percier, me suis mis à réfléchir sur le devenir du 24 de la rue de Bretagne, soupesant et reconsidérant ce que le Panta pouvait apporter. Et puis enfin re-méditant l’homme qui fut à Caen et même avant le maître d’oeuvre de ma sensibilité : André Malartre, m’est venu l’évidence que l’ancien Panta, fidèle à son histoire devait à venir s’appeler théâtre André Malartre et garder vocation et mémoire d’un rapport passionnel de l’écriture et du théâtre. S’y tenait comité de lecture[7] ! Haut lieu de poésie.

Théâtre André Malartre

C’est en 2016, Décembre 2015/ Janvier 2016 qu’une exposition et un colloque ont rendu hommage à André Malartre[8], sous l’impulsion d’Emmanuelle Dormoy au politique et d’Yves Leroy au poétique. Si ma mémoire est bonne, André Malartre suivait dans les années 60 une troupe prometteuse qui opérait sur Deauville. Je crois que cette troupe avait à voir avec « Dahuron ». Il y a eu la magnifique aventure artistique du Panda et sa contribution exceptionnelle à l’écriture théâtrale. Le lieu en garde, ou devrait en garder l’esprit. Théâtre d’écriture et jeu de lecture. En sommes un lieu de poésie et d’écriture fidèle à Véro et Guy. Il y aurait du panache à ce qu’il soit labellisé d’un tel sceau. Théâtre André Malartre !  C’est bien en découvrant l’activité poétique d’un jeune homme d’aujourd’hui que le rêve m’en est venu. Porter aux nues l’oriflamme de l’écriture poétique avec ce qu’elle implique d’exigence exceptionnelle. A contrario de « la com », de la consommation, de toute démagogie …s’accorder devoir d’exception que vive le théâtre André Malartre !

André Malartre écrivait et nous en ferons notre conclusion :

« L’activité d’une jeune compagnie ne peut être que singulière

Recherche d’un style ; style de vie, style de jeu

« Un théâtre de recherche n’est pas une catégorie à part

Chercher, c’est douter de la plupart des théories, c’est interroger les diverses pratiques théâtrales

La recherche développe de nombreux refus mais aspire la découverte d’une autonomie et d’une authenticité de l’acte créateur »

Je suis attentif aux travaux de Grotowski, d’Eugenio Barba, du Roy Hart Théâtre

Je réunis des acteurs[9], depuis longtemps, pour un dur travail d’entrainement, hors  de toutes préoccupations spectaculaires

….

Une oeuvre est inépuisable-la mise en scène peut en rendre compte- infiniment. « (1985)

Jean-Pierre Dupuy, 4 Juin 2022


[1] Friedrich Hölderlin « Chant de nuit » Traduction Philippe Marty. Edition bilingue De Greges. 1983

[2] C’est dans « le bonheur sa dent douce à la mort » de Barbara Cassin que l’on découvre les liens aussi étroits qu’inattendus entre René Char et Heidegger. Comme l’écrit Cassin « grand philosophe mais nazi ordinaire ».

[3] Fernando Pessoa « le livre de l’intranquillité » Bourgeois.1999

[4] René Girard (anthropologue) a publié « Le bouc émissaire » en livre de poche Grasset. 1982

[5] Oury/Depussé  « À quel heure passe le train ». Calmann-Lévy. 2003

[6] De Bruno Bettelheim signalons quelques ouvrages qui ont marqué le siècle dernier : « La forteresse vide » Gallimard 1969, « l’amour ne suffit pas » 1970, « psychanalyse des contes de fées » Laffont 1976, « Survivre » Laffont 1979

[7] Song/Gesang/Lied nous portons l’entière responsabilité de ces interprétations en reconnaissance de la langue allemande comme possibilité de nuancer le travail de la langue. De nuancer notre perception du théâtre. Avions autrefois, le Festival de Nancy ou le théâtre des Nations pour cultiver cette approche.  À Caen, le Panta-Théâtre explorait le théâtre de langue à langue d’une manière très réjouissante.

[8] Vinaver fut considéré dans les années 50 et 60 comme un écrivain d’avant-garde et éminemment politique. Il inventa une méthode d’analyse et de mise en scène publiée en 1993, chez Actes Sud sous le titre « ECRITURES DRAMATIQUES »

[9] De Claude Régy dont hélas on ne peut plus voir les spectacles, il nous reste le bonheur de le lire. Du « Espaces perdus » aux Solitaires Intempestifs, 1998 à « Du régal pour les vautours » en 2016 en passant par « L’Ordre des morts » 1999 l’oeuvre est très riche.

[10] Guillevic « leçon de choses » recueil poétique. 1948.  Voir son « Art poétique » poésie Gallimard 2005.

[11] Comité de lecture longtemps animé par Gilles Boulan.

[12] Rappelons les magnifique ouvrage IO André Malartre d’Yves Leroy édité par le Vistemboir.2016. Extrait pages11 et 12 de « Parcours ». Yves Leroy.

[13] Parmi ces acteurs, Lulu Berthon, René Paréja, Jo Vanruymbeck, Charly Venturini seront acteurs fétiches du légendaire et mythique Théâtre d’Ostrelande. Un autre acteur de ses élèves portera aux nues la poétique d’André Malartre :  François Tanguy ! dont la dernière création « Autant » avec le Théâtre du Radeau, s’annonce comme un temps fort de la saison à venir de la Comédie de Caen !

Le tableau mis en avant est Chants de la nuit. 1896. Alphonse Osbert. Musée d’Orsay. 1992


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Le Radeau – par ce vent qui est le nôtre https://www.insense-scenes.net/article/le-radeau-par-ce-vent-qui-est-le-notre/ Mon, 30 May 2022 16:46:07 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=5097 Le Théâtre du Radeau a créé Par Autan, ce 17 mai 2022 au Théâtre des 13 vents à Montpellier. Une tournée est prévue pour la saison prochaine.

Oh si les humains, tous les humains, voulaient ne rien reprocher qu’à eux-mêmes, et uniquement à eux ! était la phrase qui frappa mes oreilles et comme la porte qui m’ouvrait au labyrinthe du minotaure (mais ce serait se tromper de spectacle ; de spectacle sans doute, mais pas de travail, pour celles et ceux qui se rappelle Item). Non, ç’aurait plutôt été un souffle, et les rafales du « vent du diable » m’emportèrent. C’était Walser, le bon vieil ami. Il n’y a que Walser qui peut avoir ce genre de souhaits si beaux et si simples qui renversent un monde.

Trois fois, au moins, il souffle. Et cette figure, une fois, qui s’y affronte avec un tableau dans la main droite, contre les vents de l’histoire. Ce n’est pas pour rien que l’autan est surnommé le « vent du diable ». Ainsi rodèrent les figures assassines, à cloche-pied, pour abattre ou ne pas abattre. On voudrait bien se déchausser d’un soulier pénible. Il y a alors encore ce particulier-là. Cette dame, avec un parasol dans la main gauche, le tableau dans la main droite, le vent d’en face. On se demande qu’est-ce qui la lie à cette vieille croûte. Et apparemment sans utilité, sans un sens intelligible, elle se bat contre ces forces. Autant que ce vent d’autan est emplie de désir, comme pour répondre à cette chanteuse qui étouffe dans le texte de Tchekhov : « Donnez-moi de l’atmosphère ! Auprès de vous, j’étouffe ! », autant qu’il est emplie de désir, dis-je, autant on dirait que ç’aurait été mieux pour eux et pour nous qu’il souffle de l’autre côté. On l’aurait eu dans le dos. Ç’aurait été plus simple d’avancer. Mais l’histoire n’est pas faite ainsi. On porte un tableau contre vent et marais, un tableau d’art ou une croûte sans intérêt (il ne s’agit ici évidemment pas de patrimoine, on l’aura compris), quelque part, contre vents et marrés (les rideaux y voguaient comme la mer) pour qu’il finisse accroché sur un pauvre mur minable. Mais on l’aura porté. Ç’aura été notre fardeau et notre ardeur.

Souvent je dois penser, mais cela vaut depuis longtemps chez le Théâtre du Radeau, aux bouffonneries de Till Eulenspiegel et ses camarades. Un de ses ressorts est prendre les choses à la lettre. La moitié de l’inventivité du Théâtre du Radeau vient de cette chose bête qui est de prendre les choses à la lettre et de faire ce qui est écrit. Il porte des bottes impeccablement cirées qui lui montent à mi-hauteur des jambes, qu’il tient bien écartées… et Frode BjØrnstad écarte un peu plus les jambes. Mais à travers cette bêtise, il vaudrait mieux dire, cette idiotie, se construit une pensée et une nouvelle intelligence qui tourne au ridicule ce qui prétend être intelligent en « comprenant » les mots. C’est là le propre du Théâtre du Radeau qui construit une pensée par la matière, en laissant les choses un peu tranquilles avec les mots. Et les mots tranquilles avec les choses. Il n’y a pas de subordination de signification. Mais tout le monde qui a déjà fait du théâtre ou a vécu quelconque processus de création, connaît cette instant où la matière mis en mouvement produit ses propres liens, associations, trouvailles. Souvent, on ne laisse pas grand place à l’autonomie de la matière, ici, au Radeau, c’est la seule chose à laquelle on aspire. Tout le reste serait de la triche, une fixation arbitraire, morbide, arrogante, dogmatique. Et dès lors on comprends pourquoi François Tanguy a absolument besoin de cet espace, ce décors emblématique. Il doit y avoir un plan de la matière qui puisse déployer sa pensée. Dans un « espace vide » comment serait-ce possible de se défaire du surplomb du mot et de sa signification ? Non, il faut des costumes, des tables, des bancs, des cadres, des profondeurs, des lumières, des canapés, des rideaux, des fenêtres. Et il faut des bruits et de la musique (un énième chapeau à Éric Goudard) pour que le costume tombé ici peut nous montrer le « général » que « La Noce » nous indiquait de chercher, depuis des mois. Et à croire, malheureusement, entre les vents de notre histoire, par ce vent de diable de notre temps, que le seul « générale » que ce monde puisse trouver soit un général, qui d’ailleurs n’en est même pas un pour de vrai, mais peu importe. Restent les épées qui rodent et peut-être la beauté de la chute de la lune et de la rouge étoile. C’est une parure éblouissante. Et reste cette bêtise et cette beauté, on pourrait peut-être dire cette bêautise, du théâtre qui n’a pas encore fini avec l’enjeu de Till : décontenancer, désarmer, défaire toutes sortes de transcendances possibles.

Pour finir, François Tanguy pose devant un rideau qui cache mal, voire pas du tout, la scène, comme pour « tirer rideau », un bouquet de fleurs devant la salle réunie. Certains penseront aux obsèques. Et si c’était seulement un geste pour célébrer cette aventure du Radeau qui a écrit un bout d’histoire et remercier celles et ceux qui l’accompagnent, qu’on reconnaît de loin en loin dans la tempête ?

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ON EMMA DANTE. https://www.insense-scenes.net/article/on-emma-dante/ Mon, 21 Mar 2022 08:38:36 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=5069 Présenté à la Criée, Pupo di zucchero, la fiesta dei morti d’Emma Dante fut un peu malmené à la reprise du festival d’Avignon en juillet 2021, au gymnase du lycée Mistral. Quelques trépanés du sensible, et autres bureaucrates et pisse-froid du bon sens, décidaient d’y voir entre autres un geste trop caricatural ; là où Tiebeu Marc-Henry Brissy Ghadout (Pasqualino), Sandro Maria Campagna (Pedro), Martina Caracappa (zia Rita), Federica Greco (Primula), Giuseppe Lino (Papà), Carmine Maringola (il Vecchio), Valter Sarzi Sartori (zio Antonio), Maria Sgro (Viola), Stephanie Taillandier (Mammina), Nancy Trabona (Rosa) figurent les clowns, joyeux et tristes d’un conte, une divine comédie à la manière d’Emma Dante… Laquelle revient régulièrement au conte, à son « pouvoir germinatif » comme l’écrit Benjamin, avant d’ajouter que c’est la forme « où la mort est la sanction de tout ce que relate le conteur ».

Devant une pâte à pain destinée à devenir le Pupo di zucchero (une poupée en sucre que l’on confectionne le jour de la fête des morts et qui permet d’entrelacer les mondes : celui des vivants et celui des trépassés que l’on appelle aussi « Monde à l’envers »), un pauvre diable, âgé, se désole de ne pas arriver à la faire lever, comme si son avenir, ou les lendemains qui chantent, en dépendait.

Dans son dos, tout à côté de lui, à son oreille sans qu’il les voie, ni qu’il en soupçonne la présence, trois femmes moins sœurs tchekhoviennes que Parques romaines espiègles et dévouées à l’ange de vie comme à celui de mort lui murmurent et lui chantent, comme à tout mourant, qu’il est temps de se préparer… Alors par une sorte d’alchimie comme seuls les contes en maîtrisent les principes insoumis, le vieil homme se met à dialoguer avec lui-même et ses souvenirs qu’il rassemble et met en ordre, comme on se met en règle avec soi-même au moment du voyage sans retour. Pupo di zucchero commence ainsi par un tour de magie qui délivrera le paysage d’une vie peuplée d’épisodes sombres et heureux, enjoués et ténébreux, fait de naissances et de morts où, dirait Pontalis, « nos amis disparus nous murmurent : viens vite nous rejoindre ».

Le pauvre diable entretient ainsi, en cette veille du 2 novembre où l’on célèbre les défunts, quelque chose du « Parrain » qui au terme de l’existence, perdu dans ses pensées ou happé par quelques somnolences, voit revenir à lui sa famille composée désormais de revenants. Et c’est cette épopée intérieure mentale qu’Emma Dante convoque et expose dans une série de tableaux familiers, étranges, drôles, surréalistes, déformés… où, par sauts brusques, défiant toute chronologie, usant de séquences métaphoriques et de motifs analogiques qui se juxtaposent sans liens avec la logique, elle fait surgir sur le plateau les épisodes clandestins et intimes d’un album de famille décousu.

Images, Sons, Couleurs, Mouvements… il n’est de signes assignables à une seule fonction et Emma Dante qui s’en empare les fait jouer entre eux dans l’espace théâtralisé. Elle les déforme, les transforme, les prive de leur rapport au conforme, parce que la mémoire, territoire de toutes les métamorphoses, est le lieu plastique et élastique qui peut donner vie à l’illimité, à l’inimitable et s’écarter des limites de la raison. Car la mémoire est le lieu du souffle et de la démesure. C’est le lieu de la réécriture, le lieu aussi de l’invention et de la fiction que fut le désir de vie… ou quand la mémoire, si elle est travail et lutte contre l’oubli, est aussi l’espace de transfiguration des petits événements du quotidien. Lieu de transformations donc et des menus arrangements avec l’authentique et l’original, la mémoire fabule fabuleusement, affabule fiévreusement et trouve des couleurs insoupçonnées à ce qui manquait de sel. C’est un piment et un pigment que la mémoire qui, loin d’être seulement le lieu du mémorial et du mémoriel, est également un atelier de construction, une forge scripturaire, un Wunderblock dirait Freud, un foyer de dépassement, d’embellissement, d’épaississement et de travestissement : le miroir déformant de « l’avant ».

Et aucune trace mnésique n’échappe à ce déploiement/redéploiement, à une autre échelle, des faits et des réalités d’hier vouées à de surprenants amalgames dès lors que la mémoire (l’aurait-on oublié ?) ne se livre qu’à travers le langage. Et donc le jeu qui, à l’exercice dans le langage, n’obéît à aucune règle, aucune loi, aucune foi.

Emma Dante n’ignore rien de tout cela.

Alors une nappe chamarrée qui recouvre une table absente peut bien devenir une robe de soirée ou le linceul dans lequel se drapent des « enfants » en mal de peurs hystériques et de rires déments. Alors une étreinte amoureuse sincère et passionnée peut aussi se scinder, le temps d’une seconde qui bascule, en un geste de crainte qui ne protège pas de la jalousie haineuse aux pieds bottés qui frapperont le ventre utérin jusqu’à la mort. Alors un atelier d’initiation à la cuisine peut bien dégénérer en une cour de récréation où une boule de pâte à pain devient balle de jongleur. Et de regarder la farine qui vole en tous sens comme des paillettes décolorées, et la voir redescendre lentement, comme suspendue aux branches que forment les courants d’air, comme une cendre fanée ou les restes d’un feu d’artifice des pauvres. Alors une bande de danseurs aux déguisements de soirées festives d’aujourd’hui se regarderont comme la descendance des interprètes de la Commedia dell’arte.

Et toutes ces scènes furtives se regardent non pas comme une suite cohérente, mais à chaque fois comme des instantanés ou des « instants damnés » par l’issue fatale. Rire, peut-être, à ce que d’aucuns perçoivent comme un matamore. Le voir tel un animal qui fait le beau ou tel un paon qui ferait la roue et se rappeler que la « roue tourne » ou que l’amour meurt aussi. Le regarder comme celui qui danse sa solitude ou l’expression d’un désir mal entendu lui qui frappe rageusement du talon le sol.

Regarder la corde qui barre la scène sur laquelle tire le pauvre vieux diable non comme un fil qui le retient à la vie, mais bien comme l’image de l’usure de celui qui « a tiré sur la corde ». Sentir chez Emma Dante, le rapport étroit qu’elle entretient à la « vie usée » puisqu’aucun des épisodes qu’elle présente ne souligne autre chose que des « fins » ou des « en fin de »…

S’émouvoir aux pantins que portent les uns et les autres, ces ombres de soi inertes. Regarder la danse des pantins qui rejoignent un à un la penderie qui vient au dernier moment de la pièce. Regarder la penderie des pendus qui ont perdu toutes leurs couleurs. À cet instant, les regarder comme des peaux mortes, des enveloppes sans vie, et les spectres de tout ce qu’il y avait de vivants et de chaleureux pendant une heure durant… Les regarder inertes et voir le pauvre vieux diable seul, définitivement, s’endormir ou mourir, sous une croix, éclairée par une rampe de photophores rouges.

Et durant ce long moment qui court au final, peut-être se sentir être regardé par ces âmes mortes qui veillent. Regarder la rampe de petites flammes rouges comme cette autre scène, cette outre-scène. Les regarder pour ce qu’elles offrent en commun, à la salle… Et faire sien les chants italiens traditionnels de Rosa, Primula, Viola… Comprendre que l’on fait partie de ces sons familiers ; qu’un Pasqualino, une Rita, un Antonio, une Mama… ne nous sont en rien étrangers. Et saisir, alors, que le temps d’une heure, le temps de Pupo di zucchero, La Festa dei Morti, nous étions de la fête aussi, « celle du temps qui passe » : le Verganglichkeit.

© Christophe Raynaud de Lage

Tout cela, Emma Dante l’aura modelé à la manière des Contes de Giambattista Basile, imbriquant, dans le motif central qu’est le pauvre diable à bout de souffle qui se regarde comme une allégorie de l’existence, un ensemble d’épisodes et de détails de la vie qui en sont les figures métonymiques. Jouant ainsi d’un art du conteur qui, rappelle Benjamin, « consiste pour moitié à savoir rapporter une histoire sans y mêler d’explication ». Tout cela, elle l’aura installé sur le plateau qu’est la scène, jouant du contraste entre arrêt sur images et visuels en mouvement. Soulignant ici un album de famille où l’image photographique qu’elle travaille écrase l’imaginaire, quand les images en mouvements le libèrent. Faisant ainsi exister, sur un même plan le transitoire, l’éphémère, le permanent, le continu, une iconographie de la vie et une iconologie des destins individuels.

Le laboratoire des identités…

À quelques pas de la salle, en sortant de Pupo di zucchero, on croisera alors une curieuse installation veillée par quelques jeunes femmes aux gestes d’attention. Et tandis que les spectateurs s’enhardissent à aller au-devant d’elles et qu’ils s’approchent de ce qui ressemble à un orgue à parfums, elles accompagnent avec douceur les gens vers cette boutique métaphysique. Là, devant quelques tarots énigmatiques disposés en surplomb de sables de couleurs, on nous invite à faire un choix rimbaldien pour désigner ce qui aurait à nos yeux une importance dans la vie. La curiosité, la famille, les liens du cœur, les liens du sang, les terres d’origine, les lieux familiers, les souffrances, l’œuvre d’une vie… Au terme du parcours, c’est un mixte de couleurs qui forme un portrait. Sans doute, dans la foulée de Pupo di zucchero, les petites mains qui choisissent entre les grains de sable, ont-elles en mémoire ce qui relève de l’important, du superficiel, de l’essentiel… M’éloignant de cet atelier d’alchimistes où figure maintenant une multitude de flacons qui forme une constellation d’états d’âme, l’image de ces étudiantes en Master de Médiation culturelle des arts à l’université d’Aix-Marseille me donne à penser qu’il y a encore des gens qui ont le souci d’un geste simple. Un geste qui mutualise des pensées intérieures lesquelles prennent forme dans des couleurs.

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Le Radeau : passé, présent, futur https://www.insense-scenes.net/article/le-radeau-passe-present-futur/ Tue, 15 Mar 2022 10:18:26 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=5058 Item (déroulé), film réalisé par Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval, Théâtre Kantor (ENS de Lyon), 14 mars 2022

Après le Centre Pompidou le 5 décembre 2021, on doit à Olivier Neveux la deuxième diffusion publique de la seule captation non officieuse et de qualité d’un spectacle de François Tanguy et du Théâtre du Radeau. C’est plus qu’une captation : un film documentaire réalisé par Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval, qui nous fait redécouvrir le spectacle sous des angles inédits, à partir des côtés, du lointain, ou des coulisses. Tanguy rôde ainsi invisible au public et titille avec un archet des verres à pied d’où sortent quelques sons aigus, stridents, en ponctuation de telle ou telle séquence. On perçoit l’espace vide derrière l’amas des châssis, l’envers des tableaux, et la circulation entre ce vide et ce plein, le rythme, diastole-systole, flux-reflux. Lorsque l’image est de face, en plan fixe, on est frappé par la récurrence des corps assis et positionnés de profil, à cour ou à jardin, calmes, immobiles, en attente. Les réalisateurs opèrent parfois quelques passages en accéléré, avant de revenir à la situation de départ, afin de mettre en relief la gestuelle burlesque, sciemment saccadée, que peuvent adopter les comédiens-automates dans certaines autres séquences, ainsi que la sidération temporelle, les décrochages et les ancrages, les rêveries et les intensités, propres à l’expérience de chaque spectacle du Radeau.

Ce spectacle n’est pas n’importe lequel : Item, le dernier en date. Le film s’est improvisé, bricolé, par la force des événements, manière d’être solidaire des vagues sans les subir, puisque la tournée à Gennevilliers s’est interrompue entre les manifestations contre la loi retraite concoctée par le gouvernement et le début des restrictions sanitaires liées à la pandémie. Plutôt qu’un teaser, nouveau formatage communicationnel des spectacles qui s’est imposé ces dernières années, un film, qui de fait fixe un point de vue et un état de ce processus vivant, imprévisible, remuant, qu’est toujours le théâtre et plus encore le Radeau, Tanguy n’hésitant pas à surgir parfois sur scène, Kantor facétieux, ni à modifier avec ses acteurs certains points décisifs pour les représentations suivantes. On assiste d’ailleurs à quelques moments des répétitions : Tanguy se prête au jeu, montre par exemple comment se faufiler sous un châssis pour mieux réapparaître, comment se mouvoir dans l’enchevêtrement scénique, faire surgir une issue, un interstice, une place pour le corps, faire vivre en somme cet espace. Une indication de jeu de Tanguy aux acteurs : moins occuper l’espace par leur présence, que libérer de l’espace, faire du vide.    

Le film était suivi d’une discussion avec Laurence Chable, historique du Radeau, qu’on aura rarement entendu évoquer aussi frontalement le travail commun effectué avec Tanguy, pour ce spectacle, et plus largement depuis leurs tout débuts dans les années 1980 jusqu’à la nouvelle création annoncée pour mai 2022. Me reviennent surtout ces quelques paroles, à la fois fermes et fragiles, que je peux restituer/reformuler ainsi : à quel point, peu avant la fin d’Item, il est important que Frode Bjørnstad, parlant d’un condamné à mort, assis à une table face public, puisse enrouler une nappe en plastique, et ainsi être un peu en dehors de sa parole, ne pas trop l’intérioriser (on se dit alors que Klotz et Perceval ont bien choisi leur titre, ont perçu cette figure du déroulement et de l’enroulement à l’échelle même du spectacle) ; qu’à la toute fin, cette fois, lorsque les acteurs réunis autour d’une table, au sein d’une lueur qui s’assombrit, chantonnent du Brecht en allemand, le petit rideau qui palpite côté cour n’est pas un détail, mais ce que Barthes appellerait un punctum ‒ ce qui nous point, nous perce, nous émeut au sein de l’image scénique ‒ (j’ajouterais de mon côté le bruit d’un train que l’on entend également un peu avant), en l’occurrence pour Laurence Chable le souvenir lointain des représentations du Radeau données à Sarajevo pendant le siège, qui se télescope après-coup avec les Ukrainiens réfugiés dans les caves de leurs villes bombardées en ce moment même par Poutine ; que la dimension politique du Radeau consiste notamment à n’avoir jamais réduit son travail à des spectacles ou à l’étroitesse des plateaux de théâtre mais en l’occupation d’une ancienne succursale automobile au Mans, La Fonderie, de 4 000 m2, reconvertie en espace certes de représentations, partie émergée de l’iceberg, mais aussi de vie, de séjour, d’accueil, de répétitions, de création, de réflexions, point d’ancrage et de rayonnement du Radeau, ce qui là encore est sans doute sa manière de déjouer un néolibéralisme hors-sol que certains artistes globe-trotters épousent inconséquemment ; que Tanguy est bel et bien un metteur en scène, ce qui soulève une autre question politique, metteur en scène méticuleux agençant les premiers éléments de ses nouvelles créations dans La Tente (elle aussi plantée au Mans), refusant de les agencer selon un plan de successivité (d’abord la scénographie, ensuite les textes, puis le jeu, avant les lumières, etc.), mais opérant par simultanéité, où bricoler des roulettes sur un meuble, improviser des gags burlesques à la pelle, lire du Dostoïevski, se lancer dans des considérations philosophiques pendant des heures, où tout ceci est mis sur un même plan d’immanence, de coprésence.

La prochaine création du Radeau s’intitule Par autan, qu’accueillera le bien nommé Théâtre des 13 Vents – CDN de Montpellier. L’autan est ce vent de haute mer qui balaie l’Occitanie, « vent du diable » qui « peut rendre fou » selon les paysans du coin, soucieux des récoltes. C’est le Autant en emporte le vent de Tanguy à un moment où résonne plus que jamais à nos oreilles un acronyme homonyme accusé par un dictateur d’avoir semé le vent à ses frontières… Ni Nato ni Poutine, mais l’autan… Dans cette création prochaine, une scène du Tartuffe pourrait côtoyer une prose de Walser. Les châssis qui encombraient jusque-là le plateau disparaissent, au profit de rideaux que fera palpiter l’air. Tout se passe comme si Tanguy repartait, amplifiait, ce qui était déjà plus qu’un détail à la fin d’Item : le petit rideau grübérien, et la force du Dehors, le vent d’une Histoire en cours, qui menace de tout ravager. Les rideaux se soulèvent aussi.

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EN ATTENDANT LE DELUGE RESPLENDISSANT https://www.insense-scenes.net/article/en-attendant-le-deluge-resplendissant/ Fri, 11 Mar 2022 06:55:51 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=5054 C’est au Théâtre d’Hérouville-CDN/Comédie de Caen que l’on pouvait voir, en cette mi-février (14 au 18) « En attendant le déluge » par le Théâtre des furies, dans une mise en scène de David Fauvel et Mederic Legros. Fiction dramatique plus vraie que vraie jouée par cinq comédiens : David Fauvel, Stéphane Fauvel, Agnès Serri-Fabre, Antonin Ménard et Virginie Vaillant.

Avertissement

Nous serions dans un lieu de travail (type entrepôt) où vivent et s’affairent cinq protagonistes. « En attendant le déluge » se présente comme une fable. La fable de l’univers tel que l’Histoire nous la donne à vivre. L’humanité va-t-elle à sa perte ? La science qui configure la conscience des humains nous instruit de ce que cette question se démultiplie du particulier (chacun se sait mortel) au général (c’est de la mort de l’espèce (humaine) dont nous serions saisis). Le théâtre des furies relaie le philosophe autrichien Gunther Anders qui théorisa à la fin du siècle dernier cette fin du monde imminente. Notamment en raison du nucléaire. Anders disait ceci (rapporté par le théâtre des furies) :

 « Après-demain, le déluge sera quelque chose qui aura été. Et quand le déluge aura été, tout ce qui est n’aura jamais existé. Quand le déluge aura emporté tout ce qui est, tout ce qui aura été, il sera trop tard pour se souvenir, car il n’y aura plus personne. Alors, il n’y aura plus de différence entre les morts et ceux qui les pleurent. Si je suis venu devant vous, c’est pour inverser le temps, c’est pour pleurer aujourd’hui les morts de demain. Après-demain, il sera trop tard. »  

Une fable anthropologique

« En attendant le déluge » raconte la vie d’un groupe dans un monde hostile. Tous les membres de la tribu sont habillés à l’identique de K-way et n’ont pas d’échanges verbaux. On les voit s’affairer au rangement de colis, lesquels contiennent des sons et bruits divers.  Leur tenue laisse imaginer qu’il y a déluge, tempête à l’extérieur. Il s’agit de considérer un groupe humain survivant à une fin du monde imminente. Cette hypothèse aujourd’hui est devenue modalité de la conscience humaine contemporaine. Le théâtre des furies l’illustre et l’instruit d’une démonstration concrète. Il nous montre à quoi peut ressembler la vie en cette fin du monde. La démonstration est saisissante ! Probante ! Epoustouflante ! La fiction au fur et à mesure de la représentation perd ses aspects fictifs au bénéfice d’une réalité vécue comme bien réelle. Métaphore, métamorphose… à l’heure du métalangage. Définition du métalangage ? Langage (ici théâtre) qui sert à décrire une langue naturelle (la langue utile à la communication). Le théâtre des furies en faisant économie de la langue parlée, nous confronte aux signes qui configures nos existences. Relativement dégagées de l’emprise d’assurer nos survies par la satisfaction de nos besoins alimentaires, nos survies s’inscrivent dans la culture ; dans la langue. En nous clouant le bec le théâtre des furies ré-articule et redonne au lien de l’homme à la nature tout son prix ; tout son poids. Si sombre et si sinistre que soit l’heure actuelle, le déluge des furies fait miroiter une fragile mais ténue espérance d’avenir.

Science-fiction

Regarder la réalité en face. Ils ont donc décidé de ne pas se payer de mots. Sidérés sont-ils donc muets de peur et de terreur. Chacun(e) va « mentaliser » l’état de peur, en faire sa modalité d’existence.  Donner corps (prêter le sien) à cette extravagance. On l’aura compris, il s’agit de mettre le langage théâtral au service de la pensée. Nous sommes dans les travaux pratiques de nos capacités poétiques ! Et c’est d’une bienheureuse efficacité. Cette mise à distance de la réalité loin de nous éloigner de la conscience, nous la rend plus vive et plus étonnante. Détonante ! À la fois tragique et burlesque. Tout à fait réjouissant « quoi qu’il en coûte ». Pertinence politique absolue. Avec « en attendant le déluge » nous sommes dans le vif du sujet, dans notre histoire ! La petite comme la grande ! Plaisir… Immense plaisir que d’observer des idées justes, que de comprendre. Plaisir d’assimiler, d’être en intelligence avec. Joie.

Silence

Mettre un terme, suspendre la communication semble l’artifice indispensable permettant d’appréhender un peu -un tant soit peu- la réalité. Notre réalité propre. Y avoir accès par économie et absence de paroles. Médéric Legros, depuis toujours est un homme de retenu et de silence, et avec David Fauvel ils s’entendent. S’entendent à écouter le silence … S’en instruire, s’en faire une intelligence. C’est donc d’un grand plaisir -cela fait caresse amicale- que de les retrouver de temps en temps. En eux reconnaître les vrais maîtres de l’horloge, bien plus et bien mieux que les présidents de République ne purent l’être. Plait à dire que voter déluge préfigure, anticipe l’idée de la citoyenneté. Théâtre « furieusement » politique !

Bruit et fureur.

Le théâtre des furies porte bien son nom et se situe fort justement dans l’héritage de Faulkner. Le bruit et la fureur est sans doute le livre le plus instructif de l’histoire américaine. Pourtant Faulkner situe l’histoire dans un pays imaginaire, c’est-à-dire fictif. Ainsi se trame la légende et par elle l’origine de l’identité américaine. De la fiction comme matrice d’identité ou aller au théâtre pour savoir qui l’on est. Vraiment. Appétit « furieux » de vivre qui se manifeste par des bruits. C’est le poème-conscience offert par « en attendant le déluge ». D’une rare et très heureuse efficacité.

Utopie et politique.

Comment échapper et à tout le moins mettre en crise la servitude ? Le véhicule en serait la figure du père et de ce qu’il donne nom aux enfants de la mère. C’est le célèbre et fameux nom-du-père. Observons que les « figures » présentées au théâtre… que ce soit dans « désintégration » ou « avant le déluge » n’ont pas de nom. Se repèrent par prénom. Petit nom. Intime. Privé. Le comment tu t’appelles de l’école toute primaire. Première parole qu’on apprend par cœur. Il faut répondre à la question : comment tu t’appelles ?   Pour qu’on te reconnaisse (naissance sociale et éducation à la servitude) et qu’on ne te perde pas, ou qu’on ne t’enlève pas. Jeu de re-père, d’être fils de. Nom du père. Lucidement errer. Le bien connu « non dupe erre » de Lacan. Nos scènes sont envahies de « personne » (Pessoa) qui cherche une route et on se demande si cette route ne serait pas d’emprunt : on furète. On cherche un passage. Des contes et légendes de l’enfance à l’utopie de l’adulte trouver sa ligne de pêche. Sa vie buissonnière. Roland Gori souligne fort justement combien l’ordre établi supporte mal l’utopie. Il écrit : qu’il faut restaurer la force révolutionnaire du langage (ce que nos amis de « déluge » font avec une superbe intensité), il écrit ceci :

« Dans l’histoire des esclavages et des luttes sociales, les « marronnages » par la danse, le chant, le récit et le conte, ont été des voies d’émancipation. Résister aux fabriques de nos servitudes par l’utopie est une nouvelle manière d’agir et de penser l’infini, le complexe, l’instable, le multiple, le divers que le vivant exige. Il y a urgences à détourner l’utile pour en faire du Beau, emmêler le vivant au Vrai… »[1]                                           

Le « marronnage » était une façon de désigner les actes de rébellion des esclaves noirs, notamment dans les Antilles françaises quand l’esclave prenait la fuite…le maquis en quelque sorte. Nous avons ainsi un théâtre du maquis, théâtre de résistance. Théâtre taupe qui creuse ses galeries jusque dans le théâtre institutionnel… qui reste cependant invisible c’est-à-dire inapte à une transposition filmique (et donc télévisuelle). Il parait donc fort pertinent de qualifier « en attendant le déluge » de marronnage. Il implique présence incontournable en chair et en os sur place. Sortie de chez soi et de son quant à soi. Nos dedans sont envahis du « dehors » (télé et réseaux sociaux) : nous sommes comme exilés de nous-mêmes. Sans foi ni lieux. Trouver sa présence, son présent, la forme de sa vie dans l’utopie ! « En attendant le déluge ».

Dépression

Le théâtre des furies n’explore pas une catastrophe à venir mais un désastre déjà là ! Désastre dont Roland Gori fait l’inventaire comme chaque spectacle de théâtre vu à Caen en ce mois de février « À chaque époque sa peur, à chaque peur son objet. La nôtre a pour objet la catastrophe écologique et son cortège de chaos, de désintégration sociale et de dislocation politique. »[2] Gori qualifie -nous qualifie- de « réfugiés cosmologiques » et collapsonautes en tant que contemporains de cette « fin du monde » qui oblige chacun à bricoler une survie, à se débrouiller avec une dépression et un effondrement, incontournables. Dépourvus des armes symboliques nécessaires[3], nous serions comme dépassés par les « événements ». C’est avec la guerre d’Algérie que la France a inauguré et illustré la nouvelle rhétorique de l’histoire contemporaine en remplaçant le mot « guerre » par « événement »… Comme le mot est impropre, c’est bien un silence de plomb qui s’est instauré sur tous ceux qui se trouvèrent engagés dans cette histoire (aussi bien français qu’algérien).  Cette impuissance de la langue à nommer (les modalités guerrières de nos existence) le Théâtre des furies en prend ACTE. Fait acte théâtral de notre impuissance. Donne envergure à notre révolte et notre colère, en fait paysage. Reste tache et devoir de penser notre monde : fictionner la catastrophe pour en prendre la mesure. C’est bien ce que fait Hannah Arendt quand elle examine le mal à l’aulne du sinistre clown que fut Eichmann. Il n’est pas d’autre issue que -autant que possible- penser et réfléchir notre mélancolie, trouver raison (raisons ?) de vivre.

Corps à corps

Hélas tous les théâtreux déplorent la perte d’un rare penseur du théâtre contemporain : Jean-Luc Nancy, décédé en août 2021. Comment apprécier « en attendant le déluge » sans en référer à son regard critique. Le théâtre procède d’un instant à saisir où il implique d’être actif dans une procédure éphémère. Ce qui lui vaut d’être qualifié (assez bêtement) d’art vivant. Justement, Nancy parle de l’instantané. De ce qu’il serait le temps propre du corps. « Le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard »[4]  Nancy associe et fait du théâtre une nécessité pressante. Façon qu’ont nos corps de se reconnaître captifs de peu de temps. D’être toujours en état d’urgence. De vie. « L’instant a disparu- ou plutôt il n’a jamais eu lieu, pas plus que le point. Avec le temps et le corps, il s’agit de l’instance : le corps est une demande pressante, une instance dans son expansion. Toutes les attractions et répulsions, les chocs, les rebonds ou les soudures sont les innombrables rencontres des instances, leurs combinaisons, leurs turbulences et leurs mêlées. Chaque poussée a au moins un rythme, chacune a son mode de pulsion. En un sens, un corps ne se distingue pas d’elle ou de la complexité pulsive qui lui est propre. Ça bat de telle manière et selon tel agencement de rythmes et de battues. Les corps sont physiques ou chimiques, vivants, parlants, cosmiques, microscopiques, fantasmatiques, même, ou oniriques : ils sont toujours vibrants, palpitants, saccadés, balancés, secoués, clignotants, frémissants, oscillants, allant-et-venant, cadencés, répétés, diastole et systole – voilà comment on retrouve le sang. »[5]

Ce corps Nancy le reconnait comme « glorieux » dont le paramètre est la poussée ou ce qui fait qu’il pulse et Nancy cite Pessoa :

Les vagues d’avant toute sensation

Me poussent, m’affolent, occupent

Torrentueusement et ardemment

Le vide douloureux de mon être.

Mais le corps glorieux on le sait, ce sont les corps qui dansent.[6] La danse et se priver de la langue redonnant au corps sa dimension sacrée. Le sacrifice qui ne procède plus du religieux (non plus que la science en épousant les principes) mais de la pulsion de vie qui cohabite avec la pulsion de mort. L’haine-amour comme seul viatique. Faut se démerder avec ça.  

« Ceux pour qui certains mots ont un sens, et certaines manières d’être, ceux qui font si bien des façons, ceux pour qui les sentiments ont des classes et qui discutent sur un degré quelconque de leurs hilarantes classifications, ceux qui croient encore à des « termes », ceux qui remuent des idéologies ayant pris rang dans l’époque, ceux dont les femmes parlent si bien et ces femmes aussi qui parlent si bien et qui parlent des courants de l’époque, ceux qui croient encore à une orientation de l’esprit, ceux qui suivent des voies, qui agitent des noms, qui font crier les pages des livres, –ceux-là sont les pires cochons. » écrit Artaud dans « L’ombilic des limbes ». « En attendant le déluge » émarge au théâtre de la cruauté.

Le déchet, la merde, se faire chier… Putain de vie !

La cruauté

« En attendant le déluge » nous aura pris à bras le corps. Nous sommes avec ce spectacle porteur d’un rire d’une infinie cruauté. Parce que rire nous en avons d’emblée la tentation. Il y a du ridicule et une naïveté débordante des petits êtres qui composent le groupe que nous avons (confortablement) à considérer. Nous sommes grands de ce qu’ils sont petits. Sont avec leur K-way uniformément nus et désarmés. Des déchets d’humanité. Heureux de vivre une vie de merde. Heureux ? Beaucoup dire mais enfin ils continuent …à faire comme si de rien n’était. Ils ont une innocence à la Buster Keaton dont Beckett fit son théâtre. Ils ont peur mais ne voient pas plus loin que bout de leur nez. Sont trop ou très cons. Jusqu’au moment où on se rend compte qu’on est dans le même bateau. Pas plus avancés qu’eux dans la conscience des choses. Le rire tourne vinaigre. La commisération nous gagne.

Finalement par petites touches, on s’est attaché, en corps dé, en amouré d’eux. Leur K-way nous font la peau. On a gentiment compris l’insensé de nos existences. Chercher le remède du mal qui semble sans remède. « En attendant le déluge » est un spectacle extrêmement émouvant. Éprouvant (cruel) et émouvant.

Splendeurs

À des fins de « moi » difficiles se sont prêtés les acteurs de « déluge ». Quoiqu’en perte d’identité, ils ont des manifestations qui vont sinon les lier les uns aux autres, en tout cas nous lier très fortement à eux. Il y a un inventaire très riche de situations qui nous touchent. À commencer par l’histoire d’amour entre « Stephane » (Fauvel) et « Agnes » (Serri-Fabre). Nous en verrons toutes les étapes. Des prémices (scène de pudeur en croisement des corps) au rapport sexuel (porno-scène de la femme qui saute et tressaute l’homme) en passant par le mariage (de toute beauté de robe et bouquet de fleurs blanches. Grand moment de théâtre qui vous met le cœur en chamade dont nous régale à notre ordinaire, d’habitude, notre cher théâtre du Radeau). Mais encore ? Il y a les divines (et parfois tragiques) surprises des sons et bruits qui surgissent et sortent des colis ( venus d’Amazon hi! Hi!). Il y a là le jaillissement des origines… cris et pleurs de l’infans. Qui ne s’en émouvrait pas ? (Fragile « Virginie » Vaillant). Il y a l’homme qui rit, composition d’Antonin (Menard) qui tire plans sur plans sur la comète. Un « collapsonaute ». Homme d’étoile de mer et de ciel… de quoi espérer malgré tout. Il y a le pragmatique lanceur d’alerte « David » (Fauvel) en personne avec sa pancarte danger qui tente de sortir le corps social du marasme. Et puis arrive l’imprévisible. Une clanche qui flanche et danger d’une prison encore plus prison. Qu’on en sorte plus ! Coincé dedans aussi bien que du dehors. Arrive le pire. Non le sens mais le sang qui comme le dit Guillevic « est un liquide compliqué qui circule ». Il y a eu des crises, des pannes (de lumière) des aléas qui fondent l’histoire, qui permet un récit mais de la fin nous n’aurons que la clameur panique. Branlebas… pour quel combat ?  En resterons-nous là ? À nous d’avancer nos pions. À nous de jouer…d’agir ! Averti du déluge en cours.  À nous de prendre les devants : « Avanti o popolo alla riscossa »

Les quatre sans cous

Avons vu débarquer un homme sans tête. Tête perdue où et quand ? Qui l’horreur de la pensée séparée (trop) du corps. Corps sans tête qui nous conduit à Desnos et sa triste fin au camp de concentration de Theresienstadt (1945) et à la relecture de ses « 4 sans cous » avec qui il aimait boire un coup (de vin!). Comme j’aimerais le faire avec « Médéric » (Legros) et consorts.

« Vous avez le bonjour,
Le bonjour de Robet Desnos, de Robert le Diable, de Robert Macaire, de Robert Houdin, de Robert Robert, de Robert mon oncle »
J’en passe et des meilleurs.
Mes sans cou, mes chers sans cou,
Hommes nés trop tôt, éternellement trop tôt,
Hommes qui auriez trempé dans les révolutions de demain
Si le destin ne vous imposait de faire les révolutions pour en mourir,
Hommes assoiffés de trop de justice,
Hommes de la fosse commune au pied du mur des fédérés,
Malgré les balles pointillées autour du cou. »

Magritte:  La lunette d’approche Ainsi parlait Robert Desnos, anarchiste, libertaire anti-fasciste, dans lequel se reconnait aujourd’hui une conscience qui de l’inconnu tramé au connu fait son vin à boire. À Reconnaître que d’un bon bordeaux se peut faire mer à boire d’avoir vu et aimer le déluge du théâtre des furies. En prime m’auront restauré un vif appétit de groupe dans l’économie de toute tentation d’homme providentiel… Comment compter sur soi et voter pour soi s’en remettre à soi quoiqu’il en soi.


[1] Roland Gori , initiateur en 2009 de « l’appel des appels ». Auteur de « la fabrique de nos servitudes », édit. LLL (Les Liens qui Libèrent), 2022.

[2] Roland Gori, Et si l’effondrement avait déjà eu lieu, édit. LLL, 2021, p. 28.

[3] Cf. Julia Kristeva, Soleil noir, Dépression et mélancolie, Folio/Essais Gallimard, 1989. Notamment, p. 229 Rhétorique blanche de l’apocalypse (consacrée à Marguerite Duras).

[4] Louis Aragon, la Diane française, 1946.

[5] Jean-Luc Nancy,Cruor », édit. Galilée, 2021, p. 33. Voir le texte de Fernando Pessoa, Faust, tr. fr. P. Léglise-Costa et A. Velter, Paris, Christian Bourgeois, 1990, p. 155.

[6] Dont une caennaise Valérie Colette -Folliot a entrepris d’écrire l’histoire. » L’apesanteur dansée ou Le corps dansant glorieux » Édition Bagnolet : l’Échappée belle édition, 2015-2017 (Trois tomes).

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En attendant… https://www.insense-scenes.net/article/en-attendant/ Tue, 08 Mar 2022 08:24:03 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=5033 En attendant le déluge (donné au CDN de Normandie), nouvelle création de Médéric Legros et David Fauvel, pourrait se regarder et s’entendre comme une sentence d’Emile Cioran prise à L’inconvénient d’être né : « il ne faut pas s’astreindre à une œuvre, il faut seulement dire quelque chose qui puisse se murmurer à l’oreille d’un ivrogne ou d’un mourant ». Minimaliste, pratiquement muet, gesticulé dans l’ombre, mime funèbre… peuplé d’écarts de sons… En attendant le déluge met au prise 5 interprètes aux épaules fragiles (Antonin Ménard, Virginie Vaillant, Agnès Serri-Fabre, David et Stéphane Fauvel) avec une tâche d’importance, un sauvetage hors d’âge de, peut-être, quelque chose qui aurait à voir avec l’humanité. Travail repris les 15, 16 et 17 mars au Théâtre des Bains-douches au Havre.

Dans le décor… bientôt ça finira.

On l’oublie, mais cela fait déjà quelques années, qu’ici et ailleurs, comme dans le Spitzberg à Svalbard, quelques-uns clairvoyants entreposent, dans des chambres fortes, des graines, des semences… et plus récemment, au même endroit et dans un autre bunker, avec le projet Artict World Archive, des photos, des textes, des vidéos… Geste dérisoire de conservation pendant que la planète Terre, mutilée, s’enlise, s’enfonce, se meurt, et que quelques self made man ou figures de Noé postmodernes (Jeff Bezos, Richard Branson, Yusaku Maezawa &co… en tête) s’affairent à développer des voyages dans l’espace.

Signe des temps où Space X, Space adventures, Virgin Galactic… sont les compagnies privées de l’ère galactique qui, au Grand Soir, vendront à quelques élus fortunés leur droit de survivre pendant qu’homo sapiens disparaîtra de Gaïa.

De tout cela, de cette extinction programmée, chacun aura été tour à tour, le témoin esseulé, le spectateur désengagé et le promoteur délirant, puisqu’incapable de régler nos pulsions, l’infernale consommation/prédation est le seul mode d’être qui aura été entretenu. Et s’il ne s’agit pas ici de philosopher, disons d’un mot que l’égoïsme pourrait bien être le trait structurant et dominant ou le vêtement qui habille l’humanisme idéalisé. Égoïsme, oui, qui s’exerce sur les environnements politiques, économiques, écologiques, ontologiques… à des échelles diverses, entre les êtres et entre les États. Sorte de maladie contagieuse qui aurait gagné moins la raison que l’usage que l’on en fait qui conduit, à terme, au déluge… Mot dernier celui-là qui, à sa convocation, exprime le chaos, la catastrophe, ou plus simplement et radicalement : la fin.

En attendant la fin…

À première vue…  À première vue, quelque chose s’est passé qui les tient dans la pénombre et dépendant d’une lumière blafarde, artificielle, discontinue. Quelque chose est arrivé qui les conduit à franchir, régulièrement, une porte fermée, pour en ramener des choses, des cartons, des plantes… Quelque chose les agit qui les tient obstinément sur le « qui-vive ». Il a dû se passer quelque chose ou il se passe quelque chose qui les retient à l’intérieur de ce qui s’apparente à un entrepôt. Il y a dû avoir quelque chose dehors et ils se sont replié, là, dans cet espace où les étagères sont plus nombreuses que ce qu’elles pourraient accueillir.

Précipitamment, ils n’ont pas eu le temps d’enfiler autre chose qu’un K-way qui est au réfugié, ce que la tente quechua est au SDF. Ils font pâle figure, mal à voir…

Dans ce « hommevarium », il semble qu’ils aient commencé à développer un mode de vie rythmé par des gestes obsessionnels et répétitifs. Ils vivent là, peut-être, et s’affairent à longueur de temps à organiser cet intérieur industriel. C’est peut-être une remise, une arrière-salle, un coin de hangar… Peut-être que ce lieu-là, ils l’ont aménagé aussi. Peut-être que ce n’était pas comme ça avant, mais qu’il a fallu s’adapter, l’adapter. Peut-être qu’ils sont arrivés là dans la précipitation, et que maintenant ils sont dans l’organisation. Peut-être… rien n’est certain et rien ne l’est plus. Rien ne l’a jamais été. Ils sont hésitants, semblent inquiets, déplacent, replacent, remplacent des cartons, des objets, des plantes en pot… Aux aguets au moindre bruits qui viendrait rompre le silence qui les a soudés en communauté, ils tressaillent, ils s’arrêtent, ils se figent. Ils font peur ou triste à voir comme si, réfugiés, exclus, reclus, clandestins ou manœuvres, ouvriers, précaires… ils vivaient sous une menace.

Et puis… Et puis, à mesure que la partition sonore d’Arnaud Léger se fait entendre dans ses méandres inquiets et inquiétants, à mesure que les images troublantes s’imposent… c’est autre chose qui se dessine. Nouveaux archivistes de l’humaine condition disparue, déménageurs de souvenirs élémentaires, résistants à l’oubli… dans les lumières crépusculaires pensées par Maëlle Denel et Médéric Legros, les cinq silhouettes « kwaitisées » ressemblent à une équipe de sauveteurs bénévoles venue au secours d’un monde d’outre-tombe. Sorte de secouristes débutants dépêchés sur les lieux d’une catastrophe ; espèce de touristes pris par inadvertance faisant au mieux… et qui ramassent ce qu’ils peuvent.

Aux prises avec un transistor qui rend l’âme, à la lutte avec un bout de papier chiffonné qu’il faudrait déchiffrer, embarrassés par la hauteur d’une plante verte qu’il faut éviter d’étêter, occupés à punaiser au mur quelques nouveaux plans inutiles à faire sécher… Ils apparaissent évidemment démunis, au point que sauveteurs ou naufragés, ils semblent débordés alors que devant l’imminence de la catastrophe, il n’y a plus de temps à perdre et qu’il y a tant à faire. C’est pris dans ce compte à rebours qui les destine à la frénésie, que le « sauve qui peut » l’emporte ; et qu’ils découvrent, après coup, le contenu des cartons qu’ils entreposent.

À l’ouverture de ceux-ci, s’entendront les pleurs d’un nouveau-né, les cris d’enfants d’une cour de récréation, les balbutiements et les rires d’un marmot avec sa mère, une voix haineuse récurrente à tous les accents fascistes, les gémissements d’un coït amoureux, le bruit d’un cœur qui bat mis immédiatement au frigo…

Soit un ensemble de flux sonores, d’éclats de voix, de fragments de sons à même de chambouler leurs corps ; de les renvoyer à un passé et à une pensée, à une image d’hier qui, au plateau, peuvent bien parfois devenir loufoques et douloureuses, drôles et ténébreuses.

En cours de route…

Est l’expression qui nomme sans doute la manière dont Médéric Legros et David Fauvel conçoivent le théâtre. Non pas un théâtre qui reposerait sur une histoire continue avec un début, un milieu et une fin, mais bien plutôt une séquence, une parenthèse, un intervalle qu’ils augmentent par des noirs intenses qui ici fonctionnent comme des coupures d’électricité… Une sorte de théâtre qui privilégierait un instantané, un espace-temps qui serait connecté à un ensemble plus grand que lui. En attendant le déluge relève de ça, procède de cette dramaturgie-là. Théâtre moins d’images que d’impressions et de sensations où l’acteur est mis au service des ombres dont il est le porteur. A l’avantage de ce style dont on mesure qu’il emprunte autant à Beckett (on songe à Quad en les regardant) qu’aux ambiances suspendues de Tarkovski (on imagine Le Sacrifice), ce duo (Legros-Fauvel) préfère, aux exposés didactiques, des touches poétiques, des micro-scènes, des précipités furtifs, loin de tout verbalisme. Passe alors soudainement une mariée perdue qui se regarde comme une fée d’ailleurs. S’entend alors un courant d’air persistant dont on ne sait s’il tient au vent d’avant ou au souffle nucléaire. Se regarde un couple derrière une fenêtre qui attendrait autre chose. Jusqu’au moment où un mot, le seul qui sera jamais visible, s’écrit sur une pancarte de bric et de broc : DANGER. Mot qui précède de peu la sirène d’alerte hurlante qui soudain retentit juste avant la fin. Se dissipe alors l’image de ce « conservatoire ». Mot, celui-là, commun à l’acteur qui s’y expose et au geste de l’archiviste. Mais, et c’est peut-être la raison pour laquelle le travail de la compagnie des Furies est si essentiel, mot qui fait du lieu théâtral l’espace d’alerte de ce dont il faut se garder…

les photos sont de Alban Van Wassenhove

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Un spectre hante l’Europe : Les Irresponsables, par Aurélia Guillet https://www.insense-scenes.net/article/un-spectre-hante-leurope-les-irresponsables-par-aurelia-guillet/ Fri, 04 Mar 2022 14:57:46 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=5028 Les Irresponsables d’Hermann Broch, adaptation d’Aurélia Guillet, 3-19 mars 2022, TNP de Villeurbanne

Le juif autrichien Hermann Broch publie Les Irresponsables en 1950, exilé aux États-Unis. Il meurt un an après. Dans Le Livre à venir (1959), Maurice Blanchot a écrit de magnifiques pages sur l’auteur des Somnambules (1931) et de La Mort de Virgile (1945), mais il demeure relativement méconnu en France, dans l’ombre imposante de Robert Musil. Son ultime roman a pour toile de fond la montée du nazisme en Europe dans les années 1930. On s’enfonce dans les méandres bourbeux d’une famille aristocratique faisandée : un baron, président du tribunal, qui a éradiqué en lui tout désir, aussi chaste qu’un saint homme ; sa femme, qui donne naissance à une bâtarde prénommée Hildegarde ; son amant, qui se sert d’un pavillon de chasse comme garçonnière (souvenir peut-être de L’Amant de lady Chatterley de D. H. Lawrence), où il entretient aussi une comédienne morphinomane, qu’il finit pas empoisonner pour mieux y introduire… la domestique de la baronne. C’est le locataire, M. A., A. comme Andréas, et la bonne, Zerline, une bonne genétienne avant la lettre, qui occupent toute la première partie de cette adaptation théâtrale de 02h30.

Klaus Michael Grüber avait extrait du roman de Broch Le Récit de la servante Zerline, récit que fait à un M. A. silencieux, incarné alors par Grüber lui-même, la servante jouée par Jeanne Moreau. Spectacle désormais mythique, dont restent quelques photographies et les témoignages des critiques éblouis. Aurélia Guillet ne l’a pas vu, et pour cause (la metteuse en scène débute à l’orée des années 2000 avec L’Ours et la Lune de Claudel). Marie Piemontese reprend le rôle de Zerline, et Pierric Plathier celui d’Andréas. L’actrice que l’on a pu voir dans les spectacles de la compagnie Louis Brouillard n’est pas ici dépaysée. Elle erre dans la pénombre, parmi des fauteuils recouverts d’un linceul blanc, inoccupés, posés sur un plateau nu. Deux écrans au lointain laissent voir des projections fuligineuses : écrans de fumée propices au déploiement d’un imaginaire funèbre… Zerline dévide patiemment, d’une manière désaffectée, comme absente à elle-même, déjà détachée, le fil d’une vie toute entière vouée, sans concessions, au « désir », à la recherche éperdue du « plaisir » et de la « jouissance », qu’elle ne veut pas confondre avec l’« amour », ce « vacarme de l’âme » épinglé chez la baronne, ce faux-semblant timoré d’une énergie dévorante, ravageuse. A., à moitié endormi, à moitié éveillé, son lit défait dans une pièce qu’on croirait inhabitée depuis des lustres, n’est pas loin d’être recouvert par un linceul lui aussi, d’être pris à son tour dans un devenir-spectral. Tout ce que lui raconte Zerline, les secrets de famille qu’elle dévoile impudiquement, pendant le temps dévolu habituellement à sa sieste dominicale, est peut-être d’ailleurs un mauvais rêve, et Zerline la visiteuse lui apportant ce mauvais rêve ‒ selon les anciennes croyances d’une oniromancie que s’ingéniait à dissiper Freud. Zerline instille en tout cas le poison de la mélancolie dans la tête du jeune homme. Celui-ci est pris dans son récit comme dans une toile d’araignée invisible peu à peu tissée. Il est foutu. (Deleuze ne disait pas autre chose à propos des films de Minnelli.)

On le retrouve dans la deuxième partie, embourgeoisé, investissant dans l’immobilier en pleine montée du nazisme. Il s’est entiché entre-temps d’une modeste blanchisseuse, Melitta (Judith Morisseau), dont l’histoire nous est contée par la voix envoûtante, aux accents slaves, de Miglen Mirtchev, et montrée dans un film provoquant un trouble insidieux entre paysages naturels et psychés tourmentées des personnages. La bâtarde Hildegarde (Adeline Guillot), qu’on découvre fumeuse et alcoolique, s’oppose par jalousie à cette union et à un projet d’achat du pavillon de chasse, cette cerisaie pourrie, qui porterait un coup fatal à sa baronne de mère. Zerline, même absente, semble encore tirer les ficelles : c’est elle qui a suggéré à Andréas ce nouvel « investissement » ; c’est elle de nouveau qui donne à Hildegarde l’adresse de Melitta dont elle provoque le suicide par défenestration. Hildegarde ramène à Andréas le petit sac à mains en cuir taché de sang qu’il avait offert à la lavandière foudroyée, dont ç’aura été le seul cadeau jamais reçu par un homme. Elle lui décrit sadiquement tous les détails de son agonie et lui expose comment cette disparition finalement lui « facilite la vie ».

Au cœur du spectacle, une scène hallucinante, digne d’un tableau cauchemardesque de Füssli, où Hildegarde enjoint Andréas, engoncé dans ses conventions bourgeoises, de la « violer », surtout pas de l’« aimer », mais de la « désirer », de la « prendre ». Hildegarde a été élevée par Zerline. Elle vampirise Andréas, littéralement, et le laisse exsangue sur son lit, tout comme Zerline par son récit lors de la première partie. L’excitation croît sur les cadavres. Scène courageuse qui pourrait prêter à malentendu. C’est pourtant ici qu’apparaît le plus manifestement un lien entre la décomposition de cette famille et la décomposition de l’Europe au même moment. C’est cette libido sauvage ainsi déchaînée, intrication érotico-thanatique, corsetée par les petites aspirations matérielles ou sublimée dans un lyrisme frelaté, que captera le nazisme à ses propres fins.

1950, 1986, 2022 : les contextes, et donc les résonances du roman de Broch avec l’époque, ne sont pas les mêmes. Aurélia Guillet, en mûrissant une adaptation longtemps rêvée, était sans doute marquée par la résurgence des extrêmes droites au sein quasiment de toute l’UE. Elle ne s’attendait sûrement pas à ce que Poutine envahisse l’Ukraine. Notre conjoncture est peut-être encore plus illisible que les précédentes (le traumatisme laissé par le reflux du nazisme, la Guerre Froide). Le dirigeant de la Russie depuis vingt ans déclare sans vergogne entreprendre une « dénazification » de l’Ukraine, se jouant cyniquement de la mémoire de la seconde guerre mondiale. Et ce n’est plus le bloc communiste qui affronte froidement le bloc capitaliste, mais deux formes d’un capitalisme effréné, l’une oligarchique, l’autre néo- ou illibérale, (pseudo)démocratique, qu’il serait malgré tout proprement irresponsable de mettre sur le même plan. Le spectacle d’Aurélia Guillet jette une clarté blafarde sur la manière dont l’énergie passionnelle inemployée des individus, masquée par le progrès, l’aisance, le confort, etc. peut être exploitée à l’échelle collective par des puissances fascisantes. Le spectre du pire hante toujours l’Europe. Il est temps de se réveiller.   

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Collectif Marthe | Désapprendre à ne pas se battre https://www.insense-scenes.net/article/collectif-marthe-desapprendre-a-ne-pas-se-battretiens-ta-garde/ Tue, 01 Mar 2022 11:41:09 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4998 Par Arnaud Maïsetti

Tiens ta garde, par le Collectif Marthe

Dramaturgie : Guillaume Cayet / Mise en scène et interprétation : Clara Bonnet, Marie-Ange Gagnais, Aurélia Lüscher, Itto Mehdaoui, Maybie Vareilles / Scénographie et costumes : Emma Depoid ; Éléonore Pease / Lumière : Juliette Romens / Régie : Rémi Béraud & Camille Jaffrenou / Administration, production, diffusion : Florence Verney / Coach autodéfense : Elodie Asorin

Marseille, Théâtre de la Joliette, 25 février 2022

@jean-louis fernandez

Le monde se renverse par à-coups répétés. Après un premier spectacle puissant, Le Monde renversé, le collectif Marthe remet les gants pour affronter le patriarcat et ses monstres, fantômes et corps, structures et pensées, récits et formes. Mais loin d’un affrontement théorique ou pauvrement cathartique, écartant d’un même revers la pesanteur pédagogique et la simple mise en drame d’une question, c’est de l’intérieur même des corps et du théâtre que le collectif entend rendre les coups. Scène où les actrices sont elles-mêmes le lieu d’une lente reconquête de leur corps et de ses forces, Tiens ta garde est une traversée drôle et rageuse d’une histoire du féminisme — c’est-à-dire aussi, d’une histoire de ses luttes et des violences de la domination dressée face à elles —, mais par touches (comme on dit en escrime), emportée par sa propre énergie. Théâtre documenté et bagarreur, qui possède pour lui la joie cruelle et la violence sourde, la drôlerie inquiète, l’exigence de ne pas se laisser faire et celle du combat, Tiens ta garde affronte l’époque avec ses armes : la parole donnée, l’adresse franche, le corps à corps avec l’Histoire, le goût de la lutte.

Relecture de l’essai essentiel d’Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, le spectacle s’appuie d’abord sur une Histoire, ou plutôt sur une contre-histoire : sur une façon de se situer dans le champ de bataille de la domination. Cette Histoire est celle en premier lieu d’un patriarcat triomphant exerçant sa violence sur le corps des femmes et sur l’esprit même de l’Histoire selon un principe radical : dénier aux femmes le pouvoir et le droit de se défendre. Elsa Dorlin, écrivant cette histoire généalogique et philosophique, propose ainsi la notion d’autodéfense comme une pratique collective conduisant des femmes ou des groupes sans défense — et donc menacés, voire livrés à la menace de la mort — à apprendre à faire face : acquérir des techniques et des savoirs, tenir en respect la violence structurelle qui les agresse. Ce processus n’est pas un miroir du patriarcat (façon d’armer une violence face à une autre) : mais une manière de se réapproprier des forces et travailler à l’émancipation par le corps. En somme de reprendre la main. « Non pas apprendre à se battre, mais désapprendre à ne pas se battre ». Loin d’être une pratique martiale, l’autodéfense est une praxis politique de construction d’un imaginaire et d’un corps où la technique est une arme de connaissance et d’affranchissement.

Sur le plateau donc, une salle d’armes, théâtre de la fable qui nous sera racontée : deux femmes s’y retrouvent pour prendre des cours d’autodéfense — Marilou, salariée harcelée par son patron, et Masque, qui souhaite rester anonyme sous son masque de catcheuse —, rejointe par Solange, jeune doctorante qui rédige sa thèse sur les suffragettes anglaises adeptes, au début du siècle, du Ju-Ji-Tsu (Voir l’article de Daniel Paris-Clavel, dans Le Monde Diplomatique, en février 2016. « Suffragettes et jujitsu ». À l’aube du XXe siècle, le combat des suffragettes britanniques pour l’égalité civique coïncida avec l’introduction des arts martiaux japonais en Europe. L’histoire dépassant souvent la fiction, cette concomitance permit de bousculer — au sens propre — l’Etat patriarcal. Article en ligne.). C’est Élo qui leur proposera des cours de combat où il s’agit avant tout de savoir tenir debout, comme de tenir sa garde. Esquisser dans l’air des gestes de shadow boxing est l’occasion de redécouvrir son corps (« j’ai un sacrum ! », s’étonnera Masque), de mesurer sa force, de trouver l’équilibre entre centre de gravité et légèreté d’envol par quoi le coup saura partir.

C’est bien entre gravité et légèreté qu’évaluera le spectacle, depuis ce point de départ fictionnel qui structurera la dramaturgie entre fable et dégagement documentaire, entre réalité et rêve. Parce qu’on ne boxe pas que des fantômes : ou plutôt, parce que les fantômes sont parmi nous, mauvais rêves de l’histoire qui viennent hanter le présent. Élo s’endort dans la salle d’armes après le départ des trois autres, et son rêve sera l’autre théâtre de la scène intérieure et historique des luttes : les figures délirantes et caricaturales de son père d’abord, de John Locke ensuite, père d’une certaine histoire de l’Occident et de ses conquêtes, d’un membre du KKK ensuite, et d’un coureur de bois enfin —qui viennent ici s’entretuer ou rivaliser de violence. Manière, au pas de charge, de retisser les fils de l’Histoire virilistes, celle d’une longue suite de violences et de crimes et qui s’est engendrée par le viol et la force, où le monde s’est bâti selon le principe de la propriété et de la marchandise conquise et où le corps de la femme — comme celui de l’autochtone d’Amérique du Nord, ou de l’enfant — sont livrés aux désirs de mort de l’homme rapace. Dans la danse hallucinée qui est le cœur du spectacle, Élo tâche de chasser ses fantômes, mais plus elle veut s’en défaire, plus elle les appelle — plus ils se déploient selon la logique mortelle à l’œuvre : mais plus ils donnent des raisons de lutter contre eux.

Quand la réalité revient et qu’elle dissipe les mirages du rêve qui font la matière documentaire du spectacle, document manipulé avec le rire comme arme, le ridicule qui démasque, la désinvolture joyeuse d’emprunter un masque pour l’arracher, Élo est riche de cette traversée là des ombres : la leçon qu’elle donne prend une autre force. Et le finale dévastateur de s’accomplir depuis la liquidation de ce « rêve » mâle, façon de conjurer le sort et de venger l’Histoire.

Cette conjuration n’est pas purement théorique, encore moins consolatrice. Bien sûr, nous sommes au théâtre, non sur le théâtre véritable des luttes, mais c’est précisément en se confiant au théâtre, à ses armes propres et à ses moyens que le collectif Marthe entend engager cette lutte. Théâtre, c’est-à-dire corps en jeu et jeu sur le corps comme territoire des identités provisoires habitées pour un temps, abandonnées et reprises. Alors tout se jouera sur le mode du jeu, de corps qu’on investit, de figures exécrables qu’on endosse comme un mauvais costume pour mieux s’en défaire. Ce théâtre labile des jeux de rôle est d’une souplesse hilarante qui travaille l’approximation avec sérieux, et inversement élabore rigoureusement sa propre désinvolture. Les quatre actrices jouent tous les rôles de l’histoire : Marianne, Captain America, les apprentis peintres, le Conventionnel Amar, un gynécologue agresseur… Le collectif Marthe convoque sur le plateau des dizaines de figures qui ne font souvent que passer et dont les quatre actrices s’emparent pour pouvoir les délaisser dans le grand tourniquet des rôles. Simple jeu ? Ou prolongation de la geste (art-)martiale ? C’est que le corps est une technique, oui, et qu’il s’agit de dominer — ou plutôt, d’en faire le point d’appui d’une émancipation où ce serait à soi de se donner les règles — : cette technique du corps qui est le propre du combat et aussi celui du théâtre quand il est ce travail des identités sur soi, de défiguration et de reconfiguration permanente, rieuse et instable.

L’hétérogénéité des temps convoqués et des figures invoquées compose comme un rituel d’exorcisme où il s’agit de faire venir à soi le mal(e) pour s’en arracher, arracher de soi la pesanteur du regard masculin. C’est ce male gaze qui façonne les femmes en objets pour mieux les asservir — ainsi du regard majuscule qu’est la peinture elle-même, ici brillamment moqué à travers une scène de leçon de peinture, miroir de salle d’armes, où trois maîtres (Poussin, Renoir, Manet) composent leur toile avec leur fantasme autant qu’avec leur pinceau, modelant les corps pour jouir de leur propre désir. À ces temps mêlés répond, en sursaut, le travail des langues elles-mêmes, frottées les unes sur les autres : langue pédagogique et militante (Elo), langue de la domination patriarcale (celle du père et des figures du cauchemar) et langue dominée par la terreur du patron (Marilou), langue de la recherche universitaire, laborieuse et scrupuleuse, avant de se faire conquérante (Solange), et surtout langues autres : langues multiples qui appellent au décollement des langues par éclats soudains arrachés à la fable pour se dresser purement lyriques par-delà le dramatique. Langues de June Jordan, de Paola Tabet, de Monique Wittig… Les quatre Guerillères comme dans le texte de Wittig, travaillent ainsi à l’élaboration d’un Nous qui se constitue face aux Ils criminels par le langage traversé. Ainsi le spectacle de construire patiemment cette communauté fragile, instable, et cependant résolue, de corps et de pensée, qui vise à recomposer l’imaginaire non pas défait et apeuré, mais sûr de ses forces nouvelles.

Dès qu’une femme se défend, elle est irrévocablement réduite par les hommes à un corps soumis à sa pure violence, et ainsi disqualifiée. Le spectacle témoigne en retour de la dignité de cette violence, de sa nécessité aussi : surtout, il distingue la brutalité des hommes de la violence des femmes — aux premiers, la pure volonté de puissance et d’aliénation ; aux secondes, celle d’une réponse qui vise à refuser la domination, non à en imposer une autre. D’où le raz-de-marée final, où la violence exercée — définitive et puissante sur le corps masculin – ne possède pour elle ni la cruauté satisfaite, ni le goût de l’arbitraire et du sang : plutôt la nécessité de trancher dans le vif le corps social et cette alliance entre capitalisme et patriarcat pour se défaire de l’un par l’autre, et inversement. C’est ce qu’on réalise, finalement : la trajectoire exploratoire de tous les ressorts de la domination s’exerce sur le cops de la femme ou de la terre, de l’employé ou de l’enfant, selon la même logique implacable à l’œuvre.

Tiens ta garde résonne plus amplement qu’un simple geste guerrier — même s’il est aussi l’appel d’un tel geste. Ce à quoi l’on tient révèle les valeurs par lesquelles on tient à l’autre ou au monde qu’on défend, qu’on tient pour nécessaire et digne. Et quand ce à quoi l’on tient est attaqué, c’est nous-mêmes qui le sommes.

Bien sûr, on pourrait regretter le caractère panoramique de l’ensemble, qui prend le risque, à force de multiplier les pistes et les lieux de questionnement, de manquer de radicalité ou d’exigence théorique, mais c’est peut-être dans sa générosité de tout embrasser que se lie/lit ce projet désirant nouer ensemble toute une logique souterraine et dépendante ; bien sûr, on voudrait lire plus clairement les nœuds d’articulation entre patriarcat et violences sociales, entre domination masculine et rapports sociaux : mais au juste, quand il faut passer à l’acte, c’est vers le patron qu’on se tourne ; bien sûr : l’essai d’Elsa Dorlin est parfois pris au pied de sa lettre : mais c’est aussi parce qu’on cherche des armes, et qu’on les ramasse là où elles sont, en tant qu’elles peuvent aussi être modelées à la mesure de l’époque et de soi ; bien sûr, la drôlerie de l’ensemble pourrait atténuer la violence éprouver sous les coups de la domination, mais c’est aussi par la légèreté que se dit le plus grave. Dès lors, en chaque endroit, le spectacle semble comme se resaisir de lui-même, et ce qui pourrait sembler être sa fragilité devient une autre de ses forces

On se souvient dès lors du début du spectacle : les actrices descendant depuis les gradins pour rejoindre le plateau comme s’il s’agissait d’explorateurs d’une grotte préhistorique, découvrant les peintures rupestres, tâchant de les interpréter avec leur grille de lecture masculine. C’est bien cette descente dans les archétypes du savoir que le spectacle, modestement et avec sa légèreté d’apparence, nous convie. On se méprend souvent sur la fonction didactique du théâtre — sur ce que Brecht disait par exemple de la portée nécessairement didactique d’un théâtre d’émancipation. Le didactisme tient avant tout à l’acteur et à sa faculté à travailler dans son corps et sa pensée le savoir, à les éprouver comme instrument de connaissance. Tenir la fable de ce théâtre sur l’apprentissage des techniques de combat place radicalement la lutte sur la question de l’apprentissage, et fait de la connaissance (de son corps et de l’Histoire) la condition d’une connaissance plus large à laquelle fait écho par exemple le rôle de la chercheuse, transmettant davantage qu’un contenu de savoir à ses co-combattantes : mais des forces et du courage par l’exemple du passé pour d’autres avenirs.

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Enzo Cormann & Philippe Delaigue | Inépuiser le monde https://www.insense-scenes.net/article/enzo-cormann-philippe-delaigue-inepuiser-le-monde/ Wed, 09 Feb 2022 13:08:06 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4976

Par Arnaud Maïsetti

L’Histoire Mondiale de ton âme, d’Enzo Cormann,
mis en scène par Philippe Delaigue
avec Agathe Barat, Enzo Cormann, Roberto Garieri,
Véronique Kapoian Favel, Hélène Pierre, Erwan Vinesse
scénographie Barbara Creutz assistée de Delphine Sabouraud

Marseille, La Joliette – février 2022


C’est un projet d’une folie démesurée, autant dire d’une puissante nécessité. Enzo Cormann n’écrit plus qu’un texte désormais, L’Histoire mondiale de ton âme, somme composée de pièces brèves chacune d’une longueur de trente minutes, en trois mouvements et interprétée par trois interprètes. Pour l’heure, le premier volume rassemble dix-huit pièces appelées à être augmentées jusqu’à atteindre le chiffre dantesque (puisque cette Histoire puise dans les enfers de Dante son modèle formel) de quatre-vingt-dix-neuf, auxquelles il faudra bien en ajouter une pour tout à la fois accomplir et défaire la totalité trinitaire. Mais cette Histoire n’est pas qu’un projet contraint : ou plutôt cherche-t-il, dans cette contrainte, à susciter sa liberté. Panorama générique, traversée de l’histoire du théâtre par ses possibles, parcours virtuose des formes dramatiques, l’œuvre in progress se saisit de sa contrainte pour poser, dans la jubilation inquiète qui est la sienne, des questions qui excèdent largement le jeu formel : quelle sont, dans nos vies soumises aux contraintes de tous ordres, intimes, sociales, existentielles ou politiques, les puissances d’émancipation à l’œuvre en nous, pour nous ? Questions levées à chaque pièce, posées et reposées, cherchant inlassablement d’autres angles d’attaques pour forer l’armure, échouant mieux, recommençant sans rien épuiser de sa force et de son désir.


Théorème(s) Cormann
Soit donc une œuvre dramatique comme un théorème. Son arbitraire mathématique qui engendre sa nécessité formelle, sa rigueur absolue engagée dans un travail sur la contrainte. Ce soir-là, au théâtre de la Joliette, nous verrons quatre pièces : et quatre autres le lendemain, mises en scène par Philippe Delaigue — suivant la distribution trois fois ternaire exigée : six comédiens, trois hommes (Erwan Vinesse, Roberto Garieri, Enzo Cormann) et trois femmes (Agathe Barat, Hélène Pierre, Véronique Kapoian) de 25, 45 et 60 ans qui se partageront le plateau — les plateaux, puisque c’est le nom que donne l’auteur à ces « pièces », moments qu’on atteint et franchit, dont le mot évoque autant le pédalier et ses vitesses, ou le paysage et ses horizons, que la pensée de Deleuze et Guattari. Ces soirs-là, nous verrons donc huit spectacles en une fois : ou deux fois quatre pièces successivement ; autant de plateaux sur un seul. Mais ce n’est qu’une vue partielle sur l’ensemble qui propose déjà près de vingt pièces, avant la publication cet automne — toujours aux Solitaire Intempestifs — d’un deuxième volume qui n’achèvera pas le projet toujours en cours.
Théâtre vertige, la scène bascule d’une pièce à l’autre en déclinant les possibles dans le genre et la forme, d’un théâtre métaréflexif (« Théâtre anatomique ») à la fiction tragique (« La Chair de ma chair »), naviguant en eaux profondes sur les pensées philosophiques (« Les Limitrophes »), ou osant barboter dans les marais de l’intrigue politique (« A Good Story »), longeant les rives de l’intime, de l’autofictionnel ou du théâtre documentaire (« Fauves blessés »), n’hésitant pas à aborder la farce ou le fantastique cauchemardesque (« N’importe qui » ou « Monument public ») — Enzo Cormann fait feu de tous bois : et dans l’incendie rapide qu’il lève, embrase une forme théâtrale qui se consume, puisqu’il s’agit moins de faire un sort à un genre dramatique que de formuler une hypothèse à partir de lui. Surtout, aucune forme ne s’installe pour l’achever : dans chaque pièce, le dispositif se détraque pour se retourner, soit inquiéter le rire par l’effroi, ou le tragique sous la légèreté — soit fragilisant dans son principe même ce qui semblait le conduire. Le jeu avec la forme n’existerait que pour son sabotage : et la jubilation manifeste avec lequel le théâtre se désavoue est d’une profonde leçon, d’humilité joyeuse, de mélancolie lucide et jamais triomphante.
Dans le pas de charge assumé, quelque chose se libère donc, sous l’énergie radicale de ces courtes mèches, l’auteur cherchant à affronter le nerf de ce qui constitue le principe dramaturgique de chaque pièce. S’il s’autorise de telles audaces, c’est aussi en raison de la brièveté des formes, sortes de « nouvelles » qui imposent un tempo emporté, et emporté vers la pièce suivante qui va la recouvrir. Mais dans l’économie générale de la séance théâtrale, des jeux d’échos et de résonances se font fatalement jour, qui trament, par delà, ou en souterrain, une puissance sourde d’organisation. Formelle, bien sûr : s’entend avant tout à chaque fois le désir tendre et violent de raconter des histoires — c’est aussi dans ce geste que se lie ce théâtre. Jeter, devant nous, des histoires témoignent d’un certain rapport à ce que peut le théâtre en temps d’accélération d’une syntaxe informative par quoi seule semble nous parvenir le monde, où le story telling tend à remplacer la fable, où raconter autrement les récits de ce monde paraît ainsi de salut public pour nous réapproprier les virtualités possibles de notre présent et de nos devenirs. Oui, il y a une alternative au récit majoritaire de la domination : et même des alternatives, la preuve par le nombre.
Chute du cours de l’expérience et investissements narratifs
C’est alors que l’art de raconter les histoires vient frotter, par sa contrainte, à une forme de libération, ou de décollement des assignations. Si nous sommes pauvres en expériences, comme l’écrivait Walter Benjamin, c’est aussi parce que nous sommes secs de récits capables de les déployer et rendre visibles la tâche de vivre et celle de tenir tête. C’est cela qu’ouvre infiniment les possibles des récits — et c’est cela qu’expérimente l’écriture et qu’éprouve le théâtre : sa force d’accueillir les innombrables façons de nommer notre appartenance et de doubler le réel d’une ombre, celle qui serait l’autre monde qui nous peuple.
Puis, il y a ce que raconte chacune de ses fables : une lutte de chaque instant entre des individus pris, voire écrasés, dans la pesanteur de leur existence, et qui traquent le moment et le lieu d’une émancipation possible. Non que l’émancipation ait lieu, ou qu’elle soit arrachée pour toujours : les trajectoires des récits témoignent plutôt de moment où quelqu’un·e décide, soudain et parfois brièvement, de ne pas renoncer.
Bien souvent, la lutte se joue sur le terrain paradoxal de la fragilité : c’est une jeune fille, violée par son frère, qui arrache sa liberté dans son suicide, geste qui révèle enfin son identité arrachée aux enfermements familiaux ; c’est la jeune compagne d’un politicien ambitieux, qui le soir même de son accession au pouvoir, le quitte ; c’est un couple qui cherche désespérément la sortie d’un musée d’art moderne dans lequel ils sont piégés ; c’est un acteur en lutte avec le rôle qu’un auteur voudrait le faire jouer, et c’est ce même metteur en scène, en lutte avec l’histoire qu’il a héritée et qu’il voudrait défier ; c’est Athéna dans la rue et son destin prolétaire d’actrice alcoolique ; c’est un homme qui en enjambe un autre devant chez lui et dont le destin bascule ; c’est une gamine emportée dans la trajectoire mortelle de son amant criminel, survivante d’elle-même — c’est une constellation de vies qui se cherchent, ne se trouvent que dans les autres et les mots pour le dire.
L’inépuisable ressource dramatique pour affronter la catastrophe
« Loin, loin de toi, se déroule l’histoire mondiale, l’histoire mondiale de ton âme ». La phrase de Kafka joue autant comme énigme que comme appel, comme programme. Dans l’écartement se jouerait l’approche : et par le lointain l’abord de soi où se déroule le drame politique des existences communes. L’âme n’y est jamais l’affaire d’intériorités en proie aux froissements pauvrement intimes : plutôt ce qu’on jette hors de nous en certains moments propices, dans les épreuves de feu qui nous dévisagent et nous révèlent tels qu’en nous-mêmes, pauvres de nous, et riches de cela même qui nous confie un visage. Quant au monde, loin de figurer cette abstraction nue qu’on appelle en désespoir de cause, il est bien au contraire la matière de nos expériences : le lieu de la lutte, le moment où tout se joue — la scène donc, tout aussi bien, pourvu qu’elle ne renvoie pas à la simplicité d’une équivalence. « Tout n’est pas à jouer, mais tout joue », écrit l’auteur comme seule indication scénique. Et il ajoute : « La scène ne représente rien ». Elle possède pour elle l’indétermination qui les permet toutes : si le monde est un théâtre, qu’il soit celui-là, ce soir où on l’aperçoit, le saisit, où il passe, se jette sur nous parfois, nous terrasse souvent, se dévoile fugacement.
Cette histoire est d’abord celle d’une catastrophe qu’est le monde même : sa faculté à n’être que lui-même, cette puissance organisée de démolition des désirs, d’écrasement des vies. C’est en lui seul pourtant que pourrait avoir lieu son affrontement, celui qui rendrait digne celui qui n’aura pas tout à fait renoncé, ou refuserait d’être seulement son ombre. (« Les créatures ne veulent pas être des ombres », titre de ce premier ensemble : créatures désignant tout aussi bien ces personnages sortis des mains de l’auteur, que nous autres, fils et filles de ce monde-là, de cette histoire mondiale-ci qui nous entoure et nous cerne). Car l’émancipation ne se joue pas en dehors du monde et de son histoire : mais malgré elle, et en elle : telle est aussi l’histoire que racontent les histoires de ce théâtre et de sa catastrophe.

La prolifération des pièces, mises en scène par Philippe Delaigue avec rigueur, tranchant dans le vif des situations l’éclat des intensités, cherchant surtout à traquer dans le triple mouvement de chaque pièce, les moments de bascule et de vérité trouble, ne vise ainsi en rien à épuiser un propos : au contraire, il s’agirait plutôt de rendre inépuisable le désir de raconter et de tâcher de nommer le monde, de jouer de toutes les situations qui en appelleraient d’autres pour ne pas leur suffire.

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Simone Weil… Plaidoyer pour les Minores https://www.insense-scenes.net/article/simone-weil-plaidoyer-pour-les-minores/ Mon, 31 Jan 2022 12:36:55 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4954 Depuis longtemps déjà, Jean-Baptiste Sastre questionne l’œuvre de Simone Weil et plus encore les représentations et l’organisation de ce monde. Avec Simone Weil, plaidoyer pour une civilisation nouvelle qu’il a augmenté depuis la Chapelle du Théâtre des Halles, au festival d’Avignon en 2019, Sastre, Hiam Abbass et un chœur constitué des bénéficiaires et de bénévoles d’associations du champ social affiliées à l’Union Diaconale du Var se trouvaient au Théâtre de la Criée… Ou quand un Centre dramatique national, cette fin janvier, donnait à entendre la voix déterminée d’une philosophe-ouvrière (dans la petite salle) et celle d’Arendt (dans la grande salle). Deux voix combattantes…

Weil… de quelques rappels.

Au matin du 4 décembre 1934, à 25 ans, Simone Weil, normalienne, abandonne son poste de professeur agrégée en philosophie et se fera embaucher en qualité d’ouvrière sur presse à l’usine Alsthom de la rue Lecourbe. Premier emploi et premier pas dans l’univers de l’usine où elle connaîtra les mises à pied et les renvois ou une expérience de la précarité, reconduite de manufactures en ateliers, qui est le corollaire de la condition ouvrière qu’elle a choisi de rejoindre et dont son œuvre philosophique se fera l’écho.

Choix radical pensé (né de la volonté) que celui de Simone Weil qui, lectrice de Marx, acquise à la critique du capitalisme mais peu convaincue par le mythe de la révolution et la dictature du prolétariat dévoyés par la bureaucratie stalinienne, n’entend pas entretenir de lien défiguré à une société inégalitaire, alors que les États d’Europe révèlent leur goût de la barbarie et du fascisme. Sans doute le devenir « intellectuel organique », comme le décrivait Gramsci quand il stigmatisait les intellos « mutins de panurge », s’accordait-il mal avec ce que Simone Weil pensait de la conduite de sa vie, dont son ami philosophe paysan Gustave Thibon rappelle que : « c’est le seul être chez lequel je n’ai vu aucun décalage réel entre l’idéal qu’elle affirmait et la vie qu’elle menait ».

Philosophe-ouvrière, Simone Weil éprouvera au jour le jour le commun de ce mot-valise où, de sa lecture de Kant elle a vraisemblablement conservé en mémoire l’importance qu’accorde le philosophe à l’enjeu de la dignité ; quand le travail déréglé, lui, tend par ses conditions, sa rémunération, ses cadences à en priver l’Homme. La dignité pourrait bien être ainsi le seul « maitre-mot » de l’œuvre philosophique de Weil. La dignité, ou ce qui fait la différence entre l’Homme penché (pour détourner le titre d’un écrit de Thierry Metz) et l’Homme debout ; entre le méprisé, le domestiqué, l’humilié, l’asservi, le meurtri et l’homme enraciné. Terme dernier, celui-là, qui fait écho à son ouvrage posthume L’enracinement (1949) où Weil explore précisément ce qui façonne un individu : « vivre de son travail, être par son travail, s’élever par son travail, être respecté par et pour son travail, avoir le désir de son travail, avoir le goût de son travail… ». Et par-là, dans ce mouvement dialectique entre l’être et l’avoir, trouver, à l’endroit de cette tâche, un « devenir-œuvrier » qui viendrait se substituer à la prolétarisation de l’ouvrier puisque si le capitalisme a agi, c’est aussi à l’endroit des corps qu’il a enchaînés et qu’il désœuvre. Ou quand avoir l’esprit au travail ne priverait plus du travail de l’esprit.

Dans ce va et vient entre l’un et l’autre, la combattante et résistante, sur tous les fronts, que fut Weil s’opposera donc au « Travail-famille-patrie » qui résonne à l’entour comme les rouages du mécanisme capitaliste, militariste et fasciste, en avançant que « Travail et Dignité » sont au fondement de la condition humaine et ouvrière, ajoutant plus tard à ce diptyque la cause originelle qui donne son sens aux deux premiers : la Liberté.

Expérience de la Liberté, épreuve de la Liberté surtout, chez celle qui, à l’usine (ces bagnes industriels) comme dans sa vie affective, s’inquiète de l’aliénation à un autre et de l’arbitrage d’un tiers ou de soi-même sur le mouvement même d’une vie. Car qu’il soit contremaître ou amant, l’un comme l’autre relève d’une économie qu’elle soit capitaliste ou libidinale.

De tout cela, il y a trace dans son œuvre majeure : La condition ouvrière (1951), nouveau recueil né de l’expérience de la manœuvre Weil – que commentera Hannah Arendt dans La Condition de l’homme moderne : « il n’est peut-être pas exagéré de dire […] [qu’il] est le seul livre, dans l’énorme littérature du travail, qui traite le sujet sans préjugés ni sentimentalisme » – qui se lira aussi comme le témoignage d’une « Sainte ». Mot auquel recourt son amie Albertine Thévenon à son propos dans la note liminaire qui ouvre ce « journal d’usine » (que je préfère appeler « carnet d’observations ») qu’est La condition ouvrière, lequel réfléchit pour partie leur correspondance épistolaire.

« Sainte » ou « oiseau replié sur elle-même » comme le dit Jean Tartel des Cahiers Sud alors qu’en novembre 1940 Weil a rejoint Marseille, en zone libre (« j’étais quelqu’un qui s’est senti chez moi à Marseille au moment où tant de gens s’y sont crus exilés » écrit-elle dans Les Cahiers du Sud) ; et où contemplant la mer du balcon au 8 rue des Catalans, ou se réfugiant au 137 rue Paradis, elle poursuit son œuvre qui s’avère prendre un tour « spirituel ». Adjectif, celui-là, qui ne renvoie pas à une religion et que sa rencontre avec le Père Perrin aveugle (protecteur des juifs pourchassés qui plus tard sera fait « Juste parmi les nations ») dans la cité phocéenne lui aura peut-être permis de préciser. « Spirituel », chez Weil, ne relève pas d’une finalité, mais bien plutôt d’un mouvement de dépassement qui devrait animer la vie, chez chacun et chacune pris dans les filets du quotidien. Soit, quelque chose qui procède, comme elle le pressent, dès 1934, dans Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, d’un « pacte originel de l’esprit avec l’univers ». Ou, peut-être pour être plus précis, alors qu’elle s’entretient avec le poète et spécialiste de Sanskrit René Daumal, dans l’arrière-pays provençal, s’écarter du je-aham (je-égoïste) qu’encourage le développement du capitalisme, pour renouer avec le « Je-ãtman » (je-univers), pronom de l’équilibre intérieur. À l’évidence, Weil est avant tout un être syncrétique dont l’inspiration chrétienne s’est amalgamée à chaque rencontre avec le sublime : dans une chapelle à Assise, en 1937, peut-être devant les peintures de Giotto où elle confesse que « quelque chose de plus fort que moi m’a obligée, pour la première fois de ma vie, à me mettre à genoux » ; devant un poème de George Herbert, appelé Love… ou dans un village portugais où Weil est saisie par « le chant d’une tristesse déchirante » d’une procession de femmes encerclant des barques de pécheurs. Le sublime ou une autre manière de nommer le transcendantal…

Muselmanns, Minores…

De tout cela il sera question dans la mise en scène de Jean-Baptiste Sastre qui, pendant 1H30, fait entendre le « petit poison » qu’est Weil (ainsi se nommait-elle dans une lettre à un ingénieur en date du 16 mars 1936, à Bourges). « Petit poison » ou une expression qui dit sa détermination et son entêtement à dénoncer et préciser l’effet du travail organisé selon les règles de la rentabilité (on dirait aujourd’hui « la productivité ») sur ceux qui en sont l’otage. « Petit poison » que Weil ou « empêcheur de tourner en rond » qui décrit la cadence des journées, le nombre de pièces à réaliser par ceux qui sont payés à la tâche, les corps des ouvriers et ouvrières meurtris par cet esclavage moderne, les conditions de vie insalubre d’un prolétariat aux traits de forçats, les mesures qu’il faudrait prendre, les améliorations possibles, le droit qu’il faudrait observer, etc.

Au plateau s’écoute alors non pas une lamentation, mais bien plutôt un ensemble de revendications et de témoignages porté par pas moins de 60 figures comparables à des détenus… Des « détenus », dis-je, ou des « muselmanns » au sens où Agamben, quand il évoque les camps de travail (Arbeit macht freie) et autres lieux d’extermination (qui entourent l’Histoire dans laquelle vit Weil), aura défini ceux-ci comme la figure d’une humanité détruite, une identité entre homme et « non-homme » conduit au dénuement, à la dénutrition, à la peur…

Au plateau, alors que Sastre aura décidé de présenter ce Plaidoyer sous la forme de deux volets : l’un nourri en grande partie des observations faites dans La Condition ouvrière, l’autre tenant au rapport Spirituel que Weil entretient à la pensée ; le premier se donnant dans un théâtre où la salle demeure éclairée, le second pris dans les chants rituels et l’obscurité… Au plateau, donc, ce que met en scène Sastre – ce qu’il construit, rend audible et sensible – n’est rien moins qu’un espace dialectique où se heurtent, voire s’affrontent deux idées et deux conceptions de l’ordre économique et social. Où les uns, les partisans de « la Main invisible » (dans la lignée du penseur du libéralisme qu’est Adam Smith), pendant de « la Main divine » dont s’arrange les héritiers, sont mis en demeure d’écouter la voix de la petite Simone Weil qui prétend « reprendre la main » et/ou « tend la main », non plus sous la forme de la mendicité, mais plutôt celle de la réconciliation d’un monde fracturé et césuré. « Réconciliation », dis-je, qui concernerait les êtres dans leur diversité, leurs différences qu’elles les inscrivent à l’endroit de la fragilité ou de leur ascendance… réconciliation du spirituel et du politique que la scénographie de Sastre, sans qu’il y insiste, met en avant quand les tables disposées au plateau entourées des interprètes, se regardent, peut-être, comme une référence à la Cène. Cène et scène… mêlées en quelque sorte ou quand le théâtre s’incarne encore comme le lieu de propositions, comme une porte ouverte sur un dialogue à construire et à inventer.

Au plateau s’écoute alors un Plaidoyer qui, à l’égale de la postface de Miguel Abensour au Minima Moralia d’Adorno, fait l’éloge du petit et lui donne corps. Les 60 figures qui viennent alors à la lumière dans une salle tenue à la clarté ; les 60 corps pris sur scène, dans l’immobilité comme dans un couloir de la mort ou une salle des pas perdus ; ces 60 muselmanns qui forment une cohorte de spectres vivants qui traversent tous les temps… ce chœur, comme le dit Sastre, qui erre au plateau, à qui Weil donne la parole, rappelle alors la sauvagerie de l’humanité civilisée ; dit les formes d’étatisation de la pensée ; appelle à une mobilisation supérieure ; égrène les raisons de la nécessité d’une lutte opiniâtre contre la domination ; raconte la menace de l’insignifiance ; détaille le corps objet du dressage ; souligne les conditions de réquisition des corps prolétarisés, mal nourris, mal soignés, mal entretenus ; dit le mal qui leur est fait et l’existence de leur être converti en énergie mécanique ; précise les formes et les contours de leur fragilité mentale, de leur mutilation physique…et tout cela forme un chant, comme la salle l’entendra, qui malgré tout fait résonner leur désir de vie. Car Si Weil a choisi de faire entendre le destin des petits, si elle n’a cessé de penser le « Petit », c’est pour faire exister à la marge du Grand et du Monumental qui est toujours trop rapidement l’objet de l’attention et de l’encensement, un nouveau régime de pensée.

Et Sastre l’a compris qui accueille amicalement au plateau ces figures anonymes qu’il guide vers le front de scène ; eux qu’il ne quittera jamais même si observant un retrait de quelques pas, leur tendant les mots qui rapportent leur condition, il mesure que ces non-acteurs pris à la rue, qu’il expose, se trouvent désormais en première ligne. Front de scène et première ligne ou quand le temps de la représentation le théâtre devient une ligne de front, le lieu de leur pensée, organisant le théâtre comme le lieu de la pensée.

Figures anonymes ou, d’un nom latin, Minores (comment traduire ?) ces délaissés, ces soumis, ces formes humaines rendues à des états subalternes, ces petits, ces gens de peu, ceux qui sont tout en bas… prennent la parole qui fait entendre l’Hilflosigkeit qui est le vêtement : le haillon, auquel se confond leur parcours de vie. Mot intraduisible celui-là qui mêle l’errement au désarroi que Weil, moins porte-parole que voix modelant le silence qui entoure ceux-là, a décidé de partager : non de souffrir, mais de combattre.

Sur le même plan…

Et au milieu de ce monde d’en bas, à même les tables vides qui barrent le front de scène comme une chaîne d’atelier ou une chaîne de montage désertée, augmentant le rapport à la pauvreté et à la précarité, Hiam Abbass se tient parmi la multitude des 60. Figure relai que Hiam Abbass qui vient s’intercaler dans les récits portés par tous et toutes, les rejoignant à l’endroit d’une parole portée qui exige une accentuation, un rythme, une hauteur… Moment où, en lieu et place du théâtre, se croisent des corps de métiers où l’on distingue celui d’une comédienne, rare, puissante, campée… Corps distinct et voix distincte qui partagent le texte de Weil avec les 60 qui sont la matière des mots qu’elle articule. Instant où se manifeste, dans la plus grande violence attentive, la proximité entre ce qui est en jeu et ce qui est mis en récit ; entre le monde des 60 décrit et ce que Weil a écrit. Moment que celui-là où se forme un art qui rencontre le réel qui en a terminé avec la « décrue de l’expérience théâtrale ». Instant rare où Abbass est une comédienne parmi ceux qui jouent le temps d’un soir.

Alors quelque chose apparaîtra qui est d’une grande beauté et d’une sublime présence. Quelque chose qui dépassera les fringues mal ajustées de ces délaissés dressés sans « code dress ». Quelque chose qui a à voir avec la générosité du Chœur, laquelle ne lui épargnait pas d’être fragile dans l’exercice du métier d’acteur. Patauds dans les paroles de Weil, victimes d’une rhétorique loin de leurs habitudes, sujet au trou de mémoire et à la diction hésitante, hésitant dans le placement de la hauteur de la voix et malgré tout partenaire de l’organisation de l’enthousiasme, esclave de la tyrannie d’une langue qui les piégeait… les 60 ressemblaient à ceux qu’ils avaient été dans leur enfance. Aux prises avec cet exercice douloureux et difficile que fut sans doute celui de la récitation sur les bancs de l’école, leur fragilité révélait leur authenticité. Elle rappelait que le Minores, comme l’écrit Adorno, « mâche les mots pour tromper sa faim. Lui qui n’a rien à se mettre sous la dent se remplit la bouche de mots. C’est sa manière à lui de prendre une revanche sur le langage. Il outrage le corps du langage ». Peut-être alors qu’aux « Maîtres du langage » qui peuplaient la salle, les Minores qui bégayaient, se trompaient, hésitaient… rappelaient que le langage est une construction de classe.

Pris dans la tension du jeu et de ce qu’ils sont à vie, les 60 ne récitaient pas, mais livraient passage à l’expérience et à l’étrangeté d’être-là. Enfin présents à l’endroit où ils ne sont habituellement pas. Les 60 ne récitaient pas, ils rappelaient et, précisément, nous rappelaient qu’ils sont la multitude privée de visibilité et de langue, amputés qu’ils sont du « presque rien de lumière » que Misrahi définit comme la condition de l’être.

C’est sans doute la raison qui a conduit Sastre a privilégié une mise en scène où la lumière, éclairant scène et salle, fut presque permanente ; livrant au regard un espace construit sous une forme d’égalité qui viendrait envelopper la rétine, et peut-être corriger la myopie du monde sur les vies minuscules. Manière chez Sastre, comme dans les peintures de Giotto privées de perspectives qui marquèrent Simone Weil, de faire exister la différence sur un même plan (tant esthétique que politique), dans un théâtre d’adresse où la tendresse n’est jamais absente.

https://vodeus.tv/video/simone-weil-lirreguliere-66https://www.youtube.com/watch?v=5g9W5J65O48

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Familie de Milo Rau : la mort sans apprêts https://www.insense-scenes.net/article/familie-de-milo-rau-la-mort-sans-apprets/ Sun, 30 Jan 2022 19:11:42 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4946 Familie, texte et mise en scène de Milo Rau, Théâtre du Point du jour (Lyon), 28-29 janvier 2022

« ‒ Tu veux jouer une jeune fille ? ‒ Il n’y a rien à jouer, je suis déjà une jeune fille. » Tout est dit ici du trouble suscité par le théâtre de Milo Rau, depuis au moins Hate Radio (2012) où des survivants du génocide rwandais faisaient réentendre l’émission qui avait attisé le massacre à longueur de journées sur les ondes.

Dans Familie, une vraie famille flamande ‒ père et mère acteurs, avec leurs deux filles adolescentes, et deux chiens ‒ joue la famille qui a été retrouvée pendue dans sa maison à Coulogne, près de Calais, le 27 septembre 2007, avec pour seul mot d’explication : « On a trop déconné. »

Pénétrer dans les consciences, ce qui se traduit ainsi : gros plan vidéo sur le visage d’un acteur pensif et diffusion d’un monologue supposé reproduire ses pensées, ce geste, reconduit plusieurs fois, structure Familie.

Mais la démarche documentaire, sociologique, à laquelle on a coutume d’associer le travail de Milo Rau est ici pourtant évacuée au début du spectacle via une projection vidéo. Celle-ci résume la visite de Calais effectuée au préalable par les Néerlandais : bord de mer, sculpture de Rodin, façade de la maison où les corps ont été découverts par les pompiers… Comme pour mieux constater que l’investigation ne mène qu’à une aporie, ne résout rien, ne permet aucunement de comprendre les raisons d’un tel geste.

Choix a été fait d’imaginer leur dernière soirée s’ils avaient été à la place de cette famille, ce à quoi père, mère et sœurs auraient « tué le temps ». Que faire la veille de se donner la mort ? Rien d’extraordinaire : cuisiner, appeler sa mère, apprendre l’anglais…

Malgré la fausse évidence d’un théâtre naturaliste, qui cite Flaubert à plusieurs reprises, où le quatrième mur invisible est littéralement matérialisé par les baies vitrées d’une façade qui fait signe en même temps vers l’architecture ouvrière avec ses briques rouges, où le père prépare vraiment un plat dont l’odeur se répand jusque dans la salle, où les deux petits chiens continuent à vivre leur vie, malgré cette mise en place du laboratoire social d’un fait divers, c’est à autre chose de bien plus poignant que nous assistons.

Avant la décision d’en finir, cette famille était déjà morte depuis longtemps. La mort était là chez eux, ils l’ont peu à peu intégrée à leur quotidien, apprivoisée, comme un membre fantôme. Ils se sont mélancolisés. La maison qui occupe le plateau révèle en creux un isolement quasi-total du voisinage, de la ville, du pays, du monde. Elle est devenue une cellule, moins carcérale que monacale, car cet isolement n’est pas subi mais choisi : ne plus sortir, ni faire rentrer le monde extérieur chez soi. On épingle une mosaïque de photos de famille dans la salle de bain, on regarde des vidéos de vacances sur le canapé, on relate des bribes de souvenirs pendant le repas. Mais l’appétit n’y est plus, et les bougies sur la table donnent à ce dîner une aura funèbre. Le clair-obscur qui baigne constamment la scène rappelle les vanités de Georges de La Tour. Le bruit et les phares des voitures qui passent alentour finissent par hypnotiser, rendent sensible, insidieusement, un temps répétitif, circulaire, qui n’est déjà plus le nôtre. Des larmes soudain coulent sur un visage impassible ‒ comme si plus personne n’était là pour les éprouver. Cette maison, c’est déjà un tombeau de famille.

Milo Rau parvient à conjoindre observation clinique de cette famille et présence impalpable de la mort en son sein : cette fois, on pense moins à Flaubert qu’à Maeterlinck, celui qui a théorisé le « drame statique » et qui a écrit Intérieur (1894). Ce spectacle me semble même moins être celui d’un sociologue que d’un moraliste au sens du 17e siècle. Car il ressort qu’aucune raison économique, sociale, matérielle n’explique ce suicide familial. La citation d’un psychologue qui mobilise le couple « culpabilité »/« rédemption » n’est pas vraiment non plus un mot de la fin. Ce qui travaille d’un bout à l’autre la famille qui joue dans ce spectacle, c’est rien de moins que le « sens de la vie ». Elle a été touchée, inquiétée en son être par-delà une différence de classe certaine. Elle s’est reconnue dans ce miroir mélancolique tendu à elle-même, à nous. Au son des Tristes Apprêts de Rameau, il s’agit de redonner une forme de ritualité à cette mort absurde, sans témoin. Là est peut-être le lien avec les spectacles plus anciens où Milo Rau se confrontait à des drames collectifs. Dans les deux cas, le deuil est impossible.

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Communauté… trouver le « commun ôté » https://www.insense-scenes.net/article/communaute-trouver-le-commun-ote/ Mon, 24 Jan 2022 13:32:40 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4936 Né du cheminement amical qu’observent l’écrivain Sylvain Prudhomme et le metteur en scène Jonathan Châtel, Communauté livre la matière éparse d’existences en transhumance aux prises avec la mémoire et la grandeur de la vie. A même ce qui se dit et ce qui s’invente dans l’instant, quelque chose danse d’un esprit privé d’ivresse et de chaleur rattrapé par une vitalité insurgente. Une autre manière, encore, pour le travail qu’accomplit la Compagnie ELK, depuis plusieurs années, de faire résonner les spectres de l’intime et les pèlerins du commun ôté. C’était au Bois de l’Aune, à Aix en Provence.

« A un moment je t’ai cru morte »… dira Vassili (Pierre Baux) à Katherine (Bérengère Bodin) qui l’a rejoint, au hasard d’une marche aux pas perdus, dans un lieu, une île, une côte, une falaise, ou un non-lieu, ailleurs et loin, protégé des courants du monde. A un moment, plus tard, elle et lui partageront les « salicornes » qui sonnent comme un met mythique et merveilleux. Plus tard, comme un serment que se font des partenaires au seuil toujours d’un retour ou d’un départ, elle dira « je me tairai je te jure »… promesse promise à une pérennité estropiée parce que la parole, et précisément le dialogue, reviendra quand les « règles du savoir-vivre » seront partagées. S’en suivront des échanges d’idées, parfois des aveux imprévus et des confessions douloureuses, loin des bavardages, et proches de ce qui habite la pensée quand elle n’obéit qu’à l’esprit d’escalier qui conduit forcément à nommer l’essentiel. Où quand « se parler » ne se fait plus à tort et à travers, mais devient une manière de respirer avec l’autre, d’emplir les poumons d’un air commun qui manquait dans les mondes suffoquant.

Au point d’orgue de cette association étrange qui semble s’être accordée sur l’essentiel et le futile, le nécessaire et l’accessoire, les conversations profondes et les échanges enjoués qui sont comme autant de tableaux de funambules en équilibre, apparaîtra alors un sous-marinier échoué après que le sous-marin qu’il habitait a été piégé par une vieille.

La vieille de la grotte qui, ici, est une voisine invisible aux pouvoirs que le monde ne saurait imaginer. Vieille inquiétante qui rappelle au trio que forment désormais Vassili, Katherine et Nikolaos (Francesco Italiano) qu’à l’entour l’autre monde leur arrive toujours sous la seule forme de ce qui vient à s’échouer : déchets ou fragments insolites qui, tous, ont une histoire tue. « Histoire tue », dis-je, qui conduit Vassili, Katherine, Nikolaos a passé le temps en leur fabulant un passé, tout en entonnant parfois un chant ou une partie de briscola où la donne des cartes se fait à rebours des aiguilles d’une montre, et donc du temps.

S’égrènent ainsi quelques « minutes supérieures » comme l’eut dit Maeterlinck d’un tragique quotidien où Communauté s’entend non plus à rappeler la « lutte déterminée d’un être contre un être, la lutte d’un désir contre un autre désir ou l’éternel combat de la passion et du devoir (mais plutôt) à faire voir l’existence d’une âme en elle-même, au milieu d’une immensité qui n’est jamais inactive ». Et Maeterlinck de poursuivre « Il s’agirait plutôt de faire entendre, par-dessus les dialogues ordinaires de la raison et des sentiments, le dialogue plus solennel et ininterrompu de l’être et de sa destinée. Il s’agirait plutôt de nous faire suivre les pas hésitants et douloureux d’un être qui s’approche ou s’éloigne de sa vérité… ».

Communauté va ainsi, d’éclats de rire, en écarts de voix, dans les parages d’une sérénité à conquérir ou à retrouver à travers un geste naïf, un récit imaginé, une parole sans cause ni conséquence, une adresse incertaine, un quotidien sans calcul… là où la rationalité, d’un commun accord entre Vassili, Katherine, Nikolaos, n’est plus qu’une voie parmi d’autres qui lui sont préférées. Là où l’étonnement s’est effacé puisque les possibles y sont à nouveau présents et représentés.

A l’abri d’une voile immense, d’une bannière inachevée, à moins qu’il ne s’agisse de la cime d’une montagne, d’un relief presque semblable à celui d’Empedokles de Grüber, d’un refuge… ; au rythme de la boîte magique qui tombe le jour, organise l’océan des sons, donne aux mouvements de la marée sa musicalité ; au gré des ponctuations sonores de Gabriel Des Forêts… Communauté de Jonathan Châtel développe un rapport à l’écoute qui soulève des pans d’intimité ; encourage le regard à s’habituer au simple ; rappelle que le lieu du théâtre est encore celui de la fable mystérieuse et humble. Que le jeu, au théâtre, renouvelle à chaque fois l’arbitraire et le signe, au point qu’un geste, un mouvement, une parole, une situation peuvent s’écarter de l’habitude et ouvrir des mondes. Aussi, dès la première image, à l’endroit d’un geste de mise en scène tout entier dévolu à une dramaturgie de la Rencontre, aux premiers mots échangés dans la distance où tout est en jeu : l’hésitation, l’attente marquée, la retenue imposée… c’est un théâtre de situations qu’il faut apprivoiser qui se met en place, puisque la Rencontre est ce chaos qui est de l’ordre d’une autre échelle. Au premier instant, on entre ainsi dans un univers des premiers pas qui concernent aussi bien la voix que les gestes parce que tout devient ou relève d’une rédemption spirituelle autant que corporelle. Premier pas dans les premiers mots que Vassili avait presque oubliés et dont il fait à nouveau l’apprentissage ; inscrivant l’articulation à l’endroit de l’effort d’une mastication lente et hésitante ; incertaine dans le choix des rythmes et des sons, fragile dans la finalité et l’adresse ; retrouvant dans la parole destinée le goût de parler dont l’isolement l’avait mutilé. Alors, au terme de cette rééducation peut s’entendre au dernier instant de Communauté le O Solitude de Katherine Philips ou quand la parole se fait chant et la pensée harmonie. Ultime expression de Communauté qui parvient d’une voix apaisée : « O solitude, O solitude my sweetest choice ! ». Ou, au dernier instant, s’accomplit la rencontre avec soi.

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Joël Pommerat | des amours à bout portant https://www.insense-scenes.net/article/joel-pommerat-des-amours-a-bout-portant/ Mon, 24 Jan 2022 11:57:12 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4926 Par Arnaud Maïsetti

Amours (2), une création théâtrale de Joël Pommerat 
Avec la collaboration artistique de Guillaume Lambert et Roxane Isnard
Avec Agnès Berthon ; Élise Douyère ; Samir Hammou ;
Roxane Isnard ; Redwane Rajel ; Jean Ruimi
Production Compagnie Louis Brouillard ;
en collaboration avec la Maison Centrale d’Arles
et la Direction Interrégionale des Services Pénitentiaires Sud-Est.

Marseille, La Friche Belle de Mai, janvier 2022


S’il semble vain de parler d’amour, c’est que le mot est tant usé, tant délavé et dégradé, qu’on ne peut rien lui faire endosser qui n’ait été déjà porté, et soit sublimé soit sali. Puis, l’amour sert bien souvent à faire écran pour résoudre faussement toute l’épaisseur des liens qui unissent les êtres et mieux taire ce qui les fracture. Justement : c’est ce chemin de la complexité et des contradictions — si périlleux, mais tellement fécond — qu’emprunte Joël Pommerat dans sa dernière création, d’une beauté crue et déchirante. C’est qu’il ne s’agit pas ici de dire ce qu’il en est de l’amour, mais de traverser sa pluralité, et surtout d’observer, à hauteur d’épaules, ce qu’on ose dire en son nom qui est souvent d’une terrible violence. Plutôt que la grande scène spectaculaire, plutôt que la fable en surplomb, exemplaire et édifiante, ce sont dix fragments arrachés à son répertoire que propose Pommerat, et tout change : ainsi à l’os, l’écriture se révèle telle qu’en elle-même, cruelle et dévastatrice, drôle et irrévocable, dénudant les êtres et les révélant. Dix scènes, qui sont autant de théâtre des amours blessées où l’aveu témoigne des non-dits : dix moments ultras brefs qui désossent le spectaculaire de la scène pour jeter, dans l’intimité de la présence, mille façons d’être à l’autre et pour soi-même le visage monstrueux de l’amour comme on ne peut pas le dire. 

Une heure, un peu plus : une traversée par éclats — comme le verre brisé d’un miroir. De La réunification des deux Corées (2013), Cet enfant (2005) et Cercles/Fictions (2010), Joël Pommerat s’est saisi de quelques scènes — une vingtaine, réduite ensuite à dix — tournant autour de ce qui est un thème seulement en apparence : l’amour y est à chaque fois un levier servant à soulever ce qui fonde la relation entre deux corps, deux désirs. Dix fois, on rejouera le théâtre entêtant de la déchirure : dix fois, se saisir de l’instant où tout se joue. Un théâtre par intensité successive, par déflagration.

Un père reproche à son fils la manière dont il élève son enfant, et ce fils de lui répondre, charriant des années de ressentiment, au nom de la honte éprouvée d’être celui qui s’est tu devant la violence de son père ; deux amies se souviennent de leur rencontre : l’une des deux, malgré elle, met à mort cette amitié, en rapportant combien l’autre lui paraissait arrogante alors ; une femme quitte son amant, mais sans pouvoir lui donner les raisons ; une jeune mère, incapable d’élever son enfant, l’abandonne à ses voisins, par amour… « Par amour » est toujours l’explication qu’on serait tenté paresseusement de donner aux situations aberrantes qui engagent notre désir, à nous-mêmes inconnu. À mettre à nu ces situations, Pommerat opère vivant ce désir : sans la chair des récits, sans le long développement des devenirs, des raisons, des alibis, il reste ces corps flottant dans leur existence et dérivant à bord de leur solitude. Nous-mêmes, renonçant à deviner les raisons, n’envisageons que les conséquences qui seules importent au présent : les dévastations.

Car le présent est le seul critère, le moment du danger. Il est ce lieu où se dénouent brutalement tout à la fois la crise et les individus : où l’une et les autres se libèrent au prix de la déchirure. Plus que l’amour, inconsistant et multiple, c’est bien le présent qui semble la matière avec laquelle travaillent les acteurs et le metteur en scène : ce territoire en partage, de bascule et de vérité. Théâtre en présence, c’était le titre d’un bel essai écrit par Joël Pommerat en 2007 : et c’est précisément là que tout se joue. Resterait à dire en présence de quoi, de qui ?

Aux scénographies précises et impressionnantes des spectacles de la Compagnie Louis Brouillard — spectaculaire qui en est son empreinte, sa marque —, répond ici, comme en contrepoint et en creux, une scène dépouillée, et plus encore. On est dans les entrailles de la Friche Belle de Mai, pas même dans une salle, plutôt un sas entre deux espaces, quelques néons au plafond, quatre murs qui délimitent à la fois le plateau et l’espace visible : une dizaine de chaises posées contre ces parois qui accueilleront le public, placé sur l’espace de jeu, comme à bout touchant — la parole des acteurs surgira parmi nous, assis comme nous, du même endroit du monde et pourtant ailleurs, se levant, mais comme pour prendre appui sur le théâtre, avant de le quitter, disparaître derrière les murs ou revenir s’assoir à côté de nous. Les noirs de plateau qui sont comme une signature des spectacles antérieurs ne sont obtenus qu’en éteignant les lumières, à vue. Le spectaculaire ne tient plus à l’impeccable fabrique de l’illusion, mais relève tout entier de la parole et des présences, livrées, ainsi, paumes ouvertes. Spectacle de l’intimité, pour un théâtre où l’intimité est véritablement l’enjeu, celle d’une effraction, d’une impossible formulation. Spectacle qui ne pourra être accueilli qu’hors des théâtres, mais dans de tels espaces de l’entre-deux, « pas fait pour ça », où l’indétermination du lieu appelle aux territoires multiples des scènes, à ces possibles innombrables. « Un théâtre a capella », dira l’un des acteurs lors de l’échange qui suivra le spectacle : la formule est belle qui témoigne aussi bien d’un dépouillement que d’un risque, d’un saut dans le vide et d’une libération.

Il fallait sans doute cela pour dire — dans une langue elle-même nue, mais jamais banale — l’amour, et ce qu’il en coûte, les violences qu’on inflige en son nom et qui, elles aussi, mettent à nu, font le vide. Il fallait cet espace vide pour l’emplir de toutes ces terreurs du lien, des beautés aussi de ce qui reste innommable dans ce qui noue les êtres ensemble, malgré eux. Ces amours déjouent la tentation de dire le tout de l’amour : au contraire : il fallait ce tourniquet des situations pour ne jamais épuiser ce que, sous ce mot d’amour, on désigne mal, et dont on ne fait l’épreuve que dans la tension, les choix impossibles, ceux qui désarment.

D’une scène à l’autre, théâtre(s) sans cesse déplacé(s) par le vertige qui se produit, dans le déferlement des scènes : ces amours répondent à la même dramaturgie du conflit qui libère les forces et jette les acteurs à chaque fois dans des situations intenses ou extrêmes — brutalement, les acteurs abandonnent un rôle pour un autre, exigeant d’eux tout à la fois une empathie totale et un relâchement absolu, une précision folle dans la saisie des enjeux, mais sans jamais s’appesantir ; à chaque fois, tout a eu lieu, de l’amour et de ses impasses, mais il faut tout reprendre — c’est comme s’il n’y avait jamais de leçon, que des désastres ou des reconnaissances.

Cette création, arrachée des textes antérieurs, dépouillant une certaine manière de faire du théâtre, comme s’il s’agissait d’un précipité chimique rassemblant les expériences passées, mais les réduisant à son extrême degré d’intensité et d’exigence, se saisissant de la fable seulement dans l’épreuve de feu qui en révèle les failles et les puissances, témoigne aussi d’une expérience de création. Depuis plusieurs années, Joël Pommerat intervient en Maison d’Arrêt auprès d’un groupe de théâtre fondé par un détenu, Jean Ruimi, aujourd’hui libéré. Autour de lui, et dans le compagnonnage avec le metteur en scène, s’est écrit et joué un premier spectacle — Désordre d’un futur passé, écrit par Jean Ruimi —, puis une adaptation de Marius de Pagnol, présenté au public dans la prison des Baumettes à Marseille : spectacles interprétés par les détenus eux-mêmes et travaillés au long d’ateliers au sein de la Maison centrale d’Arles. C’est dans ce cadre qu’a été élaboré Amours (2), qui fait suite à un premier Amour, déjà rêvé sur la même forme. Mais ce second Amour a fait le mur : mêlant d’anciens détenus avec des comédiennes de la compagnie, il donne à entendre, à égalité, le travail d’acteurs et d’actrices aux trajectoires multiples : c’est aussi cela qu’on entend, ces voix traversées qui se livrent au seul présent qui importe, celui qui se fonde sur l’horizontalité de l’échange.

« Ça recouvre quoi le mot « amour », alors ? Ça recouvre tout, ça ne recouvre rien ! Si on veut raconter d’une manière un peu plus fine quand même, on est obligé de prendre d’autres chemins », confiait Bernard-Marie Koltès. Amours (2) ne recouvre rien sous le mot d’« amour » des complexités qu’il engage, mais en fait le point de départ de chemins qui visent à observer les êtres et leurs contradictions, et à jouer, dans la radicale invention du présent, entre ce qui les déplace et ce qui les ouvre à eux-mêmes et à nous.


 

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Boule à neige, de M. El Khatib et P. Boucheron | Théâtre portatif des mondes intérieurs https://www.insense-scenes.net/article/boule-a-neige-de-m-el-khatib-et-p-boucheron-theatre-portatif-des-mondes-interieurs/ Sat, 11 Dec 2021 14:30:32 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4911


Par Arnaud Maïsetti

Boule à neige,
— Conception, texte et réalisation, Mohamed El Khatib et Patrick Boucheron
— Scénographie, Fred Hocké / Image, Zacharie Dutertre
— Collaboration artistique, Vassia Chavaroche / Production Collectif Zirlib


Sommes-nous les gardiens de ce monde, ou est-ce lui qui nous garde ? Cette question, posée, déposée plutôt, et délicatement, au milieu du spectacle – et comme en passant – pourrait nommer autant que l’énigme qui l’inquiète, la joie aussi de cette traversée. De quoi sommes-nous à l’abri et à quoi nous exposons-nous ? Un peu plus d’une heure, autour de la scène circulaire qui rejoue le Globe, mais depuis son dedans : ce n’est pas une conférence, pas une scène documentaire, ni une performance : tout cela à la fois et davantage. C’est que cette réflexion joyeuse sur l’Histoire, ce qu’elle peut et ce qu’elle fait, se donne aussi avec les armes du théâtre, celle de la parole donnée, et tenue, du geste arraché au présent, de l’écoute des vivants et de l’adresse aux morts. Une heure, un peu plus, où, dans l’objet le plus minuscule, engouffrer le tout du monde et de ses expériences : où, dans ce que l’on peut tenir pour insignifiant s’élabore patiemment, à hauteur d’hommes, une ronde historique de ce que nous sommes et de nos devenirs.


Théâtre anatomique : de l’infiniment petit

Pensé, rêvé, écrit il y a plus d’un an maintenant par le metteur en scène et dramaturge Mohamed El Khatib et l’historien Patrick Boucheron, Boule à neige a été créé à la veille du Deuxième Confinement. Le lendemain, il fallait tout ranger. Le monde se retrouvait sous cloche. Aujourd’hui, repris, on le regarde de l’autre côté de cela, alors que de nouveau tout menace. Les échos à l’enfermement, à ce qu’on protège au prix de l’asphyxie, à ce qu’on abrite de soi de plus précieux au risque de l’aveuglement du dehors : tout cela joue, terriblement, dans l’image miroir que le spectacle tend. Qu’est-ce à dire ?

Sur le plateau, une scène et au cœur d’elle, une autre : jeu de reprise et de circularité vertigineuse et évidente — à la circularité des gradins répond un autre cercle, au dedans : sur les tables qui entourent un centre vide sont posés des centaines de boules à neige, objets d’enfance, souvenirs que les touristes emportent comme une proie de l’ailleurs qu’ils apporteront chez eux, en miniature. Objets dérisoires et fétiches de passionnés : au seuil du spectacle, sur les écrans, parole est donnée aux collectionneurs, qui rassemblent chacun plusieurs milliers de ces boules neigeuses. Pourquoi ? Il n’y a pas de réponse. Quand il y en a, elles achoppent sur une simplification moralisatrice ou méprisante. La folie ? Le goût du kitsch ? D’emblée, observer cet objet issu de la culture populaire permet de voir cette opération par quoi une culture dominante jauge (et exclut) une autre. Vieille histoire, aussi vieille que l’histoire de l’art : aussi puissante que l’Histoire. Et justement, nous y sommes.

C’est qu’on devine, derrière ces récits de collectionneurs, bien davantage qu’une histoire de capitalisation, d’accumulation de richesses, on perçoit plutôt un jeu avec l’angoisse de la perte, le désir moins de posséder que de contempler ce qu’on a perdu. L’enfance, le passé, son propre devenir — pour chacun, l’inquiétude formulée, terrible et sans réponse : à qui léguer ces milliers de boules à neige ?

Cela commence ainsi, dans cette légèreté inquiète, cette mélancolie qu’on croirait insignifiante. Le plateau se révèle, à l’entrée des deux auteurs du spectacle, comme un cabinet de curiosités autant que comme un amphithéâtre d’anatomie. Ce qu’on va autopsier ? Les boules à neige ou leur histoire, l’histoire de cette histoire-là. La circularité de la scénographie joue avec l’image de cette sphère : cerne et protège ; nous sépare de l’espace du jeu et nous relie à lui.

Le regard sera donc plongé dans ce dedans, dans ce trou qui est aussi un plein : une boule à neige, où la paroi de verre est le théâtre lui-même. Alors on pressent que l’objet du spectacle, la boule à neige, est un pur jeu d’optique : un travail du regard où ce qu’on voit dans la boule à neige est ce que la boule à neige voit de nous. Un monde en petit ; le monde enfermé dans le dedans qui permet qu’on le tienne à distance, depuis le dehors. En cette vie, nous sommes plongés dans le monde, incapable donc de le voir, confondus en lui. La boule à neige : cette ruse par laquelle on se ressaisirait de ce dehors transformé en dedans.

Dans ce jeu d’échelle, du petit au grand, et du dehors au dedans, on n’est pas dupe du dérisoire : c’est même cette insignifiance qui rend le jeu essentiel, puisqu’on sait qu’en dernier ressort, on n’aura face à soi qu’une reproduction approximative de cette réalité : une fiction qui joue sur sa croyance. Mais croyance qui permet qu’on se joue d’elle, aussi.

Ce soir-là, au Bois de l’Aune d’Aix-en-Provence, les lumières connaissaient quelques ratés ; les vidéos s’enclenchaient dans l’aléatoire ; les sons se perdaient, l’équilibre technique avait peine à se trouver. Un temps, on se demandera si cela ne faisait pas partie du spectacle lui-même : mais non. Seulement, cette fragilité dans la fabrique du temps disait avec justesse ce qui allait avoir lieu, malgré tout, malgré les caprices de la machine, malgré la méchanceté du soir.

Résister à la hantise des origines

C’est avec cela que jouera le spectacle : l’esprit de sérieux appliqué sur un objet qui ne l’est pas — et inversement : une drôlerie cavalière dans le propos porté sur ce qui est le plus considérable. Par exemple, l’évocation d’une controverse juridique autour de la fabrication d’une boule à neige, qui s’est jugé à Nuremberg — (c’est « l’autre procès de Nuremberg »). La Grande Histoire s’engouffre soudain, par effraction, dans la minuscule : on ne s’éteindra pas ainsi, plus tard, quand à la neige qui tombe lentement dans la sphère répondra l’image des cendres mêmes de nos morts.

Pour l’heure, le spectacle ouvert sur la parole des collectionneurs est repris par les auteurs/acteurs. Le metteur en scène donne la parole à l’historien, et voudrait l’assigner à son rôle : l’interroge ainsi, au titre d’historien, sur l’origine de la boule neigeuse. Et bien sûr, l’historien, feignant de jouer son rôle, échappe à l’assignation. Évoquant Marc Bloch, Patrick Boucheron appelle à résister à la hantise des origines. Car confondre histoire et récit des origines pourrait entraîner irrémédiablement vers le pire, on le sait, dans une quête du pur qui échappe de toute manière toujours à la vérité, retombe inévitablement sur une construction rejouant les dominations. Il n’y a pas d’origine : plus on la cherche, mieux elle se dérobe. La première boule à neige existerait-t-elle qu’elle ne possèderait aucune vérité d’elle-même ou des autres. Et derrière la Boule à Neige Zéro se dessine ainsi tous ces mythes des origines depuis celle de Rome au moins — si l’origo est fondateur, c’est en tant que fiction, récit qui se raconte : au sens strict, histoire.

Oui, à mesure qu’on recule dans le temps, on avance dans la connaissance de soi parce qu’en ouvrant le champ des origines, on trouve celui des devenirs par les histoires qu’on se donne, qu’on s’échange pour faire durer le temps.

Et le spectacle d’amorcer sa dérive sans jamais perdre de vue son objet (la boule à neige) ni son sujet (l’histoire qu’elle renferme et rend possible). L’historiographie de ce passé, depuis l’infime, déploie en grand les horizons historiques : ainsi nous racontera-t-on une histoire tout autant que la manière dont l’histoire se raconte et nous parvient — dans ses aspects industriels, pour la conquête du marché de la boule à neige, ou commerciaux, dans la guerre franco-allemande qui se livrent au cours du XXe siècle, théâtre d’autres affrontements plus mortels ; ou ses enjeux politiques quand est évoqué, au prétexte d’une boule à neige commémorative, l’attentat de Lockerby ; voire en ses considérations géostratégiques (les eaux polluées du port de Hong-kong dans les boules à neige importées…) — et tout cela sans pesanteur, au rythme de l’échange, du rebond, de la pensée vivace quand elle s’affronte au grand tout par le détail.

Ainsi le spectacle navigue à vue, suivant son erre, vers le grand large. De la chronique glorieuse des inventeurs au récit laborieux des affrontements industriels, jusqu’à l’histoire de la représentation du monde vers le devenir hypothétique de nos souvenirs. Car que diront les historiens du futur quand il ne restera de notre civilisation que quelques boules à neige éparses ? C’est ce moment de fiction drôle et puissante où les deux auteurs interrogent les boules à neige comme s’ils ignoraient notre passé, depuis un futur oublieux de notre présent : Jeanne d’Arc ? Une amazone qu’on dirait Femen peut-être ; la Statue de la Liberté ? Une insondable représentation d’une prêtresse au culte perdu, sans doute.

Theatrum Mundi et Mondes du théâtre

Dans le jeu trouble entre les passés et les devenirs, entre le minuscule et le grand, entre le récit, la fiction et l’Histoire, c’est tout le théâtre qui se met dès lors en retour à s’interroger lui-même, sur ses moyens et ses forces, ses fragilités. Car c’est avec inquiétude que la scène s’empare d’elle-même, dans l’hostilité et la tendresse. C’est que la boule à neige s’offre en miroir du théâtre : dérisoire, et essentiel, indispensable, mais pas nécessaire, selon les mots de l’industrie culturelle de notre époque. À quoi sert une boule à neige, au juste ? À se souvenir ? Ou à être contemplée ? Peut-être ne sert-elle qu’à son propre geste de la retourner qui l’accomplit et l’abolit en même. « Une boule à neige, sans le geste, ça n’est pas la boule à neige », dira un collectionneur. Et c’est déjà, toute une définition du théâtre, minuscule et immense. Le théâtre n’existe que si on l’active, et il faut, comme la boule à neige, le renverser pour qu’il prenne vie contre la vie elle-même. Monde en miniature, dedans coupé du dehors par quoi on le voit, décor ridicule et grandiose du tout de la vie enfermé dans un espace réduit, le théâtre partage avec la boule à neige la grâce dérisoire « de n’avoir rien pour lui » : d’être en lui-même son propre tout en tant qu’il désigne autre chose.

Au cœur du spectacle, Mohamed El Khatib rappelle l’origine (perdue) du projet : raconter une histoire populaire de l’art à la Renaissance — s’il en reste des traces, c’est peut-être dans ce souci d’interroger l’art comme l’histoire des rapports de domination par le goût des élites, la boule à neige étant ce paroxysme de mauvais goût attaqué par ceux-là mêmes qui prétendent défendre les classes populaires tout en méprisant leur culture. C’est dans un précédent spectacle, STADIUM, par la rencontre d’Yvette, supportrice du RC Lens et collectionneuse de ces boules à neige qu’était né ce désir : ainsi se dit « l’archéologie de la tendresse » envers Yvette, la classe populaire, le théâtre tenu dans l’hostilité à l’égard d’un théâtre souvent conçu comme haut lieu du bon goût, autant dire espace d’exclusion.

C’est dans cette tendresse qu’est tramée l’écriture du spectacle — tendresse envers Yvette et les siens, par exemple Martine, cette seconde mère de l’auteur, la confidente. À sa mort, la famille propose au metteur en scène de venir chez elle glaner des souvenirs ; tandis qu’il commence à piocher dans sa riche bibliothèque, on lui propose plutôt d’emporter avec lui les boules à neige : « personne n’en veut ». Théâtre qui se fonde sur ce « reste » méprisé, théâtre de restes, du peu, du laissé pour compte, d’autant plus précieux que c’est aussi finalement dans ce qui reste que s’abrite ce qui importe des vies minuscules. De là s’esquissent, dans cette fin du spectacle, les lignes de fuite qui entraînent les boules à neige, à rebours du récit des origines, vers celui des finitudes et de ce qui reste après la fin : le deuil. Quand on meurt, les notaires liquident tout, sauf ce qui est placé sur les rebords des cheminées, bibelots, riens inestimables non par la hauteur du prix, mais par son insignifiance. C’est cela que Mohamed El Khatib emporte ; cela dont Patrick Boucheron fait l’histoire : ce peu qui vaut par le lien qui nous lie à lui, non par sa valeur propre. Dès lors, on voit tout autre chose. La neige qui tombe, lentement, au-dedans des boules à neige, témoigne d’un memento mori où ce qui s’effondre est plus que l’enfance. La neige semble des cendres à qui la regarde de ce côté de la vie quand la mort est à venir. Keith Richards disait que c’était ce qu’il avait snifé de plus étrange : les cendres de son père. Certains de ces collectionneurs disent leur rêve : que leur cercueil soit une boule à neige. Où leurs cendres voltigeront dans l’éternité [1]

Ce qu’on avait pris pour des joies inoffensives d’adultes restés en enfance deviennent de véritables autels portatifs que de son vivant on tiendrait dans la main pour contempler son propre devenir poussière, neige, vide dans le décor du monde.


Élégies

Quelle serait la boule manquante ? C’est la dernière question, celle qui reste, en suspens, celle que poursuivent tous les collectionneurs et qu’ils n’auront jamais. La première créée ? Il y en a tant, de ces premières boules qui sont comme autant de reliques de la Sainte Croix éparpillées par centaines. Non, pas la première : au contraire, la dernière. Mohamed El Khatib raconte que sa mère, très affaiblie à la fin de sa vie, ne pouvait se rendre à la Mecque accomplir le dernier des piliers de l’Islam : faire les sept rondes autour de la Kaaba. Il chercha longtemps sans la trouver cette dernière boule, jusqu’à en dénicher une, approchant : sorte de cube qui n’avait rien d’une boule à neige, sauf qu’elle abritait cette reproduction en miniature du lieu sacré. C’est dans le geste de la mère que refait le fils que s’achève le spectacle : faire le tour de l’objet, sept fois, avec le doigt seulement, comme une façon minuscule de réaliser ce qui est le plus sacré — comme une manière de rejouer le théâtre et la boule à neige ensemble, ces rapports d’échelle, cette saisie de l’infime porté vers l’infiniment grand, cette tendresse capable de conjurer la douleur et la perte en la rejouant.

Gardiens du monde enclos dans quelques sphères, nous sommes aussi enclos en lui ; nous nous entourons tous de ces boules à neige capables de revêtir mille formes, qui ne sont parfois pas des boules à neige, mais possèdent ce même pouvoir de « conjuration contre la méchanceté du monde », et nous permettent de nous affronter au désastre sur lequel nous allons : talisman, fétiches, objets de rien qui donnent à voir les mondes qui nous habitent — autant de mondes autres capables de donner le change à la laideur de celui qui prétend régenter la réalité levée autour de nous, hostile ; objets minuscules qui donnent le désir et le manque. « Or du temps », disait Breton, qui s’était entouré lui aussi de ces restes glanés dans l’épars — comme Walter Benjamin, autre collectionneur de boules à neige, autre glaneur de l’infime dans quoi il cherchait les traces des signes, l’aura dissipé des choses.

Un peu avant la fin, une boule avec été renversée au passage, comme par mégarde (une seconde, on croira même que c’était un accident du spectacle : jeu du théâtre contre lui-même, jeu avec la croyance et l’illusion que le théâtre pourrait être renversé par la vie) — fracassée sur le sol, la boule gisait éclatée, répandue, vers brisé, perdue à jamais. Et toute la fin de spectacle se jouera donc sur ces débris de rien ; on entendra alors crisser sous le pas ce qui a été perdu et qui se prolonge dans le bruit imperceptible de la catastrophe.

Patrick Boucheron, au début du spectacle, nous l’avait dit : « Nous marchons dans les ruines de notre avenir ».



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AVEC HEDWIG. LE JOUR ET LA NUIT DU THÉÂTRE. https://www.insense-scenes.net/article/avec-hedwig-le-jour-et-la-nuit-du-theatre/ Wed, 01 Dec 2021 13:47:52 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4902 Par Mayeul Victor Pujebet

Une mise en scène de Malte Schwind
Avec Naïs Desiles
Des lumières de Iris Julienne

Mais qu’est-ce que ce spectacle a fait de moi ? J’ai cru vivre quelque chose mais c’est tout à fait autre chose qui m’arrivait. Spectateurs, comme nous sommes fragiles ! La scène est là pour nous servir – elle a besoin de nous – et elle nous tient au même moment à sa merci. À la fin, me voilà pris. Je me sens piégé. Je le vois bien, on n’a pas voulu me tenir au courant de ce qui se faisait. Et c’est au creux de mon ignorance que le spectacle a joué sa vie.

Tout théâtre ne s’engage-t-il pas dans cette humble prétention : qu’il y a quelque chose à vivre. Une chose que, lui-même, ne peut pas anticiper complètement, et qui ne peut pas préexister à la représentation.

Alors, si cette chose, en effet, a été vécue, il devient presque impossible d’y revenir. Une fois passé, le spectacle n’existe plus. Il a provoqué son propre oubli. Pour nous, spectateurs, tout est comme irradié – brûlé – dans la lumière violente de l’Après-coup.

À vrai dire, je suis encore sonné par la frappe qu’Hedwig Tanner m’a infligée.

 

LA NUIT.

Une femme avec une chaise loin de nous. Hedwig avance, elle se confie, elle doute d’elle-même et rêve à changer les contours de sa vie. C’est nous Simon, son frère, mais nous le sommes de façon approximative. Hedwig ne nous dupe pas elle-même : nous sommes encore bien moins que cela. D’ailleurs cette parenté ne saurait simplement s’imposer à nous. Et pour un moment, Hedwig s’en accommodera volontiers : un frère c’est peut-être trop peu quand il y a toute une salle devant soi, une foule discrète de regards qui ont bien voulu se poser là. Alors restons quand-même un moment, l’un pour l’autre, des étrangers. Surtout pour cette nuit où Hedwig réclame tendrement sa liberté. Elle l’obtiendra plus aisément dans une partielle obscurité et un anonymat à demi.

Pour autant, Hedwig n’ôte pas devant nous son habit du jour ; elle l’arrange pour ses nouveaux rôles – les plis de sa robe bleue, ses cheveux épinglés, ses pieds rehaussés dans des chaussures noires qui les serrent davantage que ne le demanderaient des pieds, et ses jambes que des bas estompent. Cet habit qui le jour fait de la jeune femme une institutrice respectable – la respectabilité, en vrai, lui fait mal – mais qui la nuit nous dit autre chose d’elle. C’est comme si le même habit, devant nous, changeait discrètement ses significations et sa valeur. Hedwig est une figure du courage. Benjamin l’a bien senti chez Walser : « il ne sait du reste montrer que des  »héros » ». Et l’héroïsme d’Hedwig monte comme une pâte sous l’influence mesurée de sa levure. Il compose devant nous sa solennité. Directement, c’est ce qui nous marque : une gravité générale qui n’est pas simplement le fait de cette voix profonde que Naïs va puiser au fond d’on ne sait quel égout secret. À l’intérieur de son doute, Hedwig ne vacille pas, elle se précise. C’est une rêveuse rigoureuse – elle connait à la lettre ses fantasmes, et si elle nous les récite ce soir c’est moins dans le but de s’y perdre que dans celui de se rendre plus exacte. Comme le funambule de Genet qui a éprouvé la nécessité de s’ordonner ; comme la danseuse Antonia Mercé, quand en parle Garcia Lorca : à la recherche de son profil, contre le haut péril d’obscurité.

Qu’elle est solide alors, Hedwig, dans sa fragilité ! Et son habit soudain lui donne une forme retenue de majesté. Sur la scène, Hedwig se change en paroles et en images. Par divers essais de soi, elle cherche sa place, étudie des postures, tente des rythmes : se précipite sur un fantasme ou, très lentement, l’articule. La jeune héroïne peut bien invoquer une violence. Être violent, pour cette nuit et sur cette scène, ce ne peut pas être : déchirer le voile qui toujours tamise la vie, comme une lamentable paire de bas résille. Ça n’est pas non plus : crever la membrane entre le monde et soi. Non, d’une certaine manière, la jeune femme – et l’actrice – choisissent de resserrer la résille. De raffermir le voile. De trouver cette existence propre à la membrane. N’est-ce pas la seule réponse possible pour cette Nuit, devant la vie du jour qu’elle ne peut pas atteindre ? De même, Nicolas de Cues comprenant qu’il ne lui fallait pas d’abord franchir le mur qui séparait son ignorance de la connaissance de son Seigneur et Bien-aimé, mais être dans le mur.

Le mur où Hedwig se tient, vivante, c’est son Image. Elle nous la tend comme une main pauvre pour l’aumône. Car la majestueuse Hedwig ne cessera pas pour autant de trembler en s’approchant. Elle se fixe et en même temps se fuit. C’est bien là une soeur cadette de Walser : sa noblesse ne peut être reconnue que dans la maison des Petits. Alors, c’est si tenu, cette frêle ampleur qui est la sienne. Et qu’elle semble fragile, Hedwig, dans sa solidité !

Qu’est-ce qu’est devenu le spectateur dans tout ça ? Moins qu’un frère, c’est évident. Un qui écoute, un qui regarde. Un qui reste un peu bêtement fasciné. On nous a fait assoir dans la grand-salle des désirs d’Hedwig pour, de l’intérieur, nous en refuser l’accès : on nous tient à distance ; on nous garde au seuil de ses images. Finalement, nous ne sommes jamais les confidents qu’on aurait cru pouvoir devenir : devant nous, Hedwig ne cherche pas à être plus vraie mais à être plus délivrée d’elle-même. En cela, le spectateur est un adjuvant : je suis l’allié de cette intime féérie qui se précise. Car c’est par notre retrait, et notre insistance à rester, que la faible lune blanchâtre des néons s’arrête un peu plus longtemps sur ce visage spectral, et avec plus d’empressement y creuse l’espace d’un profil libre.

Mais la nuit tombe. Et au cœur de cette obscurité profonde dans laquelle Hedwig se couche et se tait, le spectateur exige d’être également englouti. Il a bien collaboré ; maintenant qu’on l’emmène ! Qu’il prenne part lui aussi au Grand Silence ! Heureusement, la scène n’est pas sourde à sa réclame, elle le prend généreusement avec elle, sous ses larges ailes de dragon assourdissant.

Mais qu’est-elle au juste cette dévotion si facile que l’on éprouve, dans les théâtres, pour ces offrandes de nuit ?

 

LE JOUR.

Une brise légère passe par toute la scène. Un projecteur joue à faire le soleil. Naïs, les cheveux défaits, nous accueille avec un grand rire. Elle et Hedwig peuvent ranger à présent leur courage et leurs airs de Reine du sommeil. L’aube les cueille dans un inattendu état de gaité. Toujours cette gaité chez Walser, qui tient de la magie et peut-être aussi d’une vivace résolution de superficialité. Hedwig n’est plus une à qui manque, elle est l’autre qui possède. Une privilégiée qui réalise, dans un brin de grossièreté, que tout depuis toujours se trouvait à sa portée. Alors Hedwig peut être semblable à cette matinée qui la surprend : frivole et solaire. Moins jouée par ses images que soi-même enjouée. On la voit qui lutte avec une couette trop blanche et trop grande pour sa légèreté. On remarque : c’est vite bête une couette. Ce qui n’est pas anodin chez Walser : « Jamais personne n’aura l’air plus bête et joyeux que moi » disait fièrement le narrateur d’un des microgrammes. Et ce n’est pas sans fierté que la grave Hedwig devient coquette – avec elle, on devient presque amant au bord du lit (d’un lit qui du reste est placé loin de nous).

À vue, le théâtre ose sa dérision. Il se défait de ses images et inflige une large et heureuse cicatrice à sa magie. Le spectateur susceptible se sentira peut-être un peu humilié par ce revirement ; certains refuseront même de voir cette vraie nudité d’Hedwig qui se joue dans son insolente jovialité. Après coup, on sait pourtant comme cette très légère blessure qu’on nous inflige est la minuscule porte par laquelle Hedwig passera pour être admise en nous. Ne pensons pas trop alors que le jour se moque de l’ancien théâtre de la nuit. Simplement le jour sait s’en servir. Et mieux se révéler contre lui.

Une étrange logique se joue à présent : la superficialité, mieux encore que la solennité, nous implique. Le relâchement nous compromet. Les grands rires d’Hedwig nous font rire ; ses soupirs nous font soupirer. De manière générale, peut-être que l’actrice et le personnage ne peuvent être d’abord que cela : des êtres attachants. Mais peu à peu s’approfondit l’attachement. Sans jamais alourdir, mais par touches minutieuses de légèretés. Les coquetteries, sans qu’on s’en rende compte soi-même, ne jouent plus en notre surface. Elles se déposent plus en bas de nous-mêmes. Comme une pile de feuille blanches qui finit par atteindre le ciel.

D’ailleurs : le lit ne s’est-il pas drôlement rapproché ? Et qu’a-t-elle cette Hedwig, droit devant nous désormais, à nous donner rendez-vous ainsi sous les larges lucarnes de ses yeux ? Naïs a ce pouvoir singulier, et qui se joue dans cette manière qu’elle a de toujours regarder plus loin que ce qu’elle peut raisonnablement voir : elle nous fixe, et très singulièrement, sous son regard, je suis écarquillé.

Il aurait fallu prévoir – il y a certaines gardes qu’il ne faut jamais baisser. Avec quelle simplicité Hedwig s’est assise sur le pauvre lit de mon être. Hedwig, inquisitrice et superficielle. C’est évident : je suis l’acteur d’un drame que je n’avais pas suspecté. Et la jeune femme a désormais des droits sur moi.

Le spectateur est frère – mais c’est une tâche plus difficile que ça en a l’air. Hedwig nous connait bien – et forcément mieux que nous-mêmes. Elle nous humilie tendrement, c’est sa manière à elle de nous prêter une valeur. Elle nous révèle le rôle que l’on aura à jouer : partir. Le frère – le spectateur – sera pour toujours : celui qui doit s’en aller. Celui qui a refusé, peut-être, qu’on le fixe quelque part, dans quelque amour que ce soit. Mais ce qui, du côté du frère, a sûrement ses visées, nous devons l’assumer, nous autres spectateurs, dans une plus totale absurdité. Nous voilà placés devant la pure responsabilité de sortir.

Et il aura fallu que, par-delà notre volonté, on nous engage dans cette voie-là du départ pour que cruellement l’on éprouve comme on se sent à l’inverse d’un frère prodigue.

Elle était donc plus qu’attachante notre jeune sœur improvisée. C’est par un arrachement qu’on veut nous faire comprendre comme nous lui appartenons désormais. Nous autres – le second enfant Tanner – que la Scène compte parmi ses familiers.

Après avoir pleuré, Hedwig reste assise.

En elle, nous avons d’abord rencontré une femme grave, et noble même dans sa modestie. C’est une enfant que nous devons quitter.

Pour moi, quitter finalement la salle – certes en dernier – n’a que précisé le sentiment que je ne serais pas capable d’en sortir. Au dehors, d’ailleurs, j’ai vite regagné une chaise pour m’assoir : retrouvant cette posture à laquelle j’avais bien senti que le spectacle me condamnait – être celui sur le départ mais qui reste, celui qui reste mais qui doit partir.

La première chose que j’ai réalisée, c’est qu’un grand Départ, d’abord, ne nous déloge pas, il nous fige. Et cette posture dans laquelle j’étais figé devait faire mal à voir tant il m’a semblé être assis sur mon vide. La tête baissée au milieu de tous les gens qui parlaient – les deux coudes sur les genoux, une main sur le visage – le pouce qui remonte la tempe, et l’index déplié tout du long des arcades – je mets la main ainsi, il me semble, pour faire comme un qui réfléchit, mais je tremble. Et de faire semblant de réfléchir en regardant le sol, j’ai fermé les yeux et j’ai pleuré davantage.

Ce spectacle m’a fait connaître un sentiment que je ne savais pas même qu’il existait – mais c’est plutôt : qui avant lui n’existait pas. La honte qu’il y a à sortir d’une salle de théâtre. La honte qu’on devrait avoir à sortir d’un drame. À quitter cette sœur, ce qui sera forcément : l’achever, l’enfoncer dans ce purgatoire où Hedwig ne sera plus là pour Naïs, et Naïs plus là pour Tanner.

Mais je suis sûrement trop sentimental. Et c’est peut-être en deçà de la honte qu’on nous mène – car l’enfant Hedwig n’a pas le dramatisme des départs. Douillettement, elle reste recroquevillée dans sa pudeur. Et nous autres, on nous conduit dans les hangars poreux de la gêne : le spectateur est gênant quand il retarde trop le moment du départ.

Car nous le savons bien au fond : ce n’est que Naïs devant nous, et elle a naturellement froid aux pieds. Alors c’est gênant à la fin de rester là. C’est gênant de trop y croire.

Voyons :

ce n’est pas toi le frère ;

cette histoire n’est point ton histoire ;

tu n’as pas prévu pour maintenant ton départ ;

tu es prodigieusement fidèle ;

du moins, tu voudras l’être à présent.

Alors sors tout de même, cesse de reluquer honteusement tes propres pieds, et ne t’avise pas maintenant de pleurer.

Derrière moi, Malte a fermé les grandes portes noires. Et à la fin du matin d’Hedwig, je retrouve ce geste que le spectacle avait inventé pour finir la longue tirade de sa nuit – par deux fois : engloutir.

 

Mayeul Victor Pujebet

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Deadline (Grand Reporterre #4) : Prométhée perd foie en l’énergie fossile https://www.insense-scenes.net/article/deadline-grand-reporterre-4-promethee-perd-foie-en-lenergie-fossile/ Tue, 23 Nov 2021 16:40:28 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4892 Deadline (Grand Reporterre #4) par Citizen.Kane.Kollektiv, Éric Massé, Heidi Becker-Babel, Loïc Risser & Julia Lauter, Théâtre du Point du jour (Lyon), 21-23 novembre 2021

©Tom Dachs

Angélique Clairand et Éric Massé, directeurs du Théâtre du Point du jour dans les environs de Lyon depuis janvier 2019, ponctuent leur programmation de deux rendez-vous annuels autour de sujets d’actualité via des rencontres entre journalistes et artistes sur un temps court de répétitions.

Deadline, quatrième rendez-vous en date, traite de l’impact des énergies fossiles sur la santé et le climat. Précisons que le thème du réchauffement climatique traverse la « saison » 2021-22 – le mot sonne d’ailleurs étrangement aujourd’hui – avec La Faute (sur la montée des eaux) de François Hien et Éric Massé ou Mort d’une montagne (sur la fonte des glaciers) de Jérôme Cochet. La démarche documentaire, qui n’exclut par son heurt avec un trouble esthétique, est une autre ligne de force (Familie de Milo Rau notamment). Dans le hall d’accueil, sont exposés les travaux de la photojournaliste Kasia Strek sur les mines de charbon de sa Pologne natale. Bref, le spectateur est convié à un véritable parcours…

Bien plus qu’un spectacle de circonstances (ou une « performance », peu importe), ce qu’il est aussi, Deadline met en place un agencement où l’on perçoit très concrètement comment l’énergie, justement, y circule, se dépense, se consume, etc., pas seulement l’énergie physique des acteurs, ou celle nécessaire aux conditions techniques de la représentation, mais aussi (et surtout) l’énergie du sens de ce qui nous est proposé et adressé.

Tout part du lointain : sur le mode de la conférence, la journaliste Julia Lauter lit des énoncés à caractère informatif issus de ses investigations sur les mines de charbon de la région de Leipzig, la centrale nucléaire du Bugey non loin de Lyon et l’industrie automobile à Stuttgart, ville de Mercedes-Benz. Ceux qui aiment apprendre quelque chose en allant au théâtre seront satisfaits, certains sortiront en se disant qu’ils savaient déjà tout ceci, etc.

©Tom Dachs

Mais un premier seuil de transformation a lieu au centre du plateau, sur le mode cette fois de la musique live, rock, batterie tonitruante, galvanisante. Le deuxième est constitué d’un rideau blanc diaphane, qui ménage un peu de flou, et où sont projetés des entretiens-vidéos, des sources documentaires. Le troisième et ultime sas est à l’avant-scène, espace de l’humour et d’une inventivité métaphorique. Ainsi, Prométhée, fil rouge du spectacle, n’est plus ce titan de la mythologie grecque, voleur de feu, châtié par Zeus, mais un alcoolique dont le vautour se délecte du foie jaunie afin de le faire repousser à neuf, et ainsi de suite : manière burlesque, imagée, de signifier notre dépendance aux énergies fossiles, non plus pour répondre à des besoins ni même à un confort de vie mais à la persistance d’un système capitaliste énergivore qui prospère grâce à elles. À un autre moment, on dissèque un cadavre dont sont extraits boulons, écrous, chaîne, etc., comme on disséquerait une industrie automobile qui voue encore un culte aux moteurs à combustion. Ailleurs, un expert du nucléaire, plein de morgue – c’est le cas de le dire –, discute avec une femme de ménage qui nettoie le plateau, lui pose des questions très terre-à-terre sur l’enfouissement des déchets, et détricote le mythe du nucléaire comme « énergie propre ».

En somme, ce passage d’un régime purement informatif à des figurations qui produisent des décalages (parfois comiques), du jeu dans la mécanique du théâtre documentaire, permet au spectateur d’y entrer, dans ce jeu, et pourquoi pas de dégripper certains automatismes de pensée. Julia Lauter et le Citizen.Kane.Kollektiv, dont le français n’est pas la langue maternelle, parviennent à se faire entendre. Éric Massé et Loïc Risser tiennent et cassent la baraque.                     

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Farm Fatale : l’écologie en carton-paille de Ph. Quesne https://www.insense-scenes.net/article/farm-fatale-lecologie-en-carton-paille-de-ph-quesne/ Sun, 21 Nov 2021 11:51:16 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4886 Farm Fatale de Philippe Quesne, Théâtre de la Croix-Rousse (Lyon), 17-19 novembre 2021

Photo: Martin Argyroglo

Dans ce spectacle créé il y a 2 ans pour le répertoire du prestigieux Kammerspiele à Munich,  Il ne s’agit pas de faire de l’écologie un épouvantail, ou d’agiter l’épouvantail écologique, comme certains politiciens, mais de renverser le stigmate, de jouer avec, de le prendre au pied de la lettre.

D’épouvantails, en réalité, il n’en subsiste plus beaucoup dans nos paysages ruraux où dominent l’industrie agro-alimentaire et l’agriculture intensive. Elles ont d’autres armes pour effrayer les oiseaux que ces armes artisanales, proto-théâtrales : pas de marionnettes bricolées et plantées dans les champs de maïs OGM ou arrosés au glyphosate.

D’épouvantails, en réalité, il n’y en a plus que dans la mythologie, un folklore horrifique, kitsch, recyclé par la pop culture (L’Épouvantail est par exemple un super vilain qu’affronte Batman dans l’univers DC comics), lié à un monde paysan enfoui dont, qui sait, pourraient surgir quelques revenants et autres morts-vivants vengeurs?

Ce qui suit est une tentative d’épuisement d’un lieu, ce qu’est avant tout ce spectacle d’épouvantails proposé par le plasticien-scénographe-metteur en scène Philippe Quesne, sans hiérarchiser les hypothèses :

– 5 artistes (Gaëtan Vourc’h, qui travaille depuis longtemps avec Ph. Quesne, Raphael Clamer, Léo Gobin, Michèle Gurtner et Nuno Lucas) pénètrent dans une galerie d’art contemporain, et s’adonnent à une performance. Leur accoutrement évoque celui d’épouvantails. Les masques qu’ils portent ressemblent tantôt à celui de Leatherface (Massacre à la tronçonneuse), tantôt à celui du tueur d’Halloween. Ils transportent de fausses bottes de paille, légères comme des plumes. La blancheur aseptisée de la salle contraste avec une esthétique du grotesque. L’apparence effrayante des épouvantails est démentie par leur grande bienveillance. D’un bout à l’autre, il est question de ce que peut encore l’art face au désastre écologique.

– 5 musiciens donnent au public un concert-live, de la country au rap, maniant guitares électriques et instruments plus improbables. Concert entrecoupé d’interludes, de digressions, de discussions. Les textes sont engagés et ludiques, amplification de certains slogans militants du milieu écologiste. Ce sont donc des chanteurs à texte mais déguisés en épouvantails, un peu comme dans certains groupes de rock (Les Béruriers Noirs, ou bien Slipknot et autres Rob Zombie).

– La scène nous plonge dans un monde post-apocalyptique. La « fin de partie » (Beckett) a eu lieu. Tout est devenu d’une blancheur d’os. Les quelques survivants se nomment eux-mêmes des « épouvantails » tant ils sont difformes, peut-être à force d’avoir été exposés aux radiations ou à la pollution. Leurs voix sonnent étrangement, suraiguë, très grave, avec des échos… Clowns d’autant plus attentionnés les uns envers les autres que du vivant il ne reste quasiment plus rien – une abeille aussi invisible qu’une puce – ils tuent le temps en ressassant les errements du passé, en écoutant les archives sonores d’une nature éteinte, en jouant de la musique, en épiant un voisin psychopathe ou en se tournant vers un nouvel avenir radieux via l’éclosion espérée de gros œufs phosphorescents…

– Ph. Quesne nous adresse une fable, un apologue, un conte, où le merveilleux est de mise, un autre ordre de réalité est imaginé pour mieux faire réfléchir aux dérèglements (climatiques) du nôtre. Il était une fois des épouvantails qui parlent, qui interviewent une abeille, qui recueillent les œufs multicolores d’un gentil yéti, etc.

– Des militants écologistes se réunissent dans un lieu, s’y réfugient, l’occupent, tentent de sortir du désarroi et de réinventer des modes d’action, en s’inspirant par exemple du carnaval, d’où leur accoutrement. « Ces hommes et femmes qui aspirent à un monde meilleur sont avant tout de doux rêveurs, des poètes, des militants, […] tentent malgré tout d’échapper au capitalisme déchaîné qui détruit les forêts, les terres, les océans, et de sauver les vies multiples de ce qui grouille, parle, poétise et pense tout autour de nous » (programme de salle). C’est la veine « écopoétique » du spectacle. Elle est perceptible dans le rapport aux objets, où l’on peut faire tout avec presque rien, faire exister une abeille en formant un creux avec ses deux mains, fabriquer une mouette avec des sacs poubelles, poétiser le déchet plastique, et même des lampes ovoïdes. Elle est aussi audible dans le rapport à la langue, par des décalages dus à la sonorisation des voix, mais aussi des jeux de mots (« Farm fatale », « bee-sexualité », « egg-spérience »…), ou le mélange post-Babel, autre effondrement, des langues (anglais, français, allemand).

Photo: Martin Argyroglo

Bref, on en finirait pas d’épuiser la partie. Mais où est la petite bête (car il y en a une) ? S’il y a écologie ici, elle est dans un recyclage (postmoderne) où tout finit par se neutraliser. Un clin d’œil au « matsutake », à destination des lecteurs du Champignon de la fin du monde : sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme (2015) d’Anna Tsing, côtoie un langage gestuel et des tours de parole du type Nuit Debout, en alternance avec l’échafaudage de cabanes en mode zadiste. Un épouvantail se prénomme « Pécuchet », et sa comparse « Sissi ». Les Inrockuptibles trouvent cette « fable écolo irrésistible » (programme de salle). L’affect principalement cultivé est l’amusement auto-réflexif. La fourche des paysans est détournée en perche à micro. Un panneau Umleitung affiche cet art du « détournement » et de la « déviation » tous azimuts. Aussitôt soulevée, la question de la violence est évacuée : pas de résurgence à craindre d’une « guerre des pauvres » (Éric Vuillard), d’un nouvel avatar de Thomas Müntzer, de jacqueries ou de révoltes paysannes.

Ph. Quesne présente un produit indéniablement bien empaillé mais somme toute inoffensif. Il se complaît dans une mythologie de l’indé, au sens du rock indé, de la musique indé, des radios indépendantes des années 1980 où le bricolage dans un garage tentait d’exploiter les failles du système capitaliste, mais qui ne correspond plus du tout à sa position effective de tête d’affiche des scènes européennes, avec une griffe reconnaissable entre toutes (la taupe-mascotte, les costumes où disparaissent les acteurs, le concert live, etc.). Il sert désormais au public des représentations de la culture indé, à laquelle il a vraiment participé à ses débuts. L’arme fatale retourne à l’état fœtal.                             

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Bros, de R. Castellucci | L’œuf et les poulets https://www.insense-scenes.net/article/bros-de-r-castellucci-loeuf-et-les-poulets/ Tue, 02 Nov 2021 14:36:08 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4865

Bros
Conception et mise en scène Romeo Castellucci
Théâtre des Salins, Martigues
le 27 octobre 2021


Alors, Ovo aut Pollo ? L’Œuf ou La Poule ? Telle serait la question pour Castellucci comme pour toute métaphysique transcendantale en quête désespérée de l’origine : on sait la formule aussi vaine que stérile, mais il faut « croire » (puisqu’il semble que là est l’enjeu chez ce metteur en scène) que la vacuité est un terrain de jeu possible quand on a le goût du désespoir. De quoi s’agit-il ? De savoir ce qui est à l’origine de l’obéissance. Est-ce les forces de l’ordre qui rendent obéissant — ou le devoir d’obéissance qui engendre les forces de l’ordre ? Et par-delà, la Loi Divine, paradigme de tout ordre, ou cause ultime et première ? Le Sacré, modèle ou généalogie ? Vastes questions qu’on parcourra ici en un peu plus d’une heure, au pas de course, et sous la matraque d’une trentaine de pseudo-acteurs déguisés en flics des années 30’, vrais gens à qui on assènera les ordres dans l’oreillette qu’ils exécuteront comme on exécute un prisonnier. Au pas de course, donc, comme dans ces manifs quand on est poursuivi par la maréchaussée qui s’estime agressée par la foule — décidément, la poule et l’œuf. Ces questions, il est donc fatal que Castellucci ne fasse que les effleurer, et sans doute ce n’était pas même son projet. Quel était-il, alors ? Dans la pure levée de ces images, peut-être, impressionnantes et pesantes, lourdes de l’imagerie judéo-chrétienne et gréco-romaine. Mais quand la métaphysique est un prétexte à fabriquer des images, elle n’est que ce bavardage de salon qu’on reçoit à distance, surtout quand on n’est pas de ce salon, ou seulement comme pique-assiette.

Ça commence quand on entre dans la salle des Salins. On nous tend le programme et on nous propose des boules quiès. Peut-être que tout est là déjà. Oui, au moment où on s’installera, deux lourdes machines feront un boucan du diable, et le vrombissement sera à peine tolérable — autour de moi, on ne tardera pas à enfoncer dans les oreilles ce qui rendra le son plus acceptable, comme pour l’entendre à distance et dans le confort moelleux des dites protections. Il y aurait là comme un symptôme : la violence, oui, mais sans la douleur ; la saturation sensible, mais reçue avec soin. La neutralisation des affects jusqu’à rendre neutres tous affects ?

Après les ballets des machines, qui n’auront hurlé que pour installer ce climat de peur (anesthésié) et nous avertir que nous entrons dans un monde automatisé, puissant et hostile — l’image, pure, de sa propre image au service d’elle-même : chez Castellucci, l’image se confond avec sa légende —, il entre. L’image, par contraste avec la machine, est saisissante : celle d’un corps vieilli que la démarche pénible rend plus vieux encore, visage épuisé, drap jeté sur lui, bâton à la main qui le soutient à peine. Une pure image de prophète, c’est justement ce qu’il est. Il lancera sa plainte au-delà de nous-mêmes, les mots de la Bible, celle du Livre de Jérémie — atroces et sublimes mots qui prophétisent la destruction des peuples impies ou désobéissants. Nous y sommes. La désobéissance qui appelle à la sanction. Mais désobéissance de quoi, de qui ? La langue de Jérémie n’est pas seulement lointaine, venue du fonds des âges et des cultures, elle est aussi littéralement étrangère — c’est en roumain que l’acteur la lâche sur nous, ou par-dessus nous, avec force gestes suppliants, à l’adresse plutôt du Dieu vengeur de l’Ancien Testament. Nous, en face ? On est moins destinataire de la parole que d’un jeu, outré et spectaculairement sublime, ostentatoire dans sa diction — et peut-être est-ce contre nous que les mots se disent ? On ne sait pas ; on regarde : on est déjà en dehors, de ce côté étranger des mots, devant l’image seulement.

Puis il se tait ; s’éloigne. Entre peu à peu une foule de policiers à l’allure policière, costumes plutôt que corps, avec force moustache et matraque, insigne, casquette, et tout l’attirail. On nous a prévenus — avec les boules quies, le programme, tout aussi explicites dans ses intentions —, il s’agit en fait d’acteurs amateurs, des gens ramassés autour du théâtre à qui on a fait signer un contrat, plusieurs règles du jeu dont toutes se résumeraient à une seule : obéir, quoi qu’il en coûte. Munis d’une oreillette qui leur crache des ordres, ils devront se soumettre, c’est le jeu. Et justement, le jeu, au sens de l’espace vide qui rend possible le mouvement, sera réduit au minimum : ils feront les gestes qu’on leur dit, quoiqu’il se passe des autres ou d’eux.

Succèderont donc pendant une heure et demie des tableaux, littéralement tableaux vivants, voire des tableaux véritables — cadre amené cérémonieusement sur scène d’un singe, de Beckett, d’un paysage… —, et les « acteurs » de contrefaire ce qu’on leur dit. Postures figées de grandes images (le Serment des Horaces par David ; une ou deux Pietà ; un radeau de la Méduse…) ; gestes répétitifs relevant de leur fonction (plus ou moins : tabasser dans le vide) ; parfois quelques gestes chorals…

Qu’est-ce à dire ? Devant l’image, on est comme devant un cadavre : on se tait et on rêve. On tente de travailler. On fait des liens, on traduit. Et le spectacle, muet, impose un bavardage épuisant, au sens où il s’épuise lui-même dans le vertige vain de sa signification. Je ne cesserai pas, jusqu’à la fin, de traduire les ordres visuels en mots, et les mots d’ordre en intentions ; je me perdrai dans cette suite verbeuse de mots qui recouvrent l’image, et les oreillettes, invisibles, finissent par prendre toute la place et par tout occulter. Dispositif partout, expérience nulle part.

On formule des hypothèses. Ainsi, entre Jérémie et les flics, il y aurait un lien de causalité. La tradition judéo-chrétienne aurait donné naissance, par perte de vue de son objet et automatisation, à cette aliénation qu’incarnent les forces de l’ordre. Et de là cette levée à l’allégorie : nous sommes, nous-mêmes, image de ces forces de l’ordre, obéissant à leur égard et à tous égards, obéissant aux ordres invisibles, lois morales, lois tout court. Autres hypothèses : il n’y aurait pas tant causalité qu’entrelacement. La parole divine répandue comme un sac (ou comme le sang d’une victime de bavure policière) se mêle aux gestes des flics, aux ordres, aux gestes de mise à bas qui dressent. Une autre encore : tout est violence, ou plutôt brutalité, et plus encore l’ordre quand il essaie de se maintenir — ainsi de Dieu réclamant la destruction des cités maudites, faisant le vide autour de lui. L’idéal de Dieu et de la Police est une place nette d’où se dégage l’odeur de l’encens ou des gaz lacrymogènes.

On se perd longtemps dans ces rêveries inoffensives.

Il y a surtout, partout, où qu’on porte les yeux, le poids désespérant — car plein d’espoir — de la transcendance. Les ordres viennent d’en haut, c’est bien connu, et c’est le dieu caché cher aux Jésuites qui les délivrent ; les tableaux sont pleins jusqu’à la gorge de références culturelles venues elles-aussi d’en haut. Il y a le regard de Beckett qui contemplent tout cela, d’en haut lui aussi, le pauvre, le poète des clowns aux pieds douloureux, celui qui chante tous ceux qui tombent, et qui est réduit ici à une note de bas de page universitaire. Cette plénitude bavarde dans le vide silencieux accable : elle n’est pleine que d’elle-même. Et elle se révèle vide.

Peu à peu, l’indifférence se transforme malgré tout en gêne, politique et honteuse. Les flics n’ont que des flics sous la main, alors quand ils cognent, ce sont d’autres flics, et ils s’aspergent le crâne de faux sang. Ou ils se menottent les uns les autres (« comme je vous ai menottés » ?). Mais où sont les corps massacrés sous les coups véritables ? Où sont Zyed et Bouna, et Adama Traoré ? Et Zyneb ? Des ombres qu’on frappe encore et qu’on ne se donne pas la peine de lever. Oui, aujourd’hui, jeter sur un plateau des flics violents d’en haut d’une eschatologie chrétienne n’est pas seulement lâche, c’est d’une certaine manière se rendre complice des brutalités en refusant de voir ce qui la structure, socialement, et politiquement. La police tue, et pas seulement des ombres et des images : en faire l’économie sidère, révolte. Il y a longtemps que Castellucci récuse toute portée politique de son travail — le retour de bâton est édifiant.

Vers la fin du spectacle, quelque chose, certes, affleure, qui s’émancipe du spectacle et de son arrogante transcendance. Deux scènes insoutenables, qu’aucune boule quiès ne peut cette fois neutraliser. C’est d’abord une scène de torture, littéralement : après avoir allongé un homme, on jette, sur le visage recouvert d’un drap, trois jerricans d’eau. Reconnue comme traitement cruel et inhumain, la technique de Waterboarding a été largement utilisée par les États-Unis dans sa « guerre contre le terrorisme » — de tels actes ont été documentés par les victimes, qui témoignent du sentiment de mort interminable. Cette technique est d’autant plus efficace qu’elle ne conduit jamais à la mort, mais au sentiment qu’on va mourir. On appelle cette torture le simulacre de noyade. Le mot lui-même renvoie au procès théâtral, à son processus. L’homme, à quelques mètres de nous, meurt dans le simulacre de sa mort, car il possède ce sentiment indubitable et faux — il sait qu’il ne va pas mourir ; et les autres qui l’entourent, qui le maintiennent violemment, le savent aussi. Cependant cette pensée ne le quitte pas, et nous non plus. On ne fait rien. On regarde, on est là pour cela.

Plus tard. Tous les flics s’éloignent, quittent le plateau, et rejoignent la salle, les travées latérales d’où ils observeront l’un des leurs soudain se jeter sur le sol, et longuement convulser. Puis l’applaudissent, avant de le rejoindre — d’à leur tour, convulser, tous, longuement. Oui, c’est un seuil ; si, ici, la représentation est manifeste, elle l’est dans la mesure où s’accomplit un acte qui s’arrache de tout discours, se fabrique avec les corps de ceux qui, devant nous, au présent, traversent l’expérience d’une dépossession. On pourrait rattacher ces images à la pesanteur d’un propos — dire que la torture est l’apanage des policiers ; qu’ils font convulser leurs prévenus (lecture pauvrement littérale) ; ou que ces tableaux figurent un mécanisme de représentation : de notre mort intérieure face à l’obéissance ou de la convulsion de notre humanité (lecture bêtement allégorie) —, il n’en demeure pas moins deux images, telles qu’en elles-mêmes, qui attaquent au plus près la représentation, performance de ce qui excède toute image.

 

Évidemment, le spectacle se rétablit. On fait venir un enfant, on tend des inscriptions en latin ((Je pensais déposer cet article en latin, dûment traduit par des logiciels qui auraient rendu manifeste le dispositif : cela aurait rendu justice au spectacle, son insolante arrogance de lettré)), on pose la question : la poule ou l’œuf ? L’enfant, qu’on habille comme le prophète, sort décoré d’un insigne qui le rend l’un des flics. Ainsi, se résout l’énigme : les enfants sont élevés comme des flics, c’est pourquoi on apprend l’obéissance, et que l’obéissance apprend à être obéissant. L’enfant, fils du prophète et son devenir, enfant de Dieu et père de Darmanin : Ita Missa est.

À un petit garçon de cinq ans, je posai la question, le lendemain. « La Poule, ou l’Œuf, qui en premier ? » Il me répondit sans hésitation : le fermier. L’enfance nous sauvera des Pères.


 

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Y aller voir de plus près ou passer à côté https://www.insense-scenes.net/article/y-aller-voir-de-plus-pres-ou-passer-a-cote/ Sat, 30 Oct 2021 19:34:46 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4859 Maguy Marin a créé Y aller voir de plus près au Festival d’Avignon 2021. Le spectacle est repris par le Festival d’Automne et se jouera encore le 14 et 15 décembre aux Points Communs. Voir de plus près pour tenter de se frayer un chemin.


Nous nous retrouvons devant une bric-à-brac d’objets. Des tiges comme des mâts de bateaux sont là parmi des écrans, un tas de javelots, des radios… Quatre personnages entrent avec masque et costume excentrique et regardent avec leur étrangeté et leur silence le public. Les quatre interprètes enlèvent les masques, rangent leurs costumes antiques et s’assoient en ligne devant des pupitres. Ils deviennent ainsi des opérateurs et commencent à débiter des extraits de La guerre du Péloponnèse de Thucydide, considéré comme le premier texte historique de l’Histoire. Des images sont projetés à cours, puis d’autres images à jardin. Plus tard, les hommes de pouvoir, des économistes responsables de ce monde-ci. Tout emprunte aux outils d’un théâtre documentaire, mais déjoue l’enjeu documentaire par des embranchements infinis.

La multiplicité des signes, la démultiplication des informations, la vitesse d’énonciation rend proprement impossible une compréhension de « La guerre ». Nous comprenons en revanche bien vite qu’il ne s’agit pas ici de tenter de suivre un discours, de comprendre rationnellement quelque chose, mais de frayer notre propre chemin à l’intérieur d’un jungle de mots, d’images et d’actes. Le dispositif de Maguy Marin performe ainsi une liberté de notre regard. Ce regard ne produit aucun savoir, mais nous laisse devant l’impuissance de notre petite personne face à l’histoire de l’humanité et ses guerres. Nous promenons notre attention d’un image à des bouts de discours et petit à petit ce dispositif scénique devant nous devient une terrifiante machine à broyer. Le titre de la pièce devient ainsi l’effet que ce dispositif produit sur le spectateur. Y aller voir de plus près est l’unique possibilité de ne pas être broyé, Y aller voire de plus près en dépit d’une compréhension globale quelconque.Les interprètes y agissent sans nécessité identifiable. Parfois ils jettent de la faux neige quand on dit « hiver », les nombres du matériel de guerre, listé scrupuleusement par Thucydide, 5 navires, 20 navires, tant d’argent, tant d’hommes, sont posés par des petits pancartes sur nos mâts, dessinant des lignes de front sur le plateau. Et on se dit : toute cette guerre n’est qu’une question du nombre…

Pendant que la machine avance et que les Crocyréens et les Corinthiens tiennent leurs discours (une voix enregistrée), une des opérant.e.s de Y aller voir de plus près, posent sur une table lointaine dont l’image est projeté sur un écran au dessus et qui est une carte géographique, des cartes de jeu, de dos, tel un tirage de Tarot. Elle retourne alors petit à petit les cartes et apparaissent à fur et à mesure des lettres, formant : Le fascisme n’est pas le contraire. Elle dépose de nouvelles cartes et les retourne à nouveau pendant que les discours et les images continuent à tourner sans cesse. Nos yeux y reviennent et en retournant une carte après l’autre dans un ordre qu’elle seule doit connaître, nous lirons : de la démocratie mais son. Même jeu. De nouvelles cartes et toujours les discours des Carinthiens ou des Crocyriens, des percussions peut-être. Peut-être un passage d’une sorte de Perséphone, glissant à travers le bric-à-broc et jetant des fleurs, visage gris. À moins que ce n’était plus tard ou plus tôt. Peut-être aura fini entre temps la série des hommes de pouvoir et Emmanuel Macron montrait longuement ses dents sur un fond tâché de sang. Pendant que nous regardons ces images, écoutons ces mots, nous reformons la phrase dans notre mémoire : Le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie mais son. Nos yeux y retourne et déchiffrons une lettre après l’autre : évolution par temps de crise. Elle l’enveloppe d’un tissus comme pour l’ensevelir à jamais et dépose en lettre rouge : Brecht. La phrase nous frappe alors avec une évidence terrible et nous hantera pour le reste du spectacle. Nous regarderons alors les quatre opérateurs frapper et frapper sur une caisse en bois. De dos, on pourrait croire qu’ils plantent à répétition, en fureur, indéfiniment, des couteaux dans des corps gisants. Ils ne cesseront de frapper avant que ne sera déroulé la longue liste Wikipédia des guerres de l’humanité depuis la nuit des temps jusqu’à aujourd’hui, projeté sur l’ensemble du plateau, dédoublé de l’écran à cours. Comme pour nous dire : nous ne pourrons y échapper, il faudra frapper aussi. Cela est le destin de l’humanité.

Nous serons laissés avec la question : sur qui ?

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BROS : AGONIE DE L’AGONAL https://www.insense-scenes.net/article/bros-agonie-de-lagonal/ Fri, 29 Oct 2021 18:34:18 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4845 Dernière époque : Machine Gun Connexion

Au top départ (20H30), alors que le public n’en finit plus de prendre place et de vaquer à ses conversations, Bros, indifférent à ces formes quotidiennes de socialisation mondaine qui s’éternisent et échouent toujours à l’endroit de formules convenues, se met en route. Ou, disons plus précisément, se déclenche, puisqu’ici c’est un système de radars et de projecteurs qui s’enclenche, générant simultanément un bruit plus ou moins fort, violent, strident… Système de surveillance tenu dans une gamme chromatique adoptée par le paradigme militaire. Système menaçant, également, puisqu’est exposé un ensemble de machines aux géométries saillantes, aux lumières crues, aux mouvements répétitifs, là où tout n’est plus qu’axe huilé, mécanisation ajustée et programmée, logiciel perfectionné… sans que l’on puisse en identifier la finalité. Bros s’ouvre donc par une image où la technologie s’est substituée à des formes plus humaines. À moins, in fine, que ce dispositif métallique et robotisé ne soit ce qui reste du génie de l’humanité. Image d’un post-humanisme que le théâtre, en ces formats postmodernes, relaie. Machines agressives et technologies oppressives prennent ainsi place, développant une temporalité méconnue qui relèverait de l’apparition d’une éternité toute technologique. Là où ce qui ne meurt pas, ne vit pas (cf. Gabily).

À même le grand espace maintenu dans une clarté entre « chien et loup », ces modèles androïdes ne racontent rien. Et dans l’écriture sonore soumise à variations, on finit par distinguer, au terme de l’expérience, qu’il n’est d’autre disparition que celle de la parole humaine définitivement encodée dans l’algorithme sonore et le rayon lumineux projeté sur la salle aux spectateurs figés et assemblés. Instant où le public aligné symétriquement et régulièrement figure à terme un code barre que la lumière des machines vient scanner.

Première époque : Les Grands Récits et leurs petits prophètes…

Quand, le temps d’un intervalle noir, le plateau est débarrassé de ses objets connectés, apparaît alors, en fond de scène, un vieillard (Valer Dellakeza) tenant une ramure d’amandier. Lui, s’avancera, encapuchonné et vêtu d’un manteau blanc jusqu’à ce que, en limite du front de scène, il révèle son visage, ses cheveux gris et sa barbe blanche. Il est le prophète Jérémie qui, tel Empédocle tenu à l’écart de la société, est dépositaire de la voix du Très haut. Il est aussi l’image de la solitude ; l’Hermès à la parole ignorée. Il psalmodie en roumain, un texte écrit en latin qui apparait sur des draps blancs telles des mansions que deux Cops (flics américains reconnaissables à leur uniforme noir) déplient. Sensation de pages ouvertes sur des langues écrites et parlées, presque babéliennes, qu’une voix off traduit jusqu’au dernier énoncé. Le Très-Haut parle par Jérémie et prévient : « On n’extraira plus de toi ni pierre d’angle, ni pierre de fondation, car tu seras un lieu à jamais désolé ».

Dans le Livre, il en va toujours ainsi et l’avertissement a toujours pour ombre le châtiment. L’un l’autre s’abritent. Jérémie, alors, fort de cette vérité, comme épuisé et dévêtu, s’allonge sur un lit de camp. Les cops, eux, ont envahi la scène et n’en seront plus jamais délogés. Et de voir dans l’Ordre tout puissant ignoré, un ordre humain le remplacer qui se révèle être l’agonie du premier. Mais, et là encore, c’est le rapport à la parole qui s’évanouit : « le taire sain » résultat d’un désastre organisé par l’humanité ou le silence qui répond à la voix de la « terre sainte » désolée. Moment où les balivernes du Logos chevillé au céleste n’atteignent plus son frère Sogol (Cf. Dany-Robert Dufour) acquis aux économies néolibérales (Cop 21) et leurs bras armés (Cops 20 dans Bros).

Moment où Jérémie le gnomique qui parlait seul, au-devant de la scène, fait l’expérience d’une adresse, délivrée au parterre devenu étranger aux verbes de l’Esprit, qui ne rencontre plus aucun écho.

Fin de l’interregnum : Hic et Nunc

Ici et maintenant, hic et nunc, ou une manière de nommer une temporalité universelle privée de l’avant comme de l’après. Ou un temps sorti de ses gonds qui présage une éternité sans fin. Soit un « non-temps », amputé de son interregnum que Gramsci a pensé comme un temps incertain lequel n’aurait plus cours. C’est un autre monde ou disons « un non-monde » qui apparaît dans le ballet réglé et chaotique des Cops. Violence organisée en bande, exécution et mise à sac arbitraires, scènes de torture et agressions corporelles légitimées par la force de la loi qui s’incarne dans les armes dégainées et brandies. Les Cops, sans qu’aucune présence humaine différente ne vienne envahir le plateau, luttent contre un ennemi invisible. Flics aphasiques rappelant vaguement les débuts du cinéma muet où la silhouette naïve de Charlot ou de Keaton sont un paysage humain oublié. Forces serviles et domestiquées oeuvrant au maintien d’un ordre ; prenant leurs ordres auprès d’une voix tenue secrète. Force de sécurité ou milice obéissant à quelques puissances hétérotopiques, les Cops apparaissent sans état d’âme.

Cops ou série de clones, la formation agit avec la régularité d’un métronome ; sans passion, au rythme des orgues pneumatiques et comprimés. Leur brutalité est intrinsèque et n’est motivée par aucune origine. Ils fonctionnent. Se joue alors, tout au long de ce qui constitue une image récurrente, un va et vient qui convoque un tableau d’apocalypse mystérieux nourrit de détails incohérents. Là, venue de nulle part, une série de cadres photographiques représentant le portrait de Beckett, une patte palmée, le regard noir d’un singe, les colonnes d’un temple antique… Là, encore, l’esquisse d’un défilé se prosternant devant une marionnette enfantine devenue Golem. Ici, la présence d’un Maître-chien promenant un colosse. Là, encore, quelques traces de sang sur des œuvres anonymes… Peuple sans destination, les Cops désœuvrés œuvrent au désœuvrement. Ils paradent et ressembleraient à un corps de majorettes s’ils n’étaient pas attachés à une violence qu’ils reconduisent et qui les atteint. En coulisse, la voix (inaudible pour le spectateur) les guide et les agit ; et ils se doivent, aveuglément, de respecter les nouveaux commandements d’un ordre moral : « je suis prêt à », « j’exécuterai les ordres », « je ne réagirai en aucune manière »… Phrases simples réfléchissant un pacte et un serment où le « je » privé de la conscience du « moi » donne à Roméo Castellucci une ascendance de mâle alpha. Ce n’est pas le pouvoir qui est ici mis en scène, mais bien plutôt la fin de « ce que parler » veut dire, quand parler ne relève plus que de « l’exécuter » ; quand le mot n’est plus que « mot d’ordre ». Jusqu’au moment où, avant le dernier tableau, les Cops comme frappés par une épidémie, sont pris de convulsions organiques qui semblent être la traduction physique d’un ordre convulsif. La meute de Cops « s’émeutent ». Moment d’insurrection où, dans l’aspiration frénétique de bouffées d’R, les Cops reviennent à eux-mêmes et découvrent, trop tard, l’autonomie du Corps.

Phase terminale : le catafalque, les Cops et l’enfant

Au dernier tableau, deux Cops déplient un voile noir plissé qui renvoie indépassablement à un catafalque sur lequel est écrit en lettres d’or : « DE PULLO ET OVO ». Énigme que la feuille de salle ou le livret à la forme de fragment métonymique traduit par « Du poussin et de l’œuf ». Voile « théséenne », in fine, que celle-là qui, à mesure qu’elle s’élève pour faire écran, laisse apparaître un enfant en tunique blanche bientôt rejoint par le vieil acteur roumain. Et de voir à l’endroit de ces deux figures rapprochées, l’une jeune, l’autre vieille, l’histoire de Jérémie coopté par le Très-Haut, le prêcheur ignoré dont la parole ne fut pas entendue. Vie de Jérémie, faite de « jérémiades », auprès du Très-Haut, jusqu’à ce que ce dernier se lasse et n’abandonne celui qu’il avait élu pour parler en son nom. À l’ultime image alors, pris dans le chœur de Cops qui forme un peloton compact, voir disparaître l’enfant happé par le molle que forment les policiers. Percevoir dans cet alliage naissant ou cet amalgame en devenir un moment de suspension, une accalmie peut-être… qui marque la fin de Bros. Y percevoir, encore, à même le plateau clair-obscur, le tableau de frères d’armes et ennemis… Soit, au dernier instant donné à voir, un temps de confusion… une autre forme de chaos.

Bros, l’agonal saisi par l’agonie.

Dans un geste funèbre qu’il a rarement autant développé, Roméo Castellucci convoque toutes les figures qui hantent sa pratique du théâtre. L’Enfant, le Vieillard, la Parole ou la Voix lointaine, la Meute, l’Énoncé prophétique et mythique, l’Animal, la Nudité asexuée, l’œuvre d’Art, le Sacrifice… pris dans un canevas d’images simples ou complexes, crues ou léchées… qui se complètent dans une narration défigurée ; sans qu’il y ait diégèse, mais sensation d’un récit énigmatique et secret… Images plastiques qui forment un paysage esthétique où le familier le dispute à l’étrangeté, ou à la destruction se substitue la déconstruction. C’est-à-dire, et à l’endroit précis de ce geste du déconstruit, la mise en place/en scène de fissures et de failles propres à ré-initier le regard. Ou, comme le monde postmoderne l’a développé et mis à disposition, le geste du « reseat » autorise à la « ré-initialisation », la « ré-installation » du voir, de l’entendre, du sentir…

Avec Bros, cependant, Castellucci semble franchir une nouvelle étape dans son exploration de la sphère mentale et poétique. Car Bros est bien un moment de bascule dans l’œuvre du metteur en scène. Et si précédemment et dans ses créations antérieures, la parole était encore échangée (prise à quelques poèmes, dialoguée, esquisse de quelques conversations), ici elle semble s’éloigner de tout jeu agonal au point de voir dans la convocation de son absence la présentation d’une agonie. Agonie de l’agonal, en quelque sorte. Disparition de la parole donc, et avec elle disparition de l’harmonie des sons partageables et des futurs que la parole a toujours portés.

Et de voir, dès lors, dans les diverses présentations de références à l’art dans Bros, le symptôme d’un monde muséifié qui, à l’image du monde de convulsions des corps des cops, fait apparaître l’évidence radicale : le monde meurt. Ou, pour le dire sur un ton valéryen : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». Sentence qui tient tout autant à l’haptique qu’à l’optique puisque Roméo Castellucci joue indifféremment des deux.

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« Nous sommes une solitude ! » : De ce côté, par Dieudonné Niangouna https://www.insense-scenes.net/article/nous-sommes-une-solitude-de-ce-cote-par-dieudonne-niangouna/ Fri, 22 Oct 2021 07:14:42 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4834 De ce côté, texte, mise en scène et jeu Dieudonné Niangouna, Festival Sens Interdits, Théâtre des Célestins, la Célestine (Lyon), 19-21 octobre 2021

De ce côté, c’est d’abord l’immobilité d’un acteur sur scène, ascèse qui donne contenance à une parole-fleuve, sobriété qui est la patience de l’ivresse et l’endurance du dionysiaque. Son monologue n’a rien de monotone, de monocorde ou de monologique, il est habité par des voix spectrales, traverse un déchirement intérieur, alterne paraboles et souvenirs, une cacophonie d’injonctions contradictoires où manque de s’empêtrer le « chemin » ardemment recherché vers une première respiration.

Exilé en France depuis une lettre ouverte à Denis Sassou-Nguesso, militaire qui occupe le pouvoir au Congo-Brazzaville depuis 1979, cofondateur là-bas du festival « Mantsina sur scène », où il aura fallu « boxer la situation » et faire théâtre de tout, ou plutôt de rien, artiste associé d’Avignon 2013, dramaturge publié aux Solitaires Intempestifs, père grammairien à l’université de Nice, grand-mère conteuse intarissable, adolescent adulant Molière et Sony Labou Tansi, se décidant pour le théâtre en pleine guerre civile… Voilà pour un état-civil de l’énergumène rapidement brossé.

https://www.youtube.com/watch?v=udONa85LcLA

Mais le théâtre de Dieudonné Niangouna, justement, ne cherche pas à concurrencer l’état-civil, ni à documenter, apprendre, inculquer quoi que ce soit. Il est au contraire l’espace des réinventions, des renaissances, des métaphores : « Au fond de moi reste la certitude qu’il nous faut bien mourir pour féconder une nouvelle existence sans ici, sans là-bas, sans ailleurs, sans partout. » Lieu de ceux qui n’ont plus de lieu, son théâtre déjoue les assignations à résidence, il propose la seule autochtonie qui ne nous fasse propriétaire de rien.

« Je me suis mouché sur mon destin, j’ai déchiré mon acte de naissance derrière le comptoir et j’ai dit aux origines d’aller se faire foutre. » Et D. Niangouna de réécrire dans cette pièce son acte de naissance, de se surnommer « Dido », abandonné enfant par une « femme qui pesait deux-cent-cinquante kilos » et un « vétéran du Vietnam », exilé après que son théâtre a explosé dans son pays, ouvrant un bar où il se produit et subit des visites de toutes sortes: fantômes de la mère et du père qui l’enjoignent d’arrêter la boisson et de se repentir, « sœur du pays »  et sa « bande de combattants afro-africains » opportunistes et inquisiteurs l’intimant de « remettre l’idéologie dans toutes les sauces artistiques et culturelles, en toute chose communautarisme oblige ! ». Esseulé, essoré, il finit par converser avec lui-même. « L’exil est un désert. »

Coincé entre, d’un côté, le pays d’accueil qui attend de lui qu’il « fasse dans le moule » et qui est gagné par une extrême droitisation des esprits, de l’autre, ces activistes érigeant la négritude en dogme et prônant un « théâtre qui doit se salir les mains », Dido tente de frayer une ligne de fuite, oblique, dialectique, fin de non-recevoir pour qui voudrait le situer, ou le ramener à un théâtre de situation : « Nous sommes une solitude ! » C’est faire ainsi sourdre une voix quasi inaudible « au cœur du populisme ambiant », que celui-ci soit à cour ou à jardin. C’est à sa manière préserver la possibilité d’une « quatrième personne du singulier » (J.-M. Maulpoix, Novarina) ou d’un « être singulier pluriel » (J.-L. Nancy).

Dido passe des Érinyes aux Euménides, de la « tragédie », qui réclame « du sang pour du sang » dans un cycle incessant, à La Fin de la colère, pièce que lui propose de jouer un inconnu venu boire un coup dans son bar. De ce côté est un « rituel » qui permet d’exorciser angoisses intimes et politiques. À la sauce idéologique, insipide à force de pureté, Dido préfère un français écrit et proféré avec « la froideur du manioc sur sa langue et la percussion du tam-tam dans sa bouche », en somme un « bouillon de culture » (La Patience de l’araignée), qui se nourrit d’expressions proverbiales, pique la sagesse populaire, met son grain de sel dans nos lieux communs : « comme on fait son histoire on se couche dessus », « Les comédiens aguerris touchent du bois, boivent la tasse et coulent », « Bon vent ou mal gré, l’acteur est le premier débiteur des pots cassés », « Je ne dis mot mais ne consens point » (face à la « sœur du pays » et sa clique), mais les autres artistes exilés et tentés eux aussi par l’activisme sont-ils « passés du côté du lard ou […] restés dans le cochon » ?, « Ma mère me disait toujours : ‟Dido, tu dois apprendre à transformer le fond en comble” », « Le vent a cessé de tourner. Les morts peuvent dormir en paix ».

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Fragments d’Arendt https://www.insense-scenes.net/article/fragments-darendt-linstructrice-berengere-warluzel/ Mon, 11 Oct 2021 08:55:35 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4809 D’un geste donné aux enfants (Romane, Ariel, Ysaure, Guilad nés Oren) qui ont pris place dans Fragments du metteur en scène Charles Berling, couper le bruit cacophonique des postes de radio disposés sur scène. Leur substituer un silence furtif avant que la comédienne Bérengère Warluzel n’apparaisse et ne fasse entendre une parole et donc une pensée articulée : celle de Hannah Arendt. Moment presque indistinct du temps où les spectateurs prennent place au Théâtre Liberté de Toulon. « Presque indistinct », soulignons-nous, car le silence était déjà là, à vue, dans les piles de livre disposées sur une table, à même les touches d’un piano en attente de mesures sonores, sur les visages aussi des interprètes et des pantins/mannequins qui étaient attablés… À même encore le rideau rouge du théâtre, en fond de scène, qui ne se lèvera pas puisqu’il joue le rôle d’un souvenir muet et persistant. Peut-être celui qu’a conservé précieusement Hannah Arendt à qui Paul (son père disparu trop tôt) et Martha (sa mère) ont offert un théâtre de marionnettes[1] à l’âge de six ans. Moment rare que ce bref instant où Charles Berling met en scène le théâtre, ce qu’il peut raconter, s’écartant des bruits du monde, pour faire entendre les voix plurielles qui le regardent et en rapportent les récits comme l’Histoire. Ou comment le théâtre demeure ce lieu exigeant et fascinant quand, servi par l’attention, il s’éloigne du divertissement pour augmenter le dialogue avec ce que nous sommes, ce que l’on pourrait être, ce qui nous regarde.

Arendt, « Mère » courage.

Soit un titre « provocateur » pour parler de celle qui n’eut aucun enfant, mais qui, à la réflexion, est vraisemblablement le titre qui désigne chez Arendt une souveraineté de la pensée pour celle qui n’était pas étrangère à Brecht et ses affrontements qu’elle connut dans l’exil contraint. D’Arendt, on aura raison de convoquer l’œuvre qui demeure d’actualité. Sans doute parce qu’une partie de cette œuvre aux titres choisis et percutants (Les origines du totalitarisme (1951), Condition de l’homme moderne (1958), La crise de la culture (1961), Eichmann à Jérusalem (1963), De la Révolution (1963), Du mensonge à la violence (1969)…) inscrivent son auteur à l’endroit d’un regard singulier qu’elle exerce sur le mouvement des sociétés du XXème siècle. Mouvement de l’Histoire qu’elle commente, analyse et dissèque. Regard sur l’Holocauste, la Shoa, les pouvoirs autoritaires, les sociétés de contrôle… et qui permet d’en saisir le fonctionnement et les principes ou les fondations : la banalité du mal, la peur comme grande régulatrice des comportements, la massification et l’aveuglement, la responsabilité, le droit, le commun… Livres d’analyses inscrits dans une Histoire dont elle fut contemporaine, mais qui réfléchissent aussi des constantes, des formes pérennes de comportement, des « travers » humains que l’on trouve d’une époque à l’autre. Lire Arendt, aujourd’hui, c’est ainsi, et peut-être toujours, voir dans cette écriture un des reflets de l’époque où nous vivons qui ne se sépare pas de ses tics chroniques : racisme, foi aveugle, violence, aliénation de l’autre et de soi, etc.

Mais, et pour autant qu’Arendt est cette politologue au regard acéré qui philosophe (comprenons « qui pense ») l’architecture des sociétés contemporaines, il y a chez la new-yorkaise d’adoption, un autre lien à l’écriture, complémentaire et fondateur. Quelque chose qui renverrait, comme chez Walter Benjamin, à l’esprit adamique de l’écriture et du langage que l’on trouve chez elle dans la pratique de la poésie (Heureux celui qui n’a pas de patrie, poème de pensée), et antérieurement dans la lecture de Saint Augustin (La cité de dieu) dont elle a étudié le dessein jusqu’à lui consacrer un doctorat et dont elle fera un nouvel essai Le concept d’amour chez Augustin (1929)[1].

L’œuvre de Hannah Arendt se nourrit ainsi d’un flux et d’un reflux, d’une observation concrète du monde dont elle livre la barbarie et qu’elle délivre en promouvant l’idée d’une espérance relayée par la poésie qui est un entretien infini avec le langage : sa naïveté ouverte et disponible. Dès lors, si de Saint Augustin elle a analysé les deux formes d’amour (Amor dei et amor sui : l’amour tourné vers l’autre et l’amour de soi) ; si à l’évidence Arendt espère dans un Amour délivré de l’égoïsme à l’ombre duquel poussent et croissent toutes les infamies ; c’est parce qu’elle appelle à un monde éduqué par la pensée, un monde pensant où la poésie s’apparenterait à une école de la libération à même de nous séparer de l’Hilflosigkeit (la détresse structurante et originelle).

Et alors qu’elle laisse inachevé La vie de l’esprit à cause d’une crise cardiaque, Arendt aura été cette « penseur-de-cœur » de l’éducation, et précisément de la nativité au sens où ce mot, convoquant le thème de la naissance, permet d’imaginer une renaissance. C’est-à-dire, la promesse du différent, le moment où l’imprévisible dans le temps de son apparition, est un possible qui nous éloignerait des pestes brunes et noires, des maladies dont souffre le corps social, des cancers qui rongent la pensée. De Hanna à Anna (Fierling dite « Mère courage » chez Brecht), l’errance, l’exil, la vie de parias (s’ils sont leurs biens communs) abritent aussi une hospitalité fondée sur la conviction que l’on ne peut laisser l’Homme être dominé par d’autres que lui (cf. Brecht), pas plus qu’on ne peut abandonner l’Homme et le laisser être dominé par ses passions (cf. Arendt). C’est là, l’un des traits de la pensée de cette Mère-courage-Arendt affranchie de tout idéalisme, espérant que du « ventre d’où est sortie la bête immonde » (Arturo Ui) puisse naître autre chose du corps social : une pulsion de vie.

Le Dictateur, 1940

La classe…

Elle apparaîtra avec une immense pile de livres comme une institutrice qui vient déposer ses manuels d’école. À moins qu’elle n’apparaisse comme celle qui est en dialogue, continu, avec les livres de sa bibliothèque et donc des pensées qui lui sont antérieures, mais si familières. A moins, encore, qu’elle n’agisse dans un décor mental induisant un rapport au père (bibliophile) et à la mère (pianiste), tous deux épris de pédagogie, lui ayant légué un carnet manuscrit Notre enfant, soigneusement recouvert d’un tissu bleu gris (couleur des robes de Romane et Ysaure qui sont sur scène).

Elle ne fume pas contrairement à Arendt, mais elle fulmine avec douceur. Quand Berengère Warluzel apparaît dans sa robe sobre à manches longues, une ceinture nouée sur le bas ventre, c’est une image de simplicité qui vient au plateau. Et d’une voix prise dans le murmure d’un dialogue intérieur rendu audible, elle partage une question « comment faire naître le désir de penser ? ».

Voilà, au commencement de Fragments, au milieu des livres et des enfants, à côté d’un piano coupé recouvert d’une pauvre couverture grise, à même la proximité de pantins figés qu’on dirait empruntés à La classe morte de Kantor ou à L’instruction de Peter Weiss, il y a cette parole augurale ou cette question qui est à l’origine de son œuvre, laquelle est une réponse. Passant alors délicatement d’un bord à l’autre des rives de la scène, effleurant ici les cheveux soigneusement peignés de l’un des enfants ou la joue d’une autre, posant sa main affectueuse sur l’épaule de l’un d’entre eux, Berengère Warluzel parle Arendt comme on le dirait d’une langue aux accents singuliers. Arendt, dis-je, laquelle ne fait aucune leçon, mais avance seulement des bribes qui serviraient la compréhension pour saisir l’incompréhensible. À la question posée que l’on pourrait augmenter par une citation de L’Humaine condition : « Ce que je propose est donc très simple : rien de plus que de penser ce que nous faisons », la comédienne convoque alors l’expérience et l’observable du monde : ce qui a été fait et porte le nom d’Histoire. Récits cruels rappelés quand le nom d’Auschwitz est détaillé, horreur du sourire « lunetté » d’Eichmann… Plaidoirie contre les idéalismes qui nous tiennent au seuil de la folie soutenue par « la camisole de la logique » dira-t-elle, répétant Arendt… Instruction du « pavlovisme » des masses qui nourrira les penseurs de l’école de Francfort (Benjamin, Adorno, Horkheimer…)… Soit une mosaïque de récits du monde qui forme les paysages détruits de l’espérance en l’Histoire. « Détruits » ou l’anagramme de « détritus » qui collerait aux basques de l’humanité. Et de saisir que cette énumération qui semble mettre un terme à tout horizon meilleur justifie la question « comment faire naître le désir de penser ? » lequel pourrait, peut-être, s’il s’exerçait un peu, soustraire la condition humaine à ce devenir-détritus.

Eichmann, la banalité du mal

Mais, et dans les intervalles que forment les fragments de cette parole qui rapporte une œuvre, il y a aussi l’étonnement, le plaisir, l’enjouement, la gaieté et quelques rares brins de folie qui se regardent comme les braises, et non les cendres, de la vie… Étonnement et fascination pour Le Messie de Haendel qui est, in fine, une ode à toute naissance ; plaisir de se souvenir d’un extrait de poème de René Char « notre héritage n’est précédé d’aucun testament » quand elle répond, en 1973, dans un entretien, à Roger Errera. Enjouement quand Bérengère Warluzel dessine « Sa terre » (comme Chaplin-Dictateur jonglant avec sa mappe monde) sur le whiteboard qui, au sens strict du mot (tableau blanc collaboratif), finit par souder la petite communauté de la classe en des élans d’attention. Dessin qui semble reprendre les premiers vers de l’un de ses poèmes : « J’aime la terre/comme on aime un voyage/un endroit étranger… ». Gaieté encore, quand elle se met à chantonner sans se soucier du juste et du faux, ou à danser sur la table esquissant une sorte de Kung fu qui repose sur le « coup fantôme ». Danser, parler, chantonner ou des signes de lutte tous empruntés à l’art, cette ressource et ce réservoir d’espoir que les spectres funèbres ne peuvent balayer. Plaisir de dire les mondes poïétiques qui tutoient les limites du langage.

Ainsi va Bérengère Warluzel qui, sans jamais s’enfermer dans un écart de voix, est traversée par la pensée d’Arendt. Et de repartir comme elle est venue en front de scène, avec ses livres qu’elle emmène précieusement, les habitants et les chérissants tel un porte-bonheur. Et, disparaissant, comme par un nouvel enchantement, voir le portrait d’Arendt apparaître sur le whiteboard qui aura accueilli les croquis d’une pensée portée par l’amour.

Jamais classe ne fut aussi paisible, jamais l’éducation ne fut aussi puissante au son des sonates enlevées aux touches du clavier du piano, et des mots. Jamais l’instructrice que fut Bérengère Warluzel ne fut aussi proche de ce qu’Augustin appelait la païdéïa : la science de l’élévation de l’âme et sa mise en œuvre dans la cité qui, elle, n’était autrement incarnée qu’à l’endroit de la scène.

Bérengère Warluzel dialogue avec les livres

Fragments

Si ici et là, la critique parle de Fragments comme d’un solo ou d’un seul en scène, le metteur en scène Charles Berling a travaillé à quelque chose de beaucoup plus subtile où Bérengère Warluzel, équipée d’un micro à peine perceptible, joue de sa présence physique au plateau, alors que sa voix est relayée et amplifiée, enveloppant tout l’espace de la scène. De ce dispositif, naît un effet dramaturgique où la voix de la comédienne s’incarne comme le relai d’une pensée vivante qui vient d’outre-tombe. Manière chez Charles Berling de rendre sonore un dialogue intérieur, un dialogue avec soi-même, un « Penché sur soi »[2] et Arendt où la parole suspendue se fait adresse et est destinée non seulement au jeu de scène, mais également vient directement interpellé le spectateur. Un dialogue avec soi-même construit encore sur la présence de ces témoins que sont les enfants et qui, parfois, dans un rapport d’interchangeabilité s’approprient le texte d’Arendt et ses idées, parfois aussi ses dessins qu’une installation vidéo permet de partager dans leur réalisation.

Charles Berling travaille ainsi, recourant à de multiples formes de duplication (entretien, rencontre avec des journalistes, présence du public sur scène, etc.) à mettre en chantier l’idée maîtresse de Fragments : « comment partager le goût de la pensée ? comment initier la pensée chez les uns et les autres ? »

C’est, me semble-t-il, au-delà du contenu du récit, ce souci de l’adresse qui impose une dramaturgie du fragment. C’est-à-dire, au sens où Pontalis s’en explique quand il interroge la singularité du fragment, une manière de trouer l’œuvre d’Arendt et de créer ainsi des espaces qui favorisent le dialogue avec elle et les différents paysages qu’elle convoque. Paysages de souvenirs d’enfance, de l’exil, de l’Histoire… que Charles Berling disposent au plateau. Fragments, chez Berling, chez le metteur en scène, se décline ainsi sous la forme de petites touches qui touchent non seulement l’oreille, mais sollicitent aussi le regard, écartant l’œuvre imposante de Arendt d’une sacralité qui la priverait du public à qui elle s’adressait.

Dès lors, on regarde les dessins naïfs, les piles de livres, les gestes tendres et rares, la danse de Bérengère Warluzel, comme on écoute les éclats de la pensée d’Arendt, la voix souple et presque maternelle de la comédienne, les questions des enfants qui viennent s’intercaler… comme un monde où traits et sons s’accordent et relaient une dramaturgie de l’hospitalité.

Mot thème que celui-là, dans la mise en scène de Charles Berling qui, exigeant une écoute, donne au spectateur, le goût et le désir d’écouter, comme la volonté d’entendre et de comprendre.

Et de se dire qu’à la question augurale que posait Arendt « comment faire naître le désir de penser ? », Charles Berling, trouvant le geste juste, répond à la question d’Arendt par le théâtre. Faisant de la pratique du théâtre le lieu de tous les possibles…


[1] Le concept d’amour chez Augustin, édité chez Rivages (1999)

[2] Poème d’Arendt qui commence ainsi : « Quand je contemple ma main ­– objet étranger qui me ressemble – je ne suis dans aucun pays, je ne suis soumise à aucun présent, aucun ici, je ne suis soumise à rien… », in Heureux celui qui n’a pas de patrie, poèmes de pensée.


[1] Offrir Le petit théâtre de Hannah Arendt de Marion Müller-Colard et Clémence Pollet qui rapportent ce souvenir et bien d’autres, ainsi que sa pensée sous la forme d’un conte philosophique adressé à tous les publics.

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Ronces… art de Ferrand https://www.insense-scenes.net/article/ronces-art-de-ferrand/ Sun, 03 Oct 2021 20:03:16 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4797 « RONCES au TAP, mardi, 20h30 ! C’est une des collaborations avec le TAP – Théâtre Auditorium de Poitiers dont je suis le plus fier. J’ai emmené une vingtaine d’étudiants dans l’aventure d’un poème scénique sur les plantes sauvages et le vivant. Je les adore, et j’adore comment ça bouge dans tous les sens, bancal, branlant et coloré, venez ! Hier et aujourd’hui, deux belles balades ont eu lieu à Ligugé sur le domaine de Givray. Nous avons bu une tisane sauvage d’achillée millefeuille, fleurs de sureau et d’aubépine, feuilles d’épicéa et sucre de berce. Aucun décès encore à déplorer malgré notre persévérance ! La semaine prochaine, dégustation sauvage avec la cheffe Marie-Annick Nardo, la cave CANON, et les vignerons du domaine de Thuronis (Aude), sur le grand plateau du TAP ! Poitiers for ever ! Ingrid Gouband Christophe Potet Jerome Lecardeur Emmanuelle Fillonneau Coco Delaval Julie Servant » dit Thomas Ferrand.

Elle…

Fragments d’critique

Plus proche de la scène contemporaine, s’attarder sur Ronces de Thomas Ferrand[1]. Au premier coup d’œil remarquer qu’il y a là une pièce d’actualité sur l’extinction, « la 6ème » précise-t-il. Y voir, d’abord, une variation sur ce que peut être un théâtre documentaire qui s’émanciperait de ses formes sérieuses. Éclectisme, hétérogénéité, dépouillement… pièce de récup : pas d’acteurs vraiment, pas d’argent, pas de com, pas de public en période de Covid, etc., pas récupérable non plus, mêlant mouvement chorégraphique psychédélique, solo parlé et plastique, dialogue troué et critique, images d’acteurs non-acteurs… Jusqu’au passage d’un singe vert. Un singe, vert, pas mûr donc, un « singe en hiver » alors ? Si l’interprétation est mise au défi, abandonnée, le regard toujours en retard finit par laisser sa place à ce qui s’engouffre dans l’esprit. Ce qui est donné à sentir ce sont des espaces, ouverts, des écarts… Et de penser peut-être que Ferrand ferait du théâtre un ou des « écarts de conduites » à l’endroit de la scène et des attentes esthético-dramatiques. Le théâtre comme écart, embardé, dérapage où il est nécessaire de dérailler. Théâtre d’écorché ou théâtre écorché… Sans doute pas de quoi divertir le conseiller à la culture (un clone de Polonius) qui coche les cases, anachroniquement, regardant le Ferrand, en se référant aux genres.

Homo technicus perché

La vie tient à une feuille

[1] Pièce de 30 minutes qui marque le retour à la scène de Thomas Ferrand qui est devenu, entre temps, un ethnobotaniste, spécialiste des plantes de proximité qu’il cuisine avec les « chefs étoilés » internationaux. Ronces (2020) à voir intégralement sur https://www.youtube.com/watch?v=B8YWlzdbPG8. Spectacle Covid de confinement repris enfin…

Fragments d’critique, à paraître sous le titre « Catastrophe… et outre scène », dans la revue Incertains Regards, Hors-série n°4, consacré au thème de la Catastrophe, premier semestre 2022.

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Farm Fatale ou un tendre cynisme https://www.insense-scenes.net/article/farm-fatale-ou-un-tendre-cynisme/ Fri, 01 Oct 2021 15:23:38 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4790 Farm Fatale est repris à La Commune du 29 septembre au 3 octobre 2021. Avec une grande douceur nous naviguons entre le risible et le nécessaire de nos actions dans un monde d’après mort. Par Malte Schwind


Quatre bonhommes, des sortes de clowns, avec des masques en tissus, des mouvements grossiers et brusques, des sortes d’idiots touchants, écoutent les oiseaux. L’une d’eux dit : « Oh comme cela me rend mélancolique. Vous pouvez éteindre ? » On éteint les oiseaux et le silence se fait. Après, elle propose de sortir un instant pour que les autres puissent quand même continuer à écouter les oiseaux.

Farm Fatale nous met devant une communauté autonome d’épouvantails qui semblent être parmi les derniers survivants dans un monde post-apocalyptique. Il n’y a plus d’oiseaux (à moins qu’ils ne les chasses étant des épouvantails?), tous les paysans pour lesquels ils travaillaient auparavant semblent morts. Il arrive par miracle une dernière abeille, une reine, a bee (nos épouvantails parlent beaucoup anglais, mais aussi parfois français et allemand). Pour une émission de radio qu’ils ont fondé, on interview cette bee. Elle répond à divers questions, que la vie a été très dure ces derniers temps, notamment la solitude, etc. Mais quand il s’agit d’aborder la question de sa bee-sexualité, elle se tait. Culpabilité ! Ils sont allé trop loin. Oh, sorry, sorry. Et on chante en consolation Stay by me.

C’est ainsi que des chansons pop ou rock rythment de temps en temps les élucubrations de nos épouvantails, évidemment réécrit pour la situation. Tom Waits, Beatles, et d’autres y ont droit. Un nouveau membre vient de les rejoindre, un activiste, qui écoutait la radio de loin.

Alors bien que nous sommes devant les stéréotypes risibles d’écologistes, bien qu’ils parlent parfois comme des hippies new age ou autres ésotériques, bien que nous rions des sujets de cette radio et les enjeux moraux généraux que cette communauté traverse (Par exemple de faire une émission sur les carottes OGM, mais de la carotte-perspective, étant donné qu’on a toujours traité les carottes OGM de la perspective dominante, et qu’ainsi on pourrait faire des émission à partir de la perspective des patates OGM, du lait OGM, etc.), bien qu’on rit de leur manière de produire une pensée par des sententiae bien-pensants, nous sommes devant un endroit très étrange où le rire n’est jamais un cynisme condescendant et complaisant, mais peut-être un certain cynisme qui maintient une tension avec une énorme tendresse envers ces bonhommes, ces clowns, ces épouvantails. Nous ne pouvons ne pas les aimer, alors bien que ce qu’ils disent et font pourrait nous agacer profondément.

Le monde qu’ils habitent n’est pas un ailleurs de ce plateau devant nous. La fausseté du théâtre est devenu dans ce monde post-apocalyptique la fausseté du monde. Et c’est ainsi que Philippe Quesne construit un théâtre immanent à partir des éléments théâtraux. Il y a les tapis de danse, il y a les tours de régie. Et même les œufs avec les LED de couleur changeant qui pourraient sortir d’un catalogue IKEA, on leur dit oui ! L’altérité et l’ailleurs est construit devant nous sans qu’on doit nous faire croire qu’on est ailleurs. On plie les tapis de danse, on roule dessus comme quand on travaille dans un théâtre, et cela n’enlève rien à un image qui aurait voulu être propre.

Dans ces œufs, il y a le grand projet sinon transhumaniste (?), du moins encyclopédiste d’un genre nouveau, de nos épouvantails, enfin, un rêve quelque part totalitaire où serait réuni dans chaque œuf tout ce qui existe. Vers la fin, ils aperçoivent un voisin qui émet des pesticides, herbicides, insecticides. L’ancien activiste appelle à l’assassinat, on s’apprête déjà à tirer sur lui qu’une autre épouvantail a une meilleur idée : lui faire peur avec de la musique. Ça marche. Il s’enfuit et il pleure. C’est la victoire. Là encore, on ne peut pas dire où on est exactement. On rit d’une naïveté, mais les naïvetés semblent être des deux côtés. D’ailleurs, on rit des deux. Il est impossible de dire que la morale de l’histoire serait d’être des pacifistes à faire peur avec de la musique, on est plutôt suspendu avec ces être étranges, moches et attachants dans leurs tendresses au milieu d’un monde mort sans aucune certitude de ce qui faudrait faire de nos vies et de ce monde.

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Médée, de Tommy Millot, pour se souvenir que les dieux n’existent pas https://www.insense-scenes.net/article/medee-de-tommy-millot-pour-se-souvenir-que-les-dieux-nexistent-pas/ Wed, 29 Sep 2021 21:15:39 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4768 Médée, de Sénèque (trad. F. Dupont), mis en scène de Tommy Millot — Cie Man Haast.

Par Arnaud Maïsetti

Quelle tragédie pour aujourd’hui ? Question dont chaque époque éprouve le scandale, celui du désespoir, de l’impuissance, du poids des cadavres comme solde de tout compte. La tragédie, qui est autre chose que l’absence de choix, ou la confortable contradiction paralysante, mais plutôt l’expérience de notre finitude, paraît pourtant d’autant plus urgente à penser maintenant que nous sommes désormais dépossédés de notre puissance tragique et des fictions qui la représentent : la fin du monde n’est plus inscrite dans notre corps seulement, mais dans la terre ; elle n’est pas une hypothèse, mais s’est maintenant invitée à l’agenda politique. Dès lors, la question n’est plus : comment échapper au tragique de notre existence ?, mais davantage : est-il encore possible de reprendre possession du tragique pour y inscrire des devenirs possibles ? Car le tragique ne s’oppose pas à l’émancipation : il en est peut-être plus terriblement le cadre nécessaire dans lequel elle s’exerce. Oui, si la question est brûlante, elle impose qu’on relise à cette aune et cette brûlure les expériences passées. Soit donc : Médée, de Sénèque — telle que le propose Tommy Millot et la Compagnie Man Haast. Ici, la tragédie n’est pas ce qui écrase Médée, mais cette force qui la fait advenir à elle-même. La dignité de ce théâtre tiendrait à tracer cette trajectoire de Médée en ligne claire : d’évider la tragédie de son décorum qui, s’il en était la forme nécessaire pour les Anciens, ne pourrait que faire écran pour nous aux forces encloses. Dans l’allure emportée de la tragédie antique, la Médée de Tommy Millot fait le pari de singuliers renversements pour tenter de donner forme à un tragique pour maintenant, où l’avènement à soi est une déchirure ; où la furor peut aussi se dire dans la fragilité ; où le corps repose sur la voix ; où le théâtre se fonde sur son inquiétude.

Sur le trop grand plateau de la Criée à Marseille, une ouverture à la verticale laisserait passer des ciels, quelques lueurs éparses ou incertaines, la belle lumière opaque qui viendrait du dehors. En dessous, les comédiens seraient écrasés par la hauteur, corps de peu de poids face à ce qui les surplombe et les enserre : à cour et à jardin, deux bancs tracés au fuseau ; sur l’un d’eux, un robinet pour les libations. Ce serait tout : ce serait déjà considérable. On serait dans ce lieu sans origine ni destination, pas même un espace mental, pas même un endroit : on ne ferait ici que passer — ou plutôt, on serait toujours ici sur le point de partir. Médée est condamnée dès avant le début à l’exil : elle supplie et obtient un court délai pour dire adieu à ses enfants : toute la tragédie s’engouffrera dans cet intervalle de temps, auquel la fente de la scénographie fait écho — et par où passera souffle, échos lointains des dieux invoqués, paroles des lamentations, et la geste des incantations. Cette intuition de l’espace comme épure, dépourvu de signification — voire de signes —, mais levé comme puissance d’articulation des forces muettes ne sera pas sans résonance, ailleurs, parmi le langage théâtral que Tommy Millot travaille ici, dans les contradictions fécondes qui dynamisent l’ancienne scène tragique. 

Car ce sera toujours, sans coup de force, mais patiemment, sous le jeu des contraires, que se parlera ce théâtre. Médée est-elle la figure centrale, force toute puissante et ordonnatrice du grand rituel sacrificiel à l’œuvre ? Elle ne sera ici qu’une sorte d’ombre, avançant, intranquille, dans sa peur, et sa férocité attaquée par sa douleur, et sa douleur par sa colère — dolor et furor censées se succéder dans la syntaxe antique ne cessent ici de correspondre, de se succéder, de se retourner l’une en l’autre jusqu’à se confondre dans le finale. D’ailleurs, à l’ouverture de la pièce, alors que le texte la dresse d’emblée telle qu’en elle-même, corps triomphant dans sa présence, le spectacle de Tommy Millot donne la parole à sa voix, qui précède son corps — on l’entend avant de la voir, et quand on l’aperçoit, c’est dans le contre-jour impalpable au loin, spectre presque, fantôme d’elle-même, comme une préfiguration de son devenir, ou comme l’ombre qui doit d’abord se jeter au-devant d’elle-même avant de se rejoindre. Il est d’autres contradictions fécondantes : ainsi des voix sonorisées, mais à peine posées — le spectaculaire de l’emphase sonore vient se heurter à la délicatesse du phrasé, à l’ébauche d’un mot à mot pris au texte et proposé, au-devant de l’acteur par l’acteur lui-même. Ainsi du Chœur, lieu spectaculaire du spectacle, présence manifeste de l’entre-deux du spectacle avec son dehors, et qui ici, est dérobé à la présence : voix sans corps visible ((c’est celle de la dramaturge du spectacle, Sarah Cillaire)), battement d’invisibilité entre deux scènes.

Puis, il y a l’intelligence du texte — celle de ne pas vouloir l’expliquer outre mesure, sans volonté de l’obscurcir, mais de l’exposer, dans la langue oblique de la traduction de Florence Dupont où rien n’est masqué de cette étrangeté manifeste, mais à laquelle rien ne nous fait obstacle pour qu’on entende cette étrangeté, et qu’on la reçoive. Oblique des adresses ; oblique des lumières ; oblique des trajectoires des corps : obliques directes de tout ce théâtre humble et patient, travaillant à hauteur d’épaules d’acteurs sans rabattre la tragédie à un drame bourgeois. 

Mais dès lors, pourquoi Sénèque, et qu’a-t-il à nous dire ? Ce pourrait n’être rien : le charme abstrait d’une histoire majuscule, édifiante et morale, la beauté des situations, et quoi encore ? Rien, vraiment : or le spectacle du spectacle ? Mais on ne comprend plus : la trajectoire monstrueuse de Médée n’a pas à nous édifier, ou nous convaincre. Et pourtant, ce qui fore en elle, d’abord de basse intensité, puis, plus sourdement, appelle ; lance une autre douleur que la douleur de la vénérable Sorcière. 

L’histoire tiendrait en peu de mots. Médée, qui a tout sacrifié, et littéralement — royaume, père, frère mis en pièce par ses mains — par amour pour Jason, est répudiée par celui-ci. Par opportunisme politique sans doute, il a choisi d’épouser la fille de Créon, qui lui propose, à cette condition, l’hospitalité sur ses terres. La scène s’ouvre au matin des noces de Jason et de Créüsse. Tandis que Médée clame sa douleur, le Chœur chante en contrepoint la joie des épousailles. La tragédie de la vengeance qui s’ébauche rapidement déploie son programme dans les mots de Médée : ravager cette joie. Dès les premiers vers, Médée dit vouloir « passer à l’attaque » : non pas pauvrement abattre Jason, mais au contraire, le laisser vivant, et tout détruire autour de lui : qu’il assiste, impuissant, pur spectateur au spectacle de sa perte. L’œuvre de Médée consiste dès lors à se défaire de tout passé : brûler la ville qui les a recueillis, tuer l’épouse illégitime, et, remontant ainsi la course des événements, briser les liens qui l’unissaient à Jason en égorgeant leurs enfants — et par là annuler ses noces avec Jason avant de regagner le soleil, son ancêtre. Ainsi la tragédie proprement dite tient à ce démontage du temps, qui vise pour Médée à se retrouver telle qu’elle était avant la rencontre avec Jason. Si elle est répudiée, et condamnée à l’exil par Créon, c’est au nom des crimes qu’elle a commis par le passé, crime dont elle se défend puisqu’elle ne les a accomplies que pour Jason, qu’elle tient pour seul coupable. C’est dans ce renversement tragique et quasi juridique que se tient à la fois l’argument et la dynamique tragique — qui repose aussi dans une formule presque magique : Je serai Médée. Oui, la trajectoire relève d’un renouement vers ce qu’elle fut, terrible et seule : et le spectacle d’écrire ce retour à la solitude qui est une conquête. Pour advenir à elle-même, elle doit reconquérir son identité : Médée, c’est le nom dans lequel est contenu à la fois ce qu’elle fut et ce qu’elle sera : soit, littéralement, une puissance, un devenir permanent. Bien sûr, cette conquête passe par quelques cadavres répandus, et par des crimes atroces — mais qui sont autant de fils tranchés à sa condition aliénée. Sans doute les spectateurs de Sénèque avaient devant eux le tableau abject d’une femme sortie de l’humanité, engagée dans la généalogie de son mythe, mais il ne s’agissait pas pour autant d’une leçon de philosophie — d’une condamnation des passions excessives. Quoi alors ? Peu importe, sauf à deviner l’effroi et la joie devant la monstruosité. Spectacle monstrueux, oui, d’un monstre sur quoi se pose, en nous, le miroitement d’un sujet en devenir : spectacle où le monstre est plutôt ce qui entoure Médée, ce monde qui la condamne à ne pas voir mourir ses enfants — et qui se lèvera face à ce scandale, en le devançant. Monstre du monde spectaculaire, donc : spectacle auquel la mise en scène de T. Millot arrache la pompe pour, dans une certaine épure en dévoiler une sorte de théorème.

Nous n’avons donc pas, certes, la présence rageuse des corps : celle-ci est-elle seulement possible ? Sauf à illustrer la tragédie, et à l’imiter, c’est-à-dire, à la dégrader, on ne voit pas ce que dirait théâtralement l’irruption de corps triomphants. Au contraire, le frôlement des présences ; au contraire l’incertitude des mots par ceux qui les tiennent comme des animaux blessés et qui peuvent blesser encore ; au contraire la fragilité : comme elle paraît ouvrir tant en soi des possibles tragiques. Bénédicte Cerruti, affolée, affolante, non pas prêtresse du rite noir, mais plutôt elle aussi errante, à la recherche de son ombre, ou ombre à la recherche de son corps, évolue suivant cette fragile courbe, elle-même présence fragile et comme dense de sa fragilité semble en effet le contraire de cette monstruosité qui a pris corps jusqu’à nous dans le nom de Médée. De cette fragilité s’échappe comme une ligne de fuite : cette conquête de l’identité (« Medea Fiam ») n’est pas celle de son propre mythe ancien, mais comme un saut au-devant de l’inconnu qui l’attend ; elle en passe non par le sacrifice tragique de ces enfants, mais en se libérant des liens qui l’un après l’autre la délivrent d’elle-même. Une telle lecture n’efface pas la première : l’une et l’autre viennent entrer en résonance, s’engendrer peut-être dans leurs contradictions. 

Sur la scène de la Criée, le dernier vers de la tragédie de Sénèque lance à notre présent comme un dernier et puissant renversement : « Va témoigner partout où tu iras/ que les dieux n’existent pas », jette Jason à Médée comme une dernière condamnation de son impiété : mais c’est justement peut-être sur les cadavres des dieux que Médée accomplit ses actes, sur quoi elle s’envole finalement — et ce vers résonne contre la tragédie elle-même : c’est parce que les Dieux n’existent pas que nous pouvons encore lire et voir cette tragédie ici et maintenant, comme une quête puissante de soi, un refus sauvage des pouvoirs au nom de quoi s’insurger. De même, s’entendent, contre Sénèque, ou malgré lui, au-devant de lui presque,comme s’entend d’étranges allusions aux découvertes à venir par-delà la mer : « Bientôt viendra le siècle où sautera la dernière barrière/ L’océan révélera un continent immense/  Sur l’horizon marin se lèvera un nouveau monde/ Au-delà de l’Islande, il y aura d’autres terres ». On a longtemps cru que Médée était une magicienne de l’antiquité, lançant ses malédictions par-dessus les autels des rituels anciens, et la voilà devenir cette Chamane des Grandes Plaines, débarrassée enfin des dieux et chantant la danse de la pluie parmi les esprits immanents des Premières Nations. 

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Médée de Milliot et Hécate rirait https://www.insense-scenes.net/article/medee-de-milliot-et-hecate-rirait/ Mon, 27 Sep 2021 08:42:51 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4764 La nouvelle pièce de la Cie Man Haast, Médée de Sénèque, dans la traduction de Florence Dupont se joue du 23 septembre au 3 octobre à la Criée. Tommy Milliot continue à faire ce qu’il sait faire. La co-production entre La Criée, l’extra-pôle PACA, Théâtre national de Nice, la scène nationale Liberté-Chateauvallon, La Villette – Paris, le CDN Comédie de Béthune, ferait rire Hécate.

Le spectacle s’ouvre avec une voix amplifiée et donnera dès le départ son économie de l’image et du son. Une salle monumentale, un mur de fond qui s’ouvre au milieu, laisse voir une brèche de lumière ou une béance rouge par laquelle sortira une heure plus tard du brouillard lourd et Médée « en fureur ». Au début, une voix donc de nulle part et cette salle immense et monochrome vide. Ce sera très graphique alors. Une silhouette devant un fond lumineux et cette voix dont on ignore de quelle bouche elle peut bien sortir. On imagine que c’est cette silhouette qui parle, mais les deux sont comme déconnectés. La voix forte, présente et cette silhouette de dos, seulement un image, ne vont étrangement pas ensemble. C’est peut-être petit à petit qu’on s’habitue à cette disjonction et on peut attribuer telle voix à tel corps ou plutôt image de corps.

Car corps, il n’y en a pas dans la mise en scène de Tommy Milliot. Que ce soit dans l’interprétation, que ce soit dans le rapport qu’est proposé aux spectateurices, que ce soit dans la proposition esthétique, les choses sont faites pour que nul corps ne se manifeste. Il s’agit bien plutôt d’une imagerie soutenue par une musique dont on pourrait reconnaître son efficacité dans certains films hollywoodiens ou autre objets culturels du « grand public ». Le texte est débité sans qu’il puisse affecter les corps des comédien.ne.s, les répliques des dialogues sont des joutes verbaux, dont chacune est énoncée de la même manière, sur un ton affirmatif, accusateur : C’est toi ! Non, c’est toi ! Non, toi ! Non, toi ! Chaque image-voix reste inaltéré par le discours de l’autre, et même par le sien.

Si on devait penser le spectacle de Tommy Milliot avec la pensée de Florence Dupont, traductrice de la pièce, il faudrait dire qu’on a l’exemple parfait de l’incarnation de la culture froide. On peut difficilement mieux monumentaliser la pièce de Sénèque, difficilement mieux lui enlever toute force tragique, tout impacte sur nos corps. Hécate, si elle entendait Bénédicte Cerutti déclamer son incantation, éclaterait de rire. Il aurait fallu au moins, en donnant une telle place à la voix, trouver des comédiennes avec des voix pleines et non ces voix nasales, criardes, manquant toute amplitude et profondeur. À cela n’aide qu’il y ait deux enfants sur le plateau qu’on égorgera à la fin d’une manière si ridicule qu’on a envie de rire avec Hécate. Il faut le dire : croire que les comédien.ne.s ont été tant séparé.e.s de leurs corps, qu’iels ont désappris à marcher. Leurs pieds collent sur le plateau, iels semblent ne pas savoir comment avancer un pied et où le poser. Même les enfants (!) courent d’une manière qu’on voit qu’on leur ait dit de courir et ils ont désappris à courir. Personne sur le plateau ne sait quoi faire avec son corps. Le chœur est devenu une voix enregistrée (?), une sorte de déclamation épique hollywoodienne.

Le monument théâtre aura donc ici réussit à diminuer nos corps et ses capacités alors que nous savons que le théâtre peut le contraire. Tommy Milliot a le rare talent de mettre en scène et de transformer même Médée en un petit conflit petit-bourgeois. Une heure et demi d’ennui.


Ajout du 17 octobre : There is no alternative ?

On ne peut que s’étonner devant ce qu’on lit à propos des corps ordinaires des mises en scène de Tommy Milliot. Arnaud Maisetti demande si la présence ravageuse des corps était seulement possible. N’est-ce pas là une normalisation des corps non affectés, un There is no alternative aux corps d’un ménage petit bourgeois ? Un encensement d’un théâtre totalement inoffensif et impuissant ? Fabienne Darge célèbre dans une critique apparu dans le monde le dépouillement, Arnaud Maisetti l’épure et une fragilité que porterait ces corps. Nous n’y voyons qu’un graphisme, une esthétique publicitaire qui réduit la sorcière à un image de fragilité. Nous voyons mal comment il pourrait y avoir fragilité sans affectation du corps. Dès lors, elle ne sera que mimée, elle aussi désarmée. Une pure construction de l’esprit. Fabienne Darge célèbre l’absence de tout affect réel avec une critique habituellement liée à une critique d’un théâtre conservateur : « Psychologiser, ce serait l’affadir ». Le renversement est alors total. La guerre contre la psychologie devient parfaitement compatible avec un théâtre qui s’accorde très bien avec ce monde et qui n’inquiète plus rien. Le tragique s’adresse à la tête. Et que les dieux soient morts, tant mieux pour la tranquilité de notre vie ordinaire. Et si Geneviève Brisac a raison de dire : « Si les femmes sont des sorcières, c’est pour manifester leur mépris de la vie ordinaire. », on poursuit avec ce théâtre et leurs critiques dithyrambiques leur neutralisation.

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UsINER… l’oeuvrier littéraire sur scène https://www.insense-scenes.net/article/usiner-loeuvrier-litteraire-sur-scene/ Mon, 20 Sep 2021 12:36:06 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4746 Le 5 novembre prochain, Julien Gourdin présentera UsINER. Une pièce performative présentée à l’amphithéâtre de la Verrière, à Aix-en-Provence. Deux séances (16H00 et 19H30) sont prévues, entrecoupées d’une rencontre avec le public. Premier projet personnel du comédien qui est soutenu et accueilli par la Ville d’Aix. Moment d’importance pour lui qui en parle comme d’une « première marche ».

La bifurcation…

En solo comme à l’occasion de Le Petit Poucet et l’ogre au Bois de l’Aune où il est un homme-orchestre jouant et interprétant tous les personnages du conte de Charles Perrault ; lecteur d’Albert Cohen et notamment de O vous, frères humains aux côtés d’Henriette Pertus dans un travail musical ; metteur en scène et auteur de La folie comme état de la métamorphose ; comédien rejoignant Angie Pict pour la création du texte de Martin Crimp Le reste vous le connaissez par la cinéma… Julien Gourdin hante – tout autant qu’il est hanté – la scène. Ingénieur défroqué, il choisit donc de se former au travail de comédien à une époque où d’aucuns auraient privilégié le confort de l’emploi. Le geste est radical, et la vie de précaire qu’il ambitionne est la seule qui le met à l’endroit de l’imagination créatrice et des rencontres avec le milieu du théâtre, ses collectifs, ses personnalités, et des amis qui l’accompagneront, comme Eric Schlaeflin, comédien comme lui.

« Je n’avais pas le choix. J’avais fait l’expérience du travail à l’école d’ingénieur. Différents stages… m’étais retrouvé posté en 3X8. Je ne crache sur rien, mais à Montbard, en Bourgogne, chez Valti, dans une usine de métallo du groupe Vallourec, ma tâche était de contrôler des tubes métalliques. J’apprenais le travail à la chaîne… ou je faisais l’apprentissage d’être enchaîné à un travail. Y songeant, j’avais à l’époque évalué qu’en 3X8, subissant les décalages horaires, je faisais Paris/San-Francisco sans bouger de ma cabine de contrôle. Sacré Jet lag en définitive. » confiera-t-il songeur.

De ces années-là, Julien Gourdin qui reconnaît de ne pas avoir de culture militante, conserve les souvenirs des ouvriers qui travaillaient avec lui. Dans les plis de la mémoire, des trognes et des gueules « cassées », des gestes d’attention, des formes de travail collectif et de travail en équipe… mais aussi des bruits, des sons, des odeurs de métal en fusion qui se mélangeaient à la gamelle le temps d’un repas pris sur le pouce. « C’était une expérience, mais j’ai décidé que ça ne serait pas une vie, ma vie ».

Dès lors, Julien Gourdin se prend une carte d’étudiant après que son dossier a été sélectionné en Arts de la scène, à l’université de Provence. Retour sur les « bancs de l’école », mais surtout nouvel apprentissage que celui du plateau et des ateliers de jeu. Et puis immersion dans un milieu théâtral où de la Déviation à la compagnie Ornicar, Julien Gourdin, plus qu’un spectateur, devient un interlocuteur de ceux qui « jouent ».

autoportrait pixelisé

Usiner

« Je conçois ce travail comme relevant d’un geste performatif et ceux qui m’accompagnent : Samuel Martinez (musicien et touche-à-tout sur les espaces sonores), ainsi que Nao Tanaka (créateur de dispositifs numérique et vidéo, programmateur TAO (théâtre assisté par ordinateur)), sont essentiels dans ce projet. En fait, je pense performatif, mais le mot induit un tel champ que je pourrais dire que je suis juste un comédien en scène soutenu par deux camarades qui interviennent tels des plasticiens/créateurs du son et de l’image » confie Julien Gourdin. Quant au projet en lui-même, si l’expérience de l’usine ne lui pas étrangère, sa naissance est également liée à une rencontre avec un auteur Joseph Ponthus, né Baptiste Cornet, disparu à l’âge de 43 ans, et notamment son livre A la ligne. Un auteur, éducateur spécialisé, récolteur de paroles anonymes, qui aura par la suite exercé différents métiers jusqu’à celui, en Bretagne, d’ouvriers sur une chaîne qui voit passer les poissons, frais et panés. Type qui aura tout lâché pour suivre par amour une bretonne, et qui au dernier emploi, après l’intérim et autres joies liées à la flexibilité de l’emploi, finit dans un abattoir.

A la ligne, titre du journal de bord qu’il a tenu pendant des mois, témoigne d’impressions, de sentiments, de pensées, de méditations sur cette expérience ouvrière qui fera de lui un « oeuvrier littéraire ».

Vie dense et pas confortable que la sienne et dont il témoigne dans le documentaire Les Damnés, des ouvriers en abattoir, d’Anne-Sophie Reinhardt, en 2020.

« C’est un journal de bord sensible que Ponthus écrit. Ni étude sociologique, ni traité politique… C’est un lettré et ce qui m’a interpelé, entre autres, c’est un mode de récit où la ponctuation est absente… A partir de là, j’ai décidé d’en faire une forme théâtrale, un montage de mots qui se présente sous la forme de plusieurs tableaux qui obéissent à une dramaturgie sonore, et visuelle. Pour ce travail, on a été enregistré des gens, on a fait des entretiens de différentes personnes. On en restitue les voix et c’est quelque chose qui nous importait de créer les conditions d’une écoute » explique Julien Gourdin qui confie que lui et ses compagnons sont encore dans l’exploration de l’esthétique de ce travail.

« Ce dont on est certain, c’est qu’ils nous importent, avec Usiner, de mettre en perspective un rapport à l’Histoire, ses métamorphoses et ses tournants. Et d’une certaine manière, si j’avais à définir ce que nous sentons et ressentons, c’est sans doute l’idée que nous vivons une esthétique du pixel. Un monde d’images a pris le pas sur le reste… ça, ça sera présent. Il y a tout un travail de construction à partir d’un dispositif connecté qui soulignera le mouvement, l’image, le son… pixelisé » dit Julien, presque embarrassé de parler d’un travail en cours d’élaboration.

« Ce que je sais, c’est qu’à travers Usiner, on parle de quelque chose qui a à voir avec, peut-être, un mythe ou une légende, aujourd’hui… le nommer n’est pas facile mais on pourrait dire qu’on se pose la question du vivre-ensemble » conclut-il. Et s’éloignant pour un train, on songe qu’il y a bien là un enjeu d’actualité de nos « temps modernes ».

Par amour, devenir oeuvrier.
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« Chez Malte »… les règles du savoir-vivre autrement d’après Ovide https://www.insense-scenes.net/article/chez-malte-les-regles-du-savoir-vivre-autrement-dapres-ovide/ Tue, 07 Sep 2021 12:01:22 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4730 « Ovide ! Ovide ! » répétait Brassens qui s’entretenait avec Polac en 1967 sur les auteurs des livres à lire. Et l’on pourrait prêter à Schwind l’exclamation. À la Déviation transformée en pays d’Ovidie, c’est avec gourmandise que Naïs Desiles et Yaëlle Lucas jouent les entremetteuses des Métamorphoses pour le metteur en scène Malte Schwind, dans une scénographie ouverte. Un théâtre vivant.

Qu’ovide toujours…

Parmi les grands récits, sources d’information sur la difficile formation et les risques de déformation du monde (et de ceux qui le peuplent), celui des Métamorphoses d’Ovide demeure l’un des plus fascinant via la déclinaison d’une galerie de portraits invraisemblables où dieux, déesses, héros, humains, être hybrides, monstrueux et fabuleux… forment une grande famille métissée. Ou comment l’histoire du monde n’a jamais été autre chose qu’une histoire de familles, avec ses conflits entre descendances, bâtards, rejetés et bannis, morts et fantômes… sur fond de conquêtes guerrières et amoureuses, de luttes éternelles marquées de désirs et d’interdits, de rivalités héritées et de jalousies reconduites, d’aventures qui portent à conséquences et de fatalités sans cesse réécrites…

Aussi, s’emparant de quelques-uns des épisodes des livres qui composent Les Métamorphoses, le metteur en scène Malte Schwind tout attentif qu’il est – à chacune de ses créations – pour ce que l’Homme devra endurer à cause d’être né, s’en sert comme d’un miroir démesuré tendu au quotidien où nos petites métamorphoses, pour autant qu’elles sont étrangères au merveilleux du monde divin, n’en sont pas moins des petits récits, gais et tristes, que l’on noie aussi et parfois dans le vin volé à Bacchus.

Qu’Ovide apparaisse (et terrasse la Covid) maintenant chez le jeune metteur en scène n’a rien d’un hasard… Chez Schwind, ce n’est pas le monde d’avant qui revient, mais bien les questions et les enjeux qui hantent tous les temps qu’il invite à ne pas oublier et fait résonner dans un monde d’après qui aurait pu se chercher d’autres voies que celle que propose le Jupiter de l’Élysée (1 milliard pour métamorphoser Marseille).

Pièce politique (comme l’est le texte d’Ovide) donc que cette nouvelle création de la Compagnie En Devenir 2 où l’âge de fer, et les saisons qui le composent, nous prive de l’hospitalité, de la bonne foi, de la vérité, de la joie… Époque « Stal » (fer en russe) qui ne repose plus que sur l’artifice, la trahison, la violence, le désir de posséder…

Sans doute les Métamorphoses a-t-il à voir avec cela… et autres choses bien entendu. Mais devant la grande couverture de survie orée qui sert de toile de fond à l’exécution du spectacle ; devant ce mur lumineux qui met le spectateur à proximité de l’âge d’or perdu, chacune et chacun étaient sans doute invités à questionner ce qui lui manque ou ce qu’il a perdu et c’est justement le spectacle qui lui offrirait. « Offrirait » dis-je, car il n’est d’autre verbe qui convienne mieux et précisément à l’humanité du geste de Malte Schwind pour ces Métamorphoses où le public attablé devant le vin, la moussaka, l’huile et le pain-maison (qu’il goûtera tout au long de la soirée) est moins un étranger qu’un ami invité et retrouvé le temps d’un théâtre d’hospitalité. Théâtre qui s’affronte aux illusions perdues et que seule la scène est à même de combattre en leur redonnant vie à mesure que s’effacera le jour sur la Déviation, quand dans la nuit l’onde et le souffle ovidien se feront entendre.

Et parce que l’humanité n’en a pas fini de « trinquer » et de gouter jusqu’à la lie ce « trou du cul » qu’est le monde, alors Métamorphoses fera sonner les verres en écho au vers d’Ovide, rappelant ici le destin de Sémélé, d’Actéon, de Tiresias, de Penthée… et quelques autres, tous et toutes défigurés par quelques fatalités où passant d’humain à animal, de mortel vivant à cadavre errant, de héros à néant… il n’est d’autres connaissance acquise que celle qui nous tient à l’endroit de l’incertitude et de l’instabilité. Donnant donc raison à Bergson qui, dans L’évolution créatrice (1991, p. 302) nous aura prévenu « la forme n’est qu’un instantané pris sur une transition ».

S’entend donc un récit où les actions légendaires rapportées, les combats titanesques décrits, les horribles et merveilleuses transformations dessinées… pourraient tenir le spectateur (ce mortel infirme) les yeux écarquillés, s’il ne prenait la mesure de ce qui le concerne dans la démesure qui lui est racontée. Ainsi, adressé au néotène que nous sommes, Métamorphoses de Schwind, au prisme de ces odyssées, lorgne, à la manière de Lagarce, sur « les règles du savoir-vivre ».

À commencer par la règle qui exige à l’entrée dans le monde que l’enfant soit déclaré. Moment bref et intense, élégiaque, dès le début du travail, où Naïs Desiles et Yaélle Lucas – les récitantes des Métamorphoses – déclinent leur arbre généalogique et livrent l’histoire de leur famille… Manière de se présenter ou d’entrer en représentation. Et d’entendre lointainement, à ce moment-là, accompli soudainement et inhabituellement, les premières lignes de Lagarce « Si l’enfant naît vivant… la déclaration doit être faite… l’inscription de l’acte de naissance… Si le père ne peut se présenter… ».

(Dé)passer le plateau…

À intervalle régulier, jonglant avec les bouteilles et plateau en main, Malte Schwind, en garçon de salle mal fagoté (bermuda délavé affublé d’un tablier de cuistot, chaussette tombante sur les godillots, manches retroussées façon traiteur mal traité) ravitaille le public ; se glissant entre ses deux comédiennes qui en profitent pour se repoudrer le nez, se siffler un canon, faire un brin de causette avec un voisin (nom qu’Althusser prête au spectateur)… Schwind s’inscrit dans la grande tradition des metteurs en scène qui hantent le plateau et ne se résignent pas à disparaître. On songe à Kantor bien sûr qui veillait à même la scène, mais plus encore aux apparitions de François Tanguy (la Fonderie et le Théâtre du Radeau qui sont par ailleurs co-producteurs de la nouvelle création de la compagnie). Et comme si cela ne suffisait pas, le metteur en scène qu’il est, lors de ces intermèdes, rompt l’écoute des épisodes d’Ovide. Avec ce léger accent heurté qui fait son charme germanique, il prévient le spectateur et le client : « c’est la première fois que je fais la moussaka… vous me direz… Ah, il faut du vin plus là-bas… vite des bouteilles, du nectar pour ceux-là… c’est la table des alcooliques ». La salle en rira. Magistral et infernal, attentif et faux monsieur Loyal, il repassera plus tard pour le café, encombré d’un plateau qu’il tient en équilibre et qu’il fait « Walser » (création antérieure) devant les spectateurs qu’il tient en amitié. Et si d’aventure, un théoricien du théâtre devait commenter ces petits instants, ce détour par une pratique immersive recoupe un pur geste brechtien qui entend rompre l’illusion et démasquer le théâtre où l’on est qu’un spectateur hypnotisé.

Voilà, peut-être que tout commence là, à même cette volonté et l’on comprend mieux, dès lors, pourquoi Yaëlle Lucas et Naïs Désiles, auront décliné leur filiation, leur éducation, leur place dans la société… « Filles de »… ou comment la scène serait le lieu, un court instant, non plus de la fiction, mais plutôt celle des constructions fictives auxquelles il est prêté foi et qu’on appelle « identité sociale ».

Elles, elles ressemblent au couple que formèrent la Bardot et la Moreau de Viva Maria. Elles, elles pourraient tout aussi bien être sorties de chez Gatsby le magnifique… et leurs robes à paillettes, colliers de perle en toc, sur-maquillage doré… les apparentent aux demi-mondaines d’un clac, aux valseuses de Titanic… à moins que déifiées, elles ne ressemblent à quelques figures célestes. À l’évidence, rien n’est plus certain pour ces divines humaines que Schwind appellent ses « divas ». Mot, certainement, le plus juste pour celles qui « chantent » Ovide, et racontent avec sérieux, avec espièglerie, avec tendresse… comment ça déchante chez les proprios du monde céleste, et leurs locataires terrestres. En bout de tables, comme les maîtresses de la Maison Schwind prolétarisée ou du cabaret « Chez Malte », parmi les spectateurs, elles assurent le service et font récit. Tapent dans le Menu Ovide sans trop faire de cas de ce qui ne sera pas dit, mais s’entendent à faire exister ce qui est convoqué. Mascarade racontée que tout cela, mais matériaux de théâtre tout de même, les deux escort-girl ovidiennes comme deux bonimenteurs, par leur accent, par leur voix, par leur diction et leur incarnation s’entendent à faire apparaître en chaque mot les scènes infernales, les tragiques destinées, les métamorphoses obligées. Et c’est bien par la seule parole, et le jeu complice qui les lie, qu’un monde d’images pris aux Métamorphoses apparaît dans l’esprit de chaque spectateur. Images libres réfléchissant l’imaginaire affranchi et la souveraineté de l’esprit que chacun et chacune peut encore sentir en lui et qui est sollicité.

Et de comprendre peut-être, parce qu’elles s’entendent à le transmettre, qu’elles sont les témoins ou les plaignantes de ce qui n’a jamais cessé, d’hier à aujourd’hui, de venir à bout du monde et qui défait l’ossature du monde comme l’architecture de toutes les relations et ne porte aucun autre nom qu’Eris : la déesse de la discorde.

Ainsi vont les Métamorphoses de Schwind qui, marqués par la discorde narrée, se construit dramaturgiquement (Mathilde Soulheban) sur la présence de temps apaisés où le metteur en scène et les deux comédiennes viennent à la rencontre du public, saluant les retrouvailles du théâtre et de ceux qui s’y rendent, par des toasts répétés « A Bacchus ». Ou un théâtre de la réconciliation qui n’induit pas l’ordre comme le pense et s’entend à le réduire le politique.

Ceci n’est pas du théâtre, mais de la mise en scène

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Item, Le théâtre du Radeau | la vie ne suffira pas https://www.insense-scenes.net/article/item-le-theatre-du-radeau-la-vie-ne-suffira-pas/ Tue, 06 Jul 2021 10:56:32 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4700

Item, mise en scène de François Tanguy,
avec Laurence Chable, Frode BjØrnstad, Martine Dupré, Erik Gerken, Vincent Joly
Bois de L’Aune, Aix-en-Provence, le 30 juin 2021


C’est la fin. Quand les lumières s’allument, après le noir, que tout se dissipe, que les acteurs, salués, ont salué, que tout est vide devant nous, que la poussière est retombée sur le bric-à-brac de tables et de chaises, de cadres dressés, de poussière, que les premiers rangs ont déguerpi, qu’on reste sagement parce qu’on évacue le théâtre avec méthode, l’un après l’autre, comme on quitte le bateau qui prend l’eau lentement, sans panique, mais résolu — dehors il fait jour encore —, soudain la silhouette de François Tanguy surgit à Cour ; non, c’est sa voix d’abord qui précède son corps, et qui dit : qui implore presque : si vous voulez qu’on en parle, s’il vous plaît, parlons-en (quelque chose comme cela, de simple et d’humble, de fragile et de terriblement inquiet). Et il ajoute, avec ce sourire triste : « s’il reste quelques énigmes, on pourra peut-être vous les éclairer ». Derrière moi, une femme, debout, qui partait, comme agacée, mais sans méchanceté, lui lancera : Éclairer les énigmes ? La nuit ne suffira pas. Et Tanguy, désolé, sincèrement, répondra alors, dans un souffle : la vie non plus. C’était Item, un soir d’ouverture des théâtres à Aix-en-Provence, au Bois de l’Aune, c’était le Théâtre du Radeau et ces énigmes que rien ne pourrait épuiser.


« Si en moi l’écrivain est éveillé »

Un spectacle après l’autre, le Radeau est à sa tâche, qu’on dirait une et seule. Bien sûr, il est dans l’air du temps de réclamer à l’artiste du neuf, qu’il soit l’homme nouveau à chaque instant, et que les spectacles réinventent à chaque pas l’art de marcher. Cette soif de nouveau, comme elle épuise aussi, assèche — on sait aussi ce qu’il en a coûté à notre Histoire de fonder son avenir sur le désir pur du nouveau. Non, le théâtre du Radeau vogue en ces directions, sur le même bateau forgé à sa mesure ; la mer autour change et le ciel, pas les forces qu’il faut pour l’affronter.

« Comme les marins, nous sommes de ceux qui doivent transformer leur bateau en pleine mer sans jamais pouvoir le démonter en cale sèche et le remonter avec de meilleurs morceaux… La voile colorée et puissamment gonflée se prend pour la cause du mouvement du bateau alors qu’elle ne fait que capter le vent qui à tout instant peut tourner ou retomber… »

Hans Blumenberg, Naufrage avec spectateur

Il y a donc ces cadres levés, vraies portes pour de faux par où les corps ne cesseront de passer, de traverser : plateau encombré fait de mille espaces, puisque le théâtre est ce lieu forgé de temps, et qu’on passe le lieu comme on passe le temps et comme on le franchit : qu’à chaque franchissement sous tels panneaux on change de corps, d’espace. Si l’enjeu du théâtre tient à entrer et sortir, ici, on ne cesse pas d’entrer et de sortir, mais à vue — l’effacement est façon de resplendir dans ce demi-jour. Il y a ces corps d’acteurs accoutrés qui signent l’artifice, le drapé : théâtre fait de théâtres rapiécés — costumes qui sont l’étoffe dont le rêve est tramé et qui, chaque instant, fait signe vers cette vie d’à côté de la vie que le théâtre dresse, ne se prend pas pour l’illusion de la vie, seulement son envers. Accoutrements qui sont l’image même de cette grande toile de textes qui façonnent la densité des temps : textes tissés, raccordés, rapiécés — Walser, Dostoïevski, L’Arioste, Goethe et Brecht dans cet ordre —, et qu’il n’existe pas de surplomb, seulement des forces qui passent, elles aussi, sous ou à travers l’autre, et qu’à chaque passage, chaque porte levée par le texte, une décharge électrique le relance, le secoue ou l’emporte. Théâtre en toile d’araignée : chaque texte comme un fil que parcourt l’acteur, funambule, qui viendra secouer par résonance l’autre bord de la toile qu’il viendra arpenter plus tard, ou qu’il a déjà parcouru : et par résonnance, échos — les mots de Walser dialogue avec ceux de Dostoïevski, pour dire : dire quoi ?

Si en moi l’écrivain est éveillé, je passe sans faire attention à côté de la vie, je dors en tant qu’homme, je néglige peut-être le concitoyen en moi qui m’empêcherait tant de fumer des cigarettes que de faire l’écrivain si je lui donnais forme.

L’ouverture, par Minotaurus de Walser donne le ton : non, le thème. Plutôt la note par quoi s’accordera musicalement l’ensemble ensuite. États mêlés : le rêve n’est pas l’envers de la veille, mais une attitude au sein de la vie éveillée ; schize essentielle et incontournable par quoi on fait face à ce qui passe et nous traverse : comme écrivain, l’écoute du réel est flottante ; comme individu, elle écrase et étouffe. C’est d’aller de l’une à l’autre : ni plongé dans le rêve sans quoi le monde est perdu ; ni enfoncé dans la réalité sans quoi il est ce poids mort sur la poitrine. Ainsi s’énonce une sorte de théorème, mais sans rigueur : quelque chose qui exigera un ajustement permanent. Là est peut-être la puissance politique d’une œuvre qui postule un état de rêve sans en faire un refuge, un abri : plutôt une force d’appui. Une force ? Une fragilité tout aussi bien, peu sur d’elle-même, avançant chaque mot comme autant d’hypothèses essayées à l’aune de ce qu’on trouve devant soi, qui est hostile par nature, monde qui n’est dressé que pour fonctionner contre nous-mêmes. Ouverture de la fragilité donc, de l’hypothèse.

Et ouverture à la fragilité. Le commencement véritable du spectacle n’est pas dans le texte : elle est dans l’entrée de l’acteur qui sitôt présent, trébuche. Nous y sommes : de plain-pied dans les sables mouvants. Si tomber est une grâce, c’est aussi parce que la chute grotesque défie la marche au pas du monde, l’en marche de tout ce qui file droit. Alors tomber, aussi pour se relever, ajuster le veston, et aller dans l’allure de la chute, qui est aussi une façon de danser.

« Quand on m’emmenait de Russie, à travers plein de villes allemandes, je regardais sans rien dire, je me souviens, je ne posais même aucune question » 

Si le Théâtre du Radeau, refusant de se renouveler pour mieux creuser le sillon, va frapper le même clou, croiser sur même chaloupe les mers du présent, c’est pour déployer sa traversée singulièrement. Au lieu des écarts que le Radeau exécutait, entre la geste burlesque et la gravité tragique, il semblerait qu’ici quelque chose s’ajuste — que l’écart se resserre ; que les jeux de contamination entre le drôle et le terrible s’estompent, pour lever une sorte de zone grise d’affect, où tout peut se renverser à chaque instant, mais dans lequel rien ne bascule tout à fait. Au cœur irradiant — mais d’une lumière intérieure, comme sur le plateau, lumière semblant venir du dedans même de la scène, non pas au-dessus ou devant : mais dedans —, le long passage autour de L’Idiot de Dostoïevski : et puisque le roman est écrit avec l’énergie morbide du théâtre, le théâtre relance la parole romanesque. C’est un long dialogue, autour d’un poème oublié, qu’il s’agit de remuer dans les mémoires, même si on en a peur, pour mieux le réciter : « Toute ma vie, j’ai détesté les poèmes, comme si je pressentais quelque chose. »

Est-ce une clé ? Mais pour quelle porte ? On aurait tort de guetter dans telle ou telle phrase une lumière qui pourrait à elle seule « éclairer l’énigme ». Pourtant, se délivre là comme un secret : et le poème de décrire un pauvre chevalier, comme l’image même de ce théâtre.

Il y eut un pauvre chevalier,/ Homme simple et la droiture même,/ L’âme fière et le regard altier,/ La figure taciturne et blême.Il lui vint un jour une vision/La raison ne peut en rendre compte,/,Mais il en garda une impression Aussi indicible que profonde.Depuis lors, son âme avait brûlé ; / Il vécut pour cette pure flamme/ Et jura de ne jamais parler,/ De ne regarder aucune femme.Il prit pour écharpe un chapelet,/ Il s’était reclus de la lumière,/ Devant duc ou prince il ne levait/ Les barreaux d’acier de sa visière.Se vouant au rêve caressant/ D’un amour qui l’émouvait aux larmes,/ Il avait inscrit avec son sang/ A.M.D. sur ses nouvelles armes.

Le poème de Pouchkine ne peut être le double du théâtre que si on entend combien il est dégradé, sans être humilié : Item n’est pas cette œuvre martiale, emplie d’absolue et de certitude — s’il partage avec lui la trajectoire amoureuse, celle d’une vision indicible, et profonde, qui oriente la course, « vouée au rêve caressant », il ne peut le faire que pauvrement et simplement : Chevalier à la Triste Figure, frère d’armes d’un Quichotte avec lequel il partage mêmes guenilles, mêmes rêves, mêmes amours et mêmes soifs de renouveler les regards portés sur un monde qui ressemble partout tant à la désolée Mancha qui chaque instant nous cerne.

« In Nürnberg machten sie ein Gesetz, darüber weinte manche Frau »

Le spectacle s’achève en chanson. Dans le noir qui se fait peu à peu, le cercle des corps assemblé simplement, une chanson comme une prière : une ballade. Le texte de Brecht, ainsi psalmodié, ne se laisse pas entendre — ou comme un bénédicité. Il est murmuré en allemand. C’est la Ballade de « La putain à Juifs » Marie Sanders :

« Un matin, neuf heures c’était
Elle traversa la ville en chemise,
Pancarte au cou, cheveux rasés, la foule gueulait
Son regard était froid »

Chant secret, lointain, qui dit pourtant ce sur quoi le spectacle a dansé, lentement : sur la ligne de crête du rêve et du réel, sans oublier l’un ou l’autre, et même sous le regard de l’un et de l’autre : chanter Marie Sanders comme une prière, c’est aussi une manière de saisir la crudité du monde comme une menace, et lui adresser en retour les forces qu’il faut pour l’affronter — forces qui sont peut-être de douceur, et de maladresse, aussi maladroites que le monde déploie sa férocité.

Sur les dernières notes, le noir se fait.

Quoi faire de l’énigme ? S’en repaître et demeurer sur le seuil, à la quête désespérée de sens [1], ou bien plutôt l’accueillir comme une manière de dévisager l’effarante transparence de sens que toute l’organisation du réel déploie, exigeant explication et norme, s’établissant sans angle mort ni mystère. La puissance d’énigme qui tient à l’agencement aberrant des textes, à la déliaison incessante des gestes et des mots, à l’incompréhension de ce qu’on voit, de ce qu’on entend, hors le travail de le traduire intérieurement avec la langue du souvenir et de la métaphore, cette puissance ne s’aveugle pas dans la contemplation de sa propre obscurité. Plutôt est-elle l’appel, moins d’un déchiffrement qu’un apprentissage, lent et long, d’une autre forme de connaissance — dans le noir d’abord, on ne voit rien, puis on s’habitue, on reconnaît les aspérités, on les devine plutôt, on avance dans le noir en l’apprivoisant. On se défait de la lumière sans éclat du réel ; on pénètre avec un autre corps dans un autre élément qui met à égalité les êtres : devant un tel monde, on est tous à armes égales. On éclaire les énigmes non par le savoir constitué qui exécuterait le mystère, mais par d’autres hypothèses forgées en soi, et soudain on s’aperçoit qu’on les possédait, ces hypothèses, qu’on était plein d’une langue capable de traduire ces gestes et ces mots, et qu’on l’ignorait jusqu’alors. On éclaire l’énigme avec le peu qu’on possède, et ce peu nous soulève.

Dehors, il est neuf heures du soir ; il fait encore jour, un peu.

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La promenade de Walser, par Malte Schwind | les dehors de l’homme intérieur https://www.insense-scenes.net/article/la-promenade-de-walser-par-malte-schwind-les-dehors-de-lhomme-interieur/ Tue, 23 Feb 2021 12:24:21 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4562 La Promenade, d’après Robert Walser, traduction Marion Graf-Schneider et Bernard Lortholary, Cie En Devenir 2, Mise en scène Malte Schwind, Avec Yaëlle Lucas, Naïs Desiles & Lauren Lenoir, Assistant et dramaturgie Mathilde Soulheban / Son Jules Bourret / Lumière Iris Julienne / Costumes Sara Bartesaghi-Gallo

Par Arnaud Maïsetti

 

Ce qui bouleverse le plus, dans ce théâtre, tient peut-être à ce simple geste d’aller et d’exposer, dans l’incertain, mais fermement, ce qu’il en est de soi quand on s’affronte au dehors. C’est un théorème radical. Travail du théâtre quand il est à l’épure : (s’) exposer aux autres, avancer son corps un pas après l’autre, comme des mots, comme des mains dans le noir : lancer au-devant de soi-même ce qu’on ignore de soi. Travail à l’œuvre dans nos vies : aller et quoi ? Faire de la rencontre — des autres, des accidents qui sur le chemin nous feront trébucher, ou qu’on enjambera — la matière froissée de l’existence. La matière, oui, et vive. Le spectacle de Malte Schwind, présenté dans les conditions que l’on sait (contrevenant à l’idée même que l’on se fait du théâtre, « cet art de la rencontre », disait Grotowski), s’expose à cette exposition-là. Saisissant Walser à la lettre, celle qu’il écrit, dans cette nouvelle d’une radicale nudité dont la fable tient toute entière dans son titre — une Promenade —, ce théâtre voudrait non pas reconstituer l’œuvre source, plutôt la prolonger en l’habitant : soulever la leçon enclose, en tirer toutes les conséquences, et d’abord celle-ci, déchirante : « Ce que nous comprenons et aimons nous comprend et nous aime aussi. Je n’étais plus moi-même, j’étais un autre, mais pour cette raison même je n’en étais que davantage moi-même. Dans cette douce lumière de l’amour, je croyais pouvoir constater ou devoir éprouver que l’homme intérieur est le seul qui existe vraiment ».

La promenade. Davantage qu’un titre, ou qu’un simple mouvement, est une éthique. C’est sortir de chez soi, c’est — sans raison valable en dehors du désir, de l’ennui, et du désœuvrement — aller. La Promenade est l’œuvre du désœuvrement : celle qui refuse de faire de l’œuvre une structure et qui choisit justement de renoncer à l’architecture nette et ample de l’œuvre pour épouser le mouvement librement consenti à l’égard de l’accidentel et livré au hasard.

Un matin, l’envie me prenant de faire une promenade, je mis le chapeau sur la tête et, en courant, quittai le cabinet de travail ou de fantasmagorie pour dévaler l’escalier et me précipiter dans la rue. Pour autant que je m’en souvienne, je me trouvai, en débouchant dans la rue vaste et claire, d’une humeur aventureuse et romantique qui m’emplit d’aise. Le monde matinal qui s’étalait devant moi me parut si beau que j’eus le sentiment de le voir pour la première fois…

Ainsi commence la nouvelle. C’est donc quitter « le travail » pour son envers, renoncer à l’écriture et aller — l’écriture ne pourrait être que le contraire d’aller, le contraire du dehors, cette intériorité rongée par le dedans. « Haine de l’intériorité », disait souvent Deleuze. C’est porter cette haine, dans la douceur et même dans la joie. C’est ne pas se mettre en quête — c’est errer. Mais, et c’est le vertige de l’œuvre de Walser, ce qu’on lit est pourtant une œuvre, écrite et composée. Le texte le rappellera, s’adressera ici et là au(x) cher(s) lecteur(s), qu’on prendra à témoin : on superposera l’illusion de vie d’une promenade éprouvée  avant le travail d’écriture qui la relatera au présent d’une écriture qui la traverse aussi. Se lit dès lors comme une métaphore : l’écriture comme promenade elle-même, fantasmagorique, qui dit renoncer à l’écriture pour mieux y revenir à neuf, jouer de la représentation qui tout à la fois dit ce qu’elle n’est pas, et fait ce qu’elle dit vouloir renoncer.

N’est-ce pas un semblable paradoxe quand le théâtre choisit de « représenter » la promenade de La Promenade. Où est l’écriture quand elle est parlée ? Où, le narrateur ? Dans la voix, triplée par trois actrices qui joueront chacune à essayer cette voix première, diffuse ; ou à s’essayer au narrateur, à la narration : à jouer à La Promenade. Trois actrices pour refuser trois fois l’incarnation univoque — mais trois fois différemment —, et travailler à des hypothèses, chaque fois recommencées, travaillées par la singularité des trois corps, comme autant d’essais qui prendraient le risque de s’exposer à l’écriture, de faire le contraire de l’incarnation — mais on manque de mots. On expose la parole comme on l’écrirait avec les doigts sur une paroi : et c’est elle qui en retour nous lirait.

Et puis, dans ce théâtre, où sont les rues, les enseignes de la boulangerie, les terrasses des cafés, les bords du canal, les prairies enchantées, les fâcheux qu’on rencontre en chemin, les chiens inquiétants, leurs maîtres dociles ? Il n’y a qu’un plateau, et il est nu : il n’y a toujours que le même paysage, et il est toujours égal à lui-même. C’est l’autre paradoxe, et c’est l’autre force, dans l’évidence qu’elle expose, le risque aussi auquel ce théâtre s’expose. Cette nudité dans laquelle ce théâtre se dit, n’est pourtant pas le corps éventré d’un plein, le retranchement. Plutôt tissée dans l’épaisseur sensible. Une grande toile blanche est ainsi levée face à nous : on se souvient qu’elle se dressait déjà en fond de scène, dans un précédent spectacle. Mais là où, pour Tentative de fugue, elle semblait la métaphore d’une voile prête à emporter vers d’autres batailles, d’autres Bastilles, ici elle paraît se lever pour elle-même, support de la parole, pur aplat de blancheur sur quoi se pose les yeux, matière. Ainsi la matière miroitant d’or qui de nouveau se dressait pour supporter les Métamorphoses d’Ovide vues quelques semaines auparavant sur ce même plateau (reste à préciser que Les Métamorphoses ont été créées après La Promenade, même si la scénographie a été l’objet d’une refonte au moment de la reprise, cet hiver 2021) — désormais, plus d’or, seulement le blanc d’une page qui n’est pas une page, d’une voile qui ne désigne qu’elle même. L’effacement de l’allégorie fait danser plutôt la sensation de la matière. Le fait, fragile et désarmant, de ne s’armer que des signes tangibles que le théâtre offre : un sol, des murs, la lumière diffuse et précise, sans effet, aucun autre artefact que le corps d’actrices dignes de porter cette voix comme leur visage, nu.

Ainsi, presque deux heures, on ira. Non, c’est faux : nous, on restera là. C’est la parole ira pour dir les rencontres, celles qui ravissent, justifient le jour, celles qui minent, celles qui agressent. On pourrait retracer le chemin. Le banquier à qui il faut rendre des comptes ; cette femme croisée qui, évidemment aura été actrice dans le passé, tout en elle le dit (ce sera faux) ; le déjeuner mondain, annoncé à la bonne franquette mais durant laquelle la politesse sera une autorité policière : faire honneur au repas comme aliénation ; la marche seule ; les rêves qui passent ; les pensées qui se chassent ; les rencontres de grand chemin, inquiétantes, quasi fantastiques ; les silhouettes des ouvriers ; le soir qui tombe ; la vie qui s’éloigne et qu’on rejoint tout à la fois. Chaque événement n’existe que pour lui-même, refuse joyeusement de dessiner une trajectoire édifiante. Non, il n’y a pas de morale. Il y a l’arbitraire de signes qui se bousculent et qui ne sont que des corps, des occasions de rencontres, mais jamais la rencontre n’échoue, parce qu’il n’est pas question de la réussir. 

Non, ce qui s’essaie, dans chacune de ces rencontres, c’est la possibilité de l’autre. Et celle de soi. Dans ce faisceau de croisements, la rencontre est toujours cette épreuve — même douce, même tendre — d’une exposition de soi au risque de l’autre, et de l’autre à son propre risque. On se livre, bien sûr, partiellement, mais pour Walser, chaque partie de soi porte son tout qu’elle emporte : alors, on se livre. On s’y découvre, on s’y révèle. On s’essaie à cette révélation. On n’est pas le même face au banquier, face à ce chien (quoique), à l’inquiétant Tomsack, ou à la séduisante actrice (qui n’en est pas une). Non qu’on triche, qu’on mente : on joue plutôt, comme un acteur des rôles en lesquels on est tout entier soi-même. « On écrit qu’avec du soi », disait Barthes. Ainsi est-on, dans la vie qu’on n’écrit plus, face à l’autre qui nous écrit : on ne rencontre l’autre qu’avec ce soi qu’on éprouve douloureusement comme manquant, ou excessif, comme désolant, ou ajusté. Alors toutes les rencontres racontent l’histoire de malentendus qu’il ne s’agit pas de réduire, plutôt d’entendre à cette mesure. 

« Haine de l’intériorité » ? – mise à l’épreuve de soi, où la banalité de la promenade rejoint une sorte d’expérience profondément métaphysique, mais sans transcendance, sans salut jamais. Sans d’autres horizons que le soir, qui est moins la fin que l’arrêt ; demain recommencera tout. Haine, mais sans violence. « L’homme intérieur est le seul qui existe vraiment », dit le narrateur — et on ne peut comprendre cette phrase que si on la complète par l’ensemble de La Promenade, dans laquelle l’homme intérieur n’existe qu’à la rencontre, dehors, d’autres que lui-même. Miroitement de soi, déchirure : séparation qui seule donne à voir et penser l’intérieur, depuis le dehors.

Et c’est le théâtre qui, exposant cette déchirure — entre l’œuvre écrite et l’artifice qu’elle offre d’être une discussion ; entre le dehors et le dedans, entre l’autre et soi, entre le narrateur et les actrices, entre les rencontres (d’êtres que le plateau ne proposera jamais : demeureront invisibles) et la pensée qui s’en saisit —, expose aussi son propre drame : s’exposer à la vue d’autres que lui-même, faire l’épreuve de la rencontre. Nous sommes, spectateurs, l’autre de ce théâtre, le dehors de ce dedans. Ou plutôt, nous partageons de part et d’autre l’exposition à la rencontre, le risque qu’elle n’ait pas lieu : n’est-ce pas cela le désir du théâtre, son épreuve ? Les actrices travaillent ainsi une adresse intérieure, plutôt que de nous livrer des paroles, elles se confrontent, au travail avec elles-mêmes, dans la parole avec laquelle elles s’entretiennent : miroitement là encore des mots et des adresses, non pas jetées sur et pour nous, comme si nous en étions destinataires, mais exposées face à nous, afin qu’on en fasse l’expérience à notre tour.

Spectacle promené en nous. Spectacle d’une expérience singulière de la dérive, où il ne s’agit pas de tout comprendre, de tout saisir, de tout entendre, mais de traverser l’allure de la promenade, ses allures et ses promesses parfois non tenues, parfois ajustées entièrement à un désir. Spectacle pendant lequel on rêve, duquel nous sortons, en lequel nous entrons de nouveau, après avoir erré en nous, en dehors de nous aussi comme errant dans les pensées vagabondes. Oui, spectacle qui nous donne la possibilité de rêver, de ne plus entendre tout à fait ce qu’on nous dit — mais est-ce qu’on nous le dit ou est-ce qu’on le dit à cette part de nous capable de l’entendre, et si on ne l’entend pas, peu importe au fond, ce sera pour une autre fois, un autre jour, une autre rencontre : nul mal à cela. Spectacle qui fait promener en soi les pensées, partant à la rencontre d’autres. Spectacle qu’on rencontre comme on fait la rencontre de l’ami avec qui on reprend la conversation de la veille, ou du mois passé, du dernier spectacle. On comprend dans la mesure où on se croit compris. On se croit écouter, à la mesure de l’écoute de ces mots. On rencontre ce qui en nous permet qu’on rencontre l’autre.

« Ce que nous comprenons et aimons nous comprend et nous aime aussi. Je n’étais plus moi-même, j’étais un autre, mais pour cette raison même je n’en étais que davantage moi-même. Dans cette douce lumière de l’amour, je croyais pouvoir constater ou devoir éprouver que l’homme intérieur est le seul qui existe vraiment ».

Si la solitude ne nous quitte pas, nous ne sommes pourtant pas seuls. Au fond de nous, se promènent les pensées joyeuses et graves qui poursuivent le dialogue avec le dehors de nous-mêmes. Au moment de partir, de reprendre la route, l’homme intérieur qui nous peuple salue longuement, en regardant le plateau noir, ce dehors par lequel l’existence peut vraiment avoir lieu.

 

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Brecht par Danielle Bré, ou lire le monde comme expérience https://www.insense-scenes.net/article/brecht-par-danielle-bre-ou-lire-le-monde-comme-experience/ Mon, 18 Jan 2021 23:19:05 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4455 Le Labo du gai savoir, Cie In Pulverem Reverteris, D’après Têtes rondes têtes pointues de Bertolt Brecht, Mise en scène Danielle Bré, Avec Mathieu Cipriani, Sofy Jordan, Lauren Carla Lenoir, Bryce Quetel, Malte Schwind, Stina Soliva

Par Arnaud Maïsetti

« Voyez, vous autres, comme il est difficile d’éplucher/Ainsi le fatras d’injustices et d’y trouver la justice/et de reconnaître dans les décombres/la simple vérité ». Le fatras que décrit Brecht n’est pas différent de celui où on s’enfonce, ces jours, et si les décombres semblent nommer notre présent, nous pouvons choisir lâchement de nous débattre en lui pour mieux nous y complaire : trouver docilement dans la crise des vertus, et renoncer. Ou au contraire : tâcher de lire dans le désordre les grandes lignes de force qui structurent notre temps afin de nous en arracher. Si l’œuvre de Brecht nous oblige, c’est dans cette mesure intransigeante : l’exigence de travailler à la complexité de l’histoire non pour la contempler et y loger l’impuissance, mais la traverser. Est-ce pour cette raison que l’héritage de cette œuvre est si retors, que sa pensée s’épuise si on la révère, qu’elle se dissipe en lui obéissant par respect, qu’elle ne demeure vitale qu’au prix de sa réinvention, au nom même de son exigence ? Le travail de Danielle Bré face au fatras d’injustices, dans les décombres, a voulu regarder l’œuvre de Brecht dans les yeux : elle s’est emparée de la pièce Têtes Rondes et Têtes Pointues pour mieux lire notre présent, ses impasses politiques, son illisibilité qui le préserve de tout assaut. Refusant d’aborder la politique sous son versant moral, mais élaborant le patient démontage des mécanismes des oppressions, renversant la dialectique brechtienne pour placer dans le jeu la raison et dans la pensée l’affect, le théâtre de Danielle Bré propose l’expérience cruelle d’un dévoilement : où hier comme aujourd’hui, la stratégie du pouvoir vise à substituer aux aliénations sociales les affrontements ethniques, où pour désamorcer la lutte des classes qui lui serait fatale, les gouvernants opèrent ce jeu de bonneteau qui, forgeant un ennemi intérieur, dressant la menace d’une lutte raciale, permet d’opposer les dominé•e•s entre eux. Lisant Brecht, c’est ainsi notre Histoire présente qu’elle déchiffre, pas à pas, mot à mot. Ce déchiffrage prend la forme d’un dialogue écrit dans les intervalles de la fable : dialogue de l’acteur avec son rôle, dialogue du théâtre avec le monde, dialogue du spectateur avec les forces qui lui restent. 

Gouverner, où l’art de remplacer la lutte des classes par la lutte des races

« La vérité est concrète. » C’est la phrase qu’avait inscrite au couteau Brecht sur la poutre qui surplombait sa table de travail au Danemark, lorsqu’il s’y réfugie à partir du printemps 1933, quelques semaines après l’autodafé du 10 mai sur l’Opernplatz de Berlin où sous une pluie battante, une foule en liesse avait brûlé ses ouvrages au milieu de centaine d’autres. La vérité est concrète, elle prend corps et chair fumante dans l’Histoire. Ces années, Brecht assiste au cynique tour de passe-passe qu’on nomme montée du nazisme, et qui est pourtant ce complexe jeu politique de la démocratie qui se démet elle-même pour préserver ses intérêts de classe. Le grand jeu politique comme un paradoxal coup d’état permanent qui organise la conservation sociale, où l’enjeu de gouverner est l’art de contrôler les populations, le pouvoir réduit à la manipulation des opinions : l’œuvre de Brecht pourrait tout entière se tenir dans l’effort de rendre lisible ces lignes de force. 

On sait vaguement l’histoire : quand le président Hindenburg nomme Chancelier l’homme fort du National-Socialisme, il tentait par là de juguler une crise sociale, économique et politique. Mais Brecht n’écrit pas pour pauvrement « dénoncer » depuis sa grange danoise, ni pour revendiquer : il s’agit plutôt de démasquer le jeu de dupes et de nommer le « pari » de la République de Weimar pour ce qu’il est, une mise où le capitalisme, sous la menace de son renversement par ses adversaires de classe — hante ici le spectre de Rosa Luxembourg — ne peut se maintenir que par le fascisme, qui ferait pour lui la sale besogne : celle d’une opération magique de substitution où les dominés se retourneraient contre eux-mêmes jusqu’à oublier leur solidarité historique et où chacun, luttant pour sa survie, serait renvoyé non plus à des rapports sociaux qui pourtant assignent à chacun sa place dans la chaîne des oppressions, mais à une identité arbitraire, biologique, spectaculaire aussi, car censément être visible sur le corps. 

Dans le pli de 1933, Brecht se doit de revoir sa copie : alors qu’il travaillait laborieusement à une réécriture de Mesures pour Mesures, l’époque percute sa relecture de Shakespeare. Dans l’ancienne Dark Comedy, un monarque qui souhaite éprouver les capacités de son fils pour gouverner fait semblant de s’exiler pour mieux observer, caché, comment l’héritier exercera le pouvoir. Délirant sa volonté de puissance, jugeant arbitrairement les uns et les autres, violant, exécutant, jouissant de sa toute-puissance, le rejeton ne saura qu’affaiblir le prestige du pouvoir en l’exerçant pour lui-même. Le monarque reviendra pour punir, et donner la leçon, ambigüe, puisque donnant in fine raison sur tout à son enfant prétentieux, et se servant de lui pour assoir son autorité. Brecht reprend la trame d’un pouvoir qui ruse sa destitution, mais ici, le Vice-Roi — dont le modèle est moins le Souverain de Shakespeare que le vieux Hindenbourg — quitte un pouvoir qui lui échappe déjà pour un jeune homme ambitieux qui se présente comme le dernier recours à son maintien véritable : celui des structures économiques sans lesquelles cet État n’est rien. Or, voici que menace une insurrection révolutionnaire et paysanne qui a pris pour emblème la faucille. Du Londres de Shakespeare à celui de Marx… Donc, le Vice-Roi va faire un essai avec un parvenu, arrogant et déclamatoire : Iberin, dont le nom claque déjà comme un slogan, décalque qui voile mal le nom d’Hitler. Celui-ci a désigné l’ennemi : ce n’est pas le pauvre, mais l’homme à tête pointue, le Tchiche. La fable de Brecht prend les allures d’un conte atroce, d’une allégorie enfantine où Yahoo est le site géographique schématique de la tragédie allemande. La transparence du schéma est son arme : les Juifs/Tchiches permettent de désamorcer la menace communiste, tout en concentrant les efforts d’une Nation pour souder autour d’un Prince vainqueur et vengeur sa puissance qui saura consolider les seuls intérêts à préserver — la propriété privée, la prospérité assurée par la vente du blé, l’assise de Cinq Grandes Familles productrices. 

La fable tramée dans l’histoire est tissée d’expériences concrètes. Le procès d’un riche — Tchiche — permet à Iberin d’affirmer les nouveaux principes d’un pouvoir qui semble prendre le contre-pied de l’ancien, à la grande surprise même des pauvres dont certains — Tchouches — se rallient à lui. Mais Iberin prend moins la défense des paysans que des Tchouches : inlassablement, l’un d’eux réclamera la fin de son oppression, et inlassablement, de plus en plus frontalement, Iberin niera même qu’elle existe, puisque, libéré du Tchiche, il ne peut réclamer une plus grande émancipation. C’est cette double trajectoire croisée — le riche De Guzman, qui monnaiera sa liberté ; le pauvre Callas, qui paiera le prix de son illusion — que raconte aussi la fable, trajectoire à l’intersection de laquelle se situe le corps de deux femmes asservies à la domination masculine : la sœur De Guzman, et la fille Callas, l’une promise au couvent, l’autre prostituée, les deux servant malgré elles les intérêts des frères/pères. Tout le récit se donne à lire selon la grille économique : on mise, on parie, on défend ses intérêts, on spécule. C’est finalement cette grille qui se donne à voir au dénouement, lorsqu’à l’issue d’une scène au cours de laquelle se succéderont deux paris, la puissance de l’argent reprend le cours des choses triomphantes, rétablira les pauvres et les riches dans leurs conditions respectives, dissipera l’illusion Iberin qui aura au moins permis d’écraser la révolte de la faucille, et appellera à une paix — mais « non pas molle ». Cette dialectique retournée, Brecht la représentera théâtralement à la fin par la réécriture d’une scène maintes fois éprouvée et éminemment théâtrale : celle des changements de rôles et des déguisements qui dévoilent pourtant la véritable nature des êtres. La fille Callas prendra la place de la riche De Guzman qui souhaitait se vendre pour sauver son frère ; le pauvre Callas prendra celle du frère De Guzman sur la potence, pensant acheter là sa liberté qu’on lui promet. Tout ce jeu de dupes est éventé finalement : les oppressions d’argent se révélant finalement comme seules maîtresses de la partie. 

D’une dialectique l’autre

La puissance de la fable Brecht n’a pas seulement pour moteur ce dévoilement : le jeu dialectique infini qu’elle propose, la saisie par le théâtre du théâtre des affaires, les affects mobilisés pour dégager l’extrême complexité de ce qui est en jeu irriguent un texte dont l’allégorie permet de lire bien autre chose que la seule Allemagne du siècle passé. Cette dialectique attend, pour fonctionner à plein, que la scène à son tour s’en empare((Le spectacle annoncé des 12 au 13 janvier 2021 n’a été présenté qu’à des professionnels au théâtre Antoine-Vitez à Aix-en-Provence. Il sera repris la saison prochaine, quand la fin du monde aura fini.)). Danielle Bré refuse donc d’illustrer une période historique, plutôt tâche-t-elle de faire elle aussi ce pari du théâtre, celui des corps et des rôles assignés, des rôles émancipés de leur rôle qu’on leur fait jouer, des lignes tracées au sol comme sur nos mains où on nous lirait l’avenir, et des bascules constantes du tragique vers le burlesque, du drame vers l’épique, de la comédie de mœurs vers ce qu’on ignore encore, rire terrible qui se change en grimace.

Travaillant ces sauts d’un tableau à l’autre, le spectacle tente d’opérer à chaque fois le corps du théâtre de Brecht en même temps que notre époque. La dissipation des oppositions de classe au profit d’autres distinction — notamment ethnique, ou religieuse — n’est pas l’apanage des années 30. Et si l’analogie de notre époque avec celle-ci est souvent grossière, le spectacle ici ne fraie jamais avec l’outrance de rendre les situations analogues, précisément parce que la mise en scène écarte autant qu’il est possible la tentation de prendre l’Histoire pour modèle, plutôt travaillant à un minutieux travail de la dramaturgie comme précipité chimique. 

C’est que nous assistons à une expérience. Celle des transformations incessantes, des renversements de fortune, des modifications des structures de pensée, des moments de retournements — tout cela à vue. Cette expérience est autant celle que l’on fait face à ce spectacle qui ne cesse de nous inciter à prendre ces virages, que celle des sujets qui devant nous les subissent. Ainsi le texte de Brecht est-il troué de partitions écrites à partir de lui, et prononcées par les acteurs échangeant au présent avec nous les pensées déposées lors du travail. On assiste ainsi à plusieurs couches de temps : le temps de la représentation rend visible aussi le temps de ce travail d’élaboration. Chaque acteur ira ainsi dialoguant avec lui-même, et exposant les luttes engagées contre son personnage. Ici, une actrice dira sa solidarité — jusqu’à un certain point — avec celle qu’elle joue ; une autre dira son incompréhension face à l’attitude de ce qu’elle incarnera ; un autre enfin, dira son intime empathie avec la détresse et l’intelligence sensible de ce qu’il donne à voir. Tous travailleront à défaire la perspective morale de tout jugement, plutôt cherchant à rendre pensable les points de vue, intelligibles les positions, mêmes les plus scandaleuses : quand par exemple Madame Callas n’annonce qu’à la fin d’un tableau l’affreux sort réservé aux Tchiches Lopez, alors qu’elle le savait depuis le début. Pourquoi cette attente ? On mesure l’intérêt dramaturgique du point de vue de la pièce, mais pas du point de vue humain. C’est la force, subtile, et la tendresse, infinie, de ce travail : d’œuvrer parfois en lutte contre le propre théâtre qu’on forge pourtant. 

Puis, le renversement est d’une puissance singulière. C’est lors des prises de paroles réflexives des acteurs que se jouent surtout les éclats d’intenses émotions ; et c’est dans le jeu qu’au contraire se réalise en acte la pensée concrète. Chiasme de l’affect et du rationnel, du sensible et du ludique, qui affecte l’ensemble du spectacle d’un coefficient d’intimité où la pensée est sensible, où l’émotion est une pensée en mouvement, puisqu’elle donne à penser le possible des êtres qui en sont animés. 

Le jeu, d’une concrétude physique, donne aussi à lire les lignes claires d’une trame franche. Au schématisme de la fable répond la complexité qui la met en branle, tout comme à la précision de direction se donne à entendre le libre jeu des subjectivités en prise avec un corps traversé par les temps disjoints des époques, du travail, des représentations. Sur tout cela plane comme la latence d’un drame toujours à venir, toujours suspendu à son annonce — les mouvements de la Faucille, les venues d’iberin, celles de temps nouveaux — qui fait régner sur le plateau la lourde tension d’une imminence toujours dissoute dans l’acte suivant qui annonce d’autres avenirs. On est, de ce côté de la salle, saisis à vif dans ce temps d’imminence qui nomme si bien tout à la fois l’impuissance politique de nos jours (« il faut endurer les temps difficiles ») et notre espérance (« les mauvais jours finiront »). Contre l’illusion de l’imminence frotte un jeu sans horizon autre que son propre temps, sans perspective de rédemption, sans morale du salut, remet à son plan d’immanence la politique comme ce libre mouvement des possibles, des survenues aberrantes, des présences consenties l’une à l’autre et à soi.

Il y a enfin la lecture subtile que ce travail permet. Dans les débats en cours de nos jours depuis le point de vue révolutionnaire, s’agitent les adversaires de deux causes : ceux qui considèrent comme structurant l’enjeu de la lutte des classes, et qui pensent une fois pour toutes que tout lui est subordonné. Et ceux qui jugent plutôt prédominantes les oppressions faites aux corps des dominé•es : anti-racistes, féministes, voire éco-socialistes. Cette dernière approche, par sa nouveauté, semble prendre le dessus sur l’ancienne, sans doute enfermée au sein d’organisations d’un autre âge. Le spectacle de Danielle Bré interroge ainsi — davantage que le texte de Brecht —, la place du corps de la femme dans les jeux d’oppression. Installant l’hypothèse d’une solidarité de fait entre les femme, par-delà les oppositions de classe, certaines scènes tentent de donner à voir ce que pourrait être, dans les faits et les gestes, l’intersectionnalité — cette combinaison des oppressions entre elles. L’implacable structure dramaturgique ne permet pas d’en finir pourtant avec ce qui semble l’indépassable organisation du capitalisme : que chacun soit finalement déterminé par la place qu’il occupe dans la chaîne de production, soit paysan, soit riche propriétaire. L’alliance des femmes paraît ici tout au plus affective, davantage que politique. 

Reste la vérité du sous-titre de la pièce de Brecht : « Reich und reich gesellt sich gern » — jeu de mots accablant et intraduisible, ou seulement par l’espiègle jeu sur les parenthèses telles que le proposaient Ruth Orthmann et Eloi Recoing : « R(e)ich et riche font bon ménage ». Danielle Bré a, à son tour, comme traduit la pièce dans la langue de son théâtre : celui d’un drame des acteurs en dialogue avec leurs rôles, leurs actes, leurs drames, dialogue qui dialogue dialectiquement avec le dialogue des spectateurs plongés dans un intense travail de traduction pour mieux lire notre monde. Traduire le spectacle avec, pour interprètes, les interprètes d’une pièce, permet de traduire notre présent dans la langue sensible de la pensée qui seule serait capable de réarmer notre désir de penser autrement ce monde, pour mieux le forger autre.

 

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LA BATAILLE DE SHREWSBURY dans « l’Henri IV » de William Shakespeare : La seule bataille shakespearienne que l’Histoire ait perdue. https://www.insense-scenes.net/article/la-bataille-de-shrewsbury-dans-lhenri-iv-de-william-shakespeare-la-seule-bataille-shakespearienne-que-lhistoire-ait-perdue/ Sun, 10 Jan 2021 13:14:10 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4441

Metteur en scène, ancien conseiller jeunesse et sport, acteur, aujourd’hui Président de l’insensé, Jean-Pierre Dupuy a été également critique pour le journal Liberté Normandie dans les années 60. Il nous revenait de publier une critique inédite, de 1967, du Président…


Henri IV  de W. Shakeaspeare. Nuits du Prieuré de Vivoin (Sarthe) Juillet 1967. Mise en scène : André Malartre. Décors : Christian Férré. Chorégraphie : Annette Mich. Comédiens : Michel Nicollet (Henri IV), Jean-Pierre Dupuy (prince de Galles), Falstaff (Nénesse)… et Adeline Chandebois, prostituée… Gisela Dreyer (et l’ensemble des participants du stage National d’Art Dramatique Jeunesse et Sports).

Introduction folklorissimo

« Bataille », c’est-à-dire, précipitation, avalanche, tempête… Le sage et la commère dodelinent du bonnet : « ça devait finir comme ça ». Le paysan extirpe de sa fatalité météorologique un « faut qu’ça pisse ou qu’ça pète ». Autrement dit : faut qu’une bataille ait lieu, le peuple ne demande que ça.

Si l’on excepte Richard II où la légitimité du roi se dit (se dédit) ; les chroniques historiques empruntent la voie sanglante d’une bataille pour montrer la légitimité se faisant ou se défaisant à son paroxysme : La guerre civile.

Le fameux « mon royaume pour un cheval » que lance désespérément Richard III porte tout le poids d’une légitimité véritablement désarçonnée. Dans la bataille, la légitimité prend toute sa mesure physique : il n’est pas d’yeux qui ne soient assaillis de son éclat insoutenable.

A Shrewsbury, Henry IV part à la conquête de sa légitimité. Il s’agit précisément de la bataille de Richard II qui n’a pas eu lieu. Une espèce de report. En effet, le roi Henri, ex-Bolingbroke, qui destitua Richard II, doit faire face à la rébellion de ses anciens complices ralliés pour les besoins de leur cause au Comte Mortimer que le feu-roi déchu (Richard) désigna comme son plus proche héritier. Mortimer n’est à vrai dire qu’un prétexte[1] dont Glendor, Worcester, Vernon, et Percy s’emparent allègrement pour donner à leur rébellion un blanc-seing.

Le mobile profond est à la fois politique et viscéral. Il ne s’agit rien moins que « s’emparer du pouvoir pour sauver sa peau ». Ces hommes prennent conscience que pour avoir été les complices d’un usurpateur, ils en sont restés les témoins gênants. Ils ont pénétré trop avant dans le « grand mécanisme » décrit par Jan Kott. Il ne peut plus leur échapper que leur seule tête suffirait à satisfaire l’appétit et la justice royale.

Dès les premiers tableaux la cause est entendue. L’ambition a saisi à la gorge le plus ardent des compagnons d’Henni IV, Henri Percy. Un combat à mort est engagé qui aboutira au XlIIe tableau sur le champ de bataille de Shrewsbury.

Cependant avec le dixième tableau nous sommes aux alentours de Shrewsbury. Nous assisterons aux ultimes négociations. Quel crédit faut-il accorder à ces manœuvres diplomatiques ? Si un moment Percy est tenté d’affronter en combat singulier le dauphin, c’est bien, pour que l’enjeu de toute la machination n’échappe à personne, mais trop d’intérêts se sont noués pour qu’un loyal duel les tranche. Dès lors les pourparlers deviennent suspects, ils ressemblent à la version revue et corrigée du dicton populaire « Fais croire que tu veux La paix pour mieux faire La guerre ».

A la limite un compte à rebours commence dès le dixième tableau, le heurt serait inéluctable : André Malartre jouera sur cette limite. Les négociations procèdent plus de la manœuvre tactique que d’un désir profond d’aboutir.

Il fallait du même coup montrer au public simultanément ; des chefs parlementant et des armées déjà « placées sur orbite », déjà en marche.

Ordinairement les « préparatifs » sont suggérés par la présence de quelques soldats de gabarits respectables et armés jusqu’aux dents (le couteau entre les dents). La convention fait le reste : Une armée vous habille son grand seigneur comme Courrèges sa midinette.

Le « parti-pris »[2]  d’André Malartre excluait que la solution fut rapportée à l’exhibition de deux armées livrant les signes décoratifs de leurs préparatifs. Il fallait produire des signes actifs [3] et dramatiques.

On voit poindre la nécessité de mouvement-commentaires des propos tenus par les chefs. Architecture gestuelle dans laquelle pouvait s’insérer le texte. Il nous reste à décrire les moyens mis en œuvre.

Critique de Jean-Pierre Dupuy, inédit 1967.

Au début de la Marche[4]

Au début était la marche. Il n’est pas d’armée pensable sans la marche ; c’est-à-dire, sans la « mise-au-pas ». Le signe le plus distinctif, le plus pénétrant d’une armée c’est son pas[5] . Le pas c’est-à-dire à la fois un mouvement et des sons ; un rythme. C’est donc avec la complicité d’Annette Miche chorégraphe qu’André Malartre put résoudre le problème posé.

A chaque armée fut attribuée un rythme. Rythme qui pouvait se traduire soit en mouvement : en début ou fin de tableau ou sur place -pendant le tableau (rythme battu).

André Malartre put donc utiliser le vocabulaire sonore et visuel ainsi constitué, comme une véritable ponctuation qui s’inscrivait dans les discours tenus par les seigneurs. Il faut y ajouter pour retrouver la notion d’architecture que nous évoquions, la marge de manœuvre offerte dans 1’occupation de l’espace scénique : chaque armée étant composée de sept à huit comédiens pouvant proposer tantôt un dessin graphique (position en ligne) tantôt une forme seulement sculpturale (position volume).

Nous avons pris note de l’activité physique des armées, il nous faut maintenant en examiner les conséquences au niveau du public et là nous parlerons activités intellectuelles, d’abord l’activité militaire, empêchait que le spectateur croie aveuglément les belles paroles des belligérants. Le spectateur était de fait en mesure d’estimer et apprécier l’art de feindre par les mots et la vacuité de leur pouvoir. Pouvoir renvoyer au seul art poétique, rhétorique du discours, oralité ; vacuité puisque les mots énoncés ne pesaient plus sur le cours des choses. Bref, des mots dans le vent mais quel vent ! nous en reparlerons (vent de l’Histoire ?)

Enfin le rythme-ponctuation s’offrant comme convention requerrait l’accord du public, accord qui impliquait une interrogation, une crédulité première qui dans le meilleur des cas aboutissait à une intelligence de la convention, et à son acceptation en tout état de cause.

Dans un deuxième temps, l’interrogation allait jusqu’à l’interprétation du signe même, du produit brut en somme. Travail de lecture. Et cette dernière opération renvoyait à une vision critique de la chose militaire.

Que l’armée soit fondée sur un système plus ou moins bien construit de conditionnements… de cela il n’est pas facile de disconvenir. Mais qu’est-ce qui qui fait véritablement une armée ? Le « civil » ! L’aptitude du « civil » à faire du jour au lendemain un bon militaire. Le service militaire est fait pour entretenir cette virtualité ; il faut donc que l’armée soit un laboratoire pavlovien. On entend le « une deux », et malgré soi, on salive !

Malgré soi : tuer !

Par conséquent l’exposition sur une scène de ces rapports de conditionnement, qui lient le civil au militaire, est occasion de distancer les dits rapports. Les mettre en crise. A condition qu’on entende bien le Théâtre comme une manifestation de civil à civil.

C’est, il me semble, une fausse évidence. On peut se donner sur scène pour les combattants sur le front culturel d’une cause politico-militaire ; on peut plus simplement entretenir très fort l’illusion du spectateur et lui faire croire qu’on est des petits soldats accessoirement comédiens.

Nous sommes arrivés à ce point de notre relation ou nous allons entrer dans le vif du combat. Une bataille sur scène pose des problèmes passionnants. Il existe de solides traditions… Reste à tenter de nous en écarter. Mais pour innover, il n’en faut pas moins passer par les filières classiques. Les garder en références. Au principal nous retiendrons deux types de procédés.

« Pauvre soldat, pauvre misère » La guerre, la peur, les tripes. Le cœur qui saigne : arènes sanglantes. Comme chante Jacques Brel, « c’est l’heure où les anglaises se prennent pour Montherlant ». Donc, du spectateur, hâtons la larme. On s’appuie sur le processus éprouvé de l’identification. Application calculée de la douche écossaise ; le comédien joue la dialectique peur-courage dont la résolution finale donne le produit recherché et apprécié : l’héroïsme… Mort ou vivant celui qui échappe au massacre devient héros (voir la psychologie des anciens combattants).

Mais au demeurant quelque mort bien jouée donne à l’héroïsme tout son prix. Le spectateur bat le rappel de ses émois, en équilibre entre l’apitoiement et la jouissance. Que l’on ne s’y trompe pas, une telle recette a encore ses champions. Metteur en scène -Renard pour public – Corbeau. Mais la fable, malgré tout commence à en être connue et usée et nous voyons plus souvent l’identification passer du sentiment à la raison et la bataille devenir un exposé stratégique.  C’est là le deuxième type de procédé auquel nous faisons allusion tout à l’heure.

« Mon capitaine »

La guerre, la ruse, l’intelligence ; l’esprit qui calcule, cartes d’État-Major, comme chante encore notre J. Brel « C’est l’heure où les Anglaises se prennent pour Wellington ». Abandonnons le soldat avec lequel l’identification vole bas, et cueillons au Walhalla des génies militaires source d’une plus noble inspiration.

Qui garde la tête froide au cœur du combat ? L’état -major, mon capitaine ! La stratégie nous tient. On joue du comédien comme du soldat de plomb. Le tout aux couleurs du temps et nous avons l’appellation contrôlée « cape et épée », à moins que sous l’égide du cinéma, nous n’options pour le côté « western ». Il est vrai que le français est friand de livres d’histoire. La bataille est donc historique et son degré stratégique la situe dans le temps.

Nous avons évoqué deux procédés non pour le plaisir d’en déplorer les facilités, mais bien parce que la bataille de Shrewsbury revisitée par Shakespeare, fut, par certains de ses aspects, un étrange événement, étrange et étonnant. Une bataille certes, mais mal fagotée. Digne de ce nom ? à VOIR ! Retour sur stratégie.

Lecture/relecture, corrections… avant le passage au marbre.

« Du football américain »

Les historiens confirment. Il y a une « vraie » bataille de Shrewsbury. Qu’a-t-elle pu être, à quoi a-t-elle ressemblé ?

Nous sommes, au XVe siècle naissant ? Il parait à peu près certain qu’un compte-rendu visuel, photographique de la « vraie » bataille serait aussi déconcertant qu’invraisemblable. On peut en appeler à une séquence extraordinaire du « Falstaff » d’Orson Wells qui nous montre la mise en selle des chevaliers sur leurs destriers à la limite de l’imaginable, tellement c’est compliqué et laborieux… Monuments d’handicap physique. Invraisemblable !

A la limite du concevable, voilà où il faut se tenir pour se faire une idée possible d’une bataille en ces temps-là.

Le seul cinéma peut donner cette idée par les moyens réaliste (et encore !) mais sur un plateau de théâtre ?  Il faut transposer et une transposition dépassant l’imagination. Par exemple, mettre en scène les figures d’un match de Rugby. C’est sur cette idée que s’est construite la représentation de la bataille de Shrewsbury, doublée de ce qu’une rencontre sportive peut être une bataille sublimée.

Le décorateur Christian Ferre poussera l’idée jusqu’en ses limites et nous pouvons à l’instar des critiques parler de stock-cars ou de football américain.

Identification out ! Shrewsbury football américain vaut comme sport inconnu et énigmatique quant à ses modalités, par contre la violence en est très perceptible et extrême. Si l’on s’interroge sur la position du spectateur devant un tel rapport à lui imposé, on s’aperçoit que l’originalité du parti-pris exclut l’identification et renvoie l’observateur à une réflexion critique. Il n’apprécie plus Shrewsbury, en tant que document sur l’art militaire mais, il s’étonne et s’accommode d’un fait visuel original qui lui donne une idée « poétique » d’un fait historique inaccessible ! Une proposition qu’il accepte ou réfute en s’offrant une capacité d’y croire… En quoi se reconnait le pari et le risque entretenus par le metteur en scène. Contrat poétique. Mais ce n’était pas là peu s’en faut le seul propos de la bataille.

Elle était construite à trois niveaux dans l’ordre où nous les exposerons : « les soldats, les seigneurs, Falstaff ».  Trois niveaux de perception comme trois points de vue.

Dans une première phase, les deux armées tuaient, et étalaient aux yeux du public un récital de gestes sanglants. Dans une seconde phase, les deux armées couraient dans le même sens, fuite-poursuite affolante, ronde infernale : qui fuyait ? qui chassait ? C’était là une citation fulgurante de la dialectique peur-courage. Mais on voit bien qu’ici, il n’était pas possible de la vivre, mais seulement de la percevoir.

Enfin la bataille (des soldats) se terminait brusquement par une chute générale. Écho du geste mécanique de tuer, la mort systématique. Le soldat meurt sans avoir rien compris. Pour reprendre Jan Kott, il ne crée pas l’histoire, il en est victime.

La lumière n’était évidemment pas absente des débats ? Souple dynamique, violente elle découpait l’espace scénique suivant une architecture baroque d’ombres et de lumières. Violente, elle giclait comme l’éclat d’une lame fouillant les entrailles du monstre bataille. Elle donnait un climat hallucinant voir fantastique. Elle donnait le temps, la durée, en la circonstance ni le jour ni la nuit, elle transportait Shrewsbury hors du temps, hors de toute date Futuriste. Bataille qui nous attend !

En contre-point, le son-bruitage était construit sur une cacophonie métallique. C’était l’intervention sonore du fer absent de la décoration et des costumes. A nouveau, nous trouvions devant une citation suggestive qui, elle, fixait la bataille en son temps. Ces allées et retours incessants du jour d’aujourd’hui aux jours d’hier nous paraissent propre à fixer la modernité de l’œuvre : actualisation justifiée parce que non abstraite. Il s’agit plutôt de ce que Jean Duvignaud appelle « un imaginaire qui cherche sa réalité ».

André Malartre a offert au public une bataille imaginaire qui cherchait sa réalité. Et je la crois pour ma part plus vraie, plus proche du réel que n’importe quel montage ou reportage théâtral sur les conflits de l’heure.

« Le soldat »

Le soldat-type portait collant, chasuble, cagoule noire, cuirasse, casque, botte et bouclier. Le tout le rendait non-identifiable. La gamme des gestes et mouvements qui lui étaient possibles, étaient restreints. Par exemple, il ne pouvait pas se relever seul d’une chute. Son champ de visibilité s’inscrivait dans la ligne droite. Le comédien éprouvait son équipement comme une prison. Il devenait son corps au moment où l’observateur ne percevait plus l’humanité du corps.

Christian Ferre usa de deux matières modernes pour la confection du matériel : cuirasse, casque, bouclier en polyester, bottes en vinyle, ce qui plus est, il rendit évident l’usage de ces matières. Ainsi les armures ne furent pas maquillées en trompe l’œil, mais peintes de couleurs vives : le luisant qui en résultait provoquaient une affiliation directe à la carrosserie tapageuse des bolides de formule I (monoplace). Le rouge et noir des royalistes faisaient pendant au bleu bouton d’or des rebelles, (couleurs empruntées à la mythologie du sport). Les armes étaient réduites à un signe : bâtons de bois peints aux mêmes couleurs que les armures. D’ailleurs les soldats ne s’entretuaient pas… mais disant cela nous empruntons déjà aux desseins de la chorégraphe.

Au début, à la fin du tableau XIII, les soldats sont en action constante. Ballet au temps fort ou faible, selon ce qui se dit et fait par ailleurs sur le plateau, chaque armée ayant reçu son répertoire de geste-vocabulaire s’ajoutant aux rythmes déjà évoqués. Les deux armées ne se rencontraient pas (au sens classique du terme) C’est à dire qu’il n’y avait pas réponse de l’une à l’autre[6] (style coup par coup). Plutôt, donc dialogue de sourds, chacune parlant sa langue propre. Nous retrouvons dans cet aveuglement une caractéristique du football américain qui est un sport où la tactique, outre qu’elle distancie la stratégie moderne qui fait la part de l’improvisé, renvoie à l’idée de conditionnement. Le soldat est ainsi une machine à tuer. Il tue, systématiquement et aveuglément.

La perte d’identité

Nous avons dit « modernité », développons. Les costumes des soldats dérobaient au public leur identité. L’absence de rencontres confirmait l’opération. L’emploi des matières concrétisait une volonté d’éliminer l’homme, de le tuer dans l’œuf. Absence d’identité sur signifiée. Mort de l’identité et de la personne[7]. C’est que les guerres d’aujourd’hui sont gagnées et perdues par le soldat inconnu. Invention sublime, apothéose de la boucherie moderne : l’institution prospère du soldat inconnu.

Écoutons ce qu’en dit Roger Caillois qui évoque la naissance du mythe. L’anonymat de la façon la plus significative et la plus conséquente, devient un titre de gloire ; et la bravoure, l’initiative, l’audace, l’abnégation de chacun des plus braves, s’inscrivirent dans chaque pays au bénéfice d’un malheureux être qui fut peut-être pacifique et peut-être craintif, mais qui avait l’avantage de n’être plus personne : d’avoir été consommé plus complètement qu’un autre et d’avoir donné jusqu’à son identité.

Pour donner son identité au théâtre, il faut supprimer tout signe de reconnaissance. Quand le spectateur ne reconnaît plus l’homme sous le masque : le jeu est tronqué, le spectateur frustré[8]. Il nous a paru intéressant de provoquer cette frustration. Par ce biais le spectateur est mis « hors de lui », hors de ses références. Il ne peut plus exercer sur cette bataille le jeu des références morales et esthétiques qui constituent plus ou moins consciemment son acceptation de la guerre.

Il considère donc, l’espace d’in instant, que cette bataille l’exclut, exclut la personne, donc sa personne, ceci quel que soit son degré de participation. Mais le spectateur n’était pas sans recours, nous verrons maintenant avec les combats des seigneurs, comment il pouvait s’évader. Fausse évasion bien entendu.

Jean-Pierre Dupuy, 1967, critique et acteur.

Au héros moderne : le seigneur connu et reconnu

Du soldat anonyme nous passons au seigneur. Il est identifiable. Mais là encore plus que cela : sur-identifiable. Identité sur signifiée ! En effet, chaque seigneur portait sur son armure soit sa lettre initiale (style de super nom) soit un symbole. Citation toujours. Portant cette fois-ci sur le goût contemporain pour le héros. Si l’anonymat glorifiait le simple soldat, la sur identification des seigneurs les rendait immortels, célestes, quasi divins. Autre modalité les rendant inhumains à certains égards… et on note à nouveau une exclusion de l’homme, de la personne au profit cette fois-ci, du mythe. Perceptible au second degré, il pouvait donc sembler au spectateur qu’il trouverait là ce que la soldatesque n’offrait pas. D’exclusion en exclusion nous arriverons tout doucement à Falstaff… mais n’anticipons point. Le tableau XIII est en fait constitué tout entier par les duels des seigneurs et les commentaires de Falstaff.

Ces duels, André Malartre les régla dans un couloir situé en avant-scène. Les seigneurs livraient un tournoi. Étaient dessinés implicitement une lice, un champ clos (d’honneur ?)… Devant, derrière, autour de ce champ, les soldats évoluaient. Ils ne constituaient pas une simple toile de fond, ambiante. Ils disposaient du plateau, le tenaient.  En fait la masse « soldat » troublait quelque peu le rituel des duels. Chaque seigneur plaçait sa tirade sur l’honneur. Honneur qui visiblement ne concernait pas les soldats. L’honneur n’était donc que l’affaire personnelle de quelques privilégiés. L’honneur qui s’identifie. Au bout du compte, un carnage pour permettre aux seigneurs d’exister, de jouer le jeu des héros. Il en coûte cher et chair en viande d’avoir des héros désincarnés !

Nous avions donc bataille dans la bataille, et inscrit de l’une à l’autre un rapport critique de l’idéologie guerrière. D’ailleurs le spectateur ne pouvait pas se payer d’illusions sur les échanges verbaux des seigneurs. Les proclamations étaient lancées avec force et violence … et les mots procédaient alors plus de l’armement que du langage. Ils tombaient comme coups d’épée sur l’adversaire[9]

Falstaff : Le grand tout

Enfin l’heure de Falstaff est venue, venue d’ailleurs bien avant la bataille même. Toute la construction vient s’anéantir, s’éclairer, vivre et mourir dans Falstaff et confirmer l’opinion que Jan Kott a de la pièce : « Dans les deux Richrd et les autres Henry, l’histoire est l’unique dramatis persona. Tandis que dans Henri IV, le héros est Falstaff ».

Résumons-nous. Une bataille anonyme nie et éclaire une bataille personnelle. Accordons que cette dernière l’emporte dans l’esprit du spectateur. Triomphe de courte durée, il vient achopper sur les commentaires d’un HOMME, le seul homme véritablement présent, Falstaff.

Nous avons exposé des forces antagonistes, qui ne sont pas la soustraction, produit de la rivalité de deux camps, mais les contradictions de deux termes (de deux classes si l’on préfère) Seigneurs-Soldat. Le produit affronte un individu, carrefour de tous les calculs, auxquels il va donner un sens personnel. L’opération est gigantesque, à la mesure du personnage. Falstaff fait le poids.

Un simple soldat – Falstaff – défend une éthique dans l’une des scènes les plus fortes de la pièce. Il dira présentant ses recrues : « Eh bien quoi ! Ils sont assez bons pour se faire trouer la peau. Chair à canon ! Ils rempliront une fosse aussi bien que des troupes d’élite ; des hommes mortels, mon cher, des hommes mortels ! »

Quant aux seigneurs, il leur réserve son magistral plaidoyer sur l’honneur. Il intervient au tableau XI citons :

« Alors, qu’est-ce que l’honneur ? un mot. Qu’est-ce qu’un mot ? du vent. Oui, tout cela se tient jusqu’à présent. Où se cultive l’honneur ? Au champ d’honneur. Qu’est-ce que le champ d’honneur ? C’est la terre des morts. Est-ce que les morts apprécient cet honneur ? NON. Le voient-ils, le touchent-ils, l’entendent-ils ? Donc, l’honneur chez un mort, ça n’existe pas. Et chez un vivant est-ce qu’il existe ? Peut-être. Qui le reconnaît ? Personne. Dans ces conditions-là je n’en veux pas. L’honneur est un grand vide en forme d’écusson. Ainsi finit mon catéchisme » Ainsi parla Falstaff.

Il y a donc confrontation de tous les instants entre Falstaff et les éléments constitutifs de la bataille. Or Falstaff y est mêlé. Non point en tant que participant, puisqu’il prétexte la peur, pour n’y jouer aucun rôle. Il devient donc un observateur-critique du carnage. Pour le confirmer dans cette position le décorateur l’habilla de cuir, matière humaine par opposition au polyester. Falstaff gardant tout son caractère humain, distanciant par là-même la bataille. Il n’est même plus nécessaire d’appuyer sur la peur qu’il en éprouve, et de lui imposer une partie de cache-cache. André Malartre installa résolument le héros dans une fonction médiane entre le public (voir parmi le public) et la scène.

Que Shakespeare ait une chaude sympathie pour le coquin, la chose n’est pas douteuse. La langue que parle Falstaff est du meilleur cru, Shakespeare a plaisir à parler par sa voix et à partager avec lui son goût du verbe.

Falstaff est taillé, configuré pour parler de la bataille, la raconter. Verve du verbe. Son art est là, et n’est pas de se battre.

Revanche du poème sur l’histoire ? Rappelons-nous « Qu’est-ce que l’honneur ? un mot, qu’est-ce qu’un mot ? du vent ! ». Et pourtant, paradoxe, c’est avec ses mots, son art poétique, que Falstaff/Shakespeare rend tout le remue-ménage historique, dérisoire. Les seigneurs qui se battent n’ont qu’un mot à la bouche : l’honneur ! Falstaff annule leur verbe (étroitement lié à leur bataille) par son verbe ! Il y a vent et vent !

Ainsi donc l’homme rond triomphe, et avec lui, le public. Mais ce dernier boira le calice jusqu’à la lie et le spectateur avec lui. Ultime et sordide pirouette. La bataille se termine sur le geste ignoble d’un Falstaff[10] éventrant un cadavre. Tuant un mort. Il pourra raconter qu’il a tué son homme ! Le spectateur choisit : pour s’entendre raconter des histoires et reconnaître « son » histoire, il faut passer par les bas-fonds ou subir la parole des seigneurs… du pouvoir !

Mais le spectateur-lambda a trop abusé des bons offices de Falstaff, il a trop cru, s’en sortir et tirer son épingle du jeu avec la complicité du ladre…, il lui faut avaler le poisson avec les arrêtes !

C’est donc la revanche du poème avec ce qu’il en coûte au poème d’exister !

Il faudrait parler plus longuement des rapports du public à Falstaff, mais nous aurions alors à déborder du cadre que nous nous sommes fixés.

La confrontation poésie-histoire n’est-elle pas au bout du compte, la confrontation de Shakespeare à son propre système de pensée, à son usage de la langue ; confrontation de la manière et du fond, de l’apparence (mot-vent) et du réel.

C’est là, si on le veut bien le moteur dramatique de cet Henri IV. Falstaff disparaîtra, et avec lui la toute provisoire revanche du poète et l’histoire continuera à tourmenter la terre et l’humanité comme elle a toujours fait.

Jean-Pierre Dupuy Aout-Septembre 1967


[1] Les rebelles se servent de Mortimer pour cristalliser leurs ambitions personnelles. On voit donc, que dès sa source, la légitimité toute virtuelle de Mortimer est entachée de méchants calculs qui condamnent quelle que soit l’issue de la bataille, les rebelles à la division et au crime » cf. Jan Kott.

[2] Le mot à mauvaise presse parfois, nous l’utilisons ici sans la moindre arrière-pensée péjorative, cela s’entend.

[3] Le mot actif doit être compris aussi bien intellectuellement que physiquement. Signes provoquant une activité intellectuelle du spectateur.

[4] Leçon retenue du « THE BRIG » du Living theater qui éclaire les modes de conditionnements sophistiqués et irrésistibles de toute machine militaire.

[5] On objectera qu’au XIVe siècle qu’une armée ne marchait pas au pas ! Quoique la réalité historique n’en soit pas établie… Se pose la question des rapports du théâtre et de ses conventions avec la réalité historique. Rapports complexes entre un art et une activité d’ordre ou de prétention scientifique (l’Histoire).

[6] Ainsi, on ne peut plus considérer tout à fait la bataille sous l’angle rencontre sportive. La conséquence en est l’impossibilité pour le spectateur de s’identifier à un supporter.

[7] Personne au sens de l’humanisme chrétien.

[8] Savoir qu’une main, un doigt… suffisent à rendre l’identité présente sur une scène.

[9] N-B. Interviewé après spectacle, un spectateur dira crument qu’il a apprécié les combats des seigneurs parce qu’il les reconnaissait (c’est le mot employé) et que par contre les soldats lui paraissaient confus voir gênants !

[10] N-B. Impossible avec la figure de Falstaff d’ignorer l’origine du théâtre qui se développe avec la figure de « Ruzante » d’Angelo Beolco. Notamment le rapprochement est inévitable avec « Ruzante revient de guerre ».

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Intérieur table… La vie faute d’emploi. https://www.insense-scenes.net/article/interieur-table-la-vie-faute-demploi/ Sun, 29 Nov 2020 14:17:28 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4380 La compagnie Emile Saar et Marie Lelardoux devaient présenter Intérieur table (le jour fugace) au Théâtre Vitez. État d’urgence sanitaire oblige, le travail s’est réfugié dans la poursuite des répétitions. Au ZEF à Marseille, devant un parterre de pros, c’est une étape de travail qui était visible ce 23 novembre…

De mémoire, ce qui nous a fait comme ça

Fin des années lycée, et déjà le club cinéma de l’internat fonctionne à plein rendement. Parallèlement à la publication mensuelle de MOA (moins un syntagme narcissique pour un journal lycéen qu’une référence à MAO, en cette fin des années 70, où l’on pressent qu’on aura la peau de Giscard. Et même si ça ne sera jamais le « grand soir », on s’en rapprochera, croit-on). MOA, sous-titré « Plaisanterie, ruse et vengeance », prélude en rimes du Gai Savoir du mentor Nietzsche.

Alors on s’affaire. Journal et cinoche sont désormais des outils de propagande mis au service de l’émancipation de nos collègues de

Anar et Trotsko, pour une fois, se retrouvent dans les volutes de fumée émanant des Gitanes (seule concession faite au grand capital qu’est la SEITA) dans le foyer dont on s’est emparé, et qui a été confisqué aux « studieux » qui rêvaient de jumelages humanitaires et de sacs de riz symptômes de leur esprit de charité qu’il faut abattre. Indifféremment, d’une discussion sur « l’organisation de la révolution » à une autre sur « l’organisation de la programmation du film de la semaine », d’une lecture de pige écrite pour MOA qui présente la rétrospective Paso, Chris, Mor (fâcheuse tendance à abréger le nom des idoles qu’on aime (comme s’ils entraient en clandestinité), mais qu’on exécuterait s’ils trahissaient), à un article sur les violences faites aux paysans du Nordeste brésilien… le comité de rédaction, ou révolutionnaire (difficile de distinguer l’un de l’autre) est en guerre contre la Métro-Goldwyn Mayer et ses relais européens.

Ici, en lieu et place du lycée des pères jésuites qui nous abritent, là à même la grille de l’établissement carcéral où l’on passe clandestinement Rouge et les « photocopes » du Tierra y libertad de Victor Serge – enveloppés dans un Libé que tolèrent les pères – « l’Organisation » (maître mot de ces années Meinhof : notre sœur-martyre de notre révolution) nous invite à occuper les esprits puisqu’il en va d’un avenir et, Bensaïd et Weber l’ont écrit, de préparer une suite à la répétition générale.

À coup de cycle Pasolini, à grand coup de projections des militants du groupe Medvekine et du meilleur de la Nouvelle Vague, nous faisant aussi le relai des bobines du Néoréalisme italien (quel souvenir du Voleur de bicyclette de Vittorio De Sica !), systématiquement précédé de la projection de Prix et Profits de Yves Allegret (1932)[1]… et de quelques autres jamais en reste avec le quotidien et la manière de le filmer, chaque jeudi soir s’inscrivait dans le prolongement des « Appels » (celui des 121, celui des 343…) où, dans la mouvance des travaux sociologico-esthétiques de Dan Graham, il s’agit d’interférer dans les comportements des spectateurs, et d’en perturber les fondements… Convergence des Arts et de la politique pour nourrir la lutte, enfin !

Et peu importe, en définitive, que le groupe d’activiste ne dépassa pas les cinq. « L’amour de la révolution ne s’appuie pas sur une règle mathématique » avait théorisé Samuel (alias 3/14 comme il y aurait un 007 de Benedetto), élève de terminale C qui en connaissait un rayon sur les probabilités, lui qui avait calculé qu’à raison d’une contamination des esprits (3 par séance et par semaine, sur 70 internes), on serait en mesure de renverser les pères en soutane au printemps pour faire du lycée, dans cette bonne ville bourgeoise de province, un espace et une redoute d’où se répandrait la tension radicale.

« Amour de la révolution », dis-je (ponctuerait Didier-Georges Gabily) concurrencé par les « révolutions de l’amour » qui guettent les jeunes hommes en colère que nous sommes.

Car, les soirs de projection où révolution et capitalisme forment un couple dialectique insécable, dans l’obscurité, sur les bancs de bois, les silhouettes ombrées abritent aussi les désirs grandissants. Envie de faire couple ailleurs, en quelque sorte. Et de regarder à l’écran Claude Jade, dans l’Amour en fuite, surprise d’entendre Antoine (Jean-Pierre Léaud qui voit des lesbiennes partout) lui dire « à ta place, je ferai attention ». S’endormir difficilement plus tard en repensant à sa blondeur, à ses doigts qui tiennent l’archer du violon… Espérer, un jour, dans la vie, croiser le regard d’Anna Karina chez une autre et vivre un « effet Méduse » : Amor et muerte. Décider de partir en stop au Danemark pour mettre toutes les chances de son côté et rencontrer, peut-être, un sourire identique. Fantasmer, jour et nuit, la main qui délierait le nœud qui noue ses cheveux dans Bande à part de Godard.

Quittant les parquets du Louvre, avoir une pensée émue pour la femme de ménage Sophia Loren et son visage attristée quand elle avoue se sentir « rien » parce qu’elle n’est pas allée à l’école dans Une journée particulière (1977). Regretter que l’école se confonde à la frustration et aux larmes qu’embrassera Mastroianni ; l’envier lui qui ne sourit plus, alors qu’en fond sonore résonne le folklore lugubre nazi et mussolinien. Se rappeler ça qui se déchaînera contre Gabriele l’homosexuel qui console Antonietta. Une étreinte comme jamais.

Regarder inquiet le visage figé de Marlène Jobert qui subit la haine de Jean Yanne, chez Maurice Pialat, dans Nous ne vieillirons pas ensemble (1972). Voir en chacune de ses tâches de rousseur une larme qui s’est figée (elle qui ne pleure jamais, muette de douleur). Penser plus tard que l’amour c’est vache, en ayant en mémoire, la folie défigurante de Mabel (prénom mal porté d’une femme au foyer) jouée par Gena Rowlands à qui Cassavetes offre son plus beau rôle dans Femme sous influence (1974).

Dans l’obscurité, sur les bancs devant le grand écran qui s’anime, comprendre que dans les visages anonymes des hommes et des femmes de Chroniques d’un été de Rouch et Morin (1961), que désir de révolution et désir amoureux pourraient être sans fin, objet de toutes les faims, mais peut-être indéfiniment différés, reportés, jamais rassasiés ; et que ça se voit, au cinéma, dans Le joli mai (1963), peut-être dans la question en voix off de Chris Marker qui les réunit « Qu’est-ce qui ne va pas visage ? Qu’on ne voit pas et que vous voyez comme les chiens… »

Et devoir quitter ces années ciné-club, cinéma militant, cinéma engagé, cinéma du réel, cinéma poésie… rompu à la vie, entre épreuve de la cruauté, expérience de joies éphémères et sentiment acquis de l’Ananké ou un questionnement sur l’origine de la fatalité et du destin qui frapperont le temps de la vie. Savoir désormais « ça » dont Marcuse, dans son œuvre (toujours pas intégralement traduite) prétendra que c’est contournable et qu’il y a une beauté de la vie à conquérir. Et qu’elle existe bel et bien… parce que, dit Marker, « les hommes ont inventé la naphtaline de la beauté, cela s’appelle l’art » et qu’il y a là une preuve.

copyright Yannick Butel

L’expérience de la preuve

Tout cela (hormis la trame politique qui nous servit de toile de fond) Marie Lelardoux – l’une des metteures en scène de la compagnie Emile Saar – le convoquera dans Intérieur table, prenant ici et là, par petites touches et autres prélèvements, dans l’histoire du cinéma qu’elle a en tête, quelques points d’appui où le « presque rien » (écrirait Jankélévitch) forme le pli essentiel de son travail. C’est que l’attention que Marie Lelardoux porte aux choses tient à des détails d’une autre échelle, des nuances discrètes qu’elle éclaire avec minutie, des fragments invisibles rendus sensibles dès qu’ils sont portés à la scène, des matériaux mineurs qu’elle organise comme on orchestre une musique de chambre, des images diaphanes à qui elle rend des couleurs, des naïvetés dont elle saisit les mécanismes essentiels, des formes du « peu » auxquelles elle donne une puissance de signifiance, des paysages de l’existence insignifiante auxquels elle trouve des reliefs… Ainsi, le monde poétique de Marie Lelardoux, c’est celui des bribes et des détritus auxquels l’attention fait faux bond. Comme une archéologue à même un terrain infini, elle entretient un appétit pour le « petit » veillant à ne pas l’inscrire à l’endroit du monumental, mais plutôt lui redonner la place qui lui revient : celle de participer au Grand mécanisme.

Un son, un geste, une couleur, un déplacement, un pas, un mouvement de la tête, trois mots ou un bout de phrase… c’est l’univers des vies minuscules et de l’infra-mince qui forment l’imaginaire scénique de la metteure en scène. C’est celui des plis du quotidien et des formes usées de la vie anonyme ; celui encore des rebus invisibles qui sont pourtant vitaux à l’existence du médiatisé qu’elle fouille. Préférant les silences symphoniques et les variations fugaces, les brièvetés lentes ou fulgurantes et les traces promises trop souvent à la disparition, c’est un autre imaginaire qui « ne constitue pas une évasion hors du réel mais une autre façon d’être en relation avec lui »[2] qui est mis en scène.

Aussi, regardant Intérieur table c’est moins l’étonnement (trop souvent exigé sur les plateaux de théâtre) que le dénuement sublime qui prend forme. Là où le simple devient l’objet de la créativité. Là où Marie Lelardoux, en phénoménologue de l’ordinaire, écrit ou ré-écrit à la scène des drames qui ne seront jamais des faits divers, des tragédies intérieures qui sont à jamais sans témoins, des poèmes d’amour ou de déliaison qui ne seront jamais l’objet d’une rime savante, des ruptures sans éclats promises à figurer des éloignements darwiniens, une quotidienneté qui forme un cercle infernal insoupçonné écarté à jamais de l’optimisme des jours meilleurs.

De ses personnages, la prostituée-mère-de-famille secrète, l’ouvrier sans avenir qui s’éveille un soir à la pensée, le marin qui ira voir ailleurs, la femme au foyer qui se souvient soudainement qu’elle est une âme seule, les enfants qui oublient lentement leur infans, les chants populaires fredonnés un après-midi de repos, l’étudiant résigné où ses études ne le protégeront pas de son sort… Marie Lelardoux en extrait une humanité ou une animalité quotidienne, l’une l’autre privées de malice, soumises exclusivement à des natures humaines aux prises avec un temps qui ne passe pas. Ou, la mise en scène de vies mutilées qui prennent conscience de l’être, tentent de s’y adapter jusqu’au jour où les uns les autres s’emmurent dans le morne qu’ils vivront jusqu’à leur mort, sans même que celle-ci soit délivrance puisqu’il y a belle lurette qu’aucune issue n’imprime plus la rétine.

Monde de petites ruptures et de fractures, ce dont traite Intérieur table pourrait s’apparenter davantage à des processus de fêlures et de douleurs rentrées, touchant corps et âmes, qui finissent par s’exposer/exploser presque sans bruits au plateau. Là où Marie Lelardoux ré-agence et pioche dans son histoire du cinéma les stigmates d’un monde de dépressions qui tient à des vies étriquées et névrotiques, fragiles socialement, inexistantes dans leur résistance le plus souvent, spectrales éternellement… À l’endroit des humbles, prisonniers de modèles économiques hostiles, pris dans le jeu de libido où le désir d’un autre se regarde comme une « porte de sortie » là où ça ne tient plus… Intérieur table se fabrique alors avec un cinéma qui, des années 40 aux années 80, autopsie des sociétés qui ont craqué à diverses reprises et qui, chez quelques-uns, seront l’objet d’un traitement esthétique.

Viennent alors au plateau et sont montées/rémontées quelques séquences et épisodes qui forment un ensemble d’emboitement de scènes… Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman (1975) où Jeanne, veuve et mère, angoissée par sa vie vide (interprétée par Delphine Seyrig) se prostitue, avant de préparer le repas pour son fils qui rentre de l’école. À nos amours, de Maurice Pialat (1983) où Suzanne (Sandrine Bonnaire) est une fille perdue. Remorques de Jean Grémillon (1941) où Gabin n’entend pas les plaintes de sa femme malade qu’il finit par quitter. Mamma Roma de Pier Paolo Pasolini (1961) où Anna Magnani, ivre-morte au mariage de son souteneur, chante et finit par s’écrouler sur cette fausse vie, et part retrouver son fils qu’elle avait délaissé. Baisés volés de François Truffaut (1968) qui laisse Trenet chanter « Que reste-t-il de nos amours ? », alors qu’Antoine Doisnel enchaîne les petits boulots jusqu’à devenir détective et témoin d’adultères… Bergman encore, Rouch et Morin dans Chronique d’un été (1961), Pialat et L’enfance nue (1968) ou l’éternelle solitude d’un môme devant le mur qu’est la vie et s’incarnera dans les maisons de redressement, etc.

Et de suivre Intérieur table, sans qu’une histoire se raconte, comme une succession de vieilles photos prises aux albums de familles qui se ressemblent par leur destin plus ou moins avoué, caché, suivi, indépassé… celui de femmes, d’enfants, d’hommes, dont les vies se croiseraient ou seraient parallèle, ayant en commun l’idée que l’existence ne fait pas de cadeaux. Quelque chose comme des vies faute d’emploi.

Intérieur table (sur le jour fugace)

Au plateau, Vincent Joly, Anne-Sophie Derouet et Johanna Giacardi s’exécuteront tels trois interprètes de personnages du 7ème art. Interprètes mimes de comédiens eux-mêmes figés sur la pellicule qui vaut à Intérieur table de s’apparenter à un théâtre de reconstitution (reenactment) où il s’agit moins de « faire à l’identique » que de s’inscrire dans un rapport à l’allusion. Soit une nuance qui entretient toutes les libertés théâtrales, lui vaut d’avoir son propre rythme et son mouvement. Soit un théâtre « clin d’œil » encore, qui, comme le rappelle Nietzsche, est le signe de l’art. Théâtre « clin d’œil », donc, que celui de la metteure en scène Marie Lelardoux où le jeu qui se développe et relève d’un apparent réalisme est sans cesse construit sur de petits décrochages et décalages qui viennent déplacer le réalisme. Là où un son énigmatique emprunté à Chris Marker, le bruit d’un pas amplifié et décalé par rapport à la marche, les cliquetis des couverts d’une vaisselle invisible, l’image naissante d’une épluchure tenue au bout d’une lame de couteau imperceptible, un geste chorégraphique inattendu au bout d’un aller/retour sans but… forment les reliefs de paysages poétiques ordinaires et quotidiens.

Soit un théâtre construit sur une dramaturgie aussi de l’engourdissement et de l’ennui, proche d’états tchekhoviens où l’attente et le désir sont les formes contraintes de la vie et de ses élans ralentis.

Et de regarder ces mouvements et ce jeu simples court-circuités parfois par une tentative de fête ou une étreinte ratée, une rencontre imprévue dans un ailleurs ou au coin d’une table… comme le signe sans cesse renouvelé d’une volonté de s’en sortir sans qu’il y ait la moindre chance d’échapper à ces existences monotones où l’hiver, son gris et son froid, a pris la place des autres saisons. Alors la table, invariant de chaque scène et de chaque situation, révèle son secret « d’être-radeau », « d’être-planche-de-salut », fragile esquif qui ne permet pas l’esquive.

Au vrai, moins table de cuisine ou de salle à manger, que table de multiplication où, contrairement à la logique mathématique, toutes les histoires d’Un, solitaire, de Deux, en couple qui abrite un troisième invisible… conduisent au zéro et au vague à l’âme. Table des vacillements donc, des pensées accoudées au soir à côté d’un verre qu’on n’en finit pas de remplir, des mélancolies posées sur plateau qui ressemble à un tableau de nature morte, des pensées grises qui s’obscurcissent avec la nuit… Table de dramaturgie où Marie Lelardoux, en architecte d’intérieur, aurait demandé à Vincent Joly, Anne-Sophie Derouet et Johanna Giacardi d’être au-delà d’eux-mêmes, parce qu’ils sont au théâtre, tout en étant tout le monde dont ils font partis. Effet miroir où vie et jeu sont des rectos-versos. Manière  aussi de poser un cercle infernal, de les inscrire dans un monde qui tourne en boucle et en rond où « jouer », s’il peut encore vouloir dire « feindre », induit le souvenir qui remonte à la surface, à même un regard d’acteur, dans le geste d’allumer une clope au plateau qui aurait le goût d’ailleurs, dans une manière de regarder vers la salle comme au loin, comme on l’a déjà vécu, dans un accent amplifié sur scène qui est né d’ailleurs, dans un pull qu’on enlève comme d’habitude… qui renvoie ces petits instants imperceptibles de théâtre aux petites minutes anonymes du quotidien.

À la première image, alors que sous les lumières de Béatrice Kordon, Vincent Joly et Anne-Sophie Drouet s’emploient à coller un adhésif sur le plateau qui marquera un ensemble de limites virtuelles entre les pièces d’un appartement – qui se regardera aussi comme le dessin à la craie qui cercle les victimes –, c’est le dessin de l’immeuble de La vie mode d’emploi de Georges Perec qui se fraie un chemin. Et regardant Intérieur table, c’est le principe du polygraphe du cavalier que connaissent les joueurs d’échec qui s’installera à mesure que d’une pièce à l’autre, d’une scène à une séquence, Marie Lelardoux convoque les figures de sa mémoire cinématographique. Image ou référence sans doute lointaine à laquelle, parce que l’écriture chez Marie Lelardoux permet au théâtre d’être le lieu de présences fragiles, il faut substituer celle du Cavalier, chez Peter Handke, de La chevauchée sur le lac de Constance. Là où personnages et comédiens sont eux-mêmes et font entendre un rapport à la vie, à ce qu’ils font en faisant leur métier, au risque heureux, toujours, du théâtre, d’en finir d’être un jeu.


[1] https://www.youtube.com/watch?v=ojKfn4-Dgr0 L’histoire économique des pommes de terre, du producteur au consommateur… En collaboration avec le Mouvement Freinet, Yves Allégret réalise ce film mythique qui sera proposé aux enseignants en bobines 9,5mm. Il y expose les mécanismes du capitalisme en suivant le parcours d’une pomme de terre, du producteur au consommateur.

[2] Pierre Sansot, « L’imaginaire : la capacité à outrepasser le sensible », in Sociétés, Approches méthodologiques, n°42, Paris, Dunod, 1993, p. 411.

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Chutes d’une vie https://www.insense-scenes.net/article/chutes-dune-vie/ Tue, 24 Nov 2020 20:25:24 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4372 Intérieur : Table (Sur le jour fugace) est la nouvelle création de la Cie Emile Saar dont la création est reportée au printemps prochain, mais se donnait à voir pour une poignée de gens.

Intérieur : Table (sur le jour fugace) se donnait à voir le 23 novembre devant un petit comité au Théâtre du Merlan. Et d’une certaine manière, ce spectacle résonnait bien avec cette salle étrange, faite de « pros », comme on dit : On y cherche la vie. Elle arrive par bout, par morceaux, là où la citation, le souvenir, ou disons simplement le théâtre arrive à l’arracher de la répétition. Fugace oui, c’est fugace, la vie et sa manifestation. On vacille ainsi entre ces fugacités et un abandon à ce qui a été, ou plutôt on se surprend de trouver de la vie là où tout a été. C’est à partir de ces repas de famille où on ne sait plus qui est père, qui est fille, qui est mère, qui est fils, c’est à partir de cette déprime, d’un espoir passé, mort, ou d’une socialité moche de bourgeois toujours près du fascisme et que quelque chose retourne comme une chaussette, que surgit un élan de vie, inattendu. Tout à coup cela danse, ça danse une valse ou un Madison, il y a des joies qui traversent l’air et ça chute. Ils chutent souvent, Anne-Sophie Derouet et Vincent Joly, tous deux d’une précision folle, on a tendance d’être fasciné par cette virtuosité. Cette virtuosité même dans la chute, ils dansent en chutant. Et ce spectacle qui est fait de morceaux de cinéma rejoués, on pourrait dire par des chutes d’un film d’une vie ou de plusieurs vies (mais n’avons-nous pas tous plusieurs vies ? Et quand on regarde ces chutes de vies, ne se dit-on pas cela pourrait être la mienne ?), ce spectacle de chutes met ces morceaux en danse. Une danse un peu folle dans une lenteur tranquille. Cela tourne et on perd le file quand on veut en tenir un. Mais n’est-ce pas cela aussi notre vie ? Nous ne maîtrisons rien et on veut nous faire croire que nous sommes responsables. Alors qu’il n’y a que des moments.

Marie Lelardoux nous met devant cela et renoue ainsi avec cette expérience si intime de vivre qui est condamné à notre solitude. Les trois comédien.ne.s – je n’ai pas encore nomme Johana Giacardi alias « Jojo » qui est là et pousse des tables comme on les poussera jusqu’à la fin des jours, ou plutôt jusqu’à la mort qui nous attend comme elle a attendu cette grande-mère, et qui nous jettera dans le noir – les trois comédien.n.es esquissent dans ce noir, qui suit la mort, un regard, éclairé par une allumette, vers le public, mais ils ne semblent rien y avoir. Une deuxième tentative plus tard : « What’s your name ? How are you ? » Rien.

Il n’y a donc pas à espérer de pouvoir échapper à cette solitude. Nous ne pourrons savoir comment l’autre vit sa vie, ni lui expliquer. Il n’y a qu’à agencer des signes et voir ce qui passe la rampe. Marie Lelardoux nous a mis devant des signes et c’est dans leurs multiplicités et dans leur régime qui n’est pas soumis à une quelconque linéarité narrative, que nous sommes devant quelque chose qui est de nos vies, de nos solitudes. Nous pouvons être seuls à plusieurs. Et cela fait du bien d’être devant du théâtre qui ne veut pas nous faire croire à la messe et la communion laïque. Et cela était la réponse nécessaire à cette pratique sociale du théâtre qui nous dit : « Cela fait du bien de se retrouver ensemble dans une salle, cela fait longtemps. » Oui, cela fait du bien, et cela est aussi douloureux, mais pas pour nous retrouver, mais pour faire une expérience qui ne pourrait se faire ailleurs. Pour se retrouver, on a des bars, si on en a, pas des théâtres.

Au milieu de tout cela, il y a la table et c’est bien autour de la table qu’on tente toujours à nouveau de se parler, de briser cette solitude, tendre vers l’autre, et on ressasse cela, peut-être toute notre vie. On pousse la table dans un autre coin du plateau, dans une autre pièce, marqué au sol. On rejoue des scènes de cinéma, on double les voix pour refaire le chemin de la vie qui y était, on décline ce geste, cette traque d’un instant, jusqu’à l’infini. Et peut-être c’est quand on a oublié le référent, quand on a oublié ce que la vie devrait être, ce qui a été filmé par des femmes et hommes de cinéma qui ont capté cette instant, que la vie surgit là devant nous, fugacement. Et on se dit que sans doute cela parle du théâtre et que nous ne maîtrisons jamais quand la vie y est ou non. Elle surgit.

Rare le théâtre où on s’arrête si longuement sur quelqu’un qui prend quelqu’un d’autre dans ses bras, où on s’arrête si longuement sur deux qui vident leurs assiettes de soupe sans soupe, où un homme repose un à un des fleurs fanés dans une vase pour faire un bouquet, c’est que la grande mère est morte ; ces gestes, ces petites gestes qui font et fondent notre existence, nos peines et nos joies. Elles sont ici toujours placées quelque part grâce au travail de Josef Amerveil au son et Béatrice Kordon à la lumière, et en même temps, ils sont toujours ailleurs. Il y a sans cesse cette tension entre un ici et un ailleurs qui est à l’œuvre dans Intérieur – table (Sur le jour fugace) et on est ballotté de l’un à l’autre.

Enfin, rare aujourd’hui un théâtre qui ne nous dit pas quoi comprendre, quoi penser.

Merci.

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« Les Métamorphoses » d’Ovide en devenir, les voies de traverse https://www.insense-scenes.net/article/les-metamorphoses-dovide-en-devenir-2-les-voies-de-traverses/ Wed, 28 Oct 2020 11:27:31 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4314 Lecture au théâtre Antoine-Vitez d’Aix-en-Provence, jeudi 22 octobre 2020
Première étape de travail autour d’un projet sur
Les Métamorphoses
d’après Ovide (trad. Danielle Robert, éd. Actes Sud),
par la Cie en Devenir 2.
Mise en lecture Malte Schwind, dramaturgie Mathilde Soulheban,
avec Nais Desiles, Lauren Lenoir, Yaëlle Lucas et Louis Jamseh

Les Metamorphōseōn librī, vraiment, aujourd’hui ? Des métamorphoses où les demi-héros sous les murailles de villes assiégées sont transformés en pierres sauvages ; où les dieux et les déesses, en colère ou par dépit, jettent sur des hommes de paille leurs sorts d’autrefois ; où les corps arrachés, déchirés, dépecés sont lancés aux bêtes, deviennent bêtes, ou plantes, ou fleuves, ou délires : tous délirant le monde devenu ce continuum de choses évanescentes. Des métamorphoses de l’an I par temps d’urgence sanitaire, et Ovide sous Jupiter : vraiment ? Mais quand l’intempestif frappe l’urgence du présent, le gros temps se révèle comme il est, pâle et aveugle. « Étonner la catastrophe », disait le poète. Il s’agirait donc de cela. Alors Les Métamorphoses, non pour lire le présent, mais pour le desceller de son urgence, l’arracher à lui-même, délivrer ce qui reste vif en lui, de lui. Saisi à l’endroit même de sa diction, plongé en lui-même, le théâtre de la compagnie En devenir 2 poursuit sa tâche inlassable de nouer la question de l’adresse, sa levée, avec son inquiétude en partage. Oui, de part et d’autre du texte, comédiens et spectateurs s’adonnent au travail considérable de l’élaboration du temps. Se défont dès lors les pensées mortes des origines et des identités. Se tissent ainsi, pas à pas, dans le mot à mot du texte, les devenirs aberrants qui dessinent peut-être le seul horizon possible d’aujourd’hui en ce qu’il est aussi la tâche de notre présent.

C’est une lecture au pupitre : un premier geste posé sur le texte comme on avance sur lui un désir qu’on ne ferait que pressentir. Des hypothèses lancées devant soi, autant d’audaces, de paris. On ne marche pas différent dans l’incertain avec seulement son corps et la pensée fragile que le pas fera le chemin et que le chemin percera la brume. Pourtant, déjà dans l’esquisse, ce qu’on peut lire – et pour nous aussi, regardant, écrivant, le risque pris de figer, de fixer le vertige. De l’autre côté de la lecture, écoutant, on est pris dans la même incertitude. On avance dans la même fragilité et on se lie à elle, dénué de foi, d’espérance aussi, pour la seule raison qu’on pressent, de part et d’autre de soi, habiter même inquiétude et même tremblement. 

Il y a donc cette première audace. Se saisir d’un texte impossible, inouï proprement. Un très ancien texte, incompréhensible évidemment, dans la langue vénérable devenue la poussière des études. Et pourtant. On entend, à travers le texte, ce que le texte ne dit pas. Les Métamorphoses d’Ovide pourraient bien exhaler l’odeur enfermée dans les salles de classe, elles continuent pourtant de frayer. Ce récit, qui prend appui sur le vers de l’épopée, en détourne l’usage. Loin d’établir l’autorité de l’État dans sa puissance fixe, comme le fait toute épopée ((Ce que rappellera le metteur en scène, Malte Schwind, à l’issue de la lecture)), le poème ne cessera de chanter l’impermanent, le flux, le devenir. Tout ce qui paraît le contraire de l’état étale des choses, qui échappe, ne fait que passer, s’enfuit vers d’autres identités. C’est là le sens profond répété au long de presque 240 métamorphoses chez Ovide : rien ne demeure. Alors, on entend, à travers les mythes toute autre chose que des histoires divines, sacrées, socle d’une culture patrimoniale. Ce qu’on entend, c’est même le contraire de l’élévation de l’autel culturel : plutôt un appel. « Mes chers amis. On nous appelle, on crie vers nous, depuis le très grand âge, pour nous dire de ne pas perdre totalement espoir » écrivait Michel Butor, devant la tapisserie de l’Apocalypse ((Dans son dernier livre, Ruines d’avenir)). Les Métamorphoses sont une autre apocalypse, un autre appel.

Pour le faire résonner, choix est de donner au théâtre d’être non pas seulement le lieu où faire entendre, mais l’outil de ces devenirs. Le théâtre, c’est-à-dire d’une part l’acteur, au lieu où il figure le contraire de l’identité, plutôt sa labilité fragile, et c’est-à-dire d’autre part la levée du texte, sa récitation. L’acteur est ici ce champ de forces où s’amassent tout et son contraire : acteur traversé de mille voix qui sont autant de devenirs fuyants. On incarne et on dépose, et subitement on figure, ou on représente, puis on tient à distance ou on raconte, on dit, on hurle, on ne s’en laisse pas compter, et on se laisse atteindre. Oui, tout et son contraire, en quelques secondes mêmes. Chaque mot est susceptible d’être soit tenu au loin de soi, soit porté au profond. La scène essaie des expériences de jeu qui sont davantage que de purs jeux formels : l’expérimentation éprouve la possibilité du texte pour mieux faire usage de ce qu’il dit. Raconter les métamorphoses, c’est être métamorphosé par le texte. Et à bout portant de l’acteur, le spectateur également, évoluant dans la fragile construction de ce qui peut se renverser, n’est pas seulement celui qui assiste au travail, plutôt celui qui l’accompagne, le rend possible — parce que lui aussi se métamorphose en métamorphosant son écoute. Scène et salle, en dehors de toute fusion, travaille ensemble à l’élaboration des devenirs. 

Pour cela, l’outil forgé à la mesure de cette tâche tient à la récitation, art de haute antiquité. Réciter, c’est revenir sur le vers pour le creuser, c’est au contraire de l’habiter pour faire croire qu’on en est l’origine et le maître, plutôt le traverser, et en tous sens, pour mieux l’éprouver, l’abandonner. La tenue digne de la récitation rejoint la fabrique des identités traversées : là encore, on ne fait pas croire que l’acteur dit des mots venus de lui, il les emprunte, il les endosse pour un temps, il nous les livre comme un étranger, et les abandonne à leur sort, autant dire à nous. On récuse la sacralité du texte autant que le sarcasme. Il y a l’humour qui perce quand soudain l’acteur perçoit que le texte le dépasse ; il y a la désinvolture parfois de simplement lâcher les mots, il y a la beauté nue qui désarme au détour d’une image, et qui s’efface. Il n’y a pas d’arrêt, c’est une coulée vivante de récits qui se donnent comme des offrandes à l’absence de dieux. Non, il n’y a pas de culte. Au contraire. On semble tous ici à l’écoute de l’immanence. Le refus des verticalités, seulement ce qui rend possible des résurgences.

Puis, bien sûr, il y a ce qu’on entend. Les violences, les terreurs, les puissances de mort qui président aux devenirs. Dans un texte de moins haute antiquité, et d’aussi grande urgence, Jean Genet avait opéré cette salutaire distinction entre brutalité (d’État) et violence (féconde).

Si nous réfléchissons à n’importe quel phénomène vital, selon même sa plus étroite signification qui est : biologique, nous comprenons que violence et vie sont à peu près synonymes. Le grain de blé qui germe et fend la terre gelée, le bec du poussin qui brise la coquille de l’œuf, la fécondation de la femme, la naissance d’un enfant relèvent d’accusation de violence. Et personne ne met en cause l’enfant, la femme, le poussin, le bourgeon, le grain de blé. […] Plus ou moins obscurément, tout le monde sait que ces deux mots : procès et violence, en cachent un troisième : la brutalité. La brutalité du système. Et le procès fait à la violence c’est cela même qui est la brutalité. Et plus la brutalité sera grande, plus le procès infamant, plus la violence devient impérieuse et nécessaire. Plus la brutalité est cassante, plus la violence qui est vie sera exigeante jusqu’à l’héroïsme.

Peut-être est cela aussi cela, que l’on entend, et qui est si essentiel. Dans ces devenirs qui sont autant d’antidotes aux discours lénifiants sur les identités (nationales ou biologiques), fraie la voix terrible, mais joyeuse, de la violence, arme de pensée contre la brutalité, véritable et douloureuse, des pouvoirs — ceux-là même qui « récitent » l’automatisme des paroles identitaires. Actéon, Pantée, comme ailleurs dans Ovide, Narcisse, ou Orphée : plutôt que des héros exemplaires, figurent des voies vers l’insubordination recommencée qu’est naître, ou renaître. Emportées vers le devenir interminable des choses, ces silhouettes/récits ne cessent de se donner naissance : leçon pour nous autres. L’identité, ce n’est pas être, mais s’inventer des origines au-devant de nous. Ce n’est pas s’ancrer quelque part, mais s’éloigner pour partir à notre rencontre.

Au terme du spectacle, on nous invite à ne pas braver le courroux de Jupiter et à rentrer chez nous. La lecture s’interrompt. On est de retour parmi nous. De retour ? Ce qui donne au théâtre sa féroce et fragile nécessité (si elle existe), tient à son intempestive ardeur, celle de refuser d’adhérer à la vie comme elle est, pour mieux en interrompre les forces, en dévisager les puissances si elles ne sont que des autorités légiférant sur les heures de sommeil, et d’éveil. Une heure durant, la traversée d’Ovide n’aura rien modifié de la structure du réel : et cependant. Elle aura été cette traversée en tant que nous avons traversé les lignes de fuite du mythe comme celle de notre identité. Reste à sortir du théâtre, rouler plus vite que de raison sur la route du retour non pour être à l’heure, mais porté par des forces qu’on ignorait posséder et dans le refus de marcher sur nos propres traces, désormais aller en dispersant la poussière sous nos pas.

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« Clôture de l’amour » de P. Rambert, ou la politique de la vengeance https://www.insense-scenes.net/article/cloture-de-lamour-de-p-rambert-ou-la-politique-de-la-vengeance/ Mon, 26 Oct 2020 15:55:50 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4294 Clôture de l’amour, texte et mise en scène de Pascal Rambert, avec Stanislas Nordey et Audrey Bonnet, les 9 et 10 octobre 2020 au théâtre Joliette de Marseille.

Par Arnaud Maïsetti

« J’espère que tu as une vie intérieure. » Alors, tout s’achève. De l’amour et de cette pièce, du théâtre, de cette lutte à mort qui dit toutes les morts, les petites et les grandes, les terriblement vaines, les insoutenables, les minusculement atroces. Deux heures, la lutte à mort. Elle prend prétexte d’une rupture qui n’est qu’une autre manière de lier l’autre à soi, le passé à l’avenir, et le présent à ce qui n’a pas d’époque parce qu’il occupe tout l’espace des temps depuis la première fois qu’un être s’est lié à un autre, et qu’il s’en est défait. Histoire d’une défaite ? Ou d’une conquête ? Deux heures, la rupture amoureuse comme elle ne se dit jamais, et comme on l’entend. Une première heure, l’homme parlera, c’est lui qui rompt le silence précédant la pièce (et qu’on nomme ce silence d’avant le théâtre la vie ne change rien à la qualité de silence qui orne la pièce et l’enserre, la menace). L’autre heure, la femme : elle répondra. Dans le jeu de repons qui est l’antique science musicale quand elle se fait liturgie, le drame noué comme un poing. C’est Clôture de l’amour, où Pascal Rambert lève, dans la simplicité géométrique, la tragédie de ce mot mort qu’est l’amour quand il meurt et qu’il devient vivant soudain. C’est deux heures, comme on frappe contre le corps morts des sentiments et des désirs pour qu’il s’éveille et il s’éveille. C’est un soir, comme on terrasse le sentimental et qu’on en fabrique la matière politique de la dignité. C’est dans les premiers jours de vent de Marseille, la vie intérieure qu’on fait semblant d’espérer pour ne pas avoir à y croire.

Puisque tout a été dit de cette pièce miraculeuse, de l’absolu atteint, de l’épure, sa simplicité âpre, sa complexité infinie dans la rigueur d’un théorème : puisque tout a été chanté des éloges quant à l’œuvre majeure d’un auteur majeur, couronné d’Avignon et sur mille continents s’ils étaient mille, que dire encore qui n’a pas été dit ? La pièce est depuis sa création en tournée ; on la lit comme un classique. Elle possède le mystère des évidences : deux monologues pour dresser le dialogue banal de la rupture amoureuse. Mais qu’est-ce à dire ? Il faudrait aussi interroger le fait même, spectaculaire, de cette incessante reprise, de cette vie recommencée de cette pièce. Étrange destin pour une pièce qui semble raconter la fin d’être infiniment rejouée, déjouant la clôture que le titre appelle. C’est peut-être que l’œuvre est davantage ouverte que ce qu’elle laisse paraître. Qu’à la Clôture annoncée s’esquisse, lignes de fuites terribles de l’amour, des ouvertures aberrantes. C’est que la pièce rend elle-même disponible les possibles de sa reprise, de ses recommencements. Recommençons donc.

Il entre d’abord, et lance les mots qui en disant la fin ouvrent le drame. « Je voulais te voir pour te dire que ça s’arrête/ça va pas continuer/on va pas continuer » — et tissant dans ce début l’appel beckettien : va continuer ((il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots, tant qu’il y en a, il faut les dire, jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent, étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c’est peut-être déjà fait, ils m’ont peut-être déjà dit, ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire, devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire, ça m’étonnerait, si elle s’ouvre, ça va être moi, ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer.)). Il a pris la parole, il ne la lâchera plus, comme un chien son os. Et Stanislas Nordey de se faire chien, courbé, penché, en appui sur ses pattes de devant, montrant les crocs, jappant. Mais le devenir-chien de Nordey se laisse traverser par d’autres devenirs : celui de la respiration quand elle devient morsure, celui de la morsure quand elle transpire, celui du langage tout dressé (comme un chien au combat) pour rompre. La phrase de Nordey (Nordey comme phrase entièrement dressée dans la langue) coupe, découpe, tranche les amarres : toute cette langue de la déchirure est celle de la cruauté. Dans l’ancienne langue, on possédait deux mots : l’un, {sanguis}, disait le sang dans le corps, enfermé, vivant ; l’autre, {cruor}, disait le sang répandu sur le sol, libéré, mortel. La cruauté de l’homme tient à ce geste de libérer tout d’une vie en une heure : à s’en libérer.

«Nous sommes des kilos de glace durs comme eux et/soudain nous fondons/Nous serons flaques de sang/Tu seras flaque de sang quand j’aurai fini de parler/Tu seras flaque de sang.» 

Alors, la cruauté : on lâche les fauves : on délivre les énergies, les pulsions. On dit tout. Jusqu’à la démesure, on dit les défauts de l’autre, on dit aussi la faille de toute vie commune, on dit le détail de l’intime et le colossal malentendu de l’existence ensemble, tout. La parole du procureur est terrible en ce qu’elle fait feu de tout bois en préparant le bûcher, qu’elle est le bûcher même qui met tout en pièce, en accusation. Tout pour le procureur signe l’aveu d’un crime à venir, qui toujours s’était préparé. Pour le procureur, tout porte l’indice du meurtre que le procureur dévoile en exécutant.

« Ces larmes sont l’expression d’un désarroi philosophique/Oui excuse-moi du peu/Tu ne pleures pas un amour perdu pendu comme un sac à un clou/Tu pleures/Ou plutôt pleure en toi, et c’est ça qu’on voit couler/La mort d’une conception débile de l’amour. »

Quand il achève, Nordey, il exige qu’on le regarde en face : si la mort ni le soleil ne peuvent se regarder, le procureur, oui — c’est sa dernière cruauté. Puis il se tait.

La parole est à la défense et tout commence alors. C’est Audrey qui la prend, cette parole, que Stan a laissé trainer là, elle la ramasse et c’est elle qui la brandit. Mais non, Audrey ne s’abaissera pas à répondre uniquement. À occuper le terrain laissé : plutôt, elle part à la conquête d’autres territoires que sa souveraineté affranchie va, plus que mordre, dévorer. Dans ce pli qui opère la jonction et sanctionne la véritable coupure du drame, tout bascule ainsi, pas seulement parce que l’échange commence désormais, mais parce que l’ensemble de l’air tremblé autour de nous change de nature. Du monologue au dialogue, on passe ainsi de la solitude triomphale du mâle à la dialectique vengeresse. Dans leur solitude des champs de coton à eux, le deal amoureux ne connaît qu’un essai : une parole contre l’autre. Elle ne répond pas aux accusations, elle ne se défend pas : elle affronte. Elle relance depuis son camp. Et parlera au nom de leur amour à tous deux piétinés, que tout à l’heure il a voulu nier en l’effaçant. C’est toujours la tragédie : que la rupture évacue le temps passé d’un geste. Et ce qu’il a défait n’était pas seulement l’autre, la relation, leur passé, mais une part de ce qu’il était lui — dès lors, il devient méconnaissable, s’étant défiguré au tréfonds, perdant son visage jusqu’à son nom, jusqu’à tout nom.

«Tu es qui toi?/Tu étais qui?/Tu es devenu qui?/On se connaît? On s’est déjà vu quelque part?/On s’est déjà serré la main?/On a partagé des trucs ensemble une bière un sandwich un truc quelque chose toi et moi c’est quoi ton nom?/C’est quoi ton nom?/Tu as un nom toi?/On peut te nommer?/Tu es nommable?…»

Alors, contre cette œuvre de mort, pas à pas, Audrey fera cette épreuve vivante, pied à pied, de défaire ce qu’il a défait, tout à l’heure, de hurler de douleur depuis la joie, de renommer les mots. La solitude dans laquelle il se tenait, glorieuse, invincible, devient sa peine, sa condamnation. Sa dignité à elle tiendra dans sa voix qui dira ce à quoi elle tient : et elle tient, malgré lui, à cela qui aura été vécu.

« Quand tu me jettes/oui quand tu me jettes/je tiens à ces quatre mots/quand tu me jettes/tu jettes aussi la longe qui les reliait à toi ».

Il n’y a pas à le convaincre, seulement à nommer la mésentente là où elle a lieu : dans cet espace entre eux. Elle a parcouru la diagonale et se tient à la place où il se tenait : au lieu de la parole. Et en ce lieu, la parole se renverse, oui, venge. Pas la vengeance mesquine qui fait ce qu’on reproche à l’autre, mais l’écriture de la contre-histoire capable seule de vérité, capable d’exercer le pouvoir, celui qui peut, plutôt que celui qui s’exerce contre. Pas de négociation possible : mais l’écriture. Pas d’entente : on ne s’entend plus. La contre-offensive, ou simplement le contre, comme on dit sur les terrains de sport — jusqu’au déséquilibre affolé que la langue seule peut approcher dans l’indicible.

«Que tues-tu quand tu tues ce qui nous constituait?»

Alors, l’antique parole contra, le contrapuntique est leçon politique, qui rend des points à la pseudo-démocratie qui voudrait, selon le mot de Godard, donner la moitié du temps de parole à Hitler, et l’autre moitié aux Juifs, pour se satisfaire d’avoir été réalisée. Dans le jeu d’inéquivalence qui s’établit plutôt dans ce champ de bataille, de ruines, si la parole d’Audrey l’emporte, c’est aussi en vertu de sa puissance vengeresse. Car insidieusement, le théâtre de Rambert rencontre le fracas de nos jours. La pièce possède soudain et malgré elle les échos des luttes féministes de ces dernières années : la vague #MeeToo, les prises de paroles contre les violences faites aux femmes dans tous les milieux, le décompte des féminicides sur les murs des villes. Avec Audrey Bonnet s’entend la voix du féminisme de combat, celui par exemple d’Elsa Dorlin ((Elsa Dorlin, Se défendre, La Découverte, 2018)), de Mona Chollet ((Mona Cholet Sorcières, La Découverte, 2019)), ou des radicalités de Judith Butler ((Judith Butler, Troubles dans le genre, La Découverte, 1990)), de Despentes ((Virginie Despentes, King Kong Théorie, Grasset, 2006)), de Coffin ((Alice Coffin, Le Génie Lesbien, Grasset, 2020)) – des voix vives qui semblent dessiner les signes les plus féconds des émancipations collectives. La pièce écrite en 2010 les précède, ou les pressentait. Alors, peu à peu, on écoute la voix d’Audrey parmi ces voix et ce combat prend corps dans le champ de bataille de l’époque. Ce n’est plus une histoire d’amour et de couple, mais une lutte plus vaste dont l’enjeu est bien de réécrire l’Histoire, jusqu’alors composé par les hommes. Si Stan a commencé l’entreprise de démolition, c’est en racontant d’abord. La prise de parole de la femme naît sur ces ruines et ces violences : il s’agit de reprendre la main. D’où cette puissance de vengeance sous la contre-offensive. Cette main armée par les autres puissances féminines fait entendre l’autre histoire, qu’on tait, qu’on minore, qu’on entrave. Elle dit la dignité, elle dit surtout qu’on ne s’en tiendra pas au silence que veut imposer l’homme, que ce silence a voix et corps, qu’il prend corps. Qu’il se dresse comme une lutte, refusant l’apaisement, mène la guerre au nom de la guerre menée contre elle. Cette syntaxe politique qui excède la fable amoureuse n’est pas dans le texte Rambert, mais dans tout ce qui l’entoure, dans tout ce qui nous entoure cet automne 2020. Le texte se laisse non recouvrir par cela, plutôt porter, et emporter avec d’autant plus de nécessité rageuse et de férocité vengeresse — et donc salutaire — qu’il ne s’en laisse pas réduire.

Si la fin réécrit Tchekov – l’appel au travail, à ce qu’il faut travailler, à ce qui reste à travailler –, c’est bien dans la mesure d’une projection, d’un débordement du spectacle qui fait signe faussement vers le théâtre (l’usage des prénoms des acteurs, l’allusion à leur métier d’artiste), pour affecter l’ensemble de l’usage du monde : un monde à travailler, contre lui, et dans ses déchirures mêmes, au nom des promesses qu’il porte.

« J’espère que tu as une vie intérieure. » On entend presque « antérieure ». Pour la vie à venir, le corps d’Audrey se tient, droit et digne, pour en figurer le serment, déjà la puissance, la souveraine liberté.

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OVNI: pas d’effets spécieux https://www.insense-scenes.net/article/ovni-pas-deffets-specieux/ Sat, 17 Oct 2020 18:01:57 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4281 OVNI d’Ivan Viripaev, mis en scène par Olivier Maurin au Théâtre de l’Élysée (Lyon), 6-15 octobre 2020.

Par Jérémie Majorel

Olivier Maurin lui-même monte sur scène pour lire au public cette lettre : « Bonjour. Je m’appelle Ivan Viripaev, je suis l’auteur de la pièce que vous avez l’intention de créer dans votre théâtre. J’adresse cette lettre à l’équipe de création : au metteur en scène, aux comédiens, au décorateur et à tous ceux qui vont travailler sur ma pièce. Je voudrais vous raconter comment cette pièce a vu le jour. » (Traduction Tania Moguilevskaia & Gilles Morel) Le dramaturge russe commence par naviguer sur internet à la recherche de personnes qui auraient rencontré des extraterrestres. Face au foisonnement des résultats, il sélectionne les moins insensées en apparence, dispersées aux quatre coins du monde, de l’Australie aux États-Unis. Un oligarque a la gentillesse de financer ce qui doit être un film réalisé à partir des entretiens que Viripaev part enregistrer chez chacune d’elles. Mais à son retour, aucun producteur n’apporte le supplément nécessaire. Il se rabat alors sur le théâtre et en tire une pièce faite de la succession épurée de neuf témoignages : « à vrai dire, ce n’est pas du tout important de savoir si ces personnes ont ou n’ont pas rencontré des extraterrestres ou s’il s’agit d’une invention de leur part. Ce n’est pas important. Parce ce que ce qui est important, à vrai dire, c’est le fait qu’un individu qui vit sur la planète Terre, accepte de partager avec d’autres personnes ses visions de la vie les plus intimes. »

Le spectacle semble alors vraiment pouvoir débuter. Chaque acteur, attendant aux côtés des spectateurs, vient s’asseoir sur scène quand c’est à son tour de parler. Le public est potentiellement inclus dans ce tour de parole d’anonymes qui racontent leurs chemins de Damas, l’événement qui les a mis en contact avec une chose vraiment signifiante, ce qui enfin a donné un sens à leur vie d’adepte du yoga, de coach en business, de chauffeur-livreur, de manager, de haut cadre de Mitsubishi, d’un groupe pétrolier ou d’une ONG… À écouter chacun retisser patiemment le fil de son histoire, tâtonner pour mieux ajuster ses mots à « ça » qui n’est pas racontable, on se dit qu’on touche de près aux cliniques du sujet néolibéral…

Mais Olivier Maurin ne force pas ce trait plus qu’un autre. Sa mise en scène est la plus délicate, nuancée et subtile qui soit. Après Illusions du même Viripaev et le Dom Juan de Molière, ce spectacle forme une trilogie de la croyance, du pharmakon de la fiction, remède et poison de l’âme humaine. Les comédiens de la compagnie Ostinato ‒ Clémentine Allain, Fanny Chiressi, Arthur Fourcade, Éloïse Hallauer, Mickaël Pinelli et Arthur Vandepoel ‒ retrouvent une partition à leur mesure, surtout lorsqu’il s’agit d’interpréter, au sens musical, deux personnages parfois totalement différents. Pas d’autres effets spéciaux que leurs corps, leurs visages et leurs voix. Pas d’autres objets qu’une chaise, une table de nuit, une lampe en forme de soucoupe, des verres d’eau tous différents ‒ peut-être les mêmes qui servent à la tablée d’Illusions ‒ et un rectangle de tissu blanc qui obture le fond de scène ‒ peut-être le même derrière lequel Dom Juan s’engouffre.

La fin ménage un vertige pirandellien dont Viripaev a le secret. Chez lui, d’ailleurs, les personnages sont moins en quête d’auteur que de spectateur… Dans un suspens de quelques secondes, avant le noir final, seul demeure le sentiment d’une fragile et minuscule communauté esquissée le temps d’un regard. Le contact avec ce théâtre-là, qui ouvre l’écoute et les imaginaires, oui, est plus que jamais nécessaire.          

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Arrête avec tes mensonges: les fils d’une enquête https://www.insense-scenes.net/article/arrete-avec-tes-mensonges-les-fils-dune-enquete/ Sat, 17 Oct 2020 10:03:09 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4274 Arrête avec tes mensonges de Philippe Besson, adapté par Angélique Clairand & Éric Massé, Théâtre du Point du Jour (Lyon), 1er-13 octobre 2020.

Par Jérémie Majorel

Les codirecteurs du Théâtre du Point du Jour ouvrent cette saison par l’adaptation d’un roman autobiographique de Philippe Besson, Arrête avec tes mensonges (2017), lauréat du Prix Psychologies du Roman inspirant. La rencontre inopinée avec le fils de son premier amant replonge le narrateur dans ses années-lycée à Barbezieux, dans une histoire d’amour qui aura duré six mois, avant qu’elle ne bifurque en deux trajectoires distinctes : l’un, fils d’agriculteur, optant résolument pour le mensonge d’une vie familiale avec épouse et enfants après avoir repris le vignoble paternel, l’autre, montant à Paris et devenant l’écrivain médiatique que l’on sait, autre façon de vivre dans le mensonge.

Après de L’Ève à l’eau la saison précédente, Angélique Clairand & Éric Massé s’intéressent de nouveau aux transfuges issus du monde rural mais, cette fois, dans une optique qu’on appellerait « intersectionnelle », au croisement du sexe et de la classe. Dans le genre, Pour en finir avec Eddy Bellegueule (Seuil, 2014) d’Édouard Louis et le livre de Philippe Besson représenteraient deux pôles extrêmes : le trash et le soft, le misérabilisme et l’eau de rose, le réseau Didier Eribon et le réseau ferré, la langue plate comme summum du littéraire et la langue littéraire comme summum de la platitude…

L’un ne « vaut » pas mieux que l’autre, si on pense à ce qui exaspérait déjà Deleuze dans les années 1980 et qui a fleuri allégrement depuis, encombrant les rentrées littéraires de pseudo-scandales et de confessions intimes :

« Quand on écrit, on mène pas une petite affaire privée. C’est vraiment les connards, c’est vraiment l’abomination de la médiocrité littéraire, de tous temps mais particulièrement actuellement, qui fait croire aux gens que, pour écrire un roman, il suffit d’avoir une petite affaire privée, sa petite affaire à soi, sa grand-mère qui est morte d’un cancer, ou bien son histoire d’amour à soi, voilà, et puis on fait un roman… mais c’est une honte, c’est une honte quand c’est des choses comme ça. C’est pas l’affaire privée de quelqu’un, écrire. C’est vraiment se lancer dans une affaire universelle, que ce soit le roman ou la philosophie. » (Abécédaire, « A comme animal »)

Le problème de cette ouverture de saison n’est donc pas une mise en scène qui avec fluidité épouse la multiplicité des lieux (chambre, gymnase, bibliothèque, champ de blé, gare, maison, morgue…) et des identités (un même comédien pour l’amant et son fils, deux comédiens pour l’écrivain quarantenaire et le lycéen qu’il était), une mise en scène qui passe au fil d’une heure et demie par tout un nuancier entre réalisme documentaire (slips et morceaux de musique des années 80) et onirisme (le plateau de théâtre comme scène mentale, aire d’une intro- et d’une rétrospection).

Le problème est le choix de ce qui est mis en scène, et qui manque ici singulièrement de langue, au sens large du terme, que ce soit l’histoire ou la manière de raconter cette histoire. Pourquoi ne pas avoir cherché un dramaturge « vivant » ?

®JeanLouisFernandez

Sur le site du Théâtre du Point du jour, on peut lire : « ce roman autobiographique scrute avec acuité ceux qui s’invisibilisent pour fuir la stigmatisation et l’homophobie qui, dans des contextes sociaux et familiaux trop traditionnels, ne peuvent s’assumer. » Certes, Philippe sort du placard tandis que Thomas y reste comme dans un tombeau. Mais à aucun moment le spectacle ne traite à bras-le-corps de cette « épistémologie du placard » qu’a étudiée Eve Kosofsky Sedgwick. Il ressort au contraire que l’histoire d’amour entre les deux lycéens est une histoire d’amour comme une autre. Elle finit mal, après avoir traversé les mêmes clichés sentimentaux-photographiques : la scène de première vue, le dépucelage, l’analyse inquiète de la moindre petite conversation téléphonique, l’exaltation lyrique, la-mère-qui-rentre-trop-tôt-du-boulot-alors-qu’on-est-tous-deux-dans-la-chambre, le partage des goûts musicaux, les disputes, la décristallisation, la séparation, les étranges retrouvailles, le temps qui s’est écoulé sans vraiment s’écouler, les lettres non envoyées… Les choses de la vie en somme… Thomas semble se taire, et taire son orientation sexuelle, parce qu’il est un taiseux : raison étroitement psychologique, caractérielle, que Clairand & Massé ne contrebalancent pas, en dépit de leur intérêt pour les sciences sociales, puisque jamais ils ne nous montrent Thomas dans sa propre situation familiale et sociale. Le spectacle manque de contre-champ…

Mais c’est peut-être par là aussi qu’il touche un point d’universalité sans pour autant oublier son sujet : que deux jeunes homos des années 80 puissent vivre une histoire d’amour comme une autre. La fiction ici ne venge pas le réel ‒ qu’on sait être d’une autre nature en ces années Sida et de militantisme gay  à cœur battant. La fiction pose simplement un rêve qu’on souhaiterait voir se réaliser enfin dans les années 2020. C’est une manière de changer, sans les heurter de front, les représentations mentales dominantes, au risque de minorer la nécessité parfois de la conflictualité.     

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ÉGALITÉ… Habibi bicyclette https://www.insense-scenes.net/article/egalite-habibi-bicyclette/ Mon, 12 Oct 2020 15:19:33 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4226 Égalité , de Nawar Bulbul, au Théâtre Toursky à Marseille. Octobre 2020.

Par Yannick Butel

Metteur en scène et acteur d’importance en Syrie, Nawar Bulbul a choisi l’exil après avoir participé à plusieurs manifestations pacifiques en Syrie, son pays d’origine. Son exil d’artiste commence en France en 2013. Aujourd’hui artiste associé à l’Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans, c’est là qu’il découvre les archives sonores de Michel Seurat. Nawar Bulbul décide alors d’en faire l’un des motifs de sa nouvelle création Égalité , dédiée à tous les prisonniers politiques de par le monde, qui sera présentée, courant 2021, au Théâtre Toursky, du 5 au 6 février. Par Yannick Butel.

BB au « frigo », copyright Yannick Butel

De B.B. à Habibi… to be or not be Habibi !

Faire du théâtre un « podium », de la scène « un ring », du spectateur « un dépaysé », du moment de la représentation « un temps où l’on ne penserait pas sans raison »… Et déclinant cela qui vient après avoir regardé une étape de travail d’ÉGALITÉ (prochaine création de Nawar Bulbul)… feindre de s’étonner que le paradigme brechtien s’invite ici, a posteriori de ce qui vient d’être balancé, joué, crié, chanté… alors qu’arrivant par la petite porte donnant sur le jardin, et franchissant celle de la cuisine, le regard s’est arrêté sur les portraits de B.B. collées sur le frigo qui abrite les Kébés (faits maison) que l’on dégustera plus tard, sous la tonnelle, en sirotant un rouge de Savoie, pas loin d’un cactus aux pieds duquel fleurissent des crocus jaunes… Prendre le temps de la causerie avec Nawar Bulbul (acteur, auteur, metteur en scène), Vanessa Gueno (chercheuse CNRS-Iremam et traductrice), Arnaud Leroy (créateur lumière) et Julien Blaine-poète-performer (à peine en retrait, jamais en retraite) qui a rejoint le trio et vient de sortir La cinquième feuille, aux sources de l’écrire et du dire*… et quelques amis qui sont venus pour assister à ce training.

Prendre ce temps qui n’est pas un bord de plateau comme on en vit trop et figure à l’article truc de la convention machin sous la forme d’une obligation.

Vivre au contraire ce temps-là comme une réunion qui se passe du clivage entre « LES SPÉÉCIALIIiiiSTES » et les « CRÉAaaTEURS » qui se donnent ou se livrent au petit jeu de la représentation – devant un parterre de spectateurs médusés – cherchant trop souvent en vain à inventer un « D.I.A.AAA.LO.O.O.GGGUE(UX) ».

Mot, celui-là, qui dit trop aujourd’hui l’homologué, ici et là pris et confondu à un symptôme de démocratie chez l’homo-logos ou « l’homme au logos ». Alors que « Parler » suffirait. C’est-à-dire laisser la parole, aux prises avec la langue, libres de trébucher, de rapper, de tordre, de faire claquer les mots et les organes… La laisser dégringoler, jouer de cascades, l’étouffer, l’aspirer…

Ah, oui, c’est vrai alors que « Parler », si ça relève des tactiques de Com (ce qu’est devenu le Dialogue laissé à la société du spectacle), ça ne devrait pas le faire… Et « merdre » !

« Laisse béton » serait-on tenté de marteler en verlan à ceux qui ne jurent plus que par le dialogue et la « logocratie » aux petits protocoles-montés (de toutes pièces).

Heureusement, là, sous les figuiers promis aux couleurs de l’automne, dans la nuit noire où le frais tente de s’imposer sans succès, les amitiés (dont on n’est pas obligé de penser qu’elles ne peuvent naître qu’après des années d’épreuve) et la chaleur humaine défient les lois de la thermodynamique. Et ça parle à tout va et autour de la table ça se chauffe. La parole, son esprit adamique autant que linguistique, cavale dans les plis d’accents inouïs.

Ça parle arabe, français, et les paroles s’hybrident, et les énoncés se métissent produisant un modelage d’un alliage sémantique et musical, – rééduquant l’oreille et donc la libérant – qui finit par attendrir la glande pinéale et défaire toutes les barrières, à commencer par celles qui seraient exclusivement sémiotiques.

Plus tard, quand la petite assemblée aura fini par s’exiler vers un ailleurs qui s’annonce par « bon, je vais y aller », un « on se rentre »… il me restera, en sus des souvenirs, un mot entendu à la scène et repris dans la confrérie éphémère sous la tonnelle.

« Habibi » par-ci, « habibi » par-là… Habibi partout…

« Habibi » qui précède tout au long des récits diurnes, à l’organisation anarchique – qui a peuplé la soirée – l’ensemble des prénoms de ceux qui étaient là.

Habibi Julien, Habibi Cédric, Habibi Nawar…

Énigme à la scène que ce mot-là ! Puis familier quand il se livre via le sourire de celui qui vous l’adresse… et finalement mot apprivoisé qui s’entend comme « cher », « chéri » et peut-être, dans la démesure qui s’est invitée à mesure qu’ont passé les heures, « mon amour »… Mot fait mien que ce « habibi » et qui s’entendra dorénavant, dans la panoplie lexicale qui me sert au jour le jour, au quotidien.

Il faut imaginer ce que c’est que d’avoir un mot de plus en poche qui complète mon micro-dictionnaire d’arabe… Et Naïvement, à côté de « shoukram » que je risque parfois auprès d’Ali qui me vend des oranges, je me vois déjà arabisant en herbe, promu bientôt en classe supérieure. Je m’entends déjà dire « Habibi Ali… shoukram ».

Mais soudain, Égalité me revenant dans la foulée d’un petit coup d’Harmattan imaginaire qui vient faire vibrer les feuilles fragiles de l’automne, mon dico s’étaye de quelques noms propres entendus de la scène : Damas, Bachar Hafez Al-Assad, Homs, Palmyre… et d’avouer que ceux-là, dits « propres », m’inscrivent à l’endroit de politiques sales, d’une Syrie exsangue vendue aux intérêts géopolitiques, de vies exilées et meurtries, de massacres XXL commis par les Chahibas (miliciens) et la communauté internationale, d’une misère abritée sous les toiles de tente onusienne sans âge… Souvenirs de ça, aussi donc, quand dans la plaine de la Bekka, quittant Beyrouth pour rejoindre Al Caravan-Al Abjadeah center, avec le réalisateur Emmanuel Roy, nous tournions Et je dois trouver ici le ciel pour devenir oiseau parmi les enfants pieds nus dans la terre, la pauvreté, l’abandon, la vie à minima (ai-je pensé ce jour-là),… Souvenir de Abed Aidy, encore, à Chatila, réfugié syrien, poursuivit par la sécurité nationale, qui me parle de son travail de marionnettes avec les enfants du camp parce qu’il est un « dreamer for the futur of a new country » et qu’il veut « préserver leur sourire ». Et un mot, celui de son groupe, qui me reste : Najda now… « Secours maintenant ».

Du théâtre, on ne sait trop quelle forme il peut prendre, mais regardant l’étape de travail de Nawar Bulbul sur Égalité, l’idée s’affirme qu’il est au commencement des langues qu’on ne parle pas, que l’on n’apprend pas, mais que l’on n’oublie jamais pas parce que l’acteur, où qu’il soit, lutte toujours, Blaine l’écrit comme ça, « contre la n.i.c. et le r.o.m. » dans La cinquième feuille, à la page 300 : « contre la Nouvelle Inquisition Civile et le Retour à l’Ordre Moral ».

Nawar Bulbul, copyright Yannick Butel

Nawar en selle…

Nawar Bulbul, en selle comme en scène, commencera par un training à l’extérieur, devant la porte de la petite salle – un moulin ancien – aux voutes blanches où il va apparaître plus tard. Courses rapides et échauffements vont jusqu’aux bouts des doigts de ses mains qu’il fait trembler. Ce n’est pas une première, pas un spectacle, mais la tension est palpable chez celui que nous avions quitté, en juillet 2019, après avoir été convaincu par Mawlana**, programmé au Théâtre de la Bourse CGT.

Au hasard d’une rencontre, à la mi-septembre, il a dit « viens voir Égalité habibi Yannick, mon prochain travail ». Alors on est là, ce 5 octobre, parmi quelques invités, assis au parterre à même un ensemble hétéroclite de fauteuils et de coussins. Devant, dans un espace partiellement vide, une petite fontaine insignifiante laisse filer l’eau. Moins monumentale que celles qui ornent la bonne ville d’Aix, c’est une fontaine de théâtre qui fait un petit bruit de scène posée à même le carrelage couleur sienne. Et alors que le regard pourrait se perdre, trois-quatre grosses ampoules anciennes attirent l’attention, sans attirer la tension puisqu’elles demeurent éteintes. Aucun arc électrique ne viendra chauffer la résistance de celles-ci et elles m’apparaissent finalement comme un clin d’œil au siècle des Lumières… « Égalité » doit être la source de cette référence que j’ai du mal à trouver « lumineuse ». Moment de solitude du critique, seul devant son manque d’imagination.

Et puis Nawar Bulbul déboule, vélo en bandoulière, qu’il fait tourner autour de lui comme le Derviche qu’il était dans Mawlana. Derviche ou tornade, ou plus précisément tempête née d’une engueulade avec un contrôleur dans le bureau d’une préfecture où il demandait, à l’administration française, un document de régularisation pour sa… bicyclette.

Oui, voilà, l’histoire pourrait tenir à ce motif incongru où l’exilé qu’il est, comme tous les exilés ou réfugiés qui partent en abandonnant tout, refuse de partir sans sa bicyclette. Oui, ça pourrait n’être que ce motif-là, farfelu, comique, un rien déjanté… et ça suffirait à faire une histoire de théâtre puisque à l’endroit du théâtre, qui est le lieu de tous les décentrements, une pacotille exacerbée à la scène suffit. Et l’on regarderait la toilette de l’Habibi Bicyclette qu’on découvrira plus tard, l’utilisation de la dynamo pour faire du thé, l’enfourchement du vélo par Omar les bras levés mimant un maillot jaune du Tour de France, l’histoire de la sœur d’Egalité qui s’appelle « Liberté », celle de la pompe à vélo ou une lancette vétérinaire, les échanges insolites et amoureux avec les sonnettes du cycle … comme autant de sornettes d’un doux-dingue, un échappé d’on ne sait où, d’un attardé de l’étape ; à moins de voir Nawar Bulbul, seul en scène, et aux prises avec de multiples voix, caressant le cycle et l’étreignant tendrement, comme un « prince oriental » amoureux de la « petite reine ».

Oui, mais voilà…

Nawar Bulbul, à la scène, c’est Omar Abu Michel ou un coureur d’histoire dont le nom renvoie à la grande Histoire. Celle du prince syrien qu’il est en âme, celle du réfugié politique qu’il est en vérité, celle de l’acteur qui prête à la pratique théâtrale un regard sur les événements historiques qu’il a vécus autrement que sous leurs formes médiatiques. Nawar Bulbul ou un acteur-témoin aussi, et une mémoire également, qui pratique son art en ayant à l’idée qu’on ne s’adresse pas seulement à un public, mais qu’on lui parle en conscience.

Nawar Bulbul, copyright Yannick Butel

Alors Habibi Bicyclette, c’est non seulement le rêve de faire la grande boucle, mais c’est aussi l’histoire de celui qui entend ne pas la boucler. Et de revenir alors, au détour de ce qui apparaît naïvement comme un ensemble de clowneries, sur ce qui est le souffle propre et le souffre intense d’Égalité. L’histoire de la Syrie, celle d’un meurtre de masse commis sur la population, celle de la prison de Palmyre, celle de la surveillance et de l’expérience totalitaire, celle de la torture et du devenir martyr de tout un peuple dans l’indifférence de la communauté internationale ou avec sa complicité.

Alors les scènes émouvantes et drôles d’Habibi Bicylette, comme dans le monde étrange du Théâtre d’objet, font de Nawar Bulbul, non seulement celui qui a déraillé, mais celui qui enchaîne aussi les épisodes vrais. Scène de Dynamo et scène de torture se juxtaposent. La petite fontaine, privée de sa naïveté bucolique devient le bassin d’eau auquel recourent les forces spéciales du baasisme. Une allusion chantonnée aux « Paroles et paroles et paroles » de Dalida souligne la surdité de la communauté internationale. Les Droits l’homme sont réécrits à la manière parodique et défigurée de Régis Debray « drouadlom ». Le meurtre d’un être cher, Elma par la police politique vient court-circuiter le tout… jusqu’à la lumière du phare du vélo qui se regarde désormais comme la lampe agressive d’un interrogatoire policier.

Une de Libération le Jeudi 6 avril 2017

Et d’entendre dès lors, les fréquences perturbées d’une radio ou le bruit des manifestations dans les rues de Homs ou de Damas, comme les clameurs d’un peuple qui suit un silence retentissant dans Égalité alors que Bulbul chantait, criait, parlait d’une haute intensité.

Et d’entendre encore, dans la voix off animée du timbre de Julien Blaine, la voix témoin de celle de Michel Seurat matinée des articulations du poète, mêlant recherche de l’anthropologue et recherche du performer politique… Voix spectrale de Seurat, enlevé et mort au Liban en 1985, qui parlerait avec Omar Abu Michel… Ou quand les prénoms associés, d’où qu’ils viennent, contractés et compactés, forment le prénom métissé d’une histoire commune.

A la dernière image, Nawar Bulbul, partiellement nu ou privé de son habit de clown qu’étaient ses mots et l’habibi bicyclette, se regarde comme un détenu que la nudité imposée humilierait. Image d’acteur et d’exilé mêlée que cette image d’Égalité que la création aura sans cesse convoquée, sans jamais qu’elle apparaisse. Ou quand Égalité est un grognement (final) poussé au-devant de la rampe à destination d’un idéal qui demeure, lui, dans le lointain horizon.

Pataphysique et théâtre documentaire… « jongler »

A la manière d’Alfred Jarry qui conservait son vélo dans son salon pour en faire le tour plus rapidement. A la manière, encore, de l’auteur d’Ubu-roi qui vouait un amour illimité à la « petite reine » et qui prétendait qu’il y avait à l’endroit du cycle « un nouvel organe, un prolongement minéral du système osseux de l’homme », Nawar Bulbul est un membre du collège de pataphysique qui se joue de la convention, vient la perturber ou la « dés-idôlatrer ».

Figure de solitude, conteur, acteur, metteur en scène, le monde de Nawar Bulbul est peuplé de personnages inquiets promis aux démesures ; de clowns clandestins amputés de leur nez rouge et de leur costume chamarré ; de figures domestiques en proie à l’éveil et à la révolte ; d’ombres toujours humaines au cœur plus grand que le corps qui les abrite ; de spectres, aussi, qui hantent celui qui ne peut les oublier. Au registre de l’acteur, Nawar Bulbul est un Dario Fo et un Minetti qui, seuls en scène, peuvent faire exister un monde comique et tragique amalgamé, là où le rire devient indécis, là où la douleur est incisive, et où la vie, à chaque instant, est appelée et demeure présente dans la geste de l’acteur.

Rejoint ici par Julien Blaine (voix off) et ses « gouailles » de performer – entre autres des extraits de « Big trouille made in France » (Paru dans une première version dans :1968/2018 = ½ siècle & Julien Blaine = ¾ de siècle, éditions Galerie Jean-François Meyer, mai 2018) – le tandem travaille des formes d’écho où la parole de l’un, sans réponse de l’autre, amplifie le registre des paroles errantes que figure Egalité. Ou comment soudain, écoutant l’un, l’autre, dans un cloisonnement à peine perceptible, les deux voix font entendre, de part et d’autre, les murs*** auxquels s’affrontent ceux qui ont encore l’instinct de l’humanité. Car, et c’est bien le personnage absent et omniprésent d’Égalité que celui du MUR contre lequel se cognent les têtes, contre lequel on colle les fusillés, contre lequel les lamentations ne servent à rien, contre lequel on donne des coups… Le MUR, dans Égalité, est là qui vient affronter aussi le quatrième mur (celui que la tradition bourgeoise du théâtre prête à la représentation séparée du spectateur).

Et c’est à cet endroit qu’est la recherche constante, chez Nawar Bulbul, de faire apparaître pour mieux les contourner les différentes occurrences du Mur, extérieures comme intérieures, que le travail du metteur en scène s’inscrit dans une pratique du théâtre documentaire.

Soit une manière, en recourant aux matériaux historiques (l’histoire de Michel Seurat, les bruits de radio, la convocation de patronymes historiques (de Bachar à Macron), la bande son de manifestations urbaines), de fabriquer un théâtre documentaire où Égalité se lit comme un journal (référence à Brecht bien entendu, mais aussi et par exemple, à celui de Rima dans le Chebika de Duvignaud)… Le journal, donc…

Celui qui est ouvert sur une vie et une intimité laquelle n’est pas séparable du vécu de la communauté. Peut-être alors regarder Égalité comme ce travail esthétique et poétique où une bicyclette (chez le footballeur), devient chez Nawar Bulbul un art de jongler avec les mots, avec l’histoire, avec le corps… et où, pas plus footballeur que coureur, mais les deux en même temps, lui l’acteur décline l’art de jongler. Mot dernier celui-là qui dit le maestro, l’habileté, et la douleur.

Histoire commune que celle-là qui se conjugue au jour le jour depuis longtemps et toujours au présent. Je jongle, nous jonglons, etc. à longueur de temps : ce temps qui ne passe pas… dirait l’autre.

Ce qui reste de la place Jean Jaurès, copyright Julien Blaine

*Julien Blaine, La cinquième feuille, aux sources de l’écrire et du dire, édition établie par Gilles Suzanne, Les presses du réel, Al dante, 2020

** Mawlana… mon frère de liberté, https://www.insense-scenes.net//?p=3002

***On retrouve le motif une série iconographique du mur dans « The Big trouille made in France » de Julien Blaine, in Incertains Regards n°9, Presses universitaires de Provence, 2019.

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Akalmie Celsius… D. Manon-Hannah D. https://www.insense-scenes.net/article/akalmie-celsiusd-manon-et-hannah-d/ Fri, 02 Oct 2020 06:59:10 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4194 Faut bien (n’) être un jour !

Moins visibles que les spectacles vantés sur les colonnes Maurice et autres panneaux Decaux qui ornent les villes (sorte de cierges, à l’empreinte carbone forte, élevés au spectacles « sacrés ou consacrés »), loin des stratégies de l’industrie culturelle où le trivial le dispute au commercial et au patrimonial (ou la « pornocratie » écrirait Proudhon), très loin des « bastringues » que sont devenues une majorité de scènes dramatiques de la décentralisation et autres scènes nationales… il existe un peuple d’artistes qui n’a pas renoncé à l’art de la rencontre et qui hante les labyrinthes urbains où l’idée même de public est à construire et non plus à capturer et à canaliser.

C’est le cas, entre autres, pour ceux et celles – artistes – qui ont décidé d’occuper la rue et qui, titre de noblesse en poche acquis à mesure de leurs livraisons urbaines spectaculaires, s’appellent « artistes de la rue ». C’est le cas, ici, de Manon Delage et Hannah Devin qui, depuis une toute petite dizaine d’années, ont élu domicile esthétiquement, poétiquement et dramaturgiquement à l’endroit du macadam : cette scène du pauvre qui est, en définitive, la seule scène populaire.

D’elles, on ne s’étonnera nullement qu’elles aient le goût de la recherche théâtrale quand, passées par l’université pour questionner en clandestines leurs pratiques, elles conservent le goût pour les choses intellectuelles ou disons, plus précisément, les pratiques approfondies. Ce temps-là, fondateur sans doute, a conduit l’une à écrire un mémoire de Master sur « le jeu masqué », quand l’autre s’inquiétait de belle manière sur « le nouveau cirque ». Une paire de mémoires qui formait, à eux deux, plus de deux cents pages qui, sans oublier le théâtre où elles grenouillaient déjà, leur ont permis de faire le point, comme le dirait un capitaine de navire rompu aux techniques anciennes de la navigation. Avec l’insouciance de « jolies mômes » qui pointent leurs vingt ans, c’est là aussi qu’elles cogitent la fusion de leurs expériences et qu’elles se réunissent sous le nom d’Akalmie Celsius. « On voulait un nom énigmatique pour pouvoir être libre de faire ce que l’on voulait. On cherchait une sonorité, un jeu avec les sons, quelque chose qui échappe au signifiant et au signifié… on a trouvé Akalmie Celsius ».

Premières armes que ce moment-là où le nom de la compagnie trouvera son signifié plus tard, à même l’expérience faite. Instant où Hannah Devin, Manon Delage, et quelques autres, forment un groupe qui décide d’emblée d’occuper la rue. Moins un geste révolutionnaire que celui-là où il s’agirait de s’affronter à d’autres formes théâtrales, que surtout un engagement ou et peut-être une pratique de résistance sous-tendue par un souci politique et esthétique. C’est qu’avoir vingt ans c’est aussi avoir un regard, lequel ne distancie d’aucune manière celui-ci d’un lien à l’actualité, d’une liaison à l’utopie aussi. Alors, élisant la RUA (comme on le dirait en Amérique latine où le théâtre de rue est roi) comme chantier d’expérience esthétique et poétique, le groupe s’engage à hanter la cité phocéenne afin d’y dessiner, de manière furtive, des territoires où apparaîtraient des formes d’art. Sans moyens, sans subventions, sans soutiens autre que le moral qu’elles partagent et qu’elles augmentent de leurs rêveries, elles entrent dans la danse, font leurs premiers pas.

Pierrick Bonjean dans Hémilogue, Mousson d’été 2018, copyright Manon Delage

L’intime et l’infra-mince…

« Oui, on avait vu les monumentales marionnettes de Royal de Luxe… et d’autres. On fréquentait les festivals d’arts de la rue, Chalon, Aurillac. On n’ignorait pas non plus le théâtre qui se fait en salle. Mais on avait une autre idée de ce que l’on devait faire. Peut-être parce qu’on débarquait dans la rue, mais qu’on l’avait interrogée avant. Ce n’était pas un lieu étranger. Et on voulait l’occuper à partir de ce que l’on est, de ce que l’on comprend et aimerait offrir à ceux que l’on croiserait » disent Hannah et Manon. On est en 2009 et ça sera Les canapés décalés. Moins un titre, in fine, qu’un coup d’œil qui mêle leur pauvreté, leur condition de jeunes femmes et un monde consumériste où les déchets vont se multipliant. « Avec le recul, on pourrait presque penser que l’on était dans un questionnement esthétique sur le durable, le recyclage. Mais à l’époque, on pensait aussi et parallèlement à un Monde ou un quart monde, souvent à proximité de nous et qui semble invisible et même lointain. Monde de ceux qui vivent dans la rue. Qui vivent dans des cartons, parfois sur un matelas. Et puis, et peut-être est-ce parce que nous étions de jeunes femmes “à marier” (rires), on avait aussi un rapport au féminin, aux ménages, à l’image de la ménagère qui s’apparente trop souvent à l’horizon d’échouage du corps féminin. Ce qui comptait pour nous, c’était de dire quelque chose de ça. De croiser un monde et un “destin” qui, amalgamés, forment une sorte de travail à la chaîne où l’image de la femme et l’image du monde se livrent sous cet angle-là. Un monde étranglé mais qui ne nous était pas étranger ».

Alors vient l’instant de donner corps à cette représentation là et c’est un choix radical qui est mis en avant. Il n’y aura presque aucune parole. Et le geste tendra à être chorégraphique et rythmique. Et les quelques rares mots lâchés relèveront d’une symphonie humble de mots du quotidien. Premier travail en milieu urbain, à même la rue, reposant sur la récupération d’encombrant (des canapés, entre autres) qui servent à établir une aire de jeu. Et voilà que le « troupeau de filles » comme elles s’en souviennent occupe la rue. Et ça marche, façon de parler ! Car le groupe, encore un peu universitaire sur les bords à racler, pour ne dire rafler, le fond des tiroirs des bailleurs qui pourraient soutenir le projet. Et c’est à partir de ces aumônes qu’elles font l’acquisition d’un camion pour leur compagnie qui va les entraîner, alors que personne ne leur demande rien, dans une « tournée sauvage ». Et à chaque fois, au terme des 40 minutes du spectacle, elles invitent les gens à repeindre les meubles échoués sur les trottoirs. Canapé, chaise, guéridon…tout y passe et les gens repartent avec les meubles relookés. Stratégie ? Geste gratuit ? Petit calcul théâtral pour s’inscrire dans une pratique de théâtre participatif… Non. Rien de tout cela n’effleure leur esprit qui est tourné, juste et accessoirement, vers l’envie de trouver une connexion avec le public qu’elle croise. « En tête, on avait juste le souhait de faire un théâtre qui s’écarterait d’une configuration où l’acteur est d’un côté et le spectateur de l’autre. C’était un peu comme si on voulait faire du théâtre qui serait aussi la vie ». Belle idée que celle-là qui va les conduire au Festival de Chalon dans les propositions que programme Pierre Boisson. Moins d’un an après leur première, Akalmie Clesius se retrouve avec Les Canapés décalés devant 600 personnes. Autre monde, autre rapport. No comment. La reconnaissance a un prix à payer, l’intimité et l’infra-mince en prennent un coup, mais pas leur détermination à revenir à l’essentiel. Prise dans le paradoxe de vivre leur art de manière autonome, mais aussi d’en faire un métier et d’en vivre, les voilà à cogiter une autre forme, dès fin 2010.

Poursuivre donc, mais le groupe a vécu cette année et celle de 2011 où le spectacle tourne comme une épreuve et en guise de salut, certaines d’entre elles tirent leur révérence. L’Histoire a commencé, avec elle celle de la mutation de la bande. Hannah Devin et Manon Delage restent seules, et demeurent discrètes sur cela. En guise d’explication, elles s’accordent pour dire que ce temps de rupture « servira de temps de travail autour d’un spectacle qui n’aboutira pas et conserve le nom de Traces ».

C’est de l’autre côté, Sousse (Tunisie), mars 2016, copyright Manon Delage

Alors, l’une et l’autre se remettent au boulot, entreprennent de réécrire Canapés, et comme leur groupe qui vient de se transformer, elles le convertissent en un spectacle qui prendra pour nom C’est de l’autre côté. Nouvelle pièce de rue qu’elles écrivent à deux sous le regard extérieur de Stéphanie Lemonnier qu’elles sollicitent pour les accompagner dans ce nouveau projet. Fortes de l’expériences de Canapés décalés, où elles s’étaient heurtées à la difficulté de trouver un canapé mis aux encombrants pour chaque représentation ; elles remplacent celui-là par des chaises. « Plein de chaises qui vont déterminer la dramaturgie de notre nouvelle création » expliquent-elles. De fait, construit sur le modèle d’une assemblée générale ou d’un bal, ou quelque chose qui s’apparenterait à un regroupement, les chaises auxquelles elles ont donné des prénoms servent à accueillir les spectateurs qu’elles vont chercher dans le public en leur prêtant le nom inscrit sur la chaise. « Non, ce n’est ni du théâtre participatif ou immersif, pas davantage du théâtre forum » précisent-elles. « C’est au-delà de ça, et si l’on a recouru à cet artifice, c’est avant tout pour brouiller les frontières entre jeu et non jeu ou, disons-le autrement, c’était une manière de montrer que tout est jeu. Qu’il y a du jeu dans la société comme il y en a au théâtre. Ce qui nous intéressait, c’est que les gens le réalisent ; et que nous-mêmes, à partir des situations qui naissaient et nous échappaient en partie, on se trouve dans un ICI et MAINTENANT où on flouait le jeu théâtral de sa charge fictive ». Risqué, fragile, tenant presque exclusivement à l’improvisation avec des réactions du public imprévisibles, C’est de l’autre côté conduit au Festival d’Aurillac en 2014, après que le travail a tourné ici et là. Encore une fois, Akalmie Celsius aura tenu son pari de faire du temps théâtral un moment de rencontre pour ceux qui se sont arrêtés. « Les gens sur les chaises, ils se parlaient. Ils s’écoutaient. Réunis en assemblée, nous légèrement en retrait, le travail gagnait une sorte d’autonomie où la parole sincère circulait. C’était à la fois humble, naïf, fragile… et ça venait du cœur aussi. Et regardant cela qui se sculptait, on y décelait un rapport nouveau au jeu. Chacun apprenait “à jouer à jouer”. C’était émouvant autant que stimulant ».

Et les écoutant parler de ces expériences créatives, il est clair que les paroles de Manon et Hannah ne relèvent pas d’une sensiblerie de calotins, mais plutôt d’un enjeu de recherche qui s’apparenterait à faire de leurs créations des particules de recherche. Ou quand le théâtre se confond à un rapport à l’Histoire. D’où, peut-être, cette insulte polie qui leur est régulièrement assénée : « vous faites un travail d’intello ! » dit-on dans le landernau des artistes de rue et autres antichambres où se décident l’octroi de la subvention. « Travail d’intello » qui correspond à un jugement des sociétés actuelles qui se méfient de tout ce qui pense et préfère ceux qui oublient de penser et se consacrent à divertir stérilement.

De fait, le « groupe de nanas » ne renoncera jamais à travailler ce qu’Evelise Mendes (autrice d’une thèse sur les arts de la rue) appelle « les dramaturgies de la vi(ll)e ». Expression ou syntagme figé qui fait entendre que l’enjeu de la création en espace urbain est de faire entendre et saisir « les formes de vie larvaires, invisibles et sensibles qui se développent ici et là, dans la rue, dans ses plis et ses interstices ».

Hémilogue, résidence la Gare Franche, Marseille 2016, copyright Manon Delage

D’Hémilogue à Labyrinthe… ou l’art de tracer sa route

À force de… le courage chevillé au geste artistique et la promesse que l’on se fait de faire un théâtre d’engagement… Hannah et Manon ont fini par décrocher leur intermittence et à s’épargner les investissements financiers qu’elles faisaient d’elles-mêmes alors que la subvention était rare. « On en était souvent de notre poche. Mais ça nous aurait couté encore plus de ne pas travailler dans la rue et d’apprendre de la rue » avouent-elles. 2016 sera leur pont d’Arcole qu’elles vont franchir tambour battant. Le regard des institutions sur leur travail commence à changer (plus du bouche à oreille que des présences soit dit en passant). « Vous faites un travail poétique » entendent-elles. Sans doute n’est-ce pas désagréable à entendre, mais elles sont loin de tout cela et ont entrepris de poursuivre en créant, en 2017, Hémilogue. Drôle de titre que celui-là, s’il ne correspondait chez elles à une acuité d’écoute. Pour ce nouveau travail, elles recourent à l’écriture de Marion Vincent qui les rejoint dans une résidence à la Gare Franche, ainsi que Pierrick Bonjean qui épouse la ligne artistique du groupe (et que l’on retrouvera dans Labyrinthe). Au départ, l’idée d’Hémilogue est de faire entendre des conversations. Enfin des moitiés de conversation comme celle que l’on peut remarquer quand les gens se parlent au téléphone. « Ah oui… pas certain non… et le poisson rouge, il nage… forcément y a du soleil » miment-elles en se souvenant ce temps d’écriture qu’elles baptisent « écriture de plateau de la rue ». Mais passée cette anecdote où se met en jeu l’invisibilité d’une source qui répond, Hannah et Manon développe : « Ça paraîtra curieux, mais Hémilogue c’est aussi né d’un constat ou d’une situation sur un quai de gare. Cette façon qu’à distance deux personnes en vis-à-vis, qui attendent un train, se dévisagent furtivement. En fait, on tenait-là le principe ou la raison de ce spectacle : le dévisagement un peu sauvage que l’on peut vivre à chaque instant dans la rue. Et, bien entendu, la manière que l’on a de fantasmer cet instant-là. Ce curieux effet miroir qui hante l’espace public et que tout le monde a pu vivre, c’était ça notre point de départ ».

La suite, ça sera une sorte de tambouille entre elles trois où l’écriture sert de moteur de jeu pendant les répétitions et évoluent à mesure que celles-ci avancent. Marion Vincent livre des bouts de texte, construit une bibliothèque de situations. Hannah et Manon, elles, s’en emparent, la transforment et l’adaptent au jeu, à la rue… Bientôt, une forme s’affirme qui met en avant le regard et le fantasme qui l’innerve. Ça leur vaudra de se retrouver à la Mousson d’été, lors des rencontres annuelles sur les nouvelles formes d’écriture contemporaine. En dire plus reviendrait à spoiler le travail que l’on peut voir encore aujourd’hui, ou disons parfois aujourd’hui alors que l’urgence sanitaire menace les artistes interdits de se produire. Urgence sanitaire et Plan vigipirate… de quoi tuer le spectacle vivant dans la rue !

Rien ne les arrête vraiment toutefois et alors qu’Hémilogue tourne, et avant de se lancer dans leur dernière création Labyrinthe, Manon Delage et Hannah Devin ont inventé Debout, une pratique théâtrale qu’elle présente chez l’habitant, à la demande. Debout ou un travail qui mêle danse (art qui est récurrent chez elle) et art du clown (qu’elle travaille depuis longtemps). Une petite pièce de 40 minutes qui a à cœur de poser la question de l’entraide, du soutien, et dont l’origine tient à leur lecture de Les Bonnes de Jean Genet. Oui, rien que ça… Elles n’ont pas des études pour rien « les filles »… et c’est à travers cette pièce monumentale qu’elles s’inquiètent de l’altérité. Mot qui colle à leurs créations comme une sorte de label qui les tient en alerte.

Debout (au premier plan Manon Delage, à l’arrière plan Hannah Devin, La Colle, novembre 2019, copyrigth Philippe Laliard

En alerte, elles le demeurent avec Labyrinthe. Nouveau projet, nouvelle étape, alors que le monde déraille ou s’ordonne selon un ordre nouveau où la place de l’art est menacée. Le Covid est passé par là et s’ajoute aux mesures anti-terroristes qui vaut à l’hexagone de perdre en libertés ce qu’il gagne, nous dit-on, en sécurité. Alors Manon et Hannah, noyau dur de la compagnie, se réfugie, courant 2018, en Ariège dans un premier temps. Et comme à leur habitude, elles sont parties avec une question qu’elles filent loin de tout, dans la campagne. « C’est quoi un labyrinthe urbain ? » se demandent-elles, moins pour la nouveauté de la question que pour l’expérience qu’elles font et ont fait des murs qui se dressent un peu partout. Mur très concret quand de retour à Marseille, elles voient de leurs propres yeux le Mur qui enserre la place Jean Jaurès. Quand brutalement, encore d’autres murs cèdent et font de la rue d’Aubagne un cimetière. Sans parler de ces murs qui, au jour le jour, forment une architecture invisible entre les êtres… Moment chez elles où la conscience et la réflexion les poussent vers une pratique urbaine qui tend à inscrire leur pratique dans un théâtre documentaire. Nouveau labo de recherche que ce travail appelle et qui, elles s’en inquiètent encore aujourd’hui, leur vaut une bourse SACD pour « écrire dans la rue ».

Consécration ? Reconnaissance institutionnelle et artistique ? Les lauréates se réjouissent de cette distinction non pour l’orgueil que cela pourrait provoquer mais plutôt pour le « coup de pouce » que cela leur donne. Les co-producteurs se pointent et mises sur le projet qui en est encore à ses débuts. Elles, indifférentes ou déterminées ; elles qui n’ont jamais vraiment rien demandé, poursuivent et pérégrinent. « Ces murs, ils n’étaient pas métaphoriques. On en faisait l’expérience au jour le jour. Et à vrai dire, devant le mur, ce qui se faisait sentir d’abord, c’était le motif de l’impasse. Cette façon que la vie a parfois de tourner en rond » disent-elles avec l’inquiétude de celles qui sentent que quelque chose court-circuite la vie et les libertés que l’on prend avec.

L’entretien touche à sa fin. Sur le petit balcon où l’on finit de causer les moustiques tigre se sont tenus à distance. On pourrait continuer cette causerie, mais il est temps de se séparer.

Aussi, après s’être dit au revoir en respectant la distance et toutes les barrières (petit mur que celles-là), je débarrasse le plancher. Et marchant dans la rue, je songe à ces deux jeunes femmes qui n’en finissent pas, à la manière d’ethnologues, de questionner le monde qu’elles habitent, le monde aussi qui les habite.

En écho, j’entends encore leurs derniers mots ou ce que je devrais appeler une pensée : « On aimerait être un point d’appui pour que les gens, nous regardant, se servent de ce que l’on fait pour se faire un point de vue. On est un peu comme des petites touches de couleur qui se détachent du quotidien ».

Sans doute ces paroles d’humilité valent-elles pour un commentaire qui se suffit à lui-même. Pourtant, ce qui me vient à l’esprit, c’est que Manon Delage et Hannah Devin sont un peu comme des artistes peintres qui, dirait Paul Valéry, matérialisent ce qui est à voir et qui, tantôt vu, tantôt non vu, n’est jamais hors de vue.

Dans ma poche, la lettre au spectateur qu’elles ont écrite pour Labyrinthe :

Ça pourrait commencer comme ça…

Parfois tu seras perdu ou tu joueras à l’être.

Parfois tu auras les yeux bandés et tu marcheras lentement, à petit pas sur le trottoir.

Tu auras le vertige. Quelques mètres te paraîtront infiniment longs.

Parfois tu devras choisir ta direction, aller à droite ou à gauche.

Si tu veux savoir la suite, tu devras faire un choix. Tu constateras que ton choix n’engage

que toi. Peut-être que d’autres spectateurs choisiront d’autres directions. Libre à eux.

Tu écouteras certainement une histoire.

Au prochain croisement, peut-être croiseras-tu l’étrange gardien d’un carrefour, posté en

faction comme un Sphinx ?

A la terrasse d’un café, peut-être épieras-tu un Orphée fatigué, vieux de mille ans,

parcourant les traces de sa bien-aimé perdue dans le journal local ?

Au bout d’une impasse, peut-être surprendras-tu une Antigone en colère cherchant une

issue en poussant les murs de toutes ses forces ?

Ou peut-être tourneras-tu autour d’un pâté de maison jusqu’à perdre toute notion du

nombre de tours parcourus ?

Les histoires sont là si tu y prêtes attention. Les mythes racontent notre besoin d’appartenir

à quelque part. Même un labyrinthe peut devenir un lieu de vie.

Ça se dit parfois « cette ville est un vrai labyrinthe ».

La ville labyrinthe est celle où tu perds tes repères, où tu ne sais plus où tu es ni d’où tu es

parti. Cette ville, c’est aussi celle qui te permettra de te dissimuler, de prendre le temps

d’être perdu juste pour sentir le vertige que ça te donne. De réaliser que ça peut être

agréable. C’est peut-être ça, être perdu, t’extraire un instant de la cartographie

incessante du monde.

Dire que je connais cette lettre au spectateur par cœur serait malicieux. Ce que je sais en revanche, et dont je ne doute pas, c’est que le groupe que forme Akalmie Celsius, entretient un rapport étroit avec le quotidien. Que le groupe tient à l’œil et « demeure vigilant » à l’endroit de qui se produit ici et là dans les plis du monde urbain. Et qu’en définitive, sans violences, mais avec une détermination qui les anime comme au premier jour, elles ensauvagent la rue.

Oui, drôle de terme que celui-là, repris aujourd’hui par les politiques et les médias qui semblent s’en inquiéter et en faire la critique. Sauf que, et sans doute faut-il se référer à Claude Lefort qui évoquait le concept de « démocratie sauvage », la pratique du théâtre en milieu urbain, chez Manon et Hannah, a à voir avec une manière toute attentive, poétique, douce et bien vivante, de ne « rien laisser passer », surtout les idées qui font leur lit, tranquillement, dans l’esprit fatigué des gens. Alors oui, Akalmie Celsius, ensauvage l’espace urbain, ou remet en jeu, à chaque création, un point capital qui tient à l’idée qu’elles sont là, dans la rue, pour que ça se mette à parler, à se parler…  Et ce n’est pas si mal non ? et c’est tellement rare !

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Fragments de la Mousson d’Été | prendre des nouvelles du présent https://www.insense-scenes.net/article/fragments-de-la-mousson-dete-prendre-des-nouvelles-du-present/ Wed, 09 Sep 2020 19:27:10 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4162 Autour de trois lectures à la Mousson d’Été, été 2020 : R. Kricheldorf, La Maison sur Monkey Island ; S. Longman, Chien Fusil ; M. Caramès-Blanco, Gloria.

Par Arnaud Maïsetti

« À quoi bon des poètes en temps de manque ? » — la question fébrile d’Hölderlin ne porte plus seulement l’angoisse métaphysique d’un retrait, elle dit radicalement ce qu’il en est de ces mois. Bien sûr, quand on manque avant tout de lits en réanimation et de masques, il est sans doute obscène de réclamer des poètes. À cette obscénité, les lignes que commettent la plupart d’entre eux ces mois ajoutent leur poids de désolation, de consternation même, et de rage. De journaux de confinement aux notes déconfinées, on n’a finalement pas tant manqué de paroles d’écrivains vautrés dans eux-mêmes. Décidément, si le romantisme du confinement aura été un privilège de classe, on a eu la preuve de quel côté de la barricade se tenaient bien d’auteurs enchantés de pouvoir livrer à qui mieux mieux froissements d’âme et rêveries intérieures tandis qu’ils étaient enfin débarrassées du souci de voir le monde, tenu à l’arrêt. Retiré, la réalité sociale laissait voir de ces auteurs ce qu’il en est de la terre quand la marée arrache l’eau des côtes. Des terres vaseuses, comme un ventre pourri où barbotent les poissons bientôt crevés et s’avachissent les yachts. Alors, à quoi bon ? Peut-être déjà pour désigner ce manque, et susciter le dégoût. Ou lever le désir d’autres possibles. C’est pourquoi on tient malgré tout (et en dépit du bon sens) à ces voix d’aujourd’hui, guettant en eux les inflexion où puiser les forces pour aujourd’hui, pour demain. Du 21 au 27 août se tenaient les 25e Rencontres théâtrales Internationales à l’Abbaye des Prémontrés — la Mousson d’Été avait insisté, et au milieu du paysage dévasté des festivals estivaux, se dressait comme un dernier rescapé. On prendrait donc des nouvelles du présent telles que nous les adressent les dramaturges d’ici et d’ailleurs, portant la question d’Höderlin comme un talisman, comme une inquiétude. Quid ?

C’est un aller-retour rapide, entre Marseille et Pont-À-Mousson, qui donnera une vue partielle du festival. Deux jours seulement, cinq lectures : des visages masqués, des gestes qu’on dit barrières (soit donc le contraire de gestes), une distanciation dite sociale (soit donc le contraire de la socialité) : des mesures sanitaires démesurées (passage de flics le soir pour veiller au bon gré, et à verbaliser l’ivraie) — nous sommes bien dans le présent. C’est le programme de ces journées : entendre des auteurs le nommer. À cette vue rapide, n’en proposer qu’un regard rapide, comme on sonde, par jets brefs, un paysage souterrain, seulement relever des failles où pourraient jaillir ce qu’on ignore, s’entretenir – pourquoi pas ? – de la beauté géodésique d’aujourd’hui. De ces textes, arracher comme une cartographie, approximative et mal découpée, schématique, presque injuste, de ce que font les écritures théâtrales du monde, voire ce qu’elles font au monde, et au théâtre.

Kricheldorf, Singer l’extrême présent

De Rebekka Kricheldorf, autrice allemande formée à l’Académie des Arts de Berlin, on sait la virtuosité caustique : de l’affreusement ludique Villa Dolorosa (2009) qui réécrivait les Trois Sœurs sous les lois de l’emmerdement maximum, au terriblement drôle Extase et Quotidien, l’écriture de Kricheldorf tourne autour d’une même édifiante contradiction qui ressemble à un constat. Pour la moyenne bourgeoisie, l’injonction au bonheur écartèle les êtres entre leur recherche forcenée d’une jouissance immédiate et la quête désespérée d’un sens, sens qu’elle croit trouver justement dans cette jouissance, jouissance qui ne cesse précisément de faire écran au sens. Impasse qui autorise toute drôlerie. L’ensemble se déployant donc dans une énergie débridée puisée aux mêmes inquiétudes des vieux boulevards tels qu’on peut les lire idéologiquement : si la pièce / la bourgeoisie s’agitent tant, c’est que l’affolement répond au pressentiment que les bases sur quoi reposent cette société sont menacées, voire en train de s’effondrer. Derrière Labiche, il y a 1870 ; sous Feydeau perce 1917.

Kricheldorf n’écrit cependant pas des pièces de boulevard, parce que l’affolement caricatural qu’elle dessine est critique et clinique. Sous le scalpel impitoyable de sa mécanique, elle illustre, en les grossissant pour mieux les faire voir, les mœurs de l’époque. En forçant le trait, elle suit sa courbe. En ce sens, La Maison sur Monkey Island paraît exemplaire de cette écriture, et de ses impasses, tant à force d’adhérer à l’époque, rien n’empêche plus d’être en adhésion avec elle. L’intrigue est un cliché avec lequel elle joue voracement jusqu’à s’en laisser dévorer : 

« Dans la cuisine d’une maison située sur une île isolée de l’océan Pacifique est réunie une équipe d’experts : la psychologue Kristina, Hannes, sociologue, André, maître en manipulation spécialisé en neuro-économie, et Ann, neurobiologiste. Invités en résidence par la société Animalsdelight, ils ont pour mission de mettre au point la stratégie de commercialisation d’une viande produite in vitro, parfaitement éthique mais hors de prix. Malgré cet objectif et les attraits de leur cadre de travail tropical, ils prennent rapidement conscience que quelque chose, dans la maison, ne tourne pas rond… »

Désigner les publicitaires comme « représentants » ultimes de notre société, c’est sacrifier à la figure quasi-obligé désormais quand il s’agit de pointer, par allégorie, le fonctionnement mercantile de notre monde conçu comme un produit. Et la langue publicitaire, son phrasé, ses tics, ses modes de pensée, devient comme une sémiologie totale. La pièce enfile cette immense perle, consciente de jouer avec une idée reçue qu’elle tâche de dynamiter pas à pas, ou plutôt au pas de charge. Ce faisant, Kricheldorf emboite deux pièces en une : à la farce publicitaire prend le relai une intrigue à suspense, où l’autre cliché de la société de surveillance vient finalement faire oublier le premier. Comme si la pièce n’avait pas réussi à choisir entre les deux champs ? Ou comme si l’autrice n’avait pas su choisir quelle pièce elle désirait écrire ? De fait, on perçoit de moins en moins de nécessité, tant la composition semble guidée par le goût du gag, du bon mot et de la situation grotesque : tant l’arbitraire s’impose. 

Surjouant les délires effrénés de la société de consommation, l’obscénité arrogante de l’individualisme néo-libéral, les vertiges rigolards des injonctions paradoxales de notre temps, la pièce ne fait que singer l’époque telle que la construction médiatique l’impose. Peut-être la rend-elle lisible, visible ? Mais codée dans la même syntaxe qu’elle, elle ne fait peut-être que participer à sa même vacuité. Sa prétention à vouloir pointer (?) la grotesque prétention de nos contemporains court le risque de voir cette pièce comme l’ultime avatar de ses symptômes, l’un des signes de sa vanité, qui consisterait à faire miroiter pour elle-même son inanité et de s’en réjouir. Gris (de l’écriture) sur gris (de l’époque), ne se laisser voir que du gris perçu sous coke, un rose délavé et flashy. 

C’est une direction, une tendance, une menace aussi : regarder le monde comme il est sous prétexte, en moraliste, d’en arracher les tares, mais ne pas voir que sa puissance tient justement à regarder en retour (n’est-ce pas cela, aussi, l’effet Méduse ?) avaler toutes les formes pour les rendre à son image — jusqu’à ce que le rire, loin d’être l’instrument de force qui résisterait aux injonctions médiatiques de notre présent, ne devienne qu’une pilule de plus à avaler, servant peut-être à avaler les autres.

Longman, le temps sans mémoire

L’orage sur lequel tombe, interminablement, la fin de la pièce, la faisant tomber elle aussi dans son abime, dit quelque chose du temps qu’il fait, parmi nous. Le ravage, le désir d’un immense déferlement qui nettoierait le monde et son atroce réalité. Celle du {Chien-Fusil} est d’une banalité spectaculaire. Dans les confins de la campagne anglaise — peut-on être plus loin que cela dans ce monde ? — deux sœurs pointent une arme sur un homme qu’elles ont surpris, rôdant dans les champs, préparant un mauvais coup sans doute. Lui dit que non, qu’il est là sans savoir pourquoi, qu’il resterait bien. Les filles acceptent. Elles sont seules ; le frère est parti ; le père est mort ; le grand-père aussi, après être devenu fou. La pièce commence : et immédiatement s’interrompt, plonge en arrière d’elle pour déployer tout ce qui a tenu en peu de mots déjà. On sait donc tout ce qui va advenir : la fuite du frère, le suicide du père, la folie du grand-père — tout ce qui a fini par produire la solitude tragique des sœurs est écrit, nous aura été lapidairement confié. C’est la première leçon, considérable et simple, de la pièce : rien n’aura lieu. Rien n’adviendra, sauf l’essentiel : son expérience. Ou plutôt : si on sait le terme fatal de tout, reste à l’éprouver, c’est-à-dire à nous le conter. Et cela seul importe. Ce degré de liberté infinie dans le plus stricte fatalité sans issue.

La pièce fraie dignement. Sa structure renversée lui permet de creuser longuement ses failles, sans tenir au faux suspens de son devenir déjà éventé. Le temps n’accomplit que ce qui a déjà été accompli. Tous sont ici d’ailleurs pour le dire : aspirer à ailleurs — où le prologue les a jetés —, sans, dans le présent de la narration y parvenir. Le frère répète son ennui d’être là-bas, rêve de villes, de lointains ; le père n’apparaît jamais, sauf dans les paroles de ses filles : comme un fantôme de son vivant ; le grand-père, frappé d’Alzheimer, ne cesse de raconter la même sordide anecdote d’une rencontre à la sortie d’un pub. Tous sont dans une boucle infinie que seule la mort, ou la disparition, sauverait. Le grand-père surtout, comme une image de la pièce en son sein, incapable de mémoire, ne peut se souvenir que d’un événement qu’il inflige à tous ceux qu’il croise.
Le temps est un piétinement. La puissance de la pièce réside dans sa faculté à se saisir de cette unique idée et d’y faire tenir chaque instant, de ployer sur elle-même jusqu’à l’insupportable. Chaque réplique est répétée ; presque chaque mot même, redoublé, renforce chaque seconde dans une autre identique. La pluie n’est pas si différente.

Au terme de la pièce, sa faiblesse — un usage paresseux des ellipses : l’indication prononcée de {temps} suffisait à basculer plus tard ou avant —, devient une force sidérante. Une même scène est jouée, à distance du temps, dévitalisant les mots à force d’avoir été épuisé. Puis, le temps passe : littéralement. On se promet de quitter le lieu : la sentence tombe : « une année passe » ; puis une autre ; une autre : et une autre ; jusqu’à l’orage de fin du monde.

C’est la réécriture des Trois sœurs, réduites à deux, et sans même le désir de rejoindre Moscou : c’est la solitude quand on ne peut même pas la partager ; c’est le temps perdu, quand on ne désire même plus le retrouver. Lorsqu’on adopte la position en chien de fusil, c’est qu’on a renoncé : position fœtale. Mais la pièce ne dit pas le renoncement du monde, au monde : elle raconte plus sûrement ce qu’il en est de l’abandon, et pourtant, la force de se lever chaque jour, aller au champ, cueillir les mauvaises récoltes, abattre un troupeau malade, sauver deux bêtes, recommencer : recommencer.

Caramès-Blanco, faux-fuyant

Une journée dans la vie d’une femme, Gloria, qui donne son titre à la pièce : une journée comme une autre, à ce détail près qu’elle la verra commettre plusieurs crimes avant de prendre la fuite. Longue coulée de temps, égrenant les heures, racontant la plongée dans le quotidien misérable — l’affreux du couple, les ménages humiliants, les désirs enfouis —, et trouée par le crime, qui ferait figure de rédemption.

Il y aurait la pièce possible : une dramaturgie vengeresse, où la condition sociale serait la raison de cette brutale sortie de route, sa dignité lorgnant vers Genet plus que vers le Rond-Point. Mais dans la virtuosité certaine de l’écriture, rien qui ne laisse penser que cette pente étroite et ardue soit prise. Plutôt serait emprunté le chemin royal de la folle embardée, sans cause ni raison d’être, hors le prétexte à l’écriture. Plane dès lors le soupçon de l’arbitraire, où la situation domine tout : son spectaculaire ostentatoire, sa drôlerie cynique, sa glorieuse insoumission. Gloria la glorieuse revendique tant sa liberté qu’elle en devient suspecte. 

Son auteur, Marcos Caramès-Blanco, laisse tellement voir son désir de raconter une émancipation rageuse que celle-ci ne possède ni horizon ni appui. Reste l’émancipation pour elle-même, qui désarme au lieu d’attiser l’ardeur puisqu’elle ne tient compte que d’elle, et ne vaut que pour et par elle. 

Le récit emporté, fiévreux, pop à souhait, soulignant à mille endroits sa parfaite maîtrise des codes de l’écriture {dite}contemporaine laisse en chemin : on regarde cette fuite comme au bord de la route du Tour on assiste à l’échappée traditionnelle vouée à être reprise à quelques centaines de mètres de l’arrivée par un peloton qui ne s’était même pas aperçu du coureur parti. Prendre la poudre d’escampette quand rien n’est affecté du monde, c’est saisir la proie pour l’ombre : la fuite vaut pour la ligne qu’elle trace dans les devenirs, davantage que par refus égotiste du monde.

Appendice. Danan, Démasquer la réalité

Le soir, on aura entendu l’impromptu de Joseph Danan. L’auteur, relisant Eugène Sue à la pâle lueur de notre présent (dé)confiné, regarde le théâtre comme ce miroir renversé. Les masques ne sont plus sur le plateau, mais dans les rues : et que dévoilent-ils ? S’inquiétant de ce qui, déjà, s’est perdu, des liens essentiels, des espaces quand ils sont voués à l’hygénisme sécuritaire, la parole se confie à ses propres doutes, tramée dans sa fragilité : elle fraie cette exigence commune qui tient tout autant loin d’elle la singerie sarcastique que la grandiloquence tournant le dos au monde et se préférant à tout ; refusant également le tragique d’un temps voué à lui-même que le sourire en coin. Relisant Eugène Sue, les processions en temps d’épidémie, il se souvient du passé capable de laisser voir à travers lui nos jours, passé qui, se pensant condamné, a cependant produit notre présent : et qu’en faire ? Du temps, sans doute, à n’en pas compter, et pour des jours que nous ne connaitrons pas.

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“Je t’aime plus loin que toi“ : un théâtre en voie d’apparition, au ras des pâquerettes https://www.insense-scenes.net/article/je-taime-plus-loin-que-toi-un-theatre-en-voie-dapparition-au-ras-des-paquerettes/ Sun, 09 Aug 2020 09:41:38 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4148 Par Jean-Pierre Dupuy. Représentations exceptionnelles de « Je t’aime plus loin que toi » à Caen,  9 Août et Liège, 16 Août 2020 par la Compagnie Art Vif avec Valentine Gerard, Fabrice Adde sous le regard de Carmen Adde-Gerard et une spectatrice à la fenêtre Andrée Deshaie. Textes : Passionnément de Ghérasim Lucas ; Les mains négatives, Marguerite Duras ; Cadavres si on veut, Didier-Georges Gabily ; Théâtre dernier refuge de l’imprévisible poétique, Serge Rezvani.

Fabrice Adde dans « Je t’aime plus loin que toi », Liège, 2020 @Cedric Hubinon

D’où sortent les moineaux
Si Fabrice Adde, 40 ans, comédien, originaire du Cotentin, rase campagne du côté de Coutances France et Valentine Gerard, 35 ans, originaire de Liège en Wallonie (Belgique) et leur fille Carmen trois ans ont intitulé leur entreprise compagnie Art Vif c’est dans le choix que faire du théâtre soit leur mode d’existence. Corrélativement et conséquemment de quoi, du théâtre ils tiennent leur subsistance. Désir ou besoin ?  Ils mélangent et « confusent » le théâtre comme leur vie propre, au point qu’ils ont fait un enfant : Carmen, qui joue à la perfection à être leur adorable petite fille. La chair des mots ou les mots de chair n’ont pas de secret pour elle ni pour eux et la douce enfant observe, crée et conçoit ses géniteurs avec le souci d’avoir le/la meilleur papa/maman possible. Elle sera, sans avoir l’air d’y toucher, c’est-à-dire, mine de rien, maîtresse d’oeuvre du dernier opus familial.
Echange de bons procédés : Carmen joue le jeu d’être la petite fille adorable, attentive aux instructions reçues de ses père et mère et en retour, les dits père et mère jouent en léger dépassement d’eux-mêmes, avec Verfremdung effekt, une pièce judicieusement intitulée « Je t’aime plus loin que toi ». En somme, Carmen souscrit à l’oeuvre, sous réserve que père et mère n’oublient pas que l’enfant c’est elle et qu’elle est là, sous leur nez, la plus proche possible, leur indépassable plus proche ; et que de ça, ils doivent bien s’en pénétrer ! Bien sûr… elle ira loin ! Et probablement très loin, plus loin qu’eux et l’amour qu’ils se portent, néanmoins[1] elle entend rester la plus proche quoiqu’il soit possible!
Donc comme l’a écrit un grand critique de l’art dramatique : elle est présente ! Elle est la présence… Le critique : monsieur Yannick Butel explique dans un petit livre rouge que pour donner de la voix à la chose écrite il faut « la  présence »[2]. Alors de la présence tout le long du mois de répétition de « je t’aime plus loin que toi » Carmen ne manquât pas d’en avoir ; on peut même dire que contexte sanitaire oblige, elle n’offrit que ça à papa-maman et, miracle, ça fut du théâtre d’à venir.
Un théâtre aussi rare que précieux que Kierkegaard estimait « la passion de la possibilité » ou une histoire « d’ombre de vies »[3] qui conduit certains individus à explorer leur imaginaire. Jeu de cache-cache dont le comédien n’épuise jamais les ressources.
Le Fabrice, par exemple, se répand dans les bars malfamés liégeois avec un copain pour y débiter de boisson une « solitude des champs de coton » improbable[4] puisque le Fabrice hurle et gémit n’avoir jamais pu répéter avec Gregory, son pote,  et quand par inadvertance, ils ont quand même répéter : répéter ? Ben… Fabrice clame et proteste que Greg ne l’écoutait pas, sourd qu’il était à toute observation, impavide et indifférent à toute indication alors que le Fabrice se torturait les méninges pour partager du sens avec son poto ! Putain de moine ! comme dirait Beckett, pas moyen de « s’entendre », impossible, « alors tu comprends, Jean-Pierre (c’est moi) si tu venais nous mettre en scène, on pourrait y arriver ». « Mais bordel ! – lui rétorqué-je, rigolard…- que vous n’arriviez pas à vous entendre c’est futé, génial…  vous n’arrêtez pas de vous courir l’un après l’autre, votre mésentente est parfaite, aussi nette et sans bavure que votre désir de « la solitude »… Vous ne pouvez rien espérer de mieux comme champ de coton, excusez-moi… alors… allez vous faire foutre et puis-je vous rappeller que  le dialogue théâtral c’est bidon… nous sommes d’accord la-dessus non ? Ratez vous du mieux possible insiste l’ami Beckett, donc trompez-vous gaiement ; va pour l’entourloupe, une variété de coton en pleine bourre… Laissez-vous faire et défaire par la solitude du champ de coton et Koltès y trouvera son compte, enfin, peut-être… Que des acteurs en mal adresse et le chant du champ de coton puisse coïncider  et que vous “répétiez“ dans les bistrots sans jamais parvenir à aboutir à  autre chose que répéter… bah… vous êtes dans le vif du sujet ».
Un temps.
« Fais chier » conclut le Fabrice qui, quand même, a connu heure de gloire, y’a peu, 2018, en chasseur d’ours dans « the Revenant » avec Di Caprio et mieux, fut le jeune toxico partenaire de Bouli Lanners dans un « Eldorado », road movie phénoménal qui prend la Belgique pour un far west à conquérir, un « Aguirre la colère de dieu » version wallonne. Le film fut remarqué et primé à Cannes en 2008.
Quant à la Valentine, 35 ans comédienne, beauté incandescente ; égérie fut- elle dans les années 2010 du célèbre Groupov collectif belge, brechtien, d’avant garde, anticolonialiste, anti-tout-conformiste  qu’animait Jacques Delcuvellerie ; elle en fut l’assistante, s’évertuant à réfléchir et promouvoir un théâtre qui voulait penser le théâtre et le monde et la politique, le terrorisme et l’érotisme, le sensé et l’insensé ; théâtre-limite expérience extrême. Valentine aimait alors et aime toujours repousser ses limites et c’est pourquoi elle est, ici et maintenant, enceinte de 4 mois et trouve en l’occurrence l’appétit de penser et repenser le cadre de cette activité singulière qu’est le théâtre. En corps accord. Cultiver la plasticité. Déborder la langue. Avec leur « je t’aime plus loin que toi », emprunté à Marguerite Duras, Valentine répète l’entreprise que ce fut de mettre Carmen au monde, y’a 3 ans. Comment l’avoir voulu et que ça recommence sans répéter la même chanson, puisque d’un enfant l’autre ce ne sont que des uniques qui arrivent, créativité de l’impensable maternel[5], ce que la petite Carmen sait mieux que quiconque, et mieux que personne, que cela se crée, que cela s’appelle le persona, et que justement elle est en plein dedans, d’être une personne. Presque rien. Un p’tit bout de chou qui via ses foutus comédiens  de père et mère, bouscule la hiérarchie et l’ordre établi et propose par sans dessus dessous que le dessous passe au dessus. Pourquoi les enfants, si petits et nouveau-nés soient-ils, n’auraient pas un domaine de compétences qui leur soit propre ? Si les éduquer et les instruire  paraît indispensable, comme de leur prodiguer du soin aussi juste que possible, de quoi peuvent-ils nous instruire en retour? À l’innocente les mains pleines : renversante configuration qui, à partir d’un petit plus grand que soit, fait de l’insignifiant (cf. Beckett) la possible émergence du sens de l’histoire qu’on se raconte. Alors « je t’aime plus loin que toi » nous offre un troublant jeu de signes sur l’origine (art théâtral brut et brutal) avec une étrange capacité à nous émouvoir par  signes familiers, à la fois proches et lointains. Raisonnablement insensés. Accordant résonance à l’insensé-scènes.[6]
Insensément « Je t’aime plus loin que toi » fut présenté à Caen, centre-ville, le dimanche 9 Août 2020, vers 16h, dans la cour intérieure d’un pâté de maisons. Devant un public improbable se joua le coup de dé d’une représentation.
D’où ce fait-il ?

Rue Mélingue, histoire du théâtre qui passe

Le 17 de la rue Melingue à Caen correspond à une petite rue d’une centaine de mètres, qui joint la place de l’ancienne comédie à l’arrière du théâtre de Caen qui faillit, reconstruit dans l’après guerre, devenir Maison de la Culture. Au 17 , il y a 150 ans se tenait un théâtre appelé Comédie de Caen dont il ne reste rien si ce n’est une cour intérieure au sol pavé, entourée de haut bâtiments qui l’ombragent et l’isolent de la rue et une placette-parking  appelée place de l’ancienne comédie.  Donc rôdent dans les parages quelques ombres, spectres et fantômes dont l’illustre Melingue. Comédien.
Melingue fut un personnage célèbre, saltimbanque et coqueluche du tout Paris dans les années 1850. À Caen, il ne prit la peine que d’y naître et, après des études d’art plastique, de décevoir un père qui lui interdisait de faire l’hystrion. Melingue fut une étoile du théâtre romantique : il se distinguait de ses contemporains par la sobre simplicité de son jeu,  attentif à paraître le plus naturel possible. Il sera aussi un misanthrope bienveillant et généreux avec les « nécessiteux » au premier rang desquels ses camarades artistes.  Ainsi, il sera à l’origine d’une fondation qui porte son nom . Fondation Melingue encore active à Paris du côté de Belleville qu’il habitait alors. Melingue fut l’acteur fétiche d’Alexandre Dumas.
Un heureux précédent
Dans les années 1963 à 68,  l’actuel  Théâtre de Caen dont on rappelle qu’il se situe à deux pas de la rue Melingue, servit de cadre à une préfiguration de Maison de la Culture dans laquelle Jo Tréhard, son directeur reçut  les « British rubbish ». Comme l’histoire de l’art ne devrait pas en retenir la mémoire, il paraît bon dans la présente période d’en faire réminiscence. C’était une compagnie britannique composée de comédiens douteux c’est à dire pratiquant et jouant la comédie par dessus la jambe ! « Rubbish » : ils se revendiquaient comme épluchures bon à jeter. Théâtre poubelle en quelque sorte.  Ils jouaient « Les trois mousquetaires » de Dumas. Jouer c’est beaucoup dire, car les représentations tombaient à l’heure du coucher des enfants et du souper du soir, par conséquences, à cette heure là, chacun vaquait à ses obligations familiales, et veillait avant tout, à satisfaire ses besoins vitaux de quelque nécessité qu’ils fussent, accessoirement, ils échangeaient les répliques nécessaires à ce que l’action dramatique suivit son cours. Les british campaient sur le plateau et s’épargnaient les frais d’hôtel… La prévalence de leur vie familiale et communautaire sur toute autre considération faisait tout leur charme. Ils étaient la version pauvre et désuète du grandissime Living Theater ! Excusez du peu. Leur théâtre n’était donc qu’un théâtre d’humour rose. À prendre avec des pincettes. Un théâtre-limite-non théâtre. Constante d’une certaine désinvolture toute anglo-saxonne et irlandaise cultivée de Shakespeare à Beckett. Il y a un humour propre à la langue anglaise, humour inimitable. It is not :  Isn’t ? Se pourrait-il qu’il en traînât quelque chose dans le Cotentin, voire en Belgique … En tout cas, de cette désinvolture les Adde ne s’en départissent pas! On adore isn’t !
Et d’ailleurs
Pour aller loin et dépasser les égos, il faut savoir trouver son ailleurs. Eprouver et dépasser les limites… du territoire qui nous est donné, langue comprise.  Cultiver la tentation d’aller voir ailleurs si on y est ! Comme le chantait si bien  Jeanne Moreau évoquant son métier :

« Je monte sur les planches
Et vous venez me voir
Apporter un ailleurs
Un ailleurs
Apporter un ailleurs
Où vous voulez me suivre
Mais c’est moi qui vous suis
Qui vous suis“[7]

En jouant dans la cour du 17 de la rue Melingue, la compagnie Art Vif inventa un court instant son « ailleurs »… Un « ailleurs » dont Genet aimait explorer le sens : « Ailleurs est n’importe où ailleurs. Il est dans les mots. Il est aussi dans le mot ailleurs, mais est-il, également ou non, ailleurs ? tailleur, batailleur, cisailleur… Doit-on parcourir, vite ou lentement, notre seule individualité, en la mesurant, comme ferait un  arpenteur,  en l’évaluant selon  ce  que chacun peut apercevoir chez les autres, c’est-à-dire que notre connaissance de nous-même se bornerait à des « rapports », et que nous ne pouvons nous connaître que par l’évaluation de ces « rapports », ou l’apprécier seulement dans nos principales ressources, ou bien doit-on chercher ailleurs ? Ailleurs, le mot servirait à désigner non une vague et imprécise direction, mais quelque chose »[8]
L’ailleurs serait-elle la substance même du théâtre aussi surement que le sang coule dans nos veines ?
Espace d’errance, il nous offre l’opportunité de nous perdre. Les enfants savent cela qui habitent avec incertitude leur vie, en savent le paysage fluctuant, s’entretiennent d’un doute permanent de ce qu’ils sont, comme de ce qu’ils vont devenir. À se demander si – tout compte fait – il n’était de théâtre que d’enfant, d’enfant perdu. De cette enfance impossible que l’adulte estime irrecevable. Un  théâtre d’enfance ? Les adultes ne sauraient le tolérer, en aucun cas ! Théâtre de la perdition, c’est-à-dire, insensé… au demeurant, l’ailleurs se cultive avec le « jadis » cher à Quignard[9] : ailleurs et jadis s’emmêlent les pinceaux. Il s’agirait que le lieu comme le temps se dérobassent sans cesse. Avec eux c’est le sens qui prend la poudre d’escampette, et se laisse entrevoir que du réel et de sa représentation dans la langue, nous fussions inexorablement prisonnier. Comment en réchapper puisque sensés nous sommes fort heureusement ? Sachons ruser avec la raison et que la raison du plus grand ne soit pas toujours la meilleure.
Dame
Dans la cour, les habitants de l’immeuble furent invités à venir s’installer en frontal par rapport à la chose présentée. On doit à la vérité de dire que beaucoup déclinèrent la proposition, s’en tenant  à faire balcon… évitant ainsi de se compromettre. Le théâtre reste plutôt mal vu. Justement, une dame, vivement invitée à faire public,  préféra rester à sa fenêtre quoique qu’elle fut située à l’arrière du dispositif… Quoiqu’à l’évidence enchantée de la manifestation proposée, la dame refusa de sortir de chez elle, préférant son quant-à-soi et se trouver fort amusée d’être de la partie sans en être tout en y étant bien malgré elle. La dame, Andrée de son prénom, devint ainsi figure/figurante incluse dans la représentation, présence étrange et familière, dedans-dehors, le fameux effet V. de notre cher Bertolt y trouvant son compte.  Comme d’ailleurs, la dame !

Petite cour de la rue Mélingue, la Dame@Cedric Hubinon

Carmen, Valentine “la dame à sa fenêtre“, le doudou et Fabrice
Carmen
Le spectacle a pris tournure étant donné Carmen. Rappelons que Carmen n’a effectivement aucun pouvoir de décision, qu’effectivement elle vit les événements (grands et historiques ou petits et familiaux) au bon ou mauvais gré des divinités qui la gouvernent. L’imprévisible et  l’imprévu bornent sa ligne d’horizon. On dit que le théâtre est le lieu du regard. Pendant tout le mois d’août, Carmen en eut la jouissance quasi exclusive étant donné que Carmen a vu pendant toutes les répétitions papa-maman répéter, étant donné le confinement qui confina dans le même espace de travail (un champ) la petite et les professionnels de l’art dramatique jouant leur rôle de père et mère, étant donné l’existence telle qu’elle jaillit des récents travaux de Poinçon et Wattmann, étant donné les circonstances, étant donné l’extension du ventre maternel, Carmen s’en est pris plein la vue. On peut appeler ça une contradiction logique dont il ressortira que “je t’aime plus loin que toi“ puisse relever d’une logique de la contradiction. Apport Carmen.
Quand papa-maman moulinent des textes sans trop savoir où ils vont, Carmen observe la chose avec le plus vif intérêt et, parfois, manifeste un ravissement d’éclats de rire et joie de vivre mêlés qui incidemment ont stimulé et encouragé ses « vieux » dans les voies et voix  explorées. Carmen ne les prit pas en défaut, ne corrigea rien, elle mena son monde sans les mener. Carmen les gratifia d’une direction d’acteurs exemplaire ! Ne penser que du bien de ce qui se jouait parfois fort mal. Règle d’or de la mise en scène revue et corrigée par Carmen : bon plaisir et contentement d’eux à pique-niquer  du théâtre en plein champ. Bonheur  de lire sans savoir lire, d’approuver muettement, plaisir du texte. Barthes. Vertu propre des petits que d’être analphabètes et souci des grands de s’appliquer à bien lire… dans le bon sens.  C’est le petit qui  fait sien la logique de la contradiction et  traduit incessamment, à tout bout d’champ, ce qu’il entend comme une langue étrangère. La langue sonne et l’enfant en entend le ding ding dong ! Relire Michel Leiris pour s’en convaincre. Carmen fut chambre d’écho, paroi et ligne d’horizon.  Les divins acteurs, Dieu le père et Dieu la mère ne la perdirent jamais de vue. Quel été ! Qui lui fut donné ! Jolie « moi » d’Août ! En désordre établi, d’un théâtre qui se fit avec elle au centre. Elle ou l’ailleurs.  Témoin permanente d’un discours qui ne s’adressait pas à elle : qu’est-ce que c’était que ça ? Art vif. A du laisser faire et s’y faire. On voit que le dilemme fut, entre tranquillité et intranquillité, la volonté de cadrer le sujet-texte, et s’en conforter ou  laisser  le sujet-texte arriver, et s’en inquiéter -voire en souffrir- car comme le dit Pessoa il faut se résoudre à considérer le vide vertigineux du moi : « Et moi, ce qui est réellement moi, je suis le centre de tout cela, un centre qui n’existe pas,  si ce n’est par une géométrie de l’abîme …moi, ce qui est réellement moi, je suis le puits sans parois  mais avec la viscosité des parois, le centre de tout avec du rien tout autour… »[10]
Il y a un risque à prendre avec la chair des mots, le risque de s’y perdre. Désordre amoureux. Jeu de paroles. Textes en forme de “on dirait“…  Carmen, fut à l’affut avec un doudou chien de garde de la ligne d’horizon  de “Je t’aime plus loin que toi“. Comment les dieux lui sont-ils tombé sur la tête ?

Jean-Pierre Dupuy, Valentine, Carmen, cour Rue Mélingue@Cedric Hubinon

Au nom du père
C’est texte en poigne, qu’il -Fabrice Adde- attaque ! Préfère avoir textes en main. Non pas qu’il ne le sache pas mais aime en être enchainé, ou entravé, ou accaparé… pour et que par la bouche, il exulte, exalte, catapulte, vocifère, éructe, bave, mâche et ne mâche pas ses mots, crache, vomit, déblatère, « déblablatère », articule et désarticule, susurre, insinue, mange et bois, murmure, braille, hurle, hulule, libellule et funambule… au fil des mots, il aime s’en tordre la bouche à proférer les mots, à les dégurgiter, les malaxer, les incuber, les incarner… Fabtrice Adde  déclame ! Sans micro ! A priori, la technologie ne l’intéresse pas ! Lui ce qu’il veut, c’est « viander » les textes. S’en faire bonne bouffe !  Avec passion, sans savoir si c’est bien ou mal, alcoolo du déclamatoire. Un art qui se perd dont F.A. ne cherche pas à en raffiner l’usage. Non, il éructe, avons-nous dit, il veut la viande. Déclamer ? Antoine Vitez fut un des derniers, peut-être le dernier à en réclamer et en soutenir et en promouvoir la pratique[11].
Avec le texte de Gherasim Luca, Fabrice hoquette « pa… pa pa » ! On imagine le père penché sur le berceau du bébé, sollicitant le bébé  de lui dire :    pa    pa    pa ! « Dis papa à ton papa ». Le bébé par un jeu d’identification mimétique absolue d’amour fou bredouille un « pa », puis deux et on voit le père hurlant à sa compagne : « il l’a dit – chérie ! – papa ! Si si, j’te jure, il l’a dit ». « Mais oui mon chéri » lui répond la maman « bien sur qu’elle l’a dit…mais c’est pas la peine d’alerter tout le quartier pour ça ». « Elle l’a dit » conclut, épuisé, le père. « Notre petite Carmen ira loin ! Moi je te le dis ». De « pa » en « pa » ahanés et hoquetés… du son finit par s’articuler en sens.
Cette histoire là comment voulez-vous que Carmen l’ignore ? Carmen regarde son papa faire l’acteur et dans ses yeux y’a du « je t’aime pa pa » bien plus que tu le penses… Plus loin que toi ! Quelle merveilleuse démonstration que cette mitraille de sons enraillés, déraillant en raillerie criarde, en bout en train, à toute vitesse, mots attrapés au vol, langue balbutiée, triturée, mandibulée et démantibulée… Epatant : donner  bouillie de mots au bébé pour qu’il grandisse en parlêtre[12] ! T’inquiètes pas ma petite, tu finiras par le trouver le sens, et trouver raison de vivre… faudra alors que tu perdes un peu, beaucoup de cette raison pour trouver l’amour. Plus tard, plus loin : avec un peu de chance, y’aura du théâtre pour te sortir d’embarras[13].
La place du Parc d’Avroy a dû retentir du rire des liégeois quant elle a résonné des « pa pa pa pa pa » de Ghérasim Luca. Les textes en main font savoir qu’un acteur c’est aussi et peut-être, et surtout : un lecteur… On n’a plus notre cher Claude Régy pour s’en assurer et encore moins la Marguerite dur dur Duras[14]. Heureusement, y’a des Carmen en pagaille et l’école de plus en plus obligatoire qui s’agrandit de filles qui s’éduquent partout dans le monde.  Plus que jamais faudra du « théâtre »  (lequel ? ) pour la plasticité et le mouvement et le « tourbillon d’la vie »[15].
En se dégageant du balbutiement Gherasim Luca, Fabrice A. va chercher le sens chez des chasseurs de son  d’envergure que sont Didier-Georges Gabily ou Joris Lacoste écrivant un « cela s’appelle crier » sombre et bouleversant. Un texte ou il faut savoir tenir les silences. Texte douloureux et pudique.
Tous les enfants veulent de l’insensé, veulent qu’on leur parle sans retenue comme si ils étaient  grands, comme si ils étaient avenir et à venir.. La petite a le temps devant elle, et il sera toujours devant elle… le temps de la compréhension, du savoir, de l’amour… Elle n’en veut que la promesse. Que l’avenir soit promesse et tout ira comme elle voudra bien que ça lui chante.
Pour le moment elle écoute papa qui fait chant de Joris Lacoste ou de Didier-Georges Gabily et pour le moment elle trouve que l’amour de papa c’est trognon de trognon, bon à vivre. Et maman dans tout ça ? Et qu’en est-il des deux, du couple ? Par sa voix, par la liquidité de sa voix Fabrice et les textes qu’il profère crée le bain de jouvence -le jaillissement des origines- dans lequel baigne Valentine dans le rôle de sa vie terre-mer entre deux eaux.
Se crée devant nous un entre eux : un théâtre-ventre  en forme de rideau de pluie (pluie des postillons de Fabrice en défi au corrida virus en cours). Pluie d’eau douce. Bénédiction. Merveilleuse Valentine.
Théâtre baptême du Feu. Ordalie.
Commencement. Verbe.
Un poème dans le tourbillon des origines
Dans le tourbillon des origines où elle s’affaire Valentine. Que ce dit-il du lieu de son ventre de terre mère ? Que peut-il s’entendre ?
Le « plus loin que toi » peut s’entendre d’un enfant à venir. À venir ou pas : le couple se pense et se conçoit dans le dépassement des égos : dans l’agrandissement du jeu, des je, de la trame de tous les constituants de la rencontre, du 1 +1   compris de l’enfant qui ne se fait ou pas. Ne peut pas se faire. Ne se fera jamais. Mettre un enfant au monde c’est – pardon – bête…à mourir ! Car c’est bien mettre au monde un qui va mourir. Un qui. Quel un aura loisir d’apprécier le tourment qu’il peut en advenir.
Océan de larmes !  À rire aux larmes ! Etourdissant, dirions-nous, heureux malheur ou malheureux bonheur ?
Valentine incarne un dépassement de soi qui prend figure de beauté divine. Beauté inhumaine. Etreinte d’infini douceur. Envoûtement. Flirt avec l’absolu. Inoubliable. Etat d’ivresse. Tourbillon des origines. Big bang. Rendez-vous avec l’impensable. Valentine G. ne nous dira-t-elle pas le chant de mère amer et cruelle de Marguerite Duras ? L’impossible barrage à l’océan, au flux, à la vague, aux liquides.
C’est l’histoire de la goutte. « La goutte et le tourbillon sont les deux états extrêmes des liquides – de l’être »[16]
De la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Il fait déborder le vase d’un enfant ou deux ou d’eux. Il fait déborder le vase de rien du tout : la goutte d’eau se noie dans un ocean de gouttes d’eau. Comme le dit remarquablement Agamben : « Le sujet ne doit pas être conçu comme une substance, mais comme un tourbillon dans le flux de l’être » et  il développe ainsi son point de vue : « Dans le tourbillon de la nomination, le signe linguistique, tournant sur soi et s’enfonçant en soi-même, s’intensifie et va jusqu’à ses propres limites, pour se laisser ensuite réabsorber au point de pression infinie où il disparaît comme signe et réapparaît de l’autre côté comme pur nom. Poète celui qui s’immerge dans ce tourbillon dans lequel tout redevient nom pour lui. Il doit reprendre au flux du discours les mots significatifs un à un et les jeter dans le tourbillon pour les retrouver comme noms dans le vulgaire illustre du poème. Ces noms, nous ne pouvons les rejoindre – si jamais il nous est donné de les rejoindre – qu’au terme de la descente dans le tourbillon de l’origine » [17]
Avec « Je t’aime plus loin que toi » Fabrice et Valentine nous invitent au tourbillon des origines, dans le flux de la langue. Valentine est enceinte : elle est deux… en répétition, duplication d’elle -même… et d’un homme, ils nous racontent cette histoire qui leur échappe et qu’elle danse en ankoku butô. Nous sommes bien dans la communauté des quelconques c’est-à-dire « la communauté qui vient » de Giorgio Agamben[18].

Valentine Gerard Déesse Mère et Carmen @ JP Dupuy                                   

ELLE
Valentine Gerard  entre en rituel par ventre à terre, en connivence avec le sol : elle s’y répand et s’origine dans une danse que l’on peut dire du ventre. Elle danse ainsi avec l’infans, une danse « perdue » fort bien décrite par Pascal Quignard dans « L’origine de la danse » :  « danse de la conception qui engendre le concept (le concept, le foetus)du corps avant même que le corps existe et qu’il évolue dans le monde obscur »[19] ou bien encore « … il y a une danse perdue (dans le corps tombé, natal, désorienté, souillé, atterré, vagissant) lors de la nativité des enfants…La cérémonie de la danse perdue, en japonais, c’est l’ankoku butô »
Cette danse, Valentine Gerard nous l’offre comme ne l’ayant apprise que d’elle-même  ou de l’infans, voire de sa Carmen qui l’observe. Apprise aussi de ce que l’homme érigé lui souffle ; le poème qui s’énonce par la voix du père. Tout cela se reçoit dans une terrible beauté des choses. Dans l’inaccessibilité du monde qui nous a vu naître. Quelle chute, quelle opacité, quel drame ? quelle farce que d’arriver là…Alors la comédienne va chercher voix et douleur reconnue, éprouvée, écrite  dans la mer-mère de Marguerite Duras et son inlassable mal de mère. Indomptable, immense et monstrueuse sauvagerie de la mer.  Il n’y a d’oeuvre écrivait Anne Dufourmantelle que par une « terreur surmontée »[20]
Ainsi Valentine prend-t-elle à bras le corps, à plein ventre la terreur océane… la mort en son jardin d’écumes. Inoubliable déesse qui soudain suspend le temps comme seul le théâtre en permet l’occurence. Fulgurance  et éternité. Et le monde prend corps et le théâtre sens. Ce dimanche d’Août 2020, le 27 précisément,  le théâtre fortuitement, de retour dans la vie sociale, mi-clandestin mi-public, fait de nous des spectateurs quelconques dégagés de toutes préoccupations esthétiques, ou critiques.  On part en dérive et on s’extirpe du temps présent, de la fatigante et lancinante emprise de la politique se déclinant en corrida virus et on suit jovialement Soeren Kierkegaard cultivant sa solitude dans la loge 5 ou 6 links du Kônigstâder Theater : « …discrète nymphe auprès de qui je venais chercher refuge, lassé des hommes et de moi-même, tant j’avais besoin de l’éternité pour me reposer, si triste qu’il me fallait une éternité pour pouvoir oublier. Jamais tu ne m’as refusé ce que les hommes voulaient me dénier, en rendant l’éternité aussi agitée et même plus terrifiante que le temps »
Vertu du théâtre qu’offrir mise au point sur soi-même et le monde. Mouvement et jeu de langue.  Naître ? C’est où ?  c’est quand ? Elle et lui – un instant- nous offre une mise à jour -naissance-  étrange et familier avec les modalités du poème.  Cela se passe sous nos yeux et …on n’en croit pas ses oreilles ! Vivant … c’est épatant ça : vivant !
[1]   « Néanmoins » est l’adverbe approprié à la situation puisque Valentine est enceinte d’un futur enfant et Carmen aura alors l’occasion d’une angoisse d’ordre ontologicométaphysique : suis néanmoins née en moins ou toujours la plus proche  prochaine de mes parents , terrible épreuve dont Carmen sortira grandie certes néanmoins fort troublée.
[2]   Yannick Butel Essai sur la présence au théâtre, Paris, L’harmattan, 2006. On peut trouver d’éminentes critiques de cette personne sur le site : insensé-scènes.
[3]   Soeren Kierkegaard, La répétition, Paris, éd. Rivages Poche, 2003, p. 70.
[4]   Qui peut prétendre être comédien aujourd’hui sans se confronter à La solitude des champs de coton de Koltès ?  Signalons pour les plus curieux de la chose koltésienne , le Bernard-Marie Koltès d’Arnaud Maïsetti publié aux éditions de Minuit en 2018.
[5]   Ceux qui s’intéressent à « l’impensable maternel » liront avec intérêt La sauvagerie maternelle de Anne Dufourmantelle édité chez Payot/Rivages, en 2016. Marguerite Duras avec son Barrage contre le pacifique témoigne comme l’ensemble de son œuvre de ce qu’il en est de la sauvagerie maternelle.
[6]   Privé de festival d’Avignon l’Insensé-scènes n’a pu que se regarder le nombril dans la présente période. Ce qui in fine fut fait sous forme d’auto-critique, d’une remise en question de à quoi nous servons-nous de nous.  Quel « nous » nous lie. Nounou ou doudou … dormirons-nous sur nos lauriers?  Quel dépassement de soi peut-on attendre de « nous » ?
[7]   Paroles d’Eugène Guillevic dont les œuvres sont publiées par Gallimard collection Poésie.
[8]   Jean Genet dans « J’étais et je n’étais pas », NRF Gallimard, 2010, p. 41-42.
[9]   Nous pourrions définir le « jadis » de Quignard comme une aporie. Utilisation du temps passé comme modalité du présent. Adéquation parfaite à la « cinquième saison » (autre Quignarderie) pour laquelle le temps ne passe pas.
[10] Pessoa, Le livre de l’intranquillité, Paris, éd. Christian Bourgeois.1988, p. 37.

[11] Puissance du corps. De la pensée qui se fait dans la bouche de Tsara à la voix travaillée ou pas. Ce que peut la voix. Puissance décuplée, nuancée si usage de micros mais d’abord penser la résonance . La « réson » est la raison du poète. Faire sonner la langue comme batailler avec elle serait s’accorder (scordatura) qu’une pensée nouvelle puisse s’entendre.
[12] Clin d’oeil. Serait-ce le fameux effet incarné de la  lalangue d’un certain Lacan
[13] Evidemment je pense à tous mes amis de l’insensé-scènes en quête de ce théâtre rare et précieux qui nous égare au cœur de nos vies.
[14] Claude Régy décédé ce 26 Décembre 2019, Marguerite Duras Mars 1996
[15] Autre chant de Jeanne Moreau de Rezvany qui fait partie du concert.
[16] Giorgio Agamben, Le feu et le récit, Paris, Payot Rivages, 2018, p. 92.

[17] Ibid., p. 93-95.
[18] Giorgio Agamben, La communauté qui vient, Théorie de la singularité quelconque, Paris, Seuil. 1990.
[19] Pascal Quignard, L’origine de la danse, Paris, Galilée, 2013.
[20] Anne Dufourmantelle que la mer nous arracha le 21 Juillet 2017 a écrit La sauvagerie maternelle, Paris, Rivages Payot, 2016.

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Île n’est pas là https://www.insense-scenes.net/article/ile-nest-pas-la/ Thu, 16 Jul 2020 14:42:21 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4140 L’Insensé n’est pas directement le motif de notre communauté. L’Insensé n’est pas une forme allégorique d’elle-même, que ce soit sous ses aspects matériels (demandes de subventions, etc.) ou immatériels (un manifeste de plus). Notre communauté passe avant tout par un Dehors qui se dissémine, le plus souvent, en spectacles singuliers ‒ blocs provisoires de durée, de lieu, de perceptions, d’affects : Yannick et moi au premier rang dans une petite chapelle reconvertie pour juillet en théâtre, regardant, écoutant, à quelques mètres Jean-Quentin Châtelain éructer Rimbaud en enfer. Le duo duel passe par un tiers enchanteur lui-même traversé par une ligne de fuite. Ou encore, Yannick et moi, plutôt en fond de salle cette fois, salle minuscule, regardant, écoutant, le nomade Jean-Louis Hourdin exhumer de sa valise des alliés substantiels (Hugo, Beckett, Brecht, Music…). Ou encore, Yannick, Malte, Chloé et moi sur un radeau au Mans, pour une écriture à huit mains dont chaque paire interprète à sa façon une même partition infixable, suivie par la cabane d’édition poétique de russes aphones, puis d’un repas-quand-il-y-en-a-pour-vingt-il-y-en-a-pour-trente-trois, Tanguy mettant la main aux pâtes, accueillant toutes les espèces en voie de disparition. Ou encore, croiser et recroiser Arnaud dans ses excursus en solitaire, avec sa tablette de scribe, sur le champ de bataille de l’imaginaire. Ou encore, s’écouter, discuter, à l’occasion de deux colloques mémorables sur la fonction critique initiés par des insensés, entre escargot, barricade et haïku.
La maison louée en Avignon n’est pas La Déviation. Il n’y a pas de règles monacales auxquelles s’auto-plier collectivement, fussent règles libres et exemplairement à l’écart des logiques néo-libérales, fussent règles autorisant leur propre dérégulation dionysiaque. Dans la maison louée en Avignon, chacun laisse à la porte ses règles habituelles (collectif d’artistes, famille plus ou moins composée, couple, célibat, travail plus ou moins fonctionnarisé, vie parisienne, marseillaise, lyonnaise, que sais-je encore). Dans la maison louée en Avignon, on refait communauté comme on refait le monde, entre utopie et sel laissé par les vagues. On bricole. Malte plante sa tente dans le jardin. On croise des gens de passage, une nuit, quelques jours, quelques années, amis de La Déviation, étudiants libanais, Evelise… Les clefs passent de main en main sans se perdre. Des gueuletons s’improvisent. Les provisions sont approvisionnées. Des nuits deviennent blanches, rosées. Pas besoin d’organigramme. Yannick est là d’un bout à l’autre ; les autres insensés, une semaine, ou par intermittences, temps dérobé au temps. On se retrouve à l’apéro du off, on écrit à une même table jusqu’à pas d’heure ou aux quatre coins du microcosme avignonnais, et au fil de l’eau (vive, morte) pendant l’année. On pourrait transplanter cette maison ailleurs. Mais il y a la question du chiasme entre temps et espace. Ce mois de juillet 2020 s’est transformé pour certains en mois supplémentaire de travail, à concilier avec des conjonctures singulières : ce fût la rencontre amoureuse pour moi. Elle occupe l’espace d’une île que je tiens à préserver. Ce n’est pas une excuse, mais le constat que mon énergie limitée passe à cet endroit-là. Je n’arriverai pas à me livrer plus avant, faire mon introspection, critiquer la critique, ma critique, moi. Impossible de me passer d’un dehors esthétique, amical, politique, métaphysique, insondable. L’île n’exclut pas l’archipel. Les textes postés sur le site ‒ en premier et dernier ressort la véritable maison des insensés ‒ sont le bain révélateur de cet archipel. La bande reviendra par le théâtre quand le théâtre reviendra par la bande.

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Paroles d’une pendue https://www.insense-scenes.net/article/paroles-dune-pendue/ Wed, 15 Jul 2020 20:30:36 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4129
 
D’une absence à l’autre
 
Aujourd’hui, mes camarades m’ont pendue. Pour une absence, pour une parole que je n’ai pas tenue, pour des mots de désaccord que j’ai tus trop souvent. Les dire alors, ces mots. Tant qu’il me reste un filet de voix. Qu’on soit prévenu cependant, il n’y aura pas de mea culpa.
 
L’Insensé est un prétexte.
 
Prétexte à une amitié. Mensongère parfois, mais qu’importe. La fatigue et l’ivresse ont raison des masques, aussi bien cousus soient-ils.
 
Mais je vais trop vite. Se souvenir du pourquoi du comment. La timidité des débuts, l’amusement et la fascination devant tant d’engagement, tant de fougue insensée. La fierté d’en devenir une, d’Insensée (avec un e). Mélange d’enthousiasme et de sentiment d’exception après ce premier Avignon – car l’Insensé m’a offert mon premier Avignon pour un Lupa à (ne pas) abattre. S’en sont suivi un escargot et ce titre de critique dont je n’osais me targuer. Se retrouver alors à parler d’écriture, à répondre oui, j’écris. Ecrire en compagnie de l’Insensé. Un très beau prétexte.
 
Alors pour ce rêve de critique et d’écriture, me taire et opiner du chef en silence lorsqu’on parle de conviction et d’engagement politique. Envisager une utilité publique à l’Insensé et finir par approuver l’idée d’une révolution par l’écriture critique. Passer au tiroir-caisse, public ou non et se croire collective pour la beauté du geste.
 
Et puis écrire ailleurs. Autrement. Avec d’autres prétextes, en d’autres compagnies. Sans pour autant oublier les premières car même pendue, je reste Insensée.
Découvrir sa liberté. L’aimer.
 
L’Insensé est un mot qui se passe d’adjectif. Pas de mutilation qui tienne. Seulement cela, le plaisir découvert de l’écriture. Et cette amitié que je conjugue au singulier, faute d’avoir su ou voulu écouter les rêves des autres.
 
Une amitié qui désormais pourrait se passer de théâtre et d’Avignon.
Aussi traître que cela puisse sembler.
 
 
Sur le siège vide de mon absence, une cigale chante. Que ceux qui sont seuls apprennent à l’écouter.
 

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Autocritique de la terreur https://www.insense-scenes.net/article/autocritique-de-la-terreur/ Wed, 15 Jul 2020 19:54:04 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4120 Le 2 nivôse de l’An II, il neige quand on met baïonnette au canon. Hoche donne les ordres, qui devaient tenir en peu de mots, peut-être tenez bon, n’ayez pas peur, mourrez les yeux ouverts, suivis de considérations tactiques de peu d’importance, quand  soudain : un boulet frappe l’arbre sous lequel il hurlait dans la mitraille — il continue : quand soudain : un second boulet frappe le cheval sur lequel il hurlait dans la mitraille. Lazare Hoche, général de l’armée du Rhin, hurle encore plus fort : ces messieurs voudraient sans doute me faire servir dans l’infanterie.
Quand on cherche des images par quoi ce qui tombe dehors, la pluie, la mitraille, ou des pièces de canons de 34 livres, plus doucement encore les heures, la fatigue ou la peur, on en trouve mille au hasard comme celle-là : quand tombe ce qui tombe dehors, et nous désarme, qu’on est nu : que le combat pourtant est là. On n’a pas d’autres choix que de répondre à la fatalité que, ce qu’elle nous impose, on l’a voulu. Qu’on en fait étendard.
Oui, les images me débusquent, me trahissent. Puis, je n’oublie pas que c’est un orateur anonyme qui, le 5 septembre 1793, a demandé que la terreur soit mise à l’ordre du jour. Qui était-ce ? Cette part de moi qui m’appelle ? Cette part collective de nous qui nous exhortent à être terrible afin de mettre au défi le monde de l’être.
C’est Vendémiaire cette fois. On décrète la Loi des suspects. Seront punis et condamnés non seulement ceux qui s’opposent à la Révolution, mais encore ceux qui en sont indifférents. Dans la lutte, l’indifférence aussi engage. Moi-même, de quoi suis-je coupable par indifférence ? De tant : de trop. De même, ces images en grand témoignent aussi de la petitesse de mes actes : et qu’il faut pourtant se dresser contre cela : la culpabilité de se sentir coupable.
Puis, toujours, tenir ferme la haine de l’intériorité, cette intériorité dans laquelle il est si tentant de trouver refuge, consolation, vérité.

Il n’y a pas de consolation et c’est cela qui sauve : il n’y a pas de rédemption et c’est cela la vérité : il n’y a de vérité que comme l’amour, provisoirement accordé pour la vie. Il n’y a que de la peine, et dans celle-ci trouver sa joie ?
Oui, il n’y aurait que des rendez-vous qu’on se donne à soi-même, et toujours on est en retard. Comme dans la phrase. Il aurait fallu dire cela, et c’est toujours devant soi, ou après, et trop tard.
Il y a quelques antidotes. Ne pas faire état des moments nuls de ma vie. Ou : je meurs trop lentement.
Tous les jours, tâcher d’être à la hauteur de celui-là avec lequel on se donne rendez-vous et tous les soirs, se coucher au long de soi-même, en peinant trouver de quoi l’avoir justifié. Par exemple : ce soir. Alors se coucher seulement si on a a extrait ce qu’il fallait de soi pour se défaire de la peine du monde ; est-ce toujours le cas ?
Hanté par les images révolutionnaires ces mois. Se plonger, quand tout dort autour de moi et que le temps commence enfin, mais qu’il reste deux heures de veille, parfois moins, parfois seulement dix minutes, ou quelques secondes, dans la geste révolutionnaire : les discours à la Salle des Manèges ou aux Jacobins, suivre heure par heure ce qui se noue entre le Grand Comité de l’An II et la Commune Insurrectionnelle, les cris dans les Sections, essayer de suivre à la lanterne les mouvements de fond des masses, négliger les grands mots, ce qu’on a fait de ces mois, ce que le pouvoir a fait de ces années révolutionnaires et de ces très jeunes hommes qui ont posé la liberté ou la mort : réduits en Grands Hommes panthéonisés pour mieux les enterrer — Je méprise la poussière qui me compose et qui vous parle. On pourra persécuter et faire mourir cette poussière ! Mais je défie qu’on m’arrache cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux (Saint-Just). —, cracher sur la poussière même, mais avaler la cendre : et dans la hantise, chercher les passages secrets par où le présent peut frayer : ne trouver que des squelettes souvent, des cadavres en décomposition qui portent mon nom et ma fatigue.
On se fait des promesses. On se donne des rendez-vous de plus en plus précis, de moins en moins exigeant : on s’y dérobe parfois ; ou seulement, on n’est pas prêt. On est lâche aussi quand il faut admettre que sa vie est un carré et que le monde est un rond et qu’il faudrait mieux marteler la vie que le monde, qu’il faudrait mieux ne pas cesser de vouloir des losanges plutôt que de se coucher le soir en comptant les étoiles mourir.
Presque au même endroit sous le même arbre qui n’existe plus, un siècle plus tard : une même armée française, qui n’a plus la liberté à répandre, mais la salissure stupide de son honneur, va charger : presque contre les mêmes hommes. Le colonel Lafutsun de Lacarre hurle les ordres, sans doute les mêmes que Hoche en moins sublimes, parce qu’il a en face de lui un escadron de cuirassiers et que Hoche n’avait que des soldats de l’an II issus de la Levée en Masse, celle qui avait arraché les souliers du bourgeois pour avancer dans la boue, et sur ces pensées, on avait laissé le brave colonel, qu’on retrouverait presque dans l’ouverture du Voyage au bout de la nuit, et qui parle et qui va dire Chargez, mais qui ne le dira jamais : un boulet a arraché sa tête. Le cheval a pris peur, et s’élance furieux sur les troupes prussiennes. Les Cuirassiers avaient marqué un temps d’arrêt : ils ont regardé leur Chef, sans tête, aller sur-le-champ de bataille sabre au clair et à l’envi sur le terrain battu par l’artillerie, et aller encore parmi les mourants et les morts mêler son sang au sang répandu : puis les soldats du 3e escadron font aller les chevaux et en hurlant vont suivre le colonel décapité pour s’en aller perdre la bataille et bientôt la guerre.
Voilà une autre hantise venue : une autre image qui me hante, où je me cherche inlassablement. Suis-je, de l’image, la tête tranchée ou le boulet prussien, le champ de bataille, le regard du Cuirassier ahuri, ou la trompette d’ordonnance, fauchée aussi en même temps que le colonel, mais dont le cadavre n’aura pas la gloire et le ridicule atroce de se lancer contre l’ennemi, ou la main gauche du Capitaine Bloume, qu’il cherchera toute la nuit suivante sans la trouver. Suis-je le ciel sur Reischoffen ? Suis-je rien ? Les batailles que j’engage sont intérieures : et souvent l’ennemi est invisible, souvent il est en nombre tel qu’il ne s’abaisse pas à combattre. Les batailles que j’engage sont perdues avant toute chose, et je les mène peut-être pour cette raison : je ne sais pas si cela en vaut la peine, mais la peine est grande.
Au rendez-vous avec moi-même, je trouve la tête du Colonel qui dit Chargez.
Hoche perdra la bataille de Wœrth-Frœschwiller. Le Comité du Salut Public fusillait alors les généraux défaits. Cette fois, Saint-Just lui dit seulement : Général, tu nous dois maintenant deux victoires. Je crois être assez familier désormais de la langue de l’Archange de la Terreur pour lire, non pas des encouragements, plutôt des menaces. Il remportera la bataille suivante, à Geisberg. Mais en Ventôse, tandis qu’il attend l’affectation qui l’entraînera sur d’autres triomphes, un décret d’arrestation l’attend. Quand on l’entraine à sa cellule, il est accueilli à l’entrée de sa cellule par Saint-Just. Une victoire, ce n’était pas assez.
Des images qui m’assaillent, desquels m’arracherai-je pour me lire : des grandes images qui me poursuivent pour dénoncer les moindres qui m’accablent, lesquelles sauraient dire que rien ne suffit, que le prochain jour est toujours le plus essentiel, que celui qui vient va terrasser ma peine ? Je ne sais pas.
Au rendez-vous avec moi-même, je n’y suis pas. Quelqu’un est là, il a le sourire de Saint-Just posé sur Hoche, la fulgurance du boulet sur le Colonel, le gout de la poussière, et le sel de larmes qui ne sèchent que sous le soleil de Thermidor.
 

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Autocritique https://www.insense-scenes.net/article/autocritique/ Wed, 15 Jul 2020 15:18:34 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4114  
Me regarder comme un spectacle. Tenter de discerner dans les actions qui sont les miens, le narcissisme qui m’y pousse. Tenter de nommer l’injustice ou plutôt l’injustesse de ce que je fabrique par mes mots et mes actes. Me demander ce que je peux bien faire avec une culpabilité qui veut m’assaillir alors que je sais que j’ai agi par passion, par nécessité du corps. Ainsi, nous ne serions pas coupables. C’est qu’un jugement nous délivrerait de la contradiction entre nos actes et nos désirs de paix, de douceur, de joie, d’amitié et de bonheur. Mais il s’agirait de regarder en face cette contradiction, et donc, non pas l’injustice que je commet, mais l’injustesse dans laquelle je ne cesse de me trouver. « Cela manque de justesse. » Cela veut dire que cela manque de nuances. J’agis si souvent par aplats, comme des mauvais comédiens qui jouent un monologue avec de la colère et on ne voit plus que de la colère fabriquée et collée sur un texte qu’on n’entend plus. C’est ainsi que l’injustesse se trouve en premier lieu en moi-même. Autant que la violence qui puisse en surgir peut blesser l’autre, la première importance serait de voir à quel point, en faisant des aplats, je n’entend plus mon texte à moi. Je n’entend plus ce qui se joue en moi, ce qui se dit en moi, ce qui parle en moi, mais je produis des monochromes adressés à l’autre. Je le cogne ou je le flatte avec un aplat rouge, un aplat vert, un aplat bleu. Tu es devant un monochrome de Klein et tout à coup, tu le prends et tu l’exploses sur la tête de ton voisin. Peut-être se crée une tâche rouge, mais cette tâche rouge reste une tâche et ne devient jamais trait et elle n’est jamais ce qui se dessinait en moi-même. Cet écart est douloureux. Notre erreur serait de s’en sentir coupable. Je n’ai pas agi avec préméditations. D’ailleurs, je n’agis jamais avec préméditation, personne n’agit avec préméditation, comme nous ne pensons pas avec préméditation non plus, comme nous n’écrivons pas avec préméditation. En le reconnaissant en moi, je peux le reconnaître dans l’autre. Et je pourrai peut-être un jour me dire face à un théâtre aussi merdique qu’il puisse l’être : ils ont fait ce qu’ils ont pu.
Ainsi, j’agis et ne peut agir autrement. Par contre, je reconnais des situations que j’ai déjà expérimenté et que je peux donc éviter. Je peux me dire qu’il n’est pas bon de me mettre dans une situation, alors que j’ai envie d’être ailleurs. Ce n’est pas bon quand je me mets dans une situation parce que l’autre me le demande, directement ou indirectement. Ce n’est pas bon de me mettre dans une situation quand je sais que je le fais parce qu’un « il faut » est là et m’assaille. La situation n’est pas bonne quand je sens que quelque chose en moi me dit « je ne veux pas » alors que je ne peux pas autrement.
Tout cela a existé dans huit ans de présence à l’insensé. J’y étais par devoir, par opportunité, par culpabilité, par obéissance, par grandiloquence, par arrogance, par romantisme, par prétention… et lorsque j’écrivais, j’ai été haineux, stupide et bête, avec ressentiment, colérique parce que j’étais convaincu, violent parce que je croyais détenir la vérité. Je me sentais juste pour une cause juste. J’écrivais des torchons, des insultes. Je n’en étais pas fier après, parfois je me sentais coupable et je regrettais. Souvent j’étouffais l’effet de ma violence sur moi-même, je la rationalisais, je me réconfortais ou je l’oubliais simplement.
Depuis deux ans, je tente petit à petit autre chose. Ne plus se laisser aller dans l’écriture à la violence de mon affect, mais partir du fait qu’« ils ont fait ce qu’ils ont pu » pour non pas nier la violence qu’une forme artistique peut produire en moi, mais de partir de la violence et la mettre en rapport. Je crois que nous pouvons tout accepter lorsque nous accédons aux nuances des causes qui ont produit un acte. C’est long et fastidieux. C’est un long travail sur soi-même d’abord. Mais c’est le seul chemin pour sortir de l’injustesse qui ne peut qu’être douloureux et d’abord pour nous-même.
Sortir de l’injustesse qui a pu faire que j’ai été à Avignon avec l’Insensé pour voir gratuitement des spectacles, pour mettre un pied dans le haut milieu culturel, parce que je me sentais redevable, parce que cela flattait mon orgueil, me faisait croire que j’avais une importance et une intelligence. Sortir de ce qui manque de justesse pour moi-même en la nommant, voilà peut-être un chemin critique possible. La difficulté réside alors de faire les hypothèses de nuances quand notre regard se pose sur les actes de quelqu’un d’autre. Qu’est-ce qui fait qu’ils n’ont pas pu faire autre chose que cela. Dire cela en amitié, peut-être, sans doute, est-ce plus fécond que leur foutre une tarte.
Il faudrait donc commencer par moi-même et donner des hypothèses d’une justesse. Pourquoi suis-je encore ici et écris, dès lors que j’ai reconnu plusieurs fausses raisons possibles du passé ? Qu’est-ce qui persiste ?
Nous avons souvent nommé notre amitié, notre joie de se retrouver à Avignon. Et oui, elle est réelle. Mais en même temps, elle est fabriquée. Pourquoi nous ne nous voyons si peu en dehors du Festival ? C’est que les rôles que nous y tenons nous fatiguent à la longue. J’y suis le jeune insolent, qui écris avec fougue et sans pitié. Cela fait rire, et cela me fait rire surtout parce que cela fait rire les autres. Ainsi, j’ai cultivé ma violence parce que cela amusait les camarades. Je gagnais en retour la reconnaissance d’intellectuels, d’universitaires. Mais cette reconnaissance n’était pas réellement intellectuelle. C’était un étonnement comme on peut avoir devant un ado qui fait n’importe quoi et dont on se dit : « Il entre dans la vie sans peur. » Ce rôle que je prenais ne faisait qu’autrement masquer ma peur. Mais à partir de ces éloges étranges, je me convainquais moi-même de l’intelligence et de la qualité de mes textes. Plutôt que d’entrer au cœur du doute dès lors qu’on s’adresse au monde, j’ai emprunté un rôle qui perpétuait la bêtise, qui me permettait d’avoir une place dans le collectif et qui me donnait les retours narcissiques dont j’avais besoin. Jeu de rôles qui poussait à une certaine hystérie. Jeu de rôles qui empêche une rencontre véritable, intime, qu’on nommerait plus volontiers amitié.
Nous parlons d’amitié, nous nous fabriquons un image de nous comme si on était la dernière brigade avant-gardiste révolutionnaire, mais nous ne nous connaissons pas. J’ignore vos désirs, vos rêves, vos peurs. J’ignore les raisons profondes pour lesquelles vous êtes là. J’ignore peut-être ou j’ai oublié dans ce cirque de me poser la question de la raison pour quoi j’y suis encore. Que persiste-t-il ?
Pour moi, l’Insensé est le seul espace où j’écris encore. Même si j’écris des dossiers et un journal intime parfois, je dis que c’est le seul espace où j’écris, où je fais réellement l’expérience de l’écriture, c’est-à-dire où l’écriture, le fait de mettre un mot derrière l’autre, construit une pensée qui n’aurait pas pu se formuler autrement que par et dans l’écrit et où cette pensée est en lien avec une extériorité, un spectacle.
Pourquoi si c’est si précieux pour moi comme je dis, n’écris-je pas plus souvent, durant l’année ? Parce que quelque chose doit m’y contraindre, un certain cadre doit m’obliger à ne faire que cela et me libérer du même coup de tous les autres choses à faire. Je m’effraie à l’idée que cela a peu à faire avec le théâtre, peu à faire avec la critique. Ce n’est que la joie intime à affronter la page blanche à partir d’un objet et y dessiner des lignes, y construire un chemin. C’est pour cet espace-temps que j’y suis encore et que j’écris ces lignes et qu’Avignon pourrait être partout…

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Autocritique, par le collectif Assensé https://www.insense-scenes.net/article/autocritique-par-le-collectif-assense/ Wed, 15 Jul 2020 15:12:14 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4107 Joué sans interruption durant les mois de juillet et d’aout à la Déviation, Autocritique est un monologue terrible adressé à un seul spectateur, interprété par Yan B. Autour du travail artistique, le collectif Assensé anime et dirige des ateliers d’écriture « autocritique ». Les productions écrites peuvent alors être intégrées au spectacle. Et, en raison de la crise sanitaire, les publics intéressés doivent contacter la Déviation, puisque les représentations pour un seul spectateur sont à horaires libres et discutés avec le spectateur qui sera présent. A voir, à écouter… (0981094401).
 
Un Process et un procès.
C’est curieusement une mise en scène qui correspond à l’époque où le geste barrière et la prudence, qui induisent des distances et des densités allégées, ont conduit le collectif Assensé à travailler sur une création intitulée Auto-critique. Curieuse mise en scène puisque le dispositif théâtral auquel le collectif recourt, défiant tous les paradigmes commerciaux auxquels obéit le théâtre aujourd’hui, met en vis-à-vis, un Acteur sur scène, et un seul Spectateur dans la salle. Soit un théâtre en tête à tête que Jean Sauveterre, un des membres du collectif, explique d’un point de vue dramaturgique et esthétique.
« En fait, quand on a pensé à ce spectacle : Auto-critique, on s’est immédiatement posé la question de l’adresse, de la participation et de l’implication du spectateur. Pour nous, faire « auto-critique » ça ne pouvait pas relever d’un mode d’exposition ou de représentation habituel. Un acteur face à une multitude de spectateurs, ça ne pouvait pas correspondre à notre objectif et garantir l’effet miroir que nous cherchions à avoir sur le spectateur. Je dis cela, car depuis le début, je ne voulais pas d’un spectateur voyeur ou témoin. Je voulais un spectateur concerné, directement par ça. Une sorte de spect-acteur qui, dans le rapport frontal et finalement la proximité que l’on obtient par l’isolement, serait l’interlocuteur muet de l’acteur. En fait, il s’agissait de trouver un mode d’adresse où, en définitive, on aurait une sorte de dialogue qui s’esquisserait. L’acteur parlerait au seul spectateur, et le spectateur déploierait une telle écoute, qu’on pourrait imaginer qu’il soit en mesure de répondre. Et c’est cela qui en ferait un spect-acteur ».
Sur les raisons du collectif de faire un spectacle sur ce thème, Jean Sauveterre ne manque pas non plus d’arguments. « Ah, oui…. Le thème ? Ce n’est pas tant de revenir sur une histoire des grands procès qui nous a guidés. Après tout, cette histoire est révolue et revenir sur Zinoviev, Kamenev… ou même Meyerhold qui nous rapprocherait du théâtre… ça n’avait pas tellement d’intérêt. Ce n’est donc pas une énième fresque historique où l’on reviendrait sur des « trahisons ». Et on n’avait pas non plus envie de faire comme les chiliens qu’on a vu récemment au festival d’Avignon. Revenir ou faire le procès d’Allende. D’ailleurs, à ce propos, la critique de Yannick Butel que l’on retrouve sur le site de l’insensé a tout dit et fort justement. Non, si on a fait ce travail, si on s’est inscrit dans cette création Auto-critique, c’était plutôt pour mettre en place un questionnement sur le rapport que les êtres entretiennent à la parole. Je veux dire par-là que, mais je ne suis pas linguiste, la plupart du temps la parole va d’un émetteur vers un destinataire. Elle est tournée vers l’extérieur. Elle est en quelque sorte abandonnée à l’extérieur et celui qui parle lui donne souvent cette direction. Avec Auto-critique, avec le dispositif que nous avons mis en place, c’est une parole qui « colle » à celui qui l’émet. C’est une parole qui, pour autant qu’elle est proférée, ne concerne en définitive que celui qui la prononce. Et ça, ça nous paraissait intéressant à traiter : cette réorientation de la parole vers celui qui la prononce. Si, par exemple, on prend l’épisode de la condamnation que l’on s’adresse à soi-même et qui arrive à la fin du spectacle ; on voit bien que les mots qui sont utilisés sont choisis avec soin. Que les mots sont arrondis et pas pointus. Comme si quand on parle de soi ou que l’on s’adresse à soi, on se ménage des issues, des excuses, des formes d’atténuation. Ça fait un contraste, bien souvent, avec la parole critique qui peut-être dure. Avec l’auto-critique, le dur est remplacé. C’était intéressant de travailler cette parole « d’excuse » où on sent bien que l’on cherche, se cherche, des excuses. C’est-à-dire comment on finit par chercher à ne plus être responsable ».
 
Tribunal et tribulations
Sur la scène éclairée par une lumière douche, un personnage (Yan B) est debout, une serviette éponge tâchée de noir autour du cou. Des tâches comme autant de petites salissures de la conscience ont été substituées à, par exemple, du sang comme on pourrait l’imaginer après qu’il aura été torturé pour en arriver à l’aveu. Mais non, ici, l’aveu est dépossédé de l’influence de l’autre. Personne pour jouer le bourreau qui s’en prendrait à une victime. Non, personne pour une nouvelle fois « faire porter le chapeau » à un autre que soi. Yan B porte lui-même son chapeau. Et, alors qu’il se tient à l’arrêt au milieu du plateau, on pourrait même croire qu’il l’a mangé… son chapeau. Debout, immobile, il a les yeux et le visage tournés, tout le temps de la représentation, vers le bas, vers un point fuyant, à moins que ça ne soit seulement le bout de ses chaussures. Et il ne faut pas longtemps pour comprendre que cette manière de jouer, qui prive l’acteur du dévisagement, abrite sans doute une forme de honte ou d’embarras indépassable. L’acteur est là, seul, dans un immense océan noir et il occupe ce point de lumière, comme un insecte pris dans le halo d’un phare. Il pourrait être un prisonnier, mais non. Il pourrait être un esclave, mais non. Il est juste seul avec lui-même et il a entendu, quand la lumière l’a révélé, la voix du spect-acteur à qui l’on a demandé de dire : « Je te regarde. Je t’écoute. Parle ».
Et il s’est mis à parler, comme enfin autorisé à dire quelque chose qui le concernerait vraiment. Non pas parler pour commenter, ci et ça qui relèvent des propos de Zinc. Non pas parler pour séduire, convaincre, jouer le jeu de la discussion et du débat d’idées. Non pas parler pour ne rien dire, mais justement parler en sincérité de soi et, plus que la sincérité, parler en vérité de ce qu’il est, de ce qu’il n’a pas fait et aurait dû faire, de ce qu’il a trahi, etc. Alors commence un monologue uniquement et brièvement interrompu seulement quand ce qui se dit demande à être pensé, extrait du fond de soi, pris aux tripes et aux cœurs… petits moments de silence presque imperceptibles où le silence n’est pas interruption, mais temps de formation du sonore. Et justement, ça commence par ça, un silence, une sorte de formation d’une odeur qui sent le manque d’honneur.
« Je vous mens régulièrement en jouant les fiers à bras alors que je ne suis que lâcheté. Je vous mens comme un arracheur de dents pour vous distraire et vous amuser car je crains que sans divertissement vous ne vous aperceviez de mon imposture, de mes crimes à dix sous. J’entretiens depuis longtemps un rapport masqué à la parole.  D’abord, ce fut pour édulcorer la vie, la romancer et lui donner le relief qui me manque. Je manque de relief comme on le dit d’un paysage hollandais où le plat est moins paysagé que cérébral. Je ne le faisais pas pour moi, mais pour que ma compagnie vous soit agréable. J’avais peur de vous décevoir, de vous ennuyer, de vous voir me quitter, vous éloigner. J’avais le souci de vous aussi. Je vous ai menti pour vous être agréable mes amis. Mais voilà qu’un défaut d’amitié, un petit abandon de plus, un lapin posé inopinément fait que vous venez à défaire et lézarder le visage de l’amitié que je vous prêtais. Alors me viens la seule chose qui me reste car vous me manquez et dans l’instant du manque, je décide de m’exécuter sous vos yeux, contre vous. Je vous ai toujours menti, au risque de me mettre en danger. Mais il y avait à vous abuser une jouissance juteuse. Je vous ai regardé vous amuser pendant que moi-même je m’amusais de votre amusement. Je vous mentais avec amour, passionnément et qui sait, au moment où je me suicide devant vous, où je retourne la parole contre moi et sais qu’elle va me blesser mortellement, j’espère, oh oui j’espère, que vous trouverez le temps de venir en amis à mes funérailles. Car c’est la dernière chose que je vais vous offrir : mes funérailles. Alors vous serez à nouveau assemblés autour de moi. Car voilà, et mais vous ne le savez pas, si j’ai menti, en définitive, ce n’est pas pour vous amuser, mais pour ne pas être seul. Car oui, j’ai peur d’être seul… Alors, voilà, tout à commencer quand, pétri de cette peur, je me suis dit « comment me faire des amis ? ». Et ma vie n’étant d’aucun intérêt, alors je l’ai inventée et je l’ai partagée. Mais je ne partageais qu’une fiction et la peur n’a fait qu’augmenter car vous pouviez le découvrir cet artifice… Mais je ne suis qu’un menteur qui avait le souci de vous conserver. J’ai aussi, ah oui, oui, oui… j’ai aussi essayé de vous faire peur. D’être celui qui pourrait être brutal. Car, j’avais réfléchi, mentir n’était pas suffisant. Il fallait développer la peur. Alors, j’ai modelé une peur douce, qui enlace et qui fait rire et vos rires me renseignaient sur l’efficace de cette peur.
Mais ce n’est pas tout, car maintenant, avançant à découvert, je peux le dire. Et vous l’entendrez comme l’épitaphe de cette auto-critique que j’achève. Je ne suis pas qu’un menteur. Je suis surtout un lâche, un faiseur, un « qui fait croire »… Au moment de vous laisser, je voulais vous le dire, vous le confier… et si vous vous détournez définitivement de moi, alors sachez-le, menteur oui, mais proche de vous pour vous faire les poches de vos sentiments et en profiter. Menteur oui, mais avant tout voleur d’amitiés ».

Quand dire c’est être.
À l’évidence, ce travail sur la parole qui ne ment plus sera une épreuve pour chaque spect-acteur, et bien entendu pour l’acteur qui se livre et s’expose. Car loin de ramener le théâtre à la seule fiction, loin de l’inscrire dans le genre documentaire, Auto-critique est d’abord un travail sur le rapport intime entre parler et faire entendre quelque chose de soi ; entre parler et être ce que l’on parle. C’est cruel, si on entend par « cruauté », le fait de ne plus déguiser la parole par l’artifice, ne plus jouer le jeu des conventions, de ne plus abuser l’auditeur. Avec Auto-critique, la parole retrouve son état premier. Parler pour nommer. Bien loin en définitive de l’abus de parole qui est sempiternellement utilisé et qui la dégrade. On songe bien entendu, à la parole politique dont on soulignera que l’on parle plus volontiers de « discours politique ». On songe aussi, à tous ces donneurs de leçons qui font de la parole un instrument, un outil, un moyen qui sert des causes, au point que la cause généralement force la parole. Auto-critique ne relève d’aucune manière de cela. Et la parole qui s’y fait entendre est une parole privée qui vient à être articulée dans l’espace public, sur la scène théâtrale. C’est un rapport à la parole qui fouille, de manière archéologique, les zones d’ombre du sujet. C’est une parole presque fossilisée qui alors se fait entendre. Dépaysante, étrangement puissante… cette parole-là ne tombe pas à plat.

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Fin de partie… la chose… https://www.insense-scenes.net/article/fin-de-partie-la-chose/ Wed, 26 Feb 2020 17:21:10 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4077 Fin de partie. Jean-Pierre Dupuy et René Paréja. Caen.

Sur invitation et comme à la belle époque du théâtre clandestin qui se faisait dans les caves, dans les hangars, dans les plis et recoins à l’abri des regards… Jean-Pierre Dupuy et René Paréja, « rattrapés par la limite d’âge » comme l’écrirait Léonardini dans Qu’ils crèvent les critiques, tous deux ex de feu « le Ministère de la Jeunesse et des Sports », sont moins des « émergents » (classification du Ministère de la culture ou de ce qu’il en reste) que des insubmersibles de la scène, de la pratique théâtrale, de la formation de l’acteur. Les retrouver eux les retraités, dans un collège désaffecté, en lieu et place d’un quartier dit « sensible » pour y créer Fin de Partie de Samuel Beckett n’avait ainsi rien d’un hasard.
 
À propos…
Chez Beckett, dans Fin de partie, les fenêtres sont hautes et il faut une échelle pour aller n’y rien voir. Dans Soubresauts, c’est un tabouret qui permet d’aller voir le ciel. Et Beckett, dans Soubresauts (l’une de ses dernières pièces, peut-être la dernière) ponctue par « Oh tout finir ». Lointain écho, peut-être, au « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir ». En « finir »… ou un verbe que Beckett ramène à son infinitif. Soit, pour un grammairien, un verbe mutilé de l’action qu’il est possible de lui prêter. À la première phrase de Fin de partie, les variations autour de « finir » (fini, c’est fini, etc.) ne doivent pas nous rendre aveugle à l’infinitif qui traîne les pieds en bout de phrase. Il ne se passera rien, car rien ne commencera, rien ne marche plus. Il faut seulement envisager cela. C’est le propre de l’infinitif que de « suspendre » le temps de l’action, auquel Beckett substitue un état, une situation. Fin de partie, c’est ainsi un théâtre de situation où la possibilité de l’expérience est réduite. Là où les larmes ont gelé et où il n’y a pas d’yeux pour pleurer. Là où les passions sont hors d’usage parce qu’usées. Là où la langue de la vie (à moins que ça ne soit la vie de la langue) relève d’une « écorcherie » comme le convoque Adorno quand il se frotte à l’indissolubilité du texte de Beckett. Et Clov de le rappeler : « (implorant) Cessons de jouer ». Fin de partie, c’est « cessons de jouer » et donc, peut-être, seulement, dans la parenté du lecteur Badiou, comprendre, à l’évidence, qu’il faut « prendre Beckett à la lettre ».
Essayer – ça serait déjà pas mal – de faire entendre Beckett à la lettre. Soit, aller voir du côté du rythme et de la ponctuation… quelque chose qui s’apparenterait à la sonosphère chère à Régy qui parlait lui de « blancs disjonctifs » et autres pour modeler les pauses et les silences. « À la lettre », donc, ou juste ça : la phoné, quoi ! le son et s’y tenir. Si d’aventure, on se mettait d’accord là-dessus, alors on entendrait peut-être que Beckett, avant de raconter des histoires (lesquelles d’ailleurs ? Qu’est-ce qu’elles racontent les histoires ?), a d’abord œuvré à « dramatiser le langage », bien plus qu’il n’aura poursuivi l’entreprise de faire exister un langage dramatique (comme tant d’auteurs le pensent nécessaire).
Bien entendu, on peut toujours faire autrement et y voir (combien prétendront ça ?), un couple qui se torture. Hamm/Clov ou Clov/Hamm… dans une relation d’aliénation, de subordination, de perversion, etc. ayant le goût du deal et de la réciprocité féroce, celui du négoce en quelque sorte… jusqu’à l’os. Clov/Hamm-Hamm Clov ou deux faux monnayeurs enfermés ou reclus, de toutes les manières loin d’ici et maintenant qui n’en finiraient jamais de se brancher, débrancher, rebrancher pour un « oui et un non », histoire d’entretenir non pas la conversation, mais un semblant de mouvement propre au langage.
Oui, on peut toujours y voir ça et entretenir la vieille dialectique du bourreau et de sa victime. Oui, on peut continuer à dire ça et faire perdurer un dialogue qui dérivera vers un pathos et un psychologisme. Et peut-être même qu’y lisant cela, certains le joueront. C’est finalement plus commode de jouer et le spectateur s’accommode du commode. C’est confortable.
Mais voilà, il y a la sentence de Clov « Cessons de jouer ».
Alors Fin de partie ? Il faut bien choisir et, comme Charles Juliet, se décider pour une voie ou une autre. Une voie qui ferait entendre la voix, la seule, qui nous rappellerait que Beckett écrivait « les mots ont été mes seules amours ». Et sans doute privilégier l’idée d’en finir avec « cette saloperie de logique » (l’expression est de Juliet) qui, si elle devait revenir en cherchant à articuler tout ça – tout ce texte-là – nous priverait de ce qui est à entendre ou à voir.
Voir, sans doute que « la lumière meurt » ; qu’Hamm et Clov sont des camarades de solitude lesquels ne se répondent pas, mais continuent de (se) parler. Entendre et voir au point de reconnaître dans cette situation un clin d’œil au « Chasseur Gracchus » de Kafka où l’on regarde des hommes qui ont échoué à mourir. Se contenter de regarder Hamm et Clov comme deux rapaces, au seuil d’un nid, dont le vol surplombe la même charogne qu’est le monde. Comprendre enfin que le handicap de l’un comme de l’autre n’est pas une métaphore pathétique de la condition humaine, mais un motif darwinien qui tient davantage à l’évolution de l’espèce qui s’adapte à la négativité de l’Histoire. Et sourire oui, de l’accent anglais quand Clov/Dupuy alerte la salle de la disparition des « Bicycle ». « Bicycle » dont Ludovic Janvier rappelle qu’il était encore possible d’y voir « des anges provisoires »…

L’esprit d’escalier
C’est au milieu de nulle part, sur un palier d’escalier aménagé, que Hamm/Paréja et Clov/Dupuy « tiennent salon ». Là, dans un périmètre réduit jonché de détritus (emballages de médocs, bouteille plastiques, etc.) ils campent dans les escaliers qui conviennent à ce qu’ils sont devenus et à l’esprit d’escalier qui est le leur. Soit une manière de faire de la pensée ou d’une idée une voie sans issue ou sitôt énoncée, sitôt disparue, la pensée se défile et se défie de tous les développements qui lui étaient prêtés. Et c’est à cet endroit qui les unit ou les tient en vis-à-vis, que Hamm et Clov, instruments l’un de l’autre, se tiennent en respect, chacun à la merci de l’autre. Là, encore, que Hamm/Paréjà (paire de lunette noire, chemise hawaïenne, pantalon rose et charentaise, assis dans une sorte de guérite qui vaut pour fauteuil)  et Clov (gilet, pantalon noir, mocassin, puis brodequin, chapeau de ville…) s’affairent, sans rien d’autre avoir à faire que « s’affairer ». Hamm et Clov s’affairent donc, s’agitent, se préoccupent, s’inquiètent… sans que l’on sache réellement de quoi. Au sol, de petites lumières, tels des cierges funèbres, donnent à l’obscurité ses couleurs de clandestinité. La même que celle qui a gagné Hamm et Clov conduit à épier et s’épier, et donc se méfier, développant l’un comme l’autre, un petit goût de curiosité, pour ce qu’ils font, pour ce qui viendrait et pourrait les déranger. Alors, dans ce paysage sous surveillance et clandestin, Hamm et Clov s’affairent à satisfaire des besoins primaires. Manger. Pisser. Et comme le disait Artaud « là où ça sent la merde, ça sent l’être ». Odeur ontologique, en quelque sorte, pour Hamm et Clov en passe de devenir-larve. Et rien ne semble pouvoir modifier ce cours des choses pour des choses sans cours. Gestes sans valeur, parole sans cote, histoire démonétisée en quelque sorte qui tient davantage à l’acte d’émission qu’au souci de réception. Vigilants, Hamm et Clov le sont et en donnent l’image. Et de les regarder vivre, en limite de ce que Bernard Noël nommerait « la castration mentale ».
Et soudain, peut-être apercevoir les brodequins de Clov/Dupuy, sans lacets. Image violente que celle-là qui, si elle dit l’impossible départ du compagnon de route d’Hamm, souligne furtivement un état carcéral, et plus précisément encore, le risque d’un suicide que l’absence de lacets éconduit. Et de regarder Clov, alors, comme un détenu (proche en cela de ce que Beckett racontait à propos d’un détenu allemand qui lui avait écrit « aimer Godot » et nous renseigne ainsi sur les liens que Beckett entretenait avec les prisonniers).
Regarder les brodequins de Clov et en mesurer l’efficace : la tentation de la disparition radicale, laquelle aura commencée dès la langue qui, de fait, disparaît dans Fin de partie.
 
Tout séparera Paréjà de Dupuy, Dupuy de Paréjà, l’un Hamm, l’autre Clov. À Paréjà, fort en gouaille répondra le filet de voix de Dupuy. Au goût du son et de l’onde neutre de Dupuy répondra le goût de l’idée claironnée chez Paréjà. Etc. Au point que Hamm/Paréjà et Clov/Dupuy, s’ils s’opposent dans Fin de partie pour d’autres motifs, auront trouvé jusque dans le jeu de l’acteur et l’usage de la voix un lieu d’affrontement supplémentaire.
Sur le petit siège aménagé dans la cage d’escalier, à côté du réveil qui ne fait aucun tic-tac, là où la veille François Tanguy se tenait avec 9 autres spectateurs, Fin de partie s’entend encore dans Soubresauts : « de loin en loin Oh finir. N’importe comment, n’importe où. Temps et peine et soi soi-disant Oh tout finir ». Et sentir, une fois encore, que Fin de partie aura « griffé » comme l’écrit Beckett, celui qui assistait… à la chose (comme la nomme avec tendresse Jean-Pierre Dupuy).
 

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Désirs de liberté https://www.insense-scenes.net/article/desirs-de-liberte/ Wed, 29 Jan 2020 16:03:27 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4060 Le Cinéma de l’inquiétude morale, de Michał Borczuch. Cracovie, décembre 2019.

 
À l’occasion du 12ème festival Divine Comédie en décembre dernier, Michał Borczuch a présenté sa dernière création Le Cinéma de l’inquiétude morale (Kino Moralnego Niepokoju) et a remporté le Prix de la meilleure mise en scène. Une distribution parfaite, une scénographie d’une plasticité étonnante et délicieusement ludique, un texte saisissant. Que demander de plus ?
 

« On appelle esprit libre celui qui pense autrement qu’on ne s’y attend de sa part en raison de son origine, de son milieu, de son état et de sa fonction, ou en raison des opinions régnantes de son temps. Il est l’exception ; les esprits asservis sont la règle. »
Friedrich Nietzsche, Humain trop humain

Les personnages du Cinéma de l’inquiétude morale de Michał Borczuch donnent raison à Nietzsche : la liberté, c’est bien beau, mais encore faut-il l’assumer et savoir qu’en faire. Et si beaucoup aimeraient se vanter d’être un esprit libre, peu le sont réellement. Car comment distinguer ce qui, dans nos désirs, ne nous appartient pas et est le fruit des diktats de la société ? Jusqu’à quel point peut-on construire sa réalité sans qu’elle ne devienne une fiction ? Et est-on sûr, finalement, de savoir distinguer l’un de l’autre ?

Sorti tout droit de l’Académie des Beaux-Arts et du Conservatoire d’Art dramatique de Cracovie, le jeune artiste Michał Borczuch s’empare d’une question a priori intime – que vais-je faire de ma liberté ? – et compose une fiction théâtrale à la portée universelle. Explorant avec un plaisir contagieux la plasticité du théâtre et ses frontières avec la réalité, il construit une fable sans morale aucune dans laquelle on croise trois générations de personnages : des jeunes de vingt ans vivant en colocation et profitant des joies de Netflix, deux frères quinquagénaires brisés face au succès de leur sœur, actrice reconnue et au milieu de tout cela, un quarantenaire qui veut tout quitter pour construire sa cabane dans la forêt. Lui, c’est Thoreau (Henry David de son prénom). Le célèbre philosophe et naturaliste américain auteur de Walden ou la vie dans les bois se retrouve ici au beau milieu d’un joyeux bordel théâtral, une hache à la main, au cas où on croiserait un arbre quelconque à abattre (ou un néon, faute de mieux). Ses désirs de liberté et de nature constituent le fil directeur de la pièce, fil auquel viendront ensuite s’emmêler – car le désir ne vient jamais seul – les films de Krzysztof Kieślowski et les performances de Józef Robakowski. Du premier, c’est en particulier Amateur qui se retrouve sous les feux de la rampe, soit le récit d’un homme qui décide de filmer la naissance de sa fille et qui, pris de passion par l’outil cinématographique, en vient à préférer le cinéma à sa propre vie. Ou à faire de sa vie un cinéma. Comme on voudra. Et les personnages du Cinéma de l’inquiétude morale de reconstituer, sous les yeux des spectateurs, des scènes du film, brouillant toujours davantage la frontière entre fiction et réalité. De même, la référence à Samochody Samochody (Voitures, voitures) rappelle combien il est facile de transformer une scène d’ordinaire inaperçue et banale – des voitures qui roulent – en une œuvre d’art par le seul pouvoir de la parole. Nommer la réalité, c’est faire naître la fiction.

 
Le texte inédit de Tomasz Śpiewak (qui signe également la dramaturgie du spectacle) navigue avec une virtuosité certaine entre ces matériaux littéraires et artistiques, laissant chacun d’eux contaminer l’autre. Avec une langue d’une précision et d’une poésie remarquable, il démonte avec humour les stéréotypes des désirs d’aujourd’hui pour les inscrire dans une réflexion plus large où réalité et fiction peinent à se distinguer.

Et puisque la frontière entre les deux ne tient plus, autant en profiter et faire du plateau du Cinéma de l’inquiétude morale un espace de liberté comme seul le théâtre peut en construire. On frissonnera ainsi de plaisir en se baignant sur un plan incliné sans aucune goutte d’eau, on fera la liste de toutes ces choses que l’on aime faire en tournant en rond autour d’un carré, on jouera au cochon pendu sur une barrière jaune, en lisière de plateau et on prendra le temps de rêver en regardant le public. Et si la plupart des metteurs en scène contemporain usent avec un systématisme parfois déroutant de la vidéo sur scène, rares sont ceux qui l’intègrent avec autant d’intelligence que Michał Borczuch. C’est qu’au-delà de son emploi dramaturgique classique (hors champs, dédoublement de la scène filmée en direct et reprojetée en noir et blanc faisant de l’image filmée un élément factice et autres gros plans permettant d’accéder aux pensées intérieures de certains personnages), la vidéo est aussi traitée comme un matériau plastique. Ainsi de ces projections de pixels colorés qui floutent les contours des corps des comédiens, comme si le grain de leur peau se retrouvait soudain à la surface des choses et formait un quatrième mur sensible.
 
A l’heure où la création artistique en Pologne est sans cesse mise en danger, les désirs de liberté n’en sont que plus précieux. Et puisqu’il faut choisir une arme pour les défendre, Michał Borczuch semble avoir trouvé la sienne : le théâtre. Et croyez-moi, elle est redoutable.
 
Le spectacle sera repris au Nowy Teatr du 14 au 16 mars 2020. Plus d’information à l’adresse suivante : https://nowyteatr.org/en/kalendarz/kino-moralnego-niepokoju
 
Crédits photos : Nowy Teatr

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Enfumage https://www.insense-scenes.net/article/enfumage/ Wed, 15 Jan 2020 18:25:45 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4050 Les Démons de Dostoïevski, par Sylvain Creuzevault, TNP de Villeurbanne, 14-25 janvier 2020.
Après Notre Terreur ou Le Capital et son Singe, Sylvain Creuzevault confond encore une fois deux types de burlesque : l’un se contente du rabaissement infantile d’icônes en tous genres ; l’autre répond à une nécessité politique et/ou métaphysique (Chaplin, Keaton, Beckett…). Jarry est passé de l’un à l’autre, de son professeur de physique moqué au lycée à l’inquiétante ascension du père Ubu, certes sans qu’il y ait une différence de nature entre les deux, mais plutôt une graduation insensible qui finit par produire un saut qualitatif et n’exclut pas le trajet inverse.
Son adaptation de Dostoïevski n’est qu’une farce potache enrobée d’une scénographie monumentale, consumée dans une vaine débauche de moyens, d’énergie et d’effets. Le rituel bourgeois du théâtre n’est bousculé ‒ très conventionnellement, sur un mode carnavalesque affadi ou pseudo-brechtien ‒ que pour mieux retrouver peu à peu son assise : dégagement du cadre de scène, frontalité rétablie, scènes bien délimitées entre elles, beaucoup de duos et peu de choralité, manipulation du public pris à parti, improvisations très contrôlées, etc. Le roman de Dostoïevski sert de prétexte à des applications faciles : Nuit Debout, grand débat, scandales pédophiles de l’Église catholique, Crimée annexée par la Russie, bonne conscience des bobos, terrorisme islamiste, précarité des étudiants, glyphosate, etc. Les « Ta gueule ! » alternent avec des blagues khâgneuses : cercle de craie (caucasien) tracé au sol, « la nuit remue », « luxe, calme et vacuité », « putains de balais russes », « Dieu est mou », etc.
 

 
Dans une séquence emblématique, le corps de Yann-Joël Collin (Stépane Verkhovenski) disparaît dans un nuage de fumée qui envahit la salle, son discours est parasité par la musique, des gyrophares rougeoient sur les côtés ; à l’aide d’une lampe frontale, il se fraie tant bien que mal un chemin parmi les spectateurs jusqu’à une place réservée. Ce que subit l’acteur ici nous fait toucher le fond ‒ du propos. L’enfumage, tic agaçant de mise en scène, est censé référer à l’incendie de la ville hors-champ, mais on pense également bien sûr aux gaz lacrymogènes qui se répandent dans les rues, aux entraves à la liberté de manifester, aux violences policières qui se multiplient, etc. Encore une application facile qui nous enfume, qui ajoute de la confusion à la confusion des temps, et qui ne répond aux tirs de LBD que par d’inoffensifs clins d’œil.
L’intérêt est ailleurs. Valérie Dréville dissipe à elle seule toute cette fumée. Elle déborde d’une jubilation à jouer (avec) son rôle d’Alex Kirillova, à jouer avec son partenaire sur scène ‒ Frédéric Noaille (Piotr Verkhovenski) ‒, à jouer tour à tour devant, avec et en présence du public, à jouer avec la mémoire de ses expériences passées (intonation chez Vassiliev, haine du théâtre chez Castellucci, Irina Arkadina chez Ostermeier), tout en faisant entendre l’(in)cohérence du raisonnement de son personnage sur l’athéisme, la mort de Dieu et le suicide. Elle est époustouflante dans sa manière de passer insensiblement du burlesque le plus pata- au plus métaphysique.
 

 
Dans Onzième (2012), François Tanguy et le théâtre du Radeau, qui ne dédaignent ni burlesque ni postiches, avaient su accueillir deux paroles a priori mineures et idiotes du roman : la fable du cancrelat de Lébiadkine et le refus de sa sœur Maria de voir en Stavroguine son « Prince ». On était au plus loin d’une Maria (Amandine Pudlo) surnommée « la débile » et d’un Lébiadkine (Léo-Antonin Lutinier) campé en slameur risible ; oui, à La Fonderie au Mans on était très loin de l’enfumage.

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Novarina, langue vivante https://www.insense-scenes.net/article/novarina-langue-vivante/ Wed, 18 Dec 2019 16:38:05 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4028 L’Animal imaginaire de et par Valère Novarina, TNP de Villeurbanne, 12-21 décembre 2019.
L’Animal imaginaire est une pièce-somme qui incite à revenir sur quelques grandes lignes dessinées par l’œuvre de Novarina au fil du temps. Chez lui, la scène se renouvelle par le trou du souffleur, aussi invisible que déterminant. À la fois unique et multiple, il se dissémine dans le corps de chaque acteur. Trous ambulants et souffleurs virtuoses, trouvères anachroniques, ces corps parlants désarmeraient un anatomiste : bouche et anus semblent communiquer directement par un tuyau où passe et trépasse le souffle. Parfois, il y a fusion, « bouche excrémentielle ». Novarina n’offre pas aux acteurs des emplois, des rôles, des personnages, ni même des figures, mais des corps inouïs, puisant à la même radicalité, mais différemment, que le « corps sans organes » d’Artaud. Ses partitions requièrent un corps troué de toutes parts. On circule alors entre deux extrêmes : un corps entièrement poreux, perforé, qui finit par se confondre avec le souffle, dans un devenir aérien ; un corps tiré par le bas, burlesque, essoufflé, marionnette démantibulée, porteur christique des planches du théâtre ou cadavre animé de soubresauts sur une civière.

Apprendre le novarinien, passé l’étonnement ou l’agacement, ne se réduit pas à l’imiter, ni même à le pasticher ou à le parodier, c’est épouser son rapport d’étrangeté à la langue, la manier dans sa plasticité, repousser de façon épidermique les tentatives de solidification ou de simplification de la langue. Il arrive que cette neuve langue coïncidasse avec un corps et fasse mouche par la bouche, laissant derrière elle les chiures des mots usés jusqu’à la corde : syntaxe obligée, automatismes langagiers, formatages en tous genres et autres avatars de la novlangue, tout ce qui bride la malléabilité du langage, sa dialectique insoluble entre figuration et défiguration, dont l’équivalent visuel sont les peintures de Novarina, dans la lignée de l’art brut d’un Dubuffet, qui occupent la scène, que les acteurs manipulent, déplacent, agencent comme ses paroles. Le poète-dramaturge réussit cette prouesse : à force de néologismes et de zigzags et de gags et de gageures entre argot et langue châtiée du 18e siècle, les quelques mots ou tournures empruntées au langage quotidien finissent par devenir étranges à leur tour.

L’Animal imaginaire est une pièce inédite qui reprend en partie certains morceaux d’anthologie des précédentes. Novarina, qui publie depuis les années 1970, a créé non seulement son propre répertoire mais aussi et surtout un idiome, au point qu’on peut se demander qui d’autre que lui pourrait s’en emparer. Heureusement, même à la simple lecture, ses pièces procurent une expérience non moins jouissive, mais différente, que leurs versions scéniques : certaines séquences prennent du relief à la lecture alors qu’elles tombent à plat sur scène ; l’inverse est aussi vrai. Pour les spectateurs, jamais le bouche à oreille n’a été aussi nécessaire. L’idiome de Novarina, pour se transmettre à un public, ne pas tomber dans le vide ou tourner en rond, a su composer avec le cirque et le music-hall chers à Beckett. Christian Paccoud est l’animateur de cette immense Opérette imaginaire, maniant son accordéon comme un instrument à compresser ou à déployer le souffle, cette musette de Novarina. Il nous gratifie d’un solo qui épouse les nuances d’une émotion contenue valant bien « les sanglots longs / Des violons / De l’automne » (Verlaine).
Les numéros d’acrobaties langagières se succèdent, présentés par une Agnès Sourdillon accoutrée en Madame Loyal : soliloques aux airs de morceaux de bravoure ‒ Figaro et Lucky font pâle figure à côté ‒, autant de tentatives d’épuisement du langage, ou de démonstrations de sa puissance générative ; répétition-variation du récit de vie d’une Personne (Valérie Vinci) puis d’une Autre Personne (Nicolas Struve), liste de temps verbaux dont certains mériteraient d’entrer dans l’usage (« le subjonctif patient », « l’imparfait postérieur », « l’inquiétatif », « le procrastinatif », « le traumatiste », etc.), synonymes à n’en plus finir de « dit-il » merveilleusement récités par René Turquois ; mais encore, duos endiablés qui revisitent un comique moliéresque, Le Bourgeois gentilhomme en particulier, à l’instar du Galoupe-Agnès Sourdillon qui subit « la somme contre les gens et les genres » de Raymond de la Matière-Manuel Le Lièvre, le titre de la pièce rappelant pour sa part Le Malade imaginaire… On craint parfois que les acteurs, comme devant un jongleur pendant un numéro périlleux, ne butent sur un mot, aient la mémoire elle aussi trouée. On est d’autant plus impressionné par leur réussite éclatante. Plus radicalement, il arrive que l’extase éprouvée par les acteurs, via la répétition des mots ou le malaxage du matériau sonore, se communique aux spectateurs, pris littéralement de fous rires. La durée, deux heures cinquante sans entracte, est un élément essentiel de l’expérience, tissée de flux et de reflux attentionnels, ceux-ci davantage dans les moments où Novarina pontifie à sa manière sur l’homme comme animal doué de langage ou sur le mystère du verbe fait chair.

S’il y a une chose qui distingue L’Animal imaginaire des pièces précédentes, à moins de remonter au Babil des classes dangereuses (1978), c’est sa tentative d’exorciser par la satire les hantises politiques de notre époque. Tout y passe, dès qu’est soupçonné un formatage du langage et de la pensée : psychanalyse (« Votre mère est le personnage-serrure de cette histoire »), dictature des identités (la députation des « peuples » qui présentent tour à tour leurs spécificités ridiculement nationalistes), écriture inclusive (dont Raymond de la Matière opère ce diagnostic : « Ne pouvant venir à bout des contradictions du réel et du désordre de la vie, nettoyons devant notre porte : simplifions le langage »), jargon médiatique (la tirade du Grand Communicateur-Dominique Parent), philosophie de Heidegger, Badiou et consorts (« Le politique est le nom du politique politiquant, de même que le cuisine est le nom de ce qui reste, à proprement parler, de cuisinal dans la cuisine une fois tout enlevé »), emprise des algorithmes (« Delenda est mathematica ! »), etc. Quand L’Ouvrier du drame (le régisseur Richard Pierre) traverse le plateau en regrettant « Nous souffrons de ne pas avoir la parole et cependant nous ne la prenons pas », on croirait entendre Michel de Certeau sur « la prise de parole » en Mai 68. Plus inquiétante et non moins drolatique, la séquence où Sosie (Dominique Parent) égorge Autrui (Manuel Le Lièvre) avec un gros couteau de boucher, tandis qu’est chanté en chœur « L’homme n’est pas bon, nom de nom ! », ne manque pas d’évoquer les vidéos de Daech. À la fin du spectacle, aux côtés de jerricanes naufragés des banderoles gisent à terre, en attente d’être brandies. À l’instar de la présence sur scène d’Edouard Baptiste et de Bedford Valès, deux acteurs haïtiens auquel Novarina tient coûte que coûte pour leur gestuelle et leur phrasé, on y inscrirait volontiers l’adage derridien « plus d’une langue » ou le mantra deleuzien « être un étranger dans sa propre langue ».

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Marché de dupes https://www.insense-scenes.net/article/marche-de-dupes/ Tue, 10 Dec 2019 00:20:19 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4021 £¥€$ par Ontroerend Goed, festival micro mondes, Théâtre Nouvelle Génération (Lyon), 29 novembre-1er décembre 2019.
 
Plus qu’en Avignon où le spectacle avait été programmé, £¥€$ trouve son véritable terrain de jeu au festival micro mondes dédié aux « arts immersifs », dont la première édition remonte à 2011, au Théâtre Nouvelle Génération à Lyon, dirigé par Joris Mathieu.

http://www.micromondes.fr/

Immersif, et même participatif, mais pas déambulatoire, ce spectacle de la compagnie flamande l’est vraiment, et insister sur cette forme de théâtralité de plus en plus prégnante ces dernières années ne revient pas ici à occulter le sujet traité : la financiarisation de l’économie. Le sujet fait ici corps avec la forme adoptée. D’autres choix étaient possibles, attendus : théâtre documentaire, conférence-performance ou fable brechtienne.
Les participants sont placés au cœur de la formation d’une bulle spéculative, expression qu’on peut entendre de deux manières : au sens économique, et immanquablement la bulle éclate quand elle devient une sphère autonome coupée de toute réalité, en surchauffe, auto-alimentée ; au sens réflexif, et c’est la forme englobante d’un spectacle extrêmement bien pensé, et qui donne à penser pendant et après l’expérience proposée, riche en paradoxes féconds.
 

 
L’un d’eux est la conjonction de ce que l’anglais distingue sous les termes de playing, le jeu de rôle, et de game, le jeu de société. Dans une salle où se mêlent casino et place financière, on côtoie des comédiens-croupiers et on apprend au fur et à mesure, par la pratique, les règles de la bourse, quitte à se prendre pour une richissime banque d’investissements, une « personne morale » dans le jargon juridique, où la morale n’a rien à faire dans l’histoire. Les deux heures que dure l’expérience voient le rythme peu à peu s’emballer, s’accélérer, s’enfiévrer, au son de morceaux de musique électronique, bruit de fond non moins taraudant que les conciliabules des autres participants ou les annonces faites à l’unisson des comédiens-croupiers. L’urgence évince le temps de la réflexion, peut même susciter une certaine griserie. Plutôt qu’une position stable, on oscille ainsi entre se prendre au jeu et s’en déprendre.
Autre paradoxe, le dispositif immersif réintroduit des rapports de micro-frontalité, de distance minimale, en séparant les spectateurs venus initialement au théâtre ensemble pour les répartir par groupe de six dans une quinzaine de tables de jeu, chacune placée sous la houlette d’un croupier. Notre attention est centrée sur le comédien en face de nous, par table interposée, et décentrée, derrière notre dos, par la colonne où s’affichent les notations de chaque tablée, dont dépend la valeur des obligations émises. Via jetons, cartes et dés, on passe ainsi d’investissements dans l’économie réelle à des investissements dans une économie financiarisée, où l’argent génère de l’argent, tout ne tenant qu’à des liens de confiance mutuellement entretenus et donc fragiles, propices au mimétisme, à la paranoïa, à la contagion, et où plane en somme la menace d’une défiance généralisée qui viendrait tous les rompre. La finance repose donc sur la confiance, c’est-à-dire une foi, une fiction, un pacte qui est peut-être l’articulation principale par où ce spectacle épouse son sujet, tout en pointant la désarticulation de l’un et de l’autre, de l’un par l’autre ‒ ou comment l’immersion maintient ici la possibilité d’une distanciation au sein même de la jubilation d’un jeu.
 

 
Deux banques peuvent choisir de s’allier, on peut spéculer sur l’échec de la mise d’un voisin, voire sur l’échec de sa propre mise, acheter des obligations d’une autre tablée en espérant que leur valeur monte avec sa notation, désigner un expert pour représenter son groupe, etc. Mais arrive le moment où plusieurs tablées sont au bord de la banqueroute. On ne peut qu’en sauver une. Aucune philanthropie ne guide ici notre conduite, on comprend très vite qu’il est dans notre intérêt de sauver celle dont on détient le plus d’obligations. Le croupier se contente d’exposer les options, la logique néo-libérale se déduit toute seule. Certains expérimentent sciemment, puisque c’est un jeu, les possibilités les plus cyniques, d’autres semblent davantage en porte-à-faux avec leur éthique personnelle qu’ils n’ont pas su laisser provisoirement au vestiaire avec leur veste, puisque ce n’est pas qu’un jeu.
Disons que ce spectacle est un contrepoint intelligent au Kapital ! que viennent de sortir les sociologues Monique & Michel Pinçon-Charlot, dont la présentation laisse augurer un jeu de dupes, une fiction compensatoire sur fond d’impuissance politique, un simulacre de contestation du pouvoir, un précipité de bien-pensance à offrir à ses amis au pied du sapin.
 

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Autopsie d’une mémoire ouvrière https://www.insense-scenes.net/article/autopsie-dune-memoire-ouvriere/ Sun, 01 Dec 2019 16:55:08 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=4009 Otages de Nina Bouraoui, mise en scène de Richard Brunel, Théâtre du Point du jour (Lyon), 27-30 novembre 2019.
 
Une nuit, dans l’usine de caoutchouc où elle travaille, Sylvie Meyer (Anne Benoît) séquestre son patron Victor Andrieu (Tommy Luminet). Elle tente alors de retrouver les moments successifs ‒ « x y z » comme elle dit ‒ qui l’ont amenée jusque-là : départ du mari, qui la laisse seule avec leurs deux enfants, travail ingrat et épuisant, ascension au sein de la hiérarchie, pression de plus en plus forte, conflit de loyauté, etc. Pendant une heure dix, au lieu du huis-clos attendu, se déploie le monologue intérieur de Sylvie Meyer, qui reste cantonnée dans son espace mental. Celle-ci revit les scènes marquantes de son enfermement et son enfermement dans ces scènes qu’on imagine vouées à être ressassées indéfiniment, à l’instar de ces « je m’en vais » répétés en boucle par son mari au moment de la quitter, elle déjà étrangement détachée, comme absente à elle-même.
 

 
Anne Benoît arpente un plateau dont les rubans adhésifs jaunes et noirs évoquent aussi bien l’entrepôt d’une usine que le tournage d’un film. Elle déplace les cloisons pour métamorphoser l’espace, ménageant ainsi une porosité entre chez elle, bureaux ou vestiaires, porosité accrue par l’utilisation de la vidéo : images de surveillance, où les corps dépersonnalisés se meuvent comme des automates, ou gros plans cinématographiques, arrêts sur image qui figent soudain l’émotion impossible d’un visage singulier.
Tommy Luminet joue mari et patron ‒ deux facettes d’une même domination patriarcale. Il porte son costume d’un bout à l’autre de la représentation. Dans la vie, il y a ceux qui changent de vêtements pour aller au travail, et il y a ceux qui portent les mêmes tout le temps, au point de brouiller les frontières, et que leur bureau devienne une seconde maison, jusqu’à veiller tard le soir sous une pression qu’ils transmettent aux autres comme un poison. Au cours de sa trajectoire, Sylvie Meyer quitte son bleu de travail, délaisse les vestiaires, s’embourgeoise. Elle prend goût au pouvoir. Elle fait même preuve d’un plus grand charisme que son patron un peu falot. Quand celui-ci lui demande de constituer des « viviers » ‒ euphémisme dont seul le jargon managérial a le secret ‒ pour mieux écarter les ouvrières en baisse de régime, sa séquestration découle moins d’une révolte que de la frustration d’avoir eu un semblant de pouvoir sans le statut qui aurait entériné son effectivité et permis d’en jouir totalement. Le couteau de cuisine mis dans un sac plastique à la fin, comme pour une pièce à conviction, suggère une issue sanglante. Victor Andrieu était de toute façon bâillonné, ligoté, et il s’agissait peut-être de se débarrasser avec lui d’un double qu’on a fini par intérioriser, plus que de simplement vider son sac.
 

 
Tout est suggéré dans une séquence centrale. Sylvie Meyer développe à l’intention de son supérieur un discours censé lui plaire sur « l’ancrage » nécessaire dans l’entreprise. Tommy Luminet, resté silencieux, vient effleurer doucement la joue d’Anne Benoît avec sa main. Ce geste lui coupe la parole. L’actrice reste un temps pétrifiée. En soi, ce pourrait être le geste de tendresse d’un homme pour une femme. En contexte, ce geste résume à lui seul un rapport mâtiné de leurre, de condescendance et de machisme ordinaire. La caresse équivaut en fait ici à une gifle, voire un coup de poing.
De l’ouvrière à celle qui doit évaluer ses anciennes comparses, une aliénation aussi bien sociale que psychique rampe insidieusement chez cette femme qui ne prend plus le plaisir de prolonger sa douche, d’éprouver cet alanguissement sous l’eau brûlante après sa journée de boulot, cette femme qui passe en permanence du « bruit » au « silence », tous deux assourdissants, cette femme qui seule dans son lit n’arrive même plus à se faire jouir, corps et affects comme anesthésiés. Lorsque son patron finit par la répudier, on va au bout de cette logique d’un corps inhabité, les rôles s’inversent : la « schizophrénie » suscitée par le « capitalisme » (Deleuze & Guattari) atteint son comble.
 

 
Sylvie Meyer remonte au souvenir de son mariage. On la voit en dehors de la fête qui bruit à l’intérieur, obsédée par une tache de cerise sur sa robe qui suffit à tout ruiner à ses yeux. Son mari éméché surgit, se lance dans un karaoké, enjoint le public à l’accompagner. Deux ou trois voix s’élèvent. L’ambiance est glauque. Mais c’est le seul moment hors cadre d’un spectacle qui, en dépit de son sujet, reste sagement dans sa boîte, sans trop de débordements. Scénographie coulissante et vidéos parfaitement synchrones ont tendance à sublimer ce qui pourrait faire tache, à fluidifier les blocs de pure violence sociale remémorés, et conviendraient davantage au monde des open space qu’à celui de cette usine à la papa. Elles distraient même parfois l’attention qu’avivent le reste du temps les mots justes de Nina Bouraoui et la voix protéiforme d’Anne Benoît ‒ sur lesquelles la mise en scène de Richard Brunel aurait pu tout miser, être elle aussi à son tour excédée.

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Bajazet, Artaud, Castorf… « j’ai appris hier ». https://www.insense-scenes.net/article/bajazet-artaud-castorf-jai-appris-hier/ Mon, 25 Nov 2019 13:02:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3976
Bajazet en considérant le Théâtre et la peste
Mise en scène de Franck Castorf.



 
« Au risque de gâter la poésie de la chose », faire de l’exercice critique le lieu du détail. Avec Bajazet en considérant le Théâtre et la peste, Franck Castorf livre, plutôt qu’une pièce donnée, une œuvre mouvementée, en associant, entre autres, Racine et Artaud. Ou quand la langue harmonieuse et fluide de l’un fait l’épreuve de la percussion et des chocs sonores de l’autre, et installe Jeanne Balibar (Roxane), Jean-Damien Barbin (Bajazet), Claire Sermonne (Atalide), Adama Diop (Osmin) et Mounir Margoum (Acomat) dans le corps d’une « entre langue ». Seul topos, au vrai, du phénomène et du travail théâtral.
Anecdote de Hall et détails de salle…
C’est à l’entracte qu’à l’image d’une volée d’étourneaux étourdis, une multitude de spectateurs prendra la poudre d’escampette. Et les écouter, fuyants, frustrés d’un divertissement patrimonial, un chef d’œuvre mis en péril, (un Bajazet racinien qui ne souffrirait de rien) se plaindre, tout imprégné d’un XVIIème déçu, ou d’un auteur majuscule défunt, en rimant. Je cite : « C’est Racine que l’on assassine ».
Et l’envie (plaisir malin) de faire écho à ce qui, n’en doutons pas, était le trait d’esprit d’un commerçant soucieux d’amuser ses dames (qu’il tenait en main). Ergo, poursuivre et leur donner le change : « Et alors c’est le spectateur qui se meurt, lequel s’assoupit bien souvent au parterre, et ne mérite pas d’autre place que celle qui l’attend au cimetière ».
Vers bancal, tout aussi con – précédons la meute – que l’esprit de bois qui nous vaut d’avoir ouï le « trait » du Monsieur qui fuyait la grande salle du GTP, parce que le spectacle de la Bajazet de Castorf ne lui rappelait pas son cours élémentaire sur le vers, la musique et le jeu racinien. À moins, que moins savant et donc plus ignorant, le « philistin » (nom donné par Abirached à ces « voisins » (non donné par Althusser) que sont les spectateurs) se soit soudainement senti trahi par un abonnement qui lui promettait, en échange d’une poignée d’euros, une contrepartie divertissante. Il faudrait relire Craig qui fait la critique pertinente du « client » du théâtre périssable (autre nom pour désigner un théâtre sans intérêt). Relire la « citadelle assiégée » du Bernard (qui dort définitivement) pour mesurer combien le spectateur est futile quand le théâtre espère, pour lui, une condition autre et peut-être une élévation même. Mais voilà, bien souvent, nos amis acteurs initient des ânes qui ne sont, rappelons-nous le bestiaire nietzschéen, que des porteurs. Petits porteurs, de petites valeurs… paresseux crasses pour qui l’effort est une dépense dont ils font l’économie et qui les a mis à l’endroit de spéculer ce que serait le théâtre. Pardon, « ce qu’il doit être » (formule impérative masquant mal son rapport à l’essentialisme borné).
Sur le fauteuil à ma droite, ma voisine qui sifflotait, nostalgique, l’air de rien « quand il me prend dans ses bras » jusqu’au tout début de la représentation a fini par s’endormir (j’aurais aimé qu’une tsétsé somnifère pique d’emblée la rombière chantonnante). Impossible de me souvenir si c’est avant ou après que Roxane allume sa première clope. Elle décampera à la mi-temps. Au rang de derrière, une péronnelle n’en finit pas de bourdonner dans l’oreille de « son » homme qui subit et consent (matant les nibards de Roxane Balibar), n’hypothéquant par-là, on le soupçonne, aucune des gâteries dont s’amuserait Blanche Gardin. Finirai par faire sentir à la madame l’agacement qui me gagne en lui intimant un « chuuuut » prolongé, me désolidarisant du mâle qui fronça le sourcil en ma direction en pensant, sans doute, à la « tuutuurluutuutte » s’éloignant. Au rang de devant, et c’est beau, deux trentenaires se tiennent avec rigueur, l’oreille en alerte dans un rapport hypnotique. Elles n’en perdent pas une miette, silencieuses d’un bout à l’autre des presque quatre heures, les mots d’Artaud, qui lardent Bajazet revu et corrigé par le maître allemand (et qui endiablent le regard et le corps de ce grand acteur qu’est Barbin), prennent vraisemblablement racine en leurs nerfs et annoncent la naissance d’une émotion qui explosera au final.
Car c’est au final, après que la salle se sera vidée partiellement de quelques mauvais coucheurs rentrés à l’heure, que les spectateurs intéressés qui se sont rapprochés du plateau profitant des sièges vidés, tel le carré que formerait une vieille garde, d’avant-garde, défendant le théâtre souverain ( et donc la vie), manifesteront à cinq interprètes : Jeanne Balibar, Jean-Damien Barbin, Claire Sermonne, Adama Diop, Mounir Margoum, ainsi qu’au vidéaste Andreas Deinert, leur affection, leur remerciement, leur vibration, leur adhésion et leur admiration. Que s’était-il donc passé alors pour qu’une émotion, si vive, fasse au terme de Bajazet son apparition ?
Bajazet en considérant Le théâtre et la peste
À l’évidence, Castorf est à son affaire et aura travaillé chacun des détails qu’il convoque pour ce Bajazet en considérant le théâtre et la peste. Lecteur, peut-être aussi, de Lucien Goldmann et de son œuvre majeure Le Dieu caché, il s’introduit chez Racine sans oublier Pascal et ses Pensées, puisque l’un et l’autre, avertis des penchants de leur siècle, auront eu à cœur de traiter une condition tragique qui tient à la présence/absence de dieu, donnant à l’Homme une liberté relative qu’organise la volonté du Prince : ici le Sultan Amurat. C’est donc dans ce contexte que Bajazet peut être lu comme une pièce où les démêlés amoureux et politiques produisent d’abord un dérèglement avant qu’elle tende vers un compromis, ou quand le choix délicat et interdit conduit finalement les partis instruments du pouvoir à envisager la solution pérenne du retour d’un ordre garanti. À l’issue de la tragédie (qui à l’époque et par la suite fut mal accueillie), Bajazet aura inventorié les passes dialectiques entre Roxane, Bajazet, Atalide qui, au motif de l’amour et de toutes ses variations contrariées, finissent par subir le diktat ou la loi du Sultan, et donc la « hâche qu’est la raison ».
Bajazet en mourra, lui qui, simple pion d’une situation où jouent les dames Roxane et Atalide, est in fine sacrifié. En cinq actes, comme en cinq coups sur un échiquier, à l’ombre de la maîtrise dialectique à l’œuvre prise entre rationalisme et empirisme, Bajazet serait ainsi la tragédie où le temps humain met en représentation comment la chose politique qu’est la pratique du pouvoir ne se satisfait pas du pat, mais n’a d’aspiration que pour le mat. « Mat » qui sonne comme le retour du tragique.
Lecteur, Castorf l’aura été encore quand, auteur d’un savant montage sauvage, il convoque Artaud :  Pour en finir avec le jugement de dieu, le théâtre de Séraphin, lettres de…, Notes pour un théâtre… etc. le tout revendiqué dans le titre Bajazet en considérant le Théâtre et la peste. Geste moins transgressif chez Castorf que geste pensé comme point d’appui d’où lire le Racine (qui n’est presque qu’une étape puisqu’ici il entend parler du théâtre).
Castorf, en « anarchiste couronné », donnant ainsi à entendre Artaud, le grand acteur, le penseur d’un théâtre de la vie, l’aliéné au vrai exposé à « un soleil étrange, une lumière d’une intensité anormale » qui marquent les traits de son visage d’une ombre qui le tient en lisière de la folie, torturent son corps tout entier, et inquiètent la syntaxe, le bon usage comme la langue, au point d’en révéler la signifiance défunte que vient concurrencer une parole défigurée. Artaud, le passionné d’Histoires anciennes et lointaines à travers lesquelles il puise la matière d’entre les langues : ce point sources des origines où le souffle et l’esprit ne sont plus extérieurs à l’Homme, mais tiennent à sa tête. Une vie durant, Artaud n’aura de cesse de le réintroduire, de le hurler, de le dire, de le dessiner, de l’écrire et de l’expérimenter à l’endroit de « l’athlète affectif » qu’il entraîne. Expression chez Artaud qui nomme l’acteur en formation, en déformation, en transformation ; « athlète affectif » qui habite la région du théâtre : cette cime faite scène dont Artaud travaille à ce qu’elle s’écarte enfin du miroir et du reflet auquel on l’astreint. Lire Artaud, et Castorf le pressent, n’est pas autre chose que faire l’expérience de la naissance d’une crise qui va, telle une déflagration (« conflagration » dit Artaud), toucher la langue, le corps, la représentation et toutes les petites affaires rassurantes qui organisent le périmètre de l’ignorante connaissance où se complait la société. Lui, Artaud, déclare ainsi la guerre – sa guerre. Je cite : « La saleté que j’accuse… le mot que je cherche depuis 50 ans… J’ai donc à dire à la société qu’elle est une pute et une pute salement armée ». Et l’arme de la pute n’est autre que dieu et ses demi-sels que sont ses serviteurs, domestiques, savants, prêtres, médecins, gogos, juges, succubes… tous porteurs de phallus : l’appendice qui règle les rapports de la société… des « singes », comme le dit le conférencier du Vieux Colombier, le 13 janvier 1947.
« Société » et petite société du spectacle (doit-on ajouter) où quand faire du théâtre reviendrait à entretenir et à faire somnoler ce qui mérite d’être tourmenté. Croisé défroqué, supplicié du « Golgotha », Artaud « le crucifié, le poignardé, l’empoisonné, l’endormi à l’électricité » comme il se nomme, et nous le rappelle, vocifère donc que « la vie est truquée » et que les lucifers s’ils ont des trognes de charogne ont aussi des minois d’anges criminels.
Alors, et c’est bien avant que Deleuze ne pense les « lignes de fuite », soudainement Artaud prétend au « Devenir »… et de le lire : « dieu ne devient que ce que l’on en fait »… comme Castorf pourrait dire et lui reprendre, « Bajazet ne devient que ce que l’on en fait »… énoncé métonymique qui contient celui du devenir du théâtre.
Soit, dans la langue d’Artaud lorsqu’il écrit sur « l’acteur et son double » (qui précède le Théâtre de Séraphin) au tome IV des œuvres complètes, le texte En finir avec les chefs-d’oeuvre : « Une des raisons de l’atmosphère asphyxiante, dans laquelle nous vivons sans échappée possible […] est dans ce respect de ce qui est écrit, formulé ou peint, et qui a pris forme, comme si toute expression n’était pas enfin à bout, et n’était pas arrivée au point où il faut que les choses crèvent pour repartir et recommencer. On doit en finir avec cette idée des chefs-d’œuvre réservés à une soi-disant élite, et que la foule ne comprend pas, et se dire qu’il n’y a pas dans l’esprit de quartier réservé ».
Et de sentir, dès lors, que l’un des points de raccordement entre Artaud et Racine, peut-être pour Castorf, serait alors ce dieu spectral qui, chez le second est présent/absent et agit les personnages ; quand le premier en dénonce les manigances dans les mécanismes terrrestres. Manière, en quelque sorte, de faire expliquer par Artaud le monde de contraintes qui s’exerce sur les esprits de Bajazet, Roxane, Atalide… Manière encore, au motif d’Artaud, chez Castorf, de souligner les supplices qu’endurent les corps des personnages raciniens qui, sous la plume de leur géniteur, ne semblent qu’être des voix, des poignées de mots eux-mêmes asservis à la tyrannie d’un alexandrin. Convoquant Artaud, ce que Castorf donne à voir de Bajazet, ce sont des corps qui se tordent. Aussi, entendre la parole moins dérèglée qu’éruptive d’Artaud et simultanément la langue métrée de Racine, c’était pour le moins faire l’expérience d’un engrossement ; moins le viol d’un classique, qu’un coït linguistique qui esquisserait chez Castorf l’essai du corps d’une langue pure.

Aucune autre question que Qu’est-ce que le travail théâtral ?
Ainsi, au milieu de ce qui pourrait s’apparenter à une surface foraine avec ses attractions insolites, ses baraques de jeux et d’illusions ; à même un plateau qui aurait mérité d’être aussi vaste que celui du parc des expositions d’Avignon (souvenir mémorable du Die Kabale… du même Castorf) ; à mi-chemin entre campement sauvage, qui mêle une cage métallique réservée aux hérétiques et autres familiers de la magie noire, une tente orientale étrangement proche du haut carcéral d’une burka, un trompe l’œil énorme en forme de sultan qui cache une arrière cuisine… une enseigne fluo rouge, à l’identique de l’enseigne d’un claque, qui indique Babylone 0-24, se jouera Bajazet et autre chose.
Car c’est dans ce décor en forme de rébus (à moins qu’il ne s’agisse d’un camp à l’architecture arbitraire mis sous surveillance comme le souligne le regard scintillant du sultan) qu’autre chose, ou quelque chose d’a priori énigmatique, se développe sous une forme chaotique que l’écran, placé à l’avant-scène, ne cessera de relayer et d’augmenter. De Bajazet, chez Castorf, il ne cessera d’être question puisqu’il y avait là un matériau propre à entretenir un questionnement à partir d’une temporalité et d’une spatialité, dédoublés, juxtaposés et imbriqués où l’interprète, pour autant qu’il est au service du vers, n’en sera jamais le valet. Quelque chose donc se jouait là, devant le spectateur, qui l’invitait à saisir ce qu’est le travail de l’acteur dès lors que le théâtre n’est plus un espace de répétition, mais la parenthèse temporelle et gymnique qui fait entendre « le souvenir d’un langage dont le théâtre a perdu le secret ». Le temps de la représentation serait ainsi celui de la présentation. Temps artaudien et racinien confondus où chacun des interprètes, s’exécutant dans l’alexandrin, donnerait à entendre une autre respiration dès lors qu’il était pris dans le râle phonique d’Artaud : « Entre le personnage qui s’agite en moi quand, acteur, j’avance sur une scène et celui que je suis quand j’avance dans la réalité, il y a une différence de degré certes, mais au profit de la réalité théâtrale […] Quand je vis je ne me sens pas vivre. Mais quand je joue c’est là que je me sens exister. Qu’est-ce qui m’empêcherait de croire au rêve du théâtre quand je crois au rêve de la réalité ? Quand je rêve je fais quelque chose et au théâtre je fais quelque chose […] C’est assez d’une magie hasardeuse, d’une poésie qui n’a plus la science pour l’étayer […] C’est en cultivant son émotion dans son corps que l’acteur en recharge la densité voltaïque […] Et je veux avec l’hiéroglyphe d’un souffle retrouver une idée du théâtre sacré […] Pour dépeindre le cri que j’ai rêvé, pour le dépeindre avec les paroles vives, avec les mots appropriés, et pour, bouche à bouche et souffle à souffle, faire passer non dans l’oreille, mais dans la poitrine du spectateur ».
Et alors voir naître à même la scène – cette « catapulte » prise d’un balancement imprévisible entre 1672 et 1936, entre Paris et Mexico – un ensemble d’images et de sons, ou « des cris de révolte », qui forme les projectiles névrotiques, poétiques et érotiques… lesquels viennent électriser et percuter la conscience de l’être-spectateur.
Sentir poindre ainsi, dans la diction du vers racinien, la présence du souffle-cri artaudien qui le chauffe à blanc, le porte à un point de fusion là où sons et corps, à nouveau réunis, forment un étrange amalgame qui viendrait à bout du fictif théâtral pour faire apparaître la peau du réel au théâtre. Effet de réel renforcé par le travail du vidéaste Andreas Deinert qui capture, en temps réel, le mouvement d’états troubles où Castorf introduit du double qui conduit le plateau à figurer non un reflet, mais une myriade d’éclats et de fragments. Scène kaléidoscopique où signes raciniens et sèmes artaudiens se mélangent, se répondent, se télescopent non de façon arbitraire, mais toujours gémellaire développant un lien à la schize qui n’est qu’une unité décomposée, recomposée via la présence des miroirs sur scène et l’image vidéo.

Voir, dans le visage de Barbin/Bajazet mis au supplice d’un choix impossible, celui d’Artaud et de ses autoportraits défigurés et moisis, cherchant à faire une peau au « moi si » dont le poète s’est senti amputé. Regarder son maquillage comme des coups de fusain et des coups de sang. Voir dans la perruque blonde qui habille la nudité de Roxane/Balibar après qu’elle a dévoilé son amour, la silhouette de Colette Gibert Thomas, l’une des trois « filles de cœur » d’Artaud, promise elle aussi à l’asile psychiatrique. La voir encore en catwoman orientale ou le latex noir formerait pour ainsi dire un autre voile. Voir dans le rimmel qui coule sur la peau les larmes d’Atalide/ Sermonne. Regarder la paille qui traîne sur les planches comme un clin d’œil à « La lettre aux recteurs des universités d’Europe » où Artaud écrivait : « Les rayons spirituels pourrissent comme de la paille ». Ne plus s’étonner de la nudité qui gagne, de la peau qui est filmée parce qu’elle appelle la présence de « l’armature d’os » artaudien. Ne pas s’étonner non plus de ces dizaines de clopes qui hantent les scènes qui se suivent puisqu’elles sont l’un des outils des « Lettres sorts » qui, chez Artaud, crèvent ses dessins brulés. Clin d’œil que l’on retrouvera quand Mounir Margoum crame une Une de journal macronisée, carbonisée, alors qu’il semble en pause dans l’arrière-cuisine. Jusqu’au bout de viande, jusqu’à la soupe, jusqu’aux costumes ajourés vaguement orientaux, jusqu’à l’écriture verticale de « Babylone » – un trait fluo sur scène – qui rappelle les cahiers de traits et les marges des écrits de l’interné de Rodez, jusqu’à l’image des acteurs défoncés au haschich… jusqu’à l’usage de la cage moyenâgeuse, qu’occupent les personnages raciniens prisonniers du Sultan, qui figure aussi la méthode psychiatrique et l’internement réel d’Artaud…. Jusqu’à ce que, finalement, Acomat et Osmin se transforment, ou se révèlent eux aussi « médecins », et torturent à l’électricité Artaud/Bajazet/Babin ; et comprendre ou faire l’expérience théâtrale de la puissante douleur quand à chaque électrochoc la lumière faiblissait au plateau…
Rien chez Castorf n’aura autant exigé l’éveil. Et peu importe que le Bajazet de Racine n’ait pas été là en son entier. Peu importe si « le compte n’y était pas » puisque cela n’aurait satisfait que les négociants en pieds et les amateurs de scènes.
Et Castorf, quatre heures plus tard, de prendre la porte du théâtre par un pied de nez qu’on apparenterait à un bras d’honneur, puisqu’à la dernière image, sur un écran proche d’une image documentaire, file un hors-bord. « Hors bords » qui résonne, silencieusement à l’image, comme une métaphore et un apprentissage où s’en prendre au théâtre, à cette chose vivante qu’est le théâtre, c’est forcément défier toutes les limites. Ne plus avoir « peur » en quelque sorte. De cette peur qui est la racine de tous les petits fascismes et autres pratiques politiques qu’Artaud n’aura eu de cesse de nommer. Tout ce « caca »… Castorf, en briscard du théâtre, l’aura fait sentir et il y avait, Genet ne s’y serait pas trompé quand il espérait du théâtre, un plaisir certain à l’humer.
 

https://www.youtube.com/watch?v=C3lMGhWFo-A

A écouter…
https://www.youtube.com/watch?v=OO-pI6LxSqM
https://www.youtube.com/watch?v=NMTKCES1vPk
https://www.youtube.com/watch?v=AP58wrsRsu8

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Ostermeier, l’illusion d’un théâtre à prétention politique https://www.insense-scenes.net/article/ostermeier-lillusion-dun-theatre-a-pretention-politique/ Mon, 25 Nov 2019 08:44:24 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3909
Retour à Reims, Mise en scène Thomas Ostermeier
d’après l’ouvrage de Didier Eribon
Avec Cédric Eeckhout, Irène Jacob, Blade Mc Alimbaye.


Soumis à l’impératif culturelle de parler de la politique, tout un théâtre se vautre souvent dans la complaisance, celle qui dans la bonne conscience de s’être soucié du monde, neutralise tout ce qu’un théâtre politique peut arracher à la politique, ou lui faire subir. La plupart du temps, coulé dans le moule du discours politique, il ne fait que s’avachir dans le conformisme, qui finit par produire les effets inverses de ce qu’il cherche : sûr de se situer du bon côté du manche, il ne prend plus la peine de l’empoigner. Et dans l’alliance de la sociologie critique et du théâtre à prétention politique, on ne produit plus que de l’évidence creuse, la platitude qui paralyse, et la lâcheté de renoncer aux luttes, puisqu’on s’est contenté de dire ce qu’il en était  — du point de vue des dominants. Ostermeier, ou la sociale-démocratie en acte.


L’ouvrage de Didier Eribon, Retour à Reims, retrace le parcours d’un intellectuel qui revient dans la ville de province où il a grandi et qu’il a quittée pour faire ses études supérieures avant de s’imposer dans le champ intellectuel comme un héritier de Bourdieu et de Foucault, ses maîtres. Son père mort, le deuil est l’occasion d’un autre chant funèbre : celui de la classe ouvrière confusément associée à la mémoire de ce père. Mais pour Eribon, dont les travaux sur la domination l’avait conduit à penser la question gay dans des processus complexes d’émancipation, où prenaient place l’injure, les mécanismes de la honte autant que la morale du minoritaire, surgissait soudain le fait écrasant de son identité prolétaire qu’il avait longtemps masquée derrière son identité sexuelle. Et c’est une autre honte à laquelle il fait face : celle d’une appartenance qu’il avait désappris, à Paris et dans ses études. Transfuge de classe, oublieux d’une mémoire collective, traitre en partie à sa famille, il se révélait à ses propres yeux comme l’agent malgré lui d’une domination sociale qui pouvait expliquer comment la classe ouvrière a été abandonnée par des intellectuels qui prétendaient autrefois parler pour eux et n’avaient finalement fait que parler à sa place. La gauche et ses alliés n’avaient donc pas seulement renoncé à défendre le prolétariat, ils l’avaient sciemment laissé à son sort, et, en occultant la question de la domination sociale, l’avaient précipiter dans les bras des nationalistes, pourtant ennemis de classe — mais porteur d’un discours ravageur sur la domination, ethnique plutôt que sociale.
Texte puisant dans la force littéraire l’énergie intime et collective pour penser la bascule propre aux années 80 issues des trahisons de 68, le propos d’Eribon démonte le poids de la responsabilité de la dite gauche de gouvernement dans la montée des populismes néo-fascistes : autrement dit, dans le vote ouvrier de l’extrême droite. Pour Eribon, la gauche est moins un mouvement qu’un éthos, celui qui vise à questionner les processus de domination, et c’est en renonçant à ce discours qu’elle a accédé au pouvoir en précipitant son effondrement idéologique, avant son effacement, et sa dilution dans le capitalisme de gestion.

Il est désolant de constater que ces mécanismes, Ostermeier les dispose pour intégrer pleinement le jeu social qu’il prétend platement dénoncer. Parce que la sociologie politique, si précieuse pour décrire le monde, ne porte pas le langage de l’art, cette forme singulière d’intervention dans l’histoire par le biais d’une forme au croisement de l’imaginaire et de la pensée — et qu’une œuvre ne saurait être le déploiement d’un propos sociologique sans être avalé par lui et produire l’inverse de ce dont il se défend.
Et c’est par un cruel détour que le spectacle d’Ostermeier ne fait qu’annuler les perspectives : en choisissant de poser une fiction sur le propos du sociologue, il se laisse écraser par lui ; en se contentant de lire le texte, il empêche toute possibilité d’en proposer une lecture ; en neutralisant la théâtralité de ce propos au profit d’une pauvre illustration cinématographique, il retrouve l’effroyable bêtise (direction d’acteurs compris) des mauvaises séries télé ; en exhibant des images de l’actualité chaude, il se débarrasse du souci de la penser en fonction d’une action sur elle, ou contre elle… On pourrait ainsi multiplier les endroits où le scrupule politique dévide la nécessité politique, celle qui au lieu de se contenter de superposer la pratique du théâtre sur les discours du monde, questionne les articulations entre l’art et le monde…
Ostermeier choisit ainsi de poser une fiction sur le récit d’Eribon. C’est donc l’histoire d’un cinéaste qui a réalisé un film adapté de l’œuvre (avec le sociologue lui-même comme protagoniste), et qui travaille au montage et à la voix off. Le plateau de théâtre sera justement cette salle d’enregistrement où une actrice, Irène Jacob va poser sa voix — lisant le texte d’Eribon — sur les images projetées en direct. Le réalisateur du film Cédric Eeckhout, assisté du preneur de son Blade Mc Alimbaye, est en cabine. Théâtralité à l’épure, où la pauvreté s’exhibe en choix esthétique — qui se heurte pourtant à l’extrême affectation de la voix de la comédienne, à la joliesse de seconde main du film, à l’artificialité désuète d’une scénographie qui n’est qu’un décor (« attention à la moquette » sera le running-gag censé jouer avec/sur la fausseté de la scénographie, mais qui ne fait qu’enchérir sur sa préciosité, la vanité théâtrale à préserver). Le film déroule le récit d’Eribon, jouant la surimpression scolaire avec lui : chaque plan illustre ce qu’on entend, et chaque parole appuie ce que l’on voit.
On en serait là, d’une scène mise au service d’un texte, soumis à lui et le donnant à entendre : on reconnaîtrait là cette volonté pédagogique propre au metteur en scène allemand d’expliquer au spectateur chaque seconde ce qu’il voit, ce qu’il comprend (ce qu’il doit saisir de ce qui se fabrique) — et ce serait seulement insignifiant (Rancière dirait « abrutissant », avec Joseph Jacotot). Mais la lecture est soudain interrompue par la lectrice : et le théâtre revient en scène — ce n’est plus alors insignifiant, c’est le contraire ; et c’est d’autant plus consternant. Au mot de « guerre sociale », l’actrice sursaute : s’interrompt. Elle constate que la partie du texte qui suit est coupée, et qu’on ne risque de ne pas comprendre. Toujours ce scrupule de bien faire entendre à qui écoute ce qu’il faut entendre et écouter. Le réalisateur du documentaire quitte la salle d’enregistrement pour se défendre, et le débat s’engage : il refuse, lui, de défendre avec Eribon cette question de la guerre sociale notamment parce que le sociologue sous-entend la responsabilité structurelle de l’État dans les mécanismes de domination. On dresse l’oreille. Pourrait s’engager enfin un peu de mésentente : sur le terrain de l’art d’abord, un artiste défendrait un point de vue contre l’auteur dont il prétend pourtant présenter la pensée ; sur le terrain politique ensuite, c’est la controverse qui a pu structurer en partie le camp de la gauche, choisissant de lire Lyotard dans une perspective soit réformatrice soit révolutionnaire. Mais le dissensus tourne court : le réalisateur pressé d’en finir cherche l’accord et l’obtient sans raison. Les logiques libérales de production et d’efficacité – la pression imposée par la rentabilité – ont eu raison de l’échange dissensuel : autant dire de la politique.
 

La deuxième partie — « quelques jours plus tard » : faiblesse des transitions qui singent la réalité du temps qui passe en se bornant à l’écrire — s’ouvre sur le procédé désormais bien connu des spectateurs d’Ostermeier d’adresse directe au public. On lit l’évidente volonté d’ouvrir le plateau au présent et aux présents : mais ces adresses sont de nouveau le contraire du politique, puisqu’en fait d’adresses et d’échanges, on nous invite à crier qu’on est là (cri vide et purement contractuel, simplement aliénant : celui qu’appelle le mauvais chanteur pour donner l’illusion d’un rapport avec « son » public). « Marseille, vous êtes là ? » Et on se surprend à regarder autour de nous, ce public de la Criée, composé d’abonnés consommateurs de spectacles de CDN et de « scolaires » conduits ici par la bonne volonté de quelques enseignants militants. Marseille, à l’évidence, n’est pas là : seulement sa classe moyenne éduquée et des adolescents captifs qu’on souhaite « émanciper », même malgré eux.
Toute cette seconde partie prendra acte de la première, en essayant de mettre en avant le dialogue que proposerait le spectacle avec le texte d’Éribon, à travers les pseudos-conflits qui opposent, mais pour de faux, et vite ramenés à des accords arrachés comme entre la CFDT et le MEDEF, sur les bases les plus minimales. On ne dira rien de la pauvreté sidérante des dialogues eux-mêmes, des échanges de série B., du réalisme terrifiant de bêtise de chaque microconflit. Plus belle la sociale-démocratie ? Ce pourrait être un titre.
Le film projeté désormais a pris le large du récit d’Eribon, et voici — audace suprême — le propos qui voudrait s’en dégager. La gauche est responsable de la montée des extrêmes : la preuve, Cohen-Bendit est proche de Macron, lui-même ancien ministre de Hollande. L’analyse politique, si peu émouvante par sa nouveauté (et si partielle) désole, avant qu’on comprenne qu’il s’agit peut-être là pour le metteur en scène d’ancrer son travail de contestation. De nouveau, le manque de radicalité confine à la lâcheté en regard de l’époque.

L’époque, justement, la voilà entrer de plains pieds dans le théâtre : quelques images de Gilets Jaunes surgissent, et on lira, dans la presse nationale, qu’il s’agit là d’un autre de ce geste d’envergure dont s’est rendu capable le metteur en scène berlinois. Certes. Mais qu’en dit-il ? Car tandis que les images et les cortèges défilent, Eribon décrit la lente et inexorable montée des fascismes en France. Le scandale (sa grossière erreur d’analyse) est évidemment produit sciemment : l’actrice/lectrice s’interrompt, ne peut laisser passer un tel contresens. Le réalisateur de se justifier : c’est pour montrer la complexité du mouvement et suggérer que, bien sûr, le mouvement des Gilets Jaunes n’est pas fasciste puisqu’il a été rejoint par des collectifs antiracistes. Ce n’est plus la consternation qui domine, mais la colère, ou ce vague sentiment qu’on éprouve désormais à l’écoute distraite des éditorialistes, le comique boursouflé qui s’en dégage. Le mouvement contre la vie chère, de fasciste qu’il était (!), serait donc rentré dans le rang grâce aux protestations des associations de gauche. Ce n’est qu’un détail, dans le flot du spectacle, peut-être un lapsus : il est édifiant.
Surtout, il témoigne d’une volonté de se tenir ici et là, de poser un propos sur une image, et immédiatement de s’en soustraire, d’utiliser la dialectique comme méthode de fuite. De se laver les mains avec l’eau sale : et inversement. Quand deux tendances s’affrontent au sein de la sociale-démocratie, l’une qui dirait il est cinq heures du soir, l’autre qui soutiendrait qu’il est cinq heures du matin, le pouvoir tranche en accordant les positions sur le fait qu’il est cinq heures. On en est là.
Le spectacle s’achève sur une ultime piste convenue et empruntée avec l’illusion du dissensus, mais dans le désir de « mettre tout le monde d’accord ». Le preneur de son, Blade Mc Alimbaye, raconte l’histoire de son grand-père (le spectacle a depuis un certain temps renoncé à travailler à la nécessité de ses prises de parole). Tirailleur sénégalais, combattant de la France Libre, il a fait partie de ces soldats qui, au moment de réclamer leur paie, se sont vus opposer pour solde de tout compte la mitraille de l’armée française. Survivant des massacres, le grand-père lègue à ses enfants une histoire : celle qui fait dire au petit-fils qu’il est ici chez lui. On devine la volonté du metteur en scène de déployer plus amplement le geste théorique et intime d’Eribon : comme la domination sexuelle avait fait écran pour appréhender la domination sociale, celle-ci ferait écran pour appréhender les dominations et les inégalités ethniques. Que derrière la lutte des classes la lutte des races fait rage aussi ? Ou est-ce pour montrer que ces dominations, enchâssées les unes dans les autres, faussement rivales les unes des autres, travaillant à la lutte de tous contre tous, empêchent une perception plus générale des mécanismes de la domination ?
Surtout, ce dernier moment, filmé en direct, dans le dépassement dialectique du film et du théâtre, se présente comme la volonté finale de dépasser les oppositions : « nous sommes chez nous ici », manière d’évidence d’opérer un ultime consensus, de passer par-dessus la question sociale, et d’afficher une volonté de panser les plaies historiques sous prétexte de les raviver. Dans un article récent qui saluait le spectacle, la journaliste de Télérama — dont le lectorat semble être sociologiquement la cible de ce Retour à Reims — concluait en disant qu’on sortait de ce spectacle (qui « réinventait le théâtre politique ») « plus fraternel ». Édifiant que pour beaucoup est politique un théâtre qui travaille à la fraternité, plutôt qu’à la mise en jeu d’oppositions permettant de voir ce que ce slogan recouvre : les guerres sociales qui restent à mener.
« Ne t’inquiète pas, on n’est pas au théâtre ici », lance l’un des personnages : « tant mieux », s’entend-il répondre par la comédienne. La lucidité sauvera peut-être Ostermeier de lui-même, qui affirmait dans un entretien récent :

Depuis longtemps je dis que je fais du théâtre pour un public bourgeois, parce qu’on n’est pas encore à une époque où la classe populaire souhaite aller au théâtre.

La lucidité n’empêche pas la lâcheté. Au théâtre reviendrait pourtant encore la tâche de poser les émancipations depuis les forces d’opposition qui les entraînent. Ici, quand manque le théâtre, reste une volonté de faire du politique un discours qui évide le politique de sa puissance vengeresse et conflictuelle.
En sortant de la Criée, on fait face à l’Hôtel de Ville de Marseille séparé de nous par cette avancée de la mer comme un doigt enfoncé dans la chair de la ville qu’on rejoint en tournant le dos au théâtre.
 

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La cruauté Castorf : en considérant Racine d’après Artaud https://www.insense-scenes.net/article/la-cruaute-castorf-en-considerant-racine-dapres-artaud/ Fri, 22 Nov 2019 17:26:24 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3861 Bajazet, en considérant Le Théâtre et la peste, Racine/Artaud,
mise en scène de Frank Castorf, GTP d’Aix-en-Provence.


Que reste-t-il de nous ? Quelques restes, lambeaux de souvenirs d’une histoire qui s’est échouée jusqu’à nous, et nous sommes cette histoire, cet échouage vague des restes : nous sommes peut-être des restes. De Racine, on se souvient de quelques vers, comme sur des cadavres ceux qui dévorent encore, lentement, patiemment, les restes. Nous sommes des vers aussi. On se souvient que c’était fatal, que la mort dénouait tout, et qu’en cela, le théâtre n’était pas seulement comme la peste, mais comme la vie. On se souvient que ça n’avait rien à voir avec la vie malgré tout : que c’était dans l’alexandrin, et sous la tunique des héros, des dieux, des bêtes que tout se jouait. Que la beauté d’ensemble était haïssable parce qu’elle écrasait : qu’on y revenait pour la haine, et qu’elle était celle qu’on vouait pour le destin. Que les êtres qui disaient la beauté des vers étaient d’une laideur à trembler : qu’ils disaient la monstruosité d’être soumis à leurs désirs. Que si Racine condamnait la passion, il nous revenait de l’accepter : d’accepter le débordement et non la condamnation. On se souvient que Racine saisissait les actes à l’endroit de leur impureté : qu’on y agissait par déraison et en dépit du bon sens, ou pour la férocité du geste, pour l’hypothèse de vie que l’acte déchargeait. On a mauvaise mémoire peut-être, mais c’est parce qu’on se souvenait que Racine était le nom d’un pénible devoir d’école, qu’il avait le goût de la poussière des livres trop lourds, des statues aux regards vides. Il suffisait peut-être de rien, par exemple qu’on arrache la tête de la statue et qu’on regarde dedans. Qu’on brûle les livres, et qu’on souffle sur la cendre. Il suffisait qu’on danse sur les cadavres : qu’on appelle cette danse Antonin Artaud, et le souffle Antonin Artaud aussi, et la cendre et le feu Antonin Artaud, Antonin Artaud jeté sur Racine comme un acide et que le métal soit attaqué, et qu’en se défendant il crie, et que le cri, on l’appelle aussi Antonin Artaud. Et que ce geste de jeter Artaud — comme un démon ou une maladie — sur Racine, on l’appelle Frank Castorf. Ça fait Bajazet, en considérant le Théâtre et la Peste.

C’est plus de quatre heures, et c’est un éclat, mais successif. Soit Racine, la tragédie faite œuvre, et Bajazet, l’œuvre bizarre, aberrante, d’un poète qui voudrait prouver qu’il n’est pas seulement l’auteur de poèmes dramatiques hiératiques et mécaniques, mais le conteur de récit ample, l’égal de Corneille et son maître. Pour le surpasser, il entrelace deux fils dans l’écheveau des fables. Soit d’abord une fable politique, shakespearienne : le Sultan part en guerre et laisse le royaume à sa maîtresse, ancienne esclave, Roxane : autant dire entre de mauvaises mains. Le frère du Sultan lorgne sur le trône, le Vizir lorgne sur le trône, tous ceux qui possèdent un peu de sang royal en lui et sur lui lorgnent sur le trône. Mais personne n’ose : c’est le drame, la fable, l’allégorie. Si quelqu’un osait, il devra ou l’emporter ou mourir. Mais personne n’ose : et personne ici ne l’emportera, tout juste seront-ils bon à mourir. Quand le pouvoir s’absente, il règne partout comme une menace. Sur le plateau, le regard du Sultan loin de Byzance, à Babylone où il se bat, règne. Tous demeurent en son empire. Soit ensuite et par dessus une fable amoureuse. Roxane aime Bajazet — le frère du Sultan qui lorgne sur le trône, et aime Atalide qui est aimée par le Vizir, à moins qu’il n’aime Roxane, qui aime Bajazet, etc. Dans le cercle des enfers où on est, on ne sort que pour entrer dans d’autres enfers. Où qu’on regarde, on est sans solution. Alors on passe d’un état à l’autre : on fait le pari de l’amour ou du pouvoir, et comme le pouvoir joue contre l’amour, tout se renverse, à chaque instant. Que faire ? La révolution et l’amour sont à l’ordre du jour et ce jour est interminable.
Mais voilà que Castorf trouble le jeu, politique, et amoureux, d’un seul geste, brutal et joyeux : ce Bajazet que toutes aiment, qui peut être l’avenir radieux du royaume et de la vie, est presque un vieillard incertain et tremblant. Ce qu’elles aiment n’est qu’un pur fantasme, ou une hypothèse, que le corps ne cesse de démentir, ou d’éprouver comme désir. Ce n’est qu’un geste : il déplace tout. De là, les renversements de tous les renversements. Puisqu’à chaque scène, Racine rejoue le drame, à chaque scène on déplacera les enjeux : on recommencera comme à zéro la tragédie des désirs. Et chaque scène ne sera qu’une hypothèse : un pari, un jeu avec le possible, sa promesse transitoire. On ne fait que passer ici : passer d’un état à l’autre, d’un seuil à l’autre. Et dans une scène même, on couvrira le spectre des possibles : on jouera tout et son contraire, parce que tout et son contraire sont possibles, rendent possible un temps le possible de tout temps. Terreur jubilatoire de ces renversements : qui jamais ne fixe, qui toujours déjoue et rejoue, qui sans cesse active et recompose, ouvre, comme on ouvre un corps vivant encore, et qu’on voit les pulsations, ses accélérations au moment où pourtant il va mourir.

La fixation du théâtre dans un langage […] indique à bref délai sa perte […]
et le dessèchement du langage accompagne sa limitation.
A. Artaud, Le Théâtre et son Double

Illimiter le langage : c’était d’Artaud le désir et la tâche. Chaque ligne les porte, en témoigne. Sa vie même. Castorf relève le corps encore fumant d’Artaud et le dépose ici.
De Racine et d’Artaud, rien de commun : et tout chez Racine faisait horreur à Artaud. Mais Racine exécute la langue au lieu même où Artaud opère : dire révèle ce que l’existence bien souvent tait. Et l’action terrible des mots agit sur soi comme des actes plus véritables : c’est le drame de l’aveu, celui de la confidence, de la conjuration — c’est celui pour qui chaque vers est LITTÉRALEMENT une malédiction. Une incantation. Le charme en lequel on peut être pris, et détruit.

Dans la période angoissante et catastrophique où nous vivons, nous ressentons le besoin urgent d’un théâtre que les événements ne dépassent pas, dont la résonance en nous soit profonde, domine l’instabilité des temps. La longue habitude des spectacles de distraction nous a fait oublier l’idée d’un théâtre grave, qui, bousculant toutes nos représentations, nous insuffle le magnétisme ardent des images et agit finalement sur nous à l’instar d’une thérapeutique de l’âme dont le passage ne se laissera plus oublier. Tout ce qui agit est une cruauté. C’est sur cette idée d’action poussée à bout, et extrême que le théâtre doit se renouveler. Pénétré de cette idée que la foule pense d’abord avec ses sens, et qu’il est absurde comme dans le théâtre psychologique ordinaire de s’adresser d’abord à son entendement, le Théâtre de la Cruauté se propose de recourir au spectacle de masses ; de rechercher dans l’agitation de masses importantes, mais jetées l’une contre l’autre et convulsées, un peu de cette poésie qui est dans les têtes et dans les foules, les jours, aujourd’hui trop rares, où le peuple descend dans la rue.

A. A.

Sommes-nous de ces jours ? Et s’il faut descendre dans la rue avec des slogans et des revendications, peut-être faudra-t-il descendre aussi avec ces forces. Cette cruauté de forces agit sur nous. Quatre heures et demie durant, le texte de Racine troué par Artaud, interrompu par Artaud, relancé par Artaud, brutalisé par Artaud, violé par Artaud, insulté par Artaud, exhaussé par Artaud, exhumé par Artaud, enterré par Artaud, craché par Artaud, déchiré par Artaud nous supplie d’en finir avec les chefs-d’œuvre comme avec tout jugement de dieu, quel qu’il soit.
Une chose seule paraît sûre à l’issue du spectacle : ON N’A PAS BIEN ENTENDU LE TEXTE. Et c’est tant mieux pour les forces dans le texte. Surtout, on a vu l’électrochoc du BARDÔ : et le choc en nous, longtemps, qui saisit, ressaisit.
Car ce qu’on a entendu était bien davantage qu’un texte, et plus décisif qu’une œuvre : l’écartèlement obscène, celui des êtres que nous fait éprouver le monde, celui du monde que produisent des êtres quand ils décident qu’ils n’en ont pas fini avec lui.
On n’en a pas fini avec lui.
La vidéo/dramaturge du spectacle, qui rend visible des détails pour nous appeler à ouvrir les perspectives, à renouer avec les corps quand soudain ils surgissent ? La saturation du son qui nous ouvre à une autre écoute ? La longueur du spectacle qui nous impose l’écoute flottante qui par afflux vient et s’échappe, revient, secoue, ébranle l’endormissement qui menace comme menace l’engourdissement de ce monde contre lequel lutter ? La puissance des rites qui — ô TUTUGURRI, hurlé dans la mise à nue physique et métaphysique de Jeanne Balibar — qui renouvelle sans cesse l’énergie perdue des choses étales ? Détails d’un tout qui emporte et soulève.
Spectacle des soulèvements.
Spectacle de la solitude d’Artaud face au monde : et l’arrogance du monde qui fait honte. Encagé dans son corps, et dans cette vie, Artaud hurle la rupture (lettres aux femmes aimées — insultées —, auxquelles répondent dans le finale sidérant les vers de Racine, pour les venger.) Spectacle des vengeances, sociales, politiques, sexuelles, mystiques.
Spectacle des sursauts : quand les corps tombent frappés par la fatalité, ils se relèvent — chantent la mécanique macabre et vitaliste du poème du cancrelat de Kirilov, arraché aux Démons de Dostoïevski. Et le théâtre est rendu à son jeu : vanité des vanités où on meurt pour de faux, où on vit pour insulter l’existence de la fausse vie.
Tandis que dans d’autres théâtres, à trente kilomètres de là, on prétend être politique sous prétexte d’évoquer « la situation actuelle », Castorf, parlant dans la bouche de Racine (bouche dans laquelle on lui aura fourré préalablement une demie-douzaine de cigarettes, parfois en même temps), dira davantage que la situation : il dira sa cruauté, et l’urgence de la traverser. Comme on crie. Comme on jouit. Comme la foudre tombe au ralenti et que tout s’évanouit, qu’on reste sous l’averse frappé, anéanti, vivant enfin, si c’était encore possible.
 

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Item, le Me-ti de François Tanguy https://www.insense-scenes.net/article/item-le-me-ti-de-francois-tanguy-2/ Wed, 20 Nov 2019 09:51:22 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3828

Item, mise en scène de François Tanguy,
avec Laurence Chable, Frode BjØrnstad, Martine Dupré, Erik Gerken, Vincent Joly
La Fonderie, Le Mans, le 16 novembre 2019


En tournée au théâtre de Gennevilliers du 5 au 16 décembre,
au TNS du 8 au 16 janvier,
à la MC2 Grenoble du 11 au 15 février,
au CDN de Besançon les 11 et 12 mars,
au théâtre Garonne du 10 au 13 juin 2020.



Ça ne serait pas grave si le théâtre n’était qu’un stupéfiant. Comprenons qu’il ne convoquerait que l’illusion et l’artifice ou ce qui tient à un amuse gueule en lien avec quelques modes de l’actualité. Mais Item de François Tanguy, joué par le Théâtre du Radeau à la Fonderie, est encore là pour murmurer, comme Brecht l’écrivait, que « le destin de l’homme c’est l’homme ». Et d’y entendre dès lors, alors que ce monde craque, que l’espoir va en se réduisant, va en se repliant et qu’il tient désormais et exclusivement à ce que chacun est capable de livrer soi-même. Et de voir les mêmes comédiens et comédiennes, d’une œuvre à l’autre, œuvrer à un corps de métier, eux-mêmes corps vieillissants de ce métier, venir avec fougue, fatigue, humilité et détermination, usant d’un burlesque mêlé à une gravité, confier que la roue tourne et que la chance a peut-être tourné. Le « peut-être » marquant indistinctement une fragilité et une incertitude… un presque « rien » qui renvoie encore à notre capacité à « traverser tous ces naufrages, à désosser avec les mots nos anxiétés ». A trouver une harmonie avec, juste, nous-mêmes, pour commencer.
Savoir se retourner
Au premier regard qui se pose pour la énième fois sur les amas de lignes et de cadres qui forment l’architecture ou la structure des rêveries de Tanguy ; à l’endroit d’un commencement incertain où quelque chose de familier réapparait du « décor » ; là où à la Fonderie tout n’est que recommencement et déménagement parce que le lieu du théâtre ne peut-être que celui du « dé-ménagement » à l’opposé du « ménagement et de l’aménagé » ; un halo à peine lumineux, soucieux d’entretenir la lumière naissante du tableau de Rembrandt, se porte sur ce qui s’apparente à La Leçon d’anatomie du docteur Nicolaas Tulp. Item s’ouvre ainsi sur une image qui devient le support dialectique d’un dialogue méditatif et poétique entre la nature, l’art et la science qui forment le tripode de la morbide Histoire.

Manière de voir ou de faire d’Item un diaporama des incisions que forme la convocation de divers récits lesquels livrent, comme la reproduction, une histoire de la perte des couleurs qui vaut au monde d’être une histoire des déboussolements (depuis que le rouge a pali) où s’entendent les voix littéraires d’Ovide, de Walser, de Plutarque, de Dostoïevski, de Goethe, de Brecht… tous figurant les savants d’une communauté atemporelle d’un observatoire, en quête non d’un sens, mais d’une déchirure où s’engager, d’une faille et d’un passage à exploiter… là où tout ramène à un seuil qui est la condition de l’aventure. Celle, peut-être, de la pensée, de l’amour de la pensée pour ce qu’elle dit de l’incertitude et de la folie des raisonnements.
Et disant cela d’Item, s’impose à la mémoire la sensation qu’il y a là, comme pour le Me-ti de Brecht, l’esquisse d’un écho au Livre des retournements, car pas une des créations du Radeau n’a cessé de revenir et n’a renoncé à « briser le pouvoir des artisans de la faim ». Pas une seule fois, du plateau de la Fonderie qui chaque fois est réaménagé comme un écho lointain au précédent, d’hier jusqu’à aujourd’hui, Tanguy et ses interprètes n’ont rechigné, à rappeler et redire, que « certaines idées de nature ordonnatrices, idées qui mettent de l’ordre dans les idées, si à l’origine elles peuvent servir la communauté, elles en viennent parfois et bientôt à la dominer ». Certaines idées, ainsi, « s’érigent en maîtres, pour y parvenir elles s’attachent aux puissants, et non aux gens utiles ». Et dans ce dédale de cintres et de pistes toutes en labyrinthe, pas une des créations de Tanguy n’exclut de reposer et de rejouer toujours la rengaine (« la ritournelle » Deleuzienne) qui enjoint de penser qu’un « être humain peut se chercher une position qui lui permette de refléter le monde, de se montrer en lui et de s’entendre avec lui ».
ItemMe-ti… Citant Brecht que Tanguy convoque au dernier instant dans La Ballade von der Judenhure Maris Sanders que fredonnent au final Laurence Chable, Frode BjØrnstad, Martine Dupré, Erik Gerken, Vincent Joly… c’est ce monde des lois iniques du « Grand Ordre » qu’il faut entendre pour saisir qu’elles enferment la raison, au point qu’elle devient un accessoire au service de l’idiotie. Ce sont ces lois qui s’imposent au déplacement de la matière, et qui se sont substituées à l’espace considéré à l’origine « comme une sorte de boite sans parois ».
Regardant la scène, là où Item prend place, c’est ce monde sans parois évoqué et réfléchi par des cadres vides, des montants en déplacement continu, qui revenait à la surface. À la surface, comme on le dirait d’un reflet sur un miroir d’eau, là où les minutes de découragement sont la forme prise par les soubresauts sérieux et toujours comiques qui interpellent l’inertie éternelle suspendue à la mamelle de l’entropie, à la noyade aussi pour faire écho à l’incipit du programme qui convoque Hans Blumenberg.
Et ainsi de regarder Item, pour partie, comme l’un des chapitres du Territoire du crayon, précisément le récit « Il était une fois un amuseur » où la pitrerie et la folichonnerie sont fondées sur le sérieux. Autre retournement qui veut que « les non-sérieux sont plus sérieux que les sérieux ». Et de regarder le pli d’une robe pris sous un pied narquois et taquin, une chute ou une situation loufoque qui dégénère, un échange caricatural de politesse où une chaise se fait la malle, une séquence de ventriloque ou de play back, la montée d’un tableau figuratif (ou du papier-peint)  comme un « dégât des eaux » … comme autant de décalages et de scènes d’un « théâtre interdit », où le défendu autant que le surprenant, font d’Item un exercice d’équilibre, un numéro de funambule qui va d’un point de légèreté désuète à une ligne de gravité inévitable.
Item a ainsi une odeur de méli-mélo-drame où les hybridations poétiques comme le jeu des comédiens et des comédiennes tirent sur la corde (de pendu) qu’est la raison jusqu’à faire entendre, comme Derrida qui commente Artaud, « qu’il existe des crises de raisons étrangement proches des crises de folie ».
Un incendie de théâtre
Alors devient sensible le mouvement du rideau d’une arrière-cuisine qui, sous le souffle d’un vent léger, fait croire à quelques présences vitales autant que spectrales. Mouvement rare, loin du front de scène, qui dit tout autant le semblant de vie, que le vide pur et absolu. Sensible encore la parole qui, au premier mot d’Item emprunté à Walser, s’inquiète des éveillés, des endormis, des somnolents : ce peuple des engourdis… Sensibles ces retours récurrents à la table où se tiennent des discussions incertaines à bâtons rompus, sensibles ces coiffes orthodoxes enluminées qui forment le paysage iconique d’un horizon slave où git une parenthèse communiste… sensible ce monde littéraire qui ressemble in fine à celui d’un sablier où d’Ovide à Brecht, du prince idiot de Dostoïevski aux formes autographiques et solitaires de Walser, les pensées formées de grains de folie ne cessent d’être retournées et de revenir hanter une Histoire de l’espérance déçue. Item tient ainsi, et peut-être encore, à l’image d’un cimetière marin, où les poèmes figurent les carcasses échouées et visibles de pensées fracassées sur le sable, là où les récits annonçant la Grande Méthode ne sont plus, Pessoa l’entrevoit, que des Idées sans quai qui évoque une « nostalgie de pierre ».
On aurait tôt fait de distinguer dans Item un paysage à l’horizon obscurci que l’on regarderait, eu égard à nos états mélancoliques, c’est selon, comme un horizon encore (ponctuation beckettienne qui marque l’agonie ou un filet de vie) ou un paysage défunt quand tout n’est plus que Vanités que Tanguy, et ses plumes de paon (dont il orne ses comédiens), convoque.
Horizon obscurci ou paysage défunt, l’un l’autre allant main dans la main, pris dans le mouvement de l’éloignement ou du rapprochement, au point de causer au regard et au coeur une douleur névralgique.
Item donne mal au cœur, c’est certain. « Mal au cœur » au point d’y sentir un chagrin poussé que quelques énoncés, détachés du flux verbal pour venir s’attacher à la tempe de celui qui écoute et entend, font éprouver : « Toute ma vie j’ai détesté les poèmes comme si je pressentais quelque chose », ou « un homme capable d’avoir un idéal… ça n’arrive pas tous les jours à notre époque », « ça ne vous regarde pas… »
Tristesse oui, semblable à celle de Mychkine, quand Tanguy convoque encore trois figures majeures qui ont construit l’Histoire : l’exilé, le héros, le pauvre chevalier. Le premier marquait par la fuite qui parfois aboutit, ailleurs, à la reconstruction. Le second, rare, qui hante les sols de toutes les révolutions dont il est la victime idéale et préférée. Le troisième, intemporel, aujourd’hui introuvable, qui réfléchissait une conduite légendaire inséparable de la loi morale. Les uns comme les autres révélés, toujours, par l’infortune et l’apocalypse. Et Tanguy de s’attarder plus longuement sur la figure du Pauvre chevalier qui, comme chez Walser, est inséparable des scénarios catastrophes qui agitent l’Histoire que Walser, encore, comparait à un « incendie de théâtre » dont les gens sortiraient comme des oiseaux en feu. Et de regarder, dans une image furtive comme c’est la règle du jeu chez Tanguy, le trio cherchait une racine à la vie et à l’espoir dans l’Histoire, alors qu’au final deux anges aux ailes brulées et noires viennent pointer leur minois d’Angelus Novus serein.
Tristesse… mais
Mais il y a le bruit faible d’un sifflet d’oiseau qui n’en finit jamais de se faire entendre et vient en sus des œuvres lyriques qui accompagnent tout Item. Il y a ce gazouillis d’oiseau invisible que n’arrive pas à couvrir le son des cloches et du glas, pas plus que les paroles qui sont dites ne le privent de se faire entendre. On l’imagine dans la cime d’un arbre et il est comme un souvenir de la forêt vive et verte à l’ouverture de Onzième. Il est là, seul et c’est un chant. Il y a encore, à mi-parcours d’Item, une petite incrustation vidéo toute de couleur qui se regarde comme un tableau qui présente un massif de fleurs rouges et vivantes. Un tableau vivant, tel un dernier carré comme on le dirait d’un point de résistance menacé, exposé furtivement. Il y a ce petit brin de vent dans le rideau qui souligne un mouvement indécis mais encore un mouvement… De même, il y a ce pas de danse embarrassé, encombrée, enchaîné mais qui dit « l’artiste danseur » alors que le masque du Minotaure, matérialisé sur scène, dit la régularité des mauvais coups. Il y a ces énoncés intempestifs où est proclamé qu’à « regarder les arbres il n’y a rien de ridicule ». « Sentir les arbres »… il y a ça, donc.
Il y a aussi ces retours à la table qui n’est plus celle des banquets festifs, mais juste celle où fatigué, mais pas encore épuisé, on peut se parler dans des dialogues à peine adressés. Lieu de réunion plus que de discussion parce que c’est encore le territoire de la communauté. « Être à table » marque chez Tanguy moins le repas ou le lieu, que finalement un endroit où il est encore possible d’être, et d’être ensemble.
Et de voir alors dans ces plis, et ces petites choses de rien, ce qui fait le quotidien et l’avenir. Voir chez Tanguy qui fait le choix du « petit » un geste qui « investit contre la domination du monumental, le petit […] apprendre à redécouvrir la singularité au moment où elle est niée en grand » comme le souligne la postface de Miguel Abensour au Minima Moralia fragments d’une vie mutilée d’Adorno.
Et comprendre, non sans peur, que c’est à cet endroit du « petit » qu’il y a encore la possibilité d’entretenir l’idée d’un renversement et d’un retournement qui commencerait à l’endroit de l’infra-mince qui est le territoire fragile de tous les changements.
Eux, comédiens et comédiennes, Chable, BjØrnstad, Dupré, Gerken, Joly sont les danseurs de cet infra-mince qui, jouant leur partition, permettent de faire apparaître une variation dans la monotonie. Et s’ils ont depuis longtemps mis à disposition cet instrument puissant que sont leurs corps et leurs voix ; si depuis longtemps tels des veilleurs (et réveilleurs) ils sont les cornes de brume qui alertent sur la perte de vitesse de l’expérience de l’espoir ; ils sont, appréhendés dans leur collégialité, comme un « corps de métier » à part entière où, en artisans certains de leur geste, ils permettent de transformer la tristesse en un souci.
« Souci »… Mot vital que celui-là, nom d’une fleur et d’un état… Mot, ici, qui s’oppose à la résignation, au désintérêt, à l’abandon, à l’insouciance. Ou quand l’Item de Tanguy, son théâtre et sa ménagerie mélancolique et poétique, entretient auprès de chacun qui peuple la salle, la pensée « d’avoir le souci de » qui serait au commencement de tous les recommencements, de tous les retournements…


crédits photos, Jean-Pierre Estournet.
((Bertolt Brecht, Me-ti Livre des retournements, trad. Bernard Lortholary, Paris, L’Arche, 1968.))

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Item de Tanguy nous laisse sans legs https://www.insense-scenes.net/article/item-de-tanguy-nous-laisse-sans-legs/ Mon, 18 Nov 2019 10:15:36 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3813
Item de François Tanguy, La Fonderie (Le Mans), 5-23 novembre 2019.

À l’instar de ce qui se passe sur le plateau, il existe de multiples façons d’entrer dans la nouvelle création de François Tanguy et son théâtre du Radeau, après Soubresaut il y a trois ans. Mais puisqu’il faut choisir, passons par un tableau, un roman et une chanson.
 

 
Le tableau, c’est La Leçon d’anatomie de Rembrandt, où sept apprentis-chirurgiens à fraises et à barbiches sont suspendus aux gestes et aux paroles d’un professeur chapeauté qui dissèque le bras d’un moribond, guidé par les pages d’un ouvrage savant, comme si on lisait dans ce cadavre, la plaie béante, à livre ouvert. Avant même que ne débute Item, on remarque de loin la présence de ce tableau, posé sur une table, parmi un fatras de chaises, de planches, de châssis, d’animaux empaillés, de fleurs séchées … On ne nous impose pas sa présence, même si celle-ci est remarquable, reconnaissable avec un peu d’attention. Libre à nous, dans le dernier tiers du spectacle notamment, d’y voir après-coup une figure matricielle : à plusieurs reprises, un regroupement, un essaim, autour d’une personne qui se dit à l’article de la mort, ou qu’on traite comme tel.
 

 
Le roman est celui qui occupe quasiment tout le dernier tiers d’Item : plusieurs extraits de L’Idiot de Dostoïevski. Je me souviens de Onzième (2011), où le duo Laurence Chable et Vincent Joly faisait déjà tout notre bonheur dans une veine qui oscillait entre absurde et burlesque (la fable du cancrelat dans Les Démons). La tonalité s’assombrit davantage cette fois. Citons juste ce passage :
 

‒ Oui, voilà : quand vous preniez congé, tout à l’heure, je me suis dit, brusquement : voilà, ces gens, c’est la dernière fois qu’ils existent, là, maintenant, oui, la dernière fois ! Et les arbres ‒ pareil … Tout ce qui existera, ce sera le mur de briques, le mur rouge, de l’immeuble de Meyer, le petit pan de mur jaune … ma fenêtre qui donne sur lui … eh bien tout ça, il faut que tu le leur dises … essaie, dis-leur : Tiens cette beauté … Toi, tu es mort, présente-toi comme un mort, dis-leur : ‟un mort a le droit de tout dire …” Vous ne riez pas ? (C’est Hippolyte qui parle.)

 
Génie d’André Markowicz, compagnon au long cours du Radeau, de rapprocher ici Dostoïevski, par un choix de traduction (« le petit pan de mur jaune »), et Proust, la mort de l’écrivain Bergotte dans La Prisonnière. Frode Bjørnstad le dit avec un vacillement, un timbre de voix absolument poignant. Mais cet émoi doit aussi beaucoup à ce qu’on peut entendre indirectement de la situation du Radeau, un propos d’allure testamentaire, puisqu’il est largement question dans l’ensemble de cette séquence d’un sujet de tableau à trouver (« le visage d’un condamné une minute avant la guillotine »), d’héritage à léguer et d’une maladie peut-être imaginaire, ou d’une maladie de l’imaginaire, en des temps chaotiques.
 
Quant à la chanson, mais je ne veux pas en dire trop, elle est quasiment murmurée à la toute fin du spectacle par les acteurs ‒ Frode Bjørnstad, Laurence Chable, Martine Dupé, Erik Gerken et Vincent Joly ‒ réunis autour d’une table, dans une lumière aux tons clair-obscur, un petit rideau de dentelle frémissant sous l’effet de l’air côté cour. C’est comme une ritournelle habitée par une angoisse qu’elle tente pourtant de dissiper. Ce pourrait être des forains autour d’un feu de camp en rase campagne. L’ouverture de Passim (2013) ‒ Laurence Chable disant sobrement un épisode de la Penthésilée de Kleist ‒ était la plus bouleversante que j’ai jamais éprouvée au théâtre et ailleurs. Ici, c’est donc cette fin chantonnée, dont on ne sort pas vraiment, et qui évoque une femme en chemise, tête rasée, pancarte Judenhure au cou, à Nuremberg, dans les années 1930. Après-coup, là encore ‒ mais Item, comme Onzième, comme Passim, comme Soubresaut, est une chambre d’échos ‒ résonne un autre passage de L’Idiot sur un « chevalier amoureux [qui] s’est même attaché un chapelet autour du cou, à la place d’une écharpe » … Mais je reviens au petit rideau de dentelle qui frémit pendant cette chanson mélancolique. Sa présence elle non plus ne s’impose pas, on peut simplement y porter attention. N’assiste-t-on pas dans cet espace vibratile aux derniers feux d’une mémoire, celle par exemple de Grüber montant Bérénice avec Gilles Aillaud en 1984 ? Un autre moment, c’est peut-être le fantôme de Kantor qui traverse en catimini l’avant-scène, et un de ses mannequins, mais en plus dégingandé, que se lancent tour à tour les acteurs.
 

Croquis de Tanguy

 
Silhouettes de profil, têtes de bélier ou de taureau, couvre-chefs indescriptibles, plumes de faisan, valise d’un être en partance, postiches à la Groucho Marx, costumes bouffants, « vieux boudoir plein de roses fanées, où gît tout un fouillis de modes surannées », vers italiens et allemands sans surtitres accessoires, vitre manipulée avec précaution par les acteurs (« ‒ Comment ? vous n’avez pas de verres de couleur ? des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis ? Impudent que vous êtes ! vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n’avez pas même de vitres qui fassent voir la vie en beau ! » reproche ironiquement le poète au « mauvais vitrier » avant de briser sa marchandise avec un pot de fleurs), nappes de bistrot, mobilier vieillot, capharnaüm où se découvre soudain une clairière, Walser côtoyant Ovide, Beethoven le mugissement des vaches, etc. si le Radeau est traversé par la violence du monde et les soubresauts d’une histoire commune, que cet Item recèle encore d’itérations !
 
François Tanguy et vos camarades, ne nous laissez pas tomber, sombrer, on a besoin encore de vos coups de mains et de gueule, de vos embrassades, de vos banquets improvisés, de votre théâtre du dehors, de votre veille politique, un théâtre de l’âtre, précaire, indispensable « parole en archipel » où s’amarrent les démâtés de la vie, hospitalité inconditionnelle à tous ceux qui font humble métier de traduire, de passer d’une rive à l’autre, d’un item à l’autre.
 
Tournée :
 
Du 5 au 16 décembre 2019
T2G Gennevilliers 10 représentations
 
Du 8 au 16 janvier 2020
TNS Strasbourg 8 représentations
 
Du 11 au 15 février 2020
MC2 Grenoble 5 représentations
 
Les 11 et 12 mars 2020
CDN Besançon 2 représentations
 
Du 10 au 13 juin 2020
Théâtre de Garonne – Toulouse 4 représentations
 

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Tarnac, son groupe, ses tubes https://www.insense-scenes.net/article/tarnac-son-groupe-ses-tubes/ Sat, 16 Nov 2019 13:23:59 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3806  Taïga (comédie du réel) d’Aurianne Abécassis & Sébastien Valignat, NTH8 (Lyon), 14-16 novembre 2019.
 
Il y a un génie du titre et du sous-titre, comme on parle aussi parfois d’un génie du lieu : « Taïga », version abrégée d’« opération Taïga », nom de code donné à l’arrestation le 11 novembre 2008 par 150 policiers d’un « groupe » étiqueté « anarcho-autonome » résidant à Tarnac. Le nombre d’habitants de cette commune corrézienne équivaut à peu près au double de celui des forces de l’ordre ainsi déployées, sous les feux médiatiques. « Taïga », à la base formation végétale s’épanouissant en Sibérie, dit assez à soi seul dans quel fantasme de reviviscence d’un terrorisme d’extrême gauche la DST, aux ordres de Michèle Alliot-Marie, sous présidence Sarkozy, s’est engouffrée, et son « opération » avec.
« Comédie du réel » résume de son côté l’aubaine et l’obstacle qu’a su saisir et surmonter la compagnie de Sébastien Valignat, nommée non sans humour Cassandre, et qu’on peut expliciter via un passage du dernier opus du Comité invisible : « C’est très compliqué maintenant que la satire est devenue réalité. On a vraiment essayé de rire de ce qui était en train de se passer mais on n’arrivait pas à tenir le rythme. Ce qui se passait était beaucoup plus drôle que tout ce qu’on pouvait imaginer. Donc on a décidé de lâcher l’affaire, de les laisser jouer leur comédie, et nous ferons la nôtre. » (Maintenant, La Fabrique, 2017, p. 8, propos des créateurs de South Park désemparés depuis l’élection de Trump)
Tout en ayant conscience qu’avec Tarnac le « réel » dépasse non seulement la fiction mais aussi la « comédie », Sébastien Valignat et ses acolytes ne lâchent pas l’affaire, ni les vertus caustiques, clarificatrices, de la satire. Leur spectacle s’adresse aussi bien à ceux qui connaitraient son déroulement sur le bout des doigts, de 2008 à 2018, qu’aux autres qui l’auraient déjà oubliée parmi le flux des chaînes d’infos en continu.
Par cette arrestation monstre, la DST reprend du galon au moment de devoir fusionner à son corps défendant avec la DCRG. Elle tire à son profit la couverture médiatique. Sur un écran au lointain est rediffusé le 20h de l’époque sur France 2. Mais plutôt qu’un document brut ainsi livré, c’est la tête de Maxime Bonnand qui remplace celle de David Pujadas, et l’acteur filmé en direct côté jardin répète en playback les propos du présentateur. C’est à la fois hilarant et dévastateur, un démontage en règle, mais drolatique, de la fabrique de « l’information ».
La pose de crochets en fer sur les caténaires d’une ligne TGV suscite un procès-fleuve, où l’antiterrorisme permet bien souvent de contourner le droit, jusqu’à la relaxe générale, dix ans plus tard, un fiasco policier et politique. Il a donc fallu à la compagnie Cassandre faire des choix, trancher, trouver son rythme : trop rapide, et on saute à pieds joints dans le boulevard ; trop lent, et on s’embourbe dans le théâtre documentaire à visée pesamment didactique. Délimiter une durée, 01h45, déplacer la focale en amont de l’arrestation, un premier avril 2008, dans les locaux d’une DST à la recherche d’un poisson qui ait la grosseur de ceux que traque la DCRG, puis faire un gros plan sur l’arrestation médiatique, avant d’opérer des focus concertés sur les gardes à vue qui n’en finissent pas, les détentions provisoires, le soupçon autour d’un emballage de lampe-torche, la qualification contestable de « terrorisme », un témoin anonyme qui tombe à pic, la mise en cause d’un livre publié, L’Insurrection qui vient, et s’attarder enfin sur le procès-verbal truffé d’inexactitudes retraçant l’itinéraire de Julien Coupat et d’Yldune Lévy le jour des faits, jusqu’à la découverte opportune dans une Marne en pleine décrue de tubes en plastique qui auraient permis le sabotage.
La scénographie Rubik’s cube de Bertrand Nodet offre un terrain de jeu et de discernement aux acteurs, aux spectateurs, et là encore comique et intelligence de la situation se renforcent l’un l’autre : des écrans de chaque côté de la scène et au lointain, une maquette de Tarnac montée sur roulettes qu’il est possible de filmer pour restituer l’« opération Taïga », un distributeur à café, celui des locaux de la DST, qui peut se convertir en chaire de tribunal où officie l’actrice Marion Aeschlimann, et bien d’autres surprises.
 

On alterne ainsi parodie d’une série policière des années 80 ou d’un feuilleton télévisé misogyne, exercice brechtien du jeu d’acteurs, Maxime Bonnant et Loïc Rescanière glissant d’un camp à l’autre au moment de la reconstitution calamiteuse des faits, et mise en relief des conflits d’interprétation autour d’un mot ou d’une chose, décisifs pour la suite du procès ‒ où il est démontré que « Foule sentimentale » d’Alain Souchon est une dangereuse chanson gauchiste avec les mêmes procédés, citations tronquées, associations d’idées, qui permettent d’épingler L’Insurrection qui vient. C’est le seul vrai tube du spectacle, que chantent en chœur à la fin Marion Aeschlimann, Maxime Bonnand, Tom Linton, Charlotte Ramond et Loïc Rescanière, tandis que défilent au lointain les unes successives de Libé, en un raccourci temporel fulgurant.
À voir un tel travail collectif on comprend la nécessité que le théâtre contemporain ait enfin quelque chose de Tarnac, mette son grain de sel, face à des publics d’hiver, mélancoliques, sur les pas de l’enquête de David Dufresne (Tarnac, magasin général) ou des billets de Georges Moréas dans le site du Monde, ainsi que des livres de Jean-Marie Gleize (Tarnac, un acte préparatoire) et de Nathalie Quintane (Tomates). Le texte d’Aurianne Abécassis vient lui d’être publié chez Lansman.
 

La compagnie Cassandre n’en rajoute pas sur le grotesque intrinsèque à ce procès, ses péripéties, ou les méthodes des policiers. En rajouter aurait paradoxalement désamorcé, par contrecoup, ce qu’a de réellement dérangeant aux yeux du pouvoir les choix de vie de ces jeunes gens (la ferme, le magasin général, l’absence de portables, etc.) et leurs pamphlets politiques qui refusent toute signature, toute assignation, autre que Comité invisible. Rendre le pouvoir plus grotesque qu’il ne l’est déjà aurait d’un même mouvement confondu l’ennemi en toc qu’il s’est construit avec l’original qui lui échappe. Et c’est toute l’adresse de Taïga (comédie du réel) appelé, on l’espère, à devenir un tube sur le plateau de Millevaches et ailleurs, pendant sa tournée :
Théâtre Jean Marais – Saint-Fons (69) : les 3 et 4 décembre
Maison des arts – Thonon les Bains (74) : le 21 janvier
Théâtre du Pilier à l’espace La Savoureuse de Giromagny (90): le 24 janvier
Les Bords de Scène – Espace Lino Ventura Athis Mons (95): le 31 janvier
Théâtre Roger Barat – Herblay (95) : le 4 février
Théâtre de Châtillon (91) : le 7 février
Centre culturel de la Ricamarie (42) : le 14 février
Anthéa, théâtre d’Antibes (06) : le 31 mars, le 01 avril, le 2 avril

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Item – Du tissage qui nous découd https://www.insense-scenes.net/article/item-du-tissage-qui-nous-decoud/ Sat, 16 Nov 2019 11:47:37 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3800 Item, la nouvelle création du Théâtre du Radeau se joue à la Fonderie du 5 au 23 novembre 2019. Une expérience si rare. À voir absolument.
Il est difficile de décrire l’expérience du radeau, mais l’effet qu’il produit, à chaque nouvelle création – Onzième, Passim, Soubresaut, et maintenant Item (d’autres avant) – est la preuve que quelque chose de réel et d’important s’y trame, s’y tisse. Et ce qui s’y tisse avec et entre les textes de Dostojewski, Walser et les autres, entre les panneaux et les cadres, les chaises et les tables, entre les chapeaux impensables et les pantalons improbables, est une sorte de lent morcellement de nous-même, nous sommes décousus, quelque chose est démembrée et nous voilà devant ce qui est de l’expérience du réel. Ce sont des sortes de fragments d’intensités qui nous traversent, des mondes qui se bousculent l’un dans l’autre, ou une vague inquiétude qui envahit le plateau et avec le plateau, nous autres, regardants, pendant un instant pour retourner à la conversation qui erre dans ce que nous ignorons de chercher. Et à nouveau, un moment de panique, mais presque tectonique, un ébranlement de quelque chose que nous ignorons et qu’ignorent tous. C’est comme la vie qui passe, on ne peut le dire plus bêtement. Et à chaque fois, avec le Radeau, on capte sans pouvoir capter cette vie à l’état pure, puisqu’elle est impossible à capter. Mais en étant devant… devant ça… on se tient en équilibre sur la lisière de la vie. C’est pour cela qu’on pleure. On est face à la forme d’un innommable. Et donc, la mort aussi. Elle est là, devant. Et on la regarde.
Et Item alors où Francois Tanguy trace son geste et l’amène à un endroit encore jamais vu. On pourrait dire que tout le spectaculaire d’avant, les grands envolés lyriques, les fascinants métamorphoses de l’espace, tout cela n’existe plus. Quelque chose ne se nomme plus dans un cri, mais dans une tranquille et terrifiante construction. Les mots se suivent et nous décousent à fur et à mesure. Nous sommes là et il n’y a plus rien à cacher. Jamais, peut-être, le théâtre fut plus honnête, et, d’abord, honnête avec lui-même. C’est dans sa bêtise, dans ce fait étrange de répéter des mots de quelqu’un d’autre, devant d’autres gens, de se tenir là et faire des trucs… dans la bêtise de mimer ou de vouloir signifier, de dire qu’il « prend sa couronne et l’expédie au ciel » et de prendre la couronne et de l’expédier au ciel, que quelque chose se trame que seul le théâtre peut tramer. Et c’est alors une leçon de théâtre qui nous dit tout ce que le théâtre peut si on le laisse tramer sans l’asphyxier dans la signification, dans une instrumentalisation quelconque, dans une volonté de plaire et de satisfaire. En nous refusant le spectaculaire des grands mouvements de plateau, Tanguy tue définitivement le consommateur en nous, et nous pouvons enfin être devant la scène comme devant un paysage. On regarderait alors l’arbre et des siècles passent dans un instant. Et on regarderait le vert de cet arbre changer en d’autres verts et la feuille pourrie… Vous avez déjà vu une feuille ?
Ce que nous comprenons avec Item, c’est que la monstruosité est là et la barbarie avance, mais qu’il est peut-être trop tard pour crier. Nous pouvons peut-être encore conjurer quelque chose dans une communauté d’amis en chantant doucement les horreurs à venir. Peut-être c’est dans les interstices de la vie qui passe que nous pouvons quand même trouver des liens, faits d’incompréhensions et de malentendus, mais des liens quand même, qui nous donnent du courage pour survivre. Et nous les regardons ainsi, comme des amis, étranges, des amis étrangers qui nous deviennent, petit à petit, à travers les mots et les années, familiers, Laurence Chable, Frode Bjornstad, Martine Dupé, Erik Gerken et Vincent Joly. Des étranges présences, errantes, terrifiantes et drôles, toujours quelque part écartelés, entre absence et présence, entre héro et nullité tout rond, ni l’un ni l’autre, ils font une pirouettes et hop ils sont ailleurs. Des corps qui sont, là aussi, ce que sont nos corps, notre gauche manière de vouloir danser. Et nous y trouvons, là, dans notre insuffisance, dans notre maladresse, une grâce.
Et il faut saluer le travail de Éric Goudard, car le son et la musique sont là, toujours, mais avec une subtilité qui n’enlève en rien la puissance des créations précédentes. On a l’impression qu’il a augmenté le spectre pour une plus grande amplitude des mondes. Souvent quelque chose nous hante, derrière, du fond bouché, ou quelque chose nous surprend de gauche. Oui, des spectres, des fantômes terribles sont là aussi. Et puis, à nouveau, une joie et la simplicité d’une conversation qui aurait oublié qu’il y a un public.
On ne peut que dire : merci ! Un merci infini.

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Quand la subtilité fait un tabac : Dom Juan par Olivier Maurin https://www.insense-scenes.net/article/quand-la-subtilite-fait-un-tabac-dom-juan-par-olivier-maurin/ Thu, 14 Nov 2019 23:28:42 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3792 Dom Juan de Molière, mis en scène par Olivier Maurin, TNP de Villeurbanne, 13 novembre-7 décembre 2019.
C’est la première fois qu’Olivier Maurin monte un classique du répertoire, lui dont Illusions d’Ivan Viripaev est le dernier spectacle en date. Un fil se tisse de l’un à l’autre, par où mettre en scène Dom Juan relève ici plus d’une nécessité poétique que d’un passage obligé : le retour du quatuor Clémentine Allain (Elvire), Fanny Chiressi (Mathurine, M. Dimanche), Arthur Fourcade (Dom Juan) et Mickaël Pinelli (Sganarelle), auxquels s’ajointent Héloïse Lecointre (Charlotte), Matthieu Loos (Dom Carlos, La Statue du Commandeur), Rémi Rauzier (Gusman, Dom Louis et Francisque) et Arthur Vandepoel (Pierrot, Dom Alonse) ; une fascination intacte pour le pouvoir de la parole, du récit, ceux qu’on aimerait entendre, les « gages » données à la parole de l’autre, les « illusions » emboîtées comme des poupées gigognes, vertigineuses, que la parole peut susciter, ouvrir, et la puissance d’(auto)entraînement de ces « illusions » qui n’en sont peut-être pas, au cœur de la servitude, de l’amitié et de l’amour ; enfin une subtilité non moindre, une finesse, un art de la nuance qui guide de part en part le geste de mise en scène, où une émotion d’autant plus poignante peut venir vous cueillir au beau milieu d’une farce.
Dom Juan n’est pas ici un DSK avant la lettre, fût-il « pourceau d’Épicure », et aucun acteur ne se retrouve nu, tout ou partie, à quelque moment que ce soit. Il est laissé au spectateur la possibilité de frayer son propre cheminement, de considérer ici Dom Juan non pas comme un libertin au sens moral mais philosophique du terme, un athée conséquent, dont la vraie cible, visée à travers les femmes qu’il berne, est le sacrement du mariage, et par extension la théocratie ‒ son hypocrisie et son pouvoir, sa nuisance drapée de légitimité. Qu’il ne tienne pas ses promesses de mariage, qu’il ne tienne pas au mariage tout court, et qu’Elvire de son côté opte pour le cloître, chaperonnée par ses deux frères, sont l’avers et le revers d’une même emprise du théologique sur les paroles et les actes, emprise d’autant plus insidieuse qu’elle s’effectue en douceur, à l’image de cette immense toile déployée au lointain représentant un ciel bleu, celui des peintres italiens de la Renaissance, d’un bout à l’autre du spectacle.
Dom Juan est défait par un gant de velours dans une main de fer, le geste charitable d’une statue, qui le convie à passer derrière cette gaze légère, le prend dans ses bras, lui murmure des mots simples. Autour de la grande table blanche déployée pour le souper, rappel là aussi d’Illusions, Dom Juan ne peut pas payer de mots La Statue du Commandeur comme il le fait avec M. Dimanche. Quant à Sganarelle, il ne le paie pas de mots mais lui réserve ses silences, jusqu’à la fin, ce qui embarrasse bien son valet, car il est difficile de dialoguer ainsi, ou de tenir un discours. La mort de Dom Juan est celle d’un homme qui ne parvient plus à articuler une seule phrase sensée, et qui tombe avachi sur une chaise d’église ‒ on pense à Depardieu dans Sous le soleil de Satan (1987) de Pialat. Extinction des Lumières, trop prématurées à cette heure.
Ce n’est pas la mort d’un scélérat mais celle d’un homme qui peut aussi bien mépriser un paysan qui vient pourtant de le sauver de la noyade que voler au secours lui aussi d’un des deux frères d’Elvire, assailli par des brigands. Il ne manque jamais à sa parole quand celle-ci relève d’un code d’honneur qui tend à se délier du religieux.
Il faut voir la manière avec laquelle l’affection de Dom Juan pour son valet est suggérée, affection réciproque, notamment lorsqu’il s’aperçoit que Sganarelle a dérobé un morceau de son plat, ou que Sganarelle tente de l’empêcher de rejoindre La Statue du Commandeur, ou que Sganarelle développe un raisonnement qui tient enfin debout. De même, Dom Juan apparaît plus touché par l’effusion mystique d’Elvire voilée qu’il ne veut bien le reconnaître. Grande subtilité là encore des comédiens, dont certains naviguent avec une aisance toute brechtienne entre deux rôles ou deux pôles opposés.
La mise en scène d’Olivier Maurin, un tel jeu d’acteurs, la scénographie d’Emily Cauwet-Lafont, c’est une clairière dans la forêt des spectacles.

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Entrée en matière : De l’Ève à l’eau d’Angélique Clairand & Éric Massé https://www.insense-scenes.net/article/entree-en-matiere-de-leve-a-leau-dangelique-clairand-eric-masse/ Thu, 07 Nov 2019 10:12:10 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3783 De l’Ève à l’eau d’Angélique Clairand & Éric Massé, Théâtre du Point du jour (Lyon), 5-14 novembre 2019.
 

 
La vieille Ève ne peut plus continuer à vivre dans sa ferme. Le médecin diagnostique ce qui s’apparente à une maladie d’Alzheimer. Sa mémoire du présent immédiat s’estompe au profit de la reviviscence d’un passé lointain. Ève la bien nommée amorce donc une « rétro-genèse ». Elle se remet à parler le dialecte poitevin de sa prime jeunesse, projette autour d’elle des scènes marquantes de sa vie antérieure. Sa fille apprend par ce biais que son père n’est pas celui qu’elle croyait … Elle est contrainte de mettre sa mère en EHPAD où un aide-soignant d’origine sénégalaise, lui-même aux prises avec le mal logement, s’occupe d’elle.
 
Ce sujet en particulier et le monde campagnard d’une manière générale hantent peu les plateaux de théâtre, alors que le cinéma, pas seulement documentaire (Raymond Depardon), s’en empare de plus en plus, comme en témoignent les succès récents d’Au nom de la terre et de Petit Paysan, dans deux registres différents.
 
La singularité du geste d’Angélique Clairand et d’Éric Massé, sa nécessité et même, osons le mot, sa sincérité, est de passer par le biais de la langue, comme dans cette séquence particulièrement réussie, touchante parce qu’elle touche juste, où Ève parle en patois à l’aide-soignant qui lui répond en ouolof. Ils ne se comprennent pas mais font par là même beaucoup plus que se comprendre. Transféré dans cette marge qu’est devenue la campagne française, on retrouve ici le croisement qu’avait opéré Bernard-Marie Koltès dans une scène magnifique de Combat de nègre et de chiens (1979) entre l’allemand de Léone (un dialecte alsacien dans la version originelle) et l’ouolof d’Alboury, quelque part en Afrique noire.
 
Entendre parler patois d’un bout à l’autre d’une pièce est chose proprement inouï au théâtre, d’autant plus qu’il ne s’agit pas ici d’en faire une ficelle comique, usée jusqu’à la corde depuis Charlotte, Mathurine et Pierrot chez Molière jusqu’aux superproductions des Bodin’s. Les mises en scène les plus clairvoyantes de Don Juan évitent de rendre ridicule le trio paysan. Les Bodin’s, eux, n’y vont pas avec le dos de la cuillère et côtoient sur M6 L’Amour est dans le pré.
 
Non, le patois, ici, c’est « une langue, donc un monde », le vecteur même de la « rétro-genèse » d’Ève. Le patois entraîne dans son sillage une scénographie de Johnny Lebigot qui glisse du naturalisme vers un espace mémoriel, ou plutôt qui ménage une indistinction entre les deux : blancheur clinique d’une chambre d’EHPAD d’un côté, grande pièce à vivre d’une ferme de l’autre. Le patois imprègne également un public qui en apprend au fur et à mesure quelques rudiments, pour peu d’adopter une position active et d’apprécier la variation concertée de la présence ou de l’absence des surtitres.
 
Le spectacle tient et se tient, puise sa force, dans la manière dont chaque comédien s’ouvre à un rapport d’étrangeté à la langue. Pour Angélique Clairand (la fille d’Ève) et Éric Massé (le médecin), le dialecte poitevin touche à une nécessité autobiographique – là où l’autobiographie atteint une dimension sociologique, celle des transfuges de classe. Pour Hélène Schwaller (Ève), d’origine alsacienne, ce patois est ce qu’on pourrait nommer une véritable langue de composition. De son côté, Mbaye Ngom (l’aide-soignant), parfaitement francophone, retrouve ce qu’on imagine être son ouolof maternel. Adèle Grasset (fille de ferme) se détend quant à elle en chantant des folksongs sur une gratte.
 
Les tout nouveaux directeurs du Théâtre du Point du jour à Lyon réussissent donc leur entrée en matière. Et il faut prendre cette expression à la lettre. Aucune fausse pudeur, dans leur spectacle, avec la merde, le caca, le purin, le fumier, dont l’équivalent au niveau de la langue sont les accès logorrhéiques, orduriers et obscènes d’Ève ‒ ses « coprolalies ». Pour la suite, « merd(r)e ! »

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« Il faut une éternité pour étrangler un être » : Oreste à Mossoul de Milo Rau https://www.insense-scenes.net/article/il-faut-une-eternite-pour-etrangler-un-etre-oreste-a-mossoul-de-milo-rau/ Thu, 24 Oct 2019 10:13:27 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3773 Oreste à Mossoul de Milo Rau, Célestins (Lyon), Festival Sens Interdits, 22-23 octobre 2019.
Ou un théâtre à défaut de revenir à Mossoul, auprès de ces survivants qui ont joué L’Orestie avec les comédiens présents sur le plateau, en Irak, parmi les décombres des guerres passées et présentes (chute de Saddam Hussein, État islamique, etc.). Les occupations se succèdent dans cette ville depuis des millénaires, en un temps immémorial qui précède même largement celui d’Homère. Est reconstitué sur le plateau un des bungalows du complexe hôtelier de Saddam, dont les djihadistes ont décimé un à un les clients, un modeste restaurant et un tas fumant de débris où gît peut-être le crâne d’un autre Yorick. Ce qui sert parfois aussi de plateau de tournage n’est ici que décor de théâtre, pointé dans son insuffisance, pâles répliques d’un paysage urbain dévasté, et d’un autre plateau, celui d’un réel traumatique, en l’occurrence le toit de l’école des Beaux-Arts de Mossoul d’où l’EI jetait les homos dans le vide.
 

 
Le théâtre donc à défaut d’être là-bas, de retourner là-bas, de rejouer la matière troyenne avec les survivants, de toucher subtilement aux tabous (Oreste et Pylade qui s’embrassent), de se confronter à l’injouable (les scènes d’exécution). Le théâtre à défaut d’être à nouveau là-bas sur ce toit, cette skéné. Il faut alors se résoudre au substitut d’un écran qui surplombe le plateau. Les comédiens sont aimantés par cet écran qui diffuse les traces documentaires de leur création collective. L’écran-vidéo n’a peut-être jamais été aussi nécessaire, et en même temps dérisoire, pointé lui aussi dans son insuffisance, ersatz de présence.
Les comédiens tournent régulièrement le dos aux spectateurs pour se faire spectateurs de leur propre film documentaire, mais aussi interagir avec l’écran dans une illusion de direct, non sans humour. Tout est dit lorsque Johan Leysen sort de son rôle d’Agamemnon et quitte le plateau après avoir avoué simplement, sobrement, son impuissance à faire autre chose pour aider ces gens encore exposés aux soubresauts de la violence, aux terrains minés, aux camps d’internement (notamment pour les femmes de djihadistes, souvent forcées au mariage et à l’enfantement), au dilemme sans issue du pardon ou de la mort…
 

 
Là encore, aucune illusion sur un pouvoir cathartique du théâtre. Que les victimes soient amenées à jouer les bourreaux, comme dans Hate Radio ‒ un spectacle précédent de Milo Rau sur le génocide au Rwanda ‒ n’implique aucun psychodrame ou art-thérapie, mais fraie davantage avec une approche brechtienne du travail d’acteur, redoublée par la distance du mythe troyen qui s’interpose : un des survivants joue Oreste, qui équivaut dans la mise en scène à un djihadiste ; le rôle de Clytemnestre est revêtu par l’actrice néerlandaise Elsie de Brauw, cliente de l’ancien complexe hôtelier, éventrée par son fils…
Milo Rau déplace le théâtre documentaire plus qu’il ne marche dans les pas d’un Piscator ou d’un Weiss. Ce pas de côté est imprimé au tout début du spectacle, lorsque Johan Leysen confie en son nom avoir été fasciné par l’archéologue allemand Heinrich Schliemann (1822-1890) qui avait cru retrouver l’emplacement de Troie et le tombeau d’Agamemnon en suivant à la lettre les indications contenues dans L’Iliade et L’Odyssée, découvertes aussi euphorisantes que déceptives : ne prenons pas des fables pour des documents. La suite du spectacle maintient à vif cette vigilance et cette exigence.
Finalement, ne subsiste du désastre, puissante par sa fragilité même, que la parole. Elle vient cette fois en surplus du décor de théâtre et des vidéos diffusées via l’écran surplombant. Parole babélique. Émoi d’entendre ainsi parler, sur le plateau ou à l’écran peu importe ici, néerlandais, flamand, anglais, allemand, arabe, anglais avec accent arabe, etc. Le travail de Milo Rau se situe dans cet entre-langues, il confectionne à sa façon ce que Barbara Cassin appellerait un dictionnaire des « intraduisibles », où la négativité d’un mot recèle en fait rien de moins que la condition de possibilité de tout dialogue, de la tragédie antique en somme, là où les théocrates imposent l’univocité d’un ordre du discours, un logos réduit à des mots d’ordre, où chaque parole doit faire loi et sa loi, sans jeu, sans entre, sans autre.
Il n’est alors pas étonnant que le moment le plus bouleversant de ce spectacle qui refuse d’en être un soit Johan Leysen (Agamemnon) étranglant une jeune habitante de Mossoul, apprentie comédienne dans le rôle d’Iphigénie, réplique des vidéos d’exécutions postés par l’EI, « réplique » à tous les sens de ce terme. Ce qui se mesurerait peut-être en une poignée de minutes dure « une éternité ». Est proprement insoutenable moins ce qui est montré à l’écran qu’entendu : inaudible, inouï étranglement de la parole, succession de spasmes saccadés, effet de la cordelette sur une gorge de femme littéralement angoissée.
 

 
Que cette scène extrême soit placée quasiment dès l’ouverture du spectacle ne suit pas seulement la logique narrative du mythe ‒ le sacrifice qui permet la guerre de Troie, qui suscite en retour la vengeance de Clytemnestre, puis celle d’Oreste, l’enchaînement fatal des catastrophes ‒ non, c’est aussi une logique poétique et politique : de la parole étranglée faire sourdre peu à peu une Babel de langues diverses en dialogue, pour finir par un chant traditionnel qui s’élève au beau milieu des décombres après avoir été cantonné dans la clandestinité des caves (on se souvient peut-être à ce moment-là de Kantor à Cracovie pendant l’Occupation allemande…).
Entre la radio pousse-au-crime du Rwanda et les lucioles babéliennes de Mossoul, entre un discours de haine inconséquent, coupé des violences réelles qu’il suscite en dehors du studio, et des vidéos d’exécutions traumatisantes distillées par l’EI, vidéos qui coupent la parole, mais que des paroles peu à peu vont habiter, distancer, Milo Rau fraie avec l’inter-dit. La force et la cohérence de son travail est à cet endroit-là, oui.
Koltès répondait ainsi à un journaliste : « Bien sûr que je déteste le théâtre, parce que le théâtre ce n’est pas la vie ; mais j’y reviens toujours et je l’aime parce que c’est le seul endroit où l’on dit que ce n’est pas la vie. »
 

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Immersion technologique grinçante https://www.insense-scenes.net/article/immersion-technologique-grincante/ Mon, 21 Oct 2019 12:52:34 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3762 Ersatz, de Julien Mellano
Festival Avignon Off 2019, Le Train Bleu
Par Coline du Couedic


Dans le cadre des invitations de l’Insensé,
le collectif ouvre ses pages Coline du Couedic, critique à FadaDart

Voici venu le mois de juillet, et avec lui le très attendu Festival d’Avignon. Alors que le soleil bat son plein, une flopée d’amateurs d’arts vivants se pressent devant la petite salle du Théâtre du Train Bleu, au cœur d’Avignon. Ils vont voir Ersatz, petit ovni se situant à la croisée du théâtre d’objets et de l’immersion sonore. Signée Julien Mellano, membre du collectif rennais Aïe aïe aïe, cette pièce de 50 minutes promet une entrée vive et brutale dans le monde de la technologie.


Objet non identifié
L’une des grandes forces de Julien Mellano est sans doute son agilité. Fort de ses études d’arts plastiques et de son goût pour le théâtre, il puise dans ses différentes sources d’inspiration, s’autorise un large champ des possibles. Faisant fi des limites de genre qu’on impute aux arts, le metteur en scène, scénographe et interprète mêle théâtre d’objets, marionnettes et arts visuels, naviguant des uns aux autres pour mieux questionner, déranger, amuser. Boîtes de légos, bouts de carton, dés à coudre : tout est prétexte à inventer. L’économie d’objets et le minimalisme qui caractérise ses spectacles permettent de déployer un imaginaire foisonnant à partir de rien, ou pas grand-chose.
En 2017, il crée Ersatz, une projection dans un possible futur dystopique et transhumaniste. Grand thème d’actualité, le transhumanisme fait l’objet d’une recherche effrénée, cherchant à « augmenter » l’humain grâce à la technologie et allant vers une évolution programmée plutôt que biologique. La pièce, à travers le détournement d’objets et l’absurde, produit des effets aussi comiques que dérangeants.
Transhumanisme déjanté
La petite salle du théâtre du Train Bleu se remplit progressivement dans l’obscurité, traversée par des fulgurances de lumière blanche qui dévoilent un Julien Mellano impassible, en solo sur scène. Surplombant ce qui ressemble à une table d’expérimentation, il se tient droit, immobile. L’individu à figure humaine mais au visage dénué d’émotions, fourre des objets en polyester dans sa bouche et les mâchouille bruyamment. Quelques rires se détachent de la salle, envahie par les bruits de mastication. Il se lance alors dans une manipulation minutieuse des objets qu’il a à sa disposition. Assemblant des pièces qui s’emboîtent comme par magie, il crée des objets incongrus qui l’entraînent dans des univers parallèles. Casque, masque, lunettes, tour à tour le projettent dans des réalités virtuelles.
On traverse avec lui, au moyen d’effets sonores, un espace naturel peuplé d’oiseaux, une discothèque assourdissante, tandis qu’il passe d’un monde à l’autre grâce à des gestes de la main. Sa réaction d’enfant ahuri aux pépiements d’oiseaux laisse peu de doutes : son monde dédié aux technologies n’a pas de place pour la nature. Paradoxalement, ce monde qui l’a sans doute détruite prend le soin de la ressusciter artificiellement… Le comédien ne pipera mot tout au long de la pièce.
Sympas, ces robots
Les dents grincent, et le corps tout entier. Les sons retentissants créés par l’homme-robot face à la salle sont intrusifs. Armé de son casque virtuel taillé sur mesure, ce Dark Vador moderne sape toute envie de rire lorsqu’il se met à tirer avec un fémur en plastique transformé en revolver. Les détonations bruyantes et les cris de personnes présentes dans son jeu virtuel, provoquent des sursauts. On ne sait plus très bien si on se trouve dans une partie de GTA ou au beau milieu d’un massacre dans un école américaine, mais l’individu face à la scène est terrifiant et paraît capable de toutes les horreurs. Il n’a pas l’air de savoir ce qu’il est fait. Si son physique est celui d’un homme, son attitude ne s’en approche guère. Le résultat est troublant, non sans évoquer la théorie de la « vallée de l’étrange » de Masahiro Mori.
Pour le chercheur japonais, les robots qui ressemblent radicalement à des humains deviennent angoissants quand on réalise qu’on s’est fait tromper par leur apparence. Si on imagine qu’il appartient au monde des robots, le protagoniste d’Ersatz est si bien fait que chaque imperfection, le rendant plus humain, est monstrueuse. Heureusement, ce n’est que du théâtre…

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Photos volées… https://www.insense-scenes.net/article/photos-volees/ Sun, 28 Jul 2019 11:20:52 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3507 Le Festival if – en cour consistait dans l’occupation d’une cour intérieure à Avignon  (23 rue des trois Colombes) pendant le Festival d’Avignon IN et OFF.
Nous voulions y expérimenter la possibilité d’un autre espace-temps qui ne soit pas soumis à la logique de marchandisation des oeuvres et de la mise en concurrence des artistes. Nous cherchions à créer des espaces qui rendent possibles un autre rapport à l’art, c’est-à-dire où ce rapport ne se réduit pas à de la consommation, ni à de la valorisation culturelle, où l’art n’est pas l’instrument d’une exclusion. Cela impliquait que nous refuserions que cet espace devienne un espace de promotion ou de vente. Nous ne cherchions pas des “programmateurs”, nous espérions pouvoir partager quelque chose avec des gens, se rencontrer entre ami.e.s et camarades, chercher un rapport critique à nos travaux et peut-être construire par là de nouvelles solidarités. Ni IN, ni OFF, mais le conditionnel toujours en cours d’autre chose.
Les trois jours proposeraient des lectures de textes divers: Jeunes et moins jeunes auteurs qui lisent leur propre travail, Matériaux pour des travaux à venir, critiques… Tout cela dans la légèreté, l’insouciance et la joie de n’avoir rien à perdre, ni à gagner, mais simplement de vivre et de tenter à faire résonner les mots. Et quelques photos, images, volées… yb








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Éternels coquelicots rouges… Au nord, contre l’immobilisme et l’immobilier https://www.insense-scenes.net/article/eternels-coquelicots-rouges-au-nord-contre-limmobilisme-et-limmobilier/ Wed, 24 Jul 2019 14:06:57 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3480 Le Rouge éternel des coquelicots, avec Catherine Germain

Gilgamesh. Festival d’Avignon.

D’un poème, comme souvent, il a une origine. Jadis, il y avait les muses. Aujourd’hui, un poème vient parfois de muses anonymes. Latifa, des quartiers nord de Marseille, est de celle-là qui sert de paysage au Rouge éternel des coquelicots de François Cervantes. Latifa, incarnée et transfigurée au plateau par la grande Catherine Germain, cette comédienne dont on pourrait dire aujourd’hui, et depuis longtemps déjà, qu’elle porte en elle toutes les voix qui donnent au théâtre de Cervantes son éclat.
Du théâtre, il a toujours une histoire que d’aucuns classent dans les urgences. Urgence du théâtre trop souvent, aujourd’hui et au regard des conditions de production, rapporté à un théâtre fait dans l’urgence, sans moyen, sans temps de répétition, sans soutien réel autre que les réseaux de diffusion. Cervantes, lui, a pris le temps. Celui de s’entretenir avec le peuple des quartiers nord, avec la complicité du Théâtre du Merlan/scène nationale qu’on trouve planté entre deux rocades. A croire que les plans d’urbanisme sont audacieux ou qu’ils relèvent d’un empirisme dont on ne sait jamais ce qu’il donnera. Pour le Merlan, la greffe prise, c’est bien souvent un point cardinal qui s’ajoute au Nord. Avec la rencontre de Latifa, d’origine Chouïa, fille de l’émigration des années cinquante née en France, ce n’est pas l’histoire des exilés que raconte Cervantes, mais l’épopée de la petite bonne femme qui tient un snack promis à la démolition par les promoteurs immobiliers du bureau logi13. Histoire d’une femme seule, avec un quant à soi qui l’arrime à son droit ; un esprit de révolte rejoint par tous les gens du quartier pour faire face à la police et aux « immobiliers ». Une histoire de solidarité fabuleuse, presque merveilleuse, où à la marge des emmerdes que cultivent de façon intensives les habitants des quartiers nord, il y a encore la place à une humanité.

Avec le franc parlé de ceux qui n’habillent pas la parole « d’éléments de langage », avec les expressions populaires qui sont la traduction du bon sens, avec la gouaille de ceux dont le vocabulaire tient à un lexique fabriqué sur le terrain quotidien de la vie, etc. Latifa parle la langue de la sincérité où luttes et amours, mémoires et souvenirs s’entrelacent dans un discours qui fait épopée. Dans cette langue où l’on s’arrange avec la vérité, avec la nécessité, avec l’utilité ; où s’entend le malin et le vrai, les rêves et les réalités, le cocasse et le sérieux… les accents de cette parole tiennent l’écoute en veille. Et comme on le dit « si t’as rien à dire, alors ne parle pas » et « si tu ne penses pas ce que tu dis, alors ferme-la ». Synthèse moins poétique que le texte de Cervantes où « si les chiens aboient c’est qu’ils ont peur des anges, alors que les chats qui voient les anges ne manifestent rien ». Latifa qui raconte sa lutte, c’est Latifa porte-voix de tous et toutes, de ces « morceaux de famille partout ». Symbole malgré elle, et porte-drapeau malgré elle. Elle et son Snack : 50 ans de vie commune, et vie menacée, soutenue par les « nomades en scooter »… histoire de David et Goliath, du pot de verre contre le pot de fer, du « petit » isolé contre les grands solidaires. Et un « miracle », non !
Mais bien plutôt un soubresaut humain, une révolte inattendue, une barricade…
 
Et c’est Catherine Germain la rousse qui, seule en scène, conte le récit d’une vie et joue Latifa la brune. Seule, oui, ou double puisque le travail de Cervantes aura été, dans le poème écrit, de mêler la voix intempestive de Latifa, à celle de la comédienne ; d’amalgamer et de faire entendre l’une et l’autre dans une forme chorale insolite. Façon chez lui de reprendre à son compte le coup du théâtre dans le théâtre, mais à une autre échelle : celle du personnage dans le corps de l’actrice, celle de la voix réelle qui vient parasiter la fiction et le jeu. Catherine Germain et Latifa, voir l’une à travers l’autre, mettre une perruque et se travestir en brune,  voir l’autre faire exister l’une au point que c’est une troisième qui nait de l’amalgame des deux premières. Soit Latifa et Catherine ou une Lacatherine, clope à la main, pas loin du cendrier de la petite table centrale, qui sera le seul décor de Le Rouge éternel des coquelicots. Décor qui réfléchit d’évidence une vie où l’on n’amasse rien, ne ramasse pas plus, et où le jour le jour est un mode de vie. Seul décor où Catherine Germain joue une odyssée.
La comédienne est alors le seul point de cette pièce. Plantée devant le public, jouant d’une adresse hypnotique qu’elle veut connivence, son visage s’éclaire des détails du récit. Tantôt un geste de ras-le-bol, tantôt un regard fixe et déterminé. Tantôt une moue dubitative ou indisposée. Celle qui maîtrise complément son art et son jeu se meut dans un personnage qu’elle porte définitivement en elle. C’est impressionnant de la voir ainsi, en front de scène comme en première ligne qui résiste au mouvement du monde. C’est Catherine Germain, la voix légèrement rauque, le visage en alerte… D’elle, on dira qu’elle convoque une présence qui éclate sur scène, à l’endroit d’un paysage qu’elle reconstruit, qu’elle organise d’un silence ou d’une bouffée qu’elle tire comme s’il s’agissait de la dernière. Aussi, quand on la voit revenir au final, crinière rousse rendue à sa liberté, mince dans son jean, on mesure encore plus le travail accompli qui faisait de la silhouette de Latifa un petit bout de femme coriace. Et d’applaudir la performance qu’elle a encore offert. Elle, l’une des grandes comédiennes de notre époque.

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Orphelins… le théâtre des « décadrés » https://www.insense-scenes.net/article/orphelins-le-theatre-des-decadres/ Wed, 24 Jul 2019 08:52:28 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3473 Orphelins, La compagnie La Cohue

Gilgamesh. Festival Avignon.

Dans l’agonie qu’est le festival d’Avignon quand le peuple des estivaliers fout le camp et bat en retraite devant une population autochtone qui réclame sa ville avec l’arrogance de ceux qui ont essoré les comptes des férus de théâtre ; à même les affiches, feuilles de salle et autres tracts etc. qui ressemblent maintenant à des tas de feuilles mortes sur lesquels les engins mécanisés de la voierie se jettent comme des vautours nettoyeurs, le Off avec ses plus de 1600 propositions n’en a pas terminé.

Oh, habitants d’Avignon qui roulaient plus vite et frôlaient dangereusement les gens que vous identifiez comme des étrangers, que vous méprisez avec superbe de vos scooters… hé, petits commerçants aux propos fachos qu’on entend dire, sans autres travestissements : « Encore quelques jours et c’est fini tout ça »… Petits commerçants qui me rappellent que vous êtes de ceux qui lorgnent « l’argent, le beurre et le cul de la crémière », vous le petit peuple des sourires domestiques et des pensées puantes qui votait hier FN, aujourd’hui RN… On risque de vous emmerder encore quelques jours, vous contraignant à quelques minauderies puisqu’ici tous nous sommes clients et Roi comme vous l’avez appris par cœur et que le dernier euro en poche vous le lorgnez.

Et c’est au Gilgamesh que la tribu des spectateurs nomades pourra encore se déplacer pour voir Orphelins de la compagnie La Cohue formée et créé en 2009 par la comédienne et metteure en scène Sophie Lebrun accompagnée par Martin Legros, Céline Orel, Julien Girard tous passés, ou presque, par l’Actea, à Caen. L’Actea, une école d’acteurs, dont on doit l’éclosion à Jean-Pierre Dupuy dans les années 80 (ancien de Jeunesse et sport, activiste de l’éducation populaire, acteur et comédien, 80 piges, qui répète actuellement un Fin de Partie avec son pote René Paréja. Jean-Pierre Dupuy, aujourd’hui Président de l’Insensé).

Avec Orphelins, pièce de l’auteur irlandais Dennis Kelly, La Cohue nous met à l’endroit d’un « quartier qui craint », quelque part au sein d’un taudis ou d’un logement social où « s’en sortir » relève de la quête d’un graal dont on sait que c’est mission impossible. Là, en lieu et place d’un appart tout pourri par les déterminismes sociaux et raciaux, Liam, Helen et Dany réfléchissent à eux seuls le syndrome de la crise et condensent toutes les crises : morales, affectives, économiques, sociales, politiques, etc. Ou quand le « foyer », un peu familial, est une excroissance des foyers d’accueil, l’ombre de vies toutes foutues, le spectre d’existence crades reçus en héritage direct sans même avoir besoin de parents qui font de vous des héritiers. Ici, Liam, Helen, Dany… c’est un peu comme la quintessence de ceux qui, dirait-on il y a longtemps, sont sans naissance. Jetés au monde… et illico à la rue, ils apprennent à ne pas pleurer, mais à trouver une issue. Ça s’appelle la survie pour des « sous-vies » comme le penserait le « petit président » quand il songe aux vies en échec. « Sous-vies » (dit aussi « cas sociaux ») Concept anti-Rolex développé par les « sur-hommes ». À mon époque, les « petits » comme ça, dits encore les « pauvres » entraient dans la catégorie des Lumpen qu’ont pensée Marx et Engels.

Et de voir chez Dennis Kelly, comme chez d’autres auteurs anglais qui ont formé la bande des « jeunes hommes en colère », un commentateur des effets de la politique ultralibérale de Thatcher. Liam, Helem, Dany… l’ont en définitive pour mère la dame de fer qui, en héritage, leur aura laissé le « démerdez-vous » comme règle et principe de vie.

Dans un appart, Dany et Helen, en tête à tête, devant un diner amoureux, ressemblent à ces couples que la société de misère produit à la chaine. Dans les assiettes, sans doute une tranche de saumon sous plastique estampillée du logo d’un grand distributeur. Saumon élevait aux farines animales sans goût et qui ramène à la réalité des vies copiées et imitées. La salade elle-même a dû « pousser » hors sol. Ça aurait pu néanmoins être une soirée sympa, de celle dont on apprécie l’extra dans un quotidien fait d’habitudes et de traintrain… Sympa jusqu’à ce que Liam, le frère d’Helen, couvert de sang, ne débarque tremblant. Genre mec speed, shooté ou en limite d’un état psychotique là où sa sœur et son compagnon sont justes névrosés. Et de l’entendre raconter et expliquer l’accident et la présence du sang sur le Tee shirt… le sang, c’est celui d’un Paki (pakistanais). À partir de là, l’histoire s’enraye, bégaie, le tête à tête amoureux foutu, le trio, dans un engrenage infernal, se met à dérailler… le traintrain quoi ! Sauf que là, dans ce merdier que devient la soirée, se révèle la nature des relations entre eux. Relations et identités, identifications, précisément, de leurs intérieurs de leur âmes damnées. Dany tout d’abord, le type qui aspire à respirer normalement dont on sait qu’il a été agressé récemment. Genre faux-calme. Helen, la femme en cloque qui s’interroge sur la nécessité du second enfant. Froide choquée par la vie, elle, c’est la femme qui semble avoir la tête sur les épaules. Et enfin son frère Liam : le cassé, le brisé, le fliqué, le type qui, d’un bout à l’autre de sa vie sera toujours le type aux emmerdes.

Et le temps de découvrir ces « caractères », le récit se fait plus précis. Liam couvert de sang n’a pas porté assistance à un Paki, mais lui a pété la gueule. C’est un Paki de la bande qui avait emmerdé Dany, et il lui a réglé son compte. Le Paki, il le séquestre dans un garage après l’avoir salement amoché.

Le temps de la représentation sera le temps de l’aveu. La manière dont Dany et Helen vont lui « tirer les vers du nez ». Le temps que l’accident devienne une affaire familiale où l’on se porte assistance mutuelle. Le temps qu’un accident devienne une affaire criminelle. Enfin le temps où dans la langue même, le « on » et le « nous » que forme cette petite communauté, se fragmente, et fasse apparaître les pronoms de la solitude et de l’isolement : le « Tu », le « toi », le « je »… qu’on entend comme les marques de reproches, de haines, de rancoeurs, de jalousies… C’est un merdier sans nom que ce monde des bas-fonds promis à l’absence d’horizon. Et ce n’est pas, désolé les critiques, un thriller. Non, ce n’est pas une affaire policière car les flics ici sont absents, évoqués comme une menace qu’il faut éviter. Les flics sont loin et avec eux l’injustice arbitraire semble la chose à éviter. Non, ce n’est pas un interrogatoire de Liam par les siens. Mais une antichambre où il faut prévenir le débarquement policier. Le temps de l’aveu, c’est le temps de la complicité et de la mise en place du soutien que l’on se doit quand on a rien. Non, ce n’est pas un thriller, mais un road movie violent verbalement à la Tarantino, un putain de film à la manière de Haneke, là où le conflit, l’incommunicabilité, le refoulé, la brutalité surexposée, la dégradation… sont le lot commun d’existences ramenées au pessimisme radical. Putains de vies où le racisme n’est même plus le mot adéquate puisqu’ici le monde sauvage légitime toutes les pratiques de survie. C’est le monde non pas des timides, mais de ceux qui vont intimider. Faire peur ou crever serait la règle.

Au plateau, dans un tri-frontal qui brise les cadres de la représentation, les acteurs sont à vue, naviguent dans le public, interpellent le public au moment d’un break, se reconcentrent, vont se faire un café dont on ne sait plus s’il est celui de la pause ou celui qui vient au bout de la soirée foutue. Ça joue et les trois interprètes sont parfaits. Dirigés par la metteure en scène qui, derrière sa table et son ordinateur les organise et les rappelle à l’ordre textuel. Conditionnement du jeu et diktatur du texte s’exercent sur les deux comédiens et la comédienne qui semblent résister à la poigne qu’il sente sur eux. La table de formica, les chaises assorties, la nappe de toile cirée, la bouteille de pinot blanc, plus loin le micro-onde et la cafetière… tout est emprunté au réel qu’Orphelins a juste déplacé vers l’air de jeu. On pense bien sûr, à une sorte de théâtre forum là où le théâtre s’écarte de la fiction pour laisser passer les pulsions de vie. Et d’où je suis, je vois les visages des spectateurs qui se tordent et s’imprègnent de tout ce flux de puanteur et de douleurs. La manière dont les yeux des spectateurs participent à ça qui est notre show. Le temps de ce théâtre-là, Orphelins aura assemblé en famille un public rattrapé par un trauma. C’est violent tout ça. C’est habile aussi. Ça parle à l’endroit des consciences de chacun. Et dramaturgiquement, dans l’affaissement des frontières scène-salle, acteurs-spectateurs, Orphelins c’est avant tout une parenthèse spatiale et temporelle où tout se mêle soudainement. Un théâtre décadré, sorti de sa boîte noire pour faire surgir les décadrés.

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Algérie-France… une partie jamais terminée https://www.insense-scenes.net/article/algerie-france-une-partie-jamais-terminee/ Tue, 23 Jul 2019 14:48:43 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3469

Et le coeur fume encore, compagnie Nova.

Mise en scène Alice Carré et Margaux Eskenazi

Festival d’Avignon Off 2019, Gilgamesh.


 

Qu’est-ce qu’un collectif de théâtre pourrait faire de l’histoire d’amours et de haines entre l’Algérie et la France ? A quoi tient qu’un groupe de jeunes comédiens et de comédiennes, héritiers et protagonistes, s’empare d’une histoire et en fasse un « spectacle » ? Sans doute attentif à un héritage, et donc « un temps qui ne passe pas », la compagnie Nova présentait au Gilgamesh Et le cœur fume encore, mis en scène par Alice Carré et Margaux Eskenazi. Un peu moins de deux heures qui reviennent sur les liens de deux peuples voisins, unis par les rives de la Méditerranée. Deux heures où d’Alger la blanche à Marseille, d’un port à l’autre, du bled aux barres HLM de Mantes la Jolie, de 1954 à 1962, aucun livre d’histoire n’a pu écrire un chapitre partagé jusqu’à aujourd’hui. Histoire sans fin où, pour l’Algérie comme pour la France, comme l’aurait écrit ailleurs Heiner Müller, « les pensées sont des plaies dans le cerveau, le cerveau est une cicatrice ».

 

Colonisée, rendue à son indépendance après une « sale guerre », source d’une immigration forte en direction de la France depuis plusieurs décennies, l’Algérie vit aujourd’hui, un hirak (un mouvement) depuis le 22 février 2019 qui exige d’un potentat archaïque, lié aux ruines du FLN, qu’il en finisse avec une histoire, avec un passé. Une histoire où l’Algérie-française est au commencement d’une tragédie et d’un drame qui n’a jamais fini de hanter les deux pays. Hanté, dis-je, puisque pour l’un et l’autre, ce « pays tiers » que fut « l’Algérie-Française » a multiplié les zones de ruptures entre deux communautés qui, à coup de décrets et de paroles trahies auront vécu une agonie qui se prolonge. Faisant des uns et des autres les orphelins d’une « mère et d’une patrie » qui les rejetaient. Dans cette histoire tumultueuse et triste, violente et amère, c’est ainsi l’une des tragédies contemporaines les plus vives qui s’est écrit et s’écrit, là où les pères et les fils, les héritiers des deux camps, de génération en génération, s’affrontent à l’endroit de la mémoire, du souvenir, au jour le jour aussi, au quotidien, dans l’échange des regards, dans l’affrontement récurrent et symbolique de frères tels Abel et Caïn. Tragédie shakespearienne avec ses terrains d’affrontements pendant une longue guerre, drame intime aujourd’hui avec ses faits-divers… l’histoire de la France-algérienne ou de l’Algérie-française est un symptôme, un mal clinique, une tumeur et un cancer, liés à la colonisation et à l’incapacité politique. Histoire d’un aveu qui ne cesse d’être différé ou qui arrive trop tard, et qui fait de la parole et du dialogue le lieu de la mutilation de la vérité historique. Vérité qui, selon que l’on soit d’un camp ou d’un autre, d’un pays ou d’un autre, trouve toujours deux façons de s’exposer, de se dire, d’être nommée. Guerre de libération nationale ou terrorisme ? Révolution nationale ou Guerre d’Algérie ? Entre Franz Fanon ou Henri Alleg ? « Nommer » ici revient à cliver l’Histoire et, toujours aussi, l’actualité.

 

Au plateau, cette histoire, précédée d’un préambule par le collectif qui explique leur démarche ou enquête, est brassée à travers une succession de tableaux qui forme une fresque d’hier à aujourd’hui. Leur question tient sans doute davantage au silence qui entoure cette histoire et, donc, le temps de la représentation aura à voir avec l’apparition d’une parole. Paroles de ceux qui ont vécu et se taisent. Paroles anonymes qui vont écrire un récit que l’on ne trouve pas dans les textes officiels. Paroles qui, à défaut d’être vraies ou vérifiables, pas plus pas moins que le récit officiel, sont articulées à des accents de sincérité. Là tient l’essentiel de Et le cœur fume encore. Dès lors, chacun des tableaux sera à regarder comme une séquence qui problématise ce nouveau récit. De la scène des appelés perdus un soir de Noel au fin fond de la campagne algérienne, en passant par l’écho lointain des discours du Général, du foyer d’anciens combattants, à la parole des harkis, de l’attentat du Casino de la corniche le 9 juin 1957, à l’interruption du match France-Algérie (4-1) par l’envahissement du terrain par un jeunesse black blanc beurre, des ressentiments d’ex de l’OAS, des confidences de membres du FLN et MNA, etc… se succèdent donc des fragments de vie qui tentent d’expliquer et de s’expliquer ce qu’il en est d’une histoire qui se trouve en chaque plis de la vie d’aujourd’hui. Soit une succession syncopée d’événements et de témoignages, sortis des archives ou « rejoués » sur scène où l’on donne à voir une douleur, un ressentiment, une mémoire, une critique. Et le cœur fume encore est ainsi la tentative, non pas de mettre un nom, de ramener cette histoire à un seul nom, mais plutôt de faire sentir une confusion, un tumulte, un inachèvement… Un peu comme si, en définitive, tous et toutes venaient à sortir d’un tunnel. Essayer de voir le bout du tunnel serait en quelque sorte l’un des enjeux de cette pièce écrite par ceux qui la jouent. Textes de voix, donc, prises dans le maelstrom d’émotions et de sentiments privés qui n’avaient pas droit de citer.

 

Et de regarder la scène de commémoration des 30 ans dans une salle des fêtes comme un modèle de catharsis avortée où une « animatrice positive » essaie d’installer une parole pacifiée sans parvenir à trouver les mots justes. Moment drôle et plein d’une émotion forte qui se délivre. Et de voir dans la scène du père et du fils, lui le père l’algérien ouvrier chez Renault qui a appelé son fils Olivier pour augmenter ses chances d’intégration comme l’un des instants les plus poignants de cette pièce. Moment où dans la rupture consommée entre les deux hommes, le père qui lui parle en arabe sait que son fils ne le comprendra pas lui qui parle le français. Instant où la langue fait obstacle, fait frontière… rappelant que le père est d’Algérie, que le fils est d’ici sans pour autant être d’ici. Moment où l’utopie espérée accouche d’une atopie cruelle.

 

Et soudain, ne pas comprendre les rires de la salle. Ne pas comprendre les gloussements d’une bande qui s’amuse de tout et de rien sans discernement. Sons terribles que ces rires qui disent l’infortune des acteurs de devoir subir l’incompréhension. Ces rires ne sont pas seulement perturbateurs. Ils marquent surtout une distance avec un drame qu’ici et là on confond avec une comédie, une farce. Et d’imaginer enfin qu’à même la salle, le clivage entre deux communautés qui partagent la même histoire se fait entendre toujours, encore, toujours, encore, toujours… Putains de spectateurs !

 

Reste la voix de Ferré, entendue quand il chante La Mémoire et la mer, où l’irruption de la tristesse et de la nostalgie…

Au prisme de l’art, de Kateb Yacine, de Serreau, de La Bataille d’Alger, de l’évocation des Paravents de Genet, du procès de Jérome Lindon pour la publication du Déserteur, etc., le collectif d’acteurs de la compagnie Nova aura souligné un rapport à la parole qui demeure censurée. Paroles interdites qui, le temps d’un peu moins de deux heures, auront été libérées. C’est joué avec vivacité.

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Avec un cul pareil, je risque pas de m’envoler https://www.insense-scenes.net/article/avec-un-cul-pareil-je-risque-pas-de-menvoler/ Mon, 22 Jul 2019 14:50:58 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3453 A Vedène, du 16 au 23 juillet, Outside de Kirill Serebrennikov rejoue l’envol du photographe chinois Ren Hang.
Un hommage pop déjanté et impertinent.


Il ressemble en tous points à Noureev : collants noirs à bretelles, t-shirt blanc moulant, une chevelure digne d’une pub pour shampooing contre les pellicules. Une différence toutefois, notable : son cul, énorme. Un danseur étoile avec un cul pareil, c’est du jamais vu. L’avantage, c’est que s’il lui prenait l’envie de sauter par la fenêtre, il resterait coincé.
Ce constat à la logique imparable donne le ton de la dernière création du controversé Kirill Serebrennikov, pour la troisième fois invité au Festival d’Avignon et demeuré cette année en Russie où il est interdit de sortie de territoire. Il y a deux ans de cela, le directeur du Gogol Center s’intéresse au travail d’un jeune photographe chinois : Ren Hang. Ses photographies exposent des corps imberbes, nus et s’amusent à les combiner pour créer des images d’un esthétisme certain et d’une impudeur assumée. Découvrant dans cet œuvre « un monde tout à fait particulier, en rapport avec la poésie du corps humain », Serebrennikov apprend que Ren Hang est aussi poète et formule alors le désir de construire un projet de théâtre avec lui. Le rendez-vous est fixé. Deux jours avant leur rencontre, le 24 février 2017, Ren Hang saute du quatorzième étage d’un immeuble où il avait l’habitude de faire des séances photos. C’était le jour de son anniversaire. Pour Kirill Serebrennikov, le choc est immense. « C’est terrible : vous devez rencontrer quelqu’un, vous prenez contact avec lui, vous êtes déjà convenus de tout, et il se tue, il se jette par la fenêtre… »

Ce projet de théâtre, ce sera finalement Outside. Sur le plateau, deux comédiens – l’un russe, l’autre chinois – donnent corps à cette rencontre avortée entre les deux artistes. L’un est enfermé dans sa chambre, discutant seul avec une ombre qui prend un malin plaisir à lui répondre et regarde le monde du dehors au travers d’une fenêtre, l’autre a l’air beaucoup plus détendu maintenant qu’il a fait le grand saut et qu’il n’a plus à s’embarrasser d’être vivant. Autour d’eux, une dizaine d’interprètes, danseurs et musiciens – nus, ou presque. Par le fantasme de la scène, les deux artistes se rencontrent et entraînent le spectateur dans le monde poétique de Ren Hang revisité à la sauce Serebrennikov : un goût d’absurdité kitsch et beaucoup d’impertinence. A coup de monstre vert en paillettes, de têtes de cochon à faire cuire plusieurs heures et de bites serrées dans des collants fluos, le metteur en scène russe rend un hommage digne de ce nom à Ren Hang et s’envole avec lui. La scène est pop, on chante dans des robes à paillettes ou nue sous un manteau de fourrure, les talons aiguilles clignotent et les culs (d’hommes, surtout) sont moulés dans des strings en cuir. Outside envoie du lourd (au sens propre) et révèle au spectateur l’univers trash et poétique de Ren Hang.


L’univers en question, Ren Hang l’a construit en dehors des sentiers battus. Autodidacte, il commence à prendre en photo ses proches, leur demandant de se déshabiller et inventant, avec eux, des images où des corps imberbes s’exposent avec une crudité franche et amusée.

« Je ne veux pas que les autres aient l’impression que les Chinois sont des robots sans bites ni chattes, ou qu’ils ont des parties génitales mais qu’ils les cachent comme des espèces de trésors secrets. Je veux dire que nos bites et nos chattes ne sont pas du tout une gêne. » Ren Hang

Si le pouvoir chinois s’intéresse rapidement à son travail et fait tout pour le museler, le propos de Ren Hang ne se revendique pas explicitement du politique. Il l’est, de fait. Ren Hang, quant à lui, fait croire à sa mère qu’il travaille dans un bureau et explique à ceux qui l’interrogent qu’il prend des photos parce que cela le rend heureux. Un point c’est tout. Il aime danser sur de la techno, les hommes en tenue de cuir et photographier ses amis, nus sur des toits d’immeuble. Bonheur éphémère de ces prises de vue qui lui font oublier le reste – la dépression, les peurs, les incapacités. Ses poèmes sont le reflet de ce versant sombre et Serebrennikov s’emploie avec intelligence à en déjouer le pathos par le plateau. Les corps impudiques qui, sur le papier glacé des photographies, composent un formalisme étrange et décalé sont tout autres sur la scène du metteur en scène russe et y gagnent une impertinence folle et jouissive. Tandis que le pouvoir autoritaire reste à la porte, on joue à « faire l’image ». Et les interprètes de reconstituer tour à tour les photos les plus célèbres de Ren Hang. Mais, justement, ce n’est qu’un jeu. Ajoutant ici du kitsch, là de l’auto-dérision, Serebrennikov redonne vie à l’œuvre d’un artiste avec un sarcasme délicieux qui ne se prend pas au sérieux. L’ambition n’est pas de présenter un artiste ou d’en faire le catalogue raisonné mais de le rencontrer au travers d’une création, puisqu’il n’est plus possible de le faire autrement.

« Si la vie est un abîme sans fond, lorsque je sauterai, la chute sans fin sera aussi une manière de voler » Ren Hang

Loin de tout « pathos tête de nœud », Kirill Serebrennikov s’envole. Et nous aussi, p’tits et gros culs confondus.
 

 

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Eh bien, ç’aurait pu https://www.insense-scenes.net/article/eh-bien-caurait-pu/ Mon, 22 Jul 2019 13:41:36 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3446 Eh bien dansez maintenant de Emilie Vandenameele et Alexandra Cismondi se jouait au Festival OFF d’Avignon 2019 au Théâtre du Train Bleu à 22h30. À défaut de faire l’expérience.
Eh bien dansez maintenant tente de raconter la bataille de ce que c’est que de tenter de vivre sa vie. Alexandra Cismondi monologue en jouant tous les dialogues avec la famille, l’amante, le professeur, l’employeur… On entend l’aliénation de la famille, l’injonction sociale de la réussite, le ressentiment petit-bourgeois et son manque total de conscience politique. On entend la pression sociale sur le corps et la « prise en charge » par les institutions médicales. On entend qu’il y a une manque d’amour simple, d’amitié et de tendresse dans cette vie et qu’on n’a pas laissé à cette femme la possibilité de déplier ce qui pourrait être une vie à elle. Elle devient donc anorexique, parce que pour danser, il faut être svelte.

Eh bien dansez maintenant serait alors le trajet d’une émancipation contre toutes ces emprises sur son esprit. Là où tout est enveloppé dans des draps blancs au début, comme dans des linceuls, elle arriverait à les déballer à fur et à mesure. Les libérer de la pulsion de mort. Elle arriverait à danser malgré tout et de manière libérée à la fin. Il serait donc question d’un chemin intérieur où toutes les voix se chevauchent, se précipitent l’une sur l’autre qu’on ne sait plus qui parle, au nom de qui je parle. On saute ainsi entre un accent provençale à un autre, et cela va si vite qu’on a du mal à suivre si c’est la mère, la prof, la sœur, le père ou elle-même qui parle. Cela aurait donc pu être cela. Presque un délire libérateur où toutes les voix trébuchent l’une sur l’autre, un délire qui découd avec ces aliénations qui nous empêchent d’être heureux. Mais il aurait fallu pour cela que l’expérience de Cismondi, l’expérience qu’elle fait elle-même de ce texte, soit un peu différente. Car nous nous trouvons alors devant une performance formelle qui aligne et déblatère tous les dialogues l’un après l’autre sans que cela a une action quelconque sur quiconque.

La même remarque peut être fait de son rapport au public. Ses premiers mots nous disent qu’elle refuse de commencer à jouer le spectacle car son père serait dans la salle, et aussi sa tente, etc. Et cela aurait été intéressant de mettre le public réellement à la place de la famille, à la place de tous ces endroits où c’est le on qui parle et qui aliène, de lui faire endosser cela pour qu’il en fasse l’expérience. Mais elle n’avait pas encore fini de dire le premier mot et la salle était déjà jeté dans le noir. Tout est fait pour éloigner la chose dans une représentation. C’est comme pour nous dire : « vous êtes le père, mais ne vous inquiétez pas, ce n’est pas vraiment vous. Regardez, déjà le noir est dans la salle, je ne vous vois plus vraiment, vous pouvez être tranquille. » L’adresse devient donc abstraite et nous laisse tranquille.C’est ainsi que cette émancipation est tracé sans danger, ni pour elle, ni pour nous, et, malgré le charme et la vivacité d’Alexandra Cismondi, on s’ennuie pas mal…

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Laterna magica et le courage d’une vie à soi https://www.insense-scenes.net/article/laterna-magica-et-le-courage-dune-vie-a-soi/ Mon, 22 Jul 2019 12:04:59 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3434 Laterna magica, de la Cie STT (Super Trop Top) se jouait au 11 Gilgamesh Belleville dans le Festival OFF d’Avignon 2019 à 10h30. Enfin un théâtre qui ne ment pas.
Laterna magica traverse la vie d’Ingmar Bergman à partir de son texte du même nom. Il constitue une sorte d’autobiographie qui parcourt les souvenirs et les troubles dès son enfance. Se dessine quelque chose qui fait sauter l’ordre moral d’aujourd’hui car nous apercevons bien de quelles complexités nous sommes faites, quelles pulsions obscures sont à l’œuvre en nous ; et les nier serait le plus grand mensonge que nous pourrions nous faire.
Laterna magica est une invitation à dénouer nos existences, à tirer au clair l’indicible et à tenter de vivre sa propre vie, même si, au final, « il faudra bien qu’on se débrouille tout seul ». Nulle place est fait à un romantisme, ni dans la création, ni dans les relations. Ingmar Bergman regarde la vie avec une précision clinique et déniche les tensions et contradictions, les bêtises infinies que nous commettons tous les jours. C’est par exemple son père qui doit découvrir et constater à la fin de sa vie, en lisant le journal de sa femme défunte, que malgré qu’ils aient partagé une vie commune durant 50 ans, que cette femme lui était inconnue. C’est par exemple Ingmar Bergman lui-même avec qui il ne prendra pas plus de gants qu’avec les autres, qui d’abord fasciné et en adoration de Hitler, finit par découvrir l’existence des camps de concentration. La honte et le mépris contre lui-même lui fait dire : « Plus jamais de politique », mais d’avouer en même temps que ce n’était sûrement pas le bon choix… C’est le courage d’un parler vrai de soi-même qui nous touche dans ces temps de démagogie, de mensonge, de lâcheté.
Fabien Coquil porte cette voix avec simplicité et l’adresse au public sans chichi. Le théâtre ici n’a pas besoin de recourir à des illusions ou à la représentations d’espaces fictives. Il est là et déplie cette vie dont surgit une pensée pour la vie. Les espaces changent. Une femme est là, parle parfois. Un autre homme déplace les plantes, les projecteurs, sur l’ordre du réalisateur immense que fut Ingmar Bergman. Le théâtre se montre nu ici, et dans sa fabrication. Un rectangle blanc au fond, puis une tuile, puis six grands rectangles en CP accrochés au plafond qui flottent et tournent sur eux-même, déclinent quelque chose du cinéma. Des écrans peut-être, le tuile pour une incrustation dans l’image. C’est peut-être pour dire qu’au final, c’était une vie dédié à son œuvre, à son travail, sans qu’il ne soit jamais séparé de sa vie entière et intime. Et le travail serait ici la mise en place de ces différents outils et objets, « l’organisation pédante de l’indicible » et la tentative d’en tirer quelque chose à la clarté.
Et aussi douloureux et difficile son chemin peut nous paraître, jamais on s’enfonce dans des passions tristes. C’est que, comme Strindberg avant lui, il n’a jamais pu « prendre rien au sérieux, même ses plus grands chagrins. » Et de voir là, en même temps, le masque qui filtre et qui permet de travailler et le masque qui ment, qui nous empêche d’avoir des visages, de se parler, de parler à sa propre mère « comme à une amie ». Mais dans tout cela, les bastions avec son père, les disputes avec sa mère, les désamours et les haines de ses comédiens, malgré cette vie dans « ce tas de merde » qu’est le monde, malgré qu’on ne nous a appris que péché, culpabilité et punition, on n’a jamais impression que cette vie ne soit pas joie. Et pensant alors à un de ses premiers film, Vers la Joie, et se dire à quel point sa vie est restée fidèle à ses œuvres ou l’inverse, ne sachant plus, comme il le dit lui-même, ce qui est plus réel : sa vie ou ses fictions. Rarement la douleur de vivre est si bien nommée et la joie malgré tout.

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« Moi, Bernard », la vie faite œuvre https://www.insense-scenes.net/article/moi-bernard-la-vie-faite-oeuvre/ Mon, 22 Jul 2019 12:01:15 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3426 Moi, Bernard, de la compagnie Astrov, théâtre de la Caserne, Avignon Off 2019.
Adaptation pour la scène de la correspondance de Bernard-Marie Koltès, par Jean de Pange et Claire Cohen, interprété par Jean de Pange, collaboration à la mise en scène Laurent Frattale et Pauline Collet


Sur la table, quelques livres à quoi tient peut-être une vie quand on l’écrit, et qu’on a voulu qu’elle soit l’épreuve de force engagée avec l’œuvre. C’est toujours l’énigme de l’écriture et de la vie, celle de l’œuvre dans ses rapports avec l’existence. Dans le jeu des intensités, ne plus savoir ce qui est le prétexte : vivre des expériences pour les écrire, ou écrire pour vivre davantage ? Dans l’œuvre, toute une vie pourvu qu’elle soit cette traversée, réinventée, de l’expérience. Et dans la vie, le désir d’éprouver ce qui rendra l’œuvre plus secrète encore. On a bien sûr tort de ne lire dans l’œuvre que le dépôt de la vie : ce n’est que l’espace de sa trahison, de sa réinvention. En retour, on a tout aussi tort de ne voir dans la vie que l’espace où l’œuvre se joue : on ne mesure pas la part de rêve, de folie, de ce qui n’est vécu qu’intérieurement. Que faire face à la vie d’un écrivain ? Jean de Pange propose une traversée de la vie de Bernard-Marie Koltès par les lettres. Ce qu’on entend, outre la voix d’un auteur plongé dans sa vie, c’est une vie qui pourrait être une œuvre, mais qui tout à la fois lui résiste et prend le large de cette tentation-là aussi.



L’espace est celui du théâtre, nulle illusion : on est ici. La parole aussi s’adresse au lieu où nous sommes, pas d’artifice. C’est déjà le premier geste de l’acteur : nous accueillir dans l’ici et maintenant de ce qui va s’exposer sans fard. D’ailleurs, le spectacle commence sans commencer, par de simples mots d’accueil qui mettent le théâtre à découvert, à nu — l’élégance tient à la simplicité de mettre à distance l’apparat biographique, sa reconstitution patrimoniale. D’ailleurs, l’auteur dont il sera question n’est pas ici l’objet d’un culte : seulement comme un réservoir de forces où puiser. Sur le plateau, sa présence tiendra à ses livres déposés presque en désordre sur une table où il faudra aller encore et encore chercher de quoi une vie est faite, et de quoi surtout elle se défait.
Théâtre documentaire ? On est fatigué de ces catégories, alors on dira seulement que la générosité du spectacle tiendra dans ce refus du spectaculaire, exposant la documentation comme la matière vive d’un travail qu’on devine toujours en cours.
Jean de Pange une heure durant se saisira à bras le corps des livres, les tiendra devant lui, parfois dira les mots sans les lire : c’est qu’on devine la fréquentation des textes, le travail de recherche qui s’accompagne d’une attention minutieuse à sa diction. C’est le pari de ce théâtre : que les lettres de Koltès n’informent pas seulement sur ce que fut cette vie, mais portent aussi en elle une écriture et un regard sur le monde qui feraient œuvre. Oui, c’est le pari, l’audace : la vie est-elle une œuvre ?
On sait la violence polémique d’un article de Pierre Bourdieu qui dénonçait la prétention biographique, et ce qu’elle recouvrait.

« Parler d’histoire de vie, c’est présupposer au moins, et ce n’est pas rien, que la vie est une histoire et qu’une vie est inséparablement l’ensemble des événements d’une existence individuelle conçue comme une histoire et le récit de cette histoire. C’est bien ce que dit le sens commun, c’est-à-dire le langage ordinaire, qui décrit la vie comme un chemin, une route, une carrière, avec ses carrefours (Hercule entre le vice et la vertu), ou comme un cheminement, c’est-à-dire un trajet, une course, un cursus, un passage, un voyage, un parcours orienté, un déplacement linéaire, unidirectionnel (la « mobilité » ), comportant un commencement (« un début dans la vie »), des étapes, et une fin, au double sens, de terme et de but (« il fera son chemin » signifie il réussira, il fera une belle carrière), une fin de l’histoire. C’est accepter tacitement la philosophie de l’histoire au sens de succession d’événements historiques, qui est impliquée dans une philosophie de l’histoire au sens de récit historique, bref, dans une théorie du récit, récit d’historien ou de romancier, sous ce rapport indiscernables, biographie ou autobiographie notamment. »

De fait, ce que la sociologie soupçonne dans le geste biographique, c’est toujours – volontaire ou non – la tentation policière d’arraisonner une vie à une identité, et cette identité à des déterminismes qui font de l’origine une preuve, et de la preuve une explication.

Tout permet de supposer que le récit de vie tend à se rapprocher d’autant plus du modèle officiel de la présentation officielle de soi, carte d’identité, fiche d’état civil, curriculum vitae, biographie officielle, et de la philosophie de l’identité qui le sous-tend, que l’on s’approche davantage des interrogatoires officiels des enquêtes officielles — dont la limite est l’enquête judiciaire ou policière —, s’éloignant du même coup des échanges intimes entre familiers et de la logique de la confidence qui a cours sur ces marchés protégés où l’on est entre soi.

Mais justement, là où fraie la vie de Koltès se décide dans des espaces d’élection qui font violence à toute origine : et qui précisément se choisissent contre les origines héritées par la vie sociale ou biologique. L’identité est le contraire du mouvement qui porte l’écriture. Dès lors, comment raconter une vie qui s’émancipe de l’écriture de la vie ?

Et tout permet de supposer que les lois de la biographie officielle tendront à s’imposer bien au-delà des situations officielles, au travers des présupposés inconscients de l’interrogation (comme le souci de la chronologie et tout ce qui est inhérent à la représentation de la vie comme histoire), au travers aussi de la situation d’enquête qui, selon la distance objective entre l’interrogateur et l’interrogé, et selon l’aptitude du premier à « manipuler » cette relation, pourra varier depuis cette forme douce d’interrogatoire officiel qu’est le plus souvent, à l’insu du sociologue, l’enquête sociologique, jusqu’à la confidence, au travers enfin de la représentation plus ou moins consciente que l’enquêté se fera de la situation d’enquête, en fonction de son expérience directe ou médiate de situations équivalentes (interview d’écrivain célèbre, ou d’homme politique, situation d’examen, etc.) et qui orientera tout son effort de présentation de soi ou, mieux, de production de soi. »


Jean de Pange propose de faire confiance à la vie écrite, celle qu’a laissée cette œuvre seconde que constituent les lettres. « Autobiographie involontaire » et parcellaire, la correspondance dit la déchirure à l’endroit et au moment où elle s’éprouve. Hors toute volonté de faire œuvre, dans l’urgence, dans la matérialité d’une inquiétude où se côtoie problèmes d’argent et scrupule politique, voire métaphysique quant à l’engagement militant, où se juxtapose considérations théoriques sur l’écriture (peu nombreuses) et textes de pure amitié. Mais chaque lettre témoigne d’un souci d’écrire : est le soin pris à l’écriture.
Alors, une œuvre ? Rien ne saurait le décider, et c’est à chaque lettre de prendre le risque. Reste que l’œuvre n’est pas ici la clôture, celle de la sacralité qui fige un texte en vérité. C’est à un déplacement de la question de l’œuvre qu’un tel spectacle travaille : où l’écriture est la trace laissée dans le langage d’une vie tout attachée à vivre, et puisque vivre porte en lui le désir d’écrire, alors qu’elle l’emporte.
Le spectacle de Jean de Pange donne à entendre l’œuvre et la vie dans cette ligne de partage qui voudrait tenir ouverte l’indécision. On écoute une vie à l’œuvre d’elle-même. On suit les voyages et les rencontres, les échecs, les désirs. Théâtre de la parole exposée. Les lettres de Koltès ne sont pas celles d’un intellectuel qui nourrit une réflexion dans les marges. Les marges sont le seul espace actif de la vie, et l’intellectuel une posture à tenir au loin. Théâtre de ce lointain, au plus près de la vie affairée à vivre.

Souvent, Jean de Pange interrompt sa lecture, tâche de la mettre en perspective, de l’éclairer. Mais jamais il ne cédera à la tentation didactique, laissant aux secrets sa part, et à l’ombre, sa faveur. Ainsi des choix de l’adresse : plutôt que de nommer les destinataires, on choisira la frontalité d’une adresse théâtrale. C’est à notre endroit que sont écrites les lettres : et tant mieux pour les brouillages que cela opère. Ainsi des courts-circuits que la scène choisit : la vitesse est décidément l’allant de la vie, on est d’un endroit à l’autre du monde, suivant tant bien que mal l’auteur dans ses ailleurs. Ainsi enfin des ellipses, et de l’accélération finale de la vie qui s’éprouve dans les dernières années dans une urgence folle, quand la maladie est là, qu’elle gagne.
Théâtre amoureux, amant de la langue et de la vie, traversée par la joie puissante que cette œuvre aura voulu sceller dans la vie, et inversement. Jean de Pange témoigne au sens le plus haut de cette vie, quand on est après la mort, et que la vie insiste malgré tout. Il y a ces quelques moments de jeu : quand l’acteur porte le blouson de cuir à l’épaule, et s’éloigne — geste à l’épure, presque comme un hommage. Et puis ce moment de grâce, quand sonorisé, l’acteur dit les mots de Koltès en retrouvant ses inflexions, ses accents, sa lenteur, son sourire. Ces fragments d’entretien qui ferment le spectacle sont une sorte de miracle. La voix de Koltès surgit sur le plateau telle qu’elle n’a jamais été enregistrée. Fantôme de voix portée par un acteur qui l’aura rejoint jusque là, dans ce silence-là — tant il la joue via le murmure, l’indistinct, le presque souffle —, cette pudeur-là, cet amour-là.

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Université d’été – Mémoire du corps et transmission en post-colonie, Chapelle du Verbe Incarné https://www.insense-scenes.net/article/universites-dete-memoire-du-corps-et-transmission-en-post-colonie-dans-la-chapelle-du-verbe-incarne/ Mon, 22 Jul 2019 08:40:33 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3413 Chapelle du Verbe Incarné, Université d’été du Sefea organisée, entre autres par Sylvie Chalaye et Pénélope Dechaufour.

Dans le tumulte avignonnais, universitaires, artistes, auteurs prennent le temps du dialogue et de l’écoute à La Chapelle du Verbe Incarné. Lieu de réflexions et d’échanges.
Avec Mémoire du corps et transmission en post-colonie l’Université d’été du SefeA interroge la création contemporaine en étudiant en particulier la question du corps scénique et du corps diasporique dans des dramaturgies travaillées par la question de la mémoire et du territoire.
Ponctuée par différents épisodes, salle Édouard Glissant ou dans l’espace de la Petite Chapelle, l’assemblée réunie autour des universitaires Sylvie Chalaye (Paris 3) et Pénélope Dechaufour (universitaire, membre associé à Paris 3), a pu dialoguer avec Alice Carré, Margaux Eskenazi, Daniely Francisque, Josiane Antourel et Yna Boulangé, Charlotte Laure, Rosana Correia autour de divers spectacles qui convoquent l’histoire coloniale et les traces physiques qu’elle a laissées dans les mémoires. Entre autres moments forts, la lecture de Grizzly de Gaël Octavia.
En après-midi, Axel Arthéron a livré une conférence d’importance sur « Mémoire des théâtres de la Caraïbe ». Séquence suivie par la lecture d’extraits d’Oroonoko d’après Aphra Ben par Aline César. Un débat a ensuite été consacré au « Théâtre contemporain et mémoire du marronnage » avec Gustave Akakpo, Maria da Gloria Magalhaes dos Reis, Aline César, Sylvie Chalaye, Pénélope Dechaufour, animée par Rosana Correia.
Ce temps fort consacré à l’écriture, à la place de l’auteur et au théâtre contemporain s’est achevé en fin de journée par la lecture du Patron d’Alfred Alexandre.
A lire entre autres :
Sylvie Chalaye,  » Quelle diversité culturelle sur les scènes contemporaines européennes », numéro 133 d’Alternatives théâtrales, novembre 2017. Et du même auteur, l’ouvrage collectif qu’elle a dirigé, Nouvelles dramaturgies d’Afrique noire francophone, préface de Caya Makhélé, PUR, 2004. Lire encore Sylvie Chalaye, Corps Marron. Les poétiques de marronnage des dramaturgies afro-contemporaines, éd. Passages, 2018. Ainsi que l’ouvrage  Afropéa, un territoire culturel à inventer, dirigé par Pénélope Dechaufour aux éditions l’Harmattan.

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Flavien ou de la bêtise https://www.insense-scenes.net/article/flavien-ou-de-la-betise/ Sun, 21 Jul 2019 16:26:33 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3402 Flavien se joue au Théâtre du Train Bleu à 15h20. Mais on peut rien en dire.
Flavien s’est donné à voir comme une parodie d’un one man show, une parodie de lui-même, une parodie de la parodie. Et on aurait peut-être pu faire l’expérience d’un trouble produit par cet anti-spectacle, s’il n’y avait pas eu deux ou trois spectatrices qui devaient manifester bien fort le fait qu’elles trouvaient bien drôle les choses les plus bêtes. C’était caricatural. Il était impossible de sortir de l’emprise de ces rires stridents à chaque mot et tout est enfermé dans cette réception. Même quand un enregistrement d’un one man show avec des blagues pourries et des rires débiles est projeté dans la salle noire, elles n’entendent pas leur propre bêtise. Rien à faire. Elles auraient mieux fait de se branler sous la douche à moins qu’elles n’étaient des complices de Flavien, car elles voulaient rire et avaient décidé, avant même de voir quoi que ce soit, qu’elles allaient rire. « Puisque de toute façon, tout le monde se branle ici. »
C’est dommage car il y avait peut-être quelque chose derrière la négation de tout spectaculaire, derrière l’affirmation d’une bêtise insondable. Il y avait même une violence derrière la naïveté, et ce qui semblait comme des blagues idiotes aurait peut-être pu devenir réellement gênant et une critique de cette bêtise et ce monde narcissique. Mais Flavien était pris par son propre piège et les deux spectatrices devaient manifester leurs narcissismes d’être bien entendues. Et voilà comment des spectateurs puisse foutre un spectacle en l’air.

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Ma colombine… Omar Porras seul(S) en scène aux mondes https://www.insense-scenes.net/article/ma-colombine-omar-porras-seuls-en-scene-aux-mondes/ Sun, 21 Jul 2019 16:25:42 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3399 Ma Colombine, texte de Fabrice Melquiot, mise en scène d’Omar Porras Au Gilgamesch.

De la rencontre de l’auteur Fabrice Melquiot et du comédien colombien qu’est Omar Porras est apparu Ma Colombine, un texte de Melquiot et une mise en scène signée par ce grand comédien à l’univers indéfinissable qu’est Porras que l’on retrouve au plateau. Soit une pièce ou un solo d’un peu plus d’une heure que l’on pourrait confondre avec un voyage onirique et ubuesque. Là, à l’endroit d’un théâtre des idées, des pensées, des imaginaires.

En fond de scène, dans un coin de la salle 2 du Gilgamesh, il y a une lune qui parle et que Porras appelle Madame la Lune. Dans son ombre, et qui commence à dessiner une diagonale, il y a un arbre magique, sans feuilles, il s’allume de lucioles de couleurs. Et au bout de ces deux points, dans le prolongement de cette ligne oblique, il y a un amas de rochers sur lequel Porras viendra parfois se reposer ou s’échouer. Et c’est dans ce décor, augmenté parfois de la précipitation de quelques poudres fantastiques, que Oumar Tutak Hijo de chibcha Vuelo de condor Suvan y Ven raconte sa vie ou son épopée qui l’a conduit de la Colombie à Paris, des bancs de l’école où il rêvait aux planches du théâtre où il donne à penser au public qui l’écoute avec l’attention des enfants à qui on raconterait une histoire fantastique.
Mêlant les langues espagnoles, à une gouaille de clown espiègle ; construisant un monde de chimères où sur le dos de son frère perchiste, d’un élan et d’un seul bond, il passe de Bogota à Paris ; se détournant de l’armée qu’il aurait fréquenté pour rire avant de devenir Clown ; discutant avec Friedrich Nietzsche alors qu’il feuillette les pages de La Naissance de la tragédie ; émigré latino qui fête et re-fête le bonheur d’être ;  etc. etc. Porras est un homme-orchestre dont les instruments s’appellent imagination, balourdise, mine de farceur, poésie, rêverie, tendresse, tristesse inattendue, joie d’exilé, plaisantin avec le public… Homme-orchestre qui unit toute ces qualités en une seule : l’acteur-poète, le Zarathoustra danseur, l’homme des arts et de Pachamama. Un poète, dis-je, qui a trouvé un abris au théâtre qui est le lieu de toutes ces vies fantasques, rêvées, imaginées… Là, où, à la manière de Borgès, il n’est plus aucune limite à l’imagination de la raison qui enfle et enfle de récits fantasmagoriques.
Et tout au long de Ma colombine, il y a cette phrase qui résonne « le monde n’est pas prêt pour la naissance d’un clown »… Phrase qu’Omar Porras répète à Madame la Lune, la confidente de ses secrets, lui qui s’amuse avec le public et, au final, alors qu’un portable sonne et qu’il s’agit du sien, apprend la mort de sa grande sœur. Moment où le clown qui fait rire, stoppe d’une parole nette, tous les rires pour faire place à un silence de plomb. Instant où l’accomplissement de son art est total. Où le rire et le grave reviennent s’embrasser comme au tout début, alors qu’il parle de l’Amérique du Sud, on songe en l’écoutant Aux Veines ouvertes d’Amérique latine d’Edouardo Galeano qu’il ne nommera pas, mais qui nous rappelle l’un des holocaustes les plus sanglants de notre histoire contemporaine.
Ce n’est pas seulement un numéro que livre Porras et ce n’est pas qu’un drôle de pistolet. C’est aussi un chroniqueur de son temps. Poète et chroniqueur, chroniqueur poète… C’est Porras.

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Ordinary people… simplement simple. https://www.insense-scenes.net/article/ordinary-people-simplement-simple/ Sun, 21 Jul 2019 13:25:10 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3387 Ordinary People, mise en scène Jana Svobodova et Wen Hui

théâtre Benoit XII. Festival d’Avignon.

 

C’est aux Printemps ! À chaque fois au Printemps que les peuples, les « gens ordinaires » viennent à se soulever. Avec Ordinary People, présenté au Théâtre Benoit XII, Jana Svobodova revient là-dessus, mêlant les événements de la place Venceslas de Prague en 1969, et ceux de la place Tien’anmen en avril 1989. Au plateau, dans un rapport au performatif, interprètes chinois et tchèques se mêlent à l’endroit du chant, de la musique, du mouvement, d’un espace gestuel mentalisé et cérébralisé où comme le dirait Haruki Murakami, dans un bureau du théâtre de la Colline, se confiant au Monde : « mon travail consiste à proposer des textes, pas à trouver leur sens ».

Oh, il y aura bien deux trois critiques (notamment ceux de la « vache » que l’on pourra entendre sur le podcast de l’Écho des planches) qui, largués devant Ordinary People, décrèteront que le travail scénique de Svobodova relève d’un théâtre postmoderne ou postdramatique tel que l’a défini, à « la va comme je te pousse », Hans Thies Lehmann. Paresseux collègues que ceux-là qui, branchés communication, articulent l’œuvre d’art à la seule capacité à signifier. C’est vrai que c’est pratique de fantasmer ce couple autoritaire (que sont « signification et communication ») et de le marier à l’œuvre qui devient « message ». C’est vrai que c’est pratique et dès que ça semble ne plus marcher, alors ça deviendrait post-moderne ou post-dramatique. De quoi rigoler, vraiment. Et c’est tout aussi drôle que de lire parmi les plus intelligents que si le post-truc est là, c’est parce que l’économie libérale en serait le ferment. C’est drôle ça !

Bref, à regarder Ordinary People, on se retrouve face à une chose. Oui, disons-le comme ça. Une chose protéiforme où, le bout de concert rock du début, puis le jeu avec les barrières de chantier et/ou de protection, puis les cartons que l’on déplace et sur lesquels s’impriment des « codes barres », etc… jusqu’à ce que ça danse et que ça chante à nouveau au final parce qu’on est dans la coulisse… fait que la chose conserve son rapport à l’énigme et à la complexité. C’est donc une chose que cet « ordinary people » dont on doit avouer qu’elle signifie sans doute, mais sans qu’on sache quoi. Oui, ça signifie et pour autant, c’est plutôt complexe à appréhender. Autrement dit, les accoucheurs de signification sont dans l’embarras. Les traducteurs de sens sont dans la merde. Et le « chose » (comme ça qu’Heidegger nomme aussi « l’œuvre d’art ») s’échappe, s’écarte, se tient à distance. Ce qui est, au vrai, le propre de l’œuvre que d’être dans une distance, plus ou moins grande. Et cette distance, à l’aune de laquelle on mesure l’intimité, est le propre du rapport que le regard entretient à l’œuvre. La distance, oui, c’est-à-dire le sentiment d’être proche (et donc de comprendre) ou au contraire la distance qui nous tient à l’écart.

Mais débarrassons-nous du règne de la signification. Faisons cet effort une fois. Si la signification n’est pas de mise dans le rapport que l’on entretient à une œuvre, alors qu’est-ce qui reste ? Qu’est-ce qu’on pourrait inventer et lui substituer ?

Il me semble, mais c’est peut-être trop demander aux autoritaires que sont les penseurs de la signification, qu’une œuvre c’est d’abord posé comme un point d’appui qui vient titiller l’imagination. On pourrait dire qu’une œuvre sollicite l’imagination créatrice du spectateur. Faculté qu’il possède et qu’il utilise trop rarement devant les objets complexes.

Du coup, exit Lehmann & co. Et Viva l’imagination créatrice. Problème, c’est qu’à cet endroit, les gardiens du sens rappliquent et déclarent que ça éclate la communauté. Or, comme le théâtre c’est la communauté, assemblée ou clivée, (vieille lune grecque reprise en chœur par les champions du théâtre politique), si la communauté, assemblée ou fragmentée (qui porterait en elle le trait de la dialectique unifiante par son contraire) disparaît alors le théâtre est menacé. Et voilà que réapparait le spectre du libéralisme qui menace tout. Communautés menacées = isolements et solitudes = stratégie du capitalisme sauvage.

 

Bref, Ordinary People c’est donc un spectacle libéral qui menace la communauté laquelle subit le postmoderne/postdramatique qui est l’une des stratégies du libéralisme…

Bon, on ne vous en veut pas. Mais privilégiant l’imagination créatrice, on pourrait regarder Ordinary people comme un exercice qui pose à vue, un truc central que sont les barrières de chantier et/ou de protection…

Intéressant d’y regarder de près ! Barrières, mot qui renvoie aux frontières et donc aux obstacles. Chantier, mot qui renvoie à un « en devenir ». Regardant Ordinary People, on pouvait d’un bout à l’autre regarder ce travail en songeant que le monde obéit à ces deux principes. Un ordre et un devenir. Le temps de la représentation, Ordinary People promettait donc de parler de ça. Cette manière qu’à Prague ou à Pekin, les obstacles sont communs et qu’ils nous obligent à ne pas abandonner un « en devenir » qui relève du chantier. Autrement dit, les obstacles nous imposent de nous mouvoir, de nous déplacer, de nous sauver. Dans cette perspective, ou en conséquence, comment imaginer une autre scénographie que celle du fragment, du discontinu, du syncopé… qui sont les figures politiques de l’échappatoire, de la guerilla… Pas d’autres possibilités pour ceux et celles qui sont sous surveillance que de travailler la mobilité, les espaces, les formes d’apparition…

Quant à la dernière image une colonne de carton (que l’on regarde comme un monolithe emprunté à L’Odyssée de l’espace), sous le joug d’un rayon lumineux, propose une zone d’ombre derrière laquelle des danseurs sont pris au piège, on peut voir distinctement que ce monde produit essentiellement des dispositifs de surveillance (fausses barrières de chantier et de protections qui sont autant de limites interdites qu’il faut dépasser). Des espaces de contrôle et de capture, en soi. Et quand soudainement, alors que le rayon lumineux ne cesse de se déplacer et donc d’augmenter la zone d’ombre ou de la diminuer, il ne faut pas tellement d’imagination créatrice pour comprendre que ce monde est hostile, dangereux, et violent. Le danseur qui tombe dans la lumière mirador est grillé. Et on le voit, le sent, le lit.

Ordinary people, c’était donc ça. Gracieux dans le mouvement, grinçant dans la musique. Une pièce sur la surveillance et le désir d’y échapper. Postmoderne ? Postdramatique ? Tout demeure incertain, mais avec un petit effort d’imagination, c’était simple à voir.

 
ps : aucun rapport avec Des gens comme les autres de Robert Redford. Amateur de cinéma s’abstenir.

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I’m woman… why not ! https://www.insense-scenes.net/article/im-woman-why-not/ Sun, 21 Jul 2019 07:37:51 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3381 I’m woman, avec Ana Daud

Archipel Théâtre, festival d’Avignon.

 

Avec I’m Woman, présenté à l’Archipel théâtre, Ana Daud, crinière blonde et « roulée comme un mannequin », plus performeuse que comédienne, en collaboration avec Dmitry Akrish, se livre. « Se livre », au sens propre et figuré, là où le théâtre documentaire est sans habillage, là où les limites entre l’autofiction et l’autobiographie sont dépassées. Trash, sincère, peut-être parfois maladroit (un brin de pathos en trop), mais produisant une sorte de chaos esthético-poétique qui met certains/certaines spectateurs dans les cordes.

La corde, c’est le premier élément scénique visible. Corde de pendu qu’Ana Daud regarde avec les yeux de l’envie d’en finir. C’est la première image et c’est la clé de Sol de cette partition qui va conduire le public à découvrir les affres d’une vie. Une putain de vie, hard, cruelle, faite d’espoirs et de désirs démolis et enterrés. Ce qu’Ana Daud présente au plateau n’est rien moins que ce qu’elle a enduré. Phrase qui ponctue la fin de cette performance crue, donnée avec les tripes, présenté sans enrobage, à la manière d’un poème de Baudelaire qui, dans Le Chien et le flacon, rappelle que le lecteur préfère les papiers cadeaux qui enrobe le contenu.

Chez Daud, la vie qui ne lui a pas fait de cadeau, sera restituée sans fard. Genre vie vomie qui soulève le cœur.

De la mort du père alcoolo, à la mère dépressive shootée à la chimie ; du job de mannequin promis à l’escort girl qui apprend à survivre à la baise glauque ; de l’enfant avorté attrapé par hasard à celui que l’on mettra au monde avec désir… Daud raconte l’épopée des filles anonymes. Tableaux dévastés que ces vies-là qui sont légions et qu’elles restituent.

C’est violent à entendre comme lorsqu’une voix off raconte un IVG par le menu. C’est cru à regarder quand l’accouchement projeté met en avant un nouveau-né qui arrive en sang par le col où l’on est tous passé. Dur encore quand Daud procède à l’examen de ce qu’est une femme aux yeux des hommes. Ou de ce qu’est un homme aux yeux d’une femme. Et c’est naïvement poétique quand est projeté une enquête de trottoir où les hommes répondent à la question « c’est quoi une femme pour vous ».

Depuis longtemps, le théâtre documentaire ne se réalise qu’en respectant la règle d’un dispositif où s’amalgament réalité et fiction, images « vraies » et images esthétisées. Dans I’m woman, les spectateurs ont été répartis en deux groupes. Celui des femmes à droite, et celui des hommes à gauche. Daud, elle, s’adressera à ces deux groupes en fonction de ce qui est à dire ou à dévoiler. Invitera une femme du public au plateau pour en faire sa fille. Offrira aux hommes un quartier d’orange. Et s’il est un geste identifiable dans ce travail rugueux, c’est celui de l’adresse. Car c’est une parole adressée, ce sont des images adressées qui composent I’m woman qu’il faut traduire : « Je suis femme ». Titre qui n’en fait pas un objet, mais une condition. À l’exception de petits écarts pathétiques, Daud ne joue pas. Elle est ce qu’elle est, brute, tendre, douce et amère, pleine d’une fureur et d’un amour qu’elle aimerait trouver enfin. Sur le plateau, féline, elle tourne comme en cage. C’est politiquement incorrect et ça fait du bien. C’est parfois caricatural, mais ça fait du bien. Et de la regarder pour ce qu’elle est : un électron libre. La porte-parole d’un texte bio dérangeant qui me rappelle la fin du Hedda Gabler d’Ibsen « ça ne se fait pas ». Et pourtant, une vie c’est aussi ça, ou quand le destin frappe fort, dur.

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Un pari d’un franchement tu https://www.insense-scenes.net/article/un-pari-dun-franchement-tu/ Sat, 20 Jul 2019 21:29:21 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3377 Swann s’inclina poliment de la Cie Franchement, tu se joue au 11 Gilgamesh-Belleville durant le Festival OFF d’Avignon à 22h25.

La mise en scène de Nicolas Kerszenbaum se fonde sur un pari qui consiste à faire incarner Swann par le public. Pari noble dans le sens où le rôle de celui qui incarne « comment le monde devrait être » est donné aux spectateurs. C’est eux qui seront dans une hauteur face à la scène qui, elle, incarne ces personnages méprisables des Verdurins et Cie. Une réflexivité agréable à voir sur le milieu théâtral qui se prend toujours pour la partie bonne et intelligente et une belle humilité, car ce n’est pas fait avec démagogie. C’est vrai. Pari noble d’autant plus que le risque est gros, mais on ne peut qu’admirer la prise de risque dans ces temps sécuritaires et concurrentiels, les formes esthétiques incluses.

Le fond de scène est bordé par des néons qui changent de couleur durant le spectacle. À cours, une sorte de tréteau avec des fleurs et des oiseaux. Ce sera l’espace privilégié d’Odette. Quelque part son appartement où elle pourra se promener nue. À jardins des instruments de musique, notamment le piano indispensable pour la « sonate de Vinteuil » qui fout une névralgie faciale à Mme chaque fois qu’elle l’entende. C’est drôle, Proust ! Et au milieu, un banc sur laquelle le salon des Verdurins se déroule avec cette socialité nauséabonde bourgeoise qui depuis Proust a gagné sa domination et hégémonie absolue. Sabrina Baldassarra, Marik Renner et Gautier Boxebeld l’incarne bien, cette socialité, et on est forcé de reconnaître qu’aussi caricatural cela puisse paraître, c’est bien là une réalité.

Le spectacle se déroule ainsi en alternance entre le salon bourgeois qui se livre aux plus grande des bêtises bavardes et l’histoire d’amour de Swann pour Odette. Dans le salon des Verdurins, l’artiste y est mesuré selon son succès, l’injustice sociale est une fatalité et la vie consiste dans le but unique d’une ascension sociale caractérisée par l’accumulation d’une richesse. L’humour grinçant de Proust, sa moquerie, y est rendu pleinement.

Nicolas Kerszenbaum fait le choix de traiter l’histoire d’amour et le récit que Proust en fait et qui est adressé à la deuxième personne singulier aux spectateurs la plus part du temps au micro avec un travail musical important. Les lumières non plus ne laisse pas sur sa faim. Changements nombreux et colorés, la lumière désignant le changement entre les espaces de narration et le jeu dans le salon bourgeois. Et c’est là que le pari prend peut-être un hic. C’est ce traitement esthétique qui éloigne l’adresse et la narration dans quelque chose de formel. Nous avons vite compris le mécanisme de ce travail de lumière et on est amené à penser qu’un plein feu, quelque chose de visuellement moins spectaculaire aurait peut-être pu nous laisser l’espace de se prêter au jeu du tu. La projection de la voix de Swann venant du public dévie quelque part l’intention noble qui est proposée au spectateur au départ, car là aussi, on se rend compte que ce n’est pas réellement à nous qu’on s’adresse car une voix répond à notre place. Pari donc qui est contrarié par son propre traitement esthétique, la lumière et le son. Les affects et la pensée que traverse Swann s’éloigne d’une puissance réelle dans une chose un peu cosmique et abstraite et n’arrivent pas à nous atteindre. La musique est souvent trop spatiale et les lumières un peu trop peep-show pour que l’adresse puisse trouver celui auquel les mots sont adressés. On reste donc spectateur de l’expérience de Swann.

Mais on ne peut que saluer la prise de risque de Kerszenbaum et souhaiter qu’il le poussera plus loin et plus radicalement la prochaine fois où le tu sera réellement tu.

Le spectacle s’achève sur ces derniers mots :

MADAME VERDURIN. Vous avez cherche a survivre, vous avez survécu. Puis vous avez cherche a vivre, et vous avez vécu. Ensuite vous avez voulu la reconnaissance, et vous avez été reconnu. Et alors, vous avez trouvé votre petite maison a Balbec, et vous avez profite d’une simplicité que vous pouviez enfin goûter.

ODETTE. Mais pour aimer ? Ou être aime ?

Et nous invite ainsi à regarder notre vie en cours et à nous demander vers où nous désirons la diriger vraiment.

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Dom Juan au service de la réaction https://www.insense-scenes.net/article/dom-juan-au-service-de-la-reaction/ Sat, 20 Jul 2019 19:47:17 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3374 Dom Juan de la Cie La Naïve se joue durant le Festival d’Avignon OFF 2019 au Théâtre du Chêne Noir. D’un théâtre réactionnaire.
Regardant un tant soit peu l’histoire du théâtre, on pourrait croire qu’on en aurait fini depuis longtemps avec les personnages, l’illusion, la représentation, qu’on aurait fini avec la construction d’espaces auxquelles il faudrait croire pour qu’elles fonctionnent. On pourrait croire que toute compagnie de théâtre contemporain digne de ce nom s’attache à travailler des formes d’expérience, immanentes. On pourrait croire que le 4ième mur a été percé depuis longtemps et lorsqu’il serait remis en jeu, ce serait pour une raison dramaturgique particulière, source d’une expérience particulière. Mais non.
Regardant de loin le milieu culturel, on pourrait croire que tout le monde est de gauche. On pourrait croire que les formes produites par ces femmes et hommes de théâtre produiraient des puissances critiques de ce monde, de ce qui est figé, d’une transcendance et d’une morale dont tirent profit les puissants. On pourrait croire que les exploités de ce monde y trouvent leurs places justes et que les singularités qui ébranlent l’ordre soient représentées avec intelligence et finesse. Mais non.
Regardant le Dom Juan de la Cie La Naïve, il semble symptomatique de la mise en scène de Jean-Charles Raymond qu’il a tout simplement effacé la dernière réplique de la pièce par Sganarelle :
« Ah! mes gages! mes gages! Voilà par sa mort un chacun satisfait: Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout; tout le monde est content: il n’y a que moi seul de malheureux! Mes gages! mes gages! mes gages! »
C’est là tout de même la dernière réplique, c’est-à-dire la dernière réponse où le mot dernier est donné à celui qui est au service des maîtres, et Molière lui donne raison.
Lorsque le père de Dom Juan est remplacé par une mère, on n’y perd pas en même temps la critique du paternalisme, on enfonce également le clou pour faire de Dom Juan un adolescent mal en peau avec un complexe de maman. Ses désirs y apparaissent comme puérils et le déni devient un trait psychologique d’un petit narcissique névrosé. Ce n’est plus le déni de Dieu. Ses désirs ne sont plus une puissance révolutionnaire… La mise en scène de Raymond condamne Dom Juan avant que personne d’autre ne puisse le faire.
A la fin, Jean-Charles Raymond nous propose la lecture d’un Dom Juan qui choisirait l’hypocrisie comme s’il n’y avait pas là la trahison de lui-même et la production de ce qu’il attaquait toute sa vie avec sa vie. Il devient donc un cynique de plus. Sa mise en scène signe sans problème l’entrée d’Elvire dans le couvent comme un vrai salut. Elle est sauvée. Et lorsque la statue répond à la demande de Dom Juan, une croix est projetée sur le fond de la scène. C’est alors au plus tard là qu’on saura devant quelle idéologie réactionnaire on se trouve. Faire de Dom Juan un Jim Morrison ne change rien à l’affaire, ni les musiques de The Doors. C’est la tentative d’un rafraîchissement dont on n’avait pas besoin si on rafraîchit par là des idées réactionnaires.
Faire du théâtre n’est pas neutre. On y forge les armes de tel ou tel camp. Aussi naïf qu’on soit. La lecture dramaturgique que fait Jean-Charles Raymond de Dom Juan et la forme qu’il propose m’oblige de noter que nous ne sommes pas dans le même.

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« Ce sacré corps » https://www.insense-scenes.net/article/ce-sacre-corps/ Sat, 20 Jul 2019 19:06:25 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3366 Combat de nègre et de chiens de Koltès, par Thibaut Wenger, à Présence Pasteur les 5-21 juillet 2019.
L’argument de la pièce de Koltès, celle qui a scellé son alliance avec Chéreau dans les années 1980 à Nanterre-Amandiers, tient en peu de mots : un Noir, Alboury, vient réclamer le corps de son frère à Horn, chef d’un chantier français en pays africain ; Horn couvre Cal, son subordonné, qui l’a assassiné puis fait disparaître ; débarque de Paris une femme qu’il connaît à peine, Leone, avec qui il s’est marié pour ne pas rester seul dans ses vieux jours, pour lui montrer surtout le dernier feu d’artifice avant la fermeture prématurée du chantier.
 

 
Alboury n’en démord pas, il veut le corps de son frère, quels que soient les circonstances de sa mort ou le dédommagement escompté ; Horn gagne du temps, use de diplomatie, préfère la parole à la violence, tente d’instaurer une fausse complicité avec lui, disserte, digresse, tergiverse, alterne menaces et radoucissements. Mais vient le moment, au dernier tiers de la pièce, où il faut bien reconnaître que leur différend est insolvable, que deux idiomes intraduisibles l’un dans l’autre se font face. Sortir de l’ombre, se rapprocher, boire à la même bouteille de whisky, ne sert à rien. Et on ne peut retenir Cal indéfiniment. Horn le convainc d’aller repêcher le corps là où il l’a jeté : dans les égouts. Il revient couvert de merde, la queue entre les jambes, bredouille, plus que jamais enfermé dans un délire paranoïaque à l’encontre du crachat des Noirs, qui pourrait devenir une mer de crachats si on ne les arrête pas. Il éprouve ce qu’il a fait subir au corps du frère d’Alboury, il est devenu ce qu’il exècre, c’est une renaissance ; après s’être lavé, il connaît son seul moment d’accalmie, de refroidissement. C’est Horn, humilié par le comportement de Leone aux pieds d’Alboury, qui pousse Cal à agir, à flinguer l’intrus et le faire passer pour le cadavre de son propre frère. À vrai dire, son vœu à peine voilé est qu’ils se neutralisent mutuellement : Leone renvoyée à Paris, ses deux problèmes ingérables disparus, il pourrait admirer son dernier feu d’artifice dans une Afrique qu’il sait intimement ne pouvoir jamais quitter.
C’est donc un corps introuvable, un nom sans corps, Nouofia, nom du frère d’Alboury, et un corps féminin, sans nom (Cal ne le retient pas), qui sèment le trouble. Dès leurs premiers échanges, Horn est exaspéré par l’obstination d’Alboury, ne comprend pas quel intérêt a pour lui « ce sacré cadavre ». Beaucoup plus tard, il ironise de nouveau sur « ce sacré corps ». Il finit par avouer tout de bon à Alboury qu’il flotte quelque part dans les égouts, à jamais perdu, ce qui déclenche le dernier tiers de la pièce : la diplomatie cède la place aux coups (de feu). « Ce sacré cadavre », « ce sacré corps » : Horn croit ainsi balayer l’importance de la demande, mais c’est un magnifique exemple, parmi d’autres, de la manière dont les personnages de cette pièce sont parlés plus qu’ils ne parlent, dont les mots dépassent leurs pensées, flirtent avec le lapsus, car Horn touche exactement au vif du sujet, il suffit d’intervertir l’adjectif pour que l’insulte se fasse parole de vérité et de reconnaissance. Le corps de Nouofia est pour Alboury indispensable au maintien de sa communauté, où les morts côtoient les vivants, se réchauffent les uns les autres, forment un corps soudé que l’ablation d’un des leurs pourrait désagréger. Lors de son séjour au Nigéria en 1978, Koltès avait été au contraire choqué par les cadavres laissés sur le bord des routes, tout au plus recouverts d’une feuille de palmier, ou flottant à la surface des fleuves. Le couple d’amis qui l’avait accueilli venait de perdre un nouveau-né, noyé dans une flaque d’eau. Au moment de repartir, lui-même est tombé dans les égouts de Lagos en écopant d’une vilaine maladie de peau.
 

 
François Ebouele (Alboury), Thierry Hellin (Horn), Fabien Magry (Cal) et Berdine Nusselder (Leone) s’engagent totalement, sans distance brechtienne ni décalage ludique : dans un match de boxe on ne joue pas à prendre des coups, on les prend, on les donne ; dans un pugilat verbal, sous couvert de diplomatie, il faut que les mots partent, portent. Leur jeu est d’une rugosité qui enrobe une mélancolie profonde, dissimule le point d’effondrement de chaque personnage. La parole est une excroissance contrariée du corps. Chacun subit la loi implacable de son désir, à lui obscur, erre dans une brume en suspension, à peine visible, corps sans voix, mutiques, statufiés, ou voix sans corps, troublantes comme les appels radio des gardiens du chantier qui se tiennent éveillés. La nuit épaisse est trouée par de violents coups de projecteur (lumières : Mathieu Ferry). La scénographie-cénotaphe se fait la crypte de désirs brisés : poutres en béton d’un pont inachevé, entre vestiges antiques, hantés par le spectre d’Antigone, et modernité économique où le pétrole devient plus lucratif que des chantiers de construction, où les décisions de fermeture sont lointaines, opaques, où devenir chef en gravissant les échelons sur le tas n’est plus possible. L’ombre d’un pilier dessine la frontière qu’ose franchir Alboury. Un bougainvillier pend des cintres comme dans la tête de Leone. La lumière dessine au sol une mare où la lionne vient approcher celui qui la fascine.
 

 
Le spectacle tangue sur une ligne de crête entre réalisme et hallucination, maintient une tension sourde, celle des appareils électriques dont le bruit répétitif, grésillant, obsédant, peuple la nuit (son : Geoffrey Sorgius), jusqu’à l’implosion finale, celle de Leone étant ici particulièrement déchirante, radicale. On ne peut qu’être sensible à la manière dont Thibaut Wenger a réglé les distances physiques entre les acteurs. La distance, ou l’abolition de la distance, vient souvent contredire le dessein avoué des prises de parole. Elle donne une allure de western crépusculaire à certaines scènes, à d’autres celle d’une parade animale. Les gardiens du chantier, c’est nous, le public, auxquels s’adresse Alboury en ouolof pour les rallier à sa cause, ce public qui doit à un moment ou un autre sortir de sa neutralité ou de son ambivalence, dont on ne sait trop comment interpréter les murmures intermittents, lui qui est invisible, plongé dans le noir.
 

 
On entend aussi de manière frappante comment Koltès, imprégné de Bach, a composé certaines scènes comme une fugue, sur un mode contrapuntique, avec répétition-variation. Je repense à la première entrevue entre Horn et Cal, où s’entrelacent trois sujets de conversation : le jeu de dés, le mariage avec Leone et la mort de Nouofia. Un sujet est pris pour un autre, un féroce rapport de force s’instaure de manière détournée, Cal teste son chef, tente de le baratiner en donnant des versions différentes de la même histoire, chacun fait allusion au point faible de l’autre sans trop y toucher, cherche à garder la face, mais Horn in fine reste provisoirement maître du jeu. Cal fourre sa tête entre les jambes de Leone, Cal en manque de lait, auquel le whisky ne suffit plus, qui dort avec son chien en boule sur le ventre comme une peluche de gamin, aussi impuissant que Horn en somme, mais pour d’autres raisons que son chef mutilé pendant la guerre civile ayant ravagé le pays peu de temps auparavant. Horn lui aussi finit par se déboutonner, croyant inciter Alboury à faire de même : se livrer, s’exposer, se mettre à nu. Lui aussi finit par se salir, son veston entaché par la merde qui enduit Cal. Chacun est renvoyé à ses actes manqués : pourquoi Horn ne ramène-t-il pas comme il l’a promis le verre d’eau demandé par Leone au tout début de la pièce ? Pourquoi Cal s’y prend à trois fois pour se débarrasser du cadavre ? Pourquoi Leone débarque-t-elle sur un coup de tête dans ce chantier en pleine Afrique noire ? Pourquoi Alboury la ramasse, « comme une pièce brillante tombée à terre que personne ne réclame » (je cite de mémoire), puis la rejette ? Ce sont ces failles du récit, des paroles, des corps, que cette mise en scène éclaire à sa façon, ou dans lesquelles elle s’engouffre.

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Là où tu veux être. La Mécanique du hasard d’Olivier Letellier https://www.insense-scenes.net/article/la-ou-tu-veux-etre-la-mecanique-du-hasard-dolivier-letellier/ Sat, 20 Jul 2019 14:40:31 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3355
Avec La Mécanique du hasard, présentée au Gilgamesh jusqu’au 26 juillet à 13h45, Olivier Letellier réconcilie le spectateur avec le plaisir des histoires bien racontées. Un théâtre de récit et d’objet pour deux acteurs et un frigo à ne pas manquer.
Raconter des histoires au théâtre n’est plus à la mode. Le post-dramatique est passé par là, ainsi que le story telling à l’anglo-saxonne qui attache à la narration (de soi) une valeur capitaliste rentable. Non, ce qui a la cote en ce moment, c’est de mettre en scène des « paroles vraies » portées par des « vraies personnes » – entendez qui ne font pas semblant et dont la présence sert de caution à la vérité du récit. Ou bien de faire l’histoire du théâtre (I ou II) et de mêler histoire collective et subjective pour dire le monde.
Olivier Letellier reste loin de toutes ces histoires et préfère, justement, en construire. Travaillant depuis des années avec et pour la jeunesse, ses nombreuses créations montrent que, si tant est qu’elles soient bien racontées, les histoires ont encore de beaux jours devant elles et au théâtre en particulier.

 
Sa Mécanique du hasard en est l’illustration parfaite. Adaptée du roman Le Passage (Holes pour les anglophones), de Louis Sachar, la narration théâtrale construite par Olivier Letellier et Catherine Verlaguet est portée par deux acteurs et invite le spectateur à écouter d’autres vies que la sienne, comme le dirait Emmanuel Carrère. Et c’est bien là le cœur de cet « art de narrer » qui, pour Walter Benjamin déjà, touche à sa fin : que l’expérience de vie d’un autre devienne celle de celui qui l’écoute. Un partage plus qu’une appropriation puisque l’art de raconter des histoires est avant tout une question de complicité. « Quiconque écoute une histoire se trouve en compagnie de celui qui la raconte; même celui qui la lit participe à cette compagnie. » À relire ce texte de Walter Benjamin, Le conteur, on se dit qu’Olivier Letellier en a décidément saisi, intimement et intuitivement, les principes fondamentaux – la relation entre la narration et la mort, la complicité d’une écoute partagée, la sagesse du conteur.

« Le conteur se range parmi les sages et les maîtres. Il est de bon conseil – non pas comme le proverbe, pour quelques cas, mais comme le sage, pour tous les cas. Car il est en son pouvoir de s’appuyer sur toute une vie. Son talent, c’est de pouvoir narrer la vie, sa haute fonction de la pouvoir narrer d’un bout à l’autre. Le conteur, c’est l’homme qui pourrait laisser la mèche de sa vie se consumer tout entière à la douce flamme de sa narration. Si l’on se tait, ce n’est pas seulement pour l’entendre, mais aussi un peu parce qu’il est là. Le conteur est l’image en laquelle le juste se retrouve lui-même. » W.B, Le Conteur

 
Faisant peu de cas de ceux qui cantonnent le théâtre jeunesse à un art mineur ou à une distraction superflue et non rentable (l’argument est finalement toujours principalement économique), il ose un théâtre de récit et d’objet qui raconte – bien – des histoires.

L’histoire de La Mécanique, la voici : un adolescent, Stanley Yelnats (le palindrome a son importance) est sous le coup d’une malédiction familiale qui remonte à son arrière-arrière-grand-père voleur de cochon. Parce qu’il se trouve toujours au mauvais endroit au mauvais moment, il est envoyé au camp du Lac Vert et y creuse, jour après jour, des trous d’1m50 sur 1m50 en plein milieu du désert. Nul besoin d’en dire plus : une mécanique narrative se déroule qui, de péripéties en rebondissements, croise une institutrice devenue criminelle, une sorcière rêvant de boire l’eau de la rivière qui coule à l’envers, des pêches au sirop et un spray supprimant les mauvaises odeurs de basket. Au fil de l’histoire, la question de la liberté de chacun face au poids des héritages familiaux – ou comment se libérer d’un destin tragique. Et surtout, que faire une fois cette liberté acquise ? Quels désirs suivre, vers quels endroits aller une fois la malédiction levée ? Plus de bon ou mauvais endroit et moment, simplement des désirs à (oser) suivre. Des histoires à inventer. On pourrait croire qu’il ne s’agit là que d’une énième histoire qui finit bien et qui donne de l’espoir aux solitudes, enfantines ou adultes – serait-ce si terrible d’ailleurs, si ce n’était que ça ? Mais c’est oublier l’art et la manière de raconter cette histoire qui, oui, finit bien (nul besoin de suspense ici). Or, ce qui compte avec les histoires, c’est la façon dont on les raconte.
Et en la matière, Olivier Letellier a depuis longtemps prouvé qu’il excellait, inventant un vocabulaire scénique singulier qui mêle théâtre de récit et théâtre d’objet. Au plateau, Fiona Chauvin et Guillaume Fafiotte se partagent une narration qui passe avec une allégresse grisante du tu au il en passant par le je, choral ou non. Chacun raconte l’histoire de l’autre, l’incarne ou lui donne la réplique pour que le spectateur en vienne, lui aussi, à dire je. C’est que l’intention du metteur en scène est claire : raconter des histoires, c’est d’abord les raconter à quelqu’un. Et Letellier d’assumer la nécessité, dans l’art du conte, d’une adresse directe, rendant possible, dans un second temps, l’incarnation. Décrire un univers avec les mots avant d’y plonger et d’en sortir à loisir, faire du langage un seuil pour l’imaginaire que chacun s’amuse à franchir. Et puis il y a ce frigo, au centre d’un plateau quasi nu (seul un plancher figure le sol désertique) que les deux comédiens manipulent. Troisième partenaire distancé que cet objet qui acquiert tour à tour une fonction symbolique, allégoriques, référentielle ou simplement ludique. Opérant un décalage supplémentaire dans la narration, il permet de créer des images poétiques tout en distançant la fiction – desserrer les rouages d’une mécanique narrative pour y créer du jeu, espaces libres sans lesquels tout s’enraye.
 
Au spectateur, alors, de s’emparer de ce jeu pour oser, lui aussi, choisir l’endroit où il veut être et s’abandonner, en compagnie du Théâtre du Phare, au plaisir des histoires partagées.
 

Photos : Christophe RAYNAUD DE LAGE

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Histoire(s) du théâtre II Faustin Linyekula… ceux que je pleure et que je fête. https://www.insense-scenes.net/article/histoires-du-theatre-ii-faustin-linyekula-ceux-que-je-pleure-et-que-je-fete/ Sat, 20 Jul 2019 11:02:53 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3350 Histoire(s) du théâtre II Faustin Linyekula (Kisangani-Gand)

Cour Minérale, Festival d’Avignon, 2019.

Cour Minérale de l’université des Pays du Vaucluse, Faustin Linyekula présentait Histoire(s) du théâtre II. Une pièce théâtrale et chorégraphique où l’auteur et metteur en scène revient sur l’histoire du Ballet National du Zaïre (puis République Démocratique du Congo), avec au plateau quelques-uns des survivants de cette structure artistique, née en 1974… Entre témoignages nostalgiques, documents et archives ethnologiques, c’est un monde en soi que cette pièce dont les interprètes (interdits de se rendre à Bruxelles en février dernier alors que devait se mettre en place la création) sont les acteurs de l’Histoire.
En mémoire, Histoire du Théâtre I, La reprise de Milo Rau vu l’an dernier. L’histoire d’un fait divers : le meurtre homophobe (et raciste) d’Ihshane Jarfi, en 2012, à Liège, en Belgique, par une bande de jeunes gens. Milo Rau, aujourd’hui perçu comme l’un des penseurs et praticiens d’un nouveau théâtre documentaire. Ce que l’on appellerait un « expert du quotidien » dans le jargon théorique des études théâtrales qui fabriquent les concepts à même d’approcher les réalités historiques, politiques, esthétiques et poétiques d’aujourd’hui. Et c’est à l’occasion du projet « Tribunal Congo » (Film, 2017), que Milo Rau rencontre Faustin Linyekula. Commence un dialogue où Milo proposera à Faustin de penser à une suite au Théâtre I… 2019, dans la 73ème édition du festival, ça sera Histoire(s) du théâtre II Faustin Linyekula (Kisangani-Gand). Et, lisant le titre, ne rien ignorer du titre et de ce qu’il fait entendre. De ce qu’il masque à peine et qui, à la manière d’un oulipien, travaille à la disparition de la préposition « de ». Disparition du « de » devant Faustin (à la différence du Milo Rau), qui fait que soudain, on comprend que le travail de Faustin Linyekula portera sur lui-même, en même temps qu’il met à distance, dans l’objet artistique, l’histoire du Congo qui est la sienne. Titre d’une « pièce » sans auteur en quelque sorte, se lisant d’un seul tenant, « Histoire(s) du théâtre II Faustin Linyekula (Kisangani-Gand » ou, comme le nouveau théâtre documentaire l’a problématisé, l’acteur est témoin, vivant, ayant vécu ce qu’il convoque au plateau.
Soit, en conséquence, en lieu et place de la scène, une hybridation du réel et de la fiction qui livre passage à des formes où la théâtralité s’augmente d’un rapport à l’esthétisation de l’histoire, de la politique… Histoire du Congo qu’incarne, in fine, à une autre échelle, Faustin Linyekula victime, comme les autres 6 millions de victimes qui forment un peuple mort, de Mobutu Ses Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga, président de la RDC, de 1965 à 1997. Président dictateur, lui-même héritier du colonialisme belge, du Congo belge, et bras armé de ce que l’on appelle le post-colonialisme qui est le mot travesti qui incarne les intérêts européens qui n’ont jamais cesser de s’exercer. Et dans cette histoire lugubre, au milieu des frontières inventées héritées des coloniaux, il y a l’histoire du Ballet National du Zaïre, voulu, soutenu, nourri par Mobutu pour tenter de trouver et de construire, à travers une pratique artistique, une unité à un pays aux peuples multiples. Histoire d’un ballet, donc, et d’une langue : le Lingala, pratiqué au Congo Kinshasa et Congo Brazzaville. Langue officielle, celle parlée par le Président, parmi les trois autres langues nationales que sont le Kikongo, le Swahili et le tshiluba. Histoire violente que celle de la langue, aussi, puisque depuis Arendt « la langue c’est politique », et qui vaudra à Laurent-Désiré Kabila, qui parle lui le Swahili, de mourir assassiné en 1997. Violence et poésie de la langue encore puisqu’elle parvient aux européens par la musique de Papa Wemba, Fally Ipupa, Ferré Gola…
Et ces informations délivrées, parcellaires, fragmentaires qui ne rendent pas compte de la complexité d’une histoire qui est toujours la nôtre, sont nécessaires à saisir Histoire(s) du théâtre II Faustin Linyekula… Car on ne peut regarder, pendant un peu moins de deux heures, les témoignages, entendre la parole qui s’y tient, la musique qui s’y développe, la danse qui s’y déploie, les scènes rituelles de combats, de chants, de palabres… si l’Histoire qui nous parvient est privée de la mémoire où elle séjourne. On ne peut…
À moins que, naïf, ignorant, étranger à cette histoire coloniale, on soit convaincu que ce qui est à vue, comme l’écrit Faustin Linyekula c’est nous. Nous l’Europe. Je cite Faustin Linyekula : « il y a comme une amnésie, on nous regarde comme si nous n’avions rien à faire ici […] Que l’Europe le veuille ou non, nous sommes européens. […] Même s’il s’agit, pour beaucoup, d’un temps révolu, non connecté à notre histoire présente et dont les demandes de reconnaissance tendent à la victimisation, force est de constater pourtant l’héritage imaginaire et matériel de cette période coloniale et ses conséquences qui posent en filigrane mais avec acuité, la question de la responsabilité. Qui peut définir les devoirs de mémoire et de réparation qui incombent à chacun ? Sont-ils individuels ? Collectifs ? Sur quoi portent-ils exactement ? Comment les mettre en place ? À quels domaines devront-ils s’attaquer ? Et surtout ici, puisqu’il s’agit d’aller au-delà des postures, quelles en seraient les retombées pour nos sociétés postcoloniales en Belgique et au Congo ? » Paroles qui viennent de loin, de 2014, quand Faustin Linyekula, ayant rencontré Achille Mbembe au théâtre royal flamand, penseur africain du post-colonialisme et auteur de la Critique de la raison nègre, partage l’idée que « l’Europe appartient aussi aux africains, ils en sont les co-constructeurs, des ayants droits qui ne demandent en réalité aucune faveur. »
Problématisation de la représentation, de l’endroit qu’est la scène dont on dit qu’elle est un miroir. Devant moi, donc, ce n’est pas eux. C’est nous. Ergo, l’épopée de Lyanja, mise en scène par le ballet national du Zaïre en 1974, s’écoutera comme le mythe, le récit fantastique de la création d’une nation et du monde. Et de voir dans la pièce présentée dans la cour minérale, la tentative aussi, de montrer un monde où les frontières sont à nouveau élargies à un moment de notre histoire où elles se ferment.
Devant les cinq interprètes qui occupent un plateau presque nu (Wawina Lifeteke, Papy Maurice Mbwiti, Marie-Jeanne Ndjoku Masula, Oscar Van Rompay) ; devant la succession de « tableaux » chantés et dansés, parlés et mimés… Devant un petit écran à jardin qui passe des émissions enregistrées où un griot vient conter une histoire… Devant les images vidéo projetées sur le mur qui réfléchissent les visages des anciens du ballet national du Zaïre, certains morts… Devant ce processus théâtral où s’emboîtent des lieux distincts, des temporalités différentes qui sont convoqués dans le présent de la représentation, on regarde la pièce écrite par Faustin Linyekula comme un témoignage et une enquête où les noms sont rendus sonores, les anonymes identifiés. À la manière, presque, d’un légiste qui s’inquiéterait des disparus, d’un historien sur un site historique ou un charnier, c’est un travail sur les noms qui est mis en scène, grâce à la mémoire de trois des danseurs encore vivants qui identifient des regards alors que l’histoire officielle les a oubliés.
Dès lors, Histoire(s) du théâtre II Faustin Linyekula, s’apparente à une veillée mortuaire. Une Matanga où le silence n’est pas de mise, mais où chants, danses, paroles fortes, rires et gravités entourent le funèbre. Et à l’écho de Ukufa ou Bakufa ( qui veut dire « mort ») et se répète, alors que passent les visages projetés, Faustin Linyekula donne à la pratique du théâtre sa fonction première : augmenter la réalité, la rendre visible. Faire du théâtre, peut-être un divertissement, mais et surtout un lieu d’avertissement.
Tout le temps de la représentation, une cloche de quart, à vue, est utilisée et sonne le passage d’un tableau à l’autre. Bien sûr, et comme on l’entendra répéter, « Pour comprendre une histoire, il faut la répéter plusieurs fois ». Mais cette cloche qui tinte régulièrement et qui ne marque plus les heures ou le temps, je la regarderai pour ce qu’elle me rappelle des cortèges funèbres quand le « clocheteur des trépassés » la faisait sonner. Faustin Linyekula, lui, lui aura trouvé un autre usage où le temps s’absente pour nous rendre contemporain de ceux qu’ils pleurent et fêtent.
 
Pour plus d’infos…
http://www.congovox.com/l%C3%A9pop%C3%A9e-de-lyanja-par-le-ballet-national-zairois-congolais
https://www.theatre-contemporain.net/video/Faustin-Linyekula-pour-Histoire-s-du-theatre-II-73e-Festival-d-Avignon

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Une utopie révolue ? https://www.insense-scenes.net/article/une-utopie-revolue/ Fri, 19 Jul 2019 18:09:07 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3341 Clara Le Picard monte A Silver Factory. Cela se joue du 17 au 21 juillet 2019 à L’entrepôt. La traversée d’un temps meilleur par la Cie à table.
On entre et parmi des cubes lumineux, quelques instruments de musique, deux micros, des scotchs blancs au sol figurant quelconque séparations, peut-être le plan d’un lieu qui n’existe plus, et des néons attendent Valentine Carette et Frank Williams et papotent. Ils sont là en leur nom et rien n’a besoin de s’emparer de je ne sais quel mystère là où il n’est plus question d’illusion. La scène est un plan d’immanence où les deux comédiens se souviennent, se questionnent et rejouent des œuvres de la Silver Factory, lieu créé par Andy Warhol et existant de 1964 à 1968. Comme il n’est plus question d’illusion, il n’est pas non plus question de dramatique proprement dite. C’est une forme qui se regarde avec douceur. Il n’y a aucune volonté d’effet sur le spectateur. Il n’y a pas cette performativité partout exhibée, ce jeu d’acteur « m’as-tu vu » qui veut montrer de quels actes de bravoure dramatique il ou elle est capable. Non. Valentine et Frank sont là comme nous, on aurait pu être là. Et ils racontent.
Ils racontent ces quatre ans de ce lieu d’utopie et racontent leur souvenirs et leurs recherches. Entre les mots, ils rejouent des films que Andy Warhol a fait ou rechantent les chansons qui s’y sont produites. Se dessine un « biopic d’un lieu et son utopie ».
La finesse de l’écriture dramaturgique de Clara Le Picard consiste dans le fait que la scène, la narration, le chemin que les deux comédiens font dans cet heure à travers ces quatre ans révolus, dédouble quelque part le chemin de la Silver Factory. Le rapport documentaire que l’on pouvait d’abord prendre pour un bavardage sans intérêt fait d’opinions et de lectures qu’on aurait très bien pu faire sans eux, gagne en réel et produit un effet théâtral lorsqu’on arrive à la fin de la Silver Factory. Valentine Carette se dégonfle de fatigue, la scène se dilate, quelque chose ne tient plus. Trop est trop. Et Warhol veut faire de la thune. Il quitte l’atelier pour un plus grand et c’est la fin. Plus d’argent pour Andy, la moitié des amis morts ou en psychiatrie ou les deux…
https://youtu.be/9pMuAgsZ2oo
On replonge donc avec Valentine et Frank, deux présences adorables, dans une effervescence passée. Il est question de liberté énorme, d’ouverture, d’expériences, de rencontres. Il est question d’un temps de surenchère, de folies et de drogues. Et à entendre cette histoire, on peut se demander si l’on est si loin de ce qui s’est pratiqué de 64 à 68 ou si ces pratiques ne sont pas simplement devenues les pratiques dominantes et aliénantes d’aujourd’hui tout comme Warhol a peut-être préfiguré la marchandisation absolue de l’œuvre d’art. Cette plongée dans un temps où les possibles étaient grand ouvert peut nous redonner une puissance pour inventer quelque chose de nouveau aujourd’hui, mais risque également de nous consoler et éloigner l’utopie dans un idéalisme. Est-ce que la difficulté de combiner art et vie, de « travailler au bureau et avoir son cabaret » aujourd’hui est réellement comparable avec la création d’un lieu entièrement ouvert ? En tout cas, c’était la consolation de Franck pour Valentine. Et évidemment, on peut en rire. Et « cela fait du bien » de rejouer et réécouter les Velvet Underground. Mais est-ce qu’ainsi nous ne risquons pas de perdre de vue tout ce qui se fait de nouveau et d’inventif aujourd’hui ?

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La Brèche. Un texte, malgré tout. https://www.insense-scenes.net/article/la-breche-un-texte-malgre-tout/ Fri, 19 Jul 2019 17:21:40 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3335 Du 17 au 23 juillet, le Gymnase du Lycée Mistral accueille la création mondiale de La Brèche, de l’américaine Naomi Wallace. La révélation d’un texte. D’un spectacle beaucoup moins.

On déplorait il y a peu l’absence de visibilité actuelle des auteurs dramatiques face à la surpuissance des metteurs en scène, des écritures de plateau et collectifs en tout genre. De ce point de vue, il faudrait donc se réjouir du choix de Tommy Milliot de créer pour le Festival d’Avignon le texte de l’auteure américaine Naomi Wallace, La Brèche. On aurait aimé s’en réjouir oui, mais au sortir du spectacle, c’est plutôt la colère qui l’emporte. Parce que le texte est bon. Vraiment. La preuve ? Il réussit à convaincre malgré la mise en scène de Tommy Milliot. Publiée aux Editions Théâtrales – dont il faut saluer l’engagement pour la défense et la diffusion des auteurs dramatiques contemporains –, Naomi Wallace n’en est pas à son galop d’essai avec The McAlpine Spillway et ses pièces, comme Au cœur de l’Amérique ou Un monde qui s’efface, sont déjà reconnues dans le monde entier. Depuis 2012, elle fait même partie du répertoire de la Comédie-Française avec Une puce (épargnez-la) créée par Anne-Laure Liégeois.
La Brèche, c’est Weinstein avant l’heure diront certains, une attaque contre les entreprises pharmaceutiques diront d’autres. Pour l’anecdote, la création américaine fut ainsi retirée de l’affiche à la demande d’une compagnie pharmaceutique appartenant aux mécènes du théâtre où le spectacle était monté. Au-delà des polémiques, il y a là une écriture dramatique fine et maîtrisée et cela devrait suffire. Naomi Wallace construit un drame dont l’horreur se dévoile peu à peu au fil d’une temporalité dédoublée. Quatre adolescents et leurs doubles, 14 ans plus tard, une amitié ou son semblant, des défis cruels, un deuil que les jeux adolescents transforment en ritournelle, pour mieux le reproduire des années après. On pourrait vanter la qualité des dialogues dont l’entrecoupement est soigneusement marqué par l’auteure, pour en assurer la dynamique théâtrale. Louer la force de résonance de ce récit et de ses personnages tirés d’un « possible Kentucky ». Naomi Wallace reprend les stéréotypes de l’Amérique adolescente – le jeune riche mal dans sa peau, le sportif en mal de reconnaissance, le jeune surdoué martyrisé, la reine du bal – et leur donne une consistance, comme on remplirait une coquille vide. Outre ces qualités, la singularité de la construction dramaturgique tient à ces espaces temporels d’abord juxtaposés puis progressivement entremêlés. Et c’est justement parce qu’il y a chevauchement, parce que l’auteure crée des espaces dans l’écriture pour que les corps adolescents et adultes se croisent et s’observent que le drame peut être dévoilé. Sans quoi ce n’est plus un drame mais un fait divers. Horrible, certes, mais qui n’a nul besoin d’un plateau de théâtre pour exister.

Et Tommy Milliot, malheureusement, en reste au fait divers. En guise de chevauchement, des séquences entrecoupées de noirs et de basses sonores dont les vibrations sont supposées faire vibrer le spectateur et faire monter la pression. La double distribution partage certes un même espace – une dalle de béton encadrée par du vide, ce qui constitue, apparemment, un « geste scénographique fort » (sic) – mais de regard entre eux le spectateur n’en surprendra aucun. Pas plus qu’entre chacune des distributions tant la direction d’acteur les plante là, immobiles, dans des positions caricaturales et des distances faussées. Et Tommy Milliot de soutenir la voix des acteurs par des micro hf de façon grossière et maladroite, déréalisant des corps déjà engourdis auxquels il aurait fallu davantage faire confiance peut-être. Car il y avait tant à faire avec cette rigidité adolescente qui passe si aisément de la maladresse à la souplesse. Et avec leur sédimentation dans les corps devenus adultes avec lesquels ils partagent le plateau.
 
Comme devant un décor planté ou un écran de tv, le spectateur fait face à des corps figés qui débitent des répliques et devient un voyeur, avide de connaître la fin du drame. Qu’on se réjouisse, donc, le fait divers aura été présenté. De création théâtrale pour La Brèche de Naomi Wallace, par contre, il n’en est pas encore question. Avis aux intéressés.

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Dans la solitude des champs de colza https://www.insense-scenes.net/article/dans-la-solitude-des-champs-de-colza/ Fri, 19 Jul 2019 16:37:40 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3331 The Lulu Projekt de Magali Mougel, par le Ring Théâtre, à l’Archipel Théâtre les 5-28 juillet 2019.
Lulu est un ado qui vit en RDA dans une tour au milieu de champs de colza jalonnés par des pylônes électriques à perte de vue. Le Mur se fissure. Les ouvriers ne rêvent plus de devenir cosmonautes. Entre cité et cambrousse, les poules pondent dans le tambour d’une machine à laver abandonnée ou une carcasse de bagnole. Lulu est pris en étau entre une sœur et une mère célibataire. Lulu boit son café dans un verre au lieu d’un bol, met sa cuiller dans le pot à sucre, lance un pot de fleurs sur le mur d’un voisin, s’endort dans les fossés. Sa pétrolette ne pisse pas loin. Lulu porte converses, jeans, cuir et tee-shirt Kurt Cobain. Lulu aime garder l’odeur sur ses mains des carcasses de poulets éviscérés, joue avec les cadavres de lapins, apprend à tailler des haies, se fait passer pour l’idiot du village, échappe à l’armée, prend son premier Jägermeister avec son seul ami Moritz, atteint de dégénérescence oculaire, se cuite pour voir le monde autrement, regarde les étoiles, court à perdre haleine, écoute sur son radiocassette Nina Hagen, Marilyn Manson, les Clash, Sex Pistols, Neil Young, rencontre une fille aimée, qui a tout de l’amie imaginaire, part avec elle dans une « fuite en avant ».
Son mal-être n’a rien de sublime ni de romantique, c’est un enlisement sans horizon dans un imaginaire de diapositives, une langue qui tache, des adultes vociférant, des objets surannés. Cette adolescence dans une barre en plein champs de la RDA des années 1980 pourrait s’écouler dans un lotissement près d’une petite ville provinciale dans la France d’aujourd’hui. C’est une solitude coupée d’une Histoire qui s’écrit ailleurs, source de tous les fantasmes, de toutes les projections. Et pas question de devenir un transfuge de classe, s’en sortir, trouver une place dans la société. Lulu est à sa modeste façon un Bartleby « qui préférerait ne pas », un idiot qui n’entre dans aucune case prédéfinie, une singularité quelconque que le reflux du communisme met face à la conscience de sa propre individualité. Il est fasciné tour à tour par le mouvement punk, New Age, etc. dans une fidélité revendiquée à sa révolte adolescente. Un refrain de Neil Young, laissé par Kurt Cobain après son suicide, condense tout : ‟It’s better to burn out / Than to fade away.

https://www.youtube.com/watch?v=cawk2cMTnGo

Guillaume Fulconis et son Ring Théâtre, rattachés au CDN de Besançon, vont arpenter petits théâtres, bistrots et salles de classe pour conter ce Lulu Projekt, dans la continuité d’un « théâtre populaire » qu’il faudrait ne pas réduire à un jeu d’acteurs littéral, redondant, forci… À nouveau (voir ma critique de Burnout d’Alexandra Badea mis en scène par Marie Denys), on n’offre rien d’autre à entendre dans la conjoncture actuelle, en l’occurrence aux lycéens auxquels texte et spectacle se destinent en priorité, que la « fuite en avant », le suicide politique, l’impasse imaginaire. Hubert Reeves plutôt que le « spectre de Marx » ou le magasin général de Tarnac, en Corrèze.
 

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Un Dance Digest en crescendo https://www.insense-scenes.net/article/un-dance-digest-en-crescendo/ Fri, 19 Jul 2019 14:41:43 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3314 Le Théâtre Gérard Philipe et le Théâtre Louis Aragon prennent leurs quartiers d’été au Théâtre de la Parenthèse et présentent les travaux de 3 jeunes chorégraphes de « Territoire(s) en Danse » – Mithkal Alzghair, Sylvère Lamotte et Mickaël Phelippeau.
Au théâtre de la Parenthèse, à l’heure où Avignon s’éveille doucement, trois formes dansées présentent les travaux de jeunes chorégraphes dans le cadre de la programmation La Belle Scène Saint-Denis, les quartiers d’été du TGP et du Théâtre Louis Aragon de Tremblay en France. Un format semble-t-il « promotionnel » : 3 extraits de 30 minutes chacun pour répondre au principe de visibilité si cher au marché du spectacle et, on s’en doute, pour tenter de fidéliser un public avant l’heure. Un vrai dance digest, trois pour le prix d’un, le tout bien emballé avec le label « Territoire(s) en Danse » du théâtre Louis Aragon à Tremblay-en-France.
Reste que la qualité du travail proposé par les trois artistes prend (heureusement) le dessus. Et c’est là, peut-être l’essentiel : en dépit de l’artificialité et des contraintes de l’exercice, des rencontres ont lieu qui vont crescendo.

Premières images celles de ces paumes de main exposées qui jouent avec l’imaginaire de l’exil, entre déséquilibres et violences menottées. Ils sont trois, deux hommes et une femme et dansent nus pieds, le regard droit au rythme d’une musique orientale et discrète composée par Shadi Khries. Trois danseurs, Mirte Bogaert, Yannick Hugron et Samil Taksin, jouent avec la forme du trio, isolant tour à tour l’un d’eux ou l’englobant. Des gestes ordinaires grandissent jusqu’à composer des variations, tantôt accélérées tantôt empêchées, autour des « images du corps face au pouvoir, aux situations de contrôle, de soumission, de conflit » – dixit la bible du spectacle. We are not going back est la dernière création du jeune chorégraphe et danseur Mithkal Alzghair, vainqueur du premier prix du Concours Danse Elargie en 2016 et dont le travail s’inspire de son expérience de l’exil – il quitte la Syrie pour suivre un Master d’études chorégraphiques à Montpellier en 2011 et y restera. C’est tout cet imaginaire d’un pays en guerre, de corps violentés et arrêtés au quotidien qui nourrit son vocabulaire, quitte à tomber par endroits dans une illustration un peu trop appuyée. La proposition s’obstine à garantir une lisibilité des images qu’elle construit – trois corps comme soudés qui s’entrechoquent, se retiennent, une fluidité des déplacements en chassé-croisé pour dire, avec des corps, la fuite, l’entraide, la confrontation. Autant de « thèmes » que les mouvements font varier avec un sérieux impénétrable, tant ces corps soumis et conflictuels peinent à esquisser des espaces de liberté et de rêveries pour le spectateur. La musique s’arrête, restent les danseurs qui poursuivent leurs derniers mouvements en faisant entendre des respirations accélérées. Le souffle de Mithkal Alzghair, à l’avant-scène, se calme peu à peu. Fin du premier extrait, une rencontre en partie manquée.
 

C’est par le silence et le vide que débute la seconde proposition, extraite de la dernière création pour six danseurs du jeune chorégraphe Sylvère Lamotte. Son corps, immense, est allongé sur le côté, dos au public. Une danseuse, Brigitte Asselineau, entre en scène. Simple présence de deux corps que tout oppose : l’un est jeune, massif et d’une hauteur vertigineuse, l’autre âgé et menu. Echo d’un infini (extrait) raconte, par des images de corps et des mouvements silencieux, la rencontre entre ces deux danseurs – une rencontre qui passe par le toucher. Et Sylvère Lamotte de construire, avec justesse, une exploration du toucher qui évoque celle, philosophique, menée par un Merleau-Ponty. Développant le (fameux ou mythique) principe du chiasme, il rappelle que la peau est le théâtre d’un entrelacs singulier – joignez vos mains et tentez de distinguer, en termes de perception sensible, laquelle touche l’autre par exemple, ou de sentir, lorsque vous saisissez un objet, non plus la surface de l’objet mais celle de votre peau. L’intérêt de la pensée merleau-pontyienne ici tient au fait qu’elle insiste sur un point : pour que le chiasme existe, il faut qu’il n’y ait pas de coïncidence – c’est le rôle de la peau, seuil sensible entre intériorité et extériorité. Autrement dit, le toucher implique nécessairement un intouchable, un écart. Et c’est précisément cela auquel la proposition de Sylvère Lamotte donne corps : cet espace vide – dirait l’autre – sans lequel le toucher ne peut exister. Toute la première partie de la proposition s’amuse à accueillir, dans les gestes dansés, le corps absent de l’autre. L’un soulève le vide et l’on voit l’autre frémir de plaisir, les yeux fermés. Préparer la peau, pour qu’ensuite elle puisse être touchée. Lorsque le contact a lieu, enfin, il fait exploser les corps dans l’espace et leur donne une énergie nouvelle. Des jeux, alors, se mettent en place avec une sensibilité et une attention rare. Jeux des différents contacts possibles – soulever le corps de l’autre qui semble aussi léger qu’une brindille et lui faire regarder le ciel, s’y lover et le serrer dans ses bras, accueillir un dos contre soi et le retenir. Aucune fioriture ne vient encombrer les mouvements et la chorégraphie se passe de tout accompagnement musical. Les images de corps que compose Sylvère Lamotte développent avec finesse une exploration du toucher et séduisent par leur puissance d’évocation poétique. Deux corps, deux âges, une même peau.
 

Une dernière rencontre prend la suite et clôt avec une énergie folle ce dance digest de La Belle Scène Saint-Denis. Rencontre entre le chorégraphe Mickaël Phelippeau, formé aux arts plastiques et à la danse contemporaine et le travail de la compagnie Fêtes Galantes, dirigée par Béatrice Massin. Rencontre, surtout, avec l’étonnante Lou Cantor qui débarque, sac à dos et baskets au pied, pour un solo de 30 minutes autour de la danse baroque. Pas à pas, elle expose les principes de cette danse « poussiéreuse » en déconstruisant une unique phrase chorégraphique, depuis son inscription sur le sol dans une écriture qu’elle lira ensuite jusqu’à son exécution en costume. Sans jamais sombrer dans le didactisme, Lou raconte. Elle raconte la sensualité de ces avant-bras que la danse découvre et des poignets qui s’enroulent, l’étrange fierté d’avoir le même corps que sa mère et de danser dans ses pas, avec son sourire. Tandis qu’elle répète la même phrase, chaussures au pied, la voix enregistrée de son père chante, de plus en plus librement. Récit d’une vie, dansée, qu’elle partage avec public, dans une adresse directe d’une simplicité troublante. Donnant corps à son principe des bi-portraits, Mickaël Phelippeau démontre avec Lou que la danse s’invente avec ceux qui l’inscrivent dans leur corps et qu’il n’est de rencontre que dans la liberté de créer, ensemble. Le corps de Lou Cantor s’expose aux regards du spectateur avec franchise et affirme une puissance et une sensibilité bouleversantes. Une rencontre comme on en voit peu.

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Ci-gît un corps, ou Un cri devenu inaudible https://www.insense-scenes.net/article/ci-git-un-corps-ou-un-cri-devenu-inaudible/ Fri, 19 Jul 2019 14:08:35 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3305 Rage se joue du 10 au 20 juillet à 12h15 aux Hiverales. Une chorégraphie à voir.
Un corps de femme est posé là au bord du plateau et les 45 minutes qui suivront raconteront comment ce corps est arrivé là. Les gestes d’abord épars, des situations d’abord décousues se forment petit à petit en un tout et on reconstitue, on reconstruit jusqu’à ce que… le geste de la mort rencontre son objet, ce corps de femme.
Ce n’est pas qu’elle n’aurait pas luté, mais le monde est ainsi fait qu’il n’y a pas de réponse, de personne, aux appels de secours. Si notre besoin de consolation est impossible à rassasier, c’est que personne n’offre un bout de pain. Les hommes sont comme absents, ou absentés d’eux-mêmes, et lorsqu’ils tentent d’encourager l’autre, ce n’est que torture. Des encouragements comme des fouets auxquels on tente d’échapper. Mais l’autre veut du bien et à default de savoir ce qui pourrait être une caresse qui répond à un appel, il sera amené à anéantir celle qui souffre car il ne sait quoi faire avec cela.
Des mouvements, des figures se répètent comme des obsessions à s’accrocher à la vie et interpeller celui dont elle espère secours. Lorsqu’il est trop tard et que le corps est déjà tombé, l’homme fait danser ce corps mort, lui fait répéter la même figure, la même obsession qui à son vivant n’a pu rien faire. C’est comme une infini manque d’imagination, un désespoir et un abandon de l’hypothèse que nous pouvons quelque chose l’un pour l’autre. En faisant danser ce corps mort de la même manière, la même chose qui ne l’a pas pu sauver de la mort, c’est comme un faux intérêt, un « fais pas chier », une incapacité, même là, face à la mort, de nouer un rapport. Il la laisse dans sa solitude. Chacun dans sa solitude.
Et cette fin n’était pas seulement déjà annoncé par le corps gisant au bord du plateau, mais du premier regard qui s’ouvrait au public. Un regard du fond d’un gouffre qui me rappelle des regards d’appels infinies dans les gravures et dessins de Käthe Kollwitz. Elle, elle donnait forme à la misère du début du XXe siècle et à la douleur immense que la guerre produisait dans le peuple, l’exposition de son corps aux canons, la vulnérabilité et la tentative de donner abri à un enfant avec les mains nues.  Tsai Po-Cheng retraverse avec Rage cette exposition du corps sans aide possible comme pour dire que les moyens d’exploitation et les souffrances qu’ils impliquent n’ont pas changé, ils sont simplement devenus plus invisibles, ils se déguisent mieux sous une propagande du bien-être. Mais ils empêchent toute possibilité de bonheur, toute solidarité, toute amitié. Sauf une fois où deux hommes dansent ensemble et semble se tenir mutuellement, s’entretenir, quelque chose d’un rapport humain apparaît qui n’est pas qu’hostilité, incompréhension, malentendu.

 
Et comme chez Kollwitz, chez B.Dance les mains sont le fondement de toute possibilité d’un lien (comme si elle disait là aussi qu’elles pourraient servir à autre chose qu’au dure labeur et si elles n’étaient pas là pour protéger l’autre, elles pourront toujours porter les armes contre ce qui nous oppresse, nous étouffe) , sauf qu’ici, chez B.Dance ils n’arrivent jamais à former cet abri, cette protection impuissante des mains de Kollwitz. Elles deviennent des armes dirigées contre notre sœur. Deux doigts deviennent des piqures insupportables. L’homme forme ses deux mains en une sorte d’épée pour achever celle en face. Il la pénètre rythmiquement, fortement, avec une violence qui a perdu la capacité d’être arrêté par le regard de l’autre. Massacre. Viol.
 

 
Reste un cri et la possibilité d’une communauté dans la rage, la colère impuissante contre cette folie qu’est notre vie en commun. Momentané, deux ou trois fois, cette figure revient aussi, et les huit danseurs se forment en une sorte de bataillon et, dans la diagonale, crient, mais sans faire de son. Miment le cri d’une certaine manière. Il est devenu inaudible.
 

 
Et enfin comprendre l’enthousiasme déchaîné du public à la fin et être emmerdé en même temps car la virtuosité de ces corps (ils volent littéralement) et la chorégraphie avec les cordes qui l’accompagnent, qui frôlent parfois le kitch, semblent en contradiction avec ce qui pourra nous sauver pendant un instant : une main simple, aimante, humaine et vraie qui ne sait voler, mais dont sa maladresse et sa lourdeur terrestre serait sa danse.

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Le Duel… la profondeur d’une carte postale https://www.insense-scenes.net/article/le-duel-la-profondeur-dune-carte-postale/ Fri, 19 Jul 2019 10:23:29 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3284 Le Duel, mise en scène de Lisa Wurmser, d’après Anton Tchekhov

Au Petit Louvre, Chapelle des templiers.

Au petit Louvre, salle des templiers, la metteure en scène Lisa Wurmser propose Le Duel d’Anton Tchekhov, une nouvelle adaptée pour le théâtre par Jean-Claude Grumberg. Un récit mis en dialogue, donc, interprété par Stéphane Szestak (Laïevski), Eric Prat (Saïmolenko), Frederic Pellegeay (Von Koren), Klara Cibulova (Nadéjda), Maryse Poulhe (Madame Bigoutiova, etc.), Pierre Ficheux (Le Diacre, etc.) et François Couder (Le fonctionnaire, etc.). Un peu plus d’une heure où jeu de l’acteur et le texte à faire entendre sont le principal enjeu de cette création qui se livre au prisme d’un réalisme classique.
Des 21 épisodes qui composent la nouvelle Le Duel, on pourrait les ramener à quelques énoncés qui forment comme un trousseau de clés. Dans l’ordre chronologique, je cite : « Pour les hommes ratés et inutiles comme nous, le salut est dans la conversation » ; « Dans la vie de famille, la qualité primordiale est la patience. Non pas l’amour, mais la patience. Tu dois mettre en œuvre la patience » ; « Et voilà ce que je te demande “que faire ?” » « Elle (Nadéjda) a lu Spencer » ; « Laïevski est absolument nuisible » ; « non, personne ne connaît la vérité » ; « des gouttes de pluie commencèrent à tomber ».
Soit, un ensemble de citations qui forment comme quelques-unes des « âmes » qui, dans l’élaboration d’une charpente, désigne la partie centrale d’une pièce ou d’une structure composite. À quoi s’ajouteraient les « fermes », sur lesquelles repose l’ensemble de l’édifice. La fiction jouerait ce « rôle » là. Une femme a quitté son mari pour suivre un homme qui, depuis, ne l’aime plus. Retirés loin de Moscou et de Saint-Petersbourg, en Caucase, ils seraient entourés d’une petite société pensante, bien vivante, et donc comme toute société, prompte à commenter les plis de leur actualité qui se résume à ce qu’ils vivent entre eux, à l’endroit d’une temporalité qui semble se mouvoir définitivement lentement. Soit, une datcha, au bord d’une plage, occupée par une petite communauté, laquelle donne au temps un rythme où s’écrit une pensée. Tic tchekhovien connu, où quand il ne se passe plus rien, il se passe encore quelque chose de l’ordre d’un infra-mince qui, petit à petit, enfle, grossit, s’alourdit… au point de développer un poids que l’on apparaîtra, au théâtre, à un effet dramatique : une tension, mêlant les genres comiques et tragiques. C’est ainsi, et c’est indépassablement la structure sur laquelle repose chacun des textes de Tchekhov où la lenteur (ou le développement ralenti) permet d’entrer en philosophie. Ou, comme on le dirait vulgairement, en dialogue sur l’existence et la vie.
Et tout cela est tellement simple, qu’on en oublierait presque que cette architecture, comme toujours chez Tchekhov, s’inscrit dans un paysage qui l’excède mais auquel il appartient, et qu’homme d’observation, dans une époque en mutation, son travail d’auteur n’en est pas moins une participation à ce que trame le monde en révolution de cette fin XIXe. Révolution oui, que soulignera Freud en nommant « les trois vexations » qui, rappelons-le, touchent la manière de définir l’homme, son rapport au monde, sa centralité et sa main mise fantasmées.
Relisons un instant un fragment de Introduction à la psychanalyse (1916-197) : « Dans le cours des siècles, la science a infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu’elle a montré que la Terre, loin d’être le centre de l’Univers, ne forme qu’une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l’humanité par la recherche biologique, lorsqu’elle réduisit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s’est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique ».
Héliocentrisme, Darwinisme, Freudisme… ou pour le dire d’une autre manière, des discours qui, pour chacun d’eux, ont tenté de faire le récit de l’homme-au-monde et qui, tenus en échec, à l’endroit de la vérité qu’ils promettaient, laissent l’homme sans direction, sans perspective historique au point que Lyotard y voit l’une des causes de la postmodernité.
Dès lors, quand Tchekhov, dans cette petite nouvelle qu’est Le Duel, évoque le nom de Spencer (celui qu’haïssait Nietzsche et qui fera passer en force l’idée « d’évolution » pour les thèses de Darwin) ; fait en sorte que le personnage du Diacre (le religieux employé de Dieu) côtoie celui du médecin militaire et du zoologiste (scientifiques donc), il est vraisemblable que ce qui se livrait a priori comme l’histoire d’une petite communauté au bord d’une plage vivant d’anecdotes amoureuses, devient symptomatique d’un débat d’idées de cette fin de siècle. Et de voir le « bord de plage » non plus comme le territoire des « jeux » balnéaires, mais bien plutôt comme la métaphore d’un seuil où le savoir et la vérité sont en rade, ou échoués.
Au plateau, une toile peinte pourrait ressembler à un fragment de « La nuit ukrainienne » de Arkhip Kouïndji évoquée dans le texte. Peinture qui met en relief un village éclairé, dans la nuit, entourée d’une campagne (une nature) enténébrée, obscure et menaçante, peuplée d’ombres qui, à mesure que l’on s’éloigne de la lumière des logis, laissent place à un noir absolu. Au plateau, cette toile imposante surplombe les scénettes qui se joueront dans la clarté en rappelant cette vérité : au-delà de nos constructions rassurantes, le monde nous est inconnu. Et précisément, parce que nous prenons place au sein de cette immensité insaisissable, nos constructions électriques (superficielles et culturelles donc), sont perpétuellement dans un rapport dialectique formé de l’inconnu et des récits qui s’avouent, toujours, comme des constructions artificielles.
Aussi, en front de scène, la petite guérite bariolée de bandes rouge et blanche, métamorphosable, baraque à frites, chambres, bureau, cabinet de philosophie… alternativement tout cela à la fois, ne peut apparaître que sous la forme, in fine, d’un frêle esquif abritant le petit peuple ou la petite tribu formé par Von Koren (le zoologiste), Nadjeda (la femme sans « vertu »), Alexandre Davidovitch (le docteur militaire), Laïevski (l’homme du doute épris du personnage d’Hamlet)… Eux règlent leur petit problème d’égo, de solitudes, de vie commune, de vie amoureuse… et les différents tableaux qui se succèdent font la part belle à ces psychologies atteintes du mal vivre, du vivre ensemble, du vivre heureux, du vivre sa vie. Petit monde en crise, sans plus de larmes, où même la crise est devenue un mode de vie, ils apparaissent et disparaissent au fur et à mesure que la cabane tourne, imprimant à la scène (aux scènettes) un mouvement circulaire où vivre reviendrait à tourner en rond. C’est-à-dire à vivre un temps qui ne passe pas et revient en boucle, sensiblement le même et légèrement différent. Et de voir en chacun des épisodes qui se succèdent un commentaire lointain de la scène précédente où, l’amour et la patience sont l’objet des petites cuisines intérieures qu’Alexandre Davidovitch, l’homme au grand cœur, habillent à sa sauce en présentant plats et alcool, à ceux qui auraient faim de la vie en subissant un régime. Dans ce « restaurant », s’entendent le mal être de Laïveski qui aura « volé » la femme d’un autre et n’est plus l’amant espéré. S’entend la fougue de Van Koren réglé par les lois. S’entend le déboussolement de Nadjeda contrainte et « violé » par un commissaire… De la salle où on les regarde, ils sont non pas sans vie, mais privés de son sel. Et ce qui se donne sous les accents d’un réalisme classique fait entendre distinctement un trouble. Celui notamment d’éliminer Laïveski qui est un « contre-modèle », une sorte de marginal, un dépressif ou un fou qui, par intermittence, fait retentir l’humanité dont il est dépossedée. Et cette question centrale : éliminer ou attendre l’extinction, devient le point névralgique de Duel. Titre qui, à l’épisode XIX de la nouvelle, trouve une issue à travers un duel (auquel Pouchkine n’a pas survécu. Les pistolets sont au musée Pouchkine à Saint-Petersbourg) qui ne fait aucune victime, et qui à l’épisode suivant voit la réconciliation de tous.
Happy end, et credo dans la nature/culture humaine qui, à la dernière séquence de la mise en scène, philosophe sur la vérité d’une espèce humaine tenu à regarder la pluie qui tombe. Ou, pour le dire et nous rapprocher du théâtre, contemple un « rideau de pluie ».
Dans une mise en scène dialoguée de manière enjouée ou dramatisée par instant… les comédiens et les comédiennes qui interprètent Le Duel forment un chœur fragmenté qui fait entendre la singularité de chacun au sein d’une histoire où tous sont embarqués. Rigoureux dans le jeu, soucieux d’une illusion qu’il faut restituer, cette petite communauté habillée à la mode de cette époque se regarde comme une carte postale tchekhovienne. On ne peut rien leur reprocher et ils sont à l’aise à l’endroit d’un classicisme et d’un réalisme que le théâtre produit encore aujourd’hui. L’embarras est donc ailleurs, notamment dans l’absence de lecture dramaturgique qui rapporte cette nouvelle à figurer un carrefour embouteillé de psychologies, alors qu’il y avait matière à faire émerger ce que Le Duel, au-delà de petits soucis humains convoquent : un texte sur le discours dont le questionnement, scientifique ou religieux, nous laisse orphelin quant au sens de l’histoire. Le Duel, en cela, dès le titre, montrait implicitement l’opposition entre l’un et l’autre, appelant peut-être alors le discours qu’est l’art à figurer un passage où le rapport à l’incertitude n’est pas un « problème » (comme pour la science ou le religieux), mais une méthode pour traverser la vie. La mise en scène se passera de cet aspect philosophique, et c’est dommage pour le théâtre… pour l’art.


Le texte : Tchekhov, Un Duel

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Trois songes – Contre les assises du pouvoir https://www.insense-scenes.net/article/trois-songes-contre-les-assises-du-pouvoir/ Thu, 18 Jul 2019 17:40:38 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3274 Trois songes – un procès de Socrate écrit par Olivier Saccomano et mis en scène par Oliver Coulon-Jablonka se joue du 5 au 28 juillet 2019 à 11h40 au Théâtre de l’Entrepôt.
Trois songes – un procès de Socrate écrit par Olivier Saccomano et mis en scène par Olivier Coulon-Jablonka est un dialogue socratique digne de ce nom. Il déplie et met à nu les constructions idéologiques à l’œuvre des puissants de notre temps, ainsi que l’illégitimité de tout pouvoir politique.
Nous entrons dans le théâtre et une cinquantaine de chaises type IKEA sont disposées en demi-cercle autour d’un espace bordé par deux écrans. Y figure dessus la communication qu’on connaît bien désormais du management généralisé. Une sorte de publicité qui nous dit : Le Juste, c’est vous ! Puis, une sorte de fiche LinkedIn qui détaillent les compétences acquises et l’expérience professionnel afin d’augmenter la valeur marchande de soi-même.
Plus tard figurent sur ces écrans, un chat où Alcibiade est abordé par Socrate, des images de Star Wars comme si l’imaginaire du jeune homme politique se réduisait au manichéisme de Yoda et Darth Vader, en tout cas un imaginaire quelque part réduit par l’industrie culturelle. Un spa dans un hôtel de bien-être… Enfin, toute une imagerie proprette et publicitaire, adapté au marché du XXIe siècle.
Dans le premier dialogue, Socrate questionne simplement Alcibiade, jeune homme voulant devenir homme politique et conseiller le peuple. Après deux ou trois tentatives sur l’objet du conseil qu’il voudrait donner, il finira par vouloir conseiller le peuple sur ce qui est juste. Et Socrate, qui l’amènera à dire lui-même que sa prétention (il est question de prétendants) de conseiller les hommes sur ce qu’il saurait mieux qu’eux est infondée. Il finira par savoir et le dira de lui-même : « je suis un ignorant. »
Le deuxième songe consiste à questionner Euthyphron, l’idéologue au service du pouvoir, comparé plus tard aux gens du spectacle. Socrate le mène à ne plus savoir de quoi il parle. Il est question du pieu et de l’impie. Perdu dans son argumentaire qui se mord la queue, il jette l’éponge avec une certaine autorité.
Le troisième songe est le discours et l’échange dernier de Socrate avant son exécution. Son discours est retranscrit sur les écrans comme un procès verbal du scribe du tribunal. Mais ce PV fausse complètement le discours. Deux, trois phrases sont sortis du discours et du contexte et font dire à Socrate le contraire de ce qu’il a voulu dire. C’est cette injustice silencieuse, bureaucratique face à laquelle on se sent impuissant. Il finira par avertir ses exécuteurs : Ayant tué Socrate, vous aurez à faire avec des gens plus jeunes qui poursuivront son chemin et le malheur qu’ils ont commis est que ces jeunes gens seront plus violent que lui. Cet avertissement résonne puissamment dans notre temps actuel. Si vous vous employez à détruire toute possibilité d’intellectualité et de justice, la colère d’un monde qui enlève tout rapport à la vérité frayera son chemin par le feu.
C’est une petite forme qui peut se jouer partout. Aucun effet lumière est nécessaire pour cette adresse à notre rationalité dans un monde qui semble l’avoir évacué. Elle donne envie de travailler et de dénicher et déconstruire les idéologies et prétentions du pouvoir qui nous oppresse. Une leçon pour tous celles et ceux qui seront à court d’arguments et diraient qu’il n’y a plus de repères. Une attaque avec la tranquillité de celui qui n’a plus peur de la mort sachant que l’important est ailleurs contre les assises du pouvoir.

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Chambre 2… Le con en mutation (attention le théâtre qui pue arrive) https://www.insense-scenes.net/article/chambre-2-le-con-en-mutation-attention-le-theatre-qui-pue-arrive/ Thu, 18 Jul 2019 08:48:33 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3259 Coup de gueule, oui. Contre ce qui se prépare. Ou quand un processus de création en gestation (une création à venir) ne laisse aucun doute sur ce qui pue.

Au Théâtre des Halles, Alain Timar a mis en place un cycle de lectures/rencontres avec des auteurs/metteurs en scène qui présentent un projet « avancé » de création en cours. Une manière, chez Timar, de soutenir la création contemporaine et les auteurs contemporains, en écho aux « États généraux des écrivaines et écrivains contemporains », qui se sont tenus à la Chartreuse récemment.
Dans l’impossibilité de tout voir, dans un Off qui multiplie les initiatives et les propositions, c’est à la Chapelle que l’on a pu rencontrer Chambre 2, en préparation, par la compagnie Empreinte(s) dirigée par Catherine Vrignaud Cohen.
Devant un parterre où les amis sont venus en nombre, Catherine Vrignaud Cohen prendra quelques instants pour préciser les contours de cette rencontre. Souligner qu’il s’agit d’une étape de travail, informer chacun et chacune du propos du texte qui sera lu ; annoncer enfin qu’au terme de la lecture, il y aura un temps de rencontre et d’échanges avec la salle. Puis elle se retire et cède la place à la comédienne Anne Le Guernec qui lira Chambre 2, et à qui l’on doit l’adaptation du roman de Julie Bonnie.
Julie Bonnie, lauréate du Prix Fnac en 2013 pour ce premier roman publié chez Belfond ressemble étrangement à la Béatrice de son livre. Violoniste et chanteuse dans le groupe Cornu, en tournée à travers toute l’Europe, Bonnie a quitté la scène Rock/Pop au moment de la dissolution du groupe. Précarité, difficulté à vivre, elle décidera alors de suivre une formation d’auxiliaire puéricultrice qui la conduira dans une maternité. Et dans les interviews qu’elle donnera suite à la consécration littéraire, elle rappellera cette expérience clinique où le monde des « mères » l’a souvent bouleversé.
https://www.youtube.com/watch?v=8swUm3iuPvo
Chambre 2 (petit point théorique estival)
L’adaptation du roman de Julie Bonnie pour le théâtre relève bien entendu de deux principes où pour une part on assume de faire ressortir une lecture et un point de vue, et d’autre part on se plie à l’exercice de la réécriture. Comprenons que le premier point consiste à privilégier une sensation éprouvée pendant la lecture et, en définitive, faire de cette sensation, faire de « ce que l’on a entendu » du roman, devienne La lecture. Du second principe : la réécriture, on sait qu’elle obéit à une pratique cumulée de métissage où les énoncés initiaux peuvent être repris à l’identique, peuvent être transformés en partie, voire disparaître pour laisser apparaître un autre texte (ce qui n’induit pas forcément la naissance d’un autre auteur). Nombreux sont les travaux sur l’adaptation et, pour faire simple, disons qu’ils soulignent tous pour la plupart d’entre eux, qu’il y a un « effet de traduction » ou « un effet de trahison ». C’est sur la ligne que dessine ces deux effets que se tient en équilibre l’adaptation. En conséquence, une adaptation peut se voir comme un miroir déformant de toutes les manières. Ce qui n’est pas un jugement négatif, mais seulement le résultat de la lecture qui, pour autant qu’elle induit un « pacte », n’obéit d’aucune façon à une aliénation. Lire, comme le rappelait Roland Barthes, repose sur un rapport à l’hémorragique. C’est-à-dire à l’aporie. Le lecteur lit et il lit ce qu’il veut bien voir sans que le « voir » renvoie nécessairement à ce qui est le plus visible. Il y a donc au moment de la lecture, un « senti » qui est propre au lecteur. Et c’est ce senti (nommé « interprétation ») qui est le propre de la lecture.
Chambre 2 (lue par Anne Le Guernec)
Sera dit que Béatrice est une ancienne danseuse devenue auxiliaire puéricultrice pour pouvoir élever ses enfants. Sera entendu le numéro des chambres de la maternité qui abritent les solitudes, les tristesses, la folie, le désarroi, l’inquiétude, les joies… Sera question de la vie et des conditions de travail des personnels hospitaliers. Sera entendue la détresse, parfois, de ces personnels confrontés à la vie dure, à l’endroit où elle naît, mais aussi où elle apparaît mort-née. Sera dit cela qui met en avant que la vie est mariée avec la mort, dès le commencement, dans un rapport de fidélité qui n’a pas besoin d’aucun serment. Sera dit encore que Béatrice a une vie perso et qu’elle se heurte, franchissant chaque porte des chambres, à l’écho. Écho de sa vie à travers celle des « mamans » qui sont derrière la porte de chaque chambre. Sera rendu sensible le besoin de consolation qui passe ici par le rire salvateur ou le souvenir plus douloureux mais encore présent. Sera dit le bonheur d’être mère, celui d’avoir un enfant, celui de la douleur de la mère qui pour l’avoir porté le voit porter disparu immédiatement. Sera rendu sensible le monde tu de Béatrice, la danseuse nue, la veuve aussi, la mère aux orphelins.
C’est une lecture humble et sensible à laquelle se livre Anne Le Guernec et l’on pressent au terme des 30 minutes où elle s’exécute qu’il y a quelque chose d’un ordre puissant, parfois pris dans la distance du « drôle » qui se mêle au grave. Ça serait alors une belle création, ça serait mais soudain…
Et la question du « con » !
Écourtant la lecture du tapuscrit que l’on m’a donné à l’entrée, il y a 30 minutes absentes que je m’empresse de lire pour savoir, pour imaginer, pour essayer d’éviter ou d’oublier de rester sur l’amertume qui m’a gagné. 30 minutes absentes auxquelles Catherine Vrignaud Cohen substitue l’échange parce qu’il faut faire la publicité, communiquer, et, disons-le crument, ferrer le passant, le client, le producteur, le coproducteur, le diffuseur… qui sont tous les noms du spectateur. Commence alors mon « chemin de croix ». Et s’il est compréhensible de parler d’un projet, d’en exposer la finalité… S’il est possible d’entendre l’enthousiasme et le désir… Si on peut encore encaisser le Teaser de celle qui se présente comme réalisatrice… soudain, j’assiste là, à quelque chose qui relève du cinéma. À mesure, sans que cela gomme la lecture des 30 premières minutes, quelque chose s’installe qui me conduit au « haut le cœur » qui vient se substituer au fragile « coup de cœur » naissant. Comment supporter cela qui devient nauséabond jusqu’à ce que vienne, du parterre des amis, la question, la remarque, LA QUESTION A LA CON. Celle qui porte sur le con des femmes qui, s’ouvrant aux hommes, fait que leur ventre devient celui de la maternité. Question à la con sur le con que les hommes comblent. Question à la con, posée sur le con qu’elles abritent entre leurs cuisses et les définit en tant que genre. Question qui soudainement clive le poétique commun. Question que Catherine Vrignaud Cohen pose simplement et brutalement, interrogeant les hommes de la salle : « On s’est demandé si les hommes seraient proches de cette problématique du secret de la maternité, cette chose purement féminine ? ».
Aucun homme ne répondra bien sûr. Non par manque d’expérience (seul Mastroiani sic), mais peut-être par politesse ou souci de ne pas répondre à la connerie, à la question du con.
De quoi tout de même s’inquiéter « chère amie », car que vous ne preniez l’homme que pour une bite, ne vous renvoie qu’à figurer un con.
De quoi s’inquiéter tout de même que d’imaginer les hommes étrangers à la maternité qui n’est pas seulement une affaire mécanique et organique « privée ».
La maternité n’est pas votre ventre qui est juste une matrice. Ne pourrait-on, avec un peu d’imagination, penser que la maternité c’est aussi le moment où l’homme – me semble-t-il – porte tout à coup un regard différent sur la sexualité, sur le ventre de la femme à qui il promet la paternité. Dans le coït et la reproduction, il y a bien plus que la fécondation d’un ventre. Il y a la promesse d’un amour et d’un soutien mutuel que l’homme et la femme partagent. Que votre ventre soit le lieu d’une vie qui va se former ne rend pas l’homme étranger.
Votre ventre fécondé n’a-t-il jamais senti le souffle de l’homme, cette caresse éolienne, alors qu’il grossit ? N’avez-vous jamais senti la douceur de son pénis qui vient tutoyer l’embryon avec plus de douceur qu’il ne vous en avait jamais donné ? N’avez-vous jamais fait l’expérience de ce regard de l’homme qui, dans la distance, regarde votre ventre comme un bien des plus précieux ? Ne vous-a-t-il jamais toiletté en votre partie la plus intime avec une délicatesse amoureuse alors que votre corps s’est alourdi ?
Ce n’est pas une question de surface et de profondeur, d’extérieur et d’intérieur. Ce n’est pas une frontière que la peau, c’est au contraire un point de passage. C’est un temps épiderme où l’élasticité de votre peau transforme le regard du géniteur. Et ce regard qu’il pose à votre endroit voit plus loin, voit au-delà de la surface. C’est un regard qui chante. Un regard d’une douceur inouï.
Bon, admettons que ces lignes, qui esquissent un autre rapport amoureux, soient juste subjectives. Admettons…
Mais je n’imagine pas un seul instant que Simone vous soit étrangère. Elle en dit quoi, alors, Simone, de la femelle et du mâle ? Vous rappelez-vous de l’avancée philosophique qu’elle produit en proposant de penser « l’espèce » ? Et que dit-elle de la féminité qui est d’emblée présentée comme exposée au risque d’un « alourdissement aliénant » (ce que vous appelez, vous, la maternité) ? Que dit-elle de l’utérus quand elle y voit : « un organe femelle qui n’est qu’un réceptacle inerte » ? Et que penser de la substitution du couple femme-homme par cet autre couple qu’est l’espèce et sa proie ? Ne nous privons pas davantage de ce qu’elle dit sur l’accouchement : « Le conflit espèce-individu, qui dans l’accouchement prend parfois une for- me dramatique, donne au corps féminin une inquiétante fragilité. On dit volontiers que des femmes “ ont des maladies dans le ventre ” ; et il est vrai qu’elles enferment en elles un élément hostile : c’est l’espèce qui les ronge.»
D’évidence, votre question, chère amie, dictée par une ignorance sans nom ou une connerie millénaire, vous prive de discernement à l’endroit de la maternité que vous ramenez à une exclusion non des hommes, mais des idées aujourd’hui répandues et peut-être, maintenant combattues. Et que vous combattez me semble-t-il
Car, ayant pris le temps de lire le texte en son entier alors que vous n’avez offert que les trentes premières minutes, il y a dans le théâtre que vous vous proposez de faire, quelque chose… comment dire… disons-le comme Genet, quelque chose qui pue parce que « votre théâtre sent bon ».
Suite du texte…
Déjà, je fus surpris, au cours de la lecture, d’entendre, dissimulées dans le flux de votre récit idéalisé, quelques idées dérangeantes. Ça veut dire quoi exactement, je vous cite : « Quand la chirurgienne lui a découpé le ventre, elle lui a aussi découpé l’âme. Mais les chirurgiens ne savent pas ce qu’ils découpent. On leur a appris la chair, la peau, l’utérus, le muscle. Pas l’âme » (p.8). J’abrège et vous passe le détail.
Va encore que vous ayez trouvé là une veine poétique. On écrit ce qu’on peut n’est-ce pas ! Mais l’idée filée est étrangement réactionnaire, et l’on ne peut ainsi innocemment mélanger deux paradigmes, l’un scientifique, l’autre religieux. Comme il y eut la séparation de l’église et de l’État, le serment d’Hippocrate a justement permis d’affranchir la médecine rationnelle de la médecine religieuse. Une avancée d’importance car, par exemple, pour revenir au « con », sachez que pour les seconds, l’hystérie (dont le religieux entretenait que c’était une maladie féminine de l’utérus. Relire le bouquin génial de Diane Chauvelot L’hystérie vous salue bien) vous aurait conduit au bucher.
La page 13 n’est pas moins éclairante (le lu alla jusqu’à la page 12), quand vous écrivez, à propos de l’enfant mort « Je pense à mon petit Jésus ». Prénom pas si anodin, qui vient peu après, cette histoire d’âme et surtout, plusieurs remarques sur le corps médical pas très humain (critique virulente même, et l’on pourrait citer si l’on nous le demandait). Jésus donc… auquel la Béatrice (oups, encore un nom à forte connotation) pense éternellement. Normal donc. Jésus et l’éternité ça ne fait qu’un. Et puis la suite, encore toujours la même idée, quand on arrive dans la chambre 10. Vous savez, quand vous écrivez sur l’avortement qui n’a pas eu lieu. Je cite : « j’assiste à la naissance d’une mère. C’est presque plus émouvant que la naissance d’un enfant. Le spectacle, si près de moi, est à la hauteur de toutes les peintures religieuses du monde. C’est ça un miracle. Pour nous deux, toutes seules » (p.18).
Bon, je vous épargne le détail d’une analyse littéraire, mais je note qu’encore une fois vous vous inscrivez à l’endroit d’un commentaire qui prend fait et cause, in fine, pour les anti-IVG contre la loi Veil de 1974. Opposer ainsi « l’avortement » au « Miracle » n’est pas neutre aujourd’hui. Vous le savez. Et vous l’écrivez. On ne vous fera pas un procès. La liberté de penser est un droit acquis. Mais votre rapport idéologique à cette question de société vient contrarier la Loi aujourd’hui contestée. Et si vous avez le droit de penser ce que vous voulez, vos partenaires (coproducteurs, producteurs, diffuseurs…et spectateurs) doivent savoir ce qu’ils soutiendront quand vous présenterez ce travail. Et ce n’est pas le petit bout de phrase « un miracle sans dieu » qui suffit à travestir l’endroit de vos idées réactionnaires.
Enfin, bref, je passerai sur l’épisode de la Gynéco aveugle qui opère sans voir et sent. Oh, bordel de Dieu, c’est bien drôle tout ça. La main de la gynéco est guidée par qui alors ? Personne ne lui a interdit d’exercer ? Bien sûr nous sommes en poésie, et le merveilleux est de mise. Mais tout de même, cette « figure poétique » n’est pas sans renvoyer, implicitement, au « Miracle » que vous espérez.
J’en viens au final, hors texte, quand vous prendrez la parole et que mes doutes se dissiperont définitivement. Oui, je l’avoue, lire nous inscrit toujours dans un espace d’incertitude et ce que je lis et comprends de votre texte n’échappe pas à cette loi. Mais, quand vous avez pris la parole pour dire que l’issue du texte « va vers la lumière », vous comprendrez que la métaphore à laquelle vous recourez est là encore chargée, fortement, sémantiquement. Divine est la lumière, sauf quand chez les peintres elle est, juste et d’abord, une matière à mettre en forme.
Alors voilà, il faudrait sans doute, approfondir. L’époque estivale n’y invite pas vraiment. Mais, franchement, les idées de la Chambre 2 adaptée ne me laissent que très peu de doutes sur votre engagement poétique qui est aussi politique. Votre question sur les mecs étrangers à la maternité, les occurrences au religieux comme valeurs refuges, votre critique du clinique, votre positionnement implicite sur la question de l’avortement… Tout cela pue. Et si on peut partager avec vous la fascination pour la vie qui vient à paraître et les sentiments qu’un nouveau venu au monde génèrent, à la marge de ce qui relève de l’extraordinaire, votre pensée remue la merde qui est dans la gueule de ces connards que sont les lobbies familiaux. Les anti-IVG, les anti-PMA, les anti-gays…etc. Et je ne peux, finalement, me souvenir vous lisant que d’Heiner Müller : « on devrait coudre le ventre des femmes. Un monde sans mère. Fin de la tragédie ». Du théâtre, j’ai trop le souci pour le condamner à accueillir les conservateurs qui sont l’avant-garde de l’ultra-droite.

Comment les anti-IVG tissent leur toile en France

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entretien avec Jean-Louis Hourdin https://www.insense-scenes.net/article/entretien-avec-jean-louis-hourdin/ Wed, 17 Jul 2019 17:52:44 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3246 Avignon… ou « vignon » comme il dit parce qu’il ne sait jamais si c’est « à Avignon » ou « en Avignon »… Entretien, par Yannick Butel
Nouvel enregistrement

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Biopic Tentation https://www.insense-scenes.net/article/biopic-tentation/ Wed, 17 Jul 2019 17:20:27 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3236 La 7e vie de Patti Smith de Claudine Galea, par Benoît Bradel, la Manufacture, 13-17 juillet 2019.
À feuilleter le volumineux programme du OFF, on ne peut que constater une déferlante de formes qui flirtent avec le genre du biopic ‒ autour pêle-mêle de Georges Sand, Proust, Isadora Duncan, saint Augustin, Van Gogh, Alan Turing, Bourvil, le docteur Guillotin, Mme du Châtelet et Voltaire, Aragon, Hugo, Audrey Hepburn, Camille Claudel, Louise Michel, Sarah Bernhardt, Beethoven, Nina Simone, Marie-Antoinette, Koltès, Picasso, Juliette Drouet, Gainsbourg, Léo Ferré, Renoir, Duras, Marie Stuart, Camus, Mengele, Pasolini, Syd Barrett, Beauvoir, Artaud, Arletty et j’en passe ‒ que ce soit pour condenser une vie en une heure, se focaliser sur un moment de crise ou adopter un angle d’approche inhabituel. Parmi les sempiternelles figures du patrimoine littéraire et artistique, un afflux d’icônes féministes vient consonner avec notre époque. Le biopic musical est quant à lui un sous-genre à part entière ‒ qu’il faut distinguer du récital-hommage, autre forme très présente dans le OFF. La 7e vie de Patti Smith se situe justement à la croisée de l’iconologie féministe et du biopic rock.
Dans tous les cas, l’écueil de cette forme théâtrale est d’abriter sous l’aura d’un nom mythique une faiblesse d’écriture qui se contente de dérouler linéairement une vie, non sans illusion rétrospective propre au récit (auto)biographique, tout en dispensant des messages à caractère informatif qu’on peut glaner par ailleurs sur Wikipédia.
Le spectacle de Benoît Bradel en réchappe-t-il ? Au plateau, une comédienne, Marie-Sophie Ferdane (en alternance avec Marina Keltchewsky que je n’ai pu voir), est entourée de deux musiciens, Sébastien Martel et Thomas Fernier. Elle interprète un texte, matérialisé par une liasse de feuillets dans ses mains, issu à la fois d’une pièce radiophonique, Les 7 vies de Patti Smith, et d’un roman, Le Corps plein d’un rêve, de Claudine Galea.
 

La trajectoire de la chanteuse new-yorkaise est abordée à travers une adolescente née dans une banlieue de Marseille, derrière laquelle on reconnaît l’autrice elle-même, qui narre indirectement aussi son advenue à l’écriture (n’en déplaise à Duras entrevue sur une plage normande). Les moments informatifs sont traités avec second degré, sur le mode ludique, introduits par le gimmickI have some information” des deux guitaristes. Le spectateur peut s’amuser à retrouver qui se cache derrière Robert…, Fred…, Arthur…, Nick…, Bob…, William…, Allen…, Andy…, Lou… Parfois les trous restent béants, comme des tombeaux, à la mesure d’un fossé générationnel, d’une rupture de transmission du geste contestataire, de la contre-culture : Beat Generation laminée par le désenchantement des années 1980, le SIDA, la récupération marchande, etc.
Marie-Sophie Ferdane, bien aidée par les compositions fiévreuses de Martel et Fernier, atteint un degré de charisme sexuel assez hallucinant, à faire mouiller les mecs et bander les filles. Sans se forcer elle suscite insidieusement, subtilement, un trouble dans le genre. Elle réintroduit du buccal dans le vocal, de l’organique dans l’impalpable, de l’érogène en zone neutre. Elle donne consistance sensible aux mots, à la syntaxe. Elle sauve ce spectacle du ronron de la linéarité, de la chronologie, qui lisse une vie tout sauf lisse, cloître dans un récit celle qui s’est voulue héroïne diffractée d’un poème rimbaldien.

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Armons nous… avec Jean-Louis Hourdin https://www.insense-scenes.net/article/armons-nous-jean-louis-hourdin/ Wed, 17 Jul 2019 17:06:10 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3235 Veillons et armons nous en pensée, de et par Jean-Louis Hourdin

Au théâtre des 3 raisins. Festival d’Avignon.

Quand c’est fini, que ça va presque finir, il dit « merci d’être passé » qui suit de près la phrase précédente où il s’excuse pour ce qu’il nomme « radio banalités ». Il, c’est Jean-Louis Hourdin, qu’on ne présentera pas et qui joue les « pas présentables » au théâtre les 3 raisins où il interprète Jean-Louis Hourdin, mis en scène par lui-même dans Veillons et armons nous en pensée. Plus d’une heure, mais quelle heure en compagnie de l’un des grands du théâtre. À 75 piges, séances de radiothérapie dans le buffet, parce qu’il a fumé la vie par les deux bouts, Hourdin est debout et dit que la dignité a un prix et que c’est le prix le plus élevé qui soit.

Il arrivera comme un amoché, un type qu’aurait passé la nuit dehors, ou plutôt les nuits de ces vingts dernières années sous les ponts. Il n’a pas le look Jean-Louis, mais il a été, et demeure sans doute, Coco. Y aurait qu’à entrer dans sa bibliothèque pour s’en persuader. Ou, et si c’est fermé, l’écouter parler comme on le fera, et un peu plus tard quand on remettra ça à la terrasse du Sénat (argot chez Blondin qui désigne le Sénat) qu’est le « au Fur et à mesure ». Hourdin, c’est une sacrée vie de théâtre, à militer, de vie tout court puisque chez lui le théâtre et la vie, c’est un peu comme un recto et un verso. Pas dépassable. Il arrive donc au plateau avec des sacs. On dirait un encombré qui va bientôt les vider. Vider son sac… son intérieur de poète, aussi. Car pour autant qu’il a l’apparence d’un clodo, il se regarde aussi comme le premier personnage que l’on aperçoit dans le Winterreise de Gruber. Souvenir et image de Bruno Ganz, couché dans les sommets, habillés chez fripes&co, kiloshop, le nec plus ultra de l’anti-mode que l’on retrouve dans les idées qui sont passées, elles aussi, pour les générations élevés dans la flexibilité, mais demeurent d’actualité. Hourdin, figure contemporaine de Wanderer…

S’installe alors l’acteur, sur un petit pliant de plage et le voilà qui déballe des « servantes » uniques au monde. Et puis une bougie qu’il allume. Et une petite bouteille d’eau cristalline à côté d’une grosse bouteille de Côte-du-Rhône. Et puis, entre deux adresses au public qui ressemblent à peine à des digressions, le voilà qu’il parle poésie, commun, récitation qui fabrique le commun, qu’il convoque Nancy et l’Intrus, Hugo, Brecht of course et Zoran Music… Et tous parlent du théâtre ou de résistance aux majorités décomplexées, parlent justice et amour de vivre. Choix de textes que l’acteur Hourdin justifie, sans pathos, comme ça, au détour d’une histoire drôle ou d’un poème : « j’ai fait un spectacle avec tous les textes qui m’ont empêché de me tuer ». Pensée livrée brute de décoffrage qui en dit long sur ce qu’il a sur la patate.

Traqué par le Trac, oui, Hourdin a peur, il est même venu avec des photos de spectateurs qu’il fait disposer par un voisin (comme ça qu’Althusser nommait le spectateur) tout autour de la scène. Et puis plus tard, parce qu’il aura connecté Beckett à son machin à penser, il y ajoutera les tableaux de Bram Van Velde, peintre belge aussi mutique que son ami Beckett. Ça devait être quelque chose leur silence. Hourdin ne s’attendrit pas. Il a à dire ses trucs, s’en amuse, s’en écarte et y revient en tirant des bords comme un « optimiste ». Y lire ici une métaphore maritime qui renvoie Hourdin à la fragilité d’un esquif qui n’aurait pas renoncer à s’en prendre au paquebot, aux touristes aussi (qui peuplent pas mal le festival)… Citera le compte Suisse de Raymond Barre, la démission de De Rugy plombé par ses homards et sa fraude du fisc, interpellera Emmanuel qui n’a pas entendu Hugo « tout le temps que le possible n’est pas accompli, c’est que le devoir n’a pas été fait ». C’est pas Brigitte qui a initié Emmanuel à Cyrano qui lui dirait ça.

Alors Hourdin, lui, parce qu’il parle au monde, au-delà des murs, le répète et l’assure. Il nous faut nous insurger. Pas nous indigner (Hessel est sans doute absent de sa bibliothèque), mais se poser la question de « Que Faire ? » encore ? Du théâtre bien entendu ! Du théâtre comme toujours depuis plus de 50 ans. Et Veillons et armons nous en pensée, dit la fin de la patience… ou l’impatience du changement, de la grande transformation qui commence ici par la voix des poètes, ou la poésie est la voie aussi…

Et puis il y a, parce que c’est impossible de vivre sans, l’espoir qui sera convoqué quand il lira Zora Music, peintre dans les camps qui aura tenu parce que le croquis, le dessin, le maintenaient dans un ailleurs de proximité. Et un silence. Avant de poursuivre, en convoquant Genet et Giacometti. Pour finir en beauté avec « Luis Aragonesss », auteur fétiche, accentué par Hourdin qui prend-là l’accent (on l’imagine) d’un républicain espagnol. « No passaran » entendrait-on alors.

A la fin, comme au début, Hourdin aura mélangé la vie, le théâtre. Un drôle de cocktail qu’il aimerait sans doute Molotov, à moins que plus caustique, il choisisse le puputov chilien (cocktail de merde lancé sur les forces de l’ordre). Hourdin s’arrêtera comme il est arrivé, au détour d’un mot d’esprit « radio banalités ». On aimerait applaudir longtemps. Devenir séditieux à l’endroit du Off qui impose la cadence des applaudissements. Applaudir Hourdin tout le temps… . Comme lui s’arrêter à regret. Le public le salue, lui, le Grand Hourdin, l’amical Jean-Louis qui, d’un bout à l’autre, s’est adressé à nous comme à des amis, des compagnons, nous aimant, nous armant… à l’ombre de ces énormes ampoules que l’on trouvait dans les ateliers et les usines et qui nous auront éclairées (entendons-nous sur le double sens).

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Tria Fata… Ou un Chagall vivant. https://www.insense-scenes.net/article/tria-fata-ou-un-chagall-vivant/ Wed, 17 Jul 2019 16:01:24 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3225 Tria Fata avec Estelle Charlier et Martin Kaspar. Mise en scène Romuald Collinet

Théâtre des Lucioles. Avignon Off.

Au Théâtre des Lucioles, à même pratiquement les remparts, la compagnie La Pendue, fondée en 2003 à Grenoble, est la synthèse du travail de deux anciens élèves de l’Ecole Supérieure Nationale des Arts de la Marionnette de Charleville-Mézières. Elle, Estelle Charlier, manipulatrice (comme on dit dans le métier) et lui, Martin Kaspar, homme-orchestre, présentent Tria Fata dans la mise en scène de Romuald Collinet. Une allégorie, un conte, une parabole où, en jeu, l’un et l’autre donnent vie à un monde onirique et funèbre, drolatique et grave. Juste épatant d’ingéniosité, de provocations, d’humanité. A voir, à découvrir absolument.
Et si la vie tenait à l’histoire de la couleur des cheveux. Disons un dégradé qui ferait passer d’un brun, d’un blond, ici d’un roux pétard qui chapote les lutins, à un gris commun, voire un blanc lavé pour les plus vieux. Si la vie donc, était le temps d’une couleur que la société cosmétique tend à vouloir effacer…
Et si la vie était un son, l’histoire de sonorités. Vives, puis plus lentes, enjouées et plus funèbres jusqu’au silence que porte la fin de vie.
Et si la vie tenait à un fil, à des fils, qui défilent et filent plus ou moins lentement, plus ou moins « brouillonnement », plus ou moins tendus ou relâchés.
Et si la vie, pour l’appréhender, la comprendre, en saisir le nuancier, tenait à la distance qu’induit la marionnette dont on sait, depuis Kleist et son traité, qu’elle nous renseigne de manière supérieure sur les états de l’âme.

Regardant Tria Fata, c’est cet ensemble que l’on saisit à même la représentation qui est donnée. Tria Fata ou un scénario écrit à l’avance où la vie est mariée à la mort qui s’invite, un jour sans prévenir, « soudainement » comme disait Jankélévitch. Une histoire ou disons un témoignage qu’a si bien écrit, également, Igmar Bergman dans Le septième sceau où la « dame à la robe et au capuchon noir » joue une partie d’échec avec un chevalier épuisé. Épuisé, mais pas près de se laisser envelopper par la faucheuse, et qui lui propose une partie d’échec afin de différer le « moment venu ».
Tria Fata reprendra ces deux points, le soudain et le deal, auprès d’une petite marionnette assise dans un fauteuil roulant qui négocie un « délai ». L’artifice pour gagner du temps, c’est alors de négocier « une dernière clope » : refusée ; et dans la surenchère qui lui est propre de demander à jeter un dernier regard sur sa vie passée : acceptée.
Alors après une introduction en fanfare où le son de la clarinette et de la grosse caisse aura annoncé « le grand cirque qu’est la vie », le regard est happé par le déroulement de différents épisodes de la vie de la petite vieille espiègle.
Épisode de la naissance où apparaît une mèche rouge après que la mère, au couteau électrique, se pratique une césarienne manu militari. Scène drôle que celle-là quand le mioche accouché, la progéniture est rejetée. Et hop, fin du mythe de la maternité et de la bonté de la mère. Il faudra se démerder. Commence alors toute une vie d’errance, de rapines, de système D que montre « l’album de famille » (moment magique, lanterne magique) qui fait apparaître, mêlées, des photos de vies, prises à la marionnette et augmentées de photos vraies de la vie des deux interprètes. Avant, il y aura eu un détour par un théâtre d’ombres dans un castelet au frontispice duquel on lit « théâtre magique ». Et comme dans Prince et princesse, c’est un film d’animation qui est livré… et parle de la sexualité qu’on apprend sur le tas…

Mais il y a l’issue ou le sans issue que le visage de la mort exige en demandant à la vieille d’abréger…
Tria Fata, c’est un monde d’excès, un univers de démesure où la poésie est sans cesse rattrapée par son contraire le grégaire. C’est un monde merveilleux et aérien quand les marionnettes volent. Et c’est aussi celui des bas-fonds genre « cas sos ». Deux mondes en Un, parce que Tria Fata n’est pas à une image figée, mais plutôt une image soucieuse de représenter une diversité qui fait que la nature humaine est aussi belle que laide.
Et de regarder ce travail rigoureux et méticuleux comme un tableau de Chagall. Là où les mondes se mélangent, là où le cirque amalgame les hommes et les spectres que sont les anges. Là où les frontières s’effacent. Un Chagall vivant, presque évidé de ses couleurs chatoyantes et pourtant tellement dense, sous la patte d’Estelle Charlier et Martin Kaspar, l’une figure noire qui aura dansé les marionnettes, l’autre qui leur aura donné le souffle musical. L’un et l’autre poètes, souffleur de vie de verre, « acteurs de cristal » dirait Artaud.

 
 

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Et moi aussi… je me tourne vers le divin https://www.insense-scenes.net/article/et-mois-aussi-je-tourne-vers-le-divin/ Wed, 17 Jul 2019 14:22:55 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3217

Mawlana, mis en scène par Nawar Bulbul, d’après un texte de Fares Zahabi
Théâtre de la Bourse du Travail CGT.

Dans le cadre des invitations de l’Insensé, le collectif ouvre ses pages à trois jeunes critiques libanais, Joanna Toubbiya, Jennifer Nasrallah et Karim Chebli, qui nous proposent cette lecture de Mawlana

Ce mercredi 10 juillet, nous étions conseillé d’assister à une pièce exceptionnelle dans le théâtre de Bourse du travail CGT à 19h. Mawlana, monodrame joué et mis en scène par Nawar Bulbul et adapté d’un texte de Fares Zahabi, nous a laissé émus pendant une heure et quart. Le spectacle commence avec Abed (personnage principal joué par Bulbul) qui narre les évènements de sa vie à Damas, rejouant chaque influence de sa vie dans son propre être.
Ce périple intense présente la tyrannie dans tous ses formes : religieuse, politique, sociale et familiale. D’une manière féroce mais empathique. L’amour est présent aussi, malgré l’oppression qui l’inhibe, un amour artistique, mélodique, sublime, qui dépasse les obstacles physique et touche à dieu. Abed représente chaque individus qui refuse de s’identifier à une collectivité et s’effacer par un « Non » aveugle au nom du clairvoyance.
Cette densité émotionnelle prend forme dans le genre hakawati (conteur), style théâtral arabe, basé sur la narration et la réincarnation des personnages et des situations ; ce style utilise la distanciation brechtien et détruit le quatrième mur pour encourager l’engagement intellectuel de l’audience et l’alerter du danger d’une dictature à laquelle on s’habituerait.
Le mono-comédien n’est pas la seule chose commune entre les personnages : nous remarquons une hiérarchie sadomasochiste dans l’environnement présenté. On se nourrit de l’oppression pour qu’on ne nourrisse pas l’oppression. Cette relations réalise dans une scène dans laquelle Nawar choisit de nous exposer l’agressivité domestique exercée par son père sur lui. Un père qui refuse cette brebis perdue, différemment indifférent de l’apathie sociale imposée.
Cette brebis fait partie d’un énorme troupeau.
Abed est signifie esclave en langue arabe. Cet esclave de culpabilité héritée ne désire qu’une simple relation, avec une infinité d’amour et de beauté, dans les effluves d’un parfum qu’il sent dans la musique, dans la plume de ses amis, entre les ruptures de son corps, parmi les images brouillés d’un rêve d’une relation inaccessible, avec sa majesté… Mawlana.

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Un Gilgacrash au goût du jour https://www.insense-scenes.net/article/un-gilgacrash-au-gout-du-jour/ Wed, 17 Jul 2019 13:01:07 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3214 Gilgaclash se joue au Théâtre des Carmes du 5 au 24 juillet à 15h. Une revisitation au goût du jour de la plus ancienne histoire écrite.

Le critique se met dans une situation embarrassante dès lors qu’il accepte les invitations des copains à aller voir leurs spectacles. Car comment en parler sans blesser ceux qu’on apprécie par ailleurs et comment écrire sans que cela met en risque une économie déjà bien fragile ? La situation est doublement embarrassante pour le critique insensé qui écrit toujours avec le corps tout entier, car tordre le corps est peut-être encore plus difficile que tordre l’esprit. Mais tentons…

GilgaClash est la revisitation de la plus vieille histoire écrite du monde : Gilgamesh. La Cie Le Scrupule du Gravier renoue ici avec leurs précédents travaux Le Gouffre et Bref… Le grand Nord. Des sortes de comptes refaites au goût du jour que Maxime Touron et Julien Tanner jouent, racontent, chantent et rappent. Alors que les premiers deux spectacles se contentaient d’une grande pauvreté scénique, GilgaClash nécessite des lumières qui signifient les différents niveaux de jeu et peuvent faire ressortir des situations comme des bulles dans les bandes dessinées, ainsi qu’un système de son puissant afin d’accueillir le beat-box précis et tout aussi puissant de Forbon N’Zakimuena. C’est la première fois que les deux acolytes sont accompagnés par un tiers sur le plateau.

La Cie Le Scrupule du gravier tourne beaucoup. Surtout, Bref… le grand nord qui fut un carton comme on dit. Ce succès a permis à la compagnie de se développer et d’être un gagne-pain pour leurs membres. Mais peut-être était-ce là un piège. Ce succès impliquait quelque part la reproduction de ce qui marchait, la reproduction d’une recette. Et cette recette se base peut-être d’abord sur une peur d’ennuyer. Ainsi ils font beaucoup, les traits sont marqués. Une certaine redondance dans la signification et l’expression (par exemple de dire le mot « colérique » avec colère) tend à épuiser mon écoute et souvent la narration est prise sur un ton héroïque ou autre qui colore le tout. La volonté de faire entendre ces histoires anciennes aujourd’hui et défendre leurs importances passe trop souvent par un emprunt de codes du show business américain ou d’une culture de masse média. Je dois penser à des images de jeux de vidéo de combat ou aux animations grandiloquentes de Seigneur des Anneaux. C’est donc la manifestation d’une force en force qui ne laisse pas beaucoup de place au spectateur de rêver, d’imaginer, de penser.

Mais connaissant surtout Maxime Touron, je sais qu’il a une autre sensibilité, qu’il cherche probablement à déployer autre chose, quelque chose qui n’est pas le faire semblant et une performativité qui veut envoyer pleins les yeux. Et on se doute d’une grande et belle fragilité derrière les leurres qu’on essaie de tenir et de hisser devant nous. A certains moments, on voit la recherche timide d’un autre traitement formel, mais qui est toujours rattrapé par une efficacité à divertir. Parfois le regard qu’ils posent sur leur propre travail est ironique. Parfois les deux apparaissent comme deux Laurel et Hardy mais se faisant plus bêtes qu’ils ne sont, faisant mine de parler en directe sur cette histoire, une sorte de discussion sur. On varie ainsi entre un naturalisme d’une discussion entre trois comédiens sur le texte (mais on n’est évidemment pas dupe), une incarnation de situations dans une sorte de jeu burlesque aux grands traits et une narration avec ou sans micro teinté d’une couleur émotive (héroïque, dangereux, etc.) ou son chant ou rap, et je ne pourrai dire exactement ce qui a guidé telle ou telle choix. J’ai cette impression que cette écriture s’est fait selon la recette employée et que cette recette fait loi dramaturgique.

Se trouve peut-être, ou se tente du moins, une simplicité vraie dans certains rapports au public. Ainsi commencent-ils en tant qu’ouvreurs et déchirent les billets pour s’étonner que toute la ville de Uruk est là, mais ils le font comme simple proposition de jeu au spectateur en face, et on aurait espéré qu’ils creusent ce geste, ce trouble à partir duquel on aurait pu faire une réelle expérience. Car il y avait là la simplicité d’un rapport qui n’avait plus besoin de la scène et de ses effets, qui n’éloignait plus par là l’histoire de nous, ne séparait plus les spectateurs des acteurs par la technique spectaculaire. On aurait aimé qu’ils nous resteraient aussi proches et nous parleraient aussi simplement – sans crier, sans courir, sans effets – comme ils étaient et nous parlaient au tout début.

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Le casque et l’enclume vs la foi https://www.insense-scenes.net/article/le-casque-et-lenclume-vs-la-foi/ Wed, 17 Jul 2019 12:42:19 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3211 Le Casque et l’enclume de la Cie TAC-Théâtre se joue du 5 au 24 juillet 2019 au Théâtre des Carmes à 18h50. Une rêverie concrète, utopique et parfois absurde de ce que le théâtre pourrait être et sa résolution abstraite dans une rêverie lointaine.

Le casque et l’enclume de Cyril Cotinaut et Sébastien Davis imagine un dialogue en 68, sorte de conférence ou débat d’intellectuels médiatiques s’imaginant ce que serait le théâtre dans 50 ans, c’est-à-dire aujourd’hui. Se dessine quelque chose comme un coup de gueule à tout ce théâtre contemporain, commercial ou faussement politique qui résonne fortement au milieu de ce festival. Cela va des prix des places, au spectateur bourgeois qui va voir une pièce à cause d’un comédien connu qui joue dedans – « pratique par excellence d’une pratique bourgeoise du spectateur », jusqu’à ce théâtre qui veut changer le monde, mais que c’est très bien qu’il n’y arrivera pas, car s’il y arrivait, il ne pourrait plus vouloir changer le monde car le monde sera changé. « Ce qui importe c’est la direction, c’est l’intention. » Cela frappe évidemment directement la réalité de la majorité des productions actuelles où toute note d’intention se dit vouloir changer quelque chose ou s’attaquer à une question politique. Et on se doute que là aussi, « le changement c’est maintenant » est une manière de continuer la même chose tout en se donnant bonne conscience ou bonne valeur marchande. Et voir qu’aujourd’hui même, le 17 juillet, une conférence dans le village du off s’appelant sans ironie, La culture changera le monde, organisé par le think tank – c’est-à-dire un tank de pensée – altair. Il ne faut pas chercher loin le contre quoi ils veulent faire la guerre.

Dans Le casque et l’enclume, Vilar est traité de fasciste et le Festival IN comme l’outil par excellence de l’uniformisation du monde et de l’assujettissement des cultures diverses à la culture bourgeoise. Mais on n’est jamais réellement sûr où ces deux cultureux de 68 se positionnent politiquement. Ils passent par tous les bords, et au risque d’idéaliser ou de parodier une liberté de parole de 68, la Cie TAC Théâtre permet de fabuler avec cette pièce simple et divertissant sur des utopies et dystopies concrètes de ce que pourrait être le théâtre, sa politique culturelle et son marché (qui n’existera plus ou sous des formes jusqu’ici inconnus). Ils frôlent le mauvais goût et un certain narcissisme quand le discours devient réflexif sur leur propre situation dans le champ professionnel, mais une ironie très drôle ne nous laisse pas à un apitoiement sur eux-même.

Demeure la fin, où tout à coup toutes ces utopies concrètes, lesquelles permettaient de proposer un théâtre gratuit ou un théâtre sans spectateur avec un acteur face à lui-même, un théâtre où il fallait payer les spectateurs, où l’on voulait réduire les salles à 100 places et où l’on choisissait les spectateurs au hasard et tirés au sort, et où l’on monterait des pièces de théâtre de la même manière, où tous ces utopies et rêveries concrètes qui s’attaquaient avec le plus concret et matériel des moyens au fonctionnement de notre théâtre actuel se résolvaient tout à coup dans un idéalisme ou une transcendance d’un temps lointain. « Aime ta foi, aime ta misère. » C’est alors la patience d’attente d’un monde sans hommes – dans 200 000 ans – où les questions posées pendant plus d’une heure n’auront évidemment plus de sens, où le mot « sens » n’est plus possible d’être articulé, c’est l’attente de ce monde qui console alors des labeurs difficiles et des actions qui nous mettent devant nos contradictions. La puissance du réel est alors avalée par un au-delà, qui peut nous consoler, mais qui nous ôte en même temps toute puissance d’action aujourd’hui. Et si on en finissait avec la foi…

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Crash-texte https://www.insense-scenes.net/article/crash-texte/ Tue, 16 Jul 2019 23:50:58 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3198 Burnout d’Alexandra Badea, par Marie Denys, Gilgamesh Belleville, 5-26 juillet 2019.
 

 
Le spectacle de Marie Denys est fondé sur deux séquences en contraste total, qui se succèdent. La première fait entendre Burnout d’Alexandra Badea, publié chez L’Arche en 2009, par l’entremise de Pierre-Marie Paturel, dans le rôle d’un évaluateur de ressources humaines, et d’Hélène Tisserand, dans celui d’une jeune cadre dynamique. La reproduction de l’open space d’une start-up en pleine expansion est heureusement évacuée au profit d’un carré blanc de néons posé à même le plateau nu, aux allures d’arène. Le duo interprète la partition de Badea qui explore une poétique de la saturation et de la liste, de la répétition-variation de slogans issus des manuels de management contaminant tous les discours ‒ des conversations quotidiennes aux débats politiques ‒, mots d’ordre intériorisés, auto-injonctions qui obsèdent les subjectivités entrepreneuriales, répandent « la nouvelle raison du monde » (Pierre Dardot & Christian Laval), accroissent « la fatigue d’être soi » (Alain Ehrenberg), réduisent la libido aux gratifications liées au monde du travail :
 

« dynamique », « travailler plus »,

« il ne faut pas avoir honte de vouloir une vie plus facile pour sa famille »,

« je mérite », « j’ai peur d’oublier quelque chose »,

« calories », « chèques », « jouir »,

« post-it », « évaluer »

 
Et d’entrechoquer ces mots dans l’arène comme des atomes jusqu’à l’accélération, la cacophonie, l’implosion, tandis que les corps demeurent corsetés, entravés, dans leurs costumes impeccables.
 

C’est alors que par un fondu enchaîné débute une deuxième séquence que la metteuse en scène justifie ainsi : « au cœur de la crise s’ouvre la brèche où un espace de respiration, de poésie et d’onirisme redevient possible. Là où l’élémentaire, le minéral et l’organique peuvent encore imposer leur pulsation vitale. Par l’eau et le rêve, retrouver le souffle. » Les corps se dévêtent partiellement, le duo erre, muni de lampes-torches, dans la pénombre de leur espace mental. La logorrhée incontrôlée, le langage aliénant, le psittacisme, l’éructation comme tentative de dépossession, cèdent la place à un passage d’Extrêmophile, autre pièce de Badea publiée en 2015, qui « décrit la plongée en fonds sous-marins d’une scientifique », mais ce passage est murmuré par les deux comédiens, à peine audible, englobé dans une composition sonore d’Antoine Delagoutte. L’arène se défait, la scène est envahie par la fumée, une bâche en plastique ondule comme des vagues, des reflets ondoyants sont projetés sur une toile au lointain.
La seule échappatoire au burnout organisé par les méthodes de gouvernance disruptive, ce serait donc la fuite en avant dans l’imaginaire, l’évasion illusoire, la plongée dans une rêverie bachelardienne (L’Eau et les Rêves, 1942), le repli intra-utérin, le sentiment océanique ? La deuxième séquence désamorce la charge politique de la première. Pendant ce temps-là, en dehors des théâtres, extra-muros, des PDG refusent la qualification de burnout qui corrèlerait des suicides de salariés, à France Télécom par exemple, et la détérioration des conditions de travail due à une « nécessaire modernisation ».
À tout prendre, je perçois l’impasse imaginaire de ce spectacle comme le symptôme, voire la mise en abyme, de la situation actuelle des compagnies dites « émergentes », acculées à la concurrence comme jamais, surtout dans un OFF en surchauffe où chaque minute de représentation est comptée, au bord de la bulle spéculative. Je vois aussi dans ce spectacle bifrons le dilemme auquel doit faire face aujourd’hui une jeune metteuse en scène entre théâtre dramatique et théâtre postdramatique, texte contemporain à teneur documentaire et écriture de plateau où les autres constituants scéniques prennent le dessus. Marie Denys ne tranche pas, maintient ce faux dilemme en l’état, faute d’en réarticuler véritablement les termes, de frayer une voie inédite. Et on la comprend. Donnons-lui le temps.

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Moi, Bernard… -Marie Koltès https://www.insense-scenes.net/article/moi-bernard-marie-koltes/ Tue, 16 Jul 2019 13:54:16 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3192 Moi, Bernard, mise en scène Laurent Frattale,

Avec Jean de Pange

La Caserne.


Un titre ! un substantif presque attributif. Un « Moi, Bernard » césuré, où le nom est comme éloigné du pronom qui le précède, séparé par une virgule que l’on regarde comme la marque d’une distance biographique et intime. Avec Moi, Bernard le théâtre revient à sa forme première : l’acteur. Là, à l’endroit où le jeu se forme, où la voix soutient tout de sa hauteur, de son rythme, de sa couleur. Au plateau, Jean de Pange est le porte-voix de BMK que dirige Laurent Frattale qui signe la mise en scène.
C’est à partir de la correspondance qui sera éditée à titre posthume Bernard-Marie Koltès, Lettres chez Minuit que se construit essentiellement Moi, Bernard. Correspondance et donc lieu de l’intime dévoilé qui éclaire moins l’œuvre qu’elle ne renseigne sur les étapes de la vie de Koltès. L’amour pour sa mère : « petite maman », le dégoût pour le petit monde artistique, la découverte des pays et des villes, Metz toujours, New York, Baïa,… la confidence auprès des amis (Nicole, entre autres), la haine des blancs et des français, l’esprit d’aventure, les soucis de fric, les soucis d’écriture, la radicalisation politique, la souffrance devant l’injustice, celle que l’on fait aux autres, celle qu’il ressent, sa détermination à l’endroit de Müller dont il attend qu’il le traduise, etc. Et Rimbaud, le jumeau, celui qui n’est pas de la famille, mais qui procède de la famille que l’on se choisit.
À l’endroit de la correspondance, et donc des lettres, BMK n’est pas un auteur, mais il déploie un goût de l’écriture dès la première carte de vœux adressée à ses parents, en 1955. Amour de l’écriture, donc, concurrencé un temps par le goût de faire du théâtre qu’il sera contraint d’abandonner, sans pour autant renoncer à écrire pour le théâtre qui vient suppléer la frustration. Décision radicale qui l’inscrit dans un temps de solitude avant les premiers succès, et la « gloire » que Patrice Chéreau va lui donner. À mêmes les lettres, c’est donc l’itinéraire d’un écrivant (comme dirait Barthes) qui est relayé. Une épopée en soi qui montre Koltès à pied d’œuvre à façonner son œuvre qui, bientôt, mais pas tout de suite, suscite l’intérêt d’Hubert Gignoux au TNS, de l’influent Michel Guy l’homme du théâtre français… Lettres de correspondance qui s’entendent comme des plis privés, des missives secrètes, des états d’âme où l’âme, justement, connait l’insurrection, le tourment autant que la fascination, la cruauté autant que l’amour… et qui font du « courrier », de la « carte postale », de la lettre… le territoire des affrontements et l’espace des amitiés sensibles et indépassables. Là où le « style devient une aventure » comme l’écrit Cioran.
Sur scène, Jean de Pange se saisit des livres qui, sur un bureau en fond, figure pourquoi pas une étagère, une bibliothèque au format inhabituel pour une écriture à part. À moins qu’il ne s’agisse d’une table, dans un hôtel, où BMK en transit esquisserait quelques débuts de romans ou de pièces, quelques lignes d’un scénario. Sur scène, un écran sert de support à des inscriptions ou des extraits d’émissions. Sur scène, il y a de Pange qui « joue Koltès », ou le commente à travers ce qu’en disent l’acteur Ferry ou Maisetti (qui vient de sortir un bio chez Minuit et que de Pange cite au bout d’une heure pour signaler « quelque chose change dans l’écriture »). Sur l’écran, quelques repères temporels, surtout, marquent le compte à rebours de celui qui meurt en 1989, à peine à l’âge de 41 ans, du Sida.
Sur scène, l’amour que de Pange porte à Bernard-Marie Koltès sera peut-être la chose contre laquelle il doit lutter pour demeurer l’acteur qui le fait entendre. Faire entendre non pas l’œuvre poétique de Koltès, mais juste, humblement, la voix de l’encre qui vit dans les lettres et porte celle de son auteur. C’est peut-être à cet endroit du dispositif amoureux, qu’est la mise en scène, que de Pange devient, malgré lui, un captif amoureux. Sensibilité qui le prive de la violence qu’il y a chez Koltès et de son geste révolté que l’écriture portait. Koltès proche d’Artaud lequel écrivait « j’ai donc à dire à la société qu’elle est une pute et une pute salement armée ». Pute dont Koltès s’inquiétait au point de faire dire au Client, au détour de La Solitude, « peut-être suis-je putain ? ». Violence encore qu’exprime la lettre envoyée de Lisbonne, en avril 1989, à quelques jours de sa mort. Je cite : « in God we trust, Do we ». Ultime geste, non de défi, mais d’absolu non résignation pour celui qui, africain, sud-américain, new yorkais… n’aura jamais admis que le figé l’emporte sur le vivant. Que la croyance nous prive de l’immanence ou d’une part de ma (sa) vie. Que le timide (qu’il fut) soit paralysé.

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Pas de quartier https://www.insense-scenes.net/article/pas-de-quartier/ Tue, 16 Jul 2019 13:31:17 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3186 Le rouge éternel des coquelicots de et par François Cervantès, avec Catherine Germain, Gilgamesh Bellevillle, 5-26 juillet 2019.

« L’écriture a toujours été la colonne vertébrale de mon travail, elle préexiste au théâtre, et c’est à travers elle que j’aborde le théâtre, y compris les formes les plus corporelles ou les cultures les plus lointaines. »
 

François Cervantès et sa compagnie L’entreprise sont implantés depuis 2004 à la Friche la Belle de Mai à Marseille. Dans les quartiers nord, il fait un jour la rencontre de Latifa Tir qui tient un snack en face du théâtre du Merlan. Ses parents algériens ont immigré dans les années 1950. Raconter cette histoire intime et collective ne s’est pas fait à la va-vite au bout de quelques mois de résidence. C’est le fruit d’une lente imprégnation, de conversations au long cours, de la recherche d’une forme théâtrale et d’un art du récit qui soient à même de la transmettre sans l’aplatir dans une dimension exclusivement documentaire.
Le snack de Latifa est toute sa vie, un prolongement de son corps, un petit théâtre du monde en regard du petit monde du théâtre, un anglicisme qui a du mal à rivaliser avec la noblesse d’un hellénisme. L’écriture de François Cervantès tente de rétablir une porosité entre les espaces, les temporalités, les langues et les corps.
 

 
Le snack est en sursis, chantier oblige. Les gens du quartier se mobilisent, occupent l’esplanade, ne sont pas loin d’en faire une ZAD. En un renversement carnavalesque, à la fois drôle et violent, les caïds du coin s’en mêlent, mettent les décideurs face à leur promesse de le reconstruire un peu plus loin. Latifa gagne peu à peu en assurance, parvient à manier les mots comme des poings. Cette épopée minuscule, cette victoire locale, se situe à une juste distance entre la mélancolie de gauche et la croyance aux lendemains qui chantent.
Catherine Germain, que le dramaturge-metteur en scène côtoie depuis une trentaine d’années, énonce sobrement son monologue et incarne tout aussi sobrement cette femme, jusqu’à susciter paradoxalement un effet de métempsychose, d’animisme, de transmigration des âmes, une présence, comme on ressent une présence dans la nuit, spectrale. Elle nous accompagne dans une divine comédie qui revisite les morts ayant fait l’histoire des quartiers nord de Marseille, que les promoteurs immobiliers méconnaissent, terrassent, abrasent.
J’avais vu Catherine Germain, il y a longtemps, jouer Médée dans un spectacle de Laurent Fréchuret à Sartrouville, se démenant parmi des échafaudages imposants et de la musique live. Latifa est à sa façon une Médée, dépouillée des oripeaux du mythe. Cette fois, le plateau est nu : juste une petite table et une chaise de bistrot qui rendent sensible l’absence du snack à l’arrière-plan. Ce que fait Catherine Germain en solo, sa façon de se laisser posséder par un personnage qui est aussi une personne, son abondante chevelure châtain clair déployée, son visage qui devient aussi parfois un masque tragique, sa diction intériorisée qui déplie les images contenues dans les mots, les rend mentalement présentes à l’esprit des spectateurs, me semblent se tenir au plus près des recherches d’actrice que mène par exemple Valérie Dréville, elle aussi passée par Médée.
Des gestes rares et simples retrouvent l’aura communicative d’une ritualité : revêtir une perruque brune pour entrer dans la peau de Latifa, ou que Latifa entre dans sa peau, faire de son corps le réceptacle d’un corps autre, de son histoire, de son habitus, de sa parole, maintenir tranquillement ce trouble énonciatif ; fumer une cigarette et qu’apparaisse un nuage de poussière ou le fantôme du père ; ouvrir des pendillons entre le réel et l’imaginaire.
Par une rare osmose entre la silhouette, le visage de Catherine Germain et les lumières de Dominique Borrini, le temps compté du spectacle, une petite heure, atteint une durée, une consistance, une épaisseur sensible qui la dépasse : un abîme sépare l’entrée en scène de l’actrice en converses, jean évasé et tee-shirt, femme encore jeune, et le noir final qui éternise sa persona. Chacun se prête en somme à un exercice d’effacement : de François Cervantès au profit de Catherine Germain, de Catherine Germain au profit de Latifa Tir, de Latifa Tir au profit d’une fragile mémoire générationnelle qu’elle cristallise.

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Pistou, l’adolescence à bout touchant https://www.insense-scenes.net/article/pistou-ladolescence-a-bout-touchant/ Tue, 16 Jul 2019 13:25:24 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3188 Pistou, récit d’adolescence, de la cie Pas de l’Oiseau,
de et avec Amélie Chamoux, mise en scène Laurent Eyraud-Chaume
Théâtre de la bourse de travail CGT, Avignon Off 2019

Théâtre à hauteur d’épaules de l’adolescence, de l’autre, de soi et du théâtre : une scène nue comme une simple adresse, le plateau vide pour mieux prendre appui et raconter à bout touchant ce qui traverse une vie quand elle commence. Pas même une vie, seulement l’adolescence au moment où on lui demande de choisir son avenir en quelques semaines et qu’elle affronte ses désirs amoureux à la réalité mesquine. Alors sur la petite scène du théâtre de la bourse du travail CGT, la compagnie du pas de l’oiseau comme à mains nues ou pour seul arme le théâtre-récit affronte tout cela, le théâtre, le récit et l’adolescence. Amélie Chamoux endosse les milles voix et rôles de cette tragédie minuscule du quotidien pour dire que l’adolescence n’est pas vouée à être écrasée ni par le monde ni par le regard qu’on peut lui porter.
Dire l’adolescence au moment où elle bascule vers on ne sait où, l’âge des décisions, des choix quand on ne sait pas qui les fait pour nous, les violences absurdes que les adultes commettent l’air de rien parce qu’eux, ils sont « responsables », et ces lycées vérolés par l’habitude, les exclusions de tous ordres, tranquilles et lâches, selon qu’on est filles ou garçons, pas vraiment d’ici et même d’ailleurs, et ces familles qui sont d’autres lieux de silence, d’exclusion, les amours qui pourraient être des bouffées d’air mais qui parfois relancent la douleur d’être rejeté ou d’être soi. Oui, toute l’adolescence, ce mélange des sensations libres et des oppression qui enserrent : alors, tout cela, qu’on le jette sur un plateau, avec ce qui la compose, ses affects et ses pensées, ses poses et ses ridicules, ses héroïsmes quand on finit par enfin parler en son nom, et ça fabriquerait une vie, le début d’une vie. C’est immense et c’est banal. C’est fabriqué de milles fragments, de milles vapeurs. Le théâtre du Pas de l’Oiseau ose dire ce tout dans le minuscule d’un récit d’adolescente : et par le minuscule, le singulier, touche à cette simplicité de reconnaître ce monde en partage qui n’offre que des voies de garage, et dont le salut réside peut-être seulement dans les chemins de traverse.
C’est un pari, qui porte en lui tout une façon de penser le monde et le théâtre ensemble. Un plateau nu, une simple actrice, trois cagettes de bois, quelques lumières, un écran qui projettera quelques phrases. Trois fois rien — et depuis ce rien, toute une vie donc. Et pas seulement une : l’actrice dira donc toutes les voix qui font le paysage d’adolescence d’une jeune fille, Lucienne — voix des amies, des parents, des enseignants, des psychologues, de toute cette masse d’altérité qui empêche d’être soi, et qui permet de s’affirmer autre. D’une posture à l’autre, et sans spectaculaire, sans l’outrance vulgaire du stand-up, mais avec une sensible grâce, on endosse une voix avant une autre, et tel corps soudain d’emprunt pour faire lever la présence de tel ou tel. L’affleurement de la caricature sans le grincement de la dérision, la souplesse seulement d’esquisser des visages et d’autres vies qui passent. Tout le théâtre des corps avec un seul ; et des lieux, dans le simple geste de le laisser voir, et de montrer qu’il est de pur fabrication. Un jeu avec le théâtre, et dans la tendresse de ses moyens dérisoires où tout lever.
Le récit : de même. Traversée d’une année de lycée en une heure et tout y passe. Les passages obligés sont autant de portes d’un slalom lentement et vigoureusement mené — l’allant est une énergie. Le récit n’est pas seulement témoignage, il est une composition musicale, et plus encore : culinaire. Pour faire vivre ensemble les drames et les joies, il fallait bien le liant qui les rehausse. Le pistou, dans la cuisine du sud, sert à tout relever : exhausse le goût de chaque plat. Du pistou comme image d’un théâtre qui relie, assemble, relève. Pistou, c’est le surnom de la jeune fille parce qu’elle trouve chez sa grand-mère l’ingrédient qui donne saveur à tout, même au plus fade. Et quand c’est la vie qui est la fadeur même ?
Dans le lycée, elle fait face aux violences ordinaires. Aux plus sournoises aussi. Aux plus ridiculement politiques. Par exemple à la cantine, c’est viande tous les midis, et tant pis pour ceux qui n’en mangent pas, par goût ou par croyance. Alors la jeune fille prend la tête d’une petite mobilisation contre cette exclusion de fait. Épopée minuscule qui touche à plus grand qu’elle : les sous-bassement d’une société organisée contre tout ce qui semble autre. Et dans ce monde qu’on nous raconte, l’adolescence est bien cet autre que toutes les politiques disent vouloir mettre au centre des discours pour mieux l’évacuer de toutes actions politiques. L’adolescence n’a pas le droit de vote, c’est seulement une part de marché pour les communicants, publicitaires ou démagogues. Donner la parole à l’adolescence, à une adolescente, sans condescendre à parler pour elle, c’est d’une certaine manière la relever aussi : et faire du théâtre moins une tribune qu’un point de vue.
« La sensibilité de chacun, c’est son génie. » phrase de Baudelaire qui lance le spectacle. C’est la psychologue scolaire (ou la conseillère d’orientation ?) qui la propose à la jeune fille. Mais c’est tout le programme de ce théâtre. Non d’affirmer un génie du surplomb, mais chercher dans le commun de vies sensibles un tout un chacun qui pourrait être partagé : et qu’on habiterait ce monde des violences subies, consenties ou faites, cette existence où la bureaucratie décide des vies, cette expérience de l’autre où soi-même on ne sait qui on est. Les lignes qui s’esquissent à la fin du récit proposent l’hypothèse des perspectives fuyantes : non pas pour tourner le dos au monde, mais pour l’affronter par la tangente. Refuser les circuits balisés de l’admission post-bac, chercher sa voie ailleurs, où on n’est pas, où on ne sait pas : par la marche fabriquer le chemin.

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Vole… reVOLtE https://www.insense-scenes.net/article/vole-revolte/ Tue, 16 Jul 2019 12:03:29 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3176 VOLE, interprété par Cédric Vernet, mise en scène David Lacomblez et Luc-Vincent Perche.

au Théâtre de la Bourse du travail CGT.

« Comme d’hab » dirait-on en parlant du Théâtre la Bourse du travail CGT, le spectacle Vole de la compagnie La Mécanique du Fluide, mis en scène par David Lacomblez et Luc-Vincent Perche, interprété par Cédric Vernet, nous inscrit dans l’actualité en développant un rapport poétique et esthétique à celle-ci. Avec Vole, un solo où l’acteur s’entretient avec une marionnette, le monde merveilleux et l’acte magique pourraient se confondre à celui de l’acte révolutionnaire… entre les deux, un lien : l’imagination qui prend le pouvoir.

 

 

Assoupi, harassé, un crâne en guise de point de vue… C’est la première image que donne à voir Cédric Vernet derrière un bureau qu’on suppose représentatif de celui qui hante les administrations. Réveillé en sursaut par une pointeuse sonore qui l’inscrit à l’endroit d’un travail à la chaîne, l’homme de bureau, presque kafkaïen, tamponne, prend note, prend ses ordres auprès d’une direction qui, d’un point de vue hiérarchique, occupe les sommets que lui signale en scrutant les cintres. Vassalisé, domestiqué, il obéit à la cadence. Sa vie est orchestrée et il est évident que nulle balance (métaphore de la justice) ne lui permet de gagner l’équilibre dont les humains ont besoin. Esclave, oui. Prolo, oui. Il est au bureau comme attaché à une galère, au rythme qu’on lui imprime. Et les cartons passent et défilent jusqu’à ce qu’un « carton pourri » ne dérègle la machine qui le broie.

Là, à cet instant inattendu, une marionnette vient lui donner le change, lui souffle l’air doux de la liberté, celui de l’émancipation. Marionnette à l’esprit de contradiction, le dialogue qui se développe alors conduit à tous les dérèglements. Et celui qui, en rêve éveillé, s’amusait à la marge des horaires de bureau, vient à faire entrer le rêve et la liberté dans le temps des 3.8. Rêver à plein temps, en quelque sorte. Ou récupérer le cours de sa vie. Rappel de l’esprit blochien où le rêve est un devenir possible, un dépassement de toutes les formes d’aliénation.

Changement de rythme, métamorphose de l’esprit servile, mutation radicale… la marionnette intempestive conduit l’employé à nommer son rêve : « Je veux voler », découvrir les pays dont mes colis sont les destinations. Et de voir Cédric Vernet, aux prises avec la marionnette (son double en définitive), mettre sans dessus dessous son bureau des tortures, parce que le geste de libération passe nécessairement par un geste de révolte et un tabula rasa.

Onirique peut-être. Magique d’évidence. Vole est le titre d’un spectacle où les lettres absentes s’écrivent à mesure que le jeu se fait. De « VOLE » à R.E.V.O.L.T.E, c’est un complément d’alphabet que la marionnette donne à apprendre à son élève. Ou une manière de rendre la parole à ceux chez qui elle est coupée, mutileé, absente. Et si d’aventure ce spectacle est pour les petits comme pour les grands, c’est surtout un théâtre qui semble répondre à l’inquiétude de Proudhon où « éduquer » se doubler de la question de ne pas fabriquer une figure de maître en surplomb de l’élève.

Dans VOLE, la marionnette demande à repartir, et à côté des séquences drôles, ce moment de rupture, marque la réponse que Proudhon cherchait et que l’art du théâtre semble ici avoir donnée. Ou quand la pratique du théâtre, joyeuse et colorée, n’en oublie pas le souci et le rôle qu’elle peut jouer.

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Les Thénardiers… le risque du Off. https://www.insense-scenes.net/article/les-thenardiers-le-risque-du-off/ Tue, 16 Jul 2019 11:12:34 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3166 Les Thénardiers… le risque du off.

 

Moins un mot qu’un état d’esprit, « Thénardier » dans Les Misérables de Victor Hugo désigne le monde des commerçants sans scrupules. Des esclavagistes et des rentiers sans vergogne qui exploitent une situation et des personnes. C’est le substantif qui souligne l’abjection et l’intérêt le plus vil. Si ce mot peut ainsi souligner un trait obscène chez une personne, ici nous l’étendrons à l’idée que c’est aussi un lieu. C’est-à-dire un espace où les seules règles du profit gouvernent. Le profit et l’intérêt au mépris de tout ce qui relèverait d’autre chose.

Récemment, c’est cette expérience que le Off nous permit de vivre de la manière la plus agressive. Et précisément, puisqu’il nous faut nommer le Thénardier qui est légion dans le off d’Avignon, c’était à l’atelier florentin. Salle exiguë, plateau exiguë, disposition de chaises dans l’allée, attente interminable du spectateur en retard (histoire de ne pas rembourser) ou attente du client que l’on tracte dans la rue, sur le trottoir d’en face…

Ici, le théâtre n’est rien. Au mieux est-il un appât, un leurre… Le théâtre n’est rien et l’acteur, ce précaire qui cherche à exister, est soumis à la loi des Thénardiers qui font peu de cas de son art. Peu de cas, puisqu’ici les Thénardiers sont les rois.

Ils seraient bon que le Off s’inquiète de cela. Juste qu’il identifie ces salles qui sont des nons-lieux. Pertinent qu’ils prennent le temps de regarder ce qu’il défend (le théâtre) ; à moins que le Off n’ait cédé aux enjeux d’une économie, d’une ville qui fait son beurre et s’engraisse le temps du festival.

Peut-être, donc, penser à un « label » dans le programme du Off, un « indice » qui signalerait l’état de l’accueil et de la salle permettrait au public de savoir s’il y a encore du théâtre ou s’il aura affaire à des Thénardiers.

Entre un pied de chaise et un pied de caméra, il n’y avait pas plus de place pour le spectateur que je suis que pour l’acteur qui s’exécutait. Ou quand les Thénardiers, soucieux de profits, engraissent… Ou l’esprit libéral : la « pensée » grasse comme seul horizon.

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Un Homme, un accident et la vie https://www.insense-scenes.net/article/un-homme-un-accident-et-la-vie/ Tue, 16 Jul 2019 11:10:47 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3162 Un homme de Gaël Leveugle se joue du 6 au 22 juillet 2019 dans le cadre du Festival OFF d’Avignon à La Caserne. Une forme qui ne travaille pas sur la signification et sa domination. C’est devenu rare, ces jours-ci.

Un homme est une virtuose écriture de plateau (et pour une fois, ce terme a un sens) où la forme se décline par variations autour d’une petite scénette inspirée de Bukowski. Les gestes et les mots se répètent, une fois projetés, une fois dits, jusqu’à ce que la scène finale se joue de A à Z. Il y a une sorte de développement contrapuntique jusqu’à la finale, où le théâtre, ou ce qu’on en entend de manière classique, n’est plus morcelé par ses éléments auditifs et visuels.

D’abord, c’est du playback. La comédienne Charlotte Corman est en avant scène et lit, ou fait semblant de lire. Plus tard il y aura les actions, mais les sons seront doublés artificiellement. Comme s’il s’agissait d’un dur labeur pour se dépêtrer de quelque chose et arriver à la vie. « Il y a ce petit oiseau bleu au fond de moi, mais que je ne laisserai pas sortir. Je suis brillant. Il ne sera vu de personne. » Et voir cette représentation du 15 juillet, où un magnifique accident – le bar dont manque une roue et qui chavire dès lors que Charlotte Corman s’assoie dessus renversant l’eau, les verres et la bouteille de whisky – où cet accident semble tout à coup avoir brisé, fissuré quelque chose. « 1. La vie est un texte. 2. Nous voulons faire des trous dedans. […] 4. Ce n’est pas vrai que quand on veut on peut. » C’est donc cet accident qui a pu faire un trou. La vie battait en pleine force et c’était comme un réveil depuis une longue et astreignante congélation.

Pour faire sauter quelque chose, pour arriver à faire les trous, il y avait la tentative de gueuler un texte et tirer dans l’air avec une arme à feu. Où « the worst » est cette vie partout proclamée et normée, cette vie que l’on devrait mener, et où « the best », c’est tout le contraire : cette vie-là, socialement méprisable et sans doute le verre de whisky. Et à chaque phrase ou presque, un coup de pistolet comme une tentative de déchirer l’air et avec l’air cette chose qui nous empêche, mais de voir clairement l’impuissance de la force. C’est donc un jeu, un passe-temps, plutôt qu’un manifeste dans lequel on croirait encore et ainsi on traverse la vie.

Un autre intermezzo : La scène est presque en noir, Pascal Battus fait des bruits avec des bouts de plastique sur un disque qui tourne. Une musique bruitiste qui semble participer aux craquèlements d’une couche de glace qui nous enferme durant tout le spectacle. Et en dessous de la glace doit se trouver ce corps tortueux et torturé, éclairé par bouffée de lumière tantôt d’une côté, tantôt de l’autre. Les articulations désaxés, plié en deux ou trois. On ne voit pas clairement et on devine une grimace terrifiante, mais qui se dévoile d’être au finale la tête et des cheveux…

La lumière et la scénographie font un et ils procèdent aussi par ajouts successifs pour construire, pour aller vers une construction quelconque. Des espaces se dessinent. La chambre dessinée par des lignes d’une guinde rappelle les cadres dans les tableaux de Bacon. Nombreuses ampoules sont réfléchies dans l’entour miroitant. Souvent ils s’éclairent eux-même avec des miroirs en réfléchissant la lumière sur leurs partenaires de jeu…

Ce n’est pas un rythme qui se hâte. Tout au contraire. Il construit tranquillement, lentement autour de ce moment où Constance retourne chez George, où les deux sont à nouveau pris par un désir, mais où Constance à la fin (mais il n’y a pas vraiment de fin puisqu’il n’y avait pas d’histoire, et il n’y avait pas de début non plus) le quitte et repars chez Walter. Une lenteur par moment insupportable ou du moins agaçante comme quand il verse le whisky avec le même geste méticuleux, obsessionnel et à répétition infinie dans son verre. Moment de vie où le désir aurait pu cheminer vers quelque chose, nous ouvrir tout à coup à la vie et où l’accident du théâtre l’accomplit.

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Un n’importe quoi salutaire https://www.insense-scenes.net/article/un-nimporte-quoi-salutaire/ Tue, 16 Jul 2019 10:10:22 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3157 La Clairière du Grand n’importe quoi se joue dans le Festival OFF d’Avignon 2019 à l’Artéphile à 16h35. Une épopée géo-politico-écologique qui délire notre monde et ouvre quelques brèches par le rire de cette réalité qu’est la nôtre, alors que l’on pourrait en pleurer. Cela donne de l’air !

Au retour en force de l’ordre moral, lorsque le théâtre est à nouveau inféodé sinon à un message, du moins à une utilité sociale traitant les problèmes de notre société, où il est si souvent réduit à une exposition plate d’opinions et à la signification claire de chaque mot à une chose, où le monde se réduit à une simplicité manichéen et rassure ainsi la gauche bien-pensante, le n’importe quoi de Alain Béhar ne peut qu’être une clairière, un souffle, de l’air dans l’ennui actuel des plateaux de théâtre. Surtout quand à fur et à mesure notre rire sur ce délire écologique (car c’est drôle!) se frappe au fait que ce délire du n’importe quoi nous est pas si étranger, n’est pas si éloigné et qu’il nous est même plutôt familier. Les sens se renverse, les personnes errent, les directions s’intervertissent. Il pleut et quand le soleil arrive, le trou d’ozone brûle tout. Les papiers montent en flamme. Les bébés crèvent, sont cuites et pourrissent. Tout se rempli d’eau qui devient lait à cause des poudres de lait déshydraté abandonnés dans des paysages apocalyptiques. Des gens se collent à nous, maigre et suant, nous embrassent avec la langue. Des bombes explosent. Boum. Des mitraillettes. Tack. Il y a des rats géants. Des cadavres. Ça pu. Une journaliste capte les dernières images attendrissants et chante un nouveau tube qui s’appelle « Moi aussi ». Un artiste veut « provoquer » en foutant une meuf sur une bite énorme en glaçon qui fond au soleil…

Comment ne pas alors penser à la « Barca Nostra » exposée à la Biennale de Venise et à tout ce réalisme néolibérale qui prétend « critiquer » cette société alors qu’il permet tout juste que le monde continue à tourner ainsi, car on donne l’impression de se soucier des catastrophes actuelles et à venir.

La terre tourne dans un sens, s’arrête et tourne dans l’autre autour de n’importe quoi. La solution aura lieu en 2147. Il suffit d’attendre un peu. Jusqu’ici on est bien en cage, mieux que dehors, merci Total, merci vraiment. On finit quand même de sortir, de s’évader, ce qui semble tout de même beaucoup plus simple qu’on croyait. On sacrifie toute sorte d’objets, on détruit, un enfant pleure parce que son papa éclate son téléphone ce qui le fait rire et une exode du monde entier se fait sur un bateau en papier au milieu de la Sahara vers l’imagination. Effacement du monde. Du code, du big data pleut du ciel et fait pousser des choses étranges. De nouveaux jeux se tissent entre nous, de nouvelles espaces et c’est remis à demain.

Alain Béhar, qui a collaboré ici, comme dans son précédent spectacle Les Vagabondes, avec Marie Vayssière, entre dans son délire avec une simplicité et une vitesse qui ne s’attardent pas aux mots car c’est de toute façon n’importe quoi. Il semble que rien ne compte vraiment, les cadavres sont sur la même échelle de valeur qu’un homme qui passe, de la pluie qui tombe. C’est un n’importe quoi postmoderne où tout repère est perdu, le haut et le bas, la droite et la gauche n’existent plus. Et le théâtre est alors libéré d’une injonction dramaturgique qui doit se vouloir intelligente. La terre tourne, les lumières tournent. Paf et « Paf » est projeté sur le mur. C’est n’importe quoi, mais ce n’est pas grave, ce n’est pas jugé. Tout se passe très bien au final. Et puis, quand même, des fois, exténué, au bout d’un désespoir ou simplement épuisé, à bout de souffle car fuyant les rats énormes ou suant de la chaleur des projos, Alain Béhar s’arrête et quelque chose d’un abandon, quelque chose d’en dessous de cette course effrayante contre l’absurdité s’adresse à nous, se manifeste et on se demande : Pourquoi personne ne s’arrête de courir, ce pourrait être si simple pourtant.

Mais même quand on aurait pu se noyer, l’eau ne va pas plus haut que la mâchoire, pour tout le monde, petit ou grand, personne ne se noie dans l’océan de lait qui a envahit tout.

La scénographie est simple. Trois panneaux peints en blanc jusqu’au milieu à peu près, en fait jusqu’à la hauteur du cou de Béhar, des cartons par terre, un scotch bleu qu’il scotche et coupe pour créer des espaces, n’importe quoi. Le théâtre ici n’est pas l’illusion du lieu de fiction, ni même sa représentation, mais quelque chose comme un plan d’immanence qui peut accueillir ce texte. Cela se regarde peut-être comme une reconstitution ou mieux la construction de ce délire éco-cosmique dans ce petit théâtre qui n’a peut-être pas plus de 2m20 de hauteur sous les plafonds. À un moment, Alain Béhar semble avoir un trou de texte. Il se gratte la tête, tire une grimace au spectateur et va lire ses papiers qui sont là sur le plateau. Il ne s’agit pas d’y croire, mais comme Alain Béhar fait l’expérience de ce monde fou, de ces mots, nous sommes avec lui, rions beaucoup, beaucoup et nous nous disons à la fin que peut-être c’est quand même par là, par le grand n’importe quoi et par un rire qu’il faut prendre ce monde de tarés, que son délire du grand n’importe quoi nous donne de la force pour s’attaquer au n’importe quoi de notre monde. Un n’importe quoi salutaire.

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Vivre sa vie… Godardien Berling https://www.insense-scenes.net/article/vivre-sa-vie-godardien-berling/ Tue, 16 Jul 2019 08:04:23 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3151 Vivre sa vie, mise en scène Charles Berling

avec Hélène Alexandridis, Pauline Cheviller, Sébastien Depommier, Grégoire Léauté, au Théâtre des Halles.

 

Baroque, Kitch, expressionniste… la mise en scène Vivre sa Vie de Charles Berling, d’après le film de Jean-Luc Godard, est présentée au Théâtre des Halles dans la salle du chapitre, à Avignon, à l’occasion de la 72ème édition du festival. Pas un hommage, pas un remake, mais une œuvre, ou disons un « état d’esprit ou d’âme », que Charles Berling partage avec Godard et qui le conduit à regarder à l’entour en y ajoutant un grain de poésie comme on dirait un grain de folie. Quelque chose aussi d’une esthétique picturale qui, sur le mode des Ménines commentées par Foucault, fait que ce tableau que forme Vivre sa vie abrite Berling en ses plis, en ses recoins. Entre portrait d’Anna chez Godard, et portrait de Nana chez Berling, c’est donc aussi un autoportrait tout entier fondu dans un flux de récits, un océan d’images à l’endroit d’une intimité exposée avec pudeur. Godardien Berling ! Sans aucun doute, mais et surtout, spectateur et acteur, c’est un regard qu’il livre sur « le film d’une vie ». Ou, pour le dire autrement, un film auquel on prête un amour unique.

En mémoire, les images du film Vivre sa vie de Godard sorti en 1962, pas encore inscrit dans ce que l’on appellera le cinéma du réel, mais déjà tenté par un cinéma qui nous rapprocherait du réel. Image de Jean Ferrat qui caresse un flipper. Image d’un visage éblouissant de la Passion de Jeanne d’arc de Dreyer. Visage et regard d’Anna Karina, belle, au regard noir qui danse à en perdre l’équilibre, qui tapine à s’étourdir. Image de livres et des nouvelles d’Edgar Alan Poe. Images de tête à tête triste et inquiétant, de larmes qui montent aux yeux, de bar de quartier, de salle de billard, de rues parisiennes lépreuses ou mornes, de chambres d’hôtel sans aucun luxe, de lettres manuscrites griffonnées sur des cahiers d’écolier, de clopes qui fument, de baisers volés, images de regards caméras qui n’en finissent pas, de dos d’hommes qui se servent et étreignent Anna comme une proie, de séquences pudiques d’habillage et de déshabillage, de larmes énormes qui roulent en silence… Histoire de voix off, et d’une mélodie lancinante et triste composée par Michel Legrand… quelque chose de l’ordre d’une ritournelle pour violons et de plans coupés pour faire sentir « une bande passante » d’hommes aux petites vies qui viennent fréquenter les « femmes de mauvaises vies ». Histoire encore de petites phrases cinglantes où les mecs souhaitent acheter aussi le sourire de la prostituée dont ils vont louer une partie. Petites phrases arbitraires, phrases où traînent le pognon qui permet de s’offrir un corps, un cul… Phrases de deal koltésien (Berling en sait quelque chose pour l’avoir monté) où le désir est évalué à l’aune de quelques billets. Et malgré tout, pour autant, histoire d’un sourire qui dit le « sel de la vie ».

Et puis la voix de Godard, aussi, parlant du film tourné en noir et blanc. Une phrase : « c’est notre histoire, un peintre qui fait le portrait de sa femme » dit le cinéaste alors que dans la vraie vie il vient de se séparer de celle qui crève l’écran : Karina. Et elle de dire d’un ton philosophique et naïf : « y a qu’à s’intéresser aux choses et les trouver belles ». Et de sentir que l’alternance de rythme yéyé endiablé ne vaincra pas les violons de la tristesse qui reviennent sans cesse à chaque tournant de vie, et que c’est un silence qui précède la dernière image d’Anna tuée, abandonnée sur le macadam et qui, juste avant, dit « non pas moi ». Trop tard… et de regarder sa silhouette recroquevillée comme celle d’une écolière qui aurait traversé la vie au mauvais endroit. Une vie de pas de chance qui l’aura obligée à battre le pavé qui la menaçait. Une vie à peine choisie, où faire le trottoir aura était une « solution » provisoire qui finira par mal tournée. À suivre le visage de Anna dans Vivre sa vie, on se rendra à l’évidence. Comme le prénom qui est un palindrome et se lit de droite à gauche ou l’inverse, la vie est sans issue pour les « petits ».

Et de saisir que le travail de Charles Berling invite au plateau ces souvenirs et que son regard sur le film les augmente, dès la première image. Là, une sorte de « Marylin » blonde plaqué, dans une robe de mousseline blanche, interprétée par Hélène Alexandridis, descend un escalier en citant Lulu de Franck Wedekind. Titre qui marque, au début du XXè la présence au théâtre, pour la première fois, d’une prostituée dans un rôle-titre. Première image sèche et crue, où depuis les travaux de Domenach, on sait que l’escalier est le lieu du tragique. En marge, un guitariste à la silhouette de Rocky Picture Horror Show balance trois accords stridents. Le ton est donné et cette première image qu’on pourrait imaginer à la Une de Paris-Match inscrit le spectateur à l’endroit d’un regard glacé. Glaçant aussi, comme le sera l’apparition d’un dompteur ou d’un entraineur de revue, fouet à la main, au maquillage de clown. Une figure de Joker cynique et menaçant. Aux premiers instants, donc, dans un décor que l’on pourrait identifier à un bar interlope, mais qui se regarde aussi comme une loge surdimensionnée devant un miroir qui s’étend pratiquement sur tout le fond de scène ou un cabaret, le ton est donné. Il n’y aura pas d’issue. Et c’est dans cet espace semi circulaire que va se jouer la vie de Nana (personnage interprété par Pauline Cheviller) à qui Charles Berling confie le rôle phare de l’Anna/Nana de Godard. Et contrairement à l’expression « fille de joie », Nana sera cette « fille du feu » nervalienne promise à une vie où, du trottoir à la chambre, il faut prendre l’escalier qui la mène dans les draps froissés par la sueur des inconnus, en lieu et place du plus vieux métier du monde.

En fond, l’écran qui réfléchit des images ou au contraire joue de transparence, fera apparaître une sorte de composition Klimtienne, aux premiers instants.

À partir de ce premier temps, s’en suivront douze tableaux qui, comme dans le film de Godard, marquent à chaque fois une étape de l’histoire de Nana. Douze tableaux ou un chemin de croix. Mais Berling ne se suffit pas de cette référence et il les travaille et les sculpte pour le théâtre et la scène, y ajoutant là un fragment de texte de Simone Weil qui fait entendre la condition ouvrière des femmes des usines. Plus loin un extrait de Virginie Despentes qui nomme les conditions de vie des « travailleuses du sexe » ou un fragment de Duras consacré à la Jeanne Socquet qui peint les bordels de Montmartre, plus en amont encore un passage de La Passe imaginaire de Grisélidis Real qui raconte le quotidien d’une prostituée. Non qu’il s’agisse chez Berling de faire tomber la mise en scène dans un essai critique sur la place des femmes et des prostituées ; mais plutôt à chaque fois de faire entendre le monde intérieur de Nana. Le faire entendre autrement et donner à la scène un double écho qui se répartit entre les paroles du quotidien, et les pensées intérieures. Manière pertinente et juste, esthétiquement et poétiquement, de faire sentir l’articulation entre le corps vendu et l’esprit libre, le corps à vendre et les pensées d’ailleurs. Manière encore de souligner une complexité vivante à l’endroit d’une vie monotone.

C’est cette dualité, encore, que le public peut sentir à travers le dispositif scénique où en front de scène, comme derrière l’écran, une double vie qui n’en forme qu’une se laisse apercevoir. Manière libre de travailler un « pile et un face » où ce qui se joue au premier plan est mis en perspective à l’arrière-plan. Manière de jouer d’un dévoilement donc où ce qui est dit devant fait image derrière. Principe du masque, en quelque sorte comme le sont les comédiens fardés.

Derrière, justement, la sexualité monnayée s’y déploiera et la scène de pénétration, non pas caricaturale mais stylisée, ne laisse aucun doute sur le quotidien de Nana qui subit les assauts de ses clients. Crudité et violence du sexe sont ici habillées d’une ombre chinoise qui suffit à rendre l’ombre d’une vie de catin. Séquence radicale où la répétition du geste souligne moins un acte sexuel que les conditions d’un travail à la chaîne. C’est terrible à voir, c’est sans érotisme, et c’est brutal puisqu’ici se dessine une image d’ouvrière tenue à la rentabilité, à la cadence, à l’asservissement… que dénonçait le petit texte de Simone Weil.

Il est difficile ici de rendre la multitude et la diversité, le flux des images sonores et visuelles qui compose le Vivre sa vie de Charles Berling. Mais, et parce que le cinéma est aussi le monde auquel il appartient, il n’est pas possible d’ignorer que l’acteur qu’il est a eu le goût de l’insinuer dans sa mise en scène. L’écran est bien entendu l’un des symptômes de son attachement au 7ème art. Il est le plus visible mais, en définitive, cet écran trouve ici une fonction théâtrale qui abrite les allés et venus de Nana entre deux mondes. L’usage de la vidéo dans la mise en scène, en revanche, s’approche au plus proche de la technique cinématographique. Comprenons par-là qu’il nous rappelle que la question du montage est récurrente au cinéma. Recourant à cette image cinématographique, Charles Berling en fera un énième tableau, un treizième si l’on veut. Peut-être qu’à cet endroit se réunissaient théâtre et cinéma, balayant la frontière entre l’un et l’autre. À la dernière image qui réfléchit la mort de Nana, le corps inerte en front de scène sera projeté sur l’écran. Image de « The End » qui fige la vie dans un tableau carré. La mort s’y déploie avec intensité et se contemple alors comme s’il s’agissait d’une toile, une vanité. Image pure d’un portrait accroché à un mur. Image qui fait écho à l’ultime citation que Nana faisait au dernier souffle citant Simone Weil comme à la première séquence : « la force, c’est ce qui fait de quiconque lui est soumise une chose. Quand elle s’exerce jusqu’au bout, elle fait de l’homme une chose au sens le plus littéral, car elle en fait un cadavre »…

La boucle est bouclée. Le temps du théâtre, celui de la représentation, aura été celui d’un tableau que Berling a peint.

En rupture avec le pathos et la psychologie, le geste de metteur en scène de Charles Berling s’ouvre à un théâtre brut où les comédiens entretiennent une distance continue avec l’histoire qu’ils campent et rendent la diversité des rythmes de la vie. Brut d’intensité, à l’écart de toute tension dramatique qui voudrait faire un « effet », Vivre sa vie de Charles Berling, assisté d’Irène Bonnaud à la dramaturgie, ne cherche pas à jouer l’émotion, mais à la faire naître dans l’esprit du public. Et comme le petit manteau de Nana qu’elle passe et enlève sans arrêt, si le théâtre se définit aussi comme le « manteau d’arlequin », alors au terme de la représentation, du film est né le théâtre, de l’écran est né la scène. Ce n’est pas beau, c’est vrai. Là, se rejoignent Godard et Berling qui prêtent, l’un et l’autre, à leur art, la capacité de faire apparaître ça qui est l’un des enjeux de leurs pratiques.

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« Dix Shakespeare pour un auteur contemporain » https://www.insense-scenes.net/article/dix-shakespeare-pour-un-auteur-contemporain/ Mon, 15 Jul 2019 23:31:56 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3145 François Cervantès, Claudine Galea, Perrine Gérard, Marilyn Mattei, Julie Ménard, Julie Rossello-Rochet, Alexandra Badea, Samuel Gallet, Michel Vinaver, Magali Mougel, Pauline Peyrade…

« Ce n’est pas vrai que des auteurs qui ont cent ou deux cents ou trois cents ans racontent des histoires d’aujourd’hui […]. [M]ême si notre époque ne compte pas d’auteurs de cette qualité, je donnerais dix Shakespeare pour un auteur contemporain avec tous ses défauts. […] C’est terrible de laisser dire qu’il n’y a pas d’auteurs ; bien sûr qu’il n’y en a pas, puisqu’on ne les monte pas, et que cela est considéré comme une chance inouïe d’être joué aujourd’hui dans de bonnes conditions ; alors que c’est quand même la moindre des choses. »
 

Cette mise au point énergique que Bernard-Marie Koltès opposait à un journaliste dans les années 1980 vaut plus que jamais aujourd’hui. Plusieurs papiers parus dans Libération s’en étaient fait l’écho. Les récents États Généraux des Écrivaines et Écrivains de théâtre qui se sont tenus à la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon sont passés de la déploration à l’action collective (voir le compte-rendu de Yannick Butel ici même).
Le temps n’est même plus celui où des metteurs en scène « revisitaient les classiques ». Le passage obligé consiste maintenant dans l’adaptation de scénario ou de roman-fleuve. Et la figure du metteur en scène tend à s’amoindrir au profit de « créations collectives » qui s’engouffrent dans l’ornière du théâtre documentaire ‒ loin des punchlines militantes d’un Weiss ou d’un Gatti. On multiplie les biopics, on abrite sous l’aura de noms propres une dramaturgie platement linéaire, chronologique, sans langue. Il est rare que ces démarches hégémoniques soient sous-tendues par une nécessité, une contrainte. La satiété guette. Peu tentent d’imposer un auteur contemporain, de risquer une distribution et une scénographie pour défendre une œuvre en devenir, de s’exposer aux frictions d’un compagnonnage au long cours.
Encore faut-il que les dramaturges vivants frayent une dramaturgie vivante, portent écriture et vie à un point d’incandescence, ne se contentent pas d’attendre la reconnaissance d’un « grand » metteur en scène, ne se satisfassent pas des aumônes du CNL, ne reconduisent pas la formule efficace de la pièce précédente dans la suivante, ne défendent pas une pureté illusoire du texte dramatique sans aucun frottement avec d’autres genres, ne soient pas amnésiques de ceux qui les ont précédés ‒ meilleur moyen d’y rester sans le savoir.
Et pourtant des maisons d’édition font opiniâtrement leur travail indispensable de défrichage : de Quartett à L’Arche en passant par Espace 34, les éditions Théâtrales, Les Solitaires Intempestifs, Actes Sud… Elles publient des livres d’auteurs dramatiques vivants, souvent de véritables livres qui ne se réduisent pas aux rebuts d’une « écriture de plateau », mais des poèmes dramatiques qui investissent la page comme une scène,  retravaillent les témoignages, allégorisent les expériences, les déplacent, les altèrent, ne cèdent rien sur l’exigence formelle, l’expérimentation typographique, la recherche d’une langue inouïe, à la mesure des enjeux contemporains, où la « petite affaire privée » (Deleuze) n’est pas dissociée de géographies politiques, de territoires imaginaires, de rémanences historiques, de peuples introuvables, invention poétique justement pour ne pas aborder les déchirures actuelles dans des moules éculés, des formes qui calcifient les forces, fabriquent du consensus, de la récupération culturelle, de la reconnaissance institutionnelle, pourvoyeuse de subventions, de résidences, de réparations, de théâtre qui panse au lieu de penser ou d’émanciper.
Et de tous ces auteurs vivants, pour ne pas parler du IN (et en attendant qu’IF EN COUR poursuive son cours déviant), voici ce qui surnage du programme touffu du OFF : Dennis Kelly (six spectacles), Matéi Visniec (cinq spectacles) et Fabrice Melquiot (cinq spectacles). Je m’interroge sur ce trio de tête, loin devant, eux-mêmes fondus dans Molière, Feydeau, Tchekhov et consorts, eux-mêmes effacés par… ainsi de suite. Il ne s’agit pas de leur dénier tout intérêt, mais je crains ne percevoir derrière cet emballement pour Kelly que la facile recette des épisodes de série du genre dystopique dont il a été un fer de lance, pour Visniec une nostalgie absurde de l’ère Ionesco et pour le prolifique Melquiot l’occupation de la niche rentable du « théâtre de jeunesse ».
Je préfère, et ce sera mon fil rouge aux côtés des insensés, des déviants, entre dernière bande et contrebande, écrire sur, avec, à partir d’écritures mineures. Qu’une critique mineure en somme, loin de l’aristocratie crépusculaire de la presse nationale, de la vitrine promotionnelle du web, de l’humeur massacrante ou du goût ineffable des blogueurs, s’allie aux écritures mineures, celles de François Cervantès ou Alexandra Badea au Gilgamesh Belleville, de Claudine Galea à la Manufacture, de Samuel Gallet, Perrine Gérard, Marilyn Mattei, Julie Ménard et Julie Rossello-Rochet au Parvis, de Michel Vinaver aux Halles (11 septembre 2001 c’est de la dramaturgie vivante oui), de Magali Mougel à l’Archipel Théâtre, de Pauline Peyrade à la Chartreuse, et j’en oublie.

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Rage… sublime hymne au désespoir. https://www.insense-scenes.net/article/rage-sublime-hymne-au-desespoir/ Sun, 14 Jul 2019 14:54:01 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3132 Au CDC les Hivernales,

le chorégraphe taiwanais Po Cheng Tsai présente Rage.

 

 

Au CDC les Hivernales, le jeune chorégraphe taiwanais Po Cheng Tsai présente Rage, Ikari dans l’original. Une performance chorégraphique de 45 minutes inspirée du roman éponyme de l’écrivain japonais Yoshida Shuichi, roman adapté également au cinéma par Sang-il Lee (magnifique et musique géniale de Ryuichi Sakamoto). Quelque chose d’incroyablement émouvant et puissant où les larmes traversent le corps du spectateur et gonflent son cœur.

Diplômé en arts de l’université de Tapei en 2009, Po Cheng Tsai n’a que 31 ans et déjà devant lui une éternité ou infini talent. Lorsqu’il fonde la compagnie B. DANCE, il y promeut un langage esthétique qu’il métisse empruntant aux arts martiaux, à la danse traditionnelle et contemporaine. Depuis, il a parcouru l’Europe et le monde et a offert aux publics différentes formes chorégraphiques au point que le magazine Tanz allemand, en 2018, l’a désigné comme la révélation de l’année. Il prépare actuellement Innermost, qu’il commencera à répéter d’ici à une dizaine de jours à Taiwan.

Qu’est-ce que l’abandon ? Qu’est-ce que l’entêtement ? quelles formes peuvent prendre les traits du désarroi et de l’amour perdu ? Quelles couleurs peuvent bien avoir la résistance du corps à l’épreuve du rejet ? Y a-t-il un mouvement au monde qui dirait la tristesse et que l’art permettrait de saisir à l’endroit de son essence ? Peut-on survivre à l’amour défunt ? Peut-on marcher encore, essayer au moins ? Y a-t-il un trait chorégraphique pour le soutien d’âmes perdue ? Comment faire sentir la chute d’un corps auquel plus personne ne tient ?

Il n’est pas une réponse et sans doute plusieurs, mais les interprètes de Rage, sous la direction de Po Cheng Tsai, touchent d’un bout à l’autre à cette constellation de questions humaines. D’un bout à l’autre, dis-je, et entrainé par le silence et quelques mouvements profonds de musique baroque, le spectateur que je suis aura du mal à tenir ses larmes. Au corps inerte et brisé de la danseuse à la première scène qui sera aussi l’image de la dernière scène, Rage se regarde comme un compte à rebours explicatif, poétique, esthétique de la première image. Et les 45 minutes qui servent à éclairer le corps mort figurent une épopée désastrée, une vie lynchée par un amour qui ne tient plus et auquel on s’accroche comme à la vie. Et je ne sais pourquoi, mais à ce moment-là du temps, je perçois à l’endroit des huit interprètes qui dansent comme l’expression de ce qu’est, pour un corps autant que pour un esprit, une dépression. Alors au plateau, comme dans un intérieur qui se vide de tout espoir, quelque chose apparaît du Soleil noir qu’a écrit Kristeva. Quelque chose où la mort voisine avec le mouvement tel que la peint Duchamp dans ces anagrammes. Ils sont Un, ils sont un ballet de solidarité et d’amitié ; à moins que ce UN ne porte que l’amour, ses formes clivées et schizoïdes finissantes.

C’est juste impressionnant de puissance rayonnante, d’éclats de beauté. Et si de multiples images pouvaient dire ce qui fit trembler la salle, peut-être que le moment de l’homme qui, ses mains assemblées comme un coin, feint de frapper une poitrine, nous indique que c’est le cœur qui est atteint. Le sien, le nôtre, dans une fusion qui ébranle les sens.

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Compagnie Emile Saar… Un pur instant. https://www.insense-scenes.net/article/compagnie-emile-saar-un-pur-instant/ Sun, 14 Jul 2019 08:35:53 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3123 Comme si on pouvait s’en aller Ici… par la Compagnie Emile Saar

Festival IF en cour. 23 rue des Colombes.

En marge du In et du Off, le festival « IF en cour », à l’initiative de la Déviation, proposait de multiples rencontres au 23 rue des trois Colombes, chez Marie-Jo. Et comme si le nom de la petite rue avignonnaise était un appel ou une étape pour « drôles d’oiseaux » nomades et migrateurs, entre autres groupes, performers, lecteurs et auteurs…, la compagnie marseillaise Emile Saar s’y posa avec Plume à 12H30 et 18H00 ce vendredi. Plume, un personnage à part dans le monde poétique, imprévisible et pour tout dire « curieux », « suspect », « effronté », né de la caboche d’Henri Michaux.

Les petites histoires qui font les grandes…
« Jules, pour la performance Plume, dans la petite cour sous le figuier, il faudrait que l’on puisse disposer de 2 enceintes, 3 pieds de micros et 3 micros, plus 1 mixette. Côté cablage, 1 long jack-jack, 3 longs XLR, 1 mini jack-RCA » est-il écrit au bas d’un mail de Marie.
On imagine bien qu’aux trois micros, on retrouvera Marie Lelardoux, Leïla Lemaire et Audrey Ruzor qui forment le trio d’Emile Saar. Les trois interprètes visibles de ce « mini » spectacle d’une vingtaine de minutes qui, par ailleurs, se prolonge par la diffusion de ce qu’elles font à la radio. Une radio peu commune que www.radionunc.org où sur les ondes elles diffusent des bruits de tous les jours pris à la ville, à la campagne et à l’océan des sons.
À Malte Schwind qui organise tout dans le « IF en cour », elles proposeront un texte de présentation pour leur travail autour de Plume :
Titre : « Comme si on pouvait s’en aller ici » (ça sera la première dite par Leïla)
Cie Emile Saar/Marie Lelardoux, Leïla Lemaire, Audrey Ruzor
avec les voix de Lucien Bertolina, Daria Deflorian, Catherine Germain, Alexis Nouss, Eugène Savitzkaya.
Dans « Comme si on pouvait s’en aller ici », trois comédiennes inventent une partition scénique à partir d’un montage radiophonique autour de Plume, personnage énigmatique créé par le poète Henri Michaux. Ce montage est issu de quatre entretiens au sujet des textes Plume voyage, Plume à Casablanca, Plume au plafond. Des voix cernées par l’épreuve du « comment dire » tentent de dessiner les contours d’une silhouette qui se précise, se diffracte, s’échappe.
Avec l’accompagnement de Radio Grenouille – Atelier/studio Euphonia (Marseille), Radio Zinzine (Aix-en-Provence), Radio Campus Paris.
Voilà, tout est dit dans le corps de ce mail et les artistes, qui fréquentent la Déviation qui a élu domicile chez Marie-Jo, se tiennent à la règle du « pas de chichi » qui est le principe maître de ce lieu insolite qu’est La Déviation, une ancienne cimenterie, à l’Estaque, reconvertie en pôle de création et de résidence où l’on met en place, au jour le jour, une alternative à l’économie du spectacle.

Comme si on pouvait s’en aller Ici…
C’est la phrase ! L’ouverture ! Dite sur le mode de l’évidence qui donne au visage de Leïla, qui écarquille les yeux et s’y reprend à plusieurs fois, un air mi consterné, mi résigné. L’air entendu, la moue logique et pourtant un peu déroutée, Leïla dit la phrase qui commence son Plume. Et pour un peu on dirait, à la regarder, qu’elle subodore que la poésie c’est pas de la tarte et qu’à cet endroit, il faut faire attention où l’on met les « pieds ». Dans son haut rouge pétard, élégante, elle semble avoir endossée le rôle de Maestro alors que Marie et Audrey, impassibles ou déjà hors de portée à méditer la phrase, perdues en pensées, assises devant les micros perchés, comme dans une salle d’attente, attendent leur tour. Oui, c’est ça. Ça ressemble à une salle d’attente d’ailleurs, bizarre comme toutes les salles d’attente, en tous les cas une salle d’attente pas d’ici. Et alors, autour d’un enregistrement dont on suppose que c’est Michaux qui s’explique sur Plume, elles entrent en résonance avec ce qui se dit, là, à la radio.
En résonance, en écho, comme si les ondes de la radio venaient les percuter ou les attendrir, elles reprennent, en chœur ou seules, les phrases qui sont dites par Michaux qu’un critique littéraire semble mettre à la torture avec des questions saugrenues, des intuitions purement subjectives et des affirmations ou des projections d’enquêteur. Alors elles tendent l’oreille, méditent les réponses, s’amusent des questions, précèdent l’interview… parce que dans la salle d’attente d’ailleurs, elles connaissent le Plume sur le bout des doigts ou « par cœur » (expression qui les rapproche de l’amour qu’elles lui portent). L’expression la plus juste, encore, serait d’ailleurs de dire qu’elles l’ont sur le « bout de la langue » et qu’elles se le partagent avec une gourmandise amoureuse. C’est un bonheur de les regarder feindre, s’amuser d’un air entendu, se reprendre, parler à l’unisson, soliloquer, monologuer…
Et de les voir jouer un embarras qui passe par un embouteillage de la parole qui parfois les inscrit à l’endroit du circonspect, parfois celui de l’amusement et vraisemblablement toujours celui de la passion. Avec cette performance sonore qui joue sur les silences, les cacophonies douces et arythmées, les voix d’ailleurs, leurs propres voix, c’est un travail artistique et poétique qui met en jeu ce que Nancy, un jour, parlant de la parodie, nommait par souci d’étymologie, le « Para odé ». Du grec donc, qui rappelle que la parodie est un « chant décalé ». Quelque chose qui fait que la phoné (le son, la parole) est le lieu, avant tout du déplacement, de l’écart, de l’intervalle qui entretient avec l’original un rapport distancié qui le met en relief.
Avec « comme si on pouvait s’en aller d’ici », Marie, Leïla, Audrey sont sans doute à l’endroit d’une forme performative qui met en jeu la parole. Précisément le rapport que l’on entretient aux mots, aux énoncés et aux lieux d’énonciation. Et avec Plume, multipliant les sources de la parole (paroles enregistrées, paroles décalées, paroles différées, paroles archives, paroles in situ…) elles livrent passage à l’idée que la poésie, et notamment celle de Michaux, fait de la parole un espace à part entière. Un espace d’aucun territoire, d’aucune époque, d’aucune utilité, d’aucun temps sinon celui qui se forme dans l’instant d’un acte de création. Parole qui n’assigne plus, qui ne nomme plus, mais qui fraie avec l’idée qu’elle serait un passage, un moyen de rester nomade, un outil de voyage… Là où la poésie, dite par trois jeunes femmes devant des micros, comme dans une salle d’attente où viennent les pensées, se plaisent à ignorer le temps rentable, le monde utile, et donnent à voir et à entendre un anachronisme, un « pur instant », comme le rêvait Walter Benjamin qui avait le souci de « l’esprit adamique de la langue ».

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EGEET… SOS des auteurs. https://www.insense-scenes.net/article/egeet-sos-des-auteurs/ Sat, 13 Jul 2019 21:14:53 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3114 Etats Généraux des Ecrivaines et Ecrivains de théâtre. La Chartreuse, 11, 12, juillet 2019.

Ces 11, 12, 13 juillet à la Chartreuse-CNES de Villeneuve Lez Avignon se tenaient les Etats Généraux des Ecrivaines et Ecrivains de théâtre (EGEET). Retour sur un événement qui, comme l’induit implicitement la constitution d’ « Etats Généraux », annonce l’idée d’une crise, un point névralgique où est en question « la survie » des auteurs, au plan professionnel, au plan poétique, au plan social puisque sans soutien accru et structurant, il n’y aura bientôt plus qu’à mettre la « plume » sous la porte. Esquisse d’un Manifeste.
Une petite histoire du devenir fantôme des auteurs
À la veille de sa mort le 15 avril 1980, Jean-Paul Sartre déplorait le tournant pris par le théâtre et s’en ouvrait à Bernard Dort dans un entretien qu’il lui donna en 1979. Entretien reproduit dans le numéro 32-33 de la revue Travail Théâtral. Je le cite : « Le théâtre est en train de mourir […] Le théâtre est devenu un théâtre de metteur en scène ; il n’est plus un théâtre d’auteur. » Cette pensée lugubre ou ce constat réaliste, il l’annonçait déjà dans un Théâtre de situation. De 1980 à aujourd’hui, les mutations du théâtre n’ont pas épargné les « auteurs contemporains » et la mue des pratiques théâtrales du poétique vers l’esthétique n’est pas le moindre des séismes.
Du courant de l’Arte Povera, dans les années 60-70 où les plasticiens italiens ont ouvert la voie, à la politique culturelle belge qui favorisa l’émergence de la Vague flamande dans les années 80-90, en passant par le théâtre documenté promu par les universités de Giessen et Hildesheim (90-2000), sans parler des effets de la mondialisation et de la globalisation… le texte, et par voie de conséquence, les auteurs, ont vu leur rôle et leur centralité, « relativisé », voire « marginalisé et fragilisé » dans le processus théâtral. D’une certaine manière, c’est Artaud, pourrait-on dire, qui aura fait la peau de Jean-Paul Sartre, le premier préconisant qu’il fallait que le théâtre trouve sa propre langue qui n’était pas celle, nécessairement, que lui proposait le Texte, résultat de ce qu’il appelait la « dictature de l’écrivain ».
Si l’on ajoute à cela ce que Bruno Tackels un beau jour baptisa du nom « d’écrivain de plateau », si l’on prend en compte, encore « les écritures du réel », si l’on observe que les apprentis comédiens des Écoles d’Art de théâtre préfèrent parfois (et même de plus en plus souvent) écrire et mettre en scène leur propre texte/patchwork… on ne peut que valider un paysage devenu « hostile » ou plus simplement concurrentiel où les auteurs sont sur la ligne de départ de tous les processus théâtraux, sans pour autant être sur la ligne d’arrivée.
Il ne s’agit pas ici d’opposer les auteurs aux metteurs en scène, pas plus qu’il ne s’agit de reprendre l’argument idiot du textocentrisme auquel on substitua le scénocentrisme, mais plutôt de souligner une évolution, un changement de cap des politiques culturelles. Bien entendu, et les responsables de celles-ci ne sont jamais à une contradiction, si d’un côté nombre de dispositifs soutient les « auteurs », on peut néanmoins douter que ce souci se traduise au sein des salles que les directeurs tiennent à peupler de la « jeunesse », laquelle a d’autres pratiques que celle qui la conduirait vers les textes.
Au-delà de ces différents points rapportés trop brièvement et pas assez développés, on s’étonnera toutefois que la condition des auteurs de théâtre ne soit pas davantage prise au sérieux. Et, par exemple, que la promotion de la francophonie et de la langue française, le souci d’exportation et de partage de la culture des Lumières, et peut-être tout simplement la conscience que ce qui s’écrit aujourd’hui est le patrimoine de demain… n’aient pas donné l’idée à un Ministre de la culture de donner une visibilité à ceux qui travaillent la langue en promouvant la construction d’une Maison des auteurs de théâtre ou d’une Cité des auteurs. Oui, un lieu donc, comme il y a une cité de la musique, une cité de l’architecture, une cité du design, etc.
Un temps, il y eut l’AET, l’Académie expérimental des théâtres qui joua un peu ce rôle. L’affaire dura 10 ans, et puis plus rien. Et l’on peut s’en étonner dans un pays où le souci du patrimoine, le souci de la langue, le souci du théâtre populaire, mais aussi de l’innovation et de la recherche… est récurrent au discours des politiques. On peut s’étonner qu’un pays qui prétend à la diversité, ainsi qu’à son métissage, ne porte pas davantage d’intérêt à la médiatisation des auteurs qui la portent.
Sauf à chercher dans les travaux universitaires : Sylvie Chalaye (rejointe aujourd’hui par Pénélope Dechaufour) qui depuis plus de 20 ans étudie les écritures postcoloniales au théâtre ; Sandrine Le Pors qui scrute le territoire des écritures contemporaines… Sauf à identifier le travail de défricheur de Frédéric Voissier au TNS, et parfois quelques lieux qui mettent en avant dans leur programmation les écritures contemporaines (le festival « écrire et mettre en scène » du Panta théâtre à Caen), le lieu de résidence et de médiation qu’est La Marelle à Marseille qui accompagne les auteurs, les met au contact des publics, et tend à promouvoir les écritures du monde… (Et je prie les non-nommés de me pardonner et les lieux phares d’oublier que pour une fois ils ne sont pas mentionnés).
 
Programme des EGEET
Les Etats Généraux des Ecrivaines et Ecrivains de Théâtre (EGEET) se donnèrent ainsi pour mission de dresser un état des lieux des pratiques en matière d’écriture théâtrale contemporaine et de faire émerger des préconisations concrètes à l’adresse de tous.
Nés de la mobilisation d’autrices et d’auteurs dramatiques, les EGEET se sont donc répartis en neuf commissions thématiques qui se sont réunies régulièrement pendant près d’un an, collectant des données, rencontrant des partenaires et organisant des rencontres publiques en région (Théâtre de la Tête Noire, Théâtre du Nord, Festival Regards Croisés…).
Après un lancement au Théâtre National de la Colline en janvier 2019 où il s’agissait de présenter le mouvement, un autre temps fort fut prévu les 11, 12 et 13 juillet à la Chartreuse de Villeneuve-lez- Avignon.
Durant ces 3 journées, les 9 commissions des Etats Généraux des Ecrivaines et Ecrivains de Théâtre ont restitué leurs travaux sous la forme d’échanges, de débats et de rencontres en présence d’experts, de partenaires, d’auteurs et d’autrices.
Chaque commission fut constituée d’une dizaine d’écrivaine.es dramaturges. Elles travaillaient toutes selon la même méthodologie : état des lieux ; échanges d’expériences ; réflexions ; propositions d’amélioration. Elles organisèrent chacune une réunion plénière dans un lieu emblématique, en Île de France ou en région, à laquelle les autres acteurs du champ de la littérature dramatique furent conviés pour participer à l’élaboration des propositions.
1 – L’écriture dramatique en question. Une double inscription, littéraire et théâtrale
Mettre en avant cette double dimension d’écriture et réfléchir à la place de l’écrivain.e dans la chaîne de production théâtrale, dans le processus de création scénique, ainsi qu’à son inscription dans le champ littéraire, en organisant le dialogue avec les universitaires, critiques, éditeurs, structures dédiées au livre en général.
2 – A-t-on besoin des autrices ?
A-t-on besoin d’équité ? Deux objectifs sont poursuivis en parallèle. 1) réfléchir à l’origine, mais aussi, aux points de blocage qui maintiennent le déséquilibre H/F dans le champ de l’écriture théâtrale ; 2) élaborer des actions concrètes dans l’intention de faire advenir la parité autrices/auteurs.
3 – Formation et éducation
Formation initiale et continue des autrices.eurs ; éducation à la littérature dramatique : comment encourager l’apparition de formes nouvelles et accompagner leur réception par le plus grand nombre.
4 – Aide à l’écriture et résidence
Nécessité des aides. Comment les multiplier ? A quoi sert une résidence ? Comment peut- on continuer à partager, à offrir, à améliorer ces espaces de liberté ? Qui soutient ? Qui accompagne ? Dans quelles conditions ? Nous chercherons à dégager les éléments, peut- être contradictoires, qui font qu’une résidence devient une réussite pour chacun – écrivains.e.s, structures, financeurs et publics.
5 – Rédaction d’une charte, statuts, droits sociaux
Analyser les conditions de rémunérations des activités des auteurs en vue de la rédaction d’une charte qui prenne totalement en compte les activités spécifiques des auteurs dramatiques.
6 – Production, incitations, place des écrivain.e.s dans le paysage théâtral
Etudier comment relancer et amplifier la production de textes d’écrivain.e.s vivant.e.s de langue française dans les théâtres, réfléchir à des aides incitatives et se pencher sur la question de la présence effective des écrivain.e.s dans les lieux.
7 – Création littéraire / Actions culturelles : interactions.
Créer une charte qui veillera à définir des limites claires entre le champ de l’action culturelle et celui de la création artistique, mieux encadrer les heures d’atelier lors de résidence d’écriture, encourager les commandes d’œuvres originales pour les ateliers de pratiques amateurs dans le primaire et le secondaire.
8 – La nécessité des récits alternatifs
Faire entendre et donner à voir des récits « inclusifs » permettant à tou.te.s de se projeter dans les narrations. Décentrer l’idée d’universalisme qui ne recoupe généralement que des réalités occidentales. S’affranchir des stéréotypes et préjugés inconscients. Interroger la place de la francophonie et des auteurs francophones.
9 – International
Apprendre des différents mouvements de structuration d’écrivain.e.s à l’étranger et des moyens et systèmes mis en place pour faire rayonner leurs écrits, aider nos œuvres à circuler à l’étranger par un réseau plus approfondi et actif, en facilitant des traductions de qualité de nos textes dans une ou plusieurs langues.
11/12/13 Juillet synthèse et préconisations
les photos qui développent les préconisations au terme de ces trois jours. Ou quelque chose qui esquisse un Manifeste…




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« If – En cour », premier jour | la voie libertaire  https://www.insense-scenes.net/article/if-en-cour-premier-jour-la-voie-libertaire/ Fri, 12 Jul 2019 21:46:04 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3042 « Festival If – En cour »,
une programmation libre proposée avec le soutien de la Déviation et de l’Insensé.


Au milieu, un figuier. On voit l’absence de nuages à travers ses branches. La cour intérieure est à ciel ouvert. Quelques chaises. La rumeur d’Avignon? Elle est loin. Nous aussi. Mais on est tout près aussi : à quelques mètres de nous, ceux qui disent les textes nous regardent dans les yeux. C’est le If : ni off ni in. Simplement l’hypothèse d’emprunter une voie plus libre. Se suivent et ne se ressemblent pas des lectures, des paroles : oui, on prend la parole où elle est, et elle est là, au milieu de la cour au pied du figuier. Retour sur un premier jour, regards sur une autre manière de penser un théâtre sans le théâtre. Le if, ni hors-lieu, ni tiers-lieu : comme un autre lieu. 
Lire ce que propose le IF — en cour.

« Le Festival “If —En Cour” consiste en l’occupation d’une cour intérieure à Avignon (23 rue des trois Colombes) pendant le Festival d’Avignon IN et OFF. Nous voulons y expérimenter la possibilité d’un autre espace-temps qui ne soit pas soumis à la logique de marchandisation des œuvres et de la mise en concurrence des artistes. Nous cherchons à créer des espaces qui rendent possibles un autre rapport à l’art, c’est-à-dire où ce rapport ne se réduit pas à de la consommation, ni à de la valorisation culturelle, où l’art n’est pas l’instrument d’une exclusion. Cela implique que nous refuserons que cet espace devienne un espace de promotion ou de vente. Nous ne cherchons pas des “programmateurs”, nous espérons de pouvoir partager quelque chose avec des gens, se rencontrer entre ami. e. s et camarades, chercher un rapport critique à nos travaux et peut-être construire par là de nouvelles solidarités. Ni IN, ni OFF, mais le conditionnel toujours en cours d’autre chose.
Les trois jours proposeront des lectures de textes divers : jeunes et moins jeunes auteurs qui lisent leur propre travail, Matériaux pour des travaux à venir, critiques… Tout cela dans la légèreté, l’insouciance et la joie de n’avoir rien à perdre ni à gagner, mais simplement de vivre et de tenter à faire résonner les mots. 
L’entrée est libre. Venez boire une limonade. Une légère restauration se trouvera sur place à prix libre. Un chapeau tournera pour chaque proposition.. »

Premier jour : un chemin de traverse qui finit par frayer entre les allées incertaines de l’époque une direction. C’est la marche qui fait de l’horizon un paysage. Ce premier jour, c’est une voie libertaire qui dégage les perspectives. Est-ce un hasard ? Un signe ? Une volonté propre à une programmation qui d’instinct a su que c’était là la condition première de tout geste que d’abord s’établir dans la joie d’être à soi-même son propre maître. 
C’est le début de l’après-midi, le soleil frappe à la verticale des choses. On est dans la fatigue d’Avignon déjà — le culte de ce qui se donne de plein droit comme admirable. Le haut lieu. Ici, il n’y a même pas l’arrogance de s’arracher aux lieux. Il y a un arbre et des chaises. C’est 14 h 30 et Mathilde Soulheban lit Les Endettés comme une évidence. Il y a la dette qui enchaîne un être à un l’autre : la dette par contrainte qui aliène et sur quoi repose l’économie quand elle devient l’ordre du monde. Et puis il y a l’autre dette : celle qui fabrique l’échange et le contre-don, qui sait inventer des façons de produire du temps. Les Endettés remontent loin dans l’histoire pour affronter les premières villes où l’économie servit d’abord à compter les fleurs et les blés. Partant de l’origine, il ne suffit pas de grand-chose pour aller encore avant l’origine et immédiatement on se retrouve dans la fiction, le rêve, l’hypothèse d’une autre histoire qui vengerait l’autre, la véritable, l’insupportable. 

« L’origine, c’est ma question préférée. On peut remonter et remonter, le cours des choses, des événements, du temps et même avant le temps, plus l’échelle grandit, plus ses barreaux paraissent négligeables. Tout le temps j’aimerais qu’il ne reste que le nécessaire. Et à essayer d’y parvenir, j’écope des seaux et des seaux de contingent, je finis par jeter le seau par-dessus bord, et il ne reste rien que de l’eau, comme moi aussi je ne suis pratiquement que de l’eau, c’est laborieux de se maintenir au sec. Il faut marquer un point et dire : là c’est le début, pour cette fois. C’est de là qu’il faut tracer. »

Mathilde Soulheban écrit comme on raconte l’histoire qui n’a pas eu lieu, celle qui pourrait advenir après : qui pourrait rendre possible l’histoire qui vient, qui tient dans nos mains. C’est une fable ample qui pourrait fabriquer un roman majestueux, mais qu’elle préfère maintenir à hauteur d’épaules d’hommes et de femmes aux secrets vertigineux et simples. C’est le choix du théâtre de donner la parole et de ne jamais se préférer à ceux-là qui tentent de vivre par les mots et les gestes. Les Endettés disent ce qu’on doit à l’autre et comment ce dû peut parfois être une menace, et comment il peut aussi être ce lien qui nous libère de nous-mêmes. 
Après Les Endettés suivent des nouvelles qui sont autant de lignes fuyant librement dans les formes du récit ou du théâtre, de la nouvelle, de la fable — sans morale, non pas sans point de vue : celui qui sait le regard de biais et mordre. 

De biais, peut-être est-ce la position propre de ceux qui tout à la fois ne veulent plus jouer le jeu que la comédie de ce monde impose — celui des rôles qui sont autant de situations de pouvoir —, mais qui n’ont pas renoncé à voir ce monde et lui porter des assauts. De biais, donc, comment voir ce qui nous lie à ce qu’on ignore ? 
Il y a la réponse toute faite et qui partout ici aussi règne en maître. Dans les programmes du festival ces dernières années, on lit en creux le nom de ce qui semble gage d’une unité partout perdue et par lui retrouvée ; d’un lien entre passé et avenir ; d’une suture entre l’ici et l’ailleurs. Dieu, dont l’absence est — ruse suprême — la preuve ultime de son existence paraît la réponse à toutes les contradictions. Une transcendance qui donne forme et sens à la célébration culturelle : ce qu’on adore dans l’art, ce serait donc la forme prise par le dieu sous nos yeux ? Évidemment, c’est écœurant : évidemment, c’est aliénant. 
Alors on regarde cela de biais aussi, et plutôt que d’effacer toute possibilité des forces, on prend ce mot de dieu et on tâche d’en faire non pas la réponse qui arraisonne, plutôt l’effort pour approcher la folie qui libère.
Sophie Agathe Amazias n’a pas renoncé à ce mot. Mais comment déchirer en dieu ce qui l’arrime à ces réductions par la croyance, à ces replis vers la négation des contradictions ? Comment faire de dieu encore l’espace de la déchirure qui féconde, et non pas seulement ce précipité qui fait des solutions la lie des calices aux breuvages imbuvables ? 
Dans un poème de pur vertige, elle propose l’approche par le corps et son désir — l’érotisme comme pulsation où le dieu saurait encore tisser de l’inconnu et de l’appel. C’est la vieille geste mystique : le corps comme le contraire d’une enveloppe, plutôt des puissances sans solution de continuité. Alors elle affronte l’époque : la marchandisation des corps, le désir comme des violences, le sexe comme le territoire des dominations — et lance l’assaut pour trouver de quoi renverser les propositions. 
Peut-être qu’on n’a jamais eu tant besoin d’un sacré délivré enfin d’une religiosité, et qu’à cet égard, l’érotisme serait vraiment le lieu d’une réappropriation de nos imaginaires où se noueraient des rapports à l’autre et au monde librement inventé. Toute sexualité est une perversion disait Breton. Oui, puisqu’elle se donne toujours ses règles qui n’obéissent qu’à elle, qu’aux amants qui se les donnent, au risque des violences peut-être, et des défaites, et des regrets. Mais au risque aussi d’un emportement qui ferait de l’amour l’expérience d’un temps où le présent se donne comme pour toujours.

Bienvenues filles de dieu !
Retirez-vous d’elle,qui n’a pas d’existence l’in-femme rendue bête par la haine et l’amour de sa schize
Mais reste encore pour jouir et détruire pour dire et finir
ne plus être que ce reste
Incarnées,

les filles de dieu mettent leur érotisme à l’épreuve de ma chasteté,
rencontrent l’homme par le côté renversent son amour contrarié détournent les âmes

en un fractal

Oh rapt divin

Les filles de dieu connaissent la réversibilité ce mystère
elles le savent sur terre
Alors elles doivent se laver
d’avoir su,
d’avoir vu, d’avoir mis
leur salut dans un fils

Les Filles de dieu racontent cette histoire : témoignent de cette expérience. Chaque vers livre la bataille. À chaque ligne, le désir peut se renverser en violence. Mais chaque ligne reprend la lutte. Texte comme un corps à corps avec lui-même qui rejoint celui des corps. De la mystique, le poème renoue les accents profondément politiques : inventer une liberté qui pourrait défier les pouvoirs. On sait que c’est sur les corps que les pouvoirs autoritaires ont toujours d’abord porté les coups. L’exercice libre de la sexualité est une injure à tout pouvoir qui s’établit d’abord sur la conduite de nos désirs. Écrire ce jeu des désirs, dans l’affolement et le risque consenti des blessures, en leur nom même pour mieux les traverser, c’est poser le sacré sur le plan d’immanence qui le rend essentiel, et même d’une urgence brûlante, dévorante.

La vie d’Emma Goldman porte le sceau de cette brûlure, jusqu’à la blessure, jusqu’à la joie. À 18 h 30, Mirabelle Rousseau et Sarah Chaumette — de la Cie T.O.C — proposent une traversée de cette existence radicale. Femme, juive, anarchiste : c’était trois fois trop pour l’époque — Emma Goldman fit de sa vie non une provocation, plutôt l’audace d’accepter de la vivre. « Vivre ma vie », titre sublime de son autobiographie, dit tout ce que cela suppose d’arrachement, de violence aussi.
En traversant cette vie par la lecture de lettres ou de récits de cette femme, c’est surtout le parcours d’une parcours qu’on suit, et qui vient se confondre avec l’existence. Première grève, première prise de parole publique, premières actions : l’expérience de la prison, des brimades. Des trahisons. Des alliances. Des erreurs aussi. Et sur toute cette vie résonne la basse continue des amours non comme un arrière-plan joyeux, des parenthèses ou des respirations pour se donner des forces, mais comme le lieu privilégié où mettre à l’épreuve sa vie dans la vie, comme l’expérience première et dernière de l’existence libre. 
Ce fil érotique et politique que tisse la vie d’Emma Goldman, ou qu’Emma Goldman tisse dans sa vie, est un scandale : en regard de l’époque, et pour la notre aussi, la sexualité semble une concession accordée à notre vie privée, pas l’enjeu de l’émancipation qui rend possible toutes les autres. 
« Si je ne peux danser dans la révolution, je ne veux pas faire partie de cette révolution ». Du corps dansé et dansant, Emma Goldman, par delà ses choix politiques, son statut de passionaria de l’anarchie anglo-saxonne, propose une vie inexemplaire dans la mesure où chaque pas de danse est unique, s’invente son chemin, s’éprouve lui-même dans la liberté de le tracer.
 

Le soir, la voie libre s’ouvre encore et résonnera davantage. Au pied de l’arbre, Lorenzo Valera et ses amis proposent une traversée de l’Histoire récente de l’Italie à travers les chansons populaires. C’est une autre histoire qu’on écoute, qu’on apprend. Une histoire qui n’appartient pas aux livres écrits par les gouvernements : une histoire où cette fois les poilus chantent la haine de la guerre, et le paysan celle du curé, où des solidarités naissent qui ne relèvent pas des frontières, plutôt du partage d’une même sueur sur toutes les faces du monde. 
« Fleurs de barricades » — le nom de ce tour de chants — rassemblent un bouquet aux fleurs qui sont parfois celles des deuils et des défaites, mais qu’on porte à la boutonnière par défi, et pour la beauté des couleurs qui affrontent le gris en face du ciel et des redingotes. 
Contre-histoire : celle d’une joie libertaire aussi, de la drôlerie des mots et des rimes, des images qui naissent toutes seules, des mélodies qui restent en mémoire et qui permettent de refaire le chemin des mots. Les chansons nous sont parvenues de mémoire, malgré les censures d’état et les accidents de l’histoire, ou les fascismes toujours trouvés en travers de la route — mais on sait les chemins de traverse. Les chansons se sont faufilées dans le siècle, hors toute littérature officielle, plutôt comme on verse le vin d’un verre à l’autre, et s’il arrive qu’on perde tels ou tels vers, peu importe : l’essentiel est dans ce geste qui transmet la mémoire, et ce geste est intact. 
Ainsi nous, ce soir-là. On nous apprend les chansons comme autrefois ils se sont appris. Un vers après l’autre. On chante de bon cœur, celui qu’on saisit à même la chanson. On est une quinzaine au pied du figuier et toutes les images de la journée s’y amassent et prennent corps. 
Les figures des Endettés, les filles de dieu, d’Emma Goldman — de Saint-Just ((j’aurais ainsi proposé un récit, au cours de cet après-midi, commis à partir de la figure de Saint-Just, de ce qu’il en reste)) —, trouvent là leur façon de s’éprouver et d’agir. Non plus seulement dans la diction, mais le partage des mots, des mélodies. 
On est à la tâche : on chante. 

 
Peut-être est-ce la seule forme que peut prendre le théâtre quand il se propose d’être l’exercice libre des corps et des pensées — une forme libertaire.
Les figures d’anarchie de ce jour sont autre chose que des modèles ou des prêts-à-penser : des puissances d’agir. Évidemment, chanter ne change rien du monde qui dehors continue d’œuvrer sa grande œuvre de mort. Simplement, la nuit, on complote lentement. On fait l’exercice d’un autre usage du temps et de nos corps. On fait la preuve que le liberté est un usage qui nous délie. On est la preuve qu’on n’est pas seulement ce que le monde fait de nous. 
Dans une des chansons, on chante : 

Au couvent je passe mon temps à prier
et quand je serai morte, au ciel je volerai

Mais j’y vole bien avant toi
quand j’embrasse le visage de Beppino
cinq minutes suffisent à me consoler
les portes du paradis, il ouvre pour moi

La lune les étoiles, tout ça il me fait voir
alors que t’attends de mourir pour monter au ciel.

Gismonda tu m’as fait blêmir
tu as fait battre mon cœur
loin du couvent je veux fuir
je veux ressentir moi aussi ce qu’est l’amour

je le vois bien, tu vis tant de joie
moi aussi je suis née femme et l’amour je veux faire.

Journée en cour, au pied du figuier. If, ou la voie libertaire : if, ou la voix qui chante l’insubordination et la fuite de tous les couvents, de tous les murs de tous les palais de tous les papes que ce monde sait dresser avant de nous dresser — if, comme une façon de dire combien l’amour est façon de traverser, combien l’amour que l’on fait se fait contre le monde d’abord, et qu’il nous fait pour mieux voir les étoiles et la lune : cette force qui opère ce renversement de la nuit en jour, première tâche avant de renverser ce monde. 
 

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L’Homme… frigorifié https://www.insense-scenes.net/article/lhomme-frigorifie/ Fri, 12 Jul 2019 07:56:55 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3031 L’Homme,  mise en scène de Gael Leveugle

d’après Charles Bukowski

à la Caserne, Avignon Off.

Si un temps on a considéré que le théâtre réfléchissait le monde, dans un héritage où la scène actualiserait celui-là et en soulignerait le sens et la signification ; si un temps on a pensé le théâtre comme un « remake » de notre quotidien au prisme d’esthétiques évoluant en fonction des libertés que l’on prend avec l’époque… il y a, à l’endroit de la pratique des arts, en musique, en danse, au théâtre, en arts plastiques… des penseurs et des artistes qui se sont toujours affranchis de toutes les contraintes. Par le choix de convoquer Charles Bukowski, Gaël Leveugle s’inscrit à l’endroit de ces voix anarchistes, en lieu et place d’une parole libérée de toute omerta, là où l’interdit est défunt. Là où, au plateau, les pensées viennent des viscères et où les mamelles de la poésie s’apparentent au goulot des bouteilles, aux tétons gonflés de muses alcoolisées, aux sexes mouillés et à la profonde solitude qui en est l’humus.

Frère des poètes crottés et maudits promis à l’errance et au gibet, jumeau du vagabond qui écrira une Saison en Enfer, reflet de Van Gogh, d’Artaud, de Lowry, d’Antoine Blondin… Bukowski appartient à la famille des poètes dont Derrida a saisi le trait essentiel puisque leur folie s’apparente à une « crise de raison ». Bien loin de l’esprit des Lumières et d’un monde organisé ou sous contrôle, leur poésie se livre dans l’excès, la démesure, là où « la vie d’artiste » les tient en équilibre sur le fil d’un rasoir. Avec Bukowski, au tournant du XXIè siècle, le pas s’est accéléré et le geste libertaire a gagné en radicalité, s’écartant définitivement, de la poésie de salon et du bon goût bourgeois. Bukowski ne verra donc pas dans la littérature ce qu’y voient ses contemporains en leur majorité et Pivot en sera catastrophé lui qui cherchait le Buzz médiatique avec ses émissions littéraires à « deux balles » qui avaient néanmoins le mérite d’exister. C’est que Bukowski, quant à la littérature qu’il peut pisser ou produire est clair, c’est « une activité stupide […] un jeu de cons, un jeu de pharisiens et de profs de lettres, un jeu de lourdauds. […] Mais boire, ça c’est le nirvana ! ». Et d’ajouter qu’il ne cessera, pour écrire, de boire, comme on dit « plus que de raison ». Sans doute, comme il s’en expliqua, parce que l’alcool l’a sauvé de la destruction et lui a épargné une « normalité » qu’il détestait et qui est porteuse d’indifférence et d’inhumanité. Et parce que « Boire est une affaire de quantité » rappelle Deleuze, et que l’alcoolique cherche à rester debout, Bukowski s’apparente à l’ivrogne deleuzien qui tire de l’alcool l’écriture qui le tient debout : Le ragout du septuagénaire, Women, Le Postier, les poèmes… nous le disent.

Au plateau, Gael Leveugle , qui s’est entouré de la comédienne Charlotte Corman, et des acteurs Julien Defaye et Pascal Battus joue un agencement. Soit, une même scène, reprise et respectant la seule règle qui vaut : la répétition. « Répétition d’un agencement » pourrait être l’autre nom de L’Homme. Parce que, d’une certaine manière, le syndrome de la répétition vaut pour la métaphore d’une obsession. Obsession qui se donne sur le mode de la variation et où la reprise ne vaut jamais pour l’identique, mais ressemble à celle qui la précède. Et observant ce principe de construction, l’Homme s’augmente de détails, s’épaissi à mesure que la ritournelle s’accomplie. L’Homme de Gael Leveugle campe ainsi trois figures génériques, prises à l’œuvre de Bukowski, qui au piège de l’espace se regardent comme prisonnières d’un monde dont elles ne peuvent s’échapper. Monde interlope, pris dans la glue des relations « humaines » obsessionnelles où il est question de l’intello, de la chatte, du Whisky, du plaisir donner à une femme, de violences… Et tout le temps de la représentation, soumise à répétitions et différences, ce que travaille Gael Leveugle porte sur une image et un son. Une image, insolite, redondante, incongrue, hypernaturaliste ou au contraire inquiétante. Un son, différé, décalé, travaillé ou brut… C’est que jouant d’agencements en agencements, Gael Leveugle s’introduit dans le langage de Bukowski, dans la langue de l’américain où les mots n’ont pas pour fonction de nommer, mais de se rapprocher d’une sensation à identifier, d’un intérieur à dénouer, d’une profondeur qu’il faut toucher… là où, sous la croûte des mots, il y a l’ossuaire des pensées.

Une comédienne recourt au playback, un homme monte sur un escabeau et tombe inerte sur un lit avant de recommencer, un canapé accueille les confidences d’une femme qui s’inquiète de son sexe, un « bruitiste » en fond de scène fait des expériences sonores, un bar portatif donne l’occasion à tous de boire sans retenue et infiniment… un 9 millimètre est utilisé et ponctue de détonations une lettre lue, la scène soudainement est habillée de papier alu… A la première image, dans un espace enténébré, un type esquisse une danse… Une porte s’ouvre et se ferme qui ne donne sur rien.

Au terme de L’Homme, dans ce théâtre qu’est la Caserne, on songe à cette énième phrase de Bukowski, « la position d’Homme Frigorifié, c’est autrement plus invivable qu’une simple position mais c’est histoire de vous faire considérer ce corps insensible avec un tant soit peu d’humour, sinon vous ne supporteriez pas la noirceur de la situation ». Contrat rempli pour cette mise en scène qui prend le parti d’une immersion dans le petit monde plissé de Bukowsk qui se signait H.F. (homme frigorifié). Non pas les bas-fonds, mais plutôt le monde des arrières pensées.

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Morgane Poulette…Star sur Roc https://www.insense-scenes.net/article/morgane-poulette-star-sur-roc/ Thu, 11 Jul 2019 07:03:49 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3024 Morgane Poulette, mise en scène Anne Monfort

Château de Saint-Chamand.


C’est au Château de Saint-Chamand, à l’extérieur des murs d’Avignon, que la metteure en scène Anne Monfort présente Morgane Poulette interprété par la comédienne Pearl Manifold, seule en scène, ou a priori seule, puisqu’en sus du chaos intérieur dont elle est l’objet, on entendra la voix de Jean-Baptiste Verquin (cet acteur rare, un temps, peyretien).
De Le Camp des malheureux et de La Londonienne, deux textes de Thibault Feyner, Anne Monfort extrait Morgane Poulette, un monologue où l’on plonge, pendant un peu plus d’une heure, dans la vie trouble de Morgane Poulette, chanteuse junkie qui s’évoque, parle de Thomas Bernet, et de leur vie dans un Londre underground. Au vrai, pas une histoire (chronologique, localisée, organisée…), mais plutôt des histoires, presque labyrinthiques, faites d’une succession de micro-récits, empilés, stratifiés, pris dans le dédale d’une écriture qui souligne les plis des mondes de la nuit, ou les mondes de l’envers. De ces mondes où l’on se perd, où l’on erre, éclairés par les lumières artificielles et autres néons électriques qui donnent à ce qui est vécu, toujours, une couleur inattendue, récurrente, et donc fade ou prévisible. Là, où la pression mentale serait insupportable. Là où le flux de sang qui frappe les tempes vous inscrivent dans un monde techno. Morgane Poulette en est l’une des stars, ou disons l’une des étoiles ou queue de comète, qui traverse cet univers. Sorte d’archiviste des vies nocturnes, de bibliothécaire préposée au catalogage des « fantômes » ou de mémoire des nuits sans lune, de livres ouverts… Morgane Poulette est une héroïne, presque koltésienne, une solitude dans le coton à l’esprit dans le coltard.
Au plateau Pearl Manifold, disposée comme une ondine rimbaldienne dans un carré d’eau et réfugiée sur un monticule moussu, semble prisonnière d’une île, ou réfugiée en transit. À moins qu’elle ne soit sous surveillance, prise dans le halo jaune d’un rayon lumineux qui la maintient, tel un insecte, au contact d’une menace ou d’un danger. Elle est la voix. Et dans ce monde boréal où l’onde de l’eau chatoie dans le grill, elle n’a d’autre choix que de parler comme si elle tentait de faire entendre la naufragée qu’elle est. Pearl Manifold joue alors, du point qu’elle occupe, sans jamais réellement le quitter, à trouver le moyen de s’ouvrir des horizons en arpentant Londres et ses lieux mythiques (concerts, bars, notamment). Au-delà d’un texte qu’elle fait entendre sans qu’on puisse réellement identifier de quoi il retourne, la voix qui raconte s’entend comme celle d’un guide touristique du dark Londres, comme il y a un dark net, mais cela sans jamais tomber dans le grave. Morgane est vivante, et sa voix proche finalement d’un chant, donne à écouter les ivresses nocturnes.
Il y a bien sûr, la performance de la comédienne qui pendant plus d’une heure, sans aucune hésitation, développe une parole logorrhéique. Il y a surtout une présence qui passe par une gymnastique qui la tient à la limite de l’inertie. La regardant, dans son petit blouson noir et son jean serré, on pense à une rock star, à moins que sa blondeur n’en fasse une Alice londonienne.  Mais, et c’est Benedetto qui nous le souffle, il n’est de théâtre que celui qui passe par « le blouson noir ». Et cette fable urbaine en joue.

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Mawlana… Mon frère de liberté. https://www.insense-scenes.net/article/mawlana-mon-frere-de-liberte/ Wed, 10 Jul 2019 08:07:30 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3002 Mawlana, mise en scène et jeu Nawar Bulbul

Théâtre de la Bourse du travail CGT.

 

Dans la tradition du théâtre Hakawati, l’acteur et metteur en scène syrien Nawar Bulbul joue Mawlana de Fares al-Dhahabi, traduit par Vanessa Gueno. Mawlana, (« notre maître », « notre guide » en arabe, au sens de celui qui sait). Un solo où le comédien finit par faire oublier le sur-titrage, puisque son jeu, son récit, son mime… l’inscrivent dans la grande tradition des « personnages » malmenés par le sort, par la vie, par leur conscience, sur un mode tantôt comique, tantôt dramatique qu’il fait vivre et que l’on reconnait. Abed (c’est le nom de scène de Nawar Bulbul) vaut ainsi pour un frère de Sganarelle, un frangin d’Arlequin et de Figaro, un jumeau de Mutti chez Brecht, un Zarathoustra dansant… Et nous rappelle que devant la vie et ses choix nous avons bien plus en commun que le peu qui nous distingue. Et qu’au théâtre, au-delà de la langue, le personnage du « petit », du « fragile », du « malmené »… sur scène, n’a jamais sa « langue dans sa poche » pour son plus grand malheur, mais aussi à cause de son goût pour la liberté.

Dans l’histoire du théâtre arabe, le théâtre Hakawati sera tout d’abord une réponse endogène des peuples arabes à la colonisation européenne qui imposait un théâtre classique et son répertoire. Le théâtre Hakawati jouait alors une fonction politique, sans aucun doute, mais surtout il développa des enjeux esthétiques et poétiques propres à des populations qui étaient privés de théâtre. Ainsi, le Hakawati repose-t-il sur un travail théâtral qui, partant de ce que vivent les gens, renvoie et représente sur scène les situations de la vie quotidienne. Comprenons la vie de tous les jours, la vie parfois d’un quartier ou d’une rue avec ses figures typiques et reconnaissables. En d’autres termes, on pourrait confondre le Hakawati avec un théâtre populaire de proximité où le canevas des pièces se nourrit de la quotidienneté.

Au plan du jeu et de l’acteur, cette pratique aura alors mis en avant un travail singulier. Le mime, la caricature, le conte… furent promus et se trouvent, de manière récurrente dans les pièces, le moyen le plus simple (ce qui ne signifie pas le moins construit) de s’adresser au spectateur. Mime, caricature, conte… ou une pratique qui était familière aux publics puisqu’elle reposait sur un principe de reconnaissance et de simplicité accessibles à tous et toutes. Et si d’aventure il y a là les principes structurants de la théâtralité arabe, on mesure qu’ils sont communs à des genres occidentaux que l’on peut inventorier : la comedia dell’arte, entre autres, en tête. Mais aussi les petites morität produites dans les rues par Brecht, ou encore les farces et les satires qui ont perduré longtemps au théâtre. À l’avantage de ceux-ci, le déguisement, le retournement fabuleux, les « crises », les moments réflexifs, les situations pensives comiques et dramatiques… formaient une ribambelle de « tableaux », présentés en série et en alternance, qui avait fonction de divertir autant que de passionner et de faire réfléchir.

 

 

Sur scène Nawar Bulbul joue ainsi les troubles et les malheurs de Abed : celui qui doute, celui qui hésite, celui qui, dans un monde où l’héritage des pères et de la tradition religieuse sont indépassables, s’accorde mal avec la loi puisqu’il est un homme qui aime la vie. Abed le subtile, pourrait-on dire (sans faire « référence » à Badiou) qui commente, parle trop, parle vrai, et qui analyse, voire fait valoir un point de vue critique sur le chemin qui est tout tracé et que le Shaikh, son père, et vraisemblablement toute une communauté, voudraient lui faire prendre. Alors Abed souffre et, souffrant, va où le porte le déchirement qui l’étreint. Mais, et comme un amoureux de la vie qu’il est, la douleur qui le ronge, le conduit à écrire sa vie, aussi, en en riant, en la caricaturant, en la jouant sur toutes les couleurs des sentiments intérieurs, la sienne oui, comme celle de ceux qui l’entourent. On ne peut résumer ici, les scénettes qui se succèdent sur fond de grouillement sonore et qui montrent Nawar Bulbul parodiait un imam (son père), s’amuser des Haram (interdits), caricaturer sa rencontre amoureuse avec Marie : la jeune fille aux cheveux d’or et aux jambes blanches… Et d’ajouter que dans le même temps, sa rencontre avec la peintre « libertaire » Omram lui donne des ailes et le titille jusqu’à une autre séquence où le peintre a été arrêté par la « sécurité », son appartement et ses œuvres saccagées… qui conduisent Abed à pleurer la disparition de cet esprit libre.

Tout, dans la mise en scène qui se déroule « tambour battant » joue ainsi, alternativement, du grave au léger, du sérieux au risible… et la scène de l’apprentissage du Coran (« la moitié pour 2000 livres syriennes. 5000 pour la totalité ») n’est rien moins que réellement drôle quand Abed qui bachote le livre saint, un doigt dans le nez, sans plus de conviction qu’un Arlequin qui chercherait à se faire de la monnaie, entend la chanson de Patrick Coutin « j’aime regarder les filles » qui le rappelle à sa nature d’hédoniste ou, et tout simplement, d’être humain.

 

 

Et tout cela pourrait être léger et juste caustique, mais il y a la première image et la première phrase, au début du spectacle. « Je suis Abed le fou et je commence à sentir le roussi ». Première phrase, et première image, où Abed, sorte de prince Michkine des sables, les cheveux voilant le visage, est seul, isolé, marginalisé. Première phrase, première image que l’on retrouve à la fin de Mawlana, après qu’il aura dansé, sa vie en derviche tourneur qu’il avait cru être un art. Mais l’ordre Mevlevi, ordre musulman Soufi, dont les membres sont appelés Derviche tourneur, est encore trop contraignant. Et si Abed quand il tourne est au plus proche d’un art chorégraphique, il se brûle encore trop, comme Icare, d’un divin qui le contraint. Alors il arrêtera de tourner et dans un cri terriblement humain, une plainte réelle, expliquera que son amour de Dieu ne peut passer par la loi des hommes, qu’elle soit écrite ou pas.

Et de sortir de la salle, un peu plus d’une heure après le début de cette épopée, en regardant Abed comme un frère de liberté. Un frère dont chaque partie de peau, chaque membre, des traits du visage à l’extrémité des mains, dansait. Un frère qui nous parlait, s’adressait à nous, en nous rappelant, comme Brecht le fit quand il écrivit « celui qui dit oui, celui qui dit non », qu’il est important de savoir « pourquoi l’on est d’accord » ou pas. Quand Nawar Bulbul sortira de la salle, c’est cette même générosité et amitié qui le conduit à parler à ceux qui le regardaient.

 
 
 
Ici, Patrick Coutin chante « j’aime regarder les filles » https://www.youtube.com/watch?v=MVtzQHaLmUM

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Les Émigrés… en vacance de soi. https://www.insense-scenes.net/article/les-emigres-en-vacance-de-soi/ Tue, 09 Jul 2019 10:45:11 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=2996 Les Emigrés, mise en scène d’Imer Kutllovci,

avec Mirza Halilovic et Grigori Manoukov

Au Théâtre Avignon-Reine-Blanche. Avignon Off.

 

Dans un pays qui n’est pas nommé, mais qui de toutes les manières est une terre d’accueil, deux hommes, pris au piège d’une cave à « loyer modéré » pour exilés ou réfugiés exploités, soumis, et sans droits, parlent ensemble de leurs vies. Vie d’hier où la langue leur était familière. Vie d’aujourd’hui où la culture leur est étrangère. Vie de maintenant vécue comme un temps intermédiaire puisque, et Stawomir Mrozek de le souligner, on ne choisit pas l’exil, mais on le subit, pour des raisons politiques, pour des raisons économiques, pour des raisons qui tiennent à des rêves qui virent souvent au cauchemar. Sur scène, dans ce très agréable théâtre qu’est La Reine-Blanche, le metteur en scène Imer Kutllovci fait jouer Les Émigrés par Mirza Halilovic et Grigori Manoukov. Deux comédiens formés dans la tradition de l’école russe où la virtuosité verbale, soutenue par la maîtrise du geste, élèvent le jeu naturaliste à la perfection. À ne manquer sous aucun prétexte.

Qui voudrait soudainement être accompagné dans sa lecture de l’auteur polonais Stawomir Mrozek n’aurait d’autre choix que de lire un ou deux numéros de la Revue d’Études slaves (libre d’accès sur le net). En l’occurrence les n° 60 et 63 où Michel Maslowski et Hélène Wlodarczyk consacrent deux longs articles à la structure poétique des textes de Mrozek, ainsi qu’aux thèmes qu’il privilégie. Sans entrer davantage dans le détail, le lecteur comprendrait que l’ironie, la satire politico-sociale, l’impossible transparence, la logique implacable, le paradoxe, la polysémie du sens… sont des « tropes » littéraires qui tous renvoient à des formes d’implicite justifiées par la nature de l’État polonais des années 50 au début des années 80, soumis au modèle stalinien, avant que Solidarnosc ne vienne défaire le joug soviétique qui s’exerce sur la Pologne. La liberté littéraire que Mrozek imposa à ce régime lui valant l’exil, dès 1963, d’abord en Italie, puis en France.

La critique de l’ordre social et politique, dans les œuvres de Mrozek est donc constante, récurrente d’une pièce à l’autre, d’un roman à un autre roman. Mais l’écrivain qu’il est ne s’arrête pas à ce périmètre et c’est aussi un ton parodique qu’il adopte à l’endroit des réflexions existentielles et métaphysiques. Car, comme on le lit chez les commentateurs, la réflexion philosophique est suspecte de tenir l’être dans l’inaction, dans le raisonnement surfait, l’intérêt personnel plutôt que l’engagement collectif, etc. Dès lors, chez Mrozek, le rire voisine avec le grave, le grotesque avec le tragique… Et l’enjeu de chacune des pièces écrites par le Polonais n’est autre que de libérer le sujet des aliénations qu’il s’applique comme de celles qu’il subit.

Au plateau, Les Émigrés réunit donc deux hommes, le cérébral et le manuel, l’intello et le prolo, le délicat et le rusto, dans un logement : une cave qui convient parfaitement à l’invisibilité ou l’absence de reconnaissance sociale qu’ils vivent au quotidien. Sans nom, sans droit… Mirza Halilovic et Grigori Manoukov évoluent ainsi dans la promiscuité qui rapproche deux mondes, ou disons construit un tiers monde, comme il existe des tiers lieux, des non-lieux qui vivent à la marge et en dessous, du monde visible. Et c’est dans cet espace spartiate, aménagé à la « va comme je te pousse » qu’ils dialoguent, contraints et forcés, de supporter leurs différences ; mais aussi, parce que la misère sociale et l’exil les unit, c’est cet espace trop « petit » qui les amène à se soutenir et à se veiller. Dans le récit dialogué qu’ils entreprennent, à la manière « d’optimistes » qui tirent des bords, ils parleront donc de tout ce qui peut préoccuper deux types en transit ou pas. Et pour autant qu’ici, à même notre papier, nous ne pouvons tout évoquer, il faut peut-être rappeler quelques-unes des séquences qui sont proposées. Peut-être dire que vient sonner à l’oreille, dès le début, « le rester à côté » appliqué à toute chose. « Rester à côté », du guichet, du bar… « rester à côté » qui se livre comme l’expression du démuni et renvoie à une configuration sociale qui concerne les « marginaux ». Ce « Rester à côté » est juste terrible en même temps qu’il devient l’objet d’un dialogue drôle et délicatement douloureux, car à travers cette seule expression s’embraie un récit où le mensonge qu’on se fait à soi-même est le revers d’un rêve inatteignable. L’un et l’autre jouent ainsi au « chat et à la souris » et débusquent dans le discours de l’autre, les plis de ce qu’ils ne s’avouent pas. Ce qui les aliène donc.

S’ensuit une série de séquences où, de la bonne boîte de conserve pas chère pour « amis fidèles », en passant par l’argent du loyer, jusqu’à la fête du réveillon et l’écriture de la lettre de pendaison… tout ce qui est vécu offre le double visage du désarroi et du grotesque. Double visage, dis-je, car entre l’un et l’autre, il y a comme un effet miroir déformant où dans le tête à tête qu’ils observent, les traits de l’autre sont comme la révélation des mensonges que l’on se fait à soi-même. Et tout le temps de ce « dialogue d’éxilés », alternant de manière imprévisible, c’est la violence qui menace à chaque nouveaux épisodes. Celle qui peut naître d’un désaccord, d’une contrariété, d’un conflit, d’un malentendu… d’une vérité dite que l’on voulait taire. De l’épisode sur les mouches, qui rappelle pour l’un la nostalgie d’un climat et d’une météorologie (Mrozek y recourt souvent dans ses textes), et pour l’autre ce que l’on voudrait oublier, naitra une dispute et une tristesse, puis une réconciliation parce qu’il est impossible, pour l’un comme pour l’autre, de vivre dans la solitude de la pensée nostalgique sans risquer de sombrer dans la pensée mélancolique. Jusqu’à l’ivresse qui les gagne le soir du réveillon et où le trouble conduit l’un à vouloir d’abord tuer l’autre, avant de penser à se tuer soi… Mrozek multiplie les méandres qui mêlent le grave, le drôle, l’ubuesque et le tragique. Et cette multiplication vaut pour l’état d’incertitude dans lequel l’un et l’autre se trouvent. Partir, rester seraient les deux infinitifs des Émigrés.

Quand au final, après que l’intello aura fait son deuil du livre qu’il écrivait en déchirant les pages d’un manuscrit qu’il protégeait ; et que le prolo aura ouvert sa pelluche qui abritait son magôt pour rentrer… ils leurs reste juste à s’endormir, ivres, et au dernier instant d’une phrase inachevée, on entend qu’il n’y a aucune chute à cette histoire pour ceux qui sont tombés bas, tels les oubliés et les délaissés.

Il y a dans le jeu des deux grands comédiens au plateau quelque chose d’une fin de partie qui rappelle le Ham et le Clov de Beckett. Quelque chose d’une gravité qui est sans axe parce que le monde qu’ils habitent est celui qui ne tournera jamais rond. Mais à regarder Mirza Halilovic et Grigori Manoukov jouer comme il est si rare de l’observer, on voit dans leur travail l’enjeu des Emigrés qui était de créer les conditions d’une solidarité fragile, mais nécessaire sans laquelle la mort s’inviterait. À l’image finale, l’un et l’autre s’endorment… et le sommeil est là qui diffère, en le rappelant, une scène de cadavérisation qu’on ne peut ignorer. A voir, vraiment.

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Ils n’avaient pas prévu qu’on allait gagner murmurent ceux qui n’ont plus rien à perdre… https://www.insense-scenes.net/article/ils-navaient-pas-prevu-quon-allait-gagner-murmurent-ceux-qui-nont-plus-rien-a-perdre/ Mon, 08 Jul 2019 12:31:28 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=2982 Ils n’avaient pas prévu qu’on allait gagner, mise en scène Jean-Louis Martinelli

Théâtre des Halles, salle du Chapitre.

Présenté au Théâtre des Halles, le spectacle de Jean-Louis Martinelli, sur un texte de Christine Citti, a été créé à la MC93 de Bobigny, dans le 93. Moins un chiffre qu’un numéro qui renvoie à la complexité des problèmes sociétaux qui s’y développent et des misères humaines qui s’y répandent. Des mômes du 93 au plateau, tous passés par des ateliers théâtre organisés par la MC, ne restent que les fantômes puisque Martinelli leur a préféré des acteurs professionnels. No comment.  Reste le spectacle, où le metteur en scène poursuit son questionnement sur le monde qui, pour autant qu’il change de langue, de Muller à Citti, n’en finit pas d’exprimer la même injustice violente. Et d’interroger les responsabilités et les complicités que l’on pouvait entrevoir dans le reflet du public sur le plateau, juste avant que ça ne commence.

Il y a quelques années déjà, la pratique théâtrale obliqua vers un théâtre documentaire bientôt rattrapé par les pratiques immersives et participatives. Se développa alors un « nouveau théâtre » qui, affranchi du répertoire et des « grands textes », privilégia les écritures du réel, et bientôt ceux que l’on appellerait les « experts du quotidien ». De là, de Rimini Protokoll, en passant par Markus/Markus jusqu’à Milo Rau pour les plus médiatiques aujourd’hui, ce sont les frontières de la pratique théâtrale qui tombèrent, livrant passage au non-acteur, aux textes des vrais gens, renouvelant par là même les scénographies et les dispositifs scéniques. Le réel faisait a priori son entrée et avec lui ce qui avait été jusqu’à maintenant traité selon les procédés classiques du théâtre trouvait de nouveaux modes d’exposition plus crus, plus bruts, plus radicaux, moins vraisemblables et plus vrais. Le théâtre y gagna sans doute en intensité.
 
Avec « Ils n’avaient pas prévu qu’on allait gagner », Martinelli s’ouvre à un entre deux où le texte est en fait le témoignage écrit de Christine Citti recueilli auprès des jeunes d’un foyer d’accueil d’urgence. Le jouer sera confié à de jeunes comédiens pros qui ne sont peut-être pas étrangers aux histoires qu’ils convoquent. Drogue, sexe, misère familiale, histoire de beau-père, histoire de mère, garde à vue… ou quand le noir obscur est la couleur qui vient augmenter les vies grises lesquelles finiront par refouler leurs rêves d’ailleurs.
Au plateau, rien de ce qui peut être évoqué n’aura le gout du 16è (autre numéro, d’arrondissement, dont on finit par oublier qu’il y a aussi des jeunes qui doivent bien avoir, eux aussi, quelques problèmes à résoudre). Dès lors, dans une langue des quartiers où les mots fonctionnent sur des codes territoriaux ; où la moindre anicroche révèle une violence radicale ; où le moindre mot de travers peut produire une dérive violente… « Ils n’avaient pas prévu » s’installe dans une ambiance de cocotte-minute explosive dont l’autre, son geste, son regard, sa parole servent de détonateur.
 
À la différence de la pièce d’actualité n°9 de Julie Berès, Jean-Louis Martinelli construit une situation dramaturgique autour de la rencontre. Rencontre entre une intermittente qui vient sans doute faire ses heures de précaire, rencontre avec deux éducateurs abandonnés dans un foyer comme Robinson et Vendredi le furent sur leur île, rencontre avec une bande de jeunes en attente comme sur un quai de gare ( et donc depuis Macron, on sait que les gares abritent ceux qui réussissent, y arrivent, et les autres : les moins que rien). De cela, on pourrait s’émouvoir comme ma voisine (nom donné au spectateur par Althusser) qui me confie son émotion. « C’est terrible. On est tellement loin de tout ça » me dit-elle en espérant sans doute que j’adhère. En guise de réponse : « je vis à Marseille, dans le 1er, ça sonne moyennement juste tout ça. Ce qui m’intéresse c’est autre chose chez Martinelli ». Bon, on ne peut pas dire que j’ai l’art de me faire des amies. Et ça tombe bien, car je préfère armer ma solitude.
Martinelli n’écrit pas un spectacle sur, disons, les « zombis zarbis » qui traînent et dérivent de foyers en hôtels de police. Il a cessé d’être le crétin de Krapp depuis longtemps. Non, à travers ce travail, ce que Martinelli met en cause c’est le système qui produit ça. La parole des éducateurs, adressée directement au public, relève du réquisitoire et pas de la plainte. (Ma voisine pleure. Et moi j’enrage). Parce que ce monde va dans le décor et que, ça tombe bien, Martinelli en homme de théâtre, l’esthétise et le poétise afin que l’on y entende, en lieu et place de la scène, comment ça fonctionne.
Au moment de la « réunion des jeunes », qui est la séquence centrale, on peut en rester au « cahier de doléances » creux sur le papier toilette, la couverture qui manque, etc. et s’inquiéter du manque de moyens. Mais on peut entendre aussi que la réunion hebdomadaire qui se tient tous les mercredis reconduira éternellement les doléances. L’énumération répétitive ici devrait ainsi mettre l’auditoire sur la voie. De même, on peut s’attrister du rapport humain que les « jeunes » entretiennent à leurs « éducs ». Mais finalement, on peut aussi y voir, dit fort et clair, qu’éducation et dressage se confondent trop souvent. (Le drôle aura été la réplique sur « le repas qui sert à manger mais aussi à partager » comme le dit l’éduc qui ne se rend pas compte que cette configuration du repas ne rime à rien et qu’elle est entièrement empruntée à un univers chrétien).
En vieil épigone brechtien que fut Martinelli nourri de Spinoza (ni rire, ni pleurer, mais comprendre dans les Scolies), lui qui n’a rien perdu de son œil critique, essaie de faire entendre que les problèmes sont structurels. Et que tout le temps que la structure est pérenne, le bordel injuste perdurera. Que le théâtre soit le lieu d’amplification de ça mérite qu’on y aille.
 
Au plateau, une horloge de gare au

cadran sans aiguille surplombe une salle polyvalente où la cage de verre qui figure le bureau des éducs. Spé. ressemble à une cellule d’isolement de commissariat. Image superbe que ce cadran qui marque l’absence de temps… ou comme le dirait Pontalis « ce temps qui ne passe pas ». Ce qui passe mal donc, aussi. Et de penser un court instant que Martinelli, continuant le théâtre depuis 50 ans qu’il en fait, viendrait ici, dans un festival, dire que l’absence de temps, c’est l’absence de mouvement de l’Histoire. Il ne tient qu’à vous qu’elle redémarre. Salut les pleureuses, on ne voit pas tous la même chose.

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La Dernière Bande ou la bande Osinski/Lavant https://www.insense-scenes.net/article/la-derniere-bande-ou-la-bande-osinskilavant/ Mon, 08 Jul 2019 07:29:01 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=2974 La Dernière Bande, mise en scène Jacques Osinski, avec Denis Lavant

au Théâtre des Halles, Avignon Off.

De Cap au pire qu’il présentait au Halles en 2017, à La Dernière Bande, (présenté à nouveau au TdH) le metteur en scène Jacques Osinski s’inscrit dans un lien de plus en plus étroit à Beckett, avec le compagnonnage de l’acteur Denis Lavant. À la manière d’un Blin/Beckett, le tandem explore l’écriture exigeante de l’Irlandais, soutenu en son temps par Robbe-Grillet qui fut le premier, chez Minuit et auprès de Lindon, à défendre une écriture dévastée, désoeuvrée, inquiète du langage auquel on prête le pouvoir de nommer. Entre Silences et paroles syncopées, entre lambeaux de mots et de phrases, Lavant s’exécute.

À Paris, Beckett quand il s’éloignait de Suzanne, rejoignait les bancs du métro aérien afin que personne ne puisse venir l’importuner. Et en fin de journée, quand le grand Sam avait un peu trop bu, Serge Merlin me racontait que lui le suivait, et veillait à ce qu’il rentre bien. Merlin (acteur beckettien s’il en est) qui joua lui aussi le Krapp de La Dernière bande, assisté par Françon. Beckett que la biographie de Jack Knowlson tente de réduire aux détails anecdotiques d’une vie quand l’œuvre permet de les dépasser. Et disant cela qui conduit à effleurer l’œuvre, chacun s’accorde, lisant Beckett, à constater des formes discursives qui mettent à l’épreuve le lecteur quand l’outil qu’est la langue vient à ne plus être un véhicule tranquille. Lire Beckett, c’est d’évidence et on ne le soulignera jamais assez, réapprendre à lire, se mettre à bégayer la langue que l’on croyait maîtriser, faire l’expérience redoutable d’un rapport à la signification heurté, rétif, fuyant… Au point que quelques crétins de la littérature critique l’auront installé dans le registre de l’Absurde. Ce qui est absurde, puisqu’en définitive, chez Beckett, ce qui nous est demandé, c’est tout d’abord d’accepter que le langage soit l’objet d’une dramatisation. Dramatisation du langage donc, plus qu’un théâtre défini comme langage dramatique. La Dernière bande n’échappe pas à cette dichotomie et l’on imagine que Jacques Osinski, comme Denis Lavant, se seront intéressés à cette nuance qui, dès lors, installe l’auditoire dans une autre écoute. Car si l’on écoute ce que veut bien livrer, par petites touches La Dernière bande, on ne peut d’évidence parler d’une histoire, mais plutôt d’un rapport à langue.

 

Au prétexte d’une fable qui pose qu’un homme écoute, chaque année des bandes magnétiques sur un magnétophone ; au prétexte d’une solitude qui n’a plus à qui parler et vit dans un monde auquel il est étranger ; au prétexte de « s’entendre » afin de se rassurer sur un état vital menacé ; au prétexte d’entretenir un dialogue avec soi-même ou la sensation d’une pensée encore active… Krapp ne dit rien, en définitive, ou presque. Il écoute une parole différée, la sienne, comme désappropriée. Et l’on imagine que Michel Foucault aurait été à son affaire à regarder cette situation ubuesque où le lieu d’émission de la parole n’est plus le sujet, mais une machine qui s’apparente à un spectre et qui parle à un moribond vieilli, passablement infirme, en passe de perdre la parole, recourant au dictionnaire comme à une perfusion clinique où un goutte à goutte de mots entretient le vague espoir que le son de la parole suffit à faire croire au vivant.

La Dernière bande inscrit ainsi Krapp dans un entre-deux, entre silence funèbre de l’écoute et paroles lointaines et spectrales, souvenir de paroles sans actualité, comme déconnectées du monde. Si parler se donne toujours au Présent, alors qu’est-ce que s’écouter, voire comme c’est presque toujours le cas chez Krapp, se « répéter ». Annulant le temps, annulant l’espace de l’énonciation (le magnétophone), annulant presque la parole à travers la répétition… Krapp est aussi devenu étranger au monde. Et parce que le monde n’est jamais qu’une tragédie (c’est-à-dire une comédie vue de dos comme le précisait Heiner Müller), alors Krapp s’en amuse et s’en distancie. À cet endroit, sans doute, en lisière, La Dernière bande est donc aussi l’une des pièces de Beckett où l’on peut sourire à l’incongru, à la signification qui fuite, au sens qui s’exclut.

Au plateau, Lavant, derrière un bureau métallique aussi érotique que le mobilier bureaucratique des administrations des années 50, attend. Des cartons de bandes sur le bureau seront bientôt balayées d’un revers de main. Et dans quelques tiroirs comme sous coffre-fort, Lavant sort des bananes qu’il prise au risque d’en chuter. Puis, ou encore, dans un silence de cathédrale, il observe le magnéto à bande dont Pierre Schaeffer se servira pour composer ces œuvres de musique concrète qui écartent le son musical de l’univers des harmonies. Et observant cette bête mécanique, Krapp qui n’est pas marxiste, se doute sans doute que la machine a encore besoin de l’humain. Alors, de l’index, il presse la touche et « s’entend dire ». Oui, « il s’entend dire ». Formule curieuse qui, rappelons-le en linguiste, exprime quelque chose d’une distance. Lavant, à son affaire, « s’entend donc dire » et joue à ça, à aller et venir, en avant/en arrière comme pris dans une nasse ou un mouvement sans fin (comprenons sans finalité). Tour à tour passablement soucieux, amusé, agacé… il « s’entend dire » plus qu’il ne s’entend parler. Dans un rapport à l’inertie, au corps inerte, à la parole inerte, Lavant est à la manœuvre. Et peut-être, sans doute, développe-t-il un goût pour la direction puisqu’il commande aux sons. Et de voir l’acteur, alors, prendre peut-être un « malin plaisir » à être celui qui dirige, celui qui fait répéter la machine, qui l’apprivoise en quelque sorte, et lui dicte, parfois, une suite. Directeur d’acteur que Lavant/Krapp, spectateur du jeu… capable à tout moment de ne plus le jouer, de l’interrompre ou de le relancer selon son bon plaisir (les plus vieux, ici, se rappellent des émissions de France-Culture qu’on enregistrait).

Oh la Machine à jouir, à désoler… inhumaine aussi, parce que la machine n’est chez Krapp qu’un machin. Et que le machin mâche une parole prémâchée étrangère à la parole telle qu’elle devrait être vivante. Et de voir Lavant, donc, s’en prendre à ça qui le prive du peu d’humanité qu’il conserve sur bande.

Osinski, n’en doutons pas, aura à travers La Dernière Bande, mis en scène quelque chose qui interroge la disparition du langage, voire sa fragilité. Et on lui d’avoir évité le piège d’une célébration funèbre que le théâtre convoque trop souvent, préférant rendre sensible ce qui vient à disparaître pour mieux l’appréhender. Sur le mode d’une attention rigoureuse et donnant à l’acteur Denis Lavant une liberté que le texte de Beckett surveille, cette Dernière bande vaut la peine qu’on vienne l’écouter.

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Désobéir… titre prétentieux https://www.insense-scenes.net/article/desobeir-titre-pretentieux/ Sun, 07 Jul 2019 16:16:26 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=2965 Julie Berès, qui dirige la compagnie Les Cambrioleurs, propose Désobéir. Spectacle programmé par la Manufacture. Si la presse est unanime sur le sujet abordé (famille, religion, l’avenir) parce qu’au plateau quatre jeunes femmes issues de l’immigration font le spectacle ; on peut douter que cette forme, qui ravit les spectateurs, soit en définitive au bon endroit. Peut-être parce que cette Pièce d’actualité n°9, produite dans le cadre du cycle de théâtre militant de La Commune d’Aubervilliers, trouve difficilement sa place dans un festival estival (où les touristes viennent se divertir) et que les enjeux tant politiques que sociaux et esthétiques se trouvent dénaturés par le lieu où elle se manifeste pour n’être plus qu’exotiques.

Comprenons bien ce qui s’écrira bientôt. Nul doute que les 4 interprètes au plateau font montre d’une belle énergie et qu’il n’est pas question ici de remettre en cause leur travail de comédienne. Même si on peut toujours s’interroger sur le jeu, quand on joue ce que l’on est. Ce ne sont pas davantage les thèmes qui seront abordés qui auront été embarrassants. Après tout, on peut discuter de tout avec légèreté au plateau : du foulard, du racisme des blancs, de la conversion, de l’islam comme ferment de la communion, du regard des hommes sur les femmes, de cul et de sexe pour peu que dans la chaleur moite on ait encore le souvenir de la bite qui enfle et de la chatte qui mouille (j’écris aussi proche que possible de ce que j’ai entendu). On peut, de la même manière, se satisfaire de séquences dansées sur le rythme de musiques que l’on capte de loin en passant aux abords des « quartiers ». On peut se dire que la vulgarité est une option esthétique qui vient contrefaire la « beauté » qui semble récurrente aux recherches théâtrales. Et ainsi se payer une tranche de « spectateur bourgeois » ou considéré comme tel.

On peut tout faire, en définitive, y compris actualiser une scénette de Molière entre Arnolphe et Agnès. On peut encore, à certains endroits, verser dans le pathétique, histoire de rendre sensible la condition de ces filles d’ailleurs que d’aucuns découvriraient pour la première fois au théâtre.

On peut aussi désespérer que ce pathétique vienne suppléer le manque de rigueur de Julie Berès dont le spectacle se regarde comme « un théâtre food » aussi fast qu’indigeste, puisqu’il ne prend le temps de rien. Rien développer, rien aboutir, rien dire d’un peu soutenu et pertinent. Ainsi, par exemple, s’inquiéter du regard des hommes sur les femmes et justifier le port du foulard comme une protection contre ce priapisme rétinien aurait mérité une réflexion un peu plus profonde. Et pourquoi pas une pièce entière.

Mais Berès est pressée. Alors elle bacle, et elle boucle en une heure ce qui, aujourd’hui, est au cœur de nombreux questionnements qui suscitent la division, voire aussi et surtout, la renaissance de fascisme européens. Et tout cela pour le plus grand plaisir de nombre de spectateurs qui auront vu, finalement, ce qu’ils croisent dans les magazines chez le dentiste. Faut tout de même effrayer le vacancier avec un effort de pensée…

On ne peut donc pas souscrire à cette mise en spectacle qui aurait sans doute conduit Guy Debord à fulminer. Désobéir relève exclusivement de la société du spectacle dans ce qu’elle a de caricatural et de vulgaire, de déficit d’exigences et de souci du lieu qu’on occupe. Et bien entendu de la responsabilité de l’artiste dans le champ social. Désobéir, c’est juste un faux titre pour un faux spectacle. Il n’y a que ça de juste, au vrai, mais il faut malheureusement en faire l’épreuve pour le vérifier. Et malheureusement donc, ça fait le tour des cantines culturelles qui ne manquent jamais une occasion de s’égosiller sur un engagement, un spectacle politique, etc. Comme disait Léo « de quoi dégueuler, vraiment ».

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Reconstitution… les maladies de l’amour. https://www.insense-scenes.net/article/reconstitution-les-maladies-de-lamour/ Sun, 07 Jul 2019 14:58:05 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=2957 Reconstitution, mise en scène Pascal Rambert, avec Véro Dahuron et Guy Delamotte

La Manufacture.

Avec Reconstitution, Guy Delamotte et Véro Dahuron commence une nouvelle histoire au plateau.

Peut-être lire le programme, pour une fois, sert-il de conducteur, non pour comprendre Reconstitution, mais en faire la genèse. Y lire le goût que Véro Dahuron et Guy Delamotte ont eu pour Clôture de l’amour (écrit par Pascal Rambert) qu’interprétaient Audrey Bonnet et Stanislas Norday ; y déceler à travers des sms retranscrits leur désir d’accueillir cette pièce jouait dans la Salle Benoit XII en 2011 à Avignon ; y découvrir la joie et l’amitié qui se développèrent entre les trois… Y voir, en fait, ce que le théâtre produit d’utopie et de rencontres qui livrent passage à des créations que l’on n’oublie pas. Y saisir, malgré la distance (eux à Caen, lui en Amérique du Sud), une fidélité qui s’installe et les rapproche jour après jour.

Reconstitution naîtra de tout cela, et d’abord d’une suite, comme on le dit en musique qui fait entendre l’idée de variation, de Clôture de l’amour. Un peu comme si Reconstitution était le texte où l’on retrouverait Audrey et Stanislas, 30 ans plus tard… Sauf que là, ça serait Véro et Guy, aujourd’hui. Et alors que Clôture de l’amour mettait en avant une séparation, voire une déchirure ; Reconstitution, lui, s’écrit comme la tentative de se réconcilier, voire de rejouer, sans que cela soit possible, le premier temps d’une rencontre. C’est-à-dire le temps unique et rare, impossible à feindre et imiter, du désir radical qui soudainement conduit deux êtres à passer un pacte amoureux lequel prend la forme, toujours, d’une étreinte amoureuse et d’un baiser. Ce qu’écrit Pascal Rambert, c’est donc, a priori, ça. Deux adultes vieillissants qui, séparés, se retrouvent parce qu’ils se manquaient. « Se manquer » où un verbe sans phrase qui n’appelle aucune extension. Juste savoir que dire « tu me manques » suffit à valider l’amour qu’on porte à l’autre. Mais aussi « se manquer » au sens de se rater, s’être loupé.

C’est dans l’intervalle de ces deux sens que prend forme Reconstitution. Et le temps de la représentation permettra au texte de nommer les raisons, les motifs, les non-dits d’une histoire où la vie, pas moins complexe qu’une formule de chimie, a fait son œuvre. Et parce qu’il faut trouver une origine à la fin du pacte, et à la trahison, alors au détour de cette histoire, la menace de la mort d’Elle aura conduit Lui à se faufiler vers la vie. Le cancer du sein d’Elle, l’aura amené, Lui, à y ajouter un « couteau dans le cœur » en trouvant une « nouvelle femme ». Et l’on mesure que ce qu’écrit Rambert n’est pas une histoire d’adultère, mais qu’il n’est d’autre motif à Reconstitution que la peur de la mort, la peur de l’absence et de la solitude chez Lui. Et de comprendre que c’est cette peur qui, agissant comme une maladie, aura conduit le couple à se perdre. Puis à se retrouver, une dernière fois, un jour, avec pour entre-deux, des souvenirs communs et des histoires mal digérés, de la tristesse profonde et des regrets éternels, puisque la mémoire est ici habillée d’un « se manquer ». Alors ce jour de la reconstitution, l’un et l’autre témoin et acteur du jour de leur première union, vont tenter, dans un effort mutuel, de retrouver quelque chose du goût de la première rencontre. Et comme toute reconstitution, il y aura des désaccords sur des nuances parce que du détail dépend la justesse d’une passion qu’ils ont vécue.

Au plateau, dans une salle associative ou quelque part dans un théâtre, Elle ressemble à Audrey dans sa veste de sport bleue et son maillot jaune. Lui n’est pas étranger à Stan non plus quand le tee shirt blanc l’habille. Parmi les tables du fond de scène se trouve la table de reconstitution. Une table d’artifices qui permettraient selon Lui de pouvoir rejouer la première scène, celle de la rencontre et du baiser. Mais avant, dans les cartons à souvenirs, dans les boites qui abritent quelques plis jaunis de lettres, de photos, etc. il y aura une sorte de mise au point qui s’entend aussi comme une mise à jour. De tous, peut-être la séquence sur les livres est une des plus belles autopsies des comportements amoureux. Les livres qu’on lit en caressant l’autre, les livres sur lesquels les corps amoureux viennent rouler… et les livres qu’on lit seul parce que…

Véro et Guy, comme quand ils étaient Audrey et Stan, n’ont rien perdu de leur violence dans l’assaut de l’autre. Mais ici les assauts respirent le désir de faire encore une fois quelque chose ensemble, alors ils se colorent d’une douceur marquée par la douleur de leur histoire. Heureux sans doute d’être là pour cette expérience qui prend une allure de scène théâtrale, ils jouent le jeu jusqu’au moment du baiser qui n’a d’autre goût qu’un baiser imité, sans autre intensité.

Alors, tout pourrait finir là-dessus. Un ultime échec après que la vie les a échoués. L’échec de l’amour retrouvé…

Nus à la dernière image, Véro Dahuron et Guy Delamotte sont allongés sur les tables métalliques. C’est un exercice de plus que celui-là comme celui au début de la posture de l’enfant heureux. Nus, ils se tiennent la main et Audray/Véro ne répond plus à Stan/Guy… Lui, hurlera à trois reprises le nom de Véronique. La mort semble donc avoir gagné. Et elle a gagné, mais Rambert a trouvé dans ce final (durassien) l’intensité qui n’est pas imitable : Mourir d’aimer. C’est ce que Véro aura offert une unique fois à Guy. Et d’entendre l’appel du nom de Véronique, alors, comme le cri de peur qu’il avait fui… et désormais savoir qu’elle lui manquera.

C’est juste troublant de justesse. Émouvant parce que sans ornement. Légèrement drôle à certains endroits afin d’éviter et contourner le pathétique. Véro Dahuron et Guy Delamotte sont tout simplement Reconstitution, et si l’on n’oublie pas Clôture de l’amour, ils font exister Reconstitution : le texte qu’ils voulaient.

 
ps: voilà ce que j’écrivais en 2011 sur Clôture de l’amour, https://www.insense-scenes.net//?p=739

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Bérénice Paysages… ou le théâtre de l’acteur ! https://www.insense-scenes.net/article/berenice-paysages-ou-le-theatre-de-lacteur/ Sun, 07 Jul 2019 07:23:58 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=2950 Bérénice Paysages, mise en scène Frédéric Fisbach

salle La Chapelle, Théâtre des Halles, Avignon off.

Il y a, me semble-t-il, un peu moins de 30 ans… c’était dans une petite salle des fêtes à Louvigny, dans le Calvados, dans la proche banlieue de Caen. Fisbach y proposait un Claudel, peut-être, je ne suis plus certain, Le Partage de midi. Et parmi les tables qu’il avait à peine dérangées, le geste théâtral, simple, tenant à l’acteur, opérait déjà. Au Théâtre des Halles, dans la Chapelle, devant ce comédien rare qu’est Mathieu Montanier, c’est le même charme – envoutement – dont on fait l’expérience avec Bérénice Paysages.

Obstruant l’ouverture de scène, derrière un suaire noir imprimé où l’on peut lire le synopsis qui nous alerte que là se trouve le presque cadavre d’un amour, une voix chantonne et marmonne. Quand le drap noir tombe, un acteur offre au regard le monde d’intimité qu’est une loge. Lieu de toutes les libertés que l’on prend avec soi-même, Mathieu Montanier y fait ses gammes, ajuste ici un accent, là un rythme, se démaquille. Il s’entraîne à nouveau, toujours, en quelque sorte, à l’abri de la scène qui se confond trop souvent avec l’espace d’une exécution. En toute indépendance, « loin du regard des spectateurs », il offre un intérieur, s’en amuse, se distrait, donne au corps (son outil de travail) le soin qu’il mérite. Et l’on ne s’étonne donc pas qu’il puisse, consulter sa messagerie, se servir un verre, marquer une pause, prendre le temps d’un étirement assis qu’il est sur une table qui s’apparente à une estrade lointaine. Loin de tout, mais habité par un métier, il fait ses exercices, s’en joue, jusqu’à ce que la passion du jeu, pour lui-même, vienne à l’inscrire à l’endroit de la représentation. Rattrapé, petit à petit, par le souci de justesse, son travail d’acteur l’inscrit en lieu et place d’un temps où réalité et fiction, vie et jeu, se mêlent et s’amalgament.
Il jouait à « jouer Bérénice ». Il joue maintenant. Et bientôt, la lumière crue laisse place au tenebroso qu’évoquait Barthes. Ce clair-obscur qui abrite une forme de larmoiement et qui lui impose de quitter la table pour venir, à jardin, sous une lumière qui dessine la peine qui envahit son visage. Car Bérénice, l’histoire ou la fable, est peut-être juste cette pièce où le visage est marqué par l’articulation du mot qui la ponctue « Hélas ». Mot qui marque un regret après que Titus, reginam Berenicen, cum etiam nuptias pollicitus ferebatur, statim ab Urbe dimisit invitus invitam. C’est-à-dire que « Titus, qui aimait passionnément Bérénice, et qui même, à ce qu’on croyait, lui avait promis de l’épouser, la renvoya de Rome, malgré lui et malgré elle, dès les premiers jours de son empire ».
Un regret qui se dessine tout au long de cette tragédie où l’instant de la séparation ne s’entrevoit qu’au mot final. Mais, et plus que ce motif de la séparation, c’est peut-être l’une des pièces les plus puissantes de Racine (et du théâtre) qui traita du silence. De la manière de l’évoquer, de le nommer, de le questionner. « Et que dit ce silence ? » demande Bérénice à Phénice. « Que dit le silence ? », oui, et Racine d’en traiter à travers Bérénice, avant que Beckett ne relève des raisons de celui-ci par un texte/question « comment dire ?»
C’est ce « comment dire ? » ou comment « faire entendre » qui est à l’œuvre dans Bérénice. Comment éviter l’incompréhension, la blessure, la brutalité, le mensonge… Comment donner à la parole, et à la voix, la justesse qui lui convient sans que les mots ne lui fassent entorse. Sans que le souffle des mots, comme leur esprit, ne mutilent ce qu’il y a à dire. Et simultanément au silence, qui vaut ici pour un retardement et un différé qui trouvent en chaque mot la matière de l’apparition d’un aveu douloureux et radical, Bérénice est ce texte aussi où le silence qu’il faut briser annonce la parole interdite et le silence définitif. Au vrai, Bérénice est ainsi la pièce tournée vers l’absence radicale, celle qui suivra le « hélas » et marque, au-delà de la séparation, la disparition. Ainsi le temps de Bérénice peut se lire comme une étude des sens où, au voir et parler, se substituera l’invisible et le silence. Soit, quelque chose qui, dans les parages de l’amour, rappelle que la mort en est l’ombre.
Sur la scène de la Chapelle, c’est moins un solo que livre Mathieu Montanier, qu’une forme chorale dialogique où, cumulant tous les rôles, à travers lui, s’entendent des solitudes ne trouvant pas à se parler et qui font entendre leurs pensées. Dans sa voix, sont convoqués les spectres qui viennent lentement. Spectres de Bérénice, de Titus, d’Antochius… à vie.
Fisbach, lui, à travers Bérénice Paysages ne cherchera pas ici à éviter le reproche qu’on fit à Racine d’avoir écrit avec simplicité. Et dirigeant Mathieu Montanier vers celle-ci, l’un et l’autre, l’acteur et le metteur en scène, donnent à la simplicité toute sa puissance de rayonnement et d’éclat. Ou quand la simplicité devient l’évidence, et sert donc à s’écarter du fard, pour qu’une histoire se livre dans toute sa clarté. Moment où la simplicité aura été le mouvement qui conduit à la sculpture d’une intensité.

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Plaidoyer pour une civilisation nouvelle… Actualité d’Emile Novis https://www.insense-scenes.net/article/plaidoyer-pour-une-civilisation-nouvelle-actualite-demile-novis/ Sat, 06 Jul 2019 14:53:27 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=2943 Plaidoyer pour une civilisation nouvelle, d’après les textes de Simone Weil

mise en scène Jean-Baptiste Sastre

au Théâtre des Halles.

Au TdH, dans la salle de la Chapelle, le metteur en scène Jean-Baptiste Sastre présente Plaidoyer pour une civilisation nouvelle d’après les œuvres de la philosophe Simone Weil. Au plateau, la comédienne palestinienne Hiam Abbass (qui jouait au milieu des compagnons d’Emmaüs dans Phèdre les oiseaux. Travail superbe vu au Bois de l’Aune à Aix) prête sa voix pour faire entendre le combat et les pensées de Simone Weil, accompagnée à l’accordéon par Michel Lacombe qui ponctue les textes par des chants occitans. Simone Weil, l’auteur entre autres de La Condition ouvrière, de L’Enracinement prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain… Petit bout de bonne femme déterminée malgré sa santé fragile, réfléchissante qui, en 1936, s’engagera aux côtés des Républicains espagnols contre Franco. Ici, dans un dialogue avec les figures absentes (patron, dieu, etc.), la parole se retrouve errante suspendue dans l’air, comme en écho.
 
Quels rapports pourrait-il y avoir entre Simone Weil une philosophe humaniste et des chercheurs en biologie moléculaire et cellulaire qui conduisent des travaux scientifiques, notamment sur les protéines fluorescentes ?
La question paraîtra incongrue, voire sans réponse, sauf à voir les quatre caissons lumineux autrement, et par exemple, comme des panneaux vitrés d’une usine désaffectée. De ces vitres qui disposaient au plafond des usines servaient à garantir la lumière dans les usines de la fin du XIXe. De ces usines que Simone Weil choisit d’intégrer pour vivre la vie des ouvriers. Elle qui, née de parents juifs et agnostiques, sœur d’un frère mathématicien, élève à Henry IV, agrégée de philosophie, normalienne, étudiante du philosophe Alain qui sera son maître à penser, embrasse le combat social et syndical aux cotés des ouvriers, sans pour autant s’engager dans un socialisme des partis. Plus proche de Boris Souvarine et critique à l’endroit de Staline, Simone Weil développera alors une pensée singulière qui, pour autant qu’elle la maintient dans les eaux révolutionnaires, ne l’emporte pas aveuglément ; la place du côté du peuple plutôt que de l’intelligenstia normative et répressive. Sa recherche est donc autre et son engagement physique (travail en usine notamment) en fait une figure à la marge.
Mais bref, sauf à voir ces panneaux comme les vitres simples des ciels voutés des usines (ce qui colle à la bio de Simone Weil), sauf à entretenir cette idée fantasmée liée à l’imaginaire poétique et créatrice du spectateur, on passerait à côté de l’essentiel. Car devant le public, avec le public, il y avait sous ses yeux 4 caissons qui contenaient chacun 12 000 milliards de bactéries fluorescentes, lesquelles se reproduisent toutes les 15 minutes.
Chiffre astronomique et féérie merveilleuse de la science que de mettre à vue un visible qui demeure invisible à l’œil nu. Effet qui n’est pas réservé à la seule science, mais aussi, par exemple, à une philosophe puisque l’on peut considérer les écrits de Simone Weil comme la tentative de rendre sensible l’immoral inhérent qui passait à l’époque pour la norme. C’est-à-dire et exprimons le clairement : l’exploitation de l’ouvrier qui induisait la perte de la dignité de l’être humain.
Du coup, on pourrait voir à cet endroit un premier trait commun, propre aux scientifiques et à la philosophe : interroger ce monde, le questionner dans ses formes les plus complexes. Mais et ce n’est pas le seul point commun, il faut en définitive se résoudre à regarder la présence de ces bactéries et la pensée de Simone Weil comme deux approches distinctes mais complémentaires des écosystèmes. Celui des bactéries et celui des hommes, tous deux pris dans des formes d’empirisme irrationnel ou impensé, qui obligent à s’inquiéter de leur mode d’évolution et d’organisation.
Au plateau, Hiam Abbass fera donc entendre l’engagement de Simone Weil. Celle qui parle et écrit « en connaissance de cause » puisqu’elle a choisi de rejoindre le sort de ceux qui l’ont adoptée. Ouvrière philosophe, éduquée et à la lutte chevillée au corps, elle ne cesse d’interpeller les chefs, les patrons, les directeurs qu’elle nomme dans La Condition ouvrière « les Rois de France ». À travers les lettres que Hiam Abbass convoque dans les accents de la douleur et de la détermination, à travers aussi de moments de réflexions isolées quand il s’agit d’écrire pour soi, d’écrire « le livre » ; revenant sur « l’esprit d’oppression » qu’elle distingue de « l’esprit de soumission » parce qu’il faut garantir à tous et toutes la dignité et un enracinement… Revenant sur l’injuste, sur la nécessité de « l’esprit de collaboration »… C’est moins une idéaliste que joue Hiam Abbass qu’une révoltée qui ne prône pas pour autant la révolution. « La révolte est impossible, sauf par éclair » quand on est ouvrier ou ouvrière.
Hiam Abbass parle ainsi un peu plus d’une heure. Elle fulmine, elle rumine en lieu et place de la chapelle, sous la voute, entre quatre murs comme pourrait l’être un captif amoureux de la vie qui ne veut pas croire que la vie ressemble à ce qu’elle voit. Quand les pensées deviendront plus intérieures et que l’issue dans le christianisme deviendra une hypothèse scientifique comme une autre (parce que tout n’est pas vérité, mais parfois seulement beauté à contempler), alors Sastre réduira la lumière jusqu’à ce que celle-ci l’enveloppe. Et la lumière baissant, la fluorescence des caissons reviendra en force.
Et regardant cela, c’est aux lucioles pasoliniennes que l’on songe. Ces lucioles que Pasolini observe à Rome et qui, par un effet de parabole, s’apparentent à l’espoir alors que l’Italie fasciste gagne et aveugle.

Le travail de Sastre s’achève alors que Weil est réfugiée à Marseille. La guerre a gagné les peuples et l’Europe. Simone Weil signe encore quelques articles pour la revue Les Cahiers du Sud sous le nom d’Emile Novis (anagramme de son nom). Comme nombre d’exilés elle se rendra aux États-unis, avant de revenir en France, en 1943, et de mourir de la tuberculose, quelques mois plus tard, dans un sanatorium d’Ashford en Angleterre.
Sastre, comme à son habitude, surprend. Déjoue les stéréotypes. N’en finit jamais avec sa volonté de faire un théâtre vivant, d’actualité, en convoquant l’inattendu. Dans la tournée qui s’annonce et le mènera au CDN de Normandie chez Di Fonzo Bo (dans la salle est semblant plutôt enthousiaste à l’idée que ce Weil rejoigne la galerie de portraits d’intellectuels et d’artistes qu’il a voulus), un chœur est prévu qui se fera avec des habitants et des associations. Hiam Abbass se retrouvera alors comme ce jour où, dans Phèdre les oiseaux, elle parlait au milieu de tous. De sa voix marquée par un léger accent qui donnait au texte de Weil, une présence augmentée et parlait pour tous et toutes. Ou quand le théâtre politique relève d’une pratique, plus que d’une déclaration. Merci Sastre.

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Servitude volontaire, Méditations d’un acteur https://www.insense-scenes.net/article/servitude-volontaire-meditations-dun-acteur/ Fri, 05 Jul 2019 20:54:01 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=2928 Discours sur la servitude volontaire, mise en scène Stéphane Verrue,

au Théâtre de la Bourse du Travail/CGT.

Présenté au Théâtre de la Bourse du Travail/CGT, jusqu’au 26 juillet, Le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boëtie, mis en scène par Stéphane Verrue et interprété par François Clavier, prendra un peu plus d’une petite heure à ceux qui fréquentent le Off d’Avignon. Un solo, donné dans un espace noir, dit humblement par un comédien soucieux de faire entendre et résonner un texte lointain (XVIe siècle), que Montaigne défendra, et qui, par la nature de son questionnement, met la puce à l’oreille sur les formes de l’actualité politique, et plus généralement les comportements entre « nous ».
Comme le rappelle Stéphane Verrue, quand en 2010 ce texte lui « sauta à la figure » et qu’un an plus tard, en 2011, Alain Timar le programmait au TdH, il était loin de se douter que 8 ans après, le travail qu’il mène avec François Clavier, aurait été joué plus de 130 fois, aurait rencontré 15000 spectateurs, à travers une quarantaine de ville. Soit, en terme comptable, à l’évidence, un succès.
Mais, ce n’est vraisemblablement pas ces chiffres (qui font le ravissement des décideurs de l’institution) qui sont la preuve et l’origine du succès. Peut-être alors faut-il chercher ailleurs, notamment dans le plaisir qu’il peut y avoir à penser quand une proposition théâtrale y invite. Or c’est le propre du Discours de la servitude volontaire que de solliciter cette faculté. Car s’inquiétant du rapport que le peuple entretient aux Maîtres, La Boëtie ne fait pas autre chose que de proposer un texte philosophico-littéraire qui s’entend comme une méditation. C’est-à-dire – et rappelons que son ainé Descartes le précède en la matière – de mettre la logique, l’entendement, la rhétorique, la dialectique… à l’épreuve de trouver un fondement à quelque chose qui échappe à la « raison ». Car enfin, et ça serait la question, « qu’est-ce qui conduit le sujet à déléguer à un tiers (politique, mari, amant, etc.) une autorité sur sa vie, sa conduite et ainsi abandonner sa liberté au risque de se trouver aliéné, domestiqué, vassalisé, asservi, etc. ? »
De fait, la question est d’importance. Rancière s’en emparera à sa manière en posant la question de la représentativité du pouvoir en démocratie ; avant lui Michel Foucault, lui, s’inquiétait de l’assujettissement, et proposait dans ce magnifique essai qu’est Qu’est-ce que la critique de penser le « gouvernement de soi ». Miguel Abensour (relire l’Homme est un animal utopique publié chez Sens&Tonka) l’aura lui traité à sa manière à travers une œuvre fondamentale qui réhabilite et réactualise sans cesse le désir d’émancipation du sujet. Etc.

Au plateau, François Clavier, assis parmi des livres qui sont consultés, debout à la manière d’un Faust qui tourne les pages des ouvrages pour y trouver une vérité, ressemble à un enquêteur posé. S’interrogeant, faisant le « tour des questions » qui impriment à la scène son seul mouvement, il livre ses pérégrinations pour lui-même. En jeu, sans doute et simplement, « avancer », « avancer une réponse » qui permettrait d’avoir un fondement solide afin que s’exercent le droit, la justice, etc. La scène est simple, au mieux de temps en temps, un écart vers le public, quand il aborde l’actualité (rarement), fait de Discours de la servitude volontaire un texte adressé. Mais, et c’est le principe scénographique et dramaturgique, la plupart du temps, l’acteur se donne juste à voir et à entendre dans les méandres de la complexité de penser que l’on puisse brader l’un des biens les plus chers qui soit : la liberté. Sans doute y a-t-il à cet endroit ce qui est le plus audible et le plus visible pour les spectateurs qui ont pris place.
Pourtant, c’est autre chose qui, nous semble-t-il, est sous-jacent à la mise en scène de Stéphane Verrue. Quelque chose que le décor humble des livres fait miroiter et qui s’entend au détour de l’un des énoncés qu’il a pris au texte de La Boëtie : « les livres et la pensée donnent plus que toute autre chose aux hommes le sentiment de leur dignité et la haine de la tyrannie ».
Soudainement, alors, dans ce monologue qui traite essentiellement et a priori d’un rapport au politique ; une idée fait son chemin qui nous met à l’endroit de La Boëtie : lecteur intransigeant des humanités qui innerve Discours sur la servitude volontaire. C’est bien du livre, lieu de la pensée qui s’émancipe et des tentatives de donner au possible une chance de devenir qui est au cœur de ce texte… Ces livres qui, sur le plateau, se regardent comme les témoignages, les exercices de réflexion, les savoirs qui ont été cumulés sur la nature humaine. Livre et lecture de ces livres qui rappellent que les sociétés disciplinaires, de contrôle, de capture, tyranniques et fascistes s’en prennent toujours au Livre. Et de regarder ces livres ouverts, sur la tranche, cornés, comme les spectres qui abritent les penseurs de notre liberté.

De cela, de ce geste du metteur en scène de donner une matérialité à ce qui n’est que mots dans le texte de La Boëtie, on doit remercier Stéphane Verrue qui rappelle que la vie des êtres qui s’accomplissent passe vraisemblablement par le livre. Et soudain comprendre, peut-être, que l’actualité de La Boëtie se mesure aux têtes de gondoles stériles chez les libraires dont on peut dire qu’ils ont oublié ce qu’est le livre pour lui substituer des produits de communication. Produits frelatés que ces livres écrits en six mois par des politiques en mal de médiatisation. Bien loin des Méditations de La Boëtie.
Au final, François Clavier, ayant fait son « ouvrage », remettra ses livres dans sa besace. Et comme un colporteur ira sans doute dans une autre salle raconter l’histoire que racontent les livres. Ces lieux de la pensée en construction… Au fait, « qu’avez-vous lu dernièrement ? » s’inquiéterait La Boëtie.
Primo Moroni et Nanni Balestrini, La horde d’or, aux éditions de l’Éclat ? Figures de la révolution africaine de Saïd Bouamama, aux éditions Zones ? Les miroirs vagabonds ou la décolonisation des savoirs de Seloua Luste Boulbina aux éditions Les presses du réel ? Votre paix sera la mort de ma nation, lettres d’Hendrik Witbooi, aux éditions Le passager clandestin ?
Il en va des éditeurs médiatiques comme des livres baclés et inutiles des politiques. Et des éditeurs, Ivernel dirait « clandestins et fragiles », comme des livres de méditations rares qui nous accueillent et nous accompagnent dans le monde. Discours de la servitude volontaire participe des seconds.

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Forward et Into Outside… L’espace en commun https://www.insense-scenes.net/article/forward-et-into-outside/ Thu, 04 Jul 2019 21:41:52 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=2907 Forward et Into Outside, Beaver Dam Company, Edouard Hue

Théâtre Golovine, Festival Avignon Off

Jusqu’au 26 juillet, à 18H30 (relâche le lundi), il sera toujours temps de se rendre au Théâtre Golovine qui offre à la danse contemporaine un lieu d’invention et d’expression. C’est là que la Beaver Dam Company a élu domicile et propose deux petits épisodes chorégraphiés de 25 minutes chacun. Deux temps, distincts et complémentaires, pensés par Edouard Hue (directeur et danseur de la Beaver) qui se présente seul au plateau dans une forme solo Forward, avant d’être rejoint au moment de Into Outside par Sophie Ammann, Louise Bille, Anaïs Pensé et Alfredo Gottardi.
« Mon corps n’a pas les mêmes pensées que moi » conclut Roland Barthes au terme d’un opus consacré au Plaisir du texte. Et de faire précéder cette phrase d’une autre tout aussi fascinante, « mon corps va suivre ses propres idées ». Et de souligner que c’est à propos de la « lecture » que Barthes en arrive à cet endroit de la pensée. Regardant Forward et Into Outside, le regard est pour ainsi dire amené à l’imaginaire barthien.

Aussi, quand Edouard Hue apparaît – après une séquence stroboscopique où le mouvement surexposé semble comme découpé – dans une pose qui ressemble étrangement au penseur de Rodin, on regardera son corps se mettre en mouvement à même le disque de lumière projeté sur le plateau. Là, à partir de cet éclairage « douche », Hue semble jouer avec la frontière que forme la lumière, passant d’un centre éclairé à des zones de pénombres où le corps, lui, paraît traverser pas des états distincts. Et de regarder tout cela comme une partie de cache-cache, à moins que ce ne soit une forme de fuite contrainte où le danseur se percevrait comme un exilé. De ceux, donc, qui, peut-être en proie à des peurs, sont poursuivis et tentent de s’échapper ou d’échapper. Mouvement, celui-là, qui imprime au corps des gestes brusques et fatigués, des soubresauts et des formes de résignation, etc., des inerties et des séquences de rebuffade. Dansant vouté, ou brusquement redressé, Hue finira presque comme il a commencé à l’endroit du penseur, laissant entendre, à l’endroit de la lumière, une respiration forte soutenue par une percussion.

Quelques minutes plus tard, dans le rayonnement de Forward qui déploya les signes d’un monde angoissé, commencera Into Outside. Autre monde que celui-là, furtif, entrecoupé de noir, qui inscrit le mouvement dans une sorte d’invisibilité et qui, lorsqu’il se laisse voir livre son lot de nonchalance où les danseuses et les danseurs se retrouvent tels des balourds. Quelque chose dans la physionomie et le balancement des mains pourraient rappeler un accord sensible proche de May be. Quelque chose de l’humour aussi, quand le mouvement répétitif produit son effet « comique ». Quelque chose, oui, dans un quatuor qui se forme par agglutination et ressemblance est à l’œuvre comme si « ce qui se ressemble s’assemble ». Mais ce quelque chose n’est pas là dans son entier et quand Louise Bille apparaît, quelque chose est mis en jeu entre la balourdise du groupe et la grâce presque classique de la danseuse. Et ce qui se développe, sur un fond sonore qui rappelle le rythme de certains passages de Dead Man (tout en décroché et harmonie inattendue), s’apparente davantage à une forme de défi entre deux mondes. L’un fordisé, produit à la chaîne, l’autre relevant de la singularité et de l’unica. Et bien avant que ces deux mondes ne fusionnent dans un geste techno tiers qui les unit dans une frontalité vis-à-vis de la salle, regardant Into Outside, on devine que le rapport dramaturgique au mouvement nous inscrit à l’endroit du risque d’une contagion, d’une contamination qui conduiraient à des métamorphoses funèbres.
Épisodes courts, pleins d’une énergie puissante, d’une tension entre gravité et humour esquissé qui met Forward et Into Outside en écho, le travail de la Beaver Dam Company est des plus juste techniquement et dramaturgiquement. Radicalement distinct l’un de l’autre, et néanmoins totalement complémentaire, ce qui est livré ici procède d’une étude qui, finalement, pourrait s’apparenter à danser « une inquiétante étrangeté » sur l’espace en commun.
Pour en savoir un peu plus : https://cccdanse.com/lemag/parcours-dartiste-edouard-hue-une-trajectoire-fulgurante/

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Les sœurs Walser… de Malte Schwind le maître rêveur https://www.insense-scenes.net/article/les-soeurs-walzer-de-malte-schwind-le-maitre-reveur/ Sat, 15 Jun 2019 17:08:15 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=2871  La Promenade de Robert Walser
mise en scène de Malte Schwind, Cie En Devenir 2
La Déviation, L’Estaque, Marseille


 
« Un matin, l’envie me prenant de faire une promenade, je mis le chapeau sur la tête et, en courant, quittai le cabinet de travail ou de fantasmagorie pour dévaler l’escalier et me précipiter dans la rue »… Ainsi commence La Promenade d’après Robert Walser, mise en scène par Malte Schwind. Un travail de conteur servi magistralement par trois comédiennes qui forment le chœur Walser sur le plateau étendu de la Déviation. Là où l’idée d’un théâtre ne se départ pas du souci d’habiter la vie, d’habiter un lieu… et donc de faire vivre la pensée sous la forme d’une fantasia benjamienne… de ne pas la priver de la fantaisie… du rêve.
 
Putain c’est beau !
Comme en écho au Diaspsalmata de Soren Kierkeggard qui s’interroge presque théoriquement « Qu’est-ce qu’un poète ? Un homme malheureux qui cache en son cœur de profonds tourments, mais dont les lèvres sont ainsi disposées que le soupir et le cri, en s’y répandant, produisent d’harmonieux accents », Malte Schwind, en familier de Robert Walser, va chercher dans La Promenade l’épaisseur concrète, matérielle et organique du tourment et du vide d’un être, mais aussi la joie naïve et la contemplation sans but qui hantèrent l’écrivain Suisse mort seul, dans la neige, un soir de Noël 1956, du côté de la clinique psychiatrique d’Hérisau… Ainsi s’achève la vie de Walser (pendant 23 ans interné), lors d’une ultime promenade où nul chemin tracé à l’avance ne le contraignait, et où seuls les pas qu’il faisait (les traces qu’il aura laissées dans la neige) étaient l’indice de l’exil intérieur qui le portait. Exil, errance, ou plus simplement déambulation d’un esprit affranchi de toute domesticité, tant vis-à-vis des normes sociales que des codes littéraires, Robert Walser, depuis l’écriture de L’institut Benjamenta, en avait fini avec les dogmes de l’école, lieu caricatural du savoir, et territoire carcéral qui condamne ceux qui la subissent trop souvent à l’effacement, l’infériorité, la spectralité… Là où l’humilité polie apprise en cœur est élevée au rang de valeur et vaut aux sociétés bourgeoises de prospérer. Walser, quoi qu’il écrivît, se sera libéré de tout cela en recourant à l’ironie, au geste parodique, à l’humour, au grotesque, qui sont le vêtement léger d’une âme en peine et d’une mélancolie indépassable.
La Promenade, dès lors, pour autant qu’elle ne figure d’aucune manière un prétexte, est loin de faire du titre un récit éponyme. Ou d’évidence, oui si Walser se « promène », c’est que la promenade est avant tout un cheminement intérieur où l’extérieur, rencontré et nécessaire à l’écriture, vaut pour l’étape préalable à la pensée et à l’imagination. Et d’ajouter, dès lors, que le mot « promenade » augmenté d’un article qui la singularise « LA » la rend étrangère à la foulée du randonneur ou du circuit pour touristes.
Non, ici chez Walser comme depuis presque aussi longtemps chez Schwind, la « Promenade » pourrait se traduire encore et librement par une volée de synonymes où le voyage, le périple, la traversée, la rêverie, l’aventure et surtout l’idée de fugue… marque l’enchevêtrement de l’écriture comme déplacement. La Promenade ou l’écriture comme « pas de côté » ; ce pas blochien que font les idéalistes et les utopistes quand le monde du dehors qu’il contemple leur donne la matière utile à développer la pensée : un en-dedans. La Promenade est de ce côté-là, du côté de la pensée qui point, de l’entorse, de l’esprit à la recherche de la beauté qui fugue. Mot, celui-là, qui dit tout autant l’envie de fuir et d’être étranger à ce que l’on quitte ; qu’il ne pointe aussi et encore son lien au musical. La fugue, et Schwind le sait pour y recourir, c’est encore en musique ce qui passe, de manière insaisissable, d’une voix à une autre ; de la voix d’Anaïs Aouat, à celle de Naïs Desiles et celle de Lauren Lenoir qui, comme trois Parques magnifiques, dans leurs robes bleue, verte et sienne de jeunes femmes au plateau, disent La Promenade et font sentir le tranchant de la destinée humaine, les illusions perdues retrouvées, le goût de la vie et de ses rythmes défunts ou à naître. Moins romaines que valériennes, les trois forment la Jeune Parque et la voix de Walser ; et on les entend rappeler, presque dans la confusion des poèmes, « qui pleure là, sinon le vent simple… j’interroge mon cœur quelle douleur s’éveille… l’être immense me gagne ».
Jeune Parque que celle de Valéry ergo, ou trois sœurs lointainement tchekoviennes, qui se « retournent » sur le texte de Walser comme étonnées des coupes et des prélèvements qu’il aura fallu faire afin de donner à entendre l’amusement et sa grimace ; de faire résonner « le soleil noir » de la dépression qu’a si terriblement cerné Kristeva, de faire entendre le cri ciselé de l’écrit… et faire du territoire qu’est la Déviation, ce lieu de création, l’espace théâtral en son entier d’un goût puissant, violent et doux pour le murmure de la plainte contenue bercée par Liszt, Schubert, Bazzini dont les notes parviennent d’un gros transistor d’une autre époque. Parce que ces pensées d’aujourd’hui sont d’une autre époque expliquent les marcheurs, petits-frères des marchands.
 
Putain, mais c’est vraiment beau !
Dehors, entre les tables de récup, les canapés défoncés, le bidon de 200L où le feu parfois vient éclairer et réchauffer, les gens attendent et il y a Brecht. C’est le nom d’un chien qui est venu de lui-même à La Déviation peut-être appelé par La Promenade où Walser ne se prive pas de faire référence à « l’honnête chien ». « Salut Brecht », « Arrête Brecht », « Couchez Brecht », « Non Brecht »… peut s’entendre sans jamais oublier que BB voulait changer quelque chose au monde. Peut-être la vie de chien que l’on y observe pour beaucoup, dans ce monde. Et puis le public rentrera dans l’ancienne cimenterie où salle et scène, bar et cuisine, plantes et bric à brac se mêlent parce qu’il faudrait qu’il n’y ait aucune raison que le théâtre s’éloigne de la vie. Plus tard le projecteur qui était dehors sera allumé pour donner une couleur au-dedans.
[…]
Un tapis vert est déroulé au sol, devant les chaises d’école qui forment le gradin. Il pourrait être confondu à l’herbe grasse de la campagne. Puis, une grande branche verdoyante est mise sur un pied de projo. Ça ressemble si l’on veut à un arbre. Trois petites tables qui surplombent trois tabourets figurent le mobilier simple d’un bureau d’écrivain. Trois feuilles de papier-blanc posées sur les bureaux sont le seul ornement. Ce décor disposé à vue, construit sous nos yeux, s’anime presque immédiatement des voix et des corps des trois comédiennes. Leurs visages sont si proches que se distingue l’énergie qu’il y a dans leurs regards. Elles sont si proches qu’on pourrait lire sur leurs lèvres La Promenade. Leurs mains, leurs silhouettes, la couleur de leur chevelure, la courbure qu’elles donnent à un bras… tout est perceptible dans le détail et on les écoutera, captif amoureux de leur souffle, de leur rythme, de leur timbre changeant, de la hauteur de voix qu’elle déplace à tour de rôle quand elles convoquent l’épisode de la librairie, celui du géant Tomzack ou les démons intérieurs, celui de l’ancienne actrice où elles viennent frôler le public… Elles sont Walser le narrateur, ou plutôt l’auteur, nom auquel Barthes préférait celui d’écrivain. Elles forment à elles trois Walser. C’est leur rôle, ce soir, de jouer celui-là. Et d’une manière parfaite, sans jamais heurter l’écriture qu’elles rapportent, et du coup faisant entendre le texte, elles vont ainsi pendant un peu plus d’une heure, faire entendre son DIT. Le Dit du texte qui nous amène à l’endroit de l’expérience que lui, Walser, fait de la pensée. Cette manière dirait Jankélévitch dans Le Je-ne-sais quoi et le Presque-rien qu’il y a « en quelque sorte à penser infiniment, comme il y aura dans l’avenir à développer inépuisablement et à connaître sans fin ». C’est juste puissant de les entendre raconter, vivre, mimer, jouer ça d’une manière tellement naturelle et parfois cocasse qu’on sait qu’il y a eu un travail d’acteur immense. Et tout ce temps heureux qui rappelle la pensée infinie et inépuisable se donne dans la clarté électrique de la salle. C’est le temps de la promenade presque ensoleillée où la rencontre est une expérience heureuse et drôle. Temps des oiseaux siffleurs dont le pépiement finit par se confondre aux orchestrations lyriques par une mue magique.
Faiseuses de mines aux rires enjoués, elles n’en finissent pas de convoquer des histoires « à dormir debout » et, d’un revers de main léger ou d’un accent soutenu, s’en amusent. Qu’un train de militaire passe entraînant dans son sillon une fanfare et les voilà à disserter et s’enflammer. Mais…
Mais Jankélévitch prévient, l’infini, l’inépuisable conduit aussi à la brutalité d’un ailleurs « il y a donc un inachèvement, un informe et un indéterminé… une impossibilité d’enserrer ». Et la Jeune Parque à trois têtes, les trois comédiennes, se trouve alors devant la feuille blanche, la feuille de « papier vide » écrira Walser, à extraire de cet immaculé les mots, les énoncés, les rythmes… qui résistent à la pensée. Au plateau, la lumière a disparu pour ne répandre qu’un mince filet laiteux et jauni qui parvient du projecteur extérieur à travers les carreaux (création lumière Iris Julienne).  À la promenade s’est substituée la traversée par et dans l’écriture. Tour à tour, elles viennent aux bureaux mâcher un crayon devant la page vide. L’intimité de la boîte crânienne est ici ouverte et c’est l’exercice douloureux de penser qui est audible autant que visible. La manière dont le dehors et le dedans, inextricablement dans un rapport de gémellité, s’appellent, se contredisent, s’évitent, se trouvent.
Chez Walser, écrire, comme chez Pessoa, c’est « s’écrire » et l’œuvre n’est pas le lieu de l’expropriation de soi, mais le territoire du subjectile. C’est-à-dire l’endroit d’une coagulation, d’une fusion entre l’écriture et la main qui écrit. C’est le temps difficile de l’incubation, du corps à corps entre l’écriture et l’écrivant. C’est l’instant où l’impression de la trace (le dehors) doit ressusciter dans l’écriture sans écart. Trace et Écart ou l’histoire sans cesse reconduite d’un anagramme douloureux pour l’écrivant.

Et c’est cela qui est donné, livré tout au long de La Promenade que Malte Schwind écrit à son tour. Juste cela qui veut que Schwind négocie avec l’air et les couleurs, avec les sons des voix et les formes chimériques ; faisant entendre ici, un tic-tac, là le chant d’un coucou qui marque non le temps, mais le compte à rebours dans lequel sont inscrits la vie, le détail, les plis, les microscopiques sensations vives… et les autres qui sont autant d’effets miroir que l’écrivain recueille et dont le dépôt est l’écriture. Et de la même manière qu’il y eut un âge de pierre, la mise en scène de Schwind parle, chez Walser, d’un âge du graphite. Ou, pour le dire autrement, de la difficulté qu’est toujours le commencement d’écrire le complexe comme le simple, le grave comme le drôle. Comment rendre par l’écriture quelque chose de désuet, d’anecdotique, de ludique et donc d’important? Comment rendre l’étonnement comme, par exemple, l’instant où les comédiennes rapportent l’épisode des jupes des dames : « Une ou deux dames portant des jupes d’une brièveté stupéfiante, et des bottines de couleur d’une hauteur, d’une étroitesse, d’une finesse, d’une élégance et d’une délicatesse surprenantes, se font remarquer tout aussi bien que n’importe quoi d’autre ». Moins un travail d’écriture liée à la description, qu’un énoncé à même de souligner une sensation, des paquets d’intensité…
Sortant, fort de cette expérience de l’homme au « système de crayon » qui lui permettait d’esquisser et de crayonner, quelque chose continue et martèle qui tient à la séquence devant M. le Président de la haute commission fiscale afin d’obtenir le taux d’imposition le plus bas. Cette épreuve qu’est la justification du poète qu’il est : « La promenade […] m’est indispensable pour me donner de la vivacité et maintenir des liens avec le monde, sans l’expérience sensible duquel je ne pourrais ni écrire la moitié de la première lettre d’une ligne, ni rédiger un poème, en vers ou en prose. Sans la promenade, je serais mort et j’aurais été contraint depuis longtemps d’abandonner mon métier, que j’aime passionnément. Sans promenade et collecte de faits, je serais incapable d’écrire le moindre compte rendu, ni davantage un article, sans parler d’écrire une nouvelle. Sans promenade, je ne pourrais recueillir ni études, ni observations […]. En me promenant longuement, il me vient mille idées utilisables, tandis qu’enfermé chez moi je me gâterais et me dessécherais lamentablement. La promenade pour moi n’est pas seulement saine, mais profitable, et pas seulement agréable, mais aussi utile. Une promenade me sert professionnellement, mais en même temps, elle me réjouit personnellement ; elle me réconforte, me ravit, me requinque, elle est une jouissance, mais qui en même temps a le don de m’aiguillonner et de m’inciter à poursuivre mon travail, en m’offrant de nombreux objets plus ou moins significatifs qu’ensuite, rentré chez moi, j’élaborerai avec zèle. »
« Ça t’aura intéressé Brecht, hein ? »
« Ça t’aura interpelé d’entendre que « l’homme intérieur est le seul qui existe vraiment » ! » comme aura choisi de le faire entendre Mathilde Soulheban à qui l’on doit la dramaturgie.
Dans la cimenterie, à portée de main du monde où dedans et dehors sont enfin réunis par Walser, Malte Schwind met en scène une Promenade humble dans la filiation d’un théâtre pauvre où l’interprète est la seule voie qui fait voix. Et ayant eu le soin de disposer ses comédiennes dans un espace où la sensation de vide est intense, c’est en recourant à une esthétique stylisée presque wilsonienne, et en observant un dépouillement cher à Beckett qu’il donne à saisir d’un bout à l’autre, les mondes fictifs ou réels de Walser : le poème dramatique qu’est La Promenade. Faisant d’une Nouvelle, l’endroit d’un théâtre où une histoire qui devient effective nous est adressée, mêlant gravité et légèreté. Manière chez le penseur du théâtre qu’est Malte Schwind de faire mentir Walter Benjamin quand il parle du conteur : « Il est de plus en plus rare de rencontrer des gens qui sachent raconter une histoire… c’est comme si nous avions été privés d’une faculté qui nous semblait inaliénable, la plus assurée entre toutes : la faculté d’échanger des expériences ».
La Promenade de Schwind, elle, sera inoubliable et le portrait de ce « vagabond immobile » que fut Walser aura trouvé dans le geste rêvé du metteur en scène qu’il est un frère d’âme insoumis au règne de la réalité instituée.

La Promenade d’après Robert Walzer, mise en scène Malte Shwind, La Déviation juin 2019. Soutenu par le Théâtre Antoine Vitez, le 3bis F, le Collectif 12 de la ville de Marseille, et la DRAC-PACA et la Gare Franche.

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Le Coup Fantôme, 1948-1989-2018… https://www.insense-scenes.net/article/le-coup-fantome-1948-1989-2018/ Fri, 17 May 2019 20:24:24 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=2849 Au fin fond de la friche La Belle de mai, dans le hangar qu’est la salle Seita, comme au plus loin d’un quai à l’ouest de New York, le metteur en scène Franck Dimech et le dramaturge Arnaud Maisetti proposaient, quatre jours durant, Le Coup Fantôme d’après Bernard-Marie Koltès. Dans cette aventure, à eux deux ils entraînent les étudiants de la section d’études théâtrales de l’université d’Aix-Marseille ; de jeunes comédiens et comédiennes, techniciens, régisseurs, scénographes, etc. habités par le désir du plateau, cet ailleurs où est la vraie vie écrirait Rimbaud.

Accumuler des fragments sans se soucier de l’intrigue ; oublier l’intrigue et privilégier des points d’intensité. Faire de chaque instant une situation, et échapper ainsi à toute idée de commencement. Préférer un jeu où l’acteur serait dans un espace intermédiaire ; préférer les lignes de fuites, les états aléatoires et inaccomplis. Faire en sorte que l’espace soit une couleur écartelée entre un noir récurrent et une clarté incandescente. Jouer des ténèbres et de la surexposition. Faire miroiter des sons, des musiques, plutôt des fragments qui inscrivent l’oreille et le regard dans le souvenir. Ne pas avoir oublié l’écriture en projetant sur un pan latéral des signifiants arbitraires, sortes d’esquisses poétiques promis à la révolte… S’approcher du dénuement en s’habillant de la nudité…
Faire résonner la voix de Koltès dans un entretien où il dit sa haine de « l’européen, du français ». Faire entendre la correspondance de celui qui observera l’exil et la croiser avec d’autres textes, y compris ceux écrits par les jeunes interprètes inquiets de l’actualité. Considérer l’œuvre de Koltès au regard de sa vie, vécue et rêvée. Alors revenir dans les traces plus que dans les preuves et éviter de jouer Koltès afin, peut-être, d’arriver à l’endroit de la naissance d’une œuvre qui se donne d’abord sous la forme d’une énergie : un désir affolé. Conduire les interprètes de ce Coup Fantôme à l’endroit du pacte que Koltès a passé avec lui-même. « Être soi-même l’auteur de sa vie […] n’avoir qu’une morale : celle de la beauté. Et qu’une loi : le désir » comme le souligne la quatrième de couverture de Bernard-Marie Koltès d’Arnaud Maisetti ((À lire, l’essai d’Arnaud Maisetti, Bernard-Marie Koltès, Paris, éd. Minuit, 2018.))
Beauté des images dès lors où derrière un tulle, une gymnaste en équilibre sur une poutre développe et augmente pendant un long temps un mouvement. On la regardera comme la funambule de Genet. Plus loin, un homme d’apparence inquiète tiendra un verre en équilibre sur son crâne tel un Malcolm Lowry. Une jeune femme, en front de scène, les mains sur la tête, restera immobile jusqu’à ce qu’imitée par tous et toutes, ils et elles figurent des prisonniers qui n’en auraient pas l’âge comme les lycéens de Mantes-la-Jolie. Un guitariste qui entonne Gainsbourg se voit pisser dessus… Suivre le pisseur qui se répand ou marque un territoire diurne. Regarder une meute fascisante à moustache, une meute de colons de la deuxième génération, petits capitalistes convaincus de leur supériorité qui écoutent du Lepen (Père) qui a engendré une fille brune déguisée en fausse blonde. Regarder une violoniste prendre des claques dans la gueule. Etc. Etc. Etc. jusqu’au terme de l’heure vingt où, assemblée autour du cadavre d’une morte que tous et toutes vont honorer d’un rituel intime, la meute redevienne forme chorale et, dans une nudité partielle, vienne s’accoupler au cadavre pour former un charnier. Et tout ce temps, en fond de scène, une armoire électrique éclairée s’apparentera à un autel scintillant ou un cierge technologique allumé sur les deuils que l’on fait, et qui se sont écrits au plateau.
Et alors saisir à travers cette construction archipélique que chacun des « épisodes » (aurait dit Didier-Georges Gabily), mettait en jeu autant qu’en scène un rapport à la frontière et à la limite ; là où l’acteur se tient en équilibre, pris en otage, justement, par les limites et les frontières. Épisodes, donc, qui se regardaient encore comme des moments de « dos au mur » où il n’est possible qu’une fuite en avant laquelle rapproche toujours de la mort que figurait le dernier tableau.
Liée à un geste plastique qui n’est pas étranger au montage godardien, dans le voisinage aussi du regard de Pasolini sur les dérives humaines et les lucioles disparaissantes, la mise en scène de Franck Dimech se regarde comme un espace traversé. Une succession d’arrêts sur image, de sensations furtives où Mara, Marine, Augusto, Laura, Claire, David, Aude, Edel, Manon, Louise, Fanette, Catherine, Jade, Antoine, Romain, Joia, Elisa, Maëlle, Clémentine, Alice, Laureen, Hamoun, Irian, Siwei, Fleurines… forment le chœur qui portait en lui une voix, celle de Koltès et de ses questionnements « In God We trust, DO WE ? ». Dernière question de Koltès adressée à son frère François (quelques jours avant de mourir), lisible et visible sur le mur, dès qu’étaient franchies les portes du hangar Seita.

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C’est la Phèdre! Critique https://www.insense-scenes.net/article/cest-la-phedre-critique/ Fri, 19 Apr 2019 06:38:29 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=2844 Première critique de Jean-Loup Dieuzayde, lycéen à Marseille, qui nous confie le soin de relayer son enthousiasme. Critique en herbe, comme l’insensé les aime, parce que « l’herbe pousse au milieu des choses » comme disait Deleuze. Lui a vu ce travail où un classique s’invite dans notre modernité ou postmodernité… Question de regard réorienté histoire de faire entendre l’histoire. Merci à Jean-Loup de nous livrer son petit « texticule »…


Le spectacle C’est la Phèdre a eu lieu au Théâtre Antoine Vitez le mercredi 15 mars.
C’est un théâtre situé au sein de l’université d’Aix-Marseille, à Aix-en-Provence. Il a été joué et mis en scène par la compagnie « Les Bourlingueurs ». Les acteurs et le metteur en scène sont tous des jeunes diplômés du Conservatoire National d’Art Dramatique. Avec : Théo Chédeville, Clément Cliquet (batterie), Maïa Foucault, Lucie Grunstein, Grégoire Letouvet (piano, guitare, voix), Sipan Mouradian, Isis Ravel, Loris Verrecchia
« C’est la Phèdre » est un jeu de mot entre « la Phèdre » et « la fête ». Pendant le bord plateau qui a suivi le spectacle, le metteur en scène Jean Joudé a expliqué qu’il avait choisi ce titre car pour lui le moment où le caractère des gens ressort le plus est lors des fêtes.
Phèdre est un texte mis en scène par plusieurs grands auteurs comme Racine mais il a été écrit par Sénèque qui lui même s’est inspiré du mythe Grec.
Tout d’abord, cette pièce de théâtre était très drôle malgré son texte et son sujet très fort. En effet de nombreux passages ayant toujours été mis en scène de façon tragique furent comiques, de par le jeu d’acteur et les effets de la mise en scène.
Par exemple, lorsque Hippolyte repousse Phèdre, celle-ci mime de se suicider à plusieurs reprises pendant que le reste des acteurs continuent la pièce.
Ensuite le spectacle était accompagné d’un groupe de musiciens de rock. Notamment, quand le messager raconte la mort d’Hippolyte, l’acteur dessine des gestes amples pendant que le régisseur fait lentement bouger les faisceaux sur son corps. La musique était au début douce et calme puis l’acteur commença à parler plus fort, alors la musique monta simultanément. Ce moment fut à mes yeux si beau que j’eus des frissons.

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Combat de femmes et de loups-Servier https://www.insense-scenes.net/article/combat-de-femmes-et-de-loups-servier/ Sun, 07 Apr 2019 18:03:29 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=2814 Mon Cœur, de et par Pauline Bureau, Théâtre de la Croix-Rousse (Lyon), 26-29 mars 2019


 
Créé au Volcan, scène nationale du Havre, en février 2017, le spectacle de Pauline Bureau, qui tourne depuis lors, fait désormais corps avec son sujet ‒ le scandale du Mediator ‒ et participe à sa façon de la lutte des victimes pour redonner une puissance d’affirmation à leur vie mutilée. Ce médicament pour le diabète était prescrit à des femmes en surpoids comme coupe-faim. Il a occasionné des années après une vague d’anomalies cardiaques, jusqu’à ce qu’Irène Frachon, pneumologue au CHU de Brest, ne milite pour son interdiction. Ce fût la première étape d’une prise de conscience chez les victimes, ignorant jusque-là les causes de leur mal, et d’une bataille judiciaire a priori inégale et sans fin contre les laboratoires Servier qui commercialisaient le produit.
L’affaire révèle à la fois la rapacité de laboratoires pharmaceutiques peu scrupuleux en matière de santé publique, la défaillance d’une institution de vigilance comme l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament ‒ aussi opaque que son acronyme ANSM et garrottée par des conflits d’intérêt ‒, l’intériorisation par certaines femmes d’une normalisation du corps, imposée par une société phallocratique, la difficulté extrême, mais pas l’impossibilité, de gagner un combat judiciaire, à condition qu’il se fasse collectif, contre une cohorte d’experts et d’avocats mandatés par une multinationale ‒ que celle-ci prospère dans le domaine de la santé ou ailleurs.
Chœur
Le point de vue adopté par Pauline Bureau est celui des victimes. Le personnage fictif de Claire Tabard (Marie Nicolle) résume leur combat à chaque fois singulier mais indissociable d’une dimension plurielle. Héroïser Irène Frachon (Catherine Vinatier) aurait pu être une tentation, au risque de dépolitiser son action. Au contraire, celle-ci ne fait que des apparitions ponctuelles, au lointain, son téléphone la reliant aux innombrables femmes, dispersées sur tout le territoire, qui sollicitent son aide ou l’informent de leurs avancées ou déboires en justice.
On pénètre donc dans l’intimité de Claire : la relation fusionnelle avec son fils (Camille Garcia), le lien qui se distend avec son mari (Yann Burlot), le lien indéfectible avec sa sœur qui n’a jamais voulu se plier aux canons esthétiques (Rebecca Finet, par elle la distribution échappe à l’uniformité des corps féminins que dénonce le spectacle), jusqu’à son opération à cœur ouvert, un cœur mis à nu.
En regard d’un reportage télévisé ou d’un article de presse, le spectacle de Pauline Bureau ‒ lui aussi précisément documenté et étayé en amont par la rencontre d’Irène Frachon, de plusieurs victimes, d’un de leurs avocats ‒ permet de rendre sensible l’abstraction des chiffres, des séquelles d’une opération, des minutes d’un procès…, ce qui a pu être insoutenable pour quelques spectateurs et spectatrices, pris entre le désir de rester et le besoin de sortir.
« La santé c’est la vie dans le silence des organes » (René Leriche, chirurgien, 1936)
La vie quotidienne de la trentenaire est césurée après son opération. « Mon cœur » n’est plus pour elle une formule d’affection, mais un organe vital qui rappelle brutalement son existence concrète au moment où il dysfonctionne.
Les valves mécaniques font un bruit tel que Claire a du mal à dormir à cause des battements de son cœur réparé. Son avocat les fait entendre au moment du procès. Sa vie s’est rabougrie comme peau de chagrin : elle ne peut plus danser ni faire l’amour, encore moins avoir un deuxième enfant… Elle ne doit jamais oublier de prendre chaque jour un médicament qui fluidifie son sang et l’expose ainsi à une hémorragie au moindre petit choc. Autant rester recluse, se couper du monde.
 

 
Le spectacle de Pauline Bureau rappelle certaines pièces marquantes de Joël Pommerat autour du monde de l’entreprise et de thématiques sociales (Au Monde, Les Marchands…). On retrouve une manière analogue d’enchaîner des séquences plus ou moins brèves, de découper l’espace par l’ombre et la lumière, de diffuser certains morceaux de musique qui expriment ce que les personnages vivent d’invivable, de troubler la séparation entre leur univers mental et ce qui se passe au dehors… Si la metteuse en scène-dramaturge verse parfois dans le larmoyant, notamment pour la relation mère/ enfant, deux séquences sont particulièrement réussies. L’une est décisive : la fête de mariage de sa sœur se transforme peu à peu en danse macabre pour Claire, qui s’écroule devant son fils, tandis qu’on entend Tom The Model de Beth Gibbons & Rustin Man, chanson mélancolique dans la pénombre et le scintillement des robes. Peu après, un cardiologue diagnostique la valvulopathie et programme une intervention d’urgence.
L’autre, c’est le procès, qui occupe environ le dernier tiers d’un spectacle qui dure 2h. Il faut bien ça pour condenser des années de procédure d’indemnisation. Claire, assise au centre à l’avant-scène sur une simple chaise, fait face à son avocat, à la juge, aux avocats et experts de Servier, attablés au lointain devant elle. L’opposition entre le non-conformisme de l’avocat de Claire (Nicolas Chupin) et la froideur procédurière des employés de Servier tient en haleine. La lenteur de la justice est littéralement incarnée par la juge au dos voûté et aux déplacements lents (Sonia Floire), sa violence, par l’objectivation du corps de Claire, qui doit laisser mesurer et photographier sa cicatrice, son résultat incertain, par une écriture qui évite de raconter le procès depuis sa fin. Des actions en justice sont toujours en cours au dehors des théâtres.
Dosant rigueur documentaire, épaisseur du trait et subtilités d’écriture, le spectacle de Pauline Bureau parvient à susciter une émotion, un pathos, n’ayons pas peur des gros mots, qui n’est pas la négation du politique, mais sa levée : des larmes politiques, une colère politique, à l’instar de Claire qui la laisse enfin sourdre, quitte sa place assignée, se lève, envoie voltiger la paperasse, refuse. Il y a longtemps que je n’avais pas vécu une telle suspension du temps entre la fin d’un spectacle et le tonnerre d’applaudissements : un silence ému, qui a bougé les lignes.
 

En tournée à Quimper et à Nice en mai 2019. 

 

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Débris d’images : Rodanski-Lavaudant https://www.insense-scenes.net/article/debris-dimages-rodanski-lavaudant/ Thu, 07 Feb 2019 14:42:56 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=2750 Le Rosaire des voluptés épineuses de Stanislas Rodanski
par Georges Lavaudant, Célestins (Lyon), 6-16 février 2019


Lavaudant nous fait découvrir la langue d’un poète lyonnais, surréaliste à corps perdu, adepte de stupéfiants et de pseudonymes en tous genres, mort interné à l’âge de 54 ans en 1981. Il lui offre l’écrin d’une image scénique qui serait comme la rencontre sur un plateau de dissection entre le barman de l’hôtel Overlook du Shining de Kubrick et la Veronika Voss du film éponyme de Fassbinder. Les comédiens ‒ Frédéric Borie, Élodie Buisson, Clovis Fouin Agoutin, Frédéric Roudier et Thomas Trigeaud ‒ se font les passeurs de cette langue, des « spectr’acteurs » pour reprendre le titre d’une œuvre de Rodanski.
L’image n’est installée, projetée, qu’au lieu même de sa ruine. L’image théâtrale, photographique et cinématographique tombe ici en débris, se fait le tombeau d’une parole poétique elle-même en voie de délitement, qui passe toute illustration qui tenterait d’en arrêter le cours, d’en capter le soleil noir. Dans ses méandres, Lavaudant ménage des moments narratifs, à teneur autobiographique (la déportation du jeune Rodanski dans un camp de travail à Mannheim par exemple), qui alternent avec l’eau dormante des rêves et de brusques remous fantasmatiques, aux résonances sadiennes. Le cocktail servi est lét(h)al. « Il ne reste plus qu’à s’abandonner à une écoute flottante et rêveuse, et laisser les mots se déposer sur vos paupières comme des flocons silencieux », invite Lavaudant, sensiblement imprégné par l’idiome de Rodanski.
Mais les débris de corps-poupées, d’images funèbres et de textes classiques (du Bossuet, du Racine…) ou devenus classiques (un zeste de Genet) ont encore de beaux restes. Ils sont galvanisés çà et là par un rictus, un soubresaut, un spasme, autant de preuves de vie, et surtout par un humour qui met à distance in extremis les clichés, les légendes (Lancelot, la Dame du Lac), l’imagerie décadente, le film noir (deux gangsters).
C’est un spectacle qui flirte avec le suranné cher à Baudelaire, un peu comme on découvrirait une boîte d’un autre temps, contenant des souvenirs poussiéreux mais encore hantés par les passions qui les ont suscités. La fin abrupte de ce spectacle d’1h15 me laisse un beau regret : ne pas avoir été embaumé davantage par cette langue étrange, qui n’est certes pas un remède à la mélancolie, mais sa quintessence.
« Comme des roses de papier crêpe au crépuscule vont avec les mille feux du lamé d’une coiffure, je vais avec le spectre d’une éternelle aurore, dans les couloirs du monument cendreux aux lampes froides. »
 

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Dans les prisons syriennes et au-delà https://www.insense-scenes.net/article/untitled-de-zoukak-dans-les-prisons-syriennes-et-au-dela/ Tue, 13 Nov 2018 13:27:09 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=2664 Untitled
– mis en scène par Omar Abi Azar, du collectif Zoukak,
issu d’un atelier conduit avec d’anciens détenus politiques syriens.
Clôture du Festival Sidewalks 2018 – le 11 novembre 2018 au Zoukak Studio,
Beyrouth, Liban


Au nord de Beyrouth, dans le quartier des Ports à l’ouest de Karantina, un minuscule immeuble est le repère du collectif Zoukak. Créé en 2006 au moment du dernier conflit avec Israël, Zoukak tâche de lier pratiques théâtrales et engagement socio-politique : des spectacles, des ateliers, des rencontres travaillent autour et avec la mémoire traumatisée des réfugiés palestiniens et syriens, des femmes victimes de violence ou d’enfants orphelins. « Théâtre d’intervention en situation d’urgence », « approche thérapeutique des drames de l’histoire », « action sociale engagée », Zoukak s’invente dans un contexte sans cesse mouvant, travaillé par des brisures que le collectif tâche, si ce n’est de réparer, au moins de rendre visibles. Au risque aussi de troubler les frontières entre artistes et travailleurs sociaux ? Au risque aussi des illusions sur le travail de l’art ?… Ce 11 novembre, le festival Zoukak Sidewalks s’achevait par la présentation du spectacle Untitled, travail réalisé avec sept anciens détenus politiques en Syrie. Entre catharsis politique et atelier documentaire, les pièges sont nombreux qui feraient de ce spectacle un pur témoignage donnant l’illusion de soigner (et d’en finir avec) une histoire en la racontant. Mais la force d’un tel spectacle tient précisant à faire de ses pièges sa matière, et presque l’objet du travail. L’art comme thérapie sociale ? Scène du post-traumatique ? Ou pratique  politique qui, en accordant toute sa place à la maladresse, cherche à interroger ce que peut l’art face aux désastres de l’Histoire, et ce qu’il ne peut pas ? Manière de fabriquer du théâtre contre lui-même aussi, avec dignité et courage.

Le studio théâtre de la Zoukak Compagnie, près de la Corniche du fleuve, est si plein de monde qu’on peine à respirer : est-ce la clôture du festival, le cocktail offert, ou la curiosité du spectacle de ce soir? Déjà, le trouble, un malaise aussi : entre nous et les témoignages des tortures subies par les prisonniers politiques syriens, il y aurait donc fatalement les verres de vin, les bises qui claquent, l’éclatante joie de la jeunesse beyrouthine venue ici passer une bonne soirée. Sans doute cette mondanité affichée est-elle déjà tout un spectacle qu’il faudrait regarder, de loin, comme tel – et que le spectacle tiendrait lui-même à distance l’effondrement imminent d’une société ingouvernée et sur la brèche des guerres? Réflexe de survie ou illusion coupable? Fuite en avant? Il y aurait pourtant un autre théâtre, une autre leçon. Pour rejoindre la parole vraie d’un théâtre politique, peut-être faut-il traverser les vanités des socialités bourgeoises? On sait d’emblée, en tous cas, qu’ici le théâtre est le prétexte à se retrouver. Pour le pire et le meilleur?

Dans la minuscule salle de spectacle, Omar Abi Azar, le metteur en scène, tient à nous dire un mot. Traduite en anglais par le co-metteur en scène, Junaid Sarrieldeen, la parole se veut ici aussi sincère que joyeuse. Le spectacle auquel on va assister n’en est pas un, plutôt le fruit d’un atelier mené avec sept anciens détenus syriens, et on devine qu’il s’agit en fait davantage que cela. Alors que près de 1,5 million de réfugiés syriens ont trouvé refuge au Liban — dont les infrastructures déjà fragiles sont celles d’un pays de 4 millions d’habitants —, le théâtre voudrait ici faire la preuve par l’exemple de cet accueil, de l’écoute de cette parole, et de la solidarité qu’elle produit.

Sur le plateau, tous les signes de l’accueil entre les peuples de Méditerranée sont disposés : une simple table, des verres de vin, du pain. L’un après l’autre ils viennent sur le plateau, lâchant dans un sourire : « c’est ici la cour martiale? » On y est. Le théâtre comme lieu du procès, mais renversé : et par le rire, il s’agira moins de réclamer justice que de mettre en accusation les conditions de détention inhumaines, et de témoigner du crime commis sur eux. Cour martial, où ce qui est jugé, c’est la guerre sur les corps, et retourné, le jugement des bourreaux par le cri des victimes.

Et d’emblée, on pressent toute l’intelligence d’un travail qui dira surtout les conditions de sa fabrique : intelligence qui sait donner tout le prix aux maladresses aussi, aux fragilités. Depuis la cour martiale à la scène, ce qui se lève, c’est le lieu où on est pour le dire. Alors, la parole commence à circuler, et chacun l’un après l’autre — procédé qui sera celui de tout le spectacle — décrira son lieu de détention. On se souvient du début du Mariage de Figaro, où le personnage mesure la chambre, la scène. Ici, la cellule mesure quelques mètres où s’entasse une dizaine de détenus. Les sept prisonniers décrivent chacun une prison différente : l’un a été incarcéré à Palmyre, l’autre à Saidnaya, un autre encore à Rakka… On entend à chaque fois les nuances pour dire la cellule – deux mètres, trois mètres, un peu plus, un peu moins –, celles qui décrivent les ouvertures minces par où l’air entre ici, ou là. Nuances? Ou distinction essentielle dans un monde si réduit que tout est considérablement décisif. Dès lors, dans ce souci accordé à décrire le mieux possible ces cellules, se donne à entendre une parole de survie qui travaille à rendre visible le monde qui reste, d’autant plus puissant qu’il est réduit. Épuiser la réalité quand la réalité du monde tient dans quelques mètres : et éprouver par là la liberté qui reste, qui tient peut-être à un pas, quelques centimètres où faire un geste.

Évidemment, la description du lieu ne peut que renvoyer au théâtre : faire loger dans quelques mètres toute une vie, n’est-ce pas la fonction même de la scène? Les lieux se renversent : et l’espace réduit du plateau sert à évoquer l’espace de la cellule, mais justement par son envers : la réduction y est, ici, l’espace absolu et potentiellement infini, parce que vide, de tous les espaces possibles, y compris la prison.

Quand la description des lieux s’achève, comme pris de vertige, le spectacle revient sur lui-même et les mots pour le dire. Patiemment, on prend soin de nous expliquer leur vocabulaire. Ce que veut dire être de nuit (pour guetter les arrivées intempestives du gardien), ou ces mots qui désignent singulièrement l’ouverture sur les murs, les tortures, les horaires… Si la prison est un autre monde, c’est aussi un autre langage. Ou plutôt : comme autre monde, il possède aussi son langage.

Espace et langue immanents, le réel qui se dresse devant nous comme contre-monde porte tous les stigmates d’une scène. Cette scène nous est ainsi racontée dans son quotidien banal et sordide : brimades, tortures, organisation de la peur… Mais ces horreurs nous sont racontées aussi depuis les stratégies fomentées pour les contourner, ou au moins ruser avec elles et rendre cette vie vivable, vivante encore. Ainsi des réserves de nourriture qu’on fait en secret pour célébrer l’anniversaire d’un codétenu.

Nouvelle interruption : dans ce déploiement de l’espace, de la langue et désormais de la scène carcérale, le risque est de faire du théâtre une prison, une prison qui répèterait théâtralement la prison, la rejouerait dans son espace clos… Comment s’en sortir? Soudain, en silence, et pendant de longues minutes, commence la chorégraphie des gestes : s’allonger, dormir serrés les uns contre les autres, boire, se laver, prier, se battre, s’ennuyer, chercher du repos, s’étirer… Gestes mécaniques et devenus naturels, gestes inscrits désormais dans leur corps, gestes qui leur sont propres. Gestes qui relèvent d’une technique des corps. S’ils ne sont pas acteurs, ils font ici la preuve d’une maîtrise d’une syntaxe corporelle que leur a attribuée, à leur corps défendant, le quotidien en prison. Et quand ils sont libérés de ce quotidien, le corps demeure une mémoire : dès lors, quand cette mémoire est activée en dehors de la prison, il s’agit moins de retourner en prison, que de retourner sur elle les signes qui la désignent, et qui témoignent – plus sûrement que des mots – de leur délivrance. Délivrer des gestes depuis la délivrance des corps, tel est, durant ce silence étal le travail à l’œuvre qui retourne le théâtre sur lui-même.   

Car ici, ces hommes jouent leur propre rôle : mais quel rôle? De prisonnier, ou de détenus sortis de prison? D’acteurs jouant aux prisonniers qu’ils étaient? D’hommes qui demeureront pour toujours d’anciens détenus? Ainsi s’élabore, sans rien d’autre que leur corps, sur le plateau nu d’un théâtre minuscule, le spectaculaire d’une réflexion sur la nature d’un acteur, sa technique, les gestes qu’on demande de faire en absence de tout ce qu’il leur donnait un contenu en prison (on se verse ici de l’eau sans eau, on s’appuie sur des murs invisibles…) Gestes fantômes : fantômes de geste, jouant avec les fantômes comme autant de partenaires invisibles. Gestes qu’ils s’appliquent à exécuter comme un kata, et comme une peine : sur le mince fil qui sépare geste de l’aliénation et libération par les gestes…

On comprend pourquoi, immédiatement après cette longue et belle séquence silencieuse, il faut s’évader : s’évader du théâtre. Alors, on sort de la clôture de la scène, on vient briser la frontalité pour enfin donner à voir ce théâtre comme ce qu’il est : un espace clos. On monte dans les gradins, et on partage le pain (celui de l’anniversaire…) avec les spectateurs. Est-ce que nous devenons, nous, spectateurs, codétenus de la fable qu’on nous raconte? Ou est-ce par là que les détenus sortent de l’espace ludique pour devenir des hommes de l’espace (public), qui peuvent manger la même nourriture, partager le même espace (sensible) et le même temps?

Depuis les gradins, se donne alors le récit de ce qui a été perdu : les plus belles années. Ces prisonniers politiques ont été détenus en Syrie pendant dix ou quinze ans. Ils avaient entre vingt et trente-cinq ans : ce qu’on leur a pris, ce sont ces années-là, que la liberté d’aujourd’hui ne leur rendra jamais. Récit de ce qui manque, que rien ne viendra combler : que le théâtre ne pourra que dire, et fouiller comme une blessure comme pour la raviver.

Mais on ne peut pas raconter : c’est impossible. Que faudrait-il faire : montrer? C’est l’autre écueil : la tautologie du témoignage qui ne peut témoigner que de ce témoignage… 

De retour sur le plateau, l’un des acteurs souligne l’écueil. Raconter ne produit rien d’autre que des mots : la fantasme de s’en libérer quand ils ne cessent pas de se heurter dans la prison des corps et des souvenirs. Colère immense et digne de l’un des hommes, à laquelle ne peuvent répondre que les vains appels au calme de l’autre. Comment garder le calme? Comme on garde un prisonnier?

Il faudrait montrer, dit-il. Montrer quoi? Les traces de tortures? Les cigarettes écrasées sur le cou? Mais l’un dit qu’il a eu les intestins broyés et emmêlés : comment le montrer? Échec du théâtre à montrer ce qui est intérieur, à l’intérieur du corps et dans l’esprit. Immense sentiment de violence : éclats de voix, colère : sur le plateau, c’est contre le théâtre que se porte la colère. Ici, on ne fait que dire, et rien ne passe dans les mots.

On ne résoudra pas cette impasse : mais en la nommant, on travaillera au moins ce théâtre comme limites, seuils entre l’aliénation et la libération — et non comme illusoire et idyllique espace de la liberté. C’est en montrant ces limites que le théâtre ici pétrit sa propre matière pour se révéler digne de sa tâche.

Ainsi, on perçoit combien il s’agit moins d’évoquer la trajectoire inatteignable de ces hommes – destins proprement impartageables, littéralement inouïs parce qu’indicibles, invisibles parce qu’impossibles à montrer – que de fabriquer du théâtre par le théâtre, et rendre préhensibles ces impartageables et ces invisibles. Vers la fin du spectacle, l’un de ces hommes justifiera le titre : « Untitled », parce qu’il n’y a pas de mot pour cela.

On devine dès lors pourquoi le spectacle avait commencé par revenir sur l’espace et les mots, sur les gestes et les récits : ici, on ne pourra dire que cela, que le théâtre échoue à représenter, mais cet échec de la représentation ouvre une brèche dans l’expérience, celle qui dévisagerait l’horreur, permettrait de ne pas s’en tenir quitte par le désir vain de dresser sa pure image ou sa seule diction.

Finalement, le spectacle voudrait s’arracher à la colère et au sordide. Et comme un passage obligé, il évoquerait nécessairement les bons moments. Le témoignage de nouveau se met en crise et en accusation : théâtre qui ne cesse pas d’interroger ses propres ressorts pour mieux les mettre en accusation, et se produire ainsi. Évidemment, dans cet anti-témoignage où chacun racontera ces joies de la prison, on n’échappe pas à une sorte de happy end à usage cathartique., où le rire servirait d’épurement des comptes, avec le risque limite de confondre humanisme et humanité. Avec l’ultime écueil d’un retour du refoulé socio-culturel, où l’art serait mis au service de l’expression des douleurs pour s’en débarrasser par le sourire.

In extremis, le risque est de nouveau évité — traversé, en fait. Car les meilleurs moments de la prison, c’est toujours la sortie de prison. Manière de dire que la prison ne sera jamais l’espace d’une résolution. Chacun de raconter ainsi les retrouvailles avec la famille. La joie de découvrir les proches vivants encore : et même, quelques années plus tard, d’être là à leur mort.

Le finale est le contraire d’une catharsis : aucune purgation qui nettoierait une plaie. « Ni temps passé ni les amours reviennent » après les jours perdus, et les nuits d’enfer. Seul demeure le « je demeure » des survivants; demeure qu’a fabriqué le théâtre dans le temps fragile et provisoire concédé à la vie. Demeure, comme une cellule ouverte, une maison traversée par les cris des sergents, les bruits assourdissants encore des portes grinçantes : demeure comme ce qui reste, que le théâtre aura levé en dépit de lui-même, malgré les pièges de la représentation et de la cérémonie sociale, et même avec ces pièges.

Quand en sortant du théâtre, fuyant les mondanités de nouveau (avec la crainte qu’elles ne soient le véritable sens de ce spectacle…), on marche dans Beyrouth en ruine et en construction — sans qu’on sache ce qui tient de l’une et de l’autre —, évidemment qu’on marche dans l’allégorie de ce monde. Alors le témoignage de ces hommes témoigne aussi contre le théâtre, ses prétendus pouvoirs. Spectacle qui dit ce que le théâtre ne peut pas, ne pourra jamais. Par exemple libérer des hommes, gagner des combats. Mais qui fabriquera aussi sa possibilité : lever des corps, soulever des récits capables de dévisager le monde. Témoignage qui ne cède ainsi pas à la tentation de porter plainte comme on porterait un drapeau dans le champ de bataille en espérant qu’il tire des vrais coups. Le passé que ces hommes rapportent de leur vie serait plutôt parole vive pour aujourd’hui, pièce à apporter au procès tenu contre ce monde dressant des murs et des hommes comme des chiens. Théâtre serait cela qui rendrait visibles ces murs et invisible leur réalité de chair, possible la parole des corps sortis d’eux, et impossible le monde après eux.

 

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La pose poétique : Sombre Rivière de Lazare https://www.insense-scenes.net/article/la-pose-poetique-sombre-riviere-de-lazare/ Sat, 10 Nov 2018 20:52:34 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=2650 Sombre Rivière de Lazare, 7-9 novembre 2018,
Comédie de Saint-Étienne

— Par Jérémie Majorel

« Si on se met à couronner de leur vivant les poètes maudits, la carrière de poète maudit va être singulièrement encombrée. On va y jouer des coudes. Et Baudelaire va être tout à fait ridicule avec ‟sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes”, dès que nous entendrons les mères dire : ‟Mon fils est poète maudit de deuxième classe au ministère de l’Éducation.” » (Jacques Lemarchand)
Lazare a écrit cette pièce peu après les attentats de novembre 2015. Les comédiens de sa compagnie Vita Nova font corps avec lui et campent une distribution non uniforme qu’on aimerait voir plus souvent sur les scènes contemporaines. Ils réinvestissent avec énergie une théâtralité issue du music-hall, de la revue et du café-concert. Jusque dans leur ultime salut, ils tentent de communiquer leur bel enthousiasme au public.
Mais le spectacle de Lazare démontre surtout par la négative tout ce qu’un poète de la scène, estampillé comme tel en tout cas, croit devoir faire pour transmettre ses textes à un public aujourd’hui, ainsi que tout ce à quoi de jeunes comédiens croient devoir s’adonner pour exister un tant soit peu sur scène actuellement : filmer une vidéo en direct, jouer de la musique live, déplacer des praticables, se mettre seins nus ou se déguiser en ours polaire, chanter, danser, dessiner, maîtriser les ficelles du seul-en-scène, faire chorus, proférer quelques répliques dans une langue étrangère, gesticuler, vociférer, imiter des accents, grimacer, s’agiter, suer, postillonner, cabotiner, etc. Les acteurs, le spectacle sont sans cesse en surrégime, comme aimantés par une évidente peur du vide, à la recherche d’une intensité de chaque instant, dans la démonstration de force, le volontarisme vain, la débauche de moyens, où se diluent finalement propos et émotions.
Le texte ne nous parvient plus que dans une logorrhée, enchaîne platitudes et coq-à-l’âne : poésie de pacotille à force de vouloir faire poésie. Rechercher à tout prix une adresse directe et frontale avec le public est le meilleur moyen d’aboutir au résultat contraire. Malgré tous ses efforts, Lazare n’atteint pas une once de la puissance chaotique qu’un Vincent Macaigne, un Rodrigo Garcia ou une Angelica Liddell instaurent parfois sur scène et jusque dans la salle.
On chercherait vainement quelles réflexions sur les attentats de novembre 2015 ni quelles résonances sensibles innervent ce spectacle, par-delà ce qu’on a déjà entendu, vu, pensé, éprouvé sur le sujet depuis lors. Ce qui perce très nettement en revanche, c’est un petit ego surdimensionné qui accouche d’une souris. Qui peut encore se laisser prendre à la pose du poète maudit dans laquelle semble se complaire Lazare ? Celui-ci est à la fois partout et nulle part. Absent de la scène, il est incarné par trois acteurs et apparaît dans deux vidéos, dont celle qui clôt le spectacle. Il se plaint d’être censuré, de ne pas avoir de soutiens, d’être retardé dans ses créations par la recherche de financements, de devoir recycler les costumes, etc. alors que tout son spectacle démontre le contraire : libre parole, moyens conséquents, neuf acteurs dans la grande salle de cet écrin rouge qu’est la Comédie de Saint-Étienne. Le spectacle a été créé au TNS en mars 2017, représenté à la MC93, à la Scène nationale de Toulon, tournera à la MC2 Grenoble, au Rond-Point (ah le fameux « rire de résistance » cher à l’insubmersible Jean-Michel Ribes !). Il est largement couvert par la presse, suscite maints échos favorables (voir par exemple les douze critiques du spectacle rassemblées sur le site theatre-contemporain.net). Les textes de Lazare sont publiés dans les prestigieuses éditions Les Solitaires Intempestifs. Il jouit de la reconnaissance de « Claude » (Régy), de François Tanguy, de Stanislas Nordey, est soutenu, ou l’a été, par La Fonderie au Mans, le Studio-Théâtre de Vitry-sur-Seine, l’Échangeur à Bagnolet, le TNS, le T2G, etc.
Cette pose de poète maudit, ces plaintes proférées à plusieurs reprises sur scène, sont une insulte aux compagnies, aux dramaturges, aux metteurs en scène qui galèrent véritablement. Sous le poète maudit, se trouve un communiquant qui finit par croire à son propre masque. Le programme de salle est une perle en la matière : outre bien sûr le générique du spectacle, on peut lire deux pages consacrées à Lazare, un panégyrique de saint Lazare comédien et martyr, et un développement aussi minuscule que vague en guise de note d’intention : « Dans Sombre Rivière, c’est dans la musique et le chant que nous vous entraînerons. À partir de conversations téléphoniques après les attentats de novembre 2015, l’une avec ma mère, l’autre avec un ami dramaturge, j’ai écrit Sombre Rivière pour dire tout à la fois, la violence trop actuelle du monde et la force des songes. » On peut ne pas adhérer, voire être franchement irrité, par cette poésie du consensus, cette poésie-refuge-hors-du-réel, qui tente de gagner sur tous les tableaux, la subversion et la séduction.

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Les radiations invisibles : 20 mSv de Bruno Meyssat https://www.insense-scenes.net/article/les-radiations-invisibles-20-msv-de-bruno-meyssat/ Sat, 10 Nov 2018 20:31:45 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=2639 20 mSv de Bruno Meyssat, 06-14 novembre 2018,
MC2 Grenoble

— Par Jérémie Majorel

Bruno Meyssat poursuit dans ce nouveau spectacle l’alliage qui le singularise au sein du théâtre contemporain : d’un côté, enquête documentaire, processus collectif, maturation d’un sujet, imprégnation in situ, lectures, rencontres, entretiens, sur un long temps, parfois plusieurs années ; de l’autre, shamanisme, du nom de sa compagnie Théâtres du Shaman, en référence notamment à une étude fameuse de Claude Lévi-Strauss sur « l’efficacité symbolique » d’un chant indien destiné aux accouchements difficiles (recueillie dans Anthropologie structurale, 1958), shamanisme qu’on retrouve chez Meyssat dans sa direction d’acteurs et dans l’aura que revêt le moindre objet sur scène.
Après Hiroshima, les naufrages de pétroliers, la crise des subprimes, la dette grecque, les missions Apollo, Meyssat aborde Fukushima (mars 2011) comme point d’entrée dans la question de l’omniprésence des centrales nucléaires, sources avérées ou potentielles de catastrophes humaines et écologiques, depuis Tchernobyl en 1986 jusqu’à La Hague en Normandie aujourd’hui. Le titre du spectacle renvoie au 20 millisieverts au-dessous desquels l’ordre d’évacuation est levé dans la préfecture de Fukushima selon la politique de retour actuellement menée alors que la norme acceptée pour la santé publique dans les autres préfectures du Japon en reste au drastique 1 millisievert.
Meyssat ne traite pas son sujet via une forme strictement documentaire, didactique ou militante. Son spectacle n’offre pas non plus de reconstitution des événements ni ne joue sur une pseudo-immersion du spectateur. Sa visée est infiniment plus difficile, fragile et nécessaire : rendre sensibles les archives, fragments de discours ou objets inertes, dont s’emparent les acteurs, par séquences successives et gestes shamaniques où le sens chemine peu à peu en nous, ou au contraire s’impose avec la force d’une évidence.
Que le spectacle ait pu me rappeler à plusieurs reprises le début des Bacchantes monté par Grüber en 1974 mesure à quelle exigence esthétique Meyssat confronte les matériaux documentaires glanés en amont : scénographie, conçue avec Pierre-Yves Boutrand, d’une blancheur clinique, dont le feuilleté dévoile d’immenses panneaux au lointain sur lesquels la lumière froide de Romain de Lagarde produit des reflets cuivrés ou argentés, tout ceci associé à la présence brute d’éléments naturels (eau, terre) ; acteurs ‒ Philippe Cousin, Elisabeth Doll, Yassine Harrada, Julie Moreau, Mayalen Otondo et Jean-Christophe Vermot-Gauchy ‒ qui peuvent atteindre des états de transe quasi animale, ou de transissement subit, de « sur-marionnette » (Craig), ou de rictus glaçants, en un jeu où l’excès est d’autant plus perturbant que neutralisé, où les acteurs sont parfois littéralement emballés dans des camisoles de plastique (on pense cette fois aux vêtements-emballages de Kantor).
Comment rendre sensible une archive comme le rapport PAREX sur le « Retour d’expérience de la gestion post-accidentelle de l’accident de Tchernobyl dans le contexte biélorusse » remis à l’Autorité de Sûreté Nucléaire en 2007, pas moins de 63 pages indigestes pour le profane, mais dont le spectacle projette ou donne à entendre quelques extraits choisis ? Une actrice soulève difficilement une grosse pierre et la laisse tomber avec fracas (c’était donc bien une vraie pierre) sur un petit matelas une place déposé à même le plateau, comme pour nous faire ressentir les mesures de sécurité dérisoires qui avaient été envisagées en cas de problème majeur dans la centrale ukrainienne tristement célèbre, ainsi que le travail de Sisyphe que représente le colmatage des dégâts irréversibles tenté depuis lors. C’est du moins ce qu’on peut se dire à part soi en assistant à cette séquence, et bien d’autres choses, ou absolument rien, car on ne peut rester passif face à un spectacle de Meyssat, qui sans cesse mobilise notre capacité interprétative, au sens à la fois intellectuel et musical, nous rendant co-responsable du spectacle en cours, non sans ménager quelques moments de respiration, quelques images scéniques davantage redondantes ou convergentes.
Ainsi, lors d’une séquence centrée sur la difficulté à définir la dose de radioactivité au-delà de laquelle l’être humain court un réel danger, une scie circulaire suspendue à un fil oscille dangereusement entre les acteurs pendant qu’on entend ce qui semble être un morceau strident de scie musicale, nous faisant ainsi prendre conscience de manière concrète du danger radioactif, d’autant plus effectif qu’invisible, inodore, indolore, indétectable par nos cinq sens, suscitant souvent l’incrédulité des premiers concernés. Meyssat sait aussi ménager des zones d’humour (noir) comme lorsqu’il donne à entendre Jean-Bernard Lévy, PDG d’EDF, interrogé à l’assemblée nationale par la députée Barbara Pompili, déplorant l’interruption pendant quinze ans de la construction de nouvelles centrales nucléaires en France, ce qui aurait obéré nos compétences reconnues en la matière, prônant au contraire une reprise des constructions et une continuité, tout comme un cycliste professionnel ne doit pas cesser de s’entraîner pour rester performant !
20 mSv est une arène où se confrontent des analogies concurrentes pour tenter d’appréhender ce qui échappe au(x) sens. À celle, moins cycliste que cynique, du PDG d’EDF, Meyssat oppose une métaphore qu’il file aussi bien par des témoignages de survivants que par les corps exposés, chosifiés, mis à nu, manipulés, démantibulés, des acteurs : la radioactivité est un viol du corps. Fine poussière ou rayonnement, elle se dépose sur les vêtements, puis sur la peau, elle pénètre dans le sang, elle s’immisce dans les poumons, gagne les organes de reproduction. La radioactivité instaure une réduction radicale de l’être humain à un programme génétique indûment déréglé, à un fœtus transpercé de toutes parts, au règne d’un corps anatomique et médicalisé, d’une mort à petits feux. Nous ne sommes plus qu’un paquet de gènes, une vie nue, à la merci d’un biopouvoir ou d’une biopolitique d’État, comme auraient dit Foucault et d’autres après lui (Agamben, Esposito, Negri…).
Reste en ma mémoire, entre autres, cet étendoir à linge, posé là sur un coin du plateau, qui peut passer inaperçu, ou au contraire paraître incongru, puis qui prend sens au fur et à mesure des témoignages projetés, diffusés, proférés, de l’utilisation décalée, étrangement inquiétante, que font les acteurs de cet étendoir. L’objet banal emblématise ici tout un tragique quotidien, le délaissement par les responsables politiques de vies qui ne comptent plus pour rien, pour lesquelles étendre ou non son linge, selon l’orientation du vent qui charrie les poussières radioactives, devient une question de vie ou de mort lente, ces mêmes poussières qu’un acteur rend visibles en trempant sa chemise blanche immaculée dans de l’eau claire : juste métaphore cette fois de ce que tente le spectacle lui-même avec son sujet à la fois si vaste et si évanescent. La pierre, l’étendoir, la chemise, le corps, etc., chacun est un « calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur » (Mallarmé) : stèle muette de colère.

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Le critique : Un art de la rencontre https://www.insense-scenes.net/article/le-geste-critique-un-art-de-la-rencontre-octobre-2017/ Wed, 17 Oct 2018 11:52:32 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=2596
Marseille & Aix-en-Provence, octobre 2016. Colloque « La Critique, un art de la rencontre ».
Un documentaire témoin d’Emmanuel Roy

]]> Monologue Tanner https://www.insense-scenes.net/article/monologue-tanner/ Sun, 07 Oct 2018 11:10:24 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=2018 Par Yannick Butel. Hedwig Tannerd’après Robert Walser, mise en scène de Malte Schwind avec Naïs Desiles – La Déviation, Marseille.


Metteur en scène allemand résidant à Marseille, Malte Schwind a su inventer avec une bande de camarades La Déviation, lieu aménagé à l’Estaque dans une ancienne cimenterie, qu’ils définissent comme « un lieu de vie et de recherche artistique » et apparaît aujourd’hui comme l’un des espaces emblématiques d’une pratique artistique alternative où il ne suffit pas de faire du théâtre, mais où l’on pense surtout à en faire quelque chose.
Après Tentatives de Fugue, après La Promenade de Robert Walser et quelques autres esquisses, Malt Schwind, fondateur de la compagnie En Devenir 2, propose une série d’études monologiques : Étude #. Helwig Tanner (Étude # 1), extrait du roman Les Enfants Tanner de Robert Walser, est la première de ses études qui met en scène la comédienne Naïs Desiles dans un monologue maitrisé d’un bout à l’autre, d’une force vive, dans une mise en scène épurée, renouant avec un théâtre des humbles, éclairé par Iris Julienne sur quelques fragments d’Arvo Pärt.


« Écouter ce que dit la nuit profonde »
Dit Nietzsche quand il donne le chant à Zarathoustra. Et d’une certaine manière, écoutant Naïs Desiles, jouant Edwig Tanner, on écoute la langue qu’elle parle comme ce qui vient de la « nuit profonde ». C’est-à-dire — la métaphore ne doit pas nous priver de la clarté signifiante – que ce qui est donné à entendre, ou ce qui est parlé, relève d’une intériorité et d’une intimité ; là où la voix de l’être débarrassée de la pérenne et contraignante socialisation fait entendre ce qu’elle a à cœur, ce qui est au cœur de son esprit nourri du regard porté à la vie. Alors, dans l’obscurité qui baigne l’immense hangar-scénique où se joue une vérité, une jeune femme qu’on devine à peine dans le lointain, en fond de scène, confesse un rêve peut-être, une pensée certainement.
Assise sur une petite chaise qui est l’unique ornement d’une chambre ramenée à la présence d’un lit métallique, à peine distincte, elle parle simplement. Inquiète de ce qu’elle dit, contrainte par ce qu’elle pense, elle avoue une lassitude pour son métier. Institutrice devenue « institu-triste » comme le fait entendre le mot-valise, elle est prête à faire son bagage, car elle dit son accablement non pour l’enseignante qu’elle est, mais pour l’absence de vie qui l’a gagnée. Ainsi en va-t-il d’une conscience endeuillée soumise à la clarté de l’esprit. Métier et bonheur n’ont que peu à voir l’un avec l’autre et c’est cette peine-là, cette douleur-là qu’Hedwig a découvert, a enduré et s’avoue.
C’est cette vérité qu’elle traîne désormais avec elle qu’elle voudrait fuir en abandonnant son métier et ce qui l’environne. Fuir le respect, fuir la reconnaissance, fuir toute chose et peut-être espérer dans l’humilité d’une condition domestique apprendre à vivre autrement. Peut-être anonymement. Peut-être…
À ce premier tableau qui s’achève alors que Naïs Desiles a porté sa chaise telle une croix, pas à pas, par étapes, en front de scène, à quelques pas du public, lui laissant distinctement voir un cheveu tiré ramassé en chignon, une petite robe bleu pâle surmonté d’un pull bleu plus affirmé ; au terme de ce premier tableau où la voix de la comédienne tantôt résignée, parfois portée par quelques soubresauts, s’est tenue à une douceur mélancolique que soutenaient ses mains croisées sur ses genoux et son regard embué ; à ce premier tableau du chapitre X mis en scène par Malte Schwind qui s’achève sur l’image d’un gisant alors que sa comédienne a rejoint le lit pour se couvrir d’un drap blanc… succèdera ce qu’on est tenté d’appeler, empruntant le titre à Howard Barker, le « tableau d’une exécution » où lignes de vérité et perspectives de cruauté forment un portrait en miroir adressé au public.
Tableau d’une exécution…
C’était donc peut-être un rêve, à moins que ce ne fut une conversation avec Simon, personnage absent que le « Vous » qui le désigne rend tout à la fois présent et lointain, tout au long du chapitre X. « Vous » qui dès lors qu’il est lancé sans qu’il rencontre l’ombre d’un personnage pourrait très bien figurer l’ensemble du public qui se remet à peine de la confession d’Hedwig.
Une lumière froide a remplacé l’obscurité. Le cheveu défait au sortir du lit, les épaules dénudées et enveloppées du drap qui couvre la nudité que l’on devine, Hedwig revient d’entre les forces de la nuit. Autre Hedwig que celle qui quitte le lit et vient, comme sa sœur d’ombre, en front de scène, avec un autre visage.
Sa blondeur et le drap blanc qui la couvre lui valent d’être désormais une « femme fatale » au sens où croiser son regard comme sa voix et ce qu’elle dit pourrait terrasser celui qui la croira. Sorte de Méduse mythologique née de la folie de Walser, chacune de ses paroles vaut pour un trait qui laisse une cicatrice dans la petite communauté assemblée. De sa proximité d’avec le public, elle semble tirer une puissance rayonnante. Elle y prélève les lâchetés, les mensonges, les trahisons qui couvent et sont enfouis dans la mémoire du public. Mineur des âmes des bas-fonds, elle retourne les histoires des uns et des autres qui recouvrent toutes la singularité de se ressembler.
S’adressant à l’un plus qu’à l’autre au parterre assemblé, frôlant ici un visage, là baisant un front, elle se tient en juge devant le public des condamnés qui, d’un tableau l’autre, voit leur pitié se retourner contre eux et révéler, sous le masque de l’humanité, tous les travers de l’insolence et de l’abandon de toute volonté.
L’acte d’accusation, au sens le plus strict d’un acte théâtral construit sur le récit d’une accusation, est total. Il est dit sur le mode d’une complicité qui enlève à la violence son mouvement pour n’en garder que la charge d’une cruauté puissante liée essentiellement à des vérités dites plutôt que tues. Et parfois, au détour d’un écart de voix qui entretient l’intimité, dans le pli d’un timbre qui s’émeut, Hedwig éprouve une compassion brève pour ceux qu’elle reconnaît et qui l’ont mis à la torture.
Alors les larmes de sa sœur d’ombre viennent en elle et comme un liant foudroyant étranglent un instant sa voix. « Les larmes par où passent le théâtre » comme l’a écrit Klaus Mickael Grüber l’invitent dès lors à demander au public de sortir. « Sortez maintenant » dit-elle d’une autre voix, à peine suppliante. « Sortez maintenant » comme une invitation à respecter le deuil qu’elle a fait d’elle-même, mais aussi du bonheur qui l’a quitté. Et c’est dans un silence qu’elle aimerait qu’on la laissa seule, peut-être parce que seule elle l’a toujours été.
En pleine lumière, sans aucun fard, presque sans jeu mais pas sans vie, c’est cette prière de la comédienne qui se répète et qui est adressée à l’oreille de sourds immobiles, alors que le texte épuisé un silence de plomb s’installe.
Le vitrail ouvrier…
Faire du théâtre… certes, mais faire quoi du théâtre ?
Malte Schwind talmudise sans doute cette question qui l’inscrit à l’endroit, de fait, de la recherche, car à partir d’elle c’est le sens d’une vie qui prend forme. En choisissant une vie communautaire où le travail n’obéit plus à aucune des tyrannies législatives ; en s’installant dans les murs d’une ancienne cimenterie où la présence prolétarienne d’une histoire spectrale nourrit chaque jour le collectif d’acteurs ; en observant une vigilance à l’endroit des mécanismes de la société du spectacle… Schwind, d’une certaine manière, ressemble à cette première étude consacrée à la figure d’Hedwig Tanner. Il a mis en accord sa pensée et sa vie, celle qu’il consacre à la pratique du théâtre. Et en faire un acte militant…
Invité à regarder cette Étude # 1, rien de ce que nous soulignons ici ne serait donc absent.
Non, ce n’était pas le destin d’Hedwig qui était proposé, mais bien plutôt un artifice théâtral qui abritait une pensée sur la disparition. Précisément, la disparition à soi-même dont nous sommes les premiers fossoyeurs. Et regardant ce hangar étrangement vide comme peut l’être une cellule de prison crayonnée par Egon Schiele, il y avait là non pas un décor, mais une métaphore des enfermements et des labyrinthes dans lesquels s’agite la pensée.

En militant d’une vie pleine, Schwind aura alors fait travailler la comédienne Naïs Desiles comme un porte-voix ou, pour le dire autrement, il en aura fait une couleur prise entre le gris et l’éclatant, l’obscur et l’irradiant, opacité et incandescence… Quelque chose qui ressemblerait à l’orange de Die eine Orange war das einzige Licht (Schiele, 1912, alors qu’il est en prison) et qui serait comme une lueur d’espoir, une luciole pasolinienne en quelque sorte.
« Disparition à soi-même » disons-nous, et de comprendre dès lors que le jeu qui reposait sur l’adresse au spectateur n’était autre que la tentative de faire entendre à celui-ci qu’il est son propre geôlier. Mais, et parce que la question de Schwind demeure « faire quoi du théâtre ? », comprendre aussi que le geste théâtral qu’il observait, notamment en demandant au spectateur de partir par la voix de la comédienne, s’inscrivait dans la volonté de faire du théâtre un levier, un acte à part entière de la vie, un acte qui pourrait agir sur la vie.
Au fond du hangar, en surplomb du lit et hors de portée, tout le temps de la représentation, des carreaux de verre blanc pris dans des montants métalliques se regardaient comme le peu de lumière qui filtre par l’ouverture des petites fenêtres des cellules où sont jetés les prisonniers. Et parfois colorés d’un bleu diaphane (vidéo à peine perceptible de Béatrice Kordon), ils ressemblaient à un vitrail ouvrier laissant passer ce « presque rien de lumière » qu’évoque Robert Misrahi quand il évoque le bonheur à l’horizon. Ce vitrail ouvrier c’était aussi le nôtre, cet enfermement c’était aussi le nôtre, cette histoire-là était nôtre, le travail à venir, c’est aussi le nôtre.

Plus tard, en soirée, Schwind reviendra sous les traits d’un clown sadique. Bras levés, comme embarrassé, pris en otage ou chorégraphiant le geste du « ce n’est pas moi » alors qu’il serait pris la main dans le sac… Clown, Schwind l’est sans aucun doute. Et sans doute médite-t-il sous son masque coloré « Art tout puissant. Que ne serais-je capable d’endurer pour toi ».

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L’Établi d’Olivier Mellor, mémoires vives de la lutte des classes https://www.insense-scenes.net/article/letabli-dolivier-mellor-memoires-vives-de-la-lutte-des-classes/ Wed, 25 Jul 2018 21:22:47 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1982
Par Arnaud Maïsetti – 25 juillet 2018.

L’Établi, de Robert Linhart (1978),
mise en scène par Olivier Mellor, Cie du Berger

avec Aurélien Ambach-Albertini, Marhane Ben Haj Kahlifa, François Decayeux, Eric Hémon, Olivier Mellor, Stephen Szekely, Hugues Delamarlière, Vadim Vernay, Romain Dubuis, Séverin Jeanniard

Présence Pasteur, Avignon Off 201


« Essayez donc d’oublier la lutte des classes quand vous êtes à l’usine : le patron, lui, ne l’oublie pas. » L’Établi, ce serait peut-être cela : activer une contre-mémoire, réarmer le souvenir tant émoussé en dehors par des forces qui visent à fabriquer de l’oubli, travailler aussi à la fabrication historique d’un devenir issu de ce passé que l’usine rend présent, à chaque geste, à chaque violence. Les rapports de production, la division du travail, la déshumanisation des corps soumis à la machine, l’épuisement aussi, physique et mentale, de tout cela l’usine est l’expérience : comme la ligne de front palpable de la lutte. Ce travail d’effacement de l’oubli, peut-être revient-il au théâtre en retour de le travailler : d’être le lieu d’une mémoire active. Du livre majuscule de Robert Linhart publié en 1978 aux éditions de Minuit, la compagnie du Berger s’empare pour le jeter sur scène, cherchant moins l’illustration d’un récit qu’une saisie puissante, avec les moyens du théâtre, de sa leçon. Celle de faire exister la lutte, dans chaque corps, dans chaque échange, de nommer les lignes de partage et les espaces communs : celle surtout de faire de l’usine un monde en tant que tel, une organisation déployée à son échelle répétant le monde. Théâtre qui met en mouvement la scénographie de ce monde, la dramaturgie des rapports de production, la sémiotique des luttes. Théâtre machine, théâtre récit, et théâtre action : théâtre mémoire, non pour rappeler le passé, mais pour dire combien ce passé permet de rendre visible et lisible le présent.
 

Cet été, Robert Linhart a 24 ans. Comme quelques uns de ses amis, il décide d’être établi. Le printemps 68 est passé : on va entrer dans l’automne ; il faut agir. S’établir dans les usines quand on est intellectuel, passé par l’École Normale Supérieure, docteur en sociologie, est un engagement moral autant que stratégique. D’abord militant dès 1964 dan l’Union des Étudiants Communistes — il anime le cercle des « Ulmards » —, proche d’Althusser, il est d’abord exclu de l’UEC, en dissidence avec la ligne du Parti Communiste sur la question chinoise. Il fonde alors en 1966, avec Benny Lévy et Tiennot Grumbach l’Union des Jeunesses Communistes Marxistes-Léninistes. Dissoute pendant les événements de Mai 68 par le pouvoir Gaulliste [1], l’organisation implose, certains rejoignent le Parti Communiste Marxiste-Léniniste de France, d’autres, comme Linhart fondent la Gauche Prolétarienne. Mais ce dernier restera éloigné du Comité exécutif, à cause de son « établissement ».
Esquisser un bref parcours de cet itinéraire raconte un peu une période brève et puissante, celle de la fièvre des organisations, de leur recomposition permanente, du bouillonnement des pensées et des actions, et de l’émiettement des forces dans un moment qui rendait pourtant possible les basculements révolutionnaires, face à un Pouvoir sclérosant sourd aux mouvements d’une jeunesse nouvelle.
Linhart est fils de ce temps, en même temps qu’acteur de ces soulèvements. Acteur, il souhaiterait l’être davantage, mais comment l’être, lorsqu’on est intellectuel, auteur, penseur, agitateur d’idées — qu’on sait la classe ouvrière comme outil de la révolution, mais qu’on n’est pas soi-même issu de cette classe ni plongé dans la réalité du prolétariat ?
S’établir, c’était donc une nécessité, un scandale aussi, une déchirure. Pour les camarades militants et intellectuels, une forme de renoncement à des luttes sur le terrain des idées ; pour les ouvriers, un étrange mouvement qui ne pouvait être envisagé qu’avec perplexité : un homme qui veut vivre les conditions même qu’ils subissent — le faisait-il par curiosité, comme un ethnologue observe une espèce étrangère ?
Le mouvement des établis voudrait dépasser l’observation pour opérer de l’intérieur des soulèvements : Mai 68 a, de ce point de vue, été le moment d’un espoir autant qu’une déception. La révolution n’a pas eu lieu, quand même bien son désir fut éclatant. Il fallait remuer ce désir depuis les entrailles mêmes de la lutte.
S’établir à l’usine : pendant dix mois, Robert Linhart pointe à la chaîne Citroën de la Porte de Choisy. Dix mois durant, il vivra donc le quotidien des ouvriers ; son statut de diplômé — et de Blanc — lui assure une relative protection : Ouvrier Spécialisé d’emblée, lui qui ne sait rien faire de ses mains, quand les immigrés qualifiés commencent tout en bas de l’échelle.
Dix mois durant, il observe, vit, mange, dort, s’épuise dans l’usine ; se lie d’amitiés avec certains, s’oppose à d’autres, éprouve la lutte des classes dans son corps.
Dix mois plus tard, après brimades et déclassements, tentatives d’intimidations et mises à l’écart par la direction, il est licencié, sans gloire ni émeute.
Dix ans plus tard, le temps que l’expérience se dépose et que le souvenir se cristallise, il écrira : un livre qui sera davantage qu’un témoignage, ou un pur récit d’expérience – plutôt une façon de mettre sur l’établi les outils de la lutte pour la penser, dans l’action.
Livre mélancolique aussi, traversée par l’échec, mais sans renoncement, ni résignation.
Une façon de travailler à l’histoire de la classe ouvrière depuis le lieu même où la lutte des classes prend corps, et de penser la colère, ou « d’organiser le pessimisme », selon le mot récent de Maggy Marin.
Si le livre est si puissant, c’est singulièrement qu’il appelle au théâtre.
Peut-être parce que l’établi porte directement l’enjeu d’un rôle à jouer, que le personnage l’endosse contre lui-même et sa nature, mais qu’il y est affectivement et intellectuellement engagé : qu’en cela, il existe entre Linhart l’universitaire et Robert l’ouvrier, un rapport théâtral, du rôle politique à jouer dans la fable des révolutions ; peut-être aussi parce que l’usine est l’élément théâtral propre à rendre visible l’espace historique ; peut-être enfin parce que l’enjeu de la mémoire, quand il n’est pas pur restitution des faits, mais brûlure, relève d’une tâche propre à la répétition théâtrale.
Puis, il y a la question de la représentation : l’usine est le theatrum mundi des rapports de force, une reproduction à l’échelle du capitalisme industriel.
Sur le plateau, l’usine : l’espace est avant tout un champ de forces. La Compagnie du Berger se saisit immédiatement du territoire pour le travailler comme sensation, matière sensorielle. Bruits de machines, lumières diffuses, agitation incessante. Mais il ne s’agit pas de reproduire l’espace de l’usine, plutôt de lui donner forme : dès lors, les bruits seront travaillés par une musique industrielle, nappes sonores de guitares et de claviers où la mélodie tient à des rythmes – musique jouée en direct par Séverin « Toskano » Jeanniard, Romain Dubuis, Olivier Mellor, Vadim Vernay – ; ainsi des lumières, traversées d’halos, de pénombres et d’éclats, qui donnent à voir et obscurcissent, organisant les bascules entre voix intérieure et scènes dans l’usine.
C’est le choix d’une dramaturgie qui tient à ces brusques changements de registres et d’espaces, souplement organisés — entre le théâtre-récit et le théâtre-action. On retrouvera par là l’énergie du livre, qui bat un rythme alternant scènes vues d’une part et réflexions sociales, anthropologiques, théoriques d’autre part immédiatement mise à l’épreuve de la réalité sensible.
Sur le plateau donc, ces jeux d’allers-retours qui donnent les perspectives — puis, peu à peu, on ne sait plus si c’est la théorie politique qui donne sens aux violences sociales, ou si c’est le contraire : là, le spectacle trouve sa plus juste raison d’être.
Ce moment par exemple, où une grève est décidée : un débrayage à 17 h, alors que la direction a décidé de rattraper les jours des grèves de 68 en allongeant de trois quarts d’heure la journée de travail (non payée). Sur le plateau, la ligne d’ouvriers frontalement organisés, face à nous, chacun s’adressant tout à la fois à soi et aux autres, dans une sorte de chant choral qui amasse l’énergie et la colère ; et puis, ils se taisent soudain : c’est 17 h, la machine ralentit d’abord, puis la chaîne se met à l’arrêt. Le silence témoigne de ce moment où l’action prend le relai de la parole, qu’elle recouvre, qu’elle réalise. Moment de suspension qui permet à la parole et à l’action de prendre corps l’une par l’autre.
Durant tout le spectacle, le livre de Linhart est ainsi travaillé théâtralement pour rendre sensibles la pensée et l’expérience traversée. Celle par exemple de l’épuisement : c’est évidemment la part la plus massive de l’usine, sa réalité la moins contournable. On sait les pages sur Marx sur la reconstitution de la force de production de l’ouvrier concédée par le capitaliste — sur la théorie de la plus-value qui en découle (ou comment le temps de travail effectué excède le temps de travail salarié : entre les deux, ce temps gratuit, que s’accorde le capitalisme : esclavage pur et simple).
Sur scène, les gestes des acteurs ne sont pas ceux de l’usine mais tendent à en redonner leur effectivité.
On tire des masses d’objets avec une corde qu’on laisse retomber lourdement ; on porte des caisses ; on tire des charriots : mais là encore, le théâtre est à l’ouvrage. Les corps des acteurs s’épuisent dans des gestes qui ne produisent rien, aucune voiture ou aucun produit. Ces gestes pour de vrai, sont des gestes faux : pure dépense — force somptuaire du travail qui met à nu la nature véritable des productions. Le corps s’épuise dans des gestes qui l’aliènent et ne produisent que sa fatigue. Il y a d’autres gestes : ceux que l’ouvrier algérien effectue majestueusement pour poncer la voiture qui passe devant lui chaque minute — sa capacité à excéder le temps prévu (la chaîne avance à rythme régulier) pour s’offrir toutes les deux heures, quelques minutes de répit, une cigarette (on pense à ce texte de Marx, sur la pause cigarette : et comme elle était cruciale aussi pour arracher du temps au capital, et pour s’organiser). Gestes effectués dans le vide, pour le vide : face à quoi aussi Robert est démuni, lui qui est incapable de faire autre chose qu’écrire. « La main à plume vaut la main à charrue. – Quel siècle à mains ! – Je n’aurai jamais ma main. » (Rimbaud)
 
Scène allégorique du monde : comme ce moment terrible et terrifiant où on change l’établi d’un vieil artisan, maître dans l’art d’arranger les pièces défectueuses. Des ingénieurs un matin remplacent son établi qu’il avait mis des années à forger à sa main. Incapable de manier la nouvelle machine technologiquement haut de gamme, l’ouvrier est humilié : le lendemain, on remettra son établi, mais il restera brisé.
Scène d’un monde, oui, où la technique nie le corps, l’aliène au motif même de sa libération ; scène où l’établi est concrètement l’instrument et l’espace de la domination — où l’établi est vraiment l’épreuve de force de la maîtrise, celle qui porte sur le corps et les affects. Où l’établi peut-être aussi l’enjeu d’une ressaisie, quand il est forgé par sa main, et qu’il est le prolongement du corps, l’outil d’une émancipation peut-être.
La levée de ce théâtre dialogue avec le roman pour trouver sa forme, au présent, dans l’action physique, puisant dans les ressources du théâtre documentaire — projection puissante des scènes d’usine sur écran —, et dans le théâtre d’action, inventant des gestes, dressant des corps agissant sur un plateau qui les malmène.
Reste la leçon politique.
Celle d’une mémoire vive, que le livre convoquait, et que le théâtre ici déplace pour en lever l’acuité, l’urgence, la nécessité.
« Le rôle du théâtre, c’est de transformer le besoin de révolution en désir », disait Alain Badiou, vendredi dernier. Théâtre ici qui donne à voir combien la lutte des classes s’inscrit dans les corps, les hiérarchisations minuscules qui font la réalité sociale d’un temps et d’un espace, petits chefs, sous-chefs, ouvriers eux-mêmes pris dans l’effort de l’aliénation des autres ; racisme ordinaire des cadres sur les ouvriers, des ouvriers à l’égard de leurs semblables.
Ainsi, la compagnie du Berger se distribue les rôles : si Robert est toujours interprété par le même acteur (le jeune et précis Aurélien Ambach-Albertini), tous s’échangeront les partitions, cadres ou ouvriers, OS ou simples manutentionnaires, ingénieurs, contremaîtres, camarades de luttes. Ceci moins pour diluer et déresponsabiliser que pour rendre fluide les rapports de domination, persistants les dynamiques, possibles toujours leurs ouvertures.
Tâche de ce théâtre de désigner les lignes, même en soi, qui font les mondes, localisent les espaces de l’action possible.
Par exemple, dans le mouvement de l’arrêt de la machine : quelque chose cesse, qui fait recommence autre chose, une qualité de temps, un autre rapport à l’écoute, des corps différents soudain. Autre détail : le patron de l’usine est joué par Olivier Mellor lui-même, d’abord projeté sur l’écran, manière de Big Brother qui observe et sait tout, puissance omnisciente et immense, désincarnée – avant qu’il fasse son apparition pour un vaste contrôle des efficacités. Metteur en scène et chef d’orchestre du théâtre de l’usine, de la machine théâtrale : et les acteurs, autour, ouvriers et rouages, d’être rendus visibles comme acteurs précisément du rôle social qu’on leur fait jouer : interprètes d’une partition qui n’est pas la leur. Et il suffirait de sortir de son rôle, de jouer à côté, d’être – comme Robert Linhart – transfuge d’un rôle à l’autre, d’opérer l’autre bascule de l’usine au théâtre et du théâtre à l’usine, et au monde : redevenir acteur d’une Histoire écrite par soi.
Théâtre qui n’est pas résigné à seulement dire ce qui a été — et même, on pourrait reprocher les silences du spectacle sur les moments de grands découragements, sur l’impuissance de Robert Linhart [2], sur l’impasse même qu’a pu représenter la logique de l’établi. L’établi, ce n’est, peu à peu, plus l’intellectuel en usine ni la table de l’ouvrier : c’est le théâtre, sur lequel on jette les outils qui serviraient, qui serviront. La colère par exemple ; la question de l’organisation collective ; celle de l’émancipation par le corps.
À la fin, à l’issue de nombreuses tentatives de grèves avortées, de déplacements d’un service à l’autre pour l’isoler, Robert est licencié. Il attend les amis à la sortie de l’usine : mais il est tard, c’est la fin de l’été, tout le monde est déjà rentré. Un ouvrier l’attend. C’est Kamel. Un intrigant, un mouchard. Il s’avance, maladroitement, avoue que la direction lui a proposé de l’argent pour provoquer une bagarre avec Robert, qui justifierait son licenciement. Il dit qu’il a refusé, qu’il a sa fierté. Il a honte qu’on ait pensé à lui. Il s’en va.
C’est le dernier mot du livre, et du spectacle : « Kamel aussi, c’est la classe ouvrière ».
L’Établi aussi, c’est le moteur de l’histoire, c’est la perception des rapports de force, c’est la conscience historique des masses dans son mouvement d’émancipation, c’est le récit qui rend visible la lutte des classes, et c’est la parole qui rend cette mémoire inoubliable et présente.
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Théâtre politique / Théâtre social : un débat ? https://www.insense-scenes.net/article/theatre-politique-theatre-social-un-debat/ Mon, 23 Jul 2018 21:21:34 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1979
Retour sur un débat avec Alain Badiou, Alexandra Badéa, Samuel Gallet, Christophe Tostain

Dans le cadre du programme de rencontres organisées par le festival d’Avignon à la Maison Jean-Vilar « Des Spectacles, des Auteurs, des Livres » en partenariat avec la librairie du festival d’Avignon, et animé par l’Écho des Planches, j’ai participé le 13 juillet à un débat dont le thème « Théâtre Politique / Théâtre Social ? » promettait d’outrepasser l’échange autour des spectacles pour au moins se proposer d’engager la discussion sur ce qui la fondait politiquement – la nature de nos paroles, de nos positions – et questionner par la contradiction ce qu’on entend par ce mot de politique, et les contenus à lui donner peut-être. Autour de la table, des auteurs et des livres : Alain Badiou, Christophe Tostain, Samuel Gallet, Alexandra Badéa, et donc moi. Bref retour d’expérience.

 
Je pourrais faire un résumé de ce qui s’est dit, des thèmes autour desquels on tourna, encore et encore. Mais l’émission a été enregistrée, et via le site de l’Écho des Planches, on peut l’écouter sur ce lien
Non, il faudrait revenir plutôt sur ce qui se joue dans de tels débats, et qui tient à leur nature même.
Au centre de la table, on a pourtant posé d’emblée l’enjeu de la conflictualité : c’est là ce qui permet de penser tout à la fois le politique et le théâtre, le théâtre en tant qu’il pourrait être ainsi politique : et sa nécessité d’autant plus grande que le discours des gouvernements travaillent à fabriquer de toutes pièces des formes de consensus qui visent à la mise aux pas de chacun et de tous, à la réduction des singularités qui donnent pourtant le prix à cette vie, s’il en est un. Dans ce travail des dissensus à l’œuvre, on aura beau jeu de tâcher d’ouvrir les désaccords et les ruptures – à ma petite mesure, je m’oppose à Alain Badiou sur la question du tragique qu’il importe de prendre en compte pour concevoir pleinement l’enjeu de la liberté dans cette mesure ; on s’oppose aussi sur la question de la Catastrophe –, la logique de ces tables rondes est justement celle d’arrondir les angles et d’assembler, dans le centre vide de ce rond, un point d’accord zéro qui justifierait de notre présent.
Autour de la table (qui n’était pas ronde, mais rectangulaire : avec des angles pointus), on voudra travailler les oppositions – rôle du théâtre de faire jouer les contradictions pour faire la preuve par l’action que la question politique ne relève pas tant d’un motif ou d’un thème mais d’un rapport entre soi et l’altérité, et que ce sont ces suites de rapports qui font la force et la fécondité de nos pluralité –, tout sera toujours ramené à du même.
Si je suis attaché au commun – aux communs – c’est à la mesure d’un monde qui organise aussi les oppositions : c’est aussi en regard de ce qui ne nous est pas commun, à la lueur de luttes qui fracturent le champ pour laisser ouvertes les formes de vies distinctes. Dans ces débats, on ne laisse pas la voie possible aux discordances, sous peine de rentrer dans la polémique. Il est vrai que ce mot de polémique a été sali par les invectives qui tiennent lieu de débat public, dans le champ médiatique – polémiques qui n’en sont pas, ou de purs recherches d’échos, de courses au scandale pour lui seul. Mais le polemos, ce combat des idées – qui a forcément besoin d’oppositions certaines – existe, et dans le temps des consensus (du et / et de tous ordres qui anesthésient, ferment les possibles), il est d’autant plus urgent de réarmer les désaccords quand l’idéologie de l’accord est l’évacuation du politique.
Peut-être faudrait-il retrouver le goût de la dispute, non pour de faux, et pas nécessairement avec éclats de voix et brisures de (fausse) vaisselle : s’opposer par exemple clairement à l’idée faussement émancipatrice que le théâtre a pour tâche de poser des questions, et préférer aussi les théâtres qui tranchent, même et peut-être surtout – si c’est en nous ; refuser plus clairement encore les théâtres humanistes pseudo-politiques qui universalisent leurs propos, réassignant identités et postures, théâtres intransitifs et sclérosants (une manière de colonisation cachée : l’universel est l’autre nom des valeurs occidentales)…
Faire jouer les oppositions : oui, aussi au risque de ce qui nous déchire ; faire jouer les oppositions aussi en nous. Les communs ne sont pas le territoire du même, de l’identique : mais ce face à quoi nous agissons différemment, pour exercer notre liberté, et faire l’épreuve de nos émancipations.
Chercher l’accord à tout prix relève de négociations syndicales : et même elles sont le fruit d’un rapport de forces.
Comment penser les paroles échangées dans le souci des communs et l’affirmation de nos différents ? Comment ensuite nourrir nos pratiques du théâtre – de l’écriture et de la mise en scène jusqu’à la critique – d’un tel jeu des oppositions ? Comment faire des mises en regard l’effort de penser les altérités jusqu’à ce point où on donnerait la parole à nos propres contradictions, à nos luttes, à nos déchirures ?
Questions tragiques : ou comment penser l’expérience émancipée dans le flux croisé des déterminations et des purs désirs.

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En chacun un loup : Le petit chaperon louche https://www.insense-scenes.net/article/en-chacun-un-loup-le-petit-chaperon-louche/ Sun, 22 Jul 2018 21:20:42 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1976
Par Samer Sarkis – 22 juillet 2018.

Le petit chaperon louche (ou le mystère des Oiseaux-Loups)
,
texte et mise en scène Sarkis Tcheumlekdjian,
théâtre de la lune, Avignon Off 2018
Cette critique a été écrite par un étudiant libanais – dans le cadre d’un partenariat amical avec les L’Institut des Beaux-Arts de Beyrouth et le Théâtre Sham’s

Une version adaptée du conte original qui nous invite à nous interroger pour revoir notre rapport à l’autre. Le loup n’y est pas le symbole du mal qui représente les hommes et dont il faut se méfier : au contraire.



Dès notre entrée au théâtre, le loup est assis sur la scène. La scénographie renvoie aux images du livre par les couleurs, les costumes et les masques. On dirait que les personnages sortent tout droit du livre. Le personnage qui s’introduit au début n’est pas loin de celui du conte traditionnel : malin, gangster, frôlant la vulgarité. L’entrée de Chaperon provoque une conversation singulière. La fille n’a pas peur de lui. Négligeant les conseils de sa mère à propos des étrangers, elle s’adresse à lui, et va même jusqu’à mentir à sa grand-mère au sujet de son trajet à travers la forêt. Notons que le Chaperon utilise son portable pour parler à sa mamie, ce qui ajoute un effet humoristique et d’actualité à la pièce.
La conversation entre la fillette et le loup nous laisse comprendre le passé douloureux de ce dernier. Un père emprisonné pour le vol d’un œuf, une mère dont on ne connait pas le sort… bref une vie d’un clochard. On apprend aussi qu’il a choisi de quitter la ville des loups, refusant une société qu’il condamne, pleine de méchanceté. Il est simplement en quête de bonheur et de paix intérieure. Le loup, contrairement au conte classique, dit la vérité à la fillette : le chemin long est sûr mais le plus court est dangereux. Ainsi, le loup arrive avant elle, alors qu’ils se sont mis d’accord pour se retrouver devant la porte de la grand-mère ; il brise sa promesse et entre.
Un moment d’humour se crée entre le loup et la grand-mère : elle, toute blanche et rigide, armée de son fusil, portant un grand sac plein de collection d’œufs, reconnaitra rapidement le fils du loup qui lui a volé l’œuf, et on insiste sur le nombre d’œufs volés : un seul. Le loup se moque de la grand-mère en lui disant que l’œuf est à sa disposition. Un geste très particulier et adapté est remarquable : la grand-mère étourdie prête au loup son fusil afin d’avoir les mains libres à plusieurs reprises. Notre anti-héros ne saisit aucune de ces chances pour lui faire du mal. Elle propose un chantage qui effraie le loup le poussant à casser l’œuf.
Suite à ce choc, la grand-mère tombe dans les pommes ; le loup inquiet, se déguise en grand-mère mais il est reconnu par le chaperon rouge. Essayant d’expliquer ce qui s’est passé, le chaperon rouge accuse le loup de traitrise, il lui rappelle son mensonge, démontrant que même un acte inacceptable peut servir dans certain cas. Cependant, déçu, il part et croise le chasseur. Ce dernier voulait l’exiler au lieu de le tuer.
On découvre dans cette scène que même le chasseur était un loup que personne n’aimait. Il devient chasseur pour attirer l’amour envers lui. En dévoilant ce secret, le loup demanda son dernier souhait de pouvoir dire adieu à chaperon. Ils se réconcilièrent et elle lui garda son doudou et lui présentât son yoyo (unique objet laissé par sa mère) comme un geste de confiance et d’amitié. Tout au long de la pièce de théâtre le loup transporte une valise, la valise des oiseaux loups. Les chants de ces derniers se rencontrent avec les loups pour créer des mélodies de joies quand les gens avaient peurs. Des êtres non nuisibles, des âmes désireuses de paix et de bonheur.
Finalement après avoir assisté à tous ces évènements, la mise en scène était créative et pensée. La présence des acteurs était remarquable et balancée sur le plateau de la scène. Le caractère du loup est joué par une fille, un détail non remarqué par le public avant le moment de la révérence. Nous voudrons aussi ajouter, que cette adaptation bouleversante nous apprend que l’homme par nature est bon. Mais comme ce loup, les conditions difficiles, les dynamiques sociales stressantes et l’absence de sentiment d’appartenance et de sécurité peuvent nous pousser à prendre des choix qui portent atteinte aux autres. Un fait qui détruit notre humanité. Parce que en chacun de nous un exilé, un loup qui cherche à être aimé.

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Mama, mamamia https://www.insense-scenes.net/article/mama-mamamia/ Sat, 21 Jul 2018 21:18:23 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1970
Par Yannick Butel – 21 juillet 2018.

Mama, d’Ahmed El Attar,
Lycée Aubanel, Avignon In
par Yannick Butel

Au gymnase Aubanel, Ahmed El Attar présente le dernier volet de sa trilogie sur la famille égyptienne, Mama. Après Life is beautiful et The last Supper (relire la critique d’Arnaud Maisetti qui pointait déjà l’ennui), le metteur en scène termine comme il avait commencé. De petites pièces, au grand format, pour un immense ennui.


Pas la peine de développer davantage sur le salon cossu qui fait défiler la famille, les domestiques, et leurs lots de relations complexes à compter du moment où les relations de pouvoir tiennent à des genres, des hiérarchies de naissance, etc. Le tout, de toutes les manières et pendant la grosse heure qui démêle ces histoires, est figé, encrouté, fossilisé. Peut-être parce que c’est juste un théâtre du verbe et que l’acteur n’est là que pour espérer figurer « une bouche qui touche » comme l’écrivait Philippe Lacoue-Labarthe. Enfin bref.
Pour le reste, il n’y a qu’à lire la critique qu’en fait le journal au nom de vache mythologique, pour savoir exactement pourquoi eux aiment, et pourquoi nous ne trouvons pas nécessaire d’argumenter « contre ».
Le journal au nom de vache mythologique, distribué gratuitement, qui prétend être, comme le disent les porteurs du gratuit : « le seul journal critique indépendant ».
Rien que ça… !!! ça fait rire tout le monde dans la queue qui se forme au gymnase Aubanel.
Et d’ajouter que si le slogan est aussi pertinent que la critique qu’ils font de Mama, alors on peut se dire que le journal au nom de vache mythologique a encore décidément des progrès à faire pour parvenir sinon à l’indépendance, du moins à la critique.
Ah, une chose encore, n’oubliez pas de lire l’édito du 18/07 de la rédaction qui beugle contre « l’entre-soi »… comme on dit trivialement, c’est les borgnes qui se foutent des aveugles ; ou l’hôpital de la charité ou de la morgue… C’est quoi cette ruade contre le concept et la théorisation des spectacles proposés ?
À les lire, on croirait qu’il voudrait mettre tout le monde au pas, ou disons à leur sauce : « à bouffer du foin ». La diversité linguistique existe, elle passe par le lexique. La pluralité de la pensée aussi, etc. Comme rappelle Jean-Pierre Léonardini dans son joli opusQu’ils crèvent les critiques, c’est un métier. Ce qui signifie qu’il y a une technique ou une singularité qui passe nécessairement par une maîtrise de certains outils (y compris conceptuels, sans parler d’un lexique). Via la critique des rédacteurs du journal au nom de vache mythologique, on est en droit de s’interroger sur ce qu’ils exigent de la critique… Seraient-ils pour un fordisme de la critique ?
Allez, Ciao…
Sauf à prendre le public pour des ânes, on les lira pour ce qu’ils encouragent et développent. Hi-han, hi-han, hi-han fait entendre la vache mythologique qui pourrait bien n’être qu’un âne de Buridan.

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Méduse : Médusante lutte longue et éternelle https://www.insense-scenes.net/article/meduse-medusante-lutte-longue-et-eternelle/ Sat, 21 Jul 2018 21:17:20 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1967
Par Yannick Butel. Méduse, Les Bâtards Dorés,
d’après Le Naufrage de la Méduse de Alexandre Corréard et Jean-Baptiste Savigny
et avec un extrait de Ode Maritime de Fernando Pessoa (traduction Dominique Touati)
Avec Romain Grard, Lisa Hours, Jules Sagot, Manuel Severi.


Au prétexte d’entrer dans une histoire, celle de la frégate Méduse qui s’échoua sur un banc de sable au large du Sénégal et contraignit une partie de l’équipage à emprunter un radeau de fortune (cf. tableau de Géricault), les interprètes du collectif Les Bâtards dorés s’invitent dans la lecture du procès qu’on fit aux rescapés. C’est vivant, violent, poétique, chaotique, rugueux comme une chanson des Pogues. Et ça pourrait bouger le cul des spectateurs (Pogues : pog mo thoin signifie « embrasse mon cul » en irlandais), si seulement l’échantillon du public pris pour jouer les jurés avaient le neurone branché. Désoeuvré je suis, à la dernière minute. Si le théâtre politique a de l’avenir avec les Bâtards, on craint parfois que le public souffle un vent contraire au point de l’échouer.

 


Récit…
En fond, une fresque prend forme qui affirme la présence d’une foule. Jean-Michel Charpentier s’y exécute en augmentant les visages fantomatiques, à chaque passage de fusain ou de pinceau, d’une gravité sombre. C’est un peuple, à la manière de celui, fantomatique, qu’a pu peindre Otto Dix. C’est un peuple muet, silencieux, au regard profond qui est là ; à l’autre bout du plateau. Un peuple témoin du procès qui se joue devant lui ; qui le concerne mais qui lui échappe. Le Droit, cette langue étrangère au commun des gueux et du vulgaire, est seul à organiser la circulation de la parole.
(Et ça commence de travers, forcément, avec un saxo qui tente en vain de donner un son pendant qu’un bagad couvre l’entrée en scène de la Juge, de la cour… Un bagad, mot loin d’être neutre celui-là, qui désigne en breton un « groupe » (comme les Bâtards dorés), mais aussi une « barquée » (bag = bateau). Et voguent la frégate et le radeau alors…)
Et la juge, à l’autre bout, en face de ce peuple, le sait qui mène les débats et les auditions. Celle de Savigny, officier de marine, médecin de son emploi, rescapé de sa condition, vient à la barre, appelé à témoigner de ce qui s’est passé lors du naufrage. Il parle d’une voix posée, certain de lui-même (de sa naissance), et on l’entend réciter sa thèse :

« le 5 juillet, à sept heures du matin, nous abandonnâmes notre frégate ; le radeau sur lequel j’étais, étant trop faible, s’était enfoncé sous l’eau, d’une manière telle, que nous y étions plongés jusqu’à la partie supérieure des cuisses… »

Imperturbable dans son récit, organisé dans sa pensée, logique dans son exposition, il parle, et écrira d’ailleurs sur ce sujet son doctorat intitulé « Observations sur les effets de la faim et de la soif éprouvées après le naufrage de la frégate du Roi la Méduse en 1816 ». Thèse de médecine dédiée « à sa mère » et soutenue le 26 mai 1818, à Paris [1]. Et qu’il conclut par ces lignes que nous ne résistons pas à livrer où l’ordre hérité tend à faire croire qu’il y aurait un miracle :

« Tous ces événements horribles, auxquels j’ai miraculeusement survécu, me paraissent comme un point dans mon existence » (p. 34).

Et la juge écoute, d’une oreille attentive et presque fascinée, tente bien quelques questions, sans insister trop auprès de Savigny, qui le conduiraient à se confondre, mais rien… La juge, dans sa robe noire, à son pupitre surélevé (en dessous 6 jurés pris dans le public), officie devant l’officier (proximité du lexique et connivence de classe et d’intérêt). Elle convoque des spécialistes (Vidéo. Séquence scientifique et loufoque, de Claude Goujon, dans son canoé kayak, au milieu des roseaux, qui parle des humains et de leur rapport à l’espace. Professeur dérangé et clairvoyant).

Imperturbable, Savigny, en beau costume, écharpe rouge en bandoulière, est à la barre. Il dirige en quelque sorte. Il expose les causes et les conséquences : la mutinerie, la disparition de plus de 100 rescapés, les choix qu’il fallait faire en toute compréhension de la situation précaire… Et tout irait pour le mieux dans « ce » monde agencé et ré-agencé sur le radeau, si Jacques, un sans grade, rescapé aussi, noyé dans le public, soudainement, n’élevait la voix pour dénoncer ce récit. Jacques le grain de sable dans cette mécanique huilée qui vient dire en terme simple ce qui est arrivé aux naufragés, aux disparus… leur exécution quand l’un d’eux se blessait. Leur répartition sur le radeau. La mort de sa promise Adèle, gorge tranchée par Savigny qui lui, prétend, qu’il a fait son devoir et lui a évité les souffrances après qu’elle avait eu la rotule broyée. Le récit s’emballe encore quand Jacques évoque le calcul cynique des officiers de faire périr le maximum des « sans grades » ; la planification des meurtres…

Jacques qui raconte encore comment le radeau de la Méduse ressemblait, en définitive, à l’agencement des villes : avec son centre bourgeois et aristocratique, aménagé et ses périphéries, et autres faubourgs délaissés. Cette manière qu’ont les villes de réfléchir un ordre, un agencement hiérarchique. Entre la ville et le radeau, c’est le même ordre. Au centre une classe qui a son importance et qui majoritairement sera sauvée (le gradin du bi-frontal, en face, est plein des officiers que forme une partie du public qui porte une écharpe rouge en bandoulière), sur les bords du radeau, les « moins que rien » qui vont périr en nombre, broyés par le radeau qui prend pour nom « La machine ».
Et dans ce récit à deux voix où se mêlent fictions et vérités, commentaires et analyses, on entend bientôt un propos sur l’espace et le territoire qu’on croirait tout droit sorti de Deleuze et Guattari qui pensaient l’espace dans Mille Plateaux. Oui, l’occupation de l’espace renvoie à des territoires où le pouvoir, l’ordre, l’organisation sociale s’exercent.
Au terme du premier temps, deux discours se livraient un duel. L’un argumenté et logique (Savigny), l’autre soumis à l’émotion (Jacques)… l’un et l’autre tombant dans l’oreille de la Juge qui doit, elle, faire en sorte qu’une vérité apparaisse et qu’une parole légitime, légiférante tranche.
Et puis soudain, tout dérape quand au détour d’une énième prise de parole, on ne comprend plus « l’organisation du rationnement sur le radeau à la dérive ». S’ensuit une joute oratoire entre Jacques et Savigny sur ce qu’ils mangeaient. Pour l’un, le cuit. Pour l’autre le cru. Embarrassés l’un, l’autre, et presque à égalité, sur ce qu’ils doivent taire. Et le/la juge, inquiétée, de jeter au plateau un pavé de viande hachée dont on comprend immédiatement qu’elle est la métaphore des corps qui ont été dévorés pour survivre. Cannibalisme animal alors…
Chaos-Poème-Trash…
Et comme un voile noir que l’on dépose sur cette vérité darwinienne (bouffer l’autre ou crever) qui, ici, s’applique au corps, mais qui entretient un effet parabolique avec un système politico-économique, Méduse part en vrille.
Exit les discours gérés, lénifiants. Exit les corps dociles et dressés, les gestes socialisés, les conduites sociales canalisées. Exit à tous les niveaux, Méduse devient le foyer incandescent de l’excitation animale. Ce qui jusqu’à maintenant se livrait sous la forme d’un tribunal disparaît pour laisser place à un ring infernal. Enfer dantesque, en quelque sorte où le collectif des Bâtards dorés, en proie à une vérité trop grande pour être discutée (être capable de bouffer son prochain, sauf à avoir croquer le corps du christ, c’est tout de même une expérience croustillante…) se sort du dicible pour gagner les rivages esthétiques trash qui passent illico par la nudité.
Et nus, comme des vers, ça grouille du cadavre et de la face cachée de ce que l’humain est aussi, toujours, indépassablement : un animal ou une forme rare d’une animalité sauvage.
Alors dans le noir qui s’étire de longues minutes, le Greffier récite son poème. Pessoa, entre autres, mélangé à des sons performatifs, des vocalises et des transes sous les néons bleutés qui en font un insecte en passe de se griller. Insecte, infecte, in fact, le Greffier parle la langue libérée de ses processus de contrôle (grammaticaux et sociaux). Et sa voix s’élève sans qu’elle atteigne aucun but, sinon celui de défaire la langue de toute direction autre que l’énergie qu’elle produit. Rupture de communication en quelque sorte, court-circuit de la signification, crash de la langue législative… C’est la langue poétique, semblable à celle d’une Saison en enfer, qui l’habite.

Langue déréglée, sismique… et semblable à un vers d’Hölderlin, au retour de cette explosion sonore, alors quelque chose a tremblé. Sous la lumière crue qui soudain revient, ce qui apparaît ce sont des enragés… Bave blanche à la commissure des lèvres dont on ne sait si c’est le stigmate de la déshydratation ou l’effet d’un vaccin frelaté de Pasteur… Délire, Hallucinations, Révélations de ce qu’ils sont… l’un en slip bleu blanc rouge (la raie publique en quelque sorte), les deux autres la bite à l’air comme les naufragés pouvaient l’avoir sur leur radeau, la juge à la mamelle nourricière épuisée… les images se sont substituées au discours qui sera bientôt de retour mais… cru, sans fard, violent… en cela accordé au geste animal. La couleur du discours : le blanc et le rouge. Et le pinceau en guise d’arme et de surin, ça saigne à tout va, et s’ils parlent à nouveau, le débit verbal débite des pièces de chair. Oh putain que ça saigne. Ça saigne l’élu afin que le sang de celui-ci, répandu dans la mer, trouve quelque courant qui indique la terre. Ça saigne la juge ou Adèle on ne sait plus…
Du sang pour écrire l'Histoire
 
Et puis ça badigeonne la fresque murale dans un geste de délire et d’hallucination. Qui parle ? Qui pense ? On ne sait, mais ce que l’on entend c’est un délire colonial d’exploitation, une sorte de synthèse anarchique des Veines ouvertes de l’Amérique latine d’Eduardo Galeano. Aux coups de peinture blanche (symbole de la monarchie prédatrice et coloniale), s’invente un monde en proie à la folie économique, à la folie de l’engraissement colonial… Les arachides, les gazons breton, la bière, la circulation des marchandises dans le monde… ça part dans tous les sens dans une hystérie de conquête. C’est fou… et l’on comprend que libérés, ils apparaissent dans leur petite tenue libérale sans retenue. Le monde est à cette image-là.
Et la fresque, ce qui est en propre l’objet d’art, ne fait pas le poids devant ces Blankensee que décrivait Genet. Ces Blankensee qui sont les figures outrancières, viles, que Sartre commentait en soulignant qu’ils étaient « les maîtres du langage ». Déréglé, le langage ? Oh Oui. Tout comme le monde libéral. Image parfaite donc.
Et puis il y aura l’accalmie… le retour au procès comme par enchantement. Et le greffier, cul nu, embarque les six jurés : les six spectateurs, au-delà du plateau qui avait le format du radeau. Ils vont délibérer, loin des regards, en coulisse.
Voix off 
— Question : Savigny est-il coupable ?
— Question : A-t-il donné la mort à Adèle ?
— Question : est-ce un acte prémédité ?
Oh merde, arrivent les réponses…
« il lui a donnée la mort par charité chrétienne… Les bretons sont très croyants… Il l’a euthanasié… ».
Oups ! Ouaille ! Euh Voyons… Euh… merde alors…
Ces jurés/spectateurs étaient d’une misère cérébrale… La lie de la pensée héritée.
Ça ne vous suffit pas que les Bâtards dorés vous ont expliqué que le monde est d’emblée tronqué ? Vous n’avez pas entendu que Savigny protégeait sa classe ? Vous n’avez pas entendu que l’ordre et le contrôle servent une classe privilégiée ? Putain, mais vous êtes sourds !
Savigny est coupable. Oui, il a volontairement exécuté Adèle parce que son élimination était au programme. Oui, Savigny a prémédité son geste. En tant qu’agent de l’ordre, en tant que celui qui a un intérêt à l’immobilisme d’une société qui lui garantit un privilège, en tant que partie prenante de cet ordre libéral… c’est un bourreau.
Et les Bâtards dorés de ne pas intervenir dans la délibération qui ne leur appartient pas, mais qu’ils offrent au public… On espère qu’à l’une des représentations, le verdict sera sans appel pour tous les Savigny. On espère un mouvement…
Politique, le théâtre des Bâtards dorés l’est. Promouvant une nouvelle forme de ce qui a pu s’user à l’épreuve des publics. Performatif, immersif, participatif… c’est l’esthétique qui a changé. Politique, oui, si le mot désigne encore une manière de s’inscrire dans l’Histoire, et de la produire. En tête, regardant Méduse, cette enquête sociologique, les pensées de Didier-Georges Gabily à propos de Cadavre si l’on veut. Et du même, ces remarques qu’il faisait à Dort :

« Il y a la phrase de Brecht : « Poser les questions qui rendent l’action possible ». Mais, aujourd’hui, quelle action est possible ? Et puis cette phrase désespérée de Müller : « Attendre le résultat, aucun résultat. » Ce que nous greffons là-dessus, c’est : qu’est-ce que je peux éclairer du monde alors que celui-ci m’échappe par tous les bouts. Écrire, c’est se poser la question de cette disparition, de cette avancée aveugle. Alors, le plateau ré-éclaire cette avancée aveugle. »

Continuez, la lutte sera longue et elle est éternelle…
 

copyright yannick Butel
Et quittant le radeau, je croise quelques cadavres dans les rues d’Avignon, à l’agonie, par « charité chrétienne » forcément.
copyright Yannick butel
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Richard Brunel, de la lumière du témoignage à l’ombre des fantômes https://www.insense-scenes.net/article/richard-brunel-de-la-lumiere-du-temoignage-a-lombre-des-fantomes/ Fri, 20 Jul 2018 21:16:37 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1964
Par Arnaud Maïsetti – 20 juillet 2018

Certaines n’avaient jamais vu la mer, Texte Julie Otsuka, Traduction française Carine Chichereau
Adaptation et mise en scène Richard Brunel Cloître des Carmes, Avignon 2018


C’est une histoire ignorée, oubliée, inconnue. Au début du XXe s., des Japonaises par milliers émigrent en Amérique, arrachées à leurs terres et envoyées de l’autre côté de la mer pour épouser un mari qu’elles n’avaient vu qu’en photo. Ces hommes, venus dès la fin du XIXe s. pour faire fortune sont esclaves de la plus grande démocratie du monde. Elles seront esclaves de ces esclaves. Fermières, ouvrières, femmes de maison, exilées dans un pays qui les exploitent et les méprisent, elles traverseront l’histoire du siècle dans l’ombre, quand bien même elles seront en premières lignes, après Pearl Harbor, soupçonnées d’être traitres à la Patrie qui les aura toujours perçues comme étrangères. Déportées, exilées dans leurs exils, déracinées et sans avenir, ces femmes pourraient sembler, dans l’oubli même de cette Histoire, une figure majeure du passé et une leçon pour notre présent. Le roman de Julie Ostuka offre à Richard Brunel l’occasion de rappeler cette histoire. Théâtre du témoignage qui tâche de faire la lumière sur un passé perdu, la scène de Brunel adopte le point des vaincues en leur donnant la parole. Mais si le projet est de lever un théâtre de la connaissance, la catharsis menace de nettoyer la blessure de cette histoire — connue, éclairée, dépliée sans part d’ombre, l’Histoire demeurerait exemplaire d’elle-même seulement ? Contre la stérilité pédagogique qui menace, les fantômes qui hantent dangereusement la scène savent pourtant que rien ne passe, surtout pas le passé, et que l’Histoire est une Hantise.

« Le sujet de la connaissance historique est la classe opprimée elle-même. Elle apparaît chez Marx comme la dernière classe asservie, la classe vengeresse qui, au nom de générations de vaincus, mène à son terme l’œuvre de libération » écrivait Walter Benjamin. Théâtre des vaincus, la scène de Richard Brunel est d’abord un geste qui consiste à donner la parole aux vaincu•es de l’histoire : sur le plateau, ce sont les femmes qui auront la parole et c’est déjà une façon de reprendre la main sur le passé. Quand on prend la parole, c’est toujours à quelqu’un : ici, c’est à l’Histoire elle-même.
Le roman prend ainsi la forme d’un théâtre-récit largement conçu comme un confessionnal qui met en théâtre l’enjeu de la prise de parole. De fait, chaque actrice se fait porte parole des femmes, non pas d’une en particulier, mais de chacune et de toutes : 

« Certaines d’entre nous n’avaient mangé toute leur vie durant que du gruau de riz et leurs jambes étaient arquées, certaines n’avaient que quatorze ans et c’étaient encore des petites filles. Certaines venaient de la ville et portaient d’élégants vêtements. Certaines descendaient des montagnes et n’avaient jamais vu la mer. »

Dans cette pulvérisation des sujets, on perçoit bien la volonté de fabriquer un chœur qui dépasserait les singularités, et élever du commun depuis l’expérience personnelle. Puis, c’est l’occasion d’entendre des langues, des accents, des inflexions qu’on entend peu sur nos scènes : corps et langues de Yuika Hokama, Linh-Dan Pham, Chloé Rejon, Alysée Soudet, Kyoko Takenaka, Haïni Wang et Mélanie Bourgeois, entourés d’hommes moins diserts mais à la présence tout aussi singulière : Youjin Choi, Mike Nguyen, Ely Penh, Simon Alopé. Refusant l’incarnation, mais pas l’affect de l’interprétation, l’ensemble dresse l’espace du témoignage : celui qui vise à faire la lumière sur une histoire inconnue.
Dès lors tout converge. Et cette convergence prend le risque de transformer le processus en procédé. La dramaturgie se déploie comme on ouvre un livre : les tableaux se succèdent, tous aussi accablants.
D’abord, les terreurs naissent dans le bateau — ce pays vers lequel elles vont est le territoire effrayant des contes de l’enfance, ceux des ogres et des monstres, terres d’hommes « couverts de poils », qui « ne se nourrissent que de viande » et se mouchent « dans des morceaux de tissus crasseux que l’on repliait ensuite pour les ranger dans une poche, afin de les utiliser encore et encore. ». Puis l’arrivée aux États-Unis, l’effroi de voir que ces hommes qui les attendent n’ont rien des fiancés espérés, l’enlèvement des Sabines japonaises précèdent les viols. L’exploitation dans les terres, dans les usines, dans les maisons bourgeoises répète théâtralement et historiquement le même drame, la même fatalité qui témoigne d’une même monstruosité.
Chaque tableau est l’illustration des récits frontalement adressés : chacune des femmes racontant les horreurs, ces horreurs se répondant l’une l’autre, par variation, nuances, toutes dirigées vers une même direction, tisse le même récit d’une même histoire.
Deux heures durant, l’histoire se déploie dans cette répétition que rejoue chaque tableau, répété à l’intérieur par les paroles répétées par les actrices qui sont toutes la répétitions des autres.
Sans doute est-ce nécessaire pour faire la lumière sur cette histoire, en nous répétant chaque seconde combien on l’ignorait. Il est vrai que la pédagogie est l’art de la répétition. Et le spectateur d’apprendre la leçon d’histoire. Méthode historique.
Mais cette méthode, qui nous met face au tableau noir de l’Histoire noire, obscure même, éclairant l’ombre à chacun de ses endroits dissipe aussi ses parts plus complexes, et contradictoires. Celles qui fraient subtilement dans le désir d’émancipation des enfants de ces femmes qui refusent l’origine sans jamais être pour autant adoptés par « leur nouveau pays », celles qui pourraient se dégager dans le trajet des solidarités actives, la saisie de ces destins en dehors de leur docilité. Mais, travaillant sans relâche à la mise en lumière et confiant la parole unanime d’un chœur convergent, ce théâtre évacue de fait la possibilité d’une approche par le malaise, l’énigme, le trouble, l’égarement sensible et politique.
Méthode historiciste, en somme qui n’est pas sans interroger. Parce que reprenant le cours de l’histoire depuis l’origine pour la dérouler, elle s’empêche d’opérer les courts-circuits qui feraient résonner ces récits de migrants exploités avec d’autres présents, les nôtres par exemple… Dans Sur le concept d’Histoire, Walter Benjamin décrivait cette approche historiciste et ses points aveugles :

À l’historien qui veut revivre une époque, Fustel de Coulanges recommande d’oublier tout ce qu’il sait du cours ultérieur de l’histoire. C’est la méthode de l’empathie. Elle naît de la paresse du cœur, de l’acedia, qui désespère de saisir la véritable image historique dans son surgissement fugitif. Les théologiens du Moyen Âge considéraient l’acedia comme la source de la tristesse. Flaubert, qui l’a connue, écrit : « Peu de gens devineront combien il a fallu être triste pour [entreprendre de] ressusciter Carthage » [1]

L’empathie dont fait preuve le spectacle est davantage qu’une méthode : elle est sa poétique propre, son désir et son objet. Mais cette empathie dès lors témoigne d’un point de vue : qui éprouve l’empathie, si ce n’est ceux qui regardent de l’extérieur ces pauvres femmes exploitées ? L’histoire, quand elle produit de l’empathie, lors même qu’elle s’appuie sur le discours des opprimé•es, ne peut s’envisager que du point de vue de ceux qui ne le sont pas. Se tenant face aux récits de cette histoire, le spectacle ne peut s’éprouver que de l’autre côté de ce drame.

La nature de cette tristesse se dessine plus clairement lorsqu’on se demande à qui précisément l’historiciste s’identifie par empathie. On devra inévitablement répondre : au vainqueur. [2]
 

C’est le risque que prend un tel spectacle, une telle méthode : aboutir au point exactement opposé de son projet. Menace du retournement que la fin n’évite pas. En choisissant de donner la parole à l’Américaine — Nathalie Dessay —, après la déportation des Japonais provoquée par l’attaque de Pearl Harbor, on entend insidieusement la parole du vainqueur qui déplore tristement l’absence de ses esclaves — et sous le déni de réalité, un autre discours perce, qui en renversant le point de vue, l’expose aussi à sa vérité. Même les Maîtres éprouvent de l’empathie pour leurs esclaves.

On ne saurait mieux décrire la méthode avec laquelle le matérialisme historique a rompu. [3]

Cette dramaturgie — convergente, historiciste, que Walter Benjamin nomme « sociale-démocrate » — est parfois heureusement emportée malgré elle ailleurs, dans des zones plus troublantes et complexes, plus libres, et révolutionnaires : histoire que Benjamin nomme par contraste « matérialiste ».

L’historien matérialiste ne s’approche d’un objet historique que lorsqu’il se présente à lui comme une monade. Dans cette structure il reconnaît le signe d’un blocage messianique des événements, autrement dit le signe d’une chance révolutionnaire dans le combat pour le passé opprimé. Il saisit cette chance pour arracher une époque déterminée au cours homogène de l’histoire, il arrache de même à une époque telle vie particulière, à l’œuvre d’une vie tel ouvrage particulier. Il réussit à recueillir et à conserver dans l’ouvrage particulier l’œuvre d’une vie, dans l’œuvre d’une vie l’époque et dans l’époque le cours entier de l’histoire. Le fruit nourricier de la connaissance historique contient en son cœur le temps comme sa semence précieuse, mais une semence indiscernable au goût. [4]

Méthode matérialiste qui préfère à la choralité exemplaire de chacun un mouvement contraire : l’arrachement aberrant des singularités en tant qu’elles peuvent faire signe vers un collectif. Méthode qui préfère la vision à la vue : et l’avenir par éclats de passé au pur présent déroulé. À de rares moments, Brunel choisit cette voie dans des moments où la théâtralité se libère du procédé narratif, pour choisir le jeu : scène d’accouchement pour de faux avec tissu rouge, et cris joyeux ; scène de jeu des jeunes adolescents désireux de se vivre loin des traditions de leurs parents, et de la théâtralité héritée jusqu’alors…
Ce sont de brefs moments comme autant d’éclats possibles – des éclats qui trouvent leur justesse surtout dans des espaces plus tremblés encore, plus obscurs, et ce n’est pas le moindre des paradoxe que ce matérialisme procède bien souvent dans des figures plus impalpables et fuyantes, fantomales et fugitives.

L’image vraie du passé passe en un éclair. On ne peut retenir le passé que dans une image qui surgit et s’évanouit pour toujours à l’instant même où elle s’offre à la connaissance. [5]

Dans le spectacle, on perçoit ces surgissements évanouis dans les images sonores – conçues par Antoine Richard – des émissions de radios brouillées qui rapportent des voix d’ailleurs, du lointain. On les devine aussi dans les images – créés par Jérémie Scheidler – de visages surdimensionnés qui sont projetées sur les praticables coulissants de la scénographie d’Anouk Dell’Aria  : visages qui frottent leur absence sur les corps des mêmes actrices présentes. On les croise dans ces images éclaires et disparues qui témoignent qu’un passé peut demeurer et insister, non pas se répéter, mais surgir et s’évanouir après avoir déposé en nous l’impression photographique du passé.
Images spectrales et marginales qui brisent les frontières de la perception, irradient d’ombres les certitudes : ainsi des rapports entre le vrai et le faux, le réel et la fiction. Quand sont projetées soudain, vers la fin, les véritables visages des corps de ces émigrées se lèvent alors la présence réelle de l’Histoire en regard de quoi la représentation théâtrale s’efface pour ne relever que d’un témoignage de seconde main : les fantômes reprennent le premier rôle.
Et justement, les spectres finissent par être là, vraiment là, discrets et marginaux, vers la fin du spectacle, après la déportation. Deux fois, la vidéo vient déposer sur les écrans le corps d’une présence effacée, qui vient frotter leur présence sur le réel : le premier corps spectral, projeté sur le mur, dépose une corbeille de fruits, qu’un vivant en chair et en os va emporter ; le second passe, à l’image, sous la douche levée sur le plateau, et par un mouvement de bras, fait couler l’eau réelle.
Quelques signes épars, déposés par le travail sonore et vidéo témoignent d’une survivance du passé — font surgir « l’apparition d’un lointain, si proche soit-il ». Lointain de ces femmes, proche de leur histoire répétée par nos jours hantés par d’autres exils, d’autres esclavages qui peuplent nos jours présents et hantent nos devenirs.
« Nous avons besoin de l’histoire, mais nous en avons besoin autrement que le flâneur raffiné des jardins du savoir. » écrit Nietszche, dans De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie [6] Le jardin japonais a pour principe premier le Miegakure — (見隠 ?, « cacher et révéler ») : celui de Richard Brunel propose de jeter une lumière crue sur toute cette histoire, et nous flânons en lui en voyant tout de ce qui était caché.
Cette tâche possède sans doute une utilité : mais une fois qu’elle s’est accomplie, la catharsis mémorielle console et ne ravage pas ; rassure même, cautérise jusqu’à la disparition des blessures : et la vie continue comme si rien n’avait été bousculé ?
Reste, au milieu du jardin aux perspectives impeccables, la vision sans rémission de fantômes perdues dans des forêts épaisses, striées d’éclair dans le tonnerre, jungles mystérieuses où nous fait entrer l’époque, et face auxquelles nous aurons moins besoin de lanterne de papier que d’armes, de visions affolantes et de spectres vifs. ]]> Au-delà de la forêt, a saudade de ser criança https://www.insense-scenes.net/article/au-dela-de-la-foret-a-saudade-de-ser-crianca/ Fri, 20 Jul 2018 21:15:28 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1961

Par Evelise Mendes – 20 juillet 2018

Au-delà de la forêt, le monde, texte et mise en scène Inês Barahona et Miguel Fragata (Portugal),

 Chapelle des pénitents blancs, Festival d’Avignon 2018.


Le texte tourne autour du jeune garçon afghan Farid qui est obligé de quitter son pays à cause de la guerre. L’intrigue met en lumière alors l’enjeu des réfugiés en Europe, la question de la construction de l’identité (ou le fait d’une non-identité). Il s’agit, en définitive, de la « saudade » que le jeune garçon afghan Farid éprouve d’un ailleurs… Non pas le sentiment équivalent à la nostalgie, mais plutôt une « saudade » assez mélancolique d’avoir eu un regard d’enfant porté sur l’hostilité du monde. Malgré cette approche sensible, certains clichés d’un théâtre pour les enfants sont présents dans la mise en scène de Barahona et Fragata : l’emploi de valises, les sacs-à-dos, le long tapis, la grande carte du monde, l’effort de rendre risible ce qui n’est pas risible, le ton parfois « sympathique excessif » du jeu d’acteur. C’est bien dommage car le texte est plus sensible et profond que sa traduction scénique.


(la suite en portugais)
Duas atrizes ja estão sobre o palco. Vemos muitas malas, em diversos formatos, ao redor das atrizes Anne-Élodie Sorlin e Émilie Caen. Elas vão nos contar uma história, a história de um menino afegão (Farid) que deve fugir de seu país devido à guerra que assola sua região.
O texto tem portanto como pano de fundo a crise dos refugiados na Europa, onde vemos a fricção do encontro entre diferentes… onde a questão do território (« esse lugar é meu », « esse não é teu lugar ») coloca em xeque nossa capacidade de se pôr no lugar do outro.
A peça mostra a saga de Farid e de sua irmã, esses que têm como ponto de partida o Afeganistão e como ponto de chegada a Inglaterra. No entanto, Farid e sua irmã se perdem ao longo da viagem, o que obriga o menino a tomar as decisões e a enfrentar seus medos sozinho. Durante essa viagem/fuga, ele esbarra com todo um universo que se difere de seu lugar de origem. Ou seja, durante essa viagem, ele encontra um outro modo de organização, onde as mulheres sem o véu andam sozinhas na rua, onde a escritura linguística é totalmente diferente da sua, onde o funcionamento da vida urbana lhe é ao mesmo tempo estranha e familiar.
Essas descobertas não denotam juizo de valor (se é melhor o modo de vida ocidental ou oriental, ou vice-versa), mas somente indicam esse sentimento de não-pertecimento a um mundo que lhe é completamente hostil no início. Um sentimento de estranheza suscitado por essas situaçoes de perigo e de tensão que lhe obrigam a crescer, que marcam em definitivo sua passagem da infância a esse outro momento desconhecido (o qual é anterior à pré-adolescência). Farid portanto se encontra nessa condição indefinível de passagem de momento de vida, em meio a uma situação igualmente de passagem (de trânsito de um lugar à outro). Um momento de questionamento de sua identidade (já que a possessão sobre determinado território contribui à contrução de nossa identidade, de nossas referências) ; um momento em que ele tenta não esquecer de si mesmo.
Assim, há todo um universo sensível (de uma profundidade singela) abordado por Inês Barahona e Miguel Fragata. No entanto, o que se vê em cena é um jogo descompassado entre as atrizes Émilie Caen e Anne-Élodie Sorlin. Enquanto esta consegue encontrar o tom da sua fala e a energia do seu jogo em meio a tantos objetos e referências postos sobre o palco, a primeira demonstra sua dificuldade em se sentir à vontade na proposta.
Além disso, como se disse anteriormente, há tantos elementos no palco (as inúmeras malas e os objetos que se encontram no interior delas, o mapa, o tapete, as mochilas, etc.) que talvez tudo isso torne a contracenação refém do dispositivo cenográfico. O que é uma pena, porque algumas vezes o menos é mais… e porque se trata de uma proposta onde o clima da « saudade » melancólica não combina ao esforço de fazer rir.

 

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Jean-Quentin Châtelain | un entretien https://www.insense-scenes.net/article/jean-quentin-chatelain-un-entretien/ Fri, 20 Jul 2018 21:14:04 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1958 Par Yannick Butel – 20 juillet 2018


À la sortie de l’Enfer (rimbaldien, avignonais), Jean-Quentin Châtelain se livre : entretien à bâtons rompus dans le hurlement des cigales et sous le cagnard. Paroles rares. Par Yannick Butel


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Deux fils rouges collection Lambert https://www.insense-scenes.net/article/deux-fils-rouges-collection-lambert/ Fri, 20 Jul 2018 21:13:11 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1955
Jérémie Majorel – 20 juillet 2018

Retour sur une installation solitaire de Claude Lévêque et une performance de Cindy Van Acker en lien avec des photographies de Christian Lutz : deux fils rouges proposés dans ce musée d’art contemporain en Avignon.

Claude Lévêque, J’ai rêvé d’un autre monde, 2001
La collection Lambert présente pendant le Festival pas moins de trois expositions irréprochables : Ellsworth Kelly, Claire Tabouret et Christian Lutz. Sur Les Veilleurs/ L’Errante de Claire Tabouret, qui signe l’affiche du Festival cette année, je ne peux que renvoyer au texte d’Arnaud Maïsetti posté sur L’Insensé, suivre avec lui le parcours sensible qu’il propose face à ces « visages [qui] nous dévisagent ».
C’est une œuvre de la collection permanente qui m’a vraiment seule saisi et que je voudrais évoquer ici. Elle se trouve dans les combles du musée d’art contemporain, tout en haut, au dernier étage. Elle occupe la totalité de l’espace. Il s’agit d’une installation de Claude Lévêque. Trois matériaux y sont agencés : « néon, bande sonore, fumée ».

Quand j’ai pénétré dans la salle il n’y avait personne d’autre. La surveillante de musée, comme on dit, était restée à l’entrée. Je suis passé dans un autre monde en ouvrant la porte : de la lumière éclatante réfractée par la blancheur immaculée de l’escalier et des murs du musée à une atmosphère rougeoyante et embrumée, dans une salle avec des arches sous lesquelles il faut se baisser pour pouvoir circuler. 
Sous ces arches serpente un néon filiforme, très mince, un fil rouge, qui semble indiquer un chemin, un mince filet de lave qui s’écoule, dont la source et l’aboutissement restent incertains. Encore sous le coup de la performance de Jean-Quentin Châtelain dans Une Saison en enfer au Théâtre des Halles vue le matin même, quelque chose de chtonien, de dantesque, d’infernal, se continuait là. 
Pourtant, au sentiment d’inquiétude diffuse qu’on pourrait éprouver enfermé seul dans cette salle, absorbé par cette installation immersive, gagné par le grondement sourd d’enceintes disposées au sol, auquel s’ajoute le grésillement du néon, dans un silence de paroles humaines, a succédé un sentiment d’apaisement, un désir de s’appesantir, de s’attarder, de ne plus courir d’un tableau à un autre comme c’est le cas dans les autres étages, de s’imprégner, d’apprécier aussi le minimalisme de trois éléments qui, placés en correspondance de cette façon, suffisent à produire un autre monde, un outre-monde.
Et de découvrir in fine ce qui me retenait là : la lumière rouge du néon qui se reflète sur les lattes du plancher, reflet qui épouse comme son ombre le fil rouge mais qui en liquéfie la perfection, feu follet qui serait le quatrième matériau fantôme de l’installation.
Knusa/ Insert Coins de Cindy Van Acker et Christian Lutz
Dans le cadre des Hivernales du CDCN d’Avignon avait lieu une performance de Cindy Van Acker dans une salle du musée, au sous-sol, qui expose des photographies prises par Christian Lutz à Las Vegas entre 2011 et 2014.


On nous laisse un moment seuls dans la salle pour regarder ces photographies. Prenons-en deux emblématiques de l’ensemble. L’opposition qui les structure saute aux yeux. Il y a quelque chose de quasi démonstratif. Pour reprendre la distinction de Barthes dans La Chambre claire, le studium de ces clichés, leurs antithèses structurantes, ne permet pas de punctum, cette attention errante au détail qui point et me point, perce et transperce le regardeur. Tout au plus peut-on prêter davantage attention à l’arrière-plan qui se dessine derrière ces oppositions mises en vedette : un chaos baroque de lumières, de matériaux, de formes. 
La salle rectangulaire, la pureté blanche des murs, l’éclairage clinique, le choix d’exposer ces œuvres par le biais d’écrans plasma, la climatisation, tout concourait à produire un sentiment d’aseptisation.

Une musique électro tonitruante de Mika Vainio brise violemment le silence. Cindy Van Acker vient introduire son corps, sa sueur, son souffle, ses mouvements, elle dérange à sa façon la pureté extrême de la galerie d’art. Mais la chorégraphe n’a fait à mes yeux qu’épouser la radicalité martiale contenue dans les photographies exposées autour d’elle, dans sa tenue noire de femme-ninja, le visage souvent caché par sa chevelure, sévère lorsqu’il nous est furtivement révélé, danse redondante donc, plutôt que de tenter d’extraire de ces photographies leur punctum, l’émotion qui dérangerait leur ordonnancement didactique.


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Mille demain https://www.insense-scenes.net/article/mille-demain/ Fri, 20 Jul 2018 21:12:22 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1952
Malte Schwind – 20 juillet 2018

Mille aujourd’hui, mis en scène Victor Ginicis,
Cie Avant l’incendie (on verra demain)
avec Pierre-Olivier Bellec, Léa Cuny-Bret, François Rivère
La Scierie, Avignon Off 2018


Mille aujourd’hui est joué par la jeune compagnie Avant L’incendie (on verra demain) à la Scierie dans ce Festival OFF d’Avignon 2018. Un concert-spectacle à partir de textes de Michaux et de Rezvani avec cette belle intention de « convoquer une beauté fulgurante et fugitive au beau milieu du désastre, du chaos, de la catastrophe ». Belle intention qui mérite d’être poursuivie.

Mille aujourd’hui est une sorte de récitation de textes de Michaux et de Rezvani. Une récitation mise en musique. Il nous est proposé un voyage poétique. Si nous ne le faisons pas, nous pouvons au moins croire que Pierre-Olivier Bellec – le comédien qui dit ces textes – le fait. Ses deux partenaires, Léa Cuny-Bret au saxophone et François Rivère à l’ordi (?), le suivent, dans tous les cas, de près.
La mise en musique joue principalement sur des nappes sonores avec beaucoup de reverb. Le saxophone se pose sur ces nappes avec des mélodies mélodieuses. Puis, ces nappes sont trouées. Avec leurs ruptures se brisent les bulles de réalité de Michaux. Et hop, après, c’est reparti et on plane de nouveau vers des joies infinies. Des rires transformés électroniquement qui pourraient être dans un film comme Matrix inquiètent un instant celui qui dit. De nouvelles réalités adviennent. Il voyage.

Et cela aurait pu être un beau voyage si la mise en espace des corps (ne serait-ce que ce micro qui cache pendant toute la représentation la moitié du visage de l’acteur) n’avait pas défait tout « immersion » possible, si la musique avait été un peu moins lisse, soutenant toujours une univocité émotionnelle et surjouait par là les paysages convoqués, si on ne décelait pas parfois dans la manière de prendre le texte une systématique, un truc d’acteur. C’est peut-être un peu ça le problème, quelque chose se surjoue. On comprend la difficulté devant l’intention : « En bref, la recherche de quelque chose de profondément vivant, un morceau de beau à se mettre sous la dent, là tout de suite ; une furieuse envie de vivre. », dit Victor Ginicis, le metteur en scène.
Quelque chose se surjoue donc dans cette intention, mais, peut-être paradoxalement, cela se surjoue par un manque de théâtralité. Les corps sont plantés là, devant leur micros, l’espace est celui d’une scène de musique de rock. Une question : Est-ce qu’il ne manque pas un corps dans un espace, qui s’y déplace, pour incarner, ou faire advenir cette furieuse envie de vivre ? Ce n’est pas la question de les représenter dont Victor Ginicis semble se méfier avec raison. C’est la question de savoir comment l’espace devant nous se tend et participe à l’invitation du voyage. Le jeu du comédien et des musiciens se fait beaucoup par des échanges de regards. Regards publics, regards intenses, un peu trop dans ce dispositif « concert ». Pierre-Olivier Bellec imagine, voit ce qu’il traverse.
Et là encore, il semble que le « paysage intérieur » soit un peu trop masqué par la volonté de le faire advenir. C’est plutôt une démonstration qu’une invitation à une immersion, alors que les jeux esquissés auraient pu permettre de faire advenir un monde. Mais tout monde a besoin d’un espace physique. Ici on ne lui donne malheureusement pas la possibilité de se déplier pleinement. C’est peut-être à venir. Si ce n’est pour aujourd’hui, ce sera Mille demain ! ]]>
Rapport sur la banalité de l’amour, par-dela le bien et le mal https://www.insense-scenes.net/article/rapport-sur-la-banalite-de-lamour-par-dela-le-bien-et-le-mal/ Fri, 20 Jul 2018 21:10:37 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1948
Par Yannick Butel. Rapport sur la banalité de l ’amour, mise en scène d’André Nerman,
avec Emmanuelle Wion, André Nerman,
Théâtre La Luna. Avignon Off 2018


Au théâtre La Luna, André Nerman et Emmanuelle Wion jouent Un Rapport sur la banalité de l’amour, dans une mise en scène d’André Nerman. L’histoire d’un amour entre Hannah Arendt et Martin Heidegger. Histoire d’un titre que la mise en scène problématise, et fait jouer. C’est à voir.


Ça me revient…
J’avais une vingtaine d’année, et j’étais étudiant en philo. François Mitterrand venait d’être élu président. Les universités ressemblaient encore à des lieux d’agitation de la pensée où, comme l’écrira Jean-François Lyotard, « penser, c’était se préparer à penser ce que nous n’étions pas prêt à penser ». J’étais Heidegerrien (lecteur d’Holderlin, de Trakl, de Rilke…), mais aussi Foucaldien, Derridien, Deleuzien (auteurs majuscules). Trotskiste aussi, pas comme Jospin. Au coup de sifflet de l’épreuve de natation, un peu avant, pour le bacho, alors qu’on nous demandait de « scorer », mes potes et moi faisions la planche. 0/20. On était des « petits cons » de gauche élevés dans le besoin de 68, loin de La Pensée 68 de Ferry & co (le même, spécialiste (?) de Kant, qui a appelé son voilier « l’apéritif catégorique »).
Gallimard qui gérait l’œuvre d’Heidegger ne voulait pas publier encore le Sein und Zeit, et l’on devait se contenter du fac-similé qu’est L’Être et le néant de JPS. Qu’importe, il y avait Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy (le cercle de Strasbourg) et la voix de Granel, qui buvait déjà trop comme Lowry, à Toulouse. Eux avaient traduit le livre que Gallimard ne publiait pas. Et eux ont commencé à faire circuler la traduction sous la forme d’une liasse de photocopies, reliée par une spirale blanche. Je me souviens du jour où mon ami Yves m’a donné cette traduction pirate de Être et Temps. J’avais l’impression d’avoir reçu un Trésor. Et j’ai toujours cette sensation.
Une vingtaine d’année plus tard, Pierre Péan balançait Une jeunesse française chez Fayard. Jospin dans la foulée demandait « le droit d’inventaire », lui qu’on perdra de vue en 2002, battu par Le Pen qui se trouve au second tour de l’élection présidentielle contre Chirac. Le monde bascule, mais mon attachement éclairé à Mitterrand demeure. La cohorte des petits juges est en marche. De mon bureau à l’université, je les vois, eux qui courent après les scandales et les motifs à la mode lancés par une industrie du livre qui est à la peine… L’université a changé et emboîte le pas à ce monde-là qui substitue à la recherche approfondie, la recherche médiatique sponsorisée.
1987, le chilien Victor Farias, après Adorno, revient sur l’histoire. Ça sera Heidegger et le nazisme publié par Verdier. La cabale est lancée. En 2005, Emmanuel Faye publie Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie(Albin Michel). Suivi plus tard par Les Cahiers noirs (journal de pensée que Heidegger a tenu de 1930 à 1970 et qu’il souhaitait publier à titre posthume. Heidegger qui n’a accordé aucun entretien sur son rôle et qui vit dans sa cabane, en forêt noire : une redoute). Cahiers noirs qui, comme le commente l’éditeur allemand Peter Trawny, disent un « antisémitisme inscrit dans l’histoire de l’être ». Point de départ sans doute du livre de Jean-Luc Nancy qui n’est pas ignorant des amitiés d’Heidegger avec Jean Beaufret, ancien résistant (son interprète et représentant en France) et René Char. Nancy, courageusement, fort d’une lecture fine et précise, publie chez Galilée La Banalité de Heidegger. Livre qui met en évidence l’ignorance d’Heidegger quant au judaïsme et souligne en définitive la bêtise vulgaire du philosophe antisémite. Ce que Lacoue-labarthe appellera « la cécité politique ». La Banalité…Titre volontairement calqué sur celui qu’a choisi Hannah Arendt (après qu’elle a suivi le procès Eichmann à Jérusalem) Rapport sur la banalité du mal (Gallimard 1991). Arendt qui connaîtra alors, à cause de ce titre/concept, le jugement violent de sa communauté et l’opprobre d’un monde d’intellos ne sachant pas lire, et sans doute qui aura permis à Emmanuel Faye, de voir en l’adhésion intellectuelle et l’amour d’Arendt pour Heidegger quelque chose qui « en vient à disculper les intellectuels nazis ».
Alors que…
Alors que la « banalité du mal » dit plus précisément que le sujet n’est pas la source du mal, mais un de ses lieux de manifestations. Essai qui n’excuse pas le bourreau qu’est Eichmann, mais renvoie in fine à ce que Primo Levi décrivait dans Si c’est un homme «  : ils étaient fait de la même étoffe que nous, c’étaient des êtres humains, moyens, moyennement intelligents, d’une méchanceté moyenne : sauf exception, ce n’étaient pas des monstres, ils avaient notre visage ».
Le temps a passé, rien ne s’oublie. Les réponses et les questionnements de l’œuvre demeurent aussi (Derrida Heidegger et La Question, Lacoue Labarthe La fiction du politique, Bourdieu L’ontologie politique de Martin Heidegger).
Devant Un rapport sur la banalité de l’amour, mise en scène André Nerman, interprété par lui-même et Emmanuelle Wion, tout cela se remet en dialogue. L’âge aidant, pas préparé à penser ce qui point, je me demande, en définitive, si la grande entreprise libérale et ses intermédiaires (Faye, BHL, Onfray et autres valets du lobby médiatique) ne sont pas au service de la liquidation des penseurs et leurs pensées. Si, comme on le dit, on peut rester aveugle et muet devant ceux qui « jettent le bébé avec l’eau du bain ». C’est l’époque peut-être… Certainement. Époque où les espaces dialectiques se réduisent, où la politique elle-même se recroqueville et produit du Centre plus que du clivage… Mais qu’on s’en souvienne, la prédilection de l’UN, de l’unité, de l’unifié… sur le rapport et la division entre l’un et l’autre, est toujours la voie qu’emprunte l’État totalitaire. Dans l’ombre de l’UN, il y a le Tout absolu et il gagne du terrain. Quelque chose qui tend à détruire ce qui « reste des cultures non capitalistes » comme l’écrit le penseur des Dispositifs pulsionnels. Et pendant que j’écoute André Nerman et Emmanuelle Wion, je pense à ça… ça qui est l’histoire où les mots se perdent, où les mots moisissent, où les mots défunts n’en finissent pas de venir peupler le cimetière que devient le langage appauvri… la pensée blette et grasse. Et je me remémore le poème d’Heidegger, Die Sprache :

Wann werden Wörter wieder Wort ? Wann weilt der Wind weisender Wende ?(Quand les mots se feront-ils de nouveau parole ? 
Quand le vent sera-t-il levé d’un tournant dans le signe ?)
Et aussi au discours d’Arendt (celle que Laure Adler appelle « cette tête brulée de l’amour », in Dans les pas de Hannah Arendt), le 26 septembre 1969, pour le 80ème anniversaire de son vieil amant, ce « Roi Secret » dit-elle… :

« À toi, après quarante- cinq ans comme depuis toujours […] Quant à nous qui voulons honorer les penseurs, bien que notre séjour soit au milieu du monde, nous ne pouvons guère nous empêcher de trouver frappant, et peut-être scandaleux, que Platon comme Heidegger, alors qu’ils s’engageaient dans les affaires humaines, aient eu recours aux tyrans et aux dictateurs. »


Sur la scène… de l’Histoire à l’histoire.
Elle a dix-huit ans, il en a le double. Elle est étudiante et lui professeur. Elle est juive, il est catholique. Elle aime la ville, elle aime sortir, ses théâtres, a le goût de Brecht et d’une modernité artistique ; il aime la terre, il est un paysan, il aime la poésie classique, la commente, la réécrit et les jeunes femmes, il est marié à Elfriede, bourrue antisémite.
Et l’Allemagne, se nazifiant, perdant la parole et lui substituant l’aboiement comme le commentera Kraus, va les séparer, mais pas les éloigner.
Elle se nomme Hannah Arendt et lui Martin Heidegger, et ils vont vivre une passion furtive, longue, cachée, de 1925 date de leur première rencontre à Marbourg jusqu’à la mort du philosophe en 1976, à Fribourg.
Et du premier jour, celle que Hans Georg Gadamer appelait « la jeune fille toujours en robe verte qu’on ne pouvait pas manquer de remarquer » au dernier jour de celui qu’elle appelle le « magicien de Messkirch », une passion construite sur « un amour qui ne rend pas aveugle » va les unir.
Au plateau, l’intérieur imaginé par la scénographe Stéphanie Laurent, ressemblera non à un appartement, non à un bureau, non à un parc, non à un café, mais sera tous ces lieux à la fois qui marquent simultanément le nomadisme de l’amour, son évolution, ses métamorphoses et l’Histoire qui les bouscule. Seul un tableau de Laszlo Moholy-Nagy, intemporel, « quelque chose du Bauhaus qui problématise cette période » me dira Stéphanie Laurent, demeurera tout au long de La Banalité de l’amour. Un Laszlo Moholy-Nagy à vue, en vie, où l’énigme des lignes et les aplats de couleurs réfléchissent quelque chose du secret qui unira Hannah et Martin, de 1925 à 1950. Année qu’a choisie André Nerman pour refermer sa création.
En cinq tableaux qui se regardent comme autant d’étapes de la vie des amants, Banalité de l’amour commence avec le moment de l’aveu où séduction intellectuelle et érotisme de l’esprit se croisent et se mêlent. Scène d’embarras mutuel jouée avec finesse où les traits d’esprit et le dialogue philosophique entre M et H est le chemin détourné du discours amoureux. La raideur des premiers instants fera place aux réderies et aux rêveries qui s’échangent dans la cabane d’Heidegger en forêt. Second tableau bref, où aux corps, allusivement dénudés, sont substituées les préoccupations de la pensée qui conduit l’un vers Jaspers et Heidelberg, quand l’autre quitte Marburg pour Fribourg. Dehors, au-delà du nid amoureux, le terrain est mûr pour le nid d’aigle. Dans les rues nous parvient le boycott des juifs. Hannah s’en rend compte, s’alarme et s’inquiète. Martin n’y voit qu’un avatar de l’histoire, une sorte de passage obligé nécessaire et accessoire qui périra.

Au retour de la séparation géographique, c’est dans un parc anonyme, sous quelques arbres immobiles que l’un et l’autre se retrouvent. Tableau de l’exil envisagé puisque Hannah sait que vivre en Allemagne ne sera plus possible. Martin, lui, est à son œuvre, à pied d’œuvre sans autre regard pour ce qui agit l’année 1930 où les nazis se répandent.
1933, valise à la main, dans une chambre d’hôtel ou tableau 4. Le Bundestag a brûlé et Hannah part pour la France. Heidegger, aimerait lui faire l’amour… Déjà, s’entend dans le dialogue la différence qui les unira, elle qui se définira comme « politologue », lui comme philosophe. Elle qui a trouvé une sœur en Rahel Varnhagen (auteur de ce livre fabuleux qu’est Vie d’une juive… qui écrira « La chose qui toute ma vie me sembla la plus grande honte, qui était la misère et l’infortune de ma vie –être née juive-, je ne voudrais pour rien au monde l’avoir manquée… ». Lui, qui signe désormais des ordonnances comme Recteur contre les juifs. Et c’est en 1950, que Banalité de l’amour se retire. À la table d’un café de Fribourg, Heidegger a eu son procès comme celui d’Eichmann qu’a couvert Arendt. L’un et l’autre n’ont jamais cessé de s’aimer, sans jamais se comprendre.

Dans la proximité du public, le dialogue des deux acteurs tient à leur présence, à l’élégance de leur jeu, à cette manière qu’ils ont l’un l’autre de se découvrir à chaque tableau. À quelques mètres du public, le temps d’un peu moins d’une heure trente, ils jouent 25 ans. Et si pour partie cela tient à un dialogue d’exilés où le rythme de la voix, la hauteur de timbre… font entendre les nuances de deux existences, il faut souligner que l’on assiste, comme hypnotisé, à un vieillissement, à une usure de leurs silhouettes qui n’atteindra jamais leur âme commune. Ici, et devant nous, à quelques mètres, le jeu de l’acteur est habillé de détails (intelligence des costumes de Maïna Thareau) qui sont autant de touches de leurs vies. Devant nous, le brillant Heidegger du premier tableau (gilet clair, chemise blanche…) se meut lentement en homme vouté, habillé sombrement, casquette sur la tête qui dissimule peut-être la honte qui se lirait sur son visage. Et de voir ainsi André Nerman, s’assombrir et se vouter. Devenir plus lent, moins fringuant, face à Hannah. Elle, de sa petite coiffure à tresses, en passant par sa chevelure dénouée, pour finalement adopter un chignon sérieux aura vieilli aussi au rythme de la pensée, de l’épreuve de l’exil, de la conscience politique qui l’a gagnée. À travers cette silhouette, c’est le corps de la pensée d’Arendt que joue Emmanuelle Wion qui prive sa voix « heureuse des débuts » pour lui donner l’inflexion d’un timbre déterminé et serein.
Aux derniers mots, comme pesés et réfléchis, c’est encore cette voix aimante que l’on entend alors qu’elle signe une lettre à Heidegger « A toi pour toujours Hannah ». Et l’un et l’autre sont tout simplement rares, humbles à l’extrême, accomplis dans leur art. ]]> J.-Q. Châtelain au-dessus d’un volcan https://www.insense-scenes.net/article/j-q-chatelain-au-dessus-dun-volcan/ Thu, 19 Jul 2018 21:09:56 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1945

Jérémie Majorel – 19 juillet 2018

« Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. » (Rimbaud)

Il apparaît. On ne le voit pas entrer dans la petite chapelle. À la faveur d’un noir complet, il apparaît au milieu d’un cercle dont il ne sortira que pour les saluts. Le cercle tracé au sol ressemble au cratère d’un geyser ou d’un volcan. Il en surgit. À travers lui surgit verticalement la prose rimbaldienne. Une tension extrême entre haut et bas dès lors s’instaure. Son corps est par moments comme aspiré vers une transcendance, un fil invisible tente de soulever puissamment le corps recourbé en arrière. Mais le corps est massif. Il ne cesse pas d’être arrimé au sol, jambes et pieds immobiles, de marbre, comme la statue d’un saint non canonisable, érigé par effraction. Les bras et les mains restent aussi là où ils sont dès le début, de part et d’autre du corps. Seul donc le buste se recourbe en arrière, puis se redresse dans toute sa verticalité, son existence. Et la tête renversée dans l’extase impossible, redressée elle aussi, au bord de l’éboulement. Et le visage, le moindre muscle du visage, les yeux tantôt plissés, tantôt grands ouverts, perdus dans les hallucinations, dardant leurs provocations. Cette scansion du corps c’est le corps de l’écriture de Rimbaud, un corps écrit, celui des lettres nerveusement tracées, des phrases raturées, à peine lisibles, du papier partiellement déchiré. De « ces quelques hideux feuillets de [son] carnet de damné » trois sont parvenus jusqu’à nous.

Le corps est revêtu d’un empilement de loques sacerdotales. À peine distingue-t-on les pieds nus qui touchent le sol. Du corps n’est visible que l’échancrure d’un poitrail lisse où la sueur va s’écouler. Et aussi les mains, le visage, la tête aux cheveux ébouriffés. La chapelle emmurée dans son silence, dans sa désertion, détournée en lieu de représentations festivalières, est ramenée à sa désertion, à son silence par ce corps-à-corps d’un texte et d’un acteur. Les lumières bleutées ou rougeoyantes, le feu des projecteurs, se substituent aux vitraux absents, à l’enfer imaginaire.
Bien sûr, la performance de J.-Q. Châtelain et le livre de Rimbaud excèdent la mise en scène (Ulysse Di Gregorio), la scénographie (Benjamin Gabrié), le costume (Salvador Mateu Andujar), les lumières (Thierry Capéran), etc. qui tendraient à les restreindre, à orienter l’interprétation vers une lecture dantesque par exemple. Ils sont hors normes. Tout l’attirail théâtral n’y suffirait pas. Mais on en sait gré au metteur en scène d’avoir placé J.-Q. Châtelain à l’endroit d’une ascèse, d’une rigueur qu’un Claude Régy ne renierait pas, lui qui avait dirigé l’acteur dans Ode maritime de Pessoa en 2009. D’un poème à l’autre, on retrouve d’ailleurs un même motif obsédant : « Me voici sur la plage armoricaine. Que les villes s’allument dans le soir. Ma journée est faite ; je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. » J.-Q. Châtelain s’est toujours confronté à des livres dont on croyait que seuls pouvaient les prendre en charge les corps qui les avaient écrits ‒ Mars de Fritz Zorn, Exécuteur 14 d’Adel Hakim, Premier Amour de Beckett, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas d’Imre Kertész, Lettre au père de Kafka … ‒ jusqu’à démentir cette croyance.
De « ‟Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient » à « ‒ et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps », c’est la totalité d’Une Saison en enfer qu’il profère, éructe, ânonne, marmonne, murmure … Point crucial, il ne signale pas les titres ‒ préambule, « Mauvais sang », « Nuit de l’enfer », « Délires I & II », « L’Impossible », « L’Éclair », « Matin » et « Adieu » ‒ qui marquent les étapes de cette descente en enfer suivie d’une remontée vers « la réalité rugueuse à étreindre ». Rimbaud est alors marqué par sa relation tumultueuse avec Verlaine et par un « combat spirituel […] aussi brutal que la bataille d’hommes ». Soyons très clair : ce « combat » vise à supprimer la tentation d’une transcendance, d’un idéal, d’une vie après la mort, dont la poésie est à ses yeux encore trop complice là où elle devrait au contraire s’en faire l’antidote. Foin ici de la fortune d’une poignée d’aphorismes (« La vraie vie est absente », « changer la vie », « Il faut être absolument moderne » …), détachés de leur contexte, récupérés en slogans ineptes à contresens de la trajectoire rimbaldienne. J.-Q. Châtelain dégurgite en une coulée unique cette autobiographie éclatée du poète qui haïssait la poésie, qui n’a eu avec la langue qu’un rapport extrême. Que ce soit dans l’incandescence du verbe ou la sècheresse des comptes alors qu’il s’adonne au trafic d’armes aux confins du monde, Rimbaud malmène la langue jusqu’à l’abêtissement, l’abrutissement, l’idiotie.
« Bête » est un des termes récurrents d’Une Saison en enfer, pointe d’un bestiaire hétéroclite que le visage de J.-Q. Châtelain fait surgir furtivement : « hyène », « chenilles », « taupes », « loup », « araignée », « chiens », « porc », « vers » … jusqu’à donner l’impression saisissante par un artifice de lumière à la toute fin du spectacle de se figer en masque de gargouille. « Oxyde les gargouilles » exhortait Rimbaud au fin fond du gouffre, juste avant d’entamer sa remontée.

Il ne fallait pas moins des quarante-trois muscles faciaux, yeux plissés, mimiques inimitables, pour tenter de délivrer le verbe rimbaldien, à la mesure de la défiguration ou de la transfiguration, c’est selon, qu’il imprime à la langue maternelle en distordant la syntaxe, en raccourcissant, réduisant, resserrant les phrases : « Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse ! » Le timbre suisse de l’acteur rejoint l’étrangeté que le poète injecte à la langue française, lui qui affirme : « J’ai de mes ancêtres gaulois l’œil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte », et plus loin « Je suis une bête, un nègre ». Le masque de gargouille qui métamorphose le visage de J.-Q. Châtelain est le répondant facial d’un gargouillement de lave au niveau vocal : malaxage de la matérialité sonore des mots, de la «  patmot  » chère à Christophe Tarkos, d’une « basse de basalte et de laves » autrement dit par Mallarmé.

À me ressouvenir de ce moment inouï, vécu en compagnie du camarade Yannick Butel, de cette traversée d’un corps d’acteur singulier par une langue, de l’histoire charriée par cet acteur singulier, du semblant de cratère où il se tenait dressé au sein d’une lumière rougeoyante, exhortant à « boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant », aspirant soudainement à « un sommeil bien ivre, sur la grève », gagné par une forme d’ironie superbe, je repense à une de mes plus fortes émotions de lecteur : la fin d’Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry, quand le corps du Consul Geoffrey Firmin est jeté comme un chien, ou avec le cadavre d’un chien, dans un ravin, après avoir éprouvé les affres de l’amour, la solitude la plus absolue, l’ivresse la plus absolue, les hallucinations fulgurantes, l’orage foudroyant, dans un trou perdu du Mexique. Un enfer sur terre. Des années après, j’assiste à une résurrection, ou plutôt une insurrection du Consul. ]]> La chatte à Mémé, Saison sèche https://www.insense-scenes.net/article/la-chatte-a-meme-saison-seche/ Thu, 19 Jul 2018 21:08:02 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1939

Chloé Larmet – 19 juillet 2018

Saison sèche, chorégraphie Phia Ménard,
Vedène, Avignon 2018


Avec Saison sèche, la chorégraphe Phia Ménard reprend son travail là où Belle d’hier, en 2015, l’avait laissé : la lessive faite, les costumes congelés fondus, les princesses s’attaquent désormais aux attributs du patriarcat. Leur stratégie : un rituel de possession et la force de leurs corps, qu’ils soient nus ou travestis.


Didier Deschamps n’en peut plus qu’on lui parle de sa chatte. Le fait qu’il gagne à chaque fois qu’il est présent dans une équipe, comme joueur, capitaine ou entraîneur, ne serait selon certains experts qu’un coup de bol. On peut comprendre son agacement pour un homme qui préfèrerait sans doute qu’on dise de lui qu’il a des couilles. La langue se défait difficilement du poids du genre. Avoir des couilles : être courageux, être volontaire et déterminé ; avoir de la chatte : avoir de la chance, bénéficier d’un concours de circonstances bienheureux.
Il faudrait pour qualifier la dernière création de la compagnie Non Nova réussir à forcer la langue française et à en changer le genre : avoir de la chatte comme on dirait avoir des couilles. Et celles des danseuses de Phia Ménard sont grosses et font du bruit. Pendant 1h30, les femmes que la chorégraphe qualifie de drag kings se rient des représentations du patriarcat et font l’épreuve par leurs corps nus puis travestis de la violence de sa domination. L’objectif est clair : se laisser posséder par le patriarcat, l’épuiser, le mettre à terre et l’abandonner dans les ruines de son château. Une stratégie que Phia Ménard emprunte au rituel des Haouka qu’a rendu célèbre le documentaire ethnographique de Jean Rouch, Les Maîtres fous.
Apparue dans les années 1920 en Afrique noire, la secte des Haouka révèle les effets de la colonisation sur des jeunes quittant la brousse pour découvrir les villes occidentalisées. Les images du film témoignent de la violence de leur rituel annuel durant lequel les jeunes sont possédés par les esprits des Dieux Nouveaux : un conducteur de locomotive, le gouverneur, un caporal. Esprit du colonisateur européen, esprit du patriarcat, dans les deux cas, le rituel de possession fait violence au corps et s’affirme comme acte guerrier.
Apaisés par la fraîcheur de la salle après un trajet jusqu’à Vedène en plein cagnard, les spectateurs attendent patiemment que le spectacle débute. Depuis la régie, Phia Ménard descend calmement les gradins et va se placer à l’avant-scène, face au public. Elle porte une robe jaune, a mis des fleurs dans ses cheveux blonds, du noir sur ses yeux et de hauts talons. Un léger sourire aux lèvres, elle approche le micro de sa bouche, fait entendre une respiration puis prononce d’une voix posée : « Je te claque la chatte ».
Première claque.
La deuxième ne se fait pas attendre longtemps. Le plateau apparaît écrasé sous un plafond bas, sol et murs blancs. Dans une demi pénombre, sept femmes sur le dos, jambes écartées en direction du public, la chatte offerte aux claques. Doucement, les genoux se rejoignent et l’une après l’autre les danseuses se redressent, rampent, se cognent contre les murs et le plafond. On croirait voir des insectes, mantes religieuses aux pattes longues et fines qui s’agitent et font des angles étranges. Dans un bruit sourd, le plafond s’élève, leur offrant une liberté de mouvement qui n’est qu’un court répi puisqu’à plusieurs reprises le poids du patriarcat, dont ce ciel bas et lourd est la métaphore architecturale, leur retombe sur la tête.

Noir. Le ciel, enfin, s’ouvre un peu plus. Château blanc. On retrouve les femmes assises en cercle, nues. Devant chacune d’entre elles, une poupée de tissu. C’est le début du rituel pour se préparer à la guerre. Dans chacun des membres de cet enfant qu’elles ne cajolent pas, de la peinture. Le visage, d’abord, de couleur vive. Une bande colorée sur les seins, ensuite. Et enfin des poils : moustaches ou barbe selon chacune et cercle noir faisant disparaître la chatte. Les guerrières sont bientôt prêtes. Elles éventrent les poupées et en sortent des slips noirs emplis de billes qu’elles enfilent.
Désormais, les drag kings ont des couilles qu’elles s’agrippent et font s’entrechoquer pour accompagner le bruit de leurs pieds qui frappent le sol tandis qu’elles dansent en cercle. Le rituel guerrier a bel et bien débuté.
Images d’un rituel d’amazones peinturlurées, étrangeté de ces corps féminins qui, par quelques touches de couleur, changent de genre et troublent par leur ambiguïté puissante.
Mais la possession n’est pas encore complète. Deuxième étape du rituel : le travestissement. Chacune se construit, vêtement après vêtement, son identité masculine. Caleçon ou slip kangourou d’abord, chaussettes, pantalons ou short, etc. Les identités sont volontairement caricaturales : on a le militaire qui enfile d’abord un slip moulant dont déborde une fesse et sa casquette, le curé qui déplie soigneusement chaque vêtement, le sportif, le rebelle à capuche, l’homme d’affaire et sa surcharge pondérale, etc. Au fur et à mesure que le costume se complète, la métamorphose contamine les gestes et les corps des danseuses. Travestir le masculin : en emprunter les apparences tout en désignant son artificialité. Devenir le patriarcat.

Le rituel, alors, atteint son paroxysme. L’esprit du patriarcat s’incarne dans ces corps de femmes guerrières. Le plafond s’élève et ouvre l’espace. Musique rythmée, aux basses profondes. Les drag kings entament une marche guerrière impitoyable. Les mouvements sont désormais militaires, les voix crient le décompte des pas pour ne pas perdre le rythme. Lignes droites, visages tournés vers le public ou vers le lointain. Se superposent alors à ces corps travestis les images des troupes fascistes et de tous ces soldats marchant vers la mort au nom d’une patrie ou par désoeuvrement. Les femmes sont en marche, et ça dure. C’est qu’il faut du temps pour venir à bout des forces du patriarcat. Mais Phia Ménard et ses drag kings ne lâchent rien. Les pieds claquent sur le sol, la transpiration commencent à perler sur le maquillage mais celui-ci tient bon. Peu à peu, un corps bute et tombe, puis un autre. Le patriarcat montre ses premières faiblesses. Reste à abandonner son château.
La marche s’achève et laisse place à des mouvements désordonnés, chaos où chacun fait mine d’abattre ou d’enculer l’autre. Les maîtres du patriarcat sont devenus fous. Ils quittent enfin les murs blancs de leur château laissé vide. La scène est une architecture affirme la chorégraphie, c’est donc cela qu’il faut détruire. Les parois du plateau se gorgent d’eau et deviennent des chattes, mouillées par la jouissance du rituel de possession. Des meurtrières en hauteur coule un sang noircit qui vient souiller le sol immaculé. Les femmes alors, renaissent et brisent nues l’hymen du château patriarcal. La guerre est terminée, du moins sur la scène. Reste à la mener ailleurs.
Qui veut des claques ?
]]> Speed Leving : grand corps malade II https://www.insense-scenes.net/article/speed-leving-grand-corps-malade-ii/ Thu, 19 Jul 2018 21:07:11 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1936


Par Yannick Butel. Speed Leving, d’Hanokh Levin,
mis en scène Laurent Brethome, avec les acteurs de l’ERACM,
La Manufacture, Avignon Off 2018.


Quand il évoque Speed Leving, le metteur en scène Laurent Brethome évoque le fait que « De plus en plus d’histoires de vie et d’amour prennent naissance à l’issue de rencontres « calibrées » dans un cadre « minuté » : les soirées « Speed dating ». Écrivant Speed leving à partir de quatre pièces de cabarets de Hanokh Levin (Une mouche – Être ou ne pas être – Que d’espoir – Parce que moi aussi je suis un être humain – ainsi que des chansons de l’auteur) Brethome investit le territoire de l’auteur de théâtre israélien et dirige les jeunes comédiens du Nissan nativ acting studio de Tel Aviv et de l’ERACM. Un travail d’école présenté à la friche belle de mai [1] en juin dernier, né de l’année France-Israel 2018, qui prend forme maintenant à la Manufacture, en trois langues anglais, hébreu, français…

Levin ou l’attraction du Deuil.
Dans l’histoire du cabaret, berlinois, parisiens, anglais qui apparaissent dans le courant de la fin du XIXème siècle, et se développent tout long de l’entre-deux guerres ; aux côtés de Karl Valentin et ses solos, duos infernaux, il y a sans doute, au Panthéon de ces lieux déréglés et de ces clowns inquiets, la silhouette de Hanokh Levin, l’israélien de Tel Aviv, mort à 56 ans, le 18 aout 1999. Hanokh Levin, ou celui qui a construit une œuvre littéraire, chantée et théâtrale s’appuyant sur les soubresauts de la société israélienne. Une œuvre importante (plus de cinquante titres), au moins en volume, publiée aux éditions théâtrales et traduite notamment par Laurence Sendrowicz.
Œuvre organisée autour de petits rien, de tous les petits rien ; des satires politiques aussi, des témoignages du mal être et des soucis, des expériences amoureuses… le plus souvent grotesque, prenant appui sur le ridicule et l’insolite… non étrangère à la violence, lorgnant sur les voisinages, les travers des conduites humaines, les mariages arrangés et ratés, les familles névrotiques et hystériques, les oiseaux et les mouches, les minutes, etc. Œuvre protéiforme organisée un peu rapidement autour de trois genres : les comédies, les tragédies et les sketches, dont une partie porte un regard sur la lente évolution de l’homme vers la mort.
Ce qui fait d’Hanokh Levin une sorte de clown railleur et de figure inquiète que son écriture porte, développe, contient. Une œuvre où la gravité est d’abord un point ou un repère autour duquel gravite un océan de sensations complexes, de divagations impertinentes où le grotesque est la partie émergée d’un monde plus sombre qui est la fondation de son écriture. C’est bien souvent cela que le public croisera au Théâtre municipal de Caméri où Hanokh Levin a pris ses quartiers. C’est là que l’absurdité, l’insondable bêtise, la crétinerie et l’humanité de figures sans intérêts seront mises en scène. C’est là que bien souvent, traitant du corps comme d’un appareil inséparable de la volonté ; autopsiant le corps comme ce qui trompe l’esprit ; Hanokh Levin a exercé. Sorte de Docteur Tchekhov de son époque et de son environnement, Levin le toubib aura scruté un monde métastasé qui n’en finit pas d’agonir dans des spasmes et autres contractions qui sont les manifestations du monde d’en bas. Celui qui se trouve en dessous de la ceinture, et parfois au niveau des chevilles quand le pantalon tombe sur les pieds, dans une zone, en définitive, où le corps exposé enlève à l’être humain toute sa splendeur pour ne le présenter que sous une image du désoeuvrement ridicule. Levin est ainsi un farceur, un satiriste, un caricaturiste, un parodieur… ayant pour ligne d’horizon la mort et les morts (ceux des camps), comme ceux à venir.
En définitive, et c’est peut-être l’un des thèmes majeurs de son œuvre, Levin n’aura jamais écrit autre chose que l’histoire d’un deuil. Mot que les titres de ses écrits accentuent comme bon lui semble, en en riant, en faisant pleurer de rire, en pleurant.
Censuré, applaudi, ignoré ou revendiqué… c’est ça Levin, ou l’histoire d’une provocation ambulante, ambiante, récurrente à un geste où la dérision marque l’impossible influence que l’écriture, autant que la littérature dramatique, exercent sur un environnement qui n’a, finalement, pas plus de sens que d’intelligence, qu’elle se fonde sur les mythes fondateurs ou sur les mythèmes dont Barthes nous a appris qu’ils étaient les constituants de nos « petites vies » artificielles et perdues d’avance. Et de comprendre qu’au moment de disparaître, Hanokh Levin livre d’abord Ceux qui marchent dans l’obscurité, puis Requiem… Tout est là, dit une dernière fois.
Speed Leving… écrit, pensé par Brethome
Sur le plateau noir de la patinoire qu’occupe la Manufacture, une série de flash lumineux laisse apparaître des corps surexposés pris isolément. Par la suite, quand l’ensemble du plateau est éclairé, dans un arc de cercle qui laisse apparaître du mobilier d’appartement, les « locataires », toujours dans l’isolement, semblent se livrer à une séance de branlette collective, mais solitaire. Onanisme et masturbation règlent ainsi les premières images de Speed Leving et d’évidence, si Hanokh Leving n’y est pour rien (Brethome très librement s’est installé dans l’œuvre et en extrait des fragments en toute liberté), il n’aurait pas renié cette entrée en matière. Entrée en matière où table des matières des séquences qui vont suivre : 1/ Noir voix règle du jeux 2/ Chorégraphie 3/ femme mal en point 4/ Complications 5/ monologue d’une femme mal en point 6/ Chanson de l’attente de l’homme 7/ mots d’excuse 8/ Le ministre 9/ Chanson 10/ Grande Angoisse 11 / 1ère minute 1/2 12/ Devant la porte 13/ rencontrée mon mari 14/ une mouche 15/ femme mal en point 16/ chanson de la femme qui s’est fait avoir 17/ quand un garçon honnête rencontre une fille en bonne santé 18/ Intermède 19/ à huit heures 20/ chanson Tu m’as retourné les entrailles 21/ chanson des morts (choral).
Soit une série de sketches qui met les comédiens à l’endroit du monologue, du chant solo ou choral, du dialogue de sourds… qui traitent des affres amoureuses et existentielles que tous et toutes subissent, entretiennent et restituent sur un mode grotesque, burlesque, comique caricatural, en limite de délires improbables et incongrus. C’est-à-dire, et ne nous y trompons pas, sur le mode du « rire jaune » et du rire de soi parce que « se pleurer dessus » ne changerait rien à l’affaire.
Speed Leving se joue ainsi sur un mode syncopé, elliptique, hystérique où le discontinu scénographié renvoie ces figures à l’absence d’Histoire. Leur incapacité à écrire leur propre histoire, sinon celle des échecs de chaque jour et de chaque soir. Lardés, coupés, entrecoupés de noirs sonores déraillant (genre platine de DJ qui s’enrouerait), sketches et historiettes se succèdent, et si c’est parfois dur à suivre (ou à avaler), ce n’est pas le manque d’énergie des comédiens et des comédiennes qui est en cause, mais peut-être les thèmes obsessionnels de Levin qui nous privent d’un rythme. La séquence du Pipi-Caca restera sans doute l’une des scènes les plus douloureuses à encaisser. Celle du pet est un peu plus drôle et dramatique. À côté d’elles, celle où résonne la voix fabuleuse et sculptée de Diana Golbi qui chante « la chanson de la femme qui s’est fait avoir » (en hébreu), appelle l’écoute et la fascination.
Objet de dérision, objet de corrosion, Speed Leving est d’abord une pièce sur la solitude qui génère, pour des êtres en mal de l’autre, un corps malade. C’est ça qui est donné à voir à travers les petits récits improbables et le plus souvent sexués, des uns et des autres. Façon, chez Brethome peut-être, à travers Levin, de relire Foucault :

« C’est de l’instance du sexe qu’il faut s’affranchir si, par un retournement tactique des divers mécanismes de la sexualité, on veut faire valoir contre les prises du pouvoir les corps, les plaisirs, les savoirs, dans leur multiplicité et leur possibilité de résistance. Contre le dispositif de sexualité, le point d’appui de la contre-attaque ne doit pas être le sexe-désir, mais les corps et les plaisirs ».

Speed Leving où la métaphore d’un corps malade, corps social foutu, métaphore du grand corps malade (politique celui-là). Au dernier instant de Speed Leving, comme coupé dans leur élan de respiration vitale, c’est le visage tendu et la bouche ouverte qui fait entendre un souffle qui se perd. Noir.


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Sastre : entendre une douceur, in fine https://www.insense-scenes.net/article/sastre-entendre-une-douceur-in-fine/ Wed, 18 Jul 2018 21:06:22 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1933
Malte Schwind – 18 juillet 2018

La France contre les robots et autres textes de Bernanos,
de et avec Jean-Baptiste Sastre et Hiam Abbass,
Théâtre des Halles, Avignon Off 2018


La France contre les robots se joue du 6 au 29 juillet au Théâtre des Halles à Avignon. Jean-Baptiste Sastre est seul en scène. Il traverse une adaptation de textes de Georges Bernanos. Textes qui résonnent puissamment avec cette XXIe siècle bien enclenchée.

« Georges Bernanos est un fasciste. » C’est cela que j’entends avant d’entrer en salle et dès lors, cette injonction ne cesse de travailler mon oreille pour ne plus rien entendre à force d’être à l’affût de déceler le fascisme qui y régnerait. Des murs devant les oreilles et entendre ce qui n’est pas dit. Ne plus entendre avec ses oreilles propres, son propre entendement, et y perdre tout. Entendre l’anti-fascisme pour un fascisme. À force de ne pas vouloir en être dupe, se duper soi-même. Spectateur paranoïaque que je suis. Projet radicalement opposé à celui de Bernanos, c’est-à-dire de penser librement, contre les bien-pensants et idées toutes faites. Sapere aude. Et voir qu’il faut une heure et demi et plus pour défaire ce délire et commencer à entendre ce qui voulait être dit. Commencer à entendre une singularité rare. Il faudrait y retourner.
« La douceur a raison de tout ». Et c’est ainsi, c’est à partir de là, de cet endroit que Jean-Baptiste Sastre traverse ce texte. Cela n’empêche d’ailleurs pas des accès de colère et une violence, ou mieux, une cruauté d’une pensée qui ne laisse rien échapper à un regard qui cherche sa liberté. C’est ainsi (à peu près) qu’il dit, Bernanos : ne vous croyez pas libre. La liberté est une conquête incessante. Et Jean-Baptiste Sastre qui nous regarde de biais, penché en avant, déplaçant l’ampoule dans cette petite chapelle, une des trois salles dans le Théâtre des Halles, comme s’il s’agissait d’éclairer différemment les choses pour mieux penser. Avec parfois des larmes qui coulent autour des yeux, puis des rires, il trouve dans cet une heure et demi à la fin une certaine frontalité, une certaine adresse directe, comme s’il s’agissait d’un travail contre l’angoisse.
Et ce texte écrit il y a 70 ans résonne alors avec une évidence inquiétante avec l’actualité. Les machines qui demandent d’autres machines qui créent des besoins et des désirs satisfaits par d’autres machines, et qui ne font, au final, qu’augmenter notre capacité destructrice. Bombe atomique. Les politiques technocrates. Les masses à la recherche d’un tyran. Le désordre de l’ordre.
« L’anarchie, le désordre du désordre, vaut mieux que le désordre de l’ordre. »
C’est un chrétien qui parle. Mais un chrétien hors de la doxa aliénante. Il dit encore : surtout fichez-vous en de ce que je dis.
Lundi soir des centaine de milliers de personne attendaient depuis des heures à Paris afin de voir défiler un bus. Ils étaient parqués sur la moitié des Champs-Élysées, encadrés par des barrières et des centaines de forces de l’ordre. Une masse là, en attente, pour célébrer une victoire de foot de leur nation. Une autre masse devant les télés à regarder la masse. Masses. Et inquiétudes de leurs devenirs. Inquiétudes de Bernanos et Jean-Baptiste Sastre et Hiam Abbass qui se forment comme une douleur de ce monde et la vision de l’avenir. La destruction de toute vie intérieure, la perte de tout rapport à une vérité, la soumission de tout à la logique de la rentabilité, donc la possibilité ou même le besoin d’envoyer des masses aux charniers. Et le besoin de reconstruire une société où « l’homme du peuple » (re)gagnerait sa grandeur contre la masse et affirmerait sa souveraine liberté.
« La douceur a raison de tout. » C’est de là qu’on regarde… ]]>
Die Strasse, la rue en marche https://www.insense-scenes.net/article/die-strasse-la-rue-en-marche/ Wed, 18 Jul 2018 21:05:33 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1931
Arnaud Maïsetti – 18 juillet 2018

Die Strasse, Cie Boll & Roche,
avec Stéphanie Boll et Joanie Ecuyer
Gilgamesh Belleville, Avignon Off 2018


Performance urbaine, dit le sous-titre. Spectacle déambulatoire, nous promet-on : et c’est une belle promesse. Alors que le festival IN a décidé cette année d’assigner le spectateur à sa place — numérotée —, on n’est pas mécontent de trouver ici un peu de liberté de mouvement, d’échapper au dressage et à l’assignation. La ville comme performance marchée, c’est une seconde promesse, tout aussi belle. On imagine déjà la ville saisie dans son âpreté réelle. Et puis, on n’a pas oublié l’injonction troublante et désirable de Milo Rau dans son Manifeste : « Le but n’est pas de représenter le réel, mais bien de rendre la représentation réelle ». Promesses, donc. Mais les promesses engagent ceux qui y croient, et on n’est pas croyant, à peine pratiquant. Et on avait raison de se méfier. La ville ne sera ici qu’un décor, qu’un support, qu’un prétexte. Une heure, on « déambulera » dans la ville, allant là où on nous le dira — parce qu’on est docile — suivant deux jeunes filles en cavale, armé d’un casque et de nos déambulateurs intérieurs. Et ce qui reste de la performance paraîtra rapidement une convention de plus ; quant à la réalité de la représentation, une marche où la docilité masque mal un dressage qui ne cesse d’installer de la frontalité, du théâtre d’assis. La ville tout autour, indifférente et rageuse, lèvera le contraire de la docilité : elle ne jettera pas un regard sur nous bientôt avalés par la fatigue.

La jeune fille attend, assise au pied d’un immeuble. Est-ce qu’elle nous attend ? On la rejoint depuis le théâtre en suivant l’homme qui nous a vendu le ticket, et avec qui on discute un peu. Il raconte que les scènes de liesse qui ont suivi la finale de la Coupe du Monde ont quelque peu « perturbé » la séance de la veille. Décidément, la ville est encombrante : si seulement les Belges avaient gagné, on aurait pu faire tranquillement du théâtre tranquille.
On a rejoint la jeune fille ; on nous a tendu des casques aux étranges lumières bleues : la musique d’attente nous fait attendre. En attendant, on attend. Tout ce moment trouble est le plus passionnant : on ne sait pas encore que cette musique est un artifice pour nous occuper, comme on occupe les enfants. On aurait pu croire que l’attente serait une part de l’expérience. Qu’on nous a conviés à assister à l’attente : déjà une déliaison singulière se tisse entre les bruits qu’on entend dans le casque, chants d’oiseaux, nappes de musique, heurtée par les mouvements de jeune fille au-dessus de qui une perche est tendue pour amplifier le moindre geste : cigarette allumée, os de la main craqués, souffles. Entre ce qu’on voit et ce qu’on entend, l’espace de la fiction qui déréalise ce qu’on voit et ce qu’on entend en lui donnant une matérialité plus dense encore. Cela prend du temps : cela pourrait prendre tout le temps du « spectacle ». Mais le spectacle malheureusement va commencer.
La musique finira rapidement par fabriquer une bande-son pour enrober ce qu’on verra, comme une enveloppe sonore pour un film en réel. Parce que c’est un film : en tous cas, c’est la première fiction proposée. Un homme soudain surgi avec un clap de cinéma : c’est parti. Y aura-t-il toujours entre nous et le théâtre le besoin des signes de la croyance ? On est sommé de croire, donc, que ce qu’on voit n’est pas ce qu’on voit. La jeune fille qui attend à cinq mètres de nous est dans un film. Voilà pour la distance, et voilà pour la convention.
On regarde la jeune fille qui attend, mais ne nous attend pas, puisqu’elle ne nous voit pas, et qu’elle est dans son film : elle hurle le nom d’une autre fille de temps en temps, et la fiction va s’installer.
Une histoire d’amour évidemment — quoi d’autre ? —, avec un homme qu’on quitte, une décision qu’on ne parvient pas à prendre tout à fait, un désir qui ne s’avoue pas, une fuite qui est le mouvement d’un renouement. Une heure racontera cela : dans les oreilles, la voix off nous expliquera ce que pensent les jeunes filles, et l’amant de celle qui part, et caetera. Les deux jeunes filles joueront ce drame en dansant : pour lutter contre la référence ? Pour frotter contre l’espace réel des corps, l’espace fictionnel de la danse ? Une convention de plus. Plus tard, elles feront semblant de se battre : convention de la convention. Dans les oreilles, des bruitages, des sons de coups qu’on n’échange pas : déliaison ou fausseté à la puissance. On nous prend à témoin d’un événement qui n’a pas lieu.
Mais ce n’est pas là que se joue Die Strasse : c’est dans la rue, et puisque la rue n’existe que dans son parcours, dans le trajet qui la lève comme le véritable espace de la représentation, du drame, et du drame de la représentation.

Spectacle déambulatoire : on nous l’avait annoncé. On passera donc d’un lieu à un autre. D’abord ici, puis plus loin, il suffira de suivre les filles, et la foule. Le pire, c’est qu’on le fera. On suivra le mouvement. On sera en marche dans la ville ; quand les deux jeunes filles s’arrêtent, on s’arrête ; on regarde. Spectacle de la déambulation qui ne cesse pourtant de réassigner des arrêts comme autant de point de fixation. Et la frontalité revient en force à chaque endroit pour réinstaller la ligne de partage de la scène et de la salle que tout le propos tendrait pourtant à nier.
Quand on est invité à ce point à la docilité, évidemment qu’on joue le mauvais esprit. Alors à chaque tableau, tandis que la majorité du « public » s’installe face aux deux jeunes filles jouant, on sera quelques-uns à se tenir de l’autre côté du point de vue dominant pour briser la frontalité, et entrer dans le champ de la belle image. On n’est pas subversif par esprit de contradiction : simplement, si on nous invite à marcher, on ne marche pas dans cette combine-là, celle d’être assigné à une place que pourtant tout le processus prétendait défaire.
Puis, cette marche forcée dans les ruelles d’Avignon prend peu à peu des allures peu désirables de marche au pas : le rythme s’élève, il faudrait courir pour tout voir, tout suivre : on renonce évidemment. On marchera, certes, mais à notre rythme. On trouvera même quelques avantages à être en retard, jouissant de la musique projetée en nous sur des murs qui ne l’endossent que malgré eux. La jouissance est une autre ruse et la ruse n’est qu’une fuite.

Il aurait fallu peut-être suivre l’invitation du spectacle jusqu’au bout et docilement prendre l’imitatio de la représentation comme une leçon : à l’image des jeunes filles, prendre la fuite, cavaler, fuir loin dans la ville. Ou alors danser : l’un d’entre nous, plus sage, plus fou, refusant la marche, préférant Paul Valéry à ce monde en marche, dansera.
On est docilement rattrapé par notre propre docilité : on regardera jusqu’au bout.
On n’en pensera pas moins. Théâtre de l’espace public qui fait de l’espace un décor de plus jusqu’à l’invisibiliser (les murs d’Avignon ne sont qu’une surface, jamais l’enjeu d’une question, d’une lutte) ; qui fait du public un corps asservi à sa suite ; qui fait de la marche une succession de stations propres à faire de nous des Assis ; qui fait de la fable une romance ; qui fait de la musique un arrière-fond ; qui fait de nous des morts-vivants, déambulant au pas lent de la suite à voir, comme tous les quatre ans on irait voter, pour voir la suite, pour donner sa chance au produit.
Finalement, l’accident est toujours salvateur. Vers la fin, soudain, c’est le drame : (pas le drame du drame : le drame véritable du retour au réel) : rupture de son : les écouteurs cessent de diffuser la jolie musique. Les jeunes filles continuent de danser. Immédiatement, tout le monde de se regarder : est-ce que ce n’est que mon casque, ou le casque de tout le monde ? La solitude se brise, la panne crée un lien brutal. Comme lorsqu’une panne d’ascenseur provoque un échange qui n’aurait pas eu lieu si la machine avait fonctionné parfaitement : comme dans les grèves soudain l’arrêt de la structure reconstitue des solidarités actives. On se parle. On se demande ce qui se passe. Les jeunes filles continuent de danser. On ne les regarde plus. On se regarde. On est renvoyé à la ville, qui n’est plus le support de la fiction, mais Avignon, une machine à produire du spectacle — spectacles qui ont besoin de dysfonctionner pour nous permettre de vivre et de parler.
Die Strasse cesse ainsi : les deux jeunes filles avaient continué de danser sans nous. Quand elles reviennent, qu’elles saluent, on comprend que c’est fini. Mais quoi ? On rend les casques qui ne fonctionnent plus. On rentre dans la ville. On marche. Est-ce qu’on marche comme toute à l’heure on marchait ? Je ne sais pas. En marche dit quelque chose d’une allure sûre d’elle-même, dans l’absence de direction — on sait bien sûr que c’est l’abîme docilement organisé comme un monde. En marche : je songe à ces dessins animés où le coyote poursuit l’animal insaisissable jusqu’au détour d’une falaise, il continue de courir dans le vide jusqu’à ce qu’il prend conscience que le vide est sous lui, et c’est alors qu’il tombe.
En rentrant, on préfèrera marcher plus lentement, on se perdra, mais on sait où nos pas nous mènent. On se dit les phrases de Rimb. pour se donner des forces et du courage. « Crevaison pour le monde qui va », oui : « ce ne peut être que la fin du monde, en avançant ».


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Hedda – scène de crime https://www.insense-scenes.net/article/hedda-scene-de-crime/ Wed, 18 Jul 2018 21:04:21 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1928
Malte Schwind – 18 juillet 2018

Hedda, Texte de Sigrid Carré-Lecoindre, Cie Alexandre,
mise en scène et interprété par Léna Paugam,
La Manufacture, Avignon Off 2018


Hedda se joue du 6 au 26 juillet à 14h45 à La Manufacture à Avignon. C’est une sorte de scène de crime, son état de lieu, son analyse le plus finement possible. C’est encore une histoire d’amour. Qui se délite comme toute histoire d’amour à des degrés différents.


Léna Paugam vient seule sur la scène comme sur une scène de crime et retrace cette histoire d’amour, si d’amour il s’agissait. Elle endosse la narration – adresse directe au public – et la femme et cet homme, en reconstituant parfois des scènes passées. Pour se rappeler, pour comprendre ? Elle glisse d’un espace à l’autre, les lumières la suivent. Et ces glissement s’opèrent au point où les limites entre personnage et actrice, actrice et narratrice, narratrice et personnage deviennent flous. « Qui parle ? D’où parle-t-elle ? » La scénographe consiste en une sorte de salon vide. Seul objet : une chaise et un miroir. Une fenêtre et une ouverture baillant derrière laquelle on peut apercevoir une salle de bain, avec bain et lavabo.
C’est donc our revenir à une scène de crime qu’il s’agit, pour noter chaque détail le plus précisément possible. Il y avait donc ce regard, ce mot, cet objet, ce geste qui raconte, qui justifie, qui explique ce qui s’est passé. Et l’écriture de Sigrid Carré-Lecoindre a le mérite de travailler dans la complexité du réel, son ambiguïté permanente, même aux endroits qui sont généralement jugés d’un revers de main. C’est peut-être là que réside la nécessité de cette dramaturgie des points de vue multiples ; complexifier et ne pas pouvoir venir à bout du réel.
Que s’est-il donc passé ? Un coup de foudre. Pourquoi ? Peut-être parce que par un quelconque hasard, cette femme et cet homme se sont ennuyés au même moment au même endroit. Peut-être autre chose. En tout cas, comme elle dit, il faut se méfier des débuts. Quels débuts ? Et comment à un moment, ce besoin était de se retrouver dans les bras de l’autre. Une maison. Comment quitter cette maison lorsqu’elle n’est plus que cendre ? Comment quitter cette maison même si l’on sait qu’on a dépassé un point de non-retour ? Et les besoins de se dire « Je t’aime » pour se rassurer que cet amour existe toujours. Se convaincre. « On ne peut pas laisser succomber l’amour pour un simple erreur de passage !? »
Que s’est-il donc passé ? Comment sa fragilité à elle s’est transformée en une force que lui ne pouvait supporter ? Est-ce pour la perte de son pouvoir sur elle que sa colère ne pouvait le retenir ? Est-ce l’absence totale de désir pour lui et le fait qu’il l’a vue qui l’a poussé à frapper ? Est-ce le fait qu’elle a développé la force grâce à lui et l’a jeté après ou est-ce que c’est sa manipulation sur elle dont elle s’est libéré un moment et qu’il ne pouvait supporter ? Ou est-ce sa manipulation qui la poussait à devenir autre chose qu’elle, mais que cet autre chose, elle a réussie de s’approprier, l’a poussé à ces actes ? Enfin, Hedda Gabler ou Hedwig Tanner ? Ou quelque chose entre ? « Pour être respecté, il faut mettre des talons. Il faut marcher au dessus du monde. » Dommage qu’il n’a pas lu Walser et sa sœur Hedwig, dont Hedda est un diminutif, qui dit :

Qu’est-ce que le respect qu’on vous témoigne en comparaison de cette autre chose : être heureux et avoir contenté la fierté de son cœur à soi. Même être malheureux, c’est encore mieux que d’être respecté. Je suis malheureuse malgré le respect dont je jouis ; à mes yeux je ne mérite donc pas ce respect puisqu’il n’y a pour moi que le bonheur de respectable. Par conséquent je dois essayer de voir s’il est possible d’être heureux sans prétendre être respecté. Peut-être y a-t-il un bonheur de ce genre quelque part pour moi, et un respect accordé à l’amour et au désir et non au bon sens. Je ne vais pas me mettre à être malheureuse parce que je n’aurais pas eu le courage de reconnaître qu’on peut être malheureux pour avoir voulu être heureux. Être malheureux ainsi est respectable ; de l’autre manière non ; on ne peut pas respecter le manque de courage. Comment me voir plus longtemps condamnée à mener une vie qui ne me vaut que du respect, le respect des autres, qui veulent toujours qu’on soit comme ils le désirent. Pourquoi tout cela ? Et pourquoi attendre de découvrir à la fin que ce qu’il vous apporte, ce respect, ne vaut rien ?

« Les choses ne sont pas blanc ou noir. Non. »
Et puis, c’est le schéma habituel de la violence conjugale. Entre élan de violence et lunes de miel. N’importe quel livre de psychologie nous l’apprend. Honey moon : on se rassure, on rassure notre amour, on se dit qu’il doit exister, continuer exister, une dernière fois exister. Que peut-être l’on peut encore une fois retrouver la joie du début et peut-être même qu’on la trouve.
Jusqu’à ce que les mots se rétrécissent de plus en plus, qu’il devient de moins en moins possible d’en parler. Elle devient muette. Elle était toujours bègue. Les mots se brisait avant de sortir de sa bouche. Impossible de dire. Et le silence alors. Et la résilience d’abord, et puis la résiliation et attendre le coup ultime « qui te tue ou qui te libère. »
Et comme elle dit dans la pièce qu’il ne faut pas rater la dernière scène, il y a quelque part cet enjeu particulier dans la dramaturgie déployée par Léna Paugam qui, avec sa complice, a voulu « éviter toute forme de pathos ». Alors que ces va-et-viens entre les différentes instances de parole fonctionnent bien à cet endroit, se tisse tout de même à fur et à mesure dans le spectacle une contamination affective, si j’ose dire, pour arriver à la fin à l’écueil qu’elles auraient voulu éviter. La distance disparaît, la femme dans son bain, nue, attend le coup fatal, une montée dans la parole et dans l’affect déployé qui tire peut-être trop sur la corde de l’effet, du clou. Et si cette dernière tirade était dit dans la simplicité de la narratrice ? Si on n’appuyait pas l’affect cherché ? Si on tenait jusqu’au bout une dramaturgie de la distance qui tente « une certaine objectivité » ?
Ce qui demeure appréciable est le fait que malgré le fait que le désir de ce spectacle est venu d’une loi russe qui dépénalisait les violences conjugales, l’actualité politique du monde n’empêche pas Léna Paugam et Sigrid Carré-Lecoindre de creuser des questions qui dépassent cette réalité et trouver une dramaturgie qui n’est pas un didactisme réaliste plat, si souvent opposé à notre réalité de tous les jours. Didactisme si rarement opérant. Réalisme si souvent redondant. Ici nous pouvons faire une certaine expérience de la complexité de la question. Crime il y a, la culpabilité complexe. ]]> Tartiufas, le grotesque du grotesque. https://www.insense-scenes.net/article/tartiufas-le-grotesque-du-grotesque/ Wed, 18 Jul 2018 21:03:47 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1926

Evelise Mendes – 18 juillet 2018

Durant presque 2 heures, Oskaras Korsunovas et son équipe mettent à l’envers la pièce Tartuffe. En fait, le texte de Molière se révèle juste un prétexte pour faire la critique de la société du spectacle…

Peut-être que le verbe de cette mise en scène est le « il y a »… Il y a de la musique, il y a de la projection, il y a un dispositif scénographique très intéressant, il y a des jeux d’acteurs exagérés, il y a des cris, il y a des références au monde pop, il y a enfin beaucoup de choses… Une excessivité de recours et de références qui nous fatigue, qui nous réveille, qui nous fait rire, qui nous gêne. Tartiufas s’inscrit en définitive dans la tradition du grotesque de Meyerhold : c’est ainsi que Korsunovas met en pratique son miroir déformant de la classe moyenne occidentale, une bourgeoisie qui a été toujours bienfaisante ; à ce que Brecht disait : « la chienne qui a produit guerre et fascisme est plus que jamais en chaleur »…
Le texte de Molière devient alors un simple prétexte pour déployer une critique acide, à laquelle le Festival d’Avignon et ses spectateurs n’échappent pas non plus. À un moment donné, par exemple, un des comédiens réclame de façon légèrement moqueuse la valeur de la « Culture, culture, culture… ». Oui, pendant qu’on se bat pour les valeurs d’une « culture, culture, culture, bla-bla-bla… »… pendant qu’on attend la fidélité à la dramaturgie de Molière, le respect au public, etc… pendant tout cela, la chienne est en train de mettre bat des chiots fascistes.
(la suite en portugais)
Assim, damos de cara com um labirinto verde (composto de grama) em cena : um dispositivo cenográfico interessantíssimo (levemente inclinado em direção ao público) do qual os atores exploram ao máximo todas suas possibilidades. Há também uma grande tela para a projeção, por onde podemos ver os bastidores filmados na sua maioria em tempo real. Na verdade há também muitas outras coisas em cena : há um teclado ao vivo, há músicas de fundo, há cantorias, há objetos que aparecem e desaparecem no meio do labirinto, há contracenações quase clownescos, há atuações exageradas, há gritarias, há referências diretas a essa dependência às redes sociais, enfim talvez o verbo desta encenaçao seja o « haver ». Há um excesso de referências e de recursos que vemos em cena. Esse excesso de « haver » pode ser cansativo… E ele pode fazer com que a encenação se torne irregular… Há cenas que nos prendem, que nos fazem rir, que nos fazem « embasbacar », e há outras cenas que nos deixam sonolentos, que nos cansam… Independente de toda essa excessividade criativa, não se pode dizer que Tartiufas nos deixe alheios a ele. Ele não nos deixa isentos porque há algo de extremamente estranho que se desenvolve diante nossos olhos…
Através do « grotesco » de Meyerhold (o qual é por excelência a junção de contrastes), Korsunovas coloca em pratica o espelho deformante onde a classe média alta e a elite ocidental se revelam gradativamente enviesadas… Nada escapa da crítica feroz dessa encenação, e isso inclui o Festival de Avignon, seus espectadores, etc. Em certo momento, por exemplo, um dos atores reclama em tom levemente irônico o valor da « cultura, cultura, cultura »… Uma reclamação de fidelidade à « cultura, cultura, cultura, blá-blá-blá » que muitas vezes se contrapõe ao momento político-social extremamente tenso que estamos vivendo à uma escala global.
Em consequência, a peça Tartufo de Molière se revela tão somente uma desculpa para o desenvolvimento de uma concepção crítica da sociedade contemporânea – o que o torna uma verdadeira armadilha para aqueles espectadores que esparavam uma fidelidade ao texto.
Ora, a trama se desenrola em meio ao labirinto verde. Através uma dinâmica cênica que às vezes remete ao teatro de variedades, outras vezes ao jogo palhacesco, por fim ao grotesco bufonesco, o público é levado às gargalhadas em diversos momentos… Até o momento que nos damos conta que todos caímos na armadilha : de um lado os personagens do Tartufo de Molière, do outro lado nós como público… Uma armadilha que termina com o personagem Tartufo despejando os outros personagens do labirinto-mansão (nos remetendo a uma situação de golpe de estado na esfera íntima), até que sua figura se torna (através o jogo corporal) um ditador … Assim, vemos ao final um ditador em cena, e vemos um labirinto verde transformado em lugar asséptico, sem vida… Uma leitura talvez pessimista do futuro, mas que serve também como grito de alerta para o que Brecht já dizia : « A cadela do fascismo está sempre no cio »…


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Une Saison en Enfer, Châtelain l’anachorète https://www.insense-scenes.net/article/une-saison-en-enfer-chatelain-lanachorete/ Wed, 18 Jul 2018 21:03:05 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1923
Yannick Butel – 18 juillet 2018

Une saison en enfer d’Arthur Rimbaud,
mis en scène Ulysse Di Gregorio, interprété par Jean-Quentin Chatelain,
Théâtre des Halles, Avignon Off 2018. Par Yannick Butel


En lieu et place de la Chapelle au Théâtre des Halles à Avignon, Ulysse Di Gregorio met en scène Jean-Quentin Châtelain dans Une Saison en Enfer de Rimbaud. Dans une scénographie épurée et tenant à quelques lumières célestes de Benjamin Gabrié, L’Acteur immense et libre qu’est Châtelain y est seul. Et cette bête, cet animal scénique, qui est l’un des plus grands acteurs de notre temps, aux prises avec Rimbaud, le fait apparaître à son côté, au fil d’une raison écorchée, convoquée et sans concession. Quelque chose du foudroiement artaudien. Incroyable.

Lire pour soi…
Ça ne sert de rien de tenter l’explication d’Une Saison en Enfer de Rimbaud. Ça ne servirait à rien d’aller chercher les commentaires, les plus précieux, les plus habiles, les plus précis… ça ne servirait à rien d’écouter Léo Ferré. Non rien, et il faut parfois faire violence à la raison. De Ferré à la préface d’Aragon, rien ne pourra remplacer le moment de la lecture que l’on fait pour soi. Ce temps curieux où, en silence ou à haute voix, s’entendre lire/dire Rimbaud suffit pour savoir que l’on est devant le massif, l’impénétrable, l’irracontable et parfois l’inexprimable. Ça ne servirait à rien de rappeler les premiers vers, si l’on devait s’inscrire dans le geste exégétique.

« Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. Et je l’ai injuriée. Je me suis armé contre la justice. Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c’est à vous que mon trésor a été confié […] Je parvins à faire s’évanouir dans mon esprit toute l’espérance humaine. Sur toute joie pour l’étrangler j’ai fait le bond sourd de la bête féroce […] j’ai vu l’enfer des femmes là-bas ; – et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps. »

Qu’est-ce qui pourrait bien venir en plus dans le commentaire ? Comment vivre autrement le commentaire que sous sa forme aride, sauf à s’appeler Maurice Blanchot qui est peut-être l’un des seuls à trouver dans une autre écriture un écho rare.
Qui, coupant la parole à la parole couchée et à l’imaginaire, pourrait prétendre offrir le sens en communion. Je dirai en pâture. Alors, il faut se résigner, lire, faire l’expérience de la lecture, s’entêter à trouver dans la voix ce que la ligne porte en elle, et qu’elle déploie. Lire seulement les premiers vers, être humble et trouver le temps de les sentir en soi, respirer, donner le rythme de la respiration, au risque de l’étouffement parce que rien, ici, ne peut se dire comme ailleurs. Et faisant cette expérience du lecteur, savoir oublier la récitation scolaire, ce moment de contrôle qui s’exerçait via l’élève sur la liberté qu’est l’espace du poème. Cette autre langue qu’est le poème n’a d’autre but que de nous apprendre à parler et de nous émanciper du langage clos.
Alors lire, oui, la première phrase pour la sentir s’insinuer dans les articulations du genou. Sentir le poids de la beauté dans l’articulation, et les ravages qu’elle fait sur le cartilage. Sentir à cet endroit -là du cartilage que la beauté est un poids quel que soit l’âge. Voilà, peut-être sentir une douleur à l’endroit du genou qui hantera le nocturne et s’éprouvait déjà dans le monde diurne. Se souvenir de la beauté et éprouver qu’elle eût maintes formes, plusieurs visages. Qu’elle fut une mèche de cheveu, peut-être un caillou d’Éthiopie, ou un galet ramassé sur la plage quand sculpté par l’eau et l’air marin, le caillou nous rappelle un souvenir. Comprendre que la beauté est extase, bien plus souvent à l’endroit de notre regard sur tout et partout, que dans la chose regardée qui n’est nulle part. Tout le long de ces sensations, comprendre qu’assis nous voyageons et que notre mémoire est traversée par ce monde d’illusions où la beauté est apparue. Rejeter loin, après un long silence le « Et » de coordination afin de faire entendre « l’amère ». Travailler ça qui ressemble à un adjectif et leur rebaptiser « abjectif ». Demeurer assis avec l’abjection qu’est toute beauté promise à la disparition et au spectral. Bien entendre que « je l’ai » renvoie à quelque chose de froid, et immédiatement saisir que la beauté est morte. Voilà, commencer à s’entretenir, assis, avec la mort. Et ne pas hésiter alors à résister à la proximité de ça qui est dans le genou, dans le cartilage. S’ « armer » contre l’amère, et d’un clin d’œil deviner que l’anagramme est presque présent. Prendre peur, sans doute à l’idée que les mots s’emboîtent et commencer ainsi à hésiter dans la lecture à haute voix. Faire en sorte d’entendre dans la voix l’inquiétude que l’on éprouvera en avançant dans les mots qui peuplent la ligne. Mais imperturbablement, continuer car, et on le sait, la poésie est accueillante. Elle est bras ouvert et l’enjambement a les cuisses écartées. Il n’est point ici de mots qui ne recouvrent l’esprit érotique de celui qui lit. La voix ça se construit, on n’en hérite pas. Alors continuez… et s’avouer que tout ne parle pas à l’oreille, mais que de temps à autres, un mot, un mot défunt, un mot choisi vibre au tympan. Alors mâchant les « Ô » se dire qu’il faut hisser la voix sur les hauteurs, là où dans les nues invisibles gitent les sorcières. Et les apercevant, continuer à grimper pour passer au-dessus de la « misère » afin de mesurer, de la position de surplomb, l’étendue de son périmètre. Ô, mais elle recouvre tout. Et trouver le son de la « misère » dans l’accentuation de l’étonnement. Et l’expérience faite de cette étendue qui fragilise mon corps vacillant parce que je me suis cogné à une vérité intense, savoir que le dernier Ô n’a rien à voir avec la hauteur, mais qu’il est tout entier compris dans une pensée intérieure. Quitter alors le topographique et donner à la voix le son de son origine. « Ô haine » se dira en rétrécissant le larynx. Alors la salive sera comme avalée douloureusement et on l’entendra qui passe dans la gorge.
Peut-être avoir envie de s’arrêter après cette première expérience. Se dire que ça suffit d’avoir senti ça qui est le poème quand on le lit pour soi…
Écouter Châtelain
Et un jour rencontrer Jean-Quentin Châtelain, Le lecteur, comme il y a Le livre chez Mallarmé. Savoir, depuis longtemps déjà, que Lui, c’est Le Lecteur, L’Acteur. L’avoir senti un soir qu’il était Fritz Zorn et que Mars n’avait plus de mystère pour sa mâchoire. L’avoir suivi presque 30 ans durant… l’avoir vu dans les Odes maritimes de Régy sans pouvoir commencer à écrire une seule ligne sur l’instant chamanique où Châtelain était sur les mêmes rives que Pessoa. Loin du monde et tellement proche de l’humanité. Être resté plusieurs heures durant, sur un banc, devant le théâtre de la Madeleine, après Fin de Partie, alors qu’il jouait avec Serge Merlin. Être resté là, sans sentir le froid, avec l’image de son corps balancier pendulaire de Clov. Ce mouvement inferno qu’il avait trouvé on ne sait où dans sa caboche cabossée. Et là, après qu’il a Bourlingué l’été dernier en Avignon avec Cendrars, aller à la rencontre de Châtelain qui est en enfer l’acteur qui brûle les planches. L’écouter lui, parler le Rimbaud : une langue à part entière, que d’aucuns essaient d’apprendre, mais que peut-être seul lui sait parce qu’il est, à l’endroit de la nef de pierre calcaire du théâtre des Halles, un frère maudit, un poète comme l’est l’acteur qui le dit, une ombre surgissante.
Là, au milieu d’un cercle de feu mort, un cratère gris, Jean-Quentin Châtelain se tient debout, à un souffle vibrant du premier rang muet. Campé sur ses jambes dans une tunique de Sultan, on aperçoit ses pieds nus, enraciné dans le béton qui le tient en équilibre. Son corps, à l’exception de ses pieds et de ses mains tendues vers les forces telluriques, est pris de mouvements circulaires, de vacillements dangereux comme soumis à la houle des grands fonds de l’esprit. Il bouge comme une algue marine, et son visage se plisse de quelques sensations à l’audition des mots qu’il dit. Châtelain est immense à cet endroit calcaire qui le tient enserrer. Et la terre pourrait trembler, on le sent, s’il décidait de lui imprimer la force intérieure qui le met en mouvement. Châtelain va alors tout dire, tout faire sentir de cette Saison en enfer. Sa voix miaule, arrache inopinément une voyelle d’un mot qui survit à l’amputation et s’entend encore plus. Sa voix est une arche qui abrite tous les mots de notre animalité et il les respire avec la lenteur et la férocité de celui qui sait qu’il est là le dompteur d’une langue sauvage. Alors, il joute et la grimace et la moue viennent se mêler à la syntaxe. Il charrie en chaque accent quelque chose d’une expérience lointaine qui revient à la surface de l’épiderme faciale et du son qui dessine ses yeux, sa bouche, l’inclinaison de sa nuque. C’est un sport que de parler le Rimbaud qu’il tient à sa merci sur ce ring pierreux. C’est une gymnastique que ce temps dévolu à retenir la violence que porte Une Saison en Enfer. Et pas un muscle de ce visage pris dans le champ de force du poème n’est épargné par la puissance élégiaque et épique. Châtelain, et son torse où ruisselle la sueur, parfois apaisé, tient les mots en respect. Ses lèvres les goutent, il s’en délecte parfois d’une manière presque Barbare et semble observer un rite orgiaque. Il les maltraite, les coupe, les ralentit, les désorganise en refusant un rythme qui les mettrait dans l’ombre de la raison. Ici, tout au contraire, il s’agit de contrefaire le bien parlé qui porte en lui le bien pensant.
Châtelain, lui, est à l’envers de ce monde, là où les mots sont dénoncés comme les porteurs du carnaval et du cirque qu’est la vie ordonnée. Châtelain le sait, il est à l’endroit de la nef comme une corne de brume qui alerte ceux qui voudront bien écouter. Il tutoie les dieux, raille les institutions que sont devenus l’amour et la religion, moque l’ordre linguistique et esthétique. L’acteur Châtelain, comme Nietzsche l’écrirait, n’est ici pas un porteur, mais bien un danseur qui fait venir la pensée.
C’est juste incroyable, Châtelain.
]]> Sourire mélancolique d’un théâtre-kibboutz https://www.insense-scenes.net/article/sourire-melancolique-dun-theatre-kibboutz/ Wed, 18 Jul 2018 21:01:09 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1920

Jérémie Majorel – 18 juillet 2018

Créé au Théâtre National de Nice début 2017, ce spectacle est un feuilleté : il y a d’abord le voyage réel de Miriam Schulte-Frisch, jeune allemande qui décide de partir plusieurs semaines dans un kibboutz en 2012, puis sa réécriture fictionnelle en Miriam Coretta Frisch ‒ « Coretta » en référence à la femme de Martin Luther King ‒, avant sa réfraction dans les propres questionnements de quatre comédiens français de même génération mais d’origines diverses : Calypso Baquey, William Edimo, Cyril Texier et Angélique Zaini.


En une heure vingt, nous sommes conviés à faire l’expérience sensible et pensive de ce que représente la vie dans un kibboutz [1] aujourd’hui, en regard de l’utopie socialiste des premiers kibboutz au début du 20e siècle, puis de la vague néolibérale des années 1990 et de leur relatif abandon. Il est vrai que certaines photographies projetées me feront penser moins à un kibboutz qu’à une maison de retraite ou à un club du troisième âge, sauf qu’ici les mémoires sur le point de s’éteindre sont marquées par les déchirures tacites de la survivance. Je repense ainsi à la photographie de la doyenne du kibboutz, dont il nous est dit qu’elle est tout le temps mélancolique ‒ sauf lorsqu’elle sourit. Et ce sourire mélancolique, ou cette mélancolie souriante, est la tonalité d’ensemble de ce spectacle délicat, pudique.
Pour aborder un tel sujet, Linda Blanchet ne réinstaure pas un rapport frontal entre scène et salle. Le sujet amène chez elle un changement d’esthétique scénique au profit d’une immersion et d’une participation du public. Les planches du théâtre semblent avoir été déclouées une à une par la scénographe Bénédicte Jolys pour fabriquer deux tables et des bancs où les spectateurs puissent se serrer. Scène et salle presque confondues, l’espace devient quadrilatère : deux côtés permettent de projeter photographies et vidéos ‒ témoignages par Skype de ce qui semble être la véritable Miriam, aperçus de la vie quotidienne du kibboutz (boîtes aux lettres, blanchisserie, réfectoire, habitants…) ou d’expériences inspirées de cette vie (un couple adepte de la permaculture), archive où la philosophe Hannah Arendt parle de la possibilité de sauvegarder la langue allemande après le nazisme… ; les deux côtés restant offrent des moments de choralité, de musique live, de récits… Les comédiens par ailleurs s’attablent avec nous ou montent sur la table, celle-ci redevenant alors un tréteau de théâtre.
La pièce documente, imagine et pense son sujet en nous faisant vivre un semblant d’expérience de celui-ci. Au tout début, les comédiens se lavent les mains à l’eau clair, reproduisant l’ablution rituelle d’avant repas (le « nétilat yadayim »), enflamment des allumettes pour les bougies disposées sur les tables, font passer une bouteille de vin et une bouteille d’eau dont on peut remplir son petit verre donné en entrant dans la salle… Au Théâtre du Soleil nous pouvons boire et manger, accueillis par l’équipe d’Ariane Mnouchkine, avant d’assister au spectacle ; à La Fonderie au Mans le moment de convivialité partagée avec François Tanguy et le théâtre du Radeau se passe souvent après ; ici, il a lieu pendant la représentation et fait partie intégrante de son expérience. Les habitants du kibboutz aperçus lors des projections s’invitent même à table : dans notre assiette on découvre leurs silhouettes découpées sur des photographies tirées à part et on est invité à les disposer entre les rainures de la table.

Linda Blanchet n’introduit du didactisme que par touches légères. Elle ne fait pas une apologie du kibboutz ni de la quête de cette jeune allemande. Son questionnement porte avant tout sur les limites réciproques de l’individualisme et du collectivisme ‒ tel ce corps de Calypso Baquey, Miriam fictionnelle, perdu au milieu de ce qui semble les boîtes aux lettres des habitants du kibboutz. Dit en termes théâtraux : tandis que les acteurs déploient une palette de jeu entre choralité et voix singulière nous éprouvons notre position de spectateur au sein d’un public. Est réalisée sur scène une recette apprise au kibboutz dont on peut manger une infime part. Plat trop consistant pour être ingurgité par soi seul, mais assez pour être partagé par une salle comble, fût-ce une bouchée, expérience simple d’un « partage du sensible » (Rancière). Sur un mode plus humoristique, sont organisés en sept minutes chrono deux débats où chacun est invité à trancher sur les bienfaits de la vie en communauté jusque dans ses conséquences les plus extrêmes.

Reste que la participation du public est globalement guidée par les acteurs. Ce sont eux qui lancent gestes ou questions, points de départ d’un enchaînement par mimétisme qui laisse peu de marge à un spectateur qui choisirait de ne rien faire, de se taire (sans que ce silence soit interprété comme une abstention) ou de prendre la parole. Pour mieux se voir ou se côtoyer, le public n’échange pas plus que dans une salle frontale plongée dans le noir.
La vie en kibboutz n’est abordée que par le filtre d’une génération qui a quelque chose à régler avec son passé européen. La séquence sur le couple qui vit en autarcie à deux pas de la bande de Gaza est la seule qui évoque le conflit israélo-palestinien, sur un mode manichéen : « que signifie une vie bonne (celle de ce couple écolo) dans une vie mauvaise (les agissements d’Israël dans la bande de Gaza non loin) ? ». Par cette tache aveugle et cette théâtralité modératrice ‒ qui oublie en passant la force critique que recèle toute utopie ‒, Linda Blanchet n’est pas sans aplanir ou évacuer trop rapidement les contradictions. Elle réintroduit du consensus là où il n’y en a pas. On espère que les prochains travaux de sa compagnie Hanna R ‒ ayant déjà traversé des œuvres de Martin Crimp, de Modiano, de Perec ‒ mettront davantage ces contradictions sur la table.


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Korsunovas, Tartiufas : XX-HEIL https://www.insense-scenes.net/article/korsunovas-tartiufas-xx-heil/ Wed, 18 Jul 2018 21:00:08 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1917
Yannick Butel – 18 juillet 2018

Par Yannick Butel. Tartufias de Molière,
mis en scène Oskaras Koršunovas,
Opéra Confluence, Avignon In 2018.


« L’hydre du côté droit du populisme élève sa tête dans toute l’Europe. Cette hydre n’a rien de commun avec la foi et les valeurs humaines mais elle maîtrise une rhétorique propagandiste qui est basée sur des valeurs inébranlables : Dieu, la famille, le foyer, la nation. C’est une sorte de Tartuffe » répond Oskaras Korsunovas à qui veut l’entendre. Il y a 20 ans, Korsunovas (metteur en scène lituanien, diplômé de l’académie du théâtre de l’université de Vilnius) débarquait en France pour la première fois. Son credo reposait sur une idée : « jouer des pièces classiques de manière contemporaine, en mettant en lumière ce qui est pertinent dans l’époque que nous vivons, parce que le théâtre contemporain doit refléter le présent et parfois être hors du temps, prédire le futur et agir comme un signal d’alarme » confiait-il à Aurélia Salinas dans un entretien. Le même déclarait ailleurs « Sérieusement, pour moi l’art n’a rien à voir avec les conventions. Je n’en ai rien à faire de respecter les conventions, les dogmes de l’esthétique… je ne crois pas que mon théâtre entre dans une catégorie… ». Depuis Hamlet qu’il a monté dont il répète La phrase en l’appliquant à l’Europe « « Quelque chose est pourri au royaume du Danemark » est plus que jamais actuelle », jusqu’à Tartiufas, dont il joue 4 actes dans une version abandonnée et censurée qui prive le spectateur d’un happy end pour le mettre à l’endroit de l’Histoire.


Tartuffe, le nom de quoi ?
Tartuffe ou l’hypocrite (Molière. Stop. 1664. Stop. Trois actes. Stop. Format comédie. Stop) ou aussi, version conseillée par Monsieur de Péréfixe L’Imposteurjouée en cinq actes (1667). Immédiatement interdite. Finalement, ce sera Tartuffe ou l’imposteur (Molière. Stop. 1669. Stop. Cinq actes. Stop. Format tragédie. Stop. Estampillé Comédie sur la couverture de l’édition originale). Pièces à emmerdes, pièces qui malmène l’Église catholique (encore, toujours, for ever) qui vient juste de signer La Paix clémentine (pas le fruit qui marque les mois de grossesse dans Grito Pelao, mais les accords de paix entre le Saint-Siège et les jansénistes, une petite bande de rigoureux, un poil fanatique quand ils causent dogme). Molière ou l’art de mettre de l’huile sur le feu, avec encore un chef d’œuvre polémique (ça durera cinq ans), politique, qu’affectionne Louis XIV au trône mal entouré qui aime se poiler et titiller les dévots, cagots et autres bigots du Saint-siège.
Et de lire le Tartuffe, alors, dans ses versions successives qui racontent l’histoire d’un animal à sang froid, reptilien, faux dévot, hypocrite, escroc (qui se laissait chasser piteusement dans la version initiale), genre méchant, et qui dans la version définitive se révèle un scélérat lequel devient Maître de la maison d’Orgon, après avoir « enfilé » toute la famille. D’une certaine manière, Tartuffeest à Molière, ce que Théorème est à Pasolini. Tartuffe est un baiseur ou disons qu’il profite des cons (dans tous les sens du terme) qui sont légions dans les maisons bourgeoises qui élèvent des ânes (Elmire, Damis, Valère, Mariane, Orgon). Personnage masqué, machiavel déguisé, malin en quelque sorte, Tartuffe-le-rusé ressemble ainsi au type qui joue double-jeu avec un environnement qui ne sait pas jouer et respecte les règles et la loi. Pour un peu, à lire Molière, on finirait par croire que Lyotard a été son contemporain lui qui préconisait que dans le jeu, ce qui est érotique et jouissif, c’est la tricherie, le mauvais coup, l’entorse à la règle… Alors, bien entendu, de Tartuffe, pléthore d’interprétations existent. Aporie reconduite donc. Mais, et s’il est permis de choisir parmi les propositions interprétatives, disons que le thème de l’aveuglement et de la manipulation sont difficilement déplaçables. À moins que, affinant ces entrées, Tartuffe nous permette de distinguer que ce monde, d’hier à aujourd’hui, a toujours nourri une bête immonde (in-monde) qui se présente parfois, comme disait Müller, sous la forme d’une comédie qui n’est jamais qu’une tragédie vue de dos.

Le Tartuffe des autres…
Du Tartuffe de Braunschweig qui installait le personnage éponyme dans une tragédie classique aussi noire qu’un tableau de Soulage, à celui de Lacascade qui l’utilisait dans une perspective purement actoriale entre chien et loup, voir le Tartufias de Korsunovas aura été l’expérience, d’abord, d’un affolement des couleurs. Vert clair, Vert intense et profond, rouge, noire, bleu, violet… Un panel rimbaldien qui, comme celui de l’auteur d’une Saison en enfer, aurait trop goûté au monde et saurait qu’il faut s’en méfier, s’en écarter, s’y soustraire.
Regarder ce Tartufias aura été l’expérience des dérèglements chromatiques qui vous tordent l’œil à coups d’effets stroboscopiques qui hachent le mouvement et mettent en avant le geste cassé et décomposé d’acteurs ou de marionnettes désarticulées. Là, où la marionnette révèle quelque chose de notre humain toujours agi, plus qu’il n’est agissant.
Regarder et écouter ce Tartufias, planté dans un jardin à la française qui couvre tout le plateau, illuminé d’un écran géant encadré d’un rideau théâtral à la française. Regarder le jardin incliné permettant de mettre en perspective les différents espaces d’un appartement fondu dans le buis (coin WC, coin Frigo, coin bureau/jeu vidéo, coin salon… meublé de chaises, de tables, de bancs plexi parce que dedans c’est dehors). Regarder ce jardin taillé dessinant un labyrinthe où, par nature donc, on se perd, on s’immobilise, on s’effraie. Regarder l’écran vidéo qui vous trimbale à l’extérieur de l’Opéra Confluence parce que le théâtre est au monde, dans le monde, joue le monde sans limite. Regarder l’écran vidéo où les acteurs sont en stocks avant qu’ils ne viennent dans la végétation végéter, endosser leurs personnages. Prendre le temps de regarder les images d’archive des rues d’Avignon saisies in situ, in tempo : ces affiches du Off où les visages en demi-pieds qui appellent au spectacle rappellent finalement les panneaux électoraux des candidats au pouvoir (pouvoir de l’image/image du pouvoir) ; ces foules déchaînées parce que la France est championne du monde…etc. Et voir l’acteur se mêler à la foule, devenir l’UN de la foule qui, parce qu’il est filmé, attire les clients « populaire », virtuellement toujours populistes, vers le petit écran comme les phares la nuit attire ces papillons que l’on appelle fantôme. Le voir revenir en salle, avec la certitude que ce qui a marché dehors, lui permet de faire marcher la salle qui, c’était prévisible, l’acclame, l’applaudit, parce que c’est drôle alors…
Oui, ça aura été drôle pendant 1H40. Je vous ai entendu rire. 1H40 sur 1H50. Et si le premier volet d’1H40 s’inscrit dans le gag, dans la comédie de boulevard, dans le sur-jeu du comique de vaudeville, avec son lot de surprises, de grimaces, de gestuels qui engendrent le grotesque et les rires de la salle… Oui, si pendant 1H40, tout le monde a pu s’amuser vulgairement parce que les situations de cul parodiées, les séquences salaces appuyées, sans oublier la nudité balourde et empêchée, les chansonnettes du top 50 balancées, les apartés avec le public, etc… (tout ce qui me rend étranger à la communion de la salle. Molière m’aurait épinglé et fait jouer un pisse-froid de La critique de l’école des femmes. Mais j’emmerde Molière, ce valet du « monarc ». Je préfère Alceste et sa solitude à jamais protectrice de tous les consensus). Ça aura été drôle alors ce travail caricatural. C’est-à-dire entretenant l’outrance, la déformation (images de morphing qui soutiennent les dialogues et les enrichissent d’une emphase visuelle quand celle rhétorique ne suffit pas) et je me suis ennuyé. MAIS, il me manquait les 10 dernières minutes. Juste ça pour tout à coup écouter, vraiment écouter et regarder…

Les dix dernières minutes… le coup de théâtre
Qui dérèglent tout. Comprenons par-là, la petite mécanique de la comédie actualisée où Orgon fréquente les réseaux sociaux et l’internet, où Valère, ce crétin de Valère est hypnotisé par les jeux vidéos, où Elmire au décoletté plongeant à la fâcheuse tendance à siroter les fonds de bouteilles du frigo, etc.
Les dix dernières minutes qui s’annonçaient déjà, quand l’écran vidéo relayait des acteurs en train de parler et de commenter la société du spectacle (in the texte, parce que Korsunovas ne s’embarrasse pas du texte de MO), vaguement ressemblant avec le Roman de Molière de Castorf…
Alors soudain, au moment où Tartuffe se révèle, parce qu’il n’y aura pas de happy end et que la famille qu’il a cancérisé va prendre la porte, alors à ce moment-là quelque chose arrive après que, brièvement on aura vu l’image du Poutine de la place rouge et l’autre fou de Trump, son jumeau, de la maison blanche se rouler une pelle ; alors à partir de là, quelque chose se met en place qui tourne à la messe noire. Ciao le numéro de guignols.
Tartuffe devient Méphisto. C’est un coup de théâtre, le moment d’un renversement où l’on saisit que ces dix minutes-là avaient besoin de la comédie grotesque de l’avant, pour mettre en évidence que le monde des divertissements, des futilités, ce monde où notre réel est devenu virtuel, volontairement construit sur l’artificiel, nous conduit aux dernières minutes du monde. Tartiufas c’est alors le corridor qui mène à la mort.
Et de l’entendre dire distinctement, « Vous n’avez pas peur de la guerre ? »
Et voir Méphisto orchestrer le ballet des pantins que sont tous les Orgons de la planète. Le voir organiser un vote qui en fait l’élu, quand les documents de donation se transforment en bulletin électoral glissé entre le buis et le banc de plexi qui est désormais une urne inutile. Voir tous les Orgons s’accumuler, s’empiler, butter contre une haie-mur du labyrinthe. Pantins devenus robots sans vitalité devant Méphisto le politique.
Alors, sur la scène dominée par Méphisto, au rythme d’une percussion infernale qui mêle le son d’un clavecin et une détonation répétitive techno, la couleur disparaît. Le jardin dans le noir, qui entoure Tartuffe/Méphisto éclairé en rouge sous un lustre qui perle des braises, n’est plus qu’un monde de cendre. Et brutalement, dans ce monde qui se révèle et se métamorphose parce qu’il abritait génétiquement l’ultime image, Tartuffe/Méphisto, bras droit tendu, main droite saluant la salle, rappelle ce qui nous guette… ce qu’il y avait à voir… Un spectre noir hante l’Europe et Korsunovas le fait apparaître sous la braise. On vous le rappelle, déjà Martin Wuttke dans le Arturo ui de Muller vous le disait, l’avait annoncé… c’était il y a moins de 20 ans… Et ça se rapproche la mort, car toujours les tartuffes vont au charbon pour enflammer cette matière hautement inflammable qu’est le monde. Oui, ça semble en route et ça sent le sapin, ça se rapproche… Oui, c’est proche ; c’est en marche la mort noire.
]]> D’un fantôme l’autre : La Reprise de Milo Rau https://www.insense-scenes.net/article/dun-fantome-lautre-la-reprise-de-milo-rau/ Wed, 18 Jul 2018 20:58:55 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1914


La Reprise. Histoire(s) du théâtre (I) de Milo Rau se présente comme une étude scénique qui rejoue le meurtre homophobe d’un jeune homme dans la ville de Liège. Plus qu’une simple reconstitution venant satisfaire les pulsions voyeuristes des spectateurs, la création du metteur en scène suisse interroge la puissance politique et affective des images théâtrales et de leur construction.


Un souffle, pour commencer. Celui de Johan Leysen que capte son micro avant qu’il ne prononce ses premiers mots. Se tenant face au public, il énonce les quelques questions métathéâtrales qui ouvrent l’Histoire(s) du théâtre (I) de Milo Rau : « Comment faire son entrée en scène ? À quel moment devient-on le personnage ? Etc. » Le public, déjà, rit d’une complicité aussi aisément construite. Comme s’il suffisait de désigner la représentation pour qu’elle existe.
Un souffle volé, pour finir. Celui de Tom Adjibi que couvre la voix d’un enregistrement de Cold song de Purcell. Autour de lui, celui qui quelques minutes plus tôt était son meurtrier fait danser son lève-charge de cariste tandis que les lèvres du jeune acteur formulent silencieusement « let me freeze to death ». Fin d’une représentation placée sous le signe de la reprise, une fin qui sera doublée, voire triplée par une pendaison interrompue et un salut annoncé comme sixième acte de la tragédie, selon les mots de la poète Wislawa Szymborska.
Deux hommes, deux fantômes. Le premier a 67 ans, les cheveux blancs et est acteur professionnel avec une longue carrière derrière lui. Le second a la vingtaine, les cheveux noirs crépus et a interprété un docteur dans un film des frères Dardenne. L’un s’amuse au début du spectacle à rejouer pour le public une apparition du spectre d’Hamlet sur un plateau empli à sa demande d’une fumée épaisse que creuse une lumière latérale. Spectre de l’histoire théâtrale que d’aucuns peut reconvoquer à loisir pour savourer les sonorités shakespeariennes. L’autre vient d’être battu à mort par trois hommes d’une banalité monstrueuse et laissé nu au bord de la route, sous une pluie glacée – mort de froid, comme le suppliait le chanteur de Purcell. Spectre d’un fait divers réel que ses proches ne parviennent pas à faire réapparaître tant la mort de ce jeune homme de Liège semble absurde et irréelle. D’un fantôme à l’autre, c’est l’histoire du théâtre que joue (et l’on se privera, ici, des jeux de mots que le spectacle appelle pourtant de re-présentation/re-prise/re-jouer) le metteur en scène belge que la critique encense, à raison sans doute. Sa dernière création, La Reprise, est une histoire du théâtre en six chapitres qui s’appue sur « quelque chose d’objectif » : le meurtre d’Ihsane Jarfi à Liège en 2012. On pourrait inverser la formule : une histoire de la réalité qui s’appuie sur « quelque chose d’objectif », la mécanique théâtrale ou la construction de l’illusion.
Sur la structure et le déroulement de La Reprise. Histoire(s) du théâtre (I), d’autres insensés ont déjà écrit avec soin et justesse, tout comme sur les préceptes du théâtre de Milo Rau, metteur en scène suisse qui prend la direction du Théâtre de Gand en Belgique pour la saison 2018-2019. Les quelques lignes qui suivent ne répèteront pas ces mots qui se suffisent à eux seuls et s’attacheront plutôt à dérouler un détail, un motif : celui du spectre, visible et/ou invisible. D’un fantôme l’autre, donc, ou d’une hantise du visuel.

Danser avec les fantômes
Pour qui va régulièrement au théâtre, l’invasion des écrans sur la scène est une réalité qui ne surprend plus. L’enjeu n’est plus de savoir si la vidéo sera ou non présente mais si oui ou non son usage sera justifié ; voire intéressant. Des performances filmiques de Cyril Teste aux tournages en direct de Katie Mitchell, le regard du spectateur est désormais habitué à passer d’un médium à l’autre, quitte à se retrouver parfois avec des douleurs sévères dans la nuque à force de rester les yeux braqués sur l’écran central. Pas de risque d’une telle souffrance avec Milo Rau : l’écran est tout aussi central mais son usage participe à la construction d’une dramaturgie spectrale qui prend soin de toujours interroger ce regard posé sur sa surface, qu’il s’agisse de celui du spectateur ou de l’acteur. Ainsi du casting qui sert de prélude à la reconstitution en cinq actes ou chapitres du meurtre d’Ishane Jarfi : les trois acteurs amateurs, Suzy Cocco, Tom Adjibi et Sébastien Foucault prennent place à tour de rôle sur une chaise placée exactement sous l’écran, face à une caméra posée sur pieds. A cour, assis derrière une table recouverte de feuilles blanches, les trois acteurs professionnels leur demande de parler de leur parcours théâtral et de l’endroit jusqu’où ils seraient prêts à aller sur un plateau : donner un coup, embrasser, pleurer, se mettre nu(e). Au-delà de la dimension métathéâtrale de cette première séquence, le jeu de regard qu’elle met en place englobe le spectateur et le positionne à un endroit singulier. Le gros plan sur les visages des acteurs auditionnés permet de saisir dans les yeux qu’ils dirigent vers nous le moindre tressaillement, le plus infime changement d’expression, de scruter dans les traits du visages et dans ses déformations la possibilité d’une présence sur le plateau pour le jeu théâtral à venir. Alors que ces auditionnés se soumettent au regard des examinateurs qui leur posent des questions, la présence de la caméra face à eux et dans l’axe du public fait que ce sont finalement les yeux des spectateurs qui les observent le plus attentivement. Façon pour le metteur en scène de dédoubler ce premier regard scrutateur, ce choix premier des éléments susceptibles de construire au mieux la fiction à venir. C’est donc sous ce double regard, de côté et de face, que les trois amateurs font la démonstration de leurs talents et faiblesses. L’une n’arrive pas à pleurer, l’autre joue toujours des méchants et le dernier est polyglotte, ou du moins en donne-t-il l’illusion en imitant les sonorités que notre imaginaire d’occidental attache au danois par exemple. Par ce casting déjà, Milo Rau détourne l’usage de la vidéo et fait de cet écran le lieu où se croisent les regards, fictionnels et réels, fantasmés et fabriqués.

Ce que ce prélude casté laisse aussi entrevoir, c’est le léger décalage entre les mouvements filmés et ceux réalisés sur le plateau. Deux temporalités : celle de l’écran, spectrale, que l’on pourrait répéter à l’envie puisqu’elle est enregistrée et celle des corps en chair et en os, qui reproduisent les gestes filmés sans parvenir à en être la copie parfaite. Ainsi de la scène d’une scène entre les deux jeunes amoureux au milieu de la boîte de nuit. Sur le plateau, ils sont isolés à jardin, accoudés à un piano. Leurs visages sont près l’un de l’autre, ils se murmurent des choses à l’oreille, le sourire aux lèvres. Scène d’une intimité surprise dont les spectateurs n’entendent pas les secrets. Sur l’écran, la scène est toute autre : l’intimité amoureuse est toujours là, mais elle se déroule au milieu d’une boîte de nuit qu’emplissent des corps qui dansent. Spectacle étrange de voir les acteurs sur le plateau s’entrechoquer avec ces fantômes dansants qui n’apparaissent qu’à l’écran mais qui font quand même dévier leur pas et leurs regards. Milo Rau multiplie les scènes de ce type et l’écart qu’il rend visible entre les images vidéo et les corps sur la scène désigne la mécanique d’une construction de l’illusion. Mais au-delà de ce seul geste de monstration, le décalage entre ces deux régimes d’image déconstruit la logique même de la reprise et révèle, dans l’écart de ces deux scènes, celle qui nous reste invisible : la réalité.

L’empathie de la terreur
Une telle dramaturgie du visuel et de la fabrique de l’image théâtrale (à comprendre non comme la composition de tableaux mais comme celle de corps en jeu) souligne ainsi l’écart irréductible entre la réalité et sa reprise. Et toute la représentation s’efforcera, précisément, de réduire cet écart en allant jusqu’à reconstituer dans les moindres détails la scène du meurtre (chapitre 4, anatomie du crime). Reste qu’en offrant au spectateur la possibilité de saisir le moindre détail, en satisfaisant son désir de tout voir et de tout savoir, Milo Rau rappelle que la réalité se situe ailleurs et échappe toujours à la reprise. Lorsque la Polo grise entre sur le plateau, poussée par les acteurs qui se mettent à rejouer le meurtre, la vidéo s’interrompt. La mise à distance n’a plus besoin de l’écran, ou plutôt elle n’est plus facilitée par l’écran : c’est désormais au spectateur de l’effectuer. Confronté à la violence de la scène qui se déroule, imperturbablement, devant lui, il est susceptible d’être choqué par une telle attention au détail dans la reproduction des gestes meurtriers : les coups s’enchaînent, le temps est long. C’est qu’il faut d’abord s’éloigner de la ville et rouler avec ce corps meurtri qui murmure des prières en arabe dans le coffre. Et puis sortir ce corps, lui accorder une dernière salve de coups, le déshabiller, lui pisser dessus. Un des meurtriers attend dans la voiture. Une fois le corps nu placé dans la position décrite par les rapports de police, il sort et vomit. La scène est au plus près d’une reconstitution fidèle, insupportable. Et pourtant, le spectateur n’oublie jamais qu’il fait face à une scène théâtrale : le geste d’écartement qu’opérait la vidéo peut être effectué par son seul regard de spectateur. De fait, si la violence devient pour certains insupportable, il suffit de se cacher les yeux. Se priver d’image serait donc aussi simple que cela.
Mais d’autres images sont plus difficiles à effacer, ce sont celles, précisément, que l’on ne peut montrer. Les images qui naissent dans l’esprit de la mère d’Ishane lorsque son fils ne répond pas au téléphone et qu’elle s’inquiète qu’il ne soit pas venu lui souhaiter son anniversaire ou celle d’un torse écrasé qui hante l’amant d’Ishane et dont il n’arrive pas à se débarrasser. Ces images d’horreur, le spectateur ne peut que les deviner et c’est à cet endroit que se situe l’insupportabilité de la violence, dans ce que l’on ne peut partager. L’amant d’Ishane parle d’une empathie de la terreur. Peut-être que c’est cela que désignent les mécaniques de reprise du spectacle de Milo Rau : frôler la douleur de l’autre sans jamais pouvoir la partager, sauf comme un ressouvenir. Dans La Reprise, Kierkegaard estime que « le ressouvenir a ce grand avantage de commencer par la perte ; c’est pourquoi il est sûr, n’ayant rien à perdre. »
Le spectateur de La Reprise. Histoire(s) du théâtre (I) de Milo Rau fait l’expérience de cette perte première, celle de spectres qui refusent de revenir le hanter. Reste alors le théâtre, pour convoquer d’autres fantômes plus dociles.
]]> Nique sa mère : Critique impossible https://www.insense-scenes.net/article/nique-sa-mere-critique-impossible/ Wed, 18 Jul 2018 20:57:48 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1910

Malte Schwind – 18 juillet 2018

Nique sa mère la réinsertion, cie Rascar Capac,
mis en scène par Elie Salleron, avec Guillaume Dubois, Lucas Hénaff, Elie Salleron, Lisa Spurio
Théâtre du Train Bleu, Avignon Off 2018


Nique sa mère la réinsertion se joue au Théâtre du Train Bleu à 22h30 et se veut « le spectacle qui casse tout : la société marchande, la corruption, le patriarcat, la gauche moralisatrice, les bobos, les patrons, le système et l’antisystème. De la dynamite lancée au visage de la société contemporaine, par un succession de sketchs et de morceaux de rap ravageurs. » Il n’en est rien. Critique impossible. NTM. En attendant, ils font le « buzz ».

En faisant une surenchère de politiquement incorrecte, la Compagnie Rascar Capac fait du racisme, du sexisme, de l’homophobie, de la xénophobie, de l’antisémitisme, du cynisme ambiant, etc. etc. leur fond de commerce. C’est sale. Parodiant tout, ils ne cassent rien, mais ne font que creuser le désarroi. Pensant qu’ils lancent de la dynamite au visage de la société contemporaine, ils sous-entendent implicitement que les gens dans la salle sont racistes, homophobes, antisémites, à part qu’ils se disent être d’un autre entre-soi où l’on peut rire de ce que la société ne voudrait pas s’avouer, mais dont cet entre-soi est au final bien loin de s’en soucier. L’un est révoltant, l’autre est dégoûtant. Lâchement ils ne tiennent aucune position et toute critique devient impossible, puisqu’elle peut être absorbée par leur parodie, un nihilisme stérile.
Peut-être un seul moment pouvait nous faire voir une position. C’était un morceau de rap. Un des trois ou quatre (publicité mensongère, ce qui est un pléonasme. Mais publicité donc.) où une colère s’attaque à la mondanité culturelle parisienne. Mais même là, la provocation les amène à tout mélanger. Esthétisme, subventions… ce qui fait en sorte que la Compagnie Rascar Capacdevient un défenseur indirect d’une politique libérale. Macron et Le Pen ne peuvent avoir de meilleurs potes. Détournement de fonds, élite d’une petite classe… ce serait cela, le service public de la culture. Donc, théâtre privé. De toute façon, le CGTiste bat sa femme. Merci.

Se dessine une jeunesse qui se soucie plus de leurs MacBooks que de ne serait-ce que rapper la révolte. « Rien à foutre » de 68. Produisant une forme esthétique qui reproduit à l’identique ce qu’ils prétendent « casser ». C’est amèrement bête. Et c’est simplement paresseux en le justifiant ainsi :

« Nous espérons aussi nous soulager un peu de nos contradictions. Entre le désir d’enfreindre les codes de la société marchande et la lâcheté de ne pas vraiment la combattre, entre l’aspiration à sortir du système et celle d’y rentrer par tous les moyens, c’est toute l’ambiguïté de notre jeunesse, transgressive mais soumise, que nous souhaitons manifester. »

Et dire qu’il y a 20 ans, NTM construisait des morceaux esthétiquement nouveaux et politiquement exigeants pour s’opposer à une domination de l’État et ses appareils. Cela n’a évidemment rien à voir. Il n’en reste chez Nique sa mère… qu’une pseudo-idée mal comprise. Chanter « Nique le CSA » et raconter des blagues pourries sur des noirs, des arabes, des homos, des musulmans, des juifs (et ne venez pas vous excuser en disant qu’on se moque également des chrétiens) sur une scène, un gouffre sépare les deux évidemment. Ici on construit une forme qui reproduit toutes les formes dominantes du divertissement. C’est comme si de la provocation de NTM n’aura été gardé que sa forme, sans contenu politique, ni exigence esthétique. Un vide. Bête. Réac. C’est-à-dire au service de tout ce qui est le plus exécrable dans ce monde.
]]> Claire Tabouret, théâtres en regard https://www.insense-scenes.net/article/claire-tabouret-theatres-en-regard/ Tue, 17 Jul 2018 20:56:14 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1907

Arnaud Maïsetti – 17 juillet 2018

Peintures de Claire Tabouret,
exposition L’Errante (Église des Célestins) & Les Veilleurs (Collection Lambert)


Partout sur les murs d’Avignon, des visages nous dévisagent, fouillent en nous une question comme un secret : les visages de Claire Tabouret sont l’étendard du festival cette année, son affiche. En guise de tête d’affiche pourtant, le contraire d’une illustration, et même : une provocation. Des dizaines de têtes toutes semblables, toutes différentes. C’est le premier mystère. À première vue, des enfants sages. Oui, mais regardez davantage : la sagesse des enfants se muent lentement en regard obsédant, têtu, fiché en nous, inlassable dans leur répétition, dans leur lenteur. C’est le second mystère : la douceur intraitable jusqu’à la cruauté. Une leçon de théâtre ? Une manière de lever tout un théâtre en tous cas. Visages qui viennent dévisager en retour les théâtres qu’on voit ? S’attarder lentement devant ces visages – dans l’église en ruines des Célestins, et sur les murs proprets de la Collection Lambert – c’est marcher face à une question incessamment posée qu’on portera comme un mystère.


Visages qui dévisagent : regards perdus jusqu’à nous qui sommes peut-être de la perte le point aveugle, et de l’aveuglement le point de vue. Visages de Claire Tabouret : ceux qu’elle peint depuis près de quinze ans pour se chercher, et se cherchant, s’inventant, relançant la perte, l’énigme. Et dans l’accumulation des visages, toute une scène. Est-ce que ce n’est pas là le travail du théâtre ? Non tant rendre visible, mais lever aussi ce qui demeure invisible, par exemple ce fait : avec nos yeux, nous pouvons tout voir, sauf nos propres yeux.
La radicalité folle de ces peintures tient aussi à leur simplicité de façade : regards qui sont l’objet des tableaux, et leur sujet, mais aussi leur processus par quoi on est face à eux, un objet, un sujet. On regarde ce qui nous regarde. Qui le premier cède ? Personne : c’est le nœud, le drame. On cherche dans les regards ce qu’on regarde. C’est la douleur aussi.

L’Errante, Église des Célestins
Il faut parler du lieu d’abord, qui est sublime jusqu’à la suffocation. On rentre dans une église en désordre, et c’est déjà toute une allégorie. On ne sait pas où on est, face à ces pierres : transept, nef, chœur, tout est au sol dans la poussière. Il est midi. Le soleil frappe partout à la fois. Le silence est aussi profond que les tombes sous nos pieds. Il n’y a personne : personne ne sait qu’ici se joue le plus beau théâtre du festival d’Avignon. Il n’y a qu’à regarder les pierres : elles jouent à la perfection le rôle que l’Histoire leur demande, jusqu’à la désobéissance. La fable est devant nous comme une bête crevée, le ventre ouvert. On marche ici en faisant de tels rêves : que faire d’autres ? Il y a dans ce qui reste de la nef les images de vidéos qui documentent en direct le festival : elles sont déjà périmées. On préfèrent rêver aux animaux morts et aux pierres effondrées, aux architectures jadis levés dans la certitude qu’elles dépasseront l’éternité et qui gisent entre nous : devenir du passé. À la fin, c’est la jungle qui gagnera, et la poussière.
Soudain, aux lointains, le cadre perdu d’un tableau. Est-ce qu’on ose s’approcher ? On ose.





Isabelle Eberhard est née suisse en 1877, fille adultérine d’une mère issue de la noblesse russe et allemande : elle mourra ensevelie par un torrent furieux sous la terre algérienne qu’elle aimait tant, dans la ville basse d’Aïn Sera qu’elle avait rejoint la veille, et sera enterrée dans le cimetière musulman Sidi Boudjemaâ. Elle avait 27 ans, évidemment. Convertie à l’Islam, vêtue d’habits d’hommes pour explorer les terres et combattre – et écrire –, sa vie est une traversée des identités et des ailleurs. « Elle était ce qui m’attire le plus au monde : une réfractaire. Trouver quelqu’un qui est vraiment soi, qui est hors de tout préjugé, de toute inféodation, de tout cliché et qui passe à travers la vie, aussi libérée de tout que l’oiseau dans l’espace, quel régal ! » – écrira d’elle le Général Lyautey, qui s’y connaissait quand il s’agissait d’abattre les oiseaux en vol.
Pour dresser son portrait, les toiles ne suffisent pas : il faut pour cela le rêve mêlé dans la terre rouge de l’église des Célestins, et la chaleur de midi, les reflets noirs et roux des pierres dévorées par la lèpre, et le hasard, les perspectives. La toile ne vient que recueillir les formes prises par la vie d’Isabelle Eberhard : elles sont nombreuses et terribles, contradictoires, effacées. On pourrait ne rien connaître d’Eberhard : on ne la reconnaîtra pas, d’ailleurs ; on ne la verra jamais qu’en nous. Elle est une force, une obsession, pas une image dont il faudrait exécuter le portrait.
Elle est une hypothèse, une surface de projection : silhouette recouverte de latex sur paysage en décomposition, visage masqué de cuir comme pour un rituel inconnu, sadique et amoureux, ou voilé sous un masque à gaz dans un monde d’après la catastrophe : les portraits de l’errante errent à la surface de ces murs comme nous errons de l’un à l’autre, et en nous.




Si la vie est parfois une œuvre, l’œuvre traverse la vie pour la déchirer et lui donner forme : informe, peut-être, inenvisageable. On ne verra jamais le visage d’Isabelle : seulement sur lui ce qui fait écran (le monde, la lumière, le masque), et qui sert à la protéger de la catastrophe – de là, qui la rend visible.
Images fétichistes dans des décors aberrants : l’errante est saisie dans des tableaux minuscules, à peine distincts parfois, écrasés par le rapport d’échelle avec l’église – et c’est toujours tant pis pour l’église, et jamais tant pis pour les portraits. On est lentement chacun de ces visages comme si on regardait un portrait de nos mondes intérieurs.
Parfois, des plantes grimpantes rappellent la vanité : Le Douanier Rousseau rencontre Sade, et Hiroshima. À la fin, c’est la jungle qui gagne, oui : et la poussière. Eberhard engloutie sous le glissement de terrain de la terre qu’elle aimait tant est toute entière nous : et les peintures qui lèvent sa présence réelle dessinent son portrait passé et le nôtre à venir ; celui de l’époque qui s’effondre sous nos yeux, lentement, immobilement, comme les pierres de l’église en ruines : ruines où nous allons, qui nous habitent, que nous fabriquons patiemment. Ruines entre lesquelles nous sommes vivants de ce côté de la mort, de ce côté du visage.





Les Veilleurs, Collection Lambert

À l’entêtante figure unique d’Isabelle Eberhard succèdent les visages considérablement nombreux de jeunes enfants anonymes : et l’entêtement demeure. Aux tailles minuscules des portrait de l’Errante suivent les dimensions démesurées des foules des Veilleurs. D’immenses groupes se dressent devant nous avec leur puissance et leur fragilité, leur mystère.
Mystère de leur posture : pyramides ou carnavals, photos de classe – structure de coercition, d’enfermement. Sur deux d’entre eux, on ne le perçoit pas d’abord, mais on s’y attarde pourtant, c’est plus terrible encore : les enfants sont tous ceints de camisoles. C’est l’un de ses portraits d’ailleurs, Camisoles, qui dresse l’affiche du festival. Est-ce que les festivaliers s’en aperçoivent ? Ils évoluent sous le regard de jeunes enfants qu’on enferme et nous regardent évoluer devant eux. Qui est le plus fou ? Le regard des enfants enfermés, sages dans leur folie, fous de rage pourtant, nous accompagne. Qui les regarde encore parmi les festivaliers ? Et de quelle puissance terrible cela témoigne face à ceux qui s’espèrent libres d’aller au spectacle, sans voir qui les observent, dans leur folie ?
Ce n’est pas ce qui est le plus terrible et qui nous attache à eux : non. Le plus sidérant – au sens propre – est le regard qu’ils plongent en nous. Peindre un regard, c’est déjà un miracle. Un regard est impossible, il dépend de la vie qui l’entoure et qu’il lance : n’importe qui a vu le regard ouvert d’un mort sait cela, que la mort est dans le regard, son absence. Peindre un regard tient justement à la grâce de loger dans la mort quelque chose qui est l’envers de la peinture : la vie. Et peindre cent regards ? Semblables et différents pourtant. Comme sont semblables et différents ces visages : c’est le visage de la peintre qui se peint ici, et tâche de se dire, de se fouiller. Sauvagement.

« Dessinez sans intention particulière, griffonnez machinalement, il apparaît presque toujours sur le papier des visages. Menant une excessive vie faciale, on est aussi dans une perpétuelle fièvre du visage. Dès que je prends un crayon, un pinceau, il m´en vient sur le papier, les uns après les autres, dix, quinze, vingt. Et sauvages la plupart. Est-ce moi tous ces visages ? Sont-ce d´autres ? De quels fonds venus ? » 


Henri Michaux , Passages

Sauvages, oui. Et insidieusement vengeurs. On songe aux portraits de classe de Rimbaud, celui où il fait irrémédiablement la gueule. Faire la gueule est une condition préalable pour faire la révolution, surtout quand la révolution passe par se foutre des verrues sur le visage, trouver une langue et changer la vie (c’est même chose).


Regards d’enfants : de bêtes aussi, de bêtes douces qu’on mène à l’abattoir, et qui refusent. On est plein de délires devant des portraits d’enfants têtus.

Des animaux hébergés dans le Nocturama, il me reste sinon en mémoire les yeux étonnamment grands de certians, et leur regard fixe et pénétrant, propre aussi à ces peintres et philosophes qui tentent par la pure vision et la pure pensée de percer l’obscurité qui nous entoure
WG. Sebald, Austerlitz

Face à ces tableaux vengeurs (mais de quels crimes ?), des bustes en céramiques sont posés. Et les jeux de regard se redoublent. Les toiles regardent les bustes qui les regardent : et nous au milieu, regardons moins les œuvres que ces regards qui se croisent à l’exact endroit où nous sommes.

Solitudes mystiques : champs de force de contradiction entre le mysticisme d’un élan vers l’autre, et la solitude de la retraite.
Puis, on regarde encore. On éprouve ce sentiment comme devant les photographies anciennes d’enfants, qu’on sait que ces visages sont morts vieillards. On est devant des spectres, oui, comme on lève les yeux au ciel pour recevoir la lumière d’étoiles sans doute mortes depuis des milliers d’années-lumière. Spectres : lumière spectrale du temps et des souvenirs, des émotions perdues, des corps engloutis qui insistent pourtant, continuent de regarder, d’ouvrir les yeux sur ce qui s’efface [1].
Tout un en regard des choses posées face à nous qui soulignent un retrait de l’évidence, un secret – mais qui ne s’abîme pas non plus dans l’indifférence. C’est ce jeu, effrayant et forcené, de la considération et de la sidération qui est toute une leçon, une expérience aussi bien esthétique que politique. Oui, théâtre des regards posés sur nous : théâtres qui cependant écartent tout autant le jugement que la défaite, anti-regards des statues antiques sans yeux, des sarcophage aux regards vides : mais regards emplis d’une plénitude qui ne s’épuise dans rien.
Reste à se tenir devant eux. Dans Avignon, ces visages cernent tant qu’on pourrait finir par les oublier. C’est une illusion : eux ne nous oublient pas.
Parce qu’il est difficile de demeurer face à ces regards sans éprouver le vertige et la terreur, la panique, le désir de s’armer de ce regard, de leur dérober leur secret, on marche dans Avignon hanté par ces regards et ce secret. Celui qui porte en lui l’attitude politique de nos jours : l’entêtement.

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Les sons du packaging https://www.insense-scenes.net/article/les-sons-du-packaging/ Tue, 17 Jul 2018 20:53:39 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1904
Chloé Larmet – 17 juillet 2018

Créée avec la dernière promotion de l’Ecole régionale d’acteurs de Cannes-Marseilles et présentée au Gymnase du Lycée Saint Joseph, la pièce de Gurshad Shaheman s’annonce comme un « oratorio théâtral » performatif où paroles d’exilés, de jeunes comédiens et composition électro-acoustique se mêlent. Si le cadre minimaliste de Il pourra toujours dire que c’était pour l’amour du prophète préserve les élèves d’une exhibition trop ostentatoire et fait entendre les témoignages de personnes LGBT forcés de fuir la violence de leurs pays, la sensibilité de l’expérience reste trop en surface.

Un an plus tôt, dans le même lieu, quasiment à la même place, avec une température avoisinant les mêmes sommets, une situation quasi semblable : un metteur en scène empli de bonnes intentions, des jeunes élèves d’une école de théâtre, un spectacle. Qu’il soit dit d’emblée que là où l’an passé, l’emmerdement l’avait emporté, cette fois-ci les sentiments au sortir de la salle furent plus partagés. L’approche de la trentaine, sans doute. Des sentiments partagés entre deux critiques possibles, l’une s’attaque à l’emballage, l’autre rend justice à ces paroles d’exilés et à ces corps de jeunes acteurs, emplis d’une maladresse parfois mais dont la présence ne laisse aucun doute sur l’engagement et la bienveillance de Gurshad Shaheman, sorti lui aussi de cette même Ecole régionale d’acteurs de Cannes-Marseille.

CRITIQUE N°1 : L’ART DU PACKAGING

Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète de Gurshad Shaheman s’inscrit parfaitement dans la programmation du Festival In. Tout y est : un metteur en scène issu de la diversité (selon l’expression consacrée), de jeunes acteurs sortis de l’ERAC, quatre exilés LGBT ayant fui la répression de leur pays pour vivre libres et, parfois, amoureux. Difficile de s’opposer à une telle affiche qui colle si bien au thème phare de cette 70ème édition du festival : le genre. Puisque pour certains le théâtre se doit d’être une fête, il fallait bien lui trouver un thème. Paillettes et perruques étant déjà pris cette année, c’est le genre qui est l’heureux élu. Genre qui, plus qu’un thème, est une question se devant d’être analysée, critiquée, débattue, sous peine d’être une simple opération de com’. Mais l’analyse, la critique, le débat sont rarement les bienvenus dans une fête digne de ce nom. Passons.
La critique n°1 porte moins sur la représentation théâtrale de Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète que sur la façon dont elle est vendue aux spectateurs. Pour commencer, avec un plaisir certain, décortiquer l’entretien proposé dans la bible du spectacle où l’opération com’ est exécutée à merveille au travers d’un discours formaté et offrant au spectateur et au critique des éléments de langage tout prêts.
Décortiquons.
D’abord, l’entretien débute par un rappel du parcours individuel de l’artiste : une trilogie Touch me /Taste me/Trade me, trois spectacles, trois textes autobiographiques rassemblés dans le récent Pourama Pourama, dont l’écriture est souvent percutante et drôle et l’engagement entier. Immédiatement, Gurshad Shaheman nomme son appartenance : c’est la performance The Artist is present de Marina Abramović qui définit pour le jeune metteur en scène de façon inédite la qualité de la présence et la nature de la relation avec les spectateurs, une relation reposant sur un sens singulier : le toucher. Du 14 mars au 31 mai 2010, l’artiste serbe pionnière de l’art corporel passe 700 heures assises sur une chaise dans une salle du Museum of Modern Art, à New York. Face à elle, les spectateurs défilent et s’asseyent pendant quelques minutes ou plus s’ils le souhaitent. Beaucoup pleurent, saisis par la force de cette présence qui s’impose par son immobilité et son endurance. Rester là. Faire face. Opposer à la violence possible de l’autre la tendresse d’un corps qui ne se défend pas mais qui tient bon, en dépit dépit de tout. Dans ses actions des années 1970, elle prend des psychotropes, repousse les limites de son corps qu’elle taillade et offre aux coups de spectateurs invités à la malmener dans Rythme .
C’est donc cela, le modèle de Gurshad Shaheman. Rien de moins. Et c’est ce que la première trilogie de l’auteur metteur en scène reprenait selon une tonalité plus légère lorsqu’il présentait son travail à l’Echangeur à Bagnolet en 2016. Avec Il pourra toujours dire que c’était pour l’amour du prophète, ce n’est plus lui qui se tient seul à la merci des palpations des spectateurs grisés par des vodkas-fraises mais de jeunes acteurs et de quatre amateurs, quatre témoins. L’alcool et la nourriture ont disparu, plus question que l’on touche. Ou alors par un autre biais plus acceptable pour un public de festivalier : le son. J’y reviendrai.
Après ce bref rappel biographique, l’entretien du programme entre dans le vif du sujet : pourquoi cette création, son contexte, etc. Accompagnons le spectateur, donnons lui des clefs de lecture pour qu’il ne soit pas perdu. Des récits diffractés et redistribués, une matière « vraie » (des entretiens effectués par le metteur en scène à Calais et ailleurs). Après le modèle performatif de la présence et de l’exposition de soi, celui des Mille et une nuits (on n’en attendait pas moins de la part d’un artiste iranien), « matériau très fort » (certes, mais ensuite ?) en particulier pour son rapport à l’érotique (qu’on ne définit pas d’ailleurs, le lecteur sera prié de comprendre tout seul). Un exemple d’histoire d’amour ne disant pas son nom qui sera reprise dans le spectacle sert à attiser la curiosité. Le cadre est posé : des récits à traverser plutôt qu’à incarner (un jeu non naturaliste donc), une forme chorale, un trajet dramaturgique qui part de paroles LGBT pour s’ouvrir à la question de l’exil. Ne pas oublier de peaufiner ce cadre, de l’orner pour qu’il brille bien. Et la critique de reprendre en boucle les mêmes éléments de langage pour parler de ce spectacle : un « concert documentaire » (catégorie que forge le metteur en scène qui ne s’embarrasse pas d’une définition plus précise), une expérience sensible, un oratorio. L’occasion de faire étalage de ses connaissances dans ce domaine érudit qu’est la musique classique. Un oratorio, oeuvre lyrique dramatique sans mise en scène, ni costume ni décor, pour ceux qui ne connaîtraient pas la définition par coeur. Cette qualification élégante prépare l’horizon d’attente du spectateur et annonce le minimalisme du dispositif scénique : sur un plateau nu, 14 acteurs et 4 exilés sont placés dans des postures immobiles et parlent à tour de rôle, chacun dans un micro à main dont ils maîtrisent plus ou moins l’usage. En régie, leurs voix sont modulées en direct et les niveaux de son réglés comme on dirigerait un orchestre qui ne contiendrait que 16 instruments (17 si l’on compte la création sonore de Lucien Gaudion). Pour le spectateur, il s’agit de sentir le son plutôt que de l’entendre, de le comprendre ou de l’analyser. Ou comment la sensibilité devient soudain un argument qui suffit à justifier n’importe quel dispositif théâtral du moment qu’il contient des micros et une composition sonore.

CRITIQUE N°2 : DES CORPS ET DES VOIX

Reste qu’en dépit de ce packaging savant, une expérience sensible a lieu mais à un endroit autre qu’il faut deviner : celui des acteurs et de leur fragilité. Disposés sur un plateau recouvert d’une fine couche de sable noir et quasiment nu à l’exception de quelques chaises, les quatorze jeunes de l’ERAC sont figés dans des postures tantôt lascives tantôt sévères, les yeux fermés. À la portée de main de chacun, un micro et une lampe de poche. Parmi eux quatre hommes – Lawrence Alatrash, Daas Alkhatib, Mohammad Almarashli et Elliott Glitterz – sont les corps dont parlent ces voix : ceux des exilés, des répudiés, chassés, torturés parce qu’ils ne s’aimaient pas de la bonne façon. Des corps qui dansent, chantent et psalmodient pour troubler l’écoute du spectateur et la déplacer vers la musicalité de la langue. Car c’est bien là le projet de Gurshad Shaheman : travailler la parole comme un matériau sonore. Et les récits, de fait, se superposent en couches plus ou moins audibles selon une logique contrapuntique souvent trop élémentaire qui met en écho deux mots aux sonorités identiques dans l’une et l’autre prise de parole. L’art du contrepoint est autrement complexe, mais passons à nouveau. Certains témoignages (les plus dramatiques) sortent du lot et n’ont plus pour basse continue les mots murmurés au micro d’un autre corps mais les sons sourds et grossissant de la création sonore de Lucien Gaudion. Façon pour le metteur en scène de préserver, tout de même, des espaces d’audibilité. Mais cela, aussi, pose question. Pourquoi isoler ces récits plutôt que d’autres ? Pour leur caractère choquant ? Erotique ? Poétique ? Qe faire, alors de la banalité de certaines paroles, devenues inaudibles parce que recouvertes par d’autres mots en canon ? Gurshad Shaheman dit avoir cherché à fragmenter les récits. Très bien. Le problème advient lorsque le dispositif spectaculaire (et il existe même s’il est réduit) le force à organiser dramaturgiquement les paroles et à rattacher à telle ou telle parole une fonction au sein de l’objet spectaculaire qu’il construit. Les corps des acteurs sont entourés par une obscurité chargée de sons et passent d’une posture à l’autre, au rythme des récits énoncés au micro. Protocole élémentaire et pourtant efficace : une voix, une position, une lueur. On se prend alors à repenser, toujours, à ces voix des récits de Beckett.

La voix émet une lueur. Le noir s’éclaircit le temps qu’elle parle. S’épaissit quand elle reflue. S’éclaircit quand elle revient à son faible maximum. Se rétablit quand elle se tait.

On se dit alors que c’est cela qu’il manque pour donner à la sensibilité de ce spectacle une force véritable : la boue de Comment c’est. Cette boue qui s’engouffre dans la bouche et pèse sur la langue de sorte que chaque syllabe, chaque son est un combat physique contre la matière. Une boue comme matière pour

qu’ainsi reliés directement les uns aux autres chacun d’entre nous est en même temps Bom et Pim bourreau et victime pion cancre demandeur défendeur muet et théâtre d’une parole retrouvée dans le noir la boue là rien à corriger

Faute de cette matière, Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète n’a de sensible qu’une surface polie avec soin à l’intérieur de laquelle il est difficile de trouver un espace de sensation. Sauf à observer ces visages des jeunes acteurs et à deviner, derrière leurs yeux fermés, les images qui les hantent et les sensations qu’elles éveillent en eux. Dans son ouvrage sur la voix, L’oreille et le langage, Alfred Tomatis rappelle l’importance de la dimension épidermique et sensible de la voix :

Nous entendons par coulée, lors de l’émission verbale, ce flot acoustique qui sort de notre bouche par vagues successives, modelé dans sa forme et son volume par notre articulation et qui s’écoule sur nous comme un trop de tarte à la crème, ainsi qu’il me plaît de le dire souvent aux enfants en rééducation.

Sans doute Gurshad Shaheman désigne-t-il cette coulée verbale lorsqu’il qualifie sa création d’expérience sensible et cherche-t-il, sur le modèle d’Artaud, à faire entrer « par la peau » ces paroles d’amour et de violence. Que chacun décide, selon l’état de dégénérescence de sa sensibilité, s’il y parvient ou non.

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Die Strasse, même les chiens n’ont plus le droit d’aboyer https://www.insense-scenes.net/article/die-strasse-meme-les-chiens-nont-plus-le-droit-daboyer/ Tue, 17 Jul 2018 20:52:58 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1901
Yannick Butel – 17 juillet 2018

Par Yannick Butel. Die Strasse, Cie Boll & Roche,
avec Stéphanie Boll et Joanie Ecuyer
Gilgamesh Belleville, Avignon Off 2018.


Partir du 11 • Gilgamesh Belleville et suivre dans les rues d’Avignon Die Strasse. Suivre deux femmes dans la rue. Suivre à la trace, oui, deux performeuses en cavale comme on dirait deux prisonnières qui fuient un monde trop carcéral. Avec Die Strasse, Stéphanie Boll et Joanie Ecuyer déambulent dans la ville à la recherche d’un ailleurs, épaulées dans leur périple par Alain Roche (Perche et son), ainsi que Sébastien Ribaux. Moins d’une heure pour habiter l’espace urbain quand on a quitté une autre vie.


Dans un festival qui multiplie les rencontres imprévisibles et les offres de spectacle, Die Strasse relève d’une intervention urbaine où Stéphanie Boll et Joanie Ecuyer s’inscrivent dans une pratique performative. C’est-à-dire, une pratique qui, entre autres, déplace le rapport que l’on peut entretenir à la place de l’art et à celui qui le rencontre : le spectateur.
Dansé, théâtralisé, sonorisé… Die Strasse prend ainsi place dans les rues, dans le mouvement déambulatoire, dans les plis de la ville. Et sur le pavé avignonnais, sur le macadam, contre un mur, en coup de vent devant les vitrines endormies, sous un hall, etc. quelque chose se met en place qui ressemble à un road-movie. Celui de deux jeunes femmes qui semblent écorchées par ce qu’elles ont vécu dans des vies d’avant.
Die Strasse s’inscrit dès lors dans le temps du passage. Passer d’une vie à une autre. Passer et vivre un présent incertain que la rue rend sensible. La performance relève ainsi d’un voyage où elles se heurtent au nouveau, à l’intermédiaire, à leur mémoire qui les poursuit aussi et que l’on entend dans les casques audio distribués aux spectateurs, aux ombres des passants… Quelque chose qui, en définitive, ressemblerait à une menace qui les met en demeure d’abandonner tout domicile, tout « Domus » dont on se souvient qu’en latin, le mot à donner « domestique ». Fuir ça, fuir le « domestique » retrouver, peut-être, au bout de la rue dansée, un espace de liberté.
Et c’est bien peut-être cet espace-là qui est d’ailleurs partagé et sensible. L’espace de liberté que Die Strasse met en place dans la ville. Cette manière, aussi, que le casque a de créer un espace sonore inattendu dans un monde saturé de sons publicitaires. Espace de liberté du spectateur aussi qui, plutôt que courir après Die Strasse peut aussi faire le choix de marcher, loin derrière le cortège, de n’apercevoir qu’un bras levé, voire d’accepter de n’être en contact avec la performance qu’en suivant sans voir. Apprendre cela enfin et en finir avec cette tendance fâcheuse du « je veux tout voir ou je veux bien voir » qui justifie le prix des places et les alignements numérotés que l’on rencontre ici et là, dans les théâtres. « montre ton oseille mon pote et je t’offre le paysage ».
Die Strasse est ainsi une invitation à rompre avec le regard absolu, avec le voir absolu… avec la condition de spectateur qui paie pour tout voir. Et peut-être, à partir de là, à partir aussi du regard qu’il peut exercer sur autre chose (la vie et la nuit de la ville), à partir de ce qu’il entend et que lui livre la bande son, faire l’expérience du monde qu’il habite pour le découvrir autrement.
Et soudain, marchant ainsi sur la trace de Die Strasse, au détour d’un porche où se masse le public, un type : SDF, allongé, son chien à côté de lui, ses fringues dans des plastiques… est réveillé par la bande de zombie que forment les spectateurs. Et comme inquiet d’être chassé de cet « abri » si son chien aboie (parce qu’il voit arriver les zombies), le type tient fermement le museau de son chien pour qu’il reste muet.
Même les chiens n’ont plus le droit d’aboyer.


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Girls bandent https://www.insense-scenes.net/article/girls-bandent/ Tue, 17 Jul 2018 20:50:38 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1899
Jérémie Majorel – 17 juillet 2018

Taken for Granted, chorégraphie de Paola Stella Minni, Konstantinos Rizos,
mis en scène Ondina Quadri,
La Scierie, Avignon Off 2018.


« La pièce est inspirée par l’histoire d’Agnès […] une jeune américaine qui en 1959 réussit à obtenir une opération pour transformer ses parties génitales et ainsi accéder à la reconnaissance officielle en tant que femme […] sans avoir à passer par les protocoles juridiques et psychiatriques de la transsexualité, adoptant une fiction somatique grâce à l’invention, la performativité et la prise d’hormones, de laquelle, même les médecins qui l’analysent, ne peuvent pas se rendre compte », ce qui n’apparaît explicitement qu’à la toute fin de ce spectacle qui n’emprunte rien au théâtre documentaire ou biographique mais à la performance.


Ce n’est vraiment pas un terme galvaudé en ce qui concerne Paola Stella Minni, Konstantinos Rizos et Ondina Quadri. Il recouvre au moins deux acceptions : théâtrale et féministe. Le trio puise ses forces du côté d’un courant issu de Judith Butler, qui souligne dans Gender Trouble (1990) la « performativité » des identités sexuelles, ou de Paul B. Preciado (anciennement Beatriz Preciado), qui signe un Manifeste contra-sexuel (2000) où sont prônés anus et gode au lieu de pénis et vagin pour mieux déjouer les réflexes hétéronormés, où est démonté le contrat tacite qui sous-tend genres et sexualités, et qui relate dans Testo Junkie(2008) les effets de l’administration régulière de testostérone en gel sur son propre corps, prenant acte de l’ère « pharmacopornographique » du capitalisme tardif.
Les plugs anaux, analogues à la sculpture gonflable Tree que Paul McCarthy avait dressée sur la place Vendôme, retirée après agression de l’artiste et vandalisme en 2014, servent ici de prises et d’implants à partir desquels refaire un monde où les identités de genre ne soient plus « taken for granted », allant de soi, mais de part en part sociales, contractuelles, artificielles, technologiques. Le geste décapant du trio sur scène tient de la robinsonnade, ne pose une île déserte que pour concevoir un type alternatif de société. Mais cette robinsonnade se situe hors du mythe d’un retour à la nature puisque le naturel n’est que du social non explicité. Dans le terreau, un vrai monticule de terreau versé sur le plateau, sont donc plantés des plugs anaux, modèles réduits du gros sapin de McCarthy.
Côté théâtral, la performance compose un alliage détonant entre d’un côté Philippe Quesne (La Nuit des taupes), via musique live style garage rock et costumes d’animaux où le corps est lové, jusqu’à produire une sensation d’inquiétante étrangeté, où les matières textiles accumulées, empilées sur la tête ou le reste du corps, acquièrent quelque chose d’organique, de viscéral, de fœtal, tissus à la fois textiles et biologiques, dans une indétermination troublante entre nature et artifice, de l’autre Bruno Meyssat (15%), par le détournement d’appareils comme une tronçonneuse ou un souffleur à feuilles, tout en se gardant néanmoins d’agresser frontalement le public, et l’utilisation parcimonieuse de la parole au profit d’actions, de maniement d’objets, de processus muets au sens non prémâché.
Car telle est la force de cette performance : Paola Stella Minni, Konstantinos Rizos et Ondina Quadri ne jouent pas pour nous mais devant nous. Que le public soit là ou pas, et c’était à 22h15 le soir même de la finale, on pouvait être persuadé que le spectacle aurait lieu, qu’il était raccordé à une nécessité interne. Et que l’adresse au public ne soit pas « taken for granted » justement, la bande n’hésitant pas à jouer de dos là même où une intensité facile aurait pu être produite en pleine face, lui redonnait paradoxalement toute sa puissance de convocation, jusqu’à réussir même la prouesse de reléguer le joyeux bordel alentour, ou plutôt de résonner avec lui, de se mettre sur la même longueur d’onde que le dehors, à la Scierie, zone poreuse entre intra et extra muros, in et off du Festival (son directeur y a programmé Pur Présent et Antigone). Sans doute le « trans- », une des thématiques du in cette année, a trouvé là une poche de résistance contre les récupérations culturelles et cultuelles en tous genres. ]]> Carole Thibaut | « La domination masculine est la honte de tout le milieu culturel de ce pays » https://www.insense-scenes.net/article/carole-thibaut-la-domination-masculine-est-la-honte-de-tout-le-milieu-culturel-de-ce-pays/ Mon, 16 Jul 2018 21:26:19 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1991


L’Insensé relaie ici le texte écrit par Carole Thibaut et lu au jardin Ceccano le 13 juillet 2018, à l’invitation de David Bobée pour le feuilleton « Madame, Monsieur et le reste du monde » dans le cadre de la programmation du festival IN d’Avignon – séance « Première Cérémonie des Molières non raciste et non genrée ». Parce qu’il soulève des questions propres à interroger, au-delà de la programmation du festival cette année, la politique de la création d’aujourd’hui, et parce qu’il témoigne d’une colère qui ne restera pas sans lendemain, il est non seulement utile, mais plus encore nécessaire.
Note : le 14 juillet, devant le Palais des Papes, une manifestation organisée par des collectifs féministes s’est tenue pour protester contre la faible présence des créatrices (autrices / metteuses en scène…) dans la programmation du festival IN. Manifestation qui s’est retrouvée interdite et refoulée par les forces de l’ordre.

« Je vous remercie pour ce Molière.
Probablement le seul Molière que je recevrai jamais.
Ce n’est pas une question de talent, il n’est pas question ici de talent.
Je suis désolée. J’avais commencé à écrire un truc rigolo.
Un de ces trucs pour lesquels on fait appel à moi de temps en temps.
Oh tiens si on invitait Thibaut. Elle est rigolote Thibaut. C’est une excitée rigolote. Elle nous casse bien un peu les coucougnettes avec ses histoires d’égalité femmes-hommes, mais elle est rigolote. Elle pique des gueulantes rigolotes, bien brossées. Et puis elle met des jolies robes. Elle porte bien. Elle fait désordre policé.
On devient vite le clown de service. Le bouffon du roi.
Et ici le roi, comme ailleurs, c’est la domination masculine.
Il a beau faire GENRE, le roi, il est et reste la domination masculine.
Et moi j’en ai ma claque d’être la bouffonne de service de la domination masculine.
Il y a deux ans, ici même, Thomas m’avait invitée à écrire et dire un texte sur l’absence des autrices, des auteurs femmes, donc, dans le festival d’Avignon depuis sa création. Plus précisément dans la Cour. La grande cour du théâtre. La cour d’honneur.
La Cour d’honneur c’est comme les Molière.
Quand tu es une femme artiste, une de ces femmes qui a la prétention d’être de ce côté-là de la création, je veux dire autrice, metteuse en scène, conceptrice d’œuvres, quand tu es une de ces bonnes femmes qui a cette prétention-là, tu sais que tout ça n’est pas pour toi.
Mets-toi bien ça dans le crâne, petite bonne femme créatrice : la Cour d’honneur et les Molière ne sont pas pour toi.
Ou alors tente le jeune public. Le jeune public ici c’est un endroit réservé aux bonnes femmes créatrices.
Il y a deux ans, donc, j’étais ici même en train de déblatérer un texte sur la quasi absence des autrices dans le festival In, à l’invitation de Thomas. 
Cette année, deux ans après, Thomas joue dans la cour d’honneur, et moi je suis de nouveau ici, invitée cette fois par David, en train de déblatérer devant vous un autre texte censé être rigolo et bien enlevé sur la situation des femmes artistes-créatrices.
Il y a deux ans, j’avais encore l’espoir que ça change, puisqu’on en parlait, ici, dans le cadre du festival In justement, de la non représentation scandaleuse des femmes dans ce festival depuis sa création.
Il y a deux ans j’avais mis une belle robe et j’avais donc pondu un truc bien brossé, enlevé, rigolo, à la façon Thibaut rigolote. Et tout le monde avait bien ri. Et puis chacune et chacun était reparti à ses petites affaires après notre grande fête estivale du théâtre.
Cette année, deux ans après donc, la programmation du festival IN, hors jeune public, présente 9% d’autrices femmes pour 91% d’auteurs hommes. (Pour les deux spectacles jeune public elles représentent 75%.)
Cette année, deux ans après, la programmation « théâtre » représente 89,4% d’artistes créateurs hommes (auteurs et metteurs en scène) pour 10,6% d’artistes créatrices femmes.
Cette année, deux ans après, sur la totalité des spectacles et expo programmées dans le festival IN, on recense 25,4 % d’artistes créatrices femmes. Et encore on peut remercier la SACD qui exige dans les Sujet à vif la parité. Sans ces petites formes performatives de 30mn chaque, il ne faut rien exagérer non plus, on ne serait même pas à 20% d’artistes créatrices femmes programmées.
Je parle des spectacles, pas des lectures. Il suffit d’ouvrir le programme et de compter.
C’est ce que j’ai fait l’autre matin. 1 fois. 2 fois. 3 fois. Pour être bien sûre. Parce que je n’arrivais pas à y croire. Et puis après je me suis mise à pleurer. Moi la grande gueule rigolote je me suis mise à pleurer comme une conne.
On a beau être habituée, on a beau connaître tous les pièges, tous les cynismes, tous les détours de l’humiliation, être blindée, après tant et tant d’années de ça, il y a des fois où ça craque malgré tout. Mais franchement pleurer devant un programme du IN, c’est la honte. C’est minable même, à l’heure où peut-être un nouveau bateau rempli à ras bord de femmes, d’enfants, d’hommes, de vieillards, sombrait en méditerranée, et avec lui tous ces êtres qui s’en allaient ainsi par le fond nourrir les poissons, nous épargnant d’avoir à partager avec eux nos richesses dégoulinantes de paradis de la consommation.
Bref.
C’est pas le sujet.
Ici nous sommes dans la grande fête du théâtre. Et je viens de recevoir un gros pavé.
Il faut sourire, mettre des belles robes, être joyeux, légers et quelque peu potaches.
Mais cette année, je suis désolée David, je n’ai pas envie de faire la bouffonne de service, en polissant ma colère brossée rigolote dans une joyeuse fête sur le genre, dans un festival, que certains journalistes, qui auraient mieux fait de faire leur travail de journalistes, ont qualifié de festival féministe.
Cette année, j’en ai ma claque d’être la copine sympa de tous les copains sympas, les copains qui ont plein de copines femmes, les copains qui interrogent le genre, qui interrogent tout ce qu’on voudra, pendant que rien ne change.
J’en ai ma claque de voir une majorité de femmes muettes, privées de paroles, venir s’assoir dans l’obscurité des salles pour recevoir là bien sagement la parole des hommes, la vision du monde portée par des hommes, dessinée par des hommes, en majorité blanc, en plus.
D’accord pour l’intersectionnalité des luttes. D’accord pour lutter contre toutes les injustices, contre toutes les discriminations, contre la binarité si stupide et pathétique qui gouverne notre monde contemporain si moderne, comme il gouvernait l’ancien. Mais comment se fait-il que toute lutte semble écraser et annihiler la lutte pour l’égalité des hommes et des femmes ? Comment se fait-il que cette lutte-là soit systématiquement écartée, remplacée par une autre lutte ? Les femmes se sont fait niquer à la révolution française. Elles se sont fait niquer durant la Commune. Elles se sont fait niquer durant le Front Populaire. Elles se sont fait niquer en 68. Et elles se font encore niquer au festival d’Avignon 2018, ce grand festival dont le thème revendiqué cette année est … le genre, et dont une des seules rencontres thématiques programmées qui aborde le sujet s’intitule « les femmes dans le spectacle vivant, doit-on craindre le grand remplacement ? » Je n’épiloguerai pas sur le concept de grand remplacement, concept xénophobe développé actuellement par l’extrême droite. C’est p. 27 du programme si vous voulez vérifier. Et si vous voulez y aller pour protester ça tombe bien c’est aujourd’hui même à 14h30 aux ateliers de la pensée.
Et c’est comme ça qu’on se fait niquer, depuis de siècles, des décennies, des années, des mois.
Ce n’est pas seulement sociétal, politique. Ça s’inscrit dans nos chairs, dans les recoins les plus obscurs de nos cerveaux, dans nos inconscients, nos subconscients. Cela gangrène toutes nos vies. Ce ne sont pas que des chiffres et des statistiques. Et pourtant ceux-là il faut les faire, les analyser, pour regarder bien en face notre humiliation, pour regarder bien en face le système qui nous exclue, au grand jour, aux yeux de tous, sans que personne n’y trouve à redire. Il faut les analyser, ces chiffres, pour avoir une grille de lecture précise du réel, pour comprendre ce qui se passe réellement. Quitte à se mettre à pleurer alors comme une conne, comme une pauvre fille qui y a cru cette fois, au grand amour, à la rencontre possible, et qui se retrouve au matin toute seule, après s’être fait niquer encore une fois.
Bon, on ne va pas jeter la pierre, ou plutôt le pavé, à Olivier. Où qu’il soit aujourd’hui, il doit déjà bouillir sur sa chaise. Et vue la chaleur qu’il fait… Il y a eu bien assez des curés qui ont fait cramer des femmes à cause de leurs vagins, on ne va pas se mettre à faire bouillir des artistes directeurs de festival à cause de leur programmation, simplement parce qu’ils sont un peu en dessous de la moyenne nationale.
Parce que dans la totalité du spectacle vivant aujourd’hui en France, 23% seulement des subventions publiques d’état vont à des projets portés par des artistes femmes, parce que qu’elles ne représentent que 11% des spectacles programmés sur toutes les scènes et parce qu’elles ne reçoivent que 4 à 12% des pavés, pardon des récompenses. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est l’état lui-même, le haut conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes.
Mais, après tout, sur les « scènes de l’institution » comme on dit, la part des autrices représente environ 22% et celle des metteuses en scène 35%. C’est loin d’être l’égalité, c’est sûr, mais bon on y travaille. 
Mais pas ici. Du moins pas encore, apparemment.
Oui, cette année le IN fait Genre.
Parce qu’on peut revendiquer haut et fort la liberté d’être à loisir homme, femme, ou les deux mélangés, il n’en demeure pas moins que quand tu nais avec un sexe de femme, ou quand tu deviens femme, que ce soit par le grand tirage au sort de la nature – ah zut pas de chance t’es née avec un vagin – ou par choix, tu fais partie de la caste de celles qui se font baiser, niquer, nier toute leur vie. Parce qu’avant d’être un genre, la sexuation est un déterminisme physiologique, totalement arbitraire, qui, selon que tu reçois un vagin ou une bite à ta naissance, te prédétermine comme sujet dominant ou dominé. Parce que le phallocentrisme et le patriarcat sont les petits rois qui continuent à gouverner ce pays, et particulièrement ce petit milieu cultivé, si fier de son ouverture d’esprit, si fier de sa soit-disant liberté de création, d’expression, de choix, si fier de ses prérogatives, si donneur de leçon au monde entier.
Le phallocentrisme et la domination masculine sont la honte de tout le milieu intellectuel, artistique et culturel de ce pays. Ils sont la honte de chaque artiste de ce pays et d’ailleurs. De chaque institution qui ne respecte pas une juste redistribution de l’argent public. De chaque directeur de lieu, de galerie, de festival, qui ne fait que représenter et reproduire à l’infini la pensée dominante.
L’écrasement des femmes par les hommes est le premier crime contre la pensée humaine. Il produit des millions de meurtres chaque année. C’est un crime qui se perpétue depuis des millénaires, qui se poursuit partout et trouve ses racines malheureusement ici aussi, sur ces espaces sacrés du théâtre qui devraient être au contraire les lieux sacrés de la parole libre et émancipatrice.
Je ne veux pas de ta récompense, David. C’est comme un gros pavé reçu en pleine gueule.
Et hors les chiffres, désormais, sachez-le, nous ne croirons plus rien. Pour ne plus subir la honte de pleurer encore.  »
Carole Thibaut ]]> عساهُ يحيا ويشمّ العبق d’Ali Chahrour, danse avec la mort https://www.insense-scenes.net/article/%d8%b9%d8%b3%d8%a7%d9%87%d9%8f-%d9%8a%d8%ad%d9%8a%d8%a7-%d9%88%d9%8a%d8%b4%d9%85%d9%91-%d8%a7%d9%84%d8%b9%d8%a8%d9%82-dali-chahrour-danse-avec-la-mort/ Mon, 16 Jul 2018 20:49:43 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1897

عساهُ يحيا ويشمّ العبق (May he rise…) chorégraphie d’Ali Chahrour,
Théâtre Benoît-XII, Avignon In 2018 | par Arnaud Maïsetti



C’était en 2016, dans la cour du Cloître des Célestins balayée par le vent : Fathmeh ouvrait le chant funèbre d’Ali Chahrour. Le chorégraphe libanais entamait alors une exploration des rites funéraires chiites, d’abord à travers la figure de Fatima Zahra, fille du prophète, avant de la poursuivre avec la pleureuse Leila, dans Leila se meurt, présenté à Avignon la même année. C’est aujourd’hui à une autre femme qu’il revient de verser les larmes. Ali Chahrour puise cette fois dans un rituel chiite qui n’est pas celui de l’Islam : le poème sumérien de la Descente d’Ishtar aux Enfers raconte comment Ishtar a profané le Royaume des Morts pour en prendre possession, comment elle est y devenue prisonnière avant de monnayer sa place en livrant son propre mari — sous prétexte qu’il n’avait pas porté assez son deuil. Sa sœur chantera dès lors sa perte, et ses lamentations le feront revenir à la vie chaque printemps — et chaque printemps, c’est elle qui prendra sa place dans les Enfers. Mais loin de nous transmettre le récit, Ali Chahrour prend appui sur certains de ces motifs, et surtout sur la force enclose en eux pour poursuivre le sillon d’un travail sur ce que peut le théâtre face aux morts, en regard des morts et des vivants. Rituel ? Mais, oui, avons-nous besoin de tels rituels… ? Peut-être la nécessité d’un tel moment se trouve-t-elle ailleurs, loin de la célébration d’une transcendance — bien plutôt dans la convocation au présent de ce qui demeure nu face à l’énigme de la vie : qu’on est de ce côté de la mort, et qu’en faire [1] ?

« Ô vous, peuple des maisons lugubres, peuple des tombes obscures […] nous vous donnons de nos nouvelles… »

Noir, et dans le noir, ou à travers lui (comme une image qui voudrait le plus simplement possible faire lever les ténèbres, les enfers, ou le théâtre — quelle différence ? —), un cri d’abord : un cri long comme une douleur, une colère. Puis dans ce cri, rien.
Plateau nu, on est vraiment chez les morts, et au théâtre, ou dans tout ce qui fait le vide autour de lui : tout ce qui appelle à la vie ?
Une femme appelle, déchire le vide pour le remplir. C’est la première image, et elle n’en est pas une, puisqu’il n’y a rien, seulement une vague brume dans le noir : c’est la première loi de ce théâtre de se bâtir par lui-même en forgeant sa propre matière – théâtre qui saisirait du théâtre un rapport à la vie, et de la vie sa possible forme théâtrale. Heureusement, ce n’est pas de théâtre dont on va nous parler, mais comment avec la matière on pétrit quelque chose de cette vie qui nous peuple, nous hante et nous appelle, et qu’on appelle, faute de mieux, la mort – la mort qui n’est pas le contraire de la vie, plutôt son devenir et son amont, et sa déchirure.
Scène de la mort ; intuition immédiate : le récit mythique qu’on nous propose dans la feuille de salle ne nous sera pas donné. Rien ne nous sera donné : on n’est pas au marché de l’offre et de la demande. On traversera ici, sur une heure à peine, le seul motif qui importe si on décide d’être vivant : celui de la mort quand elle n’est pas une idée vague de philosophe en chambre, mais le sentiment toujours indépassable de la fragilité et de la vanité, des possibles, des injustices et de ce face à quoi on est toujours appelé : Alas, poor Yorick.

Un tableau après l’autre, plutôt que le récit édifiant convergeant vers le sens à délivrer, ce théâtre proposera une syntaxe de l’hypothèse, de l’à-coup : un noir après l’autre, on dansera la mort et avec elle, et autour d’elle : la mort d’un fils, d’un époux, d’un frère ou d’un père. Au cœur vide de cette dramaturgie du recommencement, l’homme. Et par-dessus lui, ou plutôt de l’autre côté de lui et des ténèbres, du côté de la vie hurlée en dépit du bon sens, la femme. Des forces s’organisent : à la femme la voix portée haute, la scansion du chant ; à l’homme le corps muet, vibrant, secoué comme un réceptacle de la voix. Logique sismique : la paroi du corps évoluera selon les mouvements des chants. Corps secoué à mesure de la voix, corps vibré sur place en fonction des hauteurs de la voix. Corps qui répond à la voix, qui répond de la voix. Danse articulée dans le frottement des positions, ou désarticulée plutôt, puisque sa loi sera d’affrontement non de jonction.
Ainsi de ce moment affolant : la femme dessine avec ses bras dans l’air des gestes, et l’homme derrière lui dessine mêmes gestes, comme une ombre. Comme un double. Dans ce théâtre et son double, quelque chose de terrible se joue, on essaie de se correspondre l’un à l’autre, mais on n’a pas le même corps : on n’est pas du même côté des choses et de la vie, on est en tout point dissemblable en dépit des mêmes gestes qu’on lance dans l’air de cette vie impossible et seule désirable. Ce qui est terrible est aussi libérateur et joyeux. Parfois, l’homme cesse les gestes, et la femme poursuit : l’homme, après un temps, la rejoint dans le geste : danse qui est toujours la fabrique d’une rencontre possible dans le refus des correspondances, des identités.
Puis, ces gestes qu’on trace, c’est dans l’épuisement qu’ils trouvent leur force, où ils s’accomplissent et s’abolissent. Gestes répétés des bras, de la tête qui trace des cercles terrifiants, des mains, des bustes, des pieds : danse de la répétition qui épuise le corps, qui va au bout de l’épuisement, et qui, à cette extrémité là trouve l’appui pour recommencer. Ainsi des musiciens qui font danser leurs mains sur les violes jusqu’à épuisement du poignet ; il faut parfois arrêter, faire tourner le poignet sur lui-même pour retrouver des forces, et poursuivre. Ce face à quoi on est : cet au-delà du possible qui est le critère du théâtre.

On reprend, on recommence : théâtre qui ne fera que recommencer. Recommencer sans cesse le chant qui appellera le mort à soi, et le mort de sortir de la mort, et d’aller : mais où ? Et on recommencera. La mort n’est pas ce récit orienté vers une fin, plutôt un ad lib sans origine. Du récit ne reste que cette énergie, ce mouvement terrible qui est celui de la vie même, du chant funéraire — danse qui tient dans un mouvement autour duquel on tracera les possibles : se lever. Comment se lever ? Et même : comment se relever ? Là la danse est à sa tâche : faire de la forme une force, et nous donner la force de voir la forme nue, celle de quelqu’un qui, au son de la voix d’une autre, se relève.
Est-ce qu’on n’a pas besoin, dans nos jours idiots et lâches, d’une telle force : et de se relever ?
Entre le corps de l’homme (Ali Chahrour lui-même) et celui de la femme, les ténèbres donc, l’air que respire le théâtre, et l’air vibré par la musique : les entourent deux musiciens qui sont comme l’inter-règne des morts et de la vie, ou du théâtre avec son contraire. Pardon : je me raconte sans doute des histoires. « La mort », « la vie », « les ténèbres », « le théâtre ». Des mots, des mots, des mots, sans doute : et pire que des mots : des images, des métaphores qui forcent la nudité de ce qu’on voit. Il faudrait ne pas céder à la facilité de nommer par des images ce qu’on voit quand un homme allongé devant nous fait ce geste de se relever. Mais non : je cède. Si je dis « la vie », « la mort », « les ténèbres » et « le théâtre », ce n’est pas faute de mieux, mais parce que ces mots lèvent la réalité concrète de ce qui échappe dans ma réalité. Chercher à mieux nommer pour mieux voir ce qu’elle recouvre est ma tâche de vivant. Sous le terrible dépouillement de عساهُ يحيا ويشمّ العبق, on est face à cette réalité nommée : on perçoit un homme qui se relève et il tire à lui ce que la mort désigne, pas la mort comme une idée, mais comme un corps retourne à la poussière, comme je pense à mon corps mort, comme je pense à toi aussi, que je vais enterrer en jetant dans le trou une poignée de terre et le journal du matin.
Alors devant un tel « spectacle », on se raconte nécessairement des histoires parce qu’il fraie dans une sorte d’évidence qui ne cherche pas à se peupler d’artifice : on est à nu ici, dans le dépouillement de quelques gestes, et face à soi-même, jetant pour plus tard dans un trou noir une poignée de terre qui recouvrira le journal du matin.

On reprend. Après le prologue dans le noir, la scène n’est soudain plus vide : la femme est là maintenant, on est au tout début du spectacle et elle chante le poème : « puisse-t-il se relever et humer les parfums » (Chose curieuse que ce titre en anglais : pour mieux favoriser sa carrière à l’export ? Il est vrai que l’anglais est la langue du monde…). C’est le début du récit : et tout y est, de cette relevée de la mort, et de cette matérialité désespérée et joyeuse du monde enclose dans un parfum, sa sensualité perdue, son érotisme élégiaque. Tout le spectacle est là dans la phrase titre autour de laquelle les paroles vont tourner, et retourner : « puisse-t-il se relever… » Pour cela, elle va user de tous les cris et de toutes les ruses, de tous les affects pour hurler l’injustice de la perte, la colère du deuil, la mélancolie résignée, la vengeance.
D’abord, elle nous donne des nouvelles des vivants, en plongeant ses regards en nous. On comprend qu’on est de ce côté de la vie, de ce côté de la mort. On se souvient qu’avant le début, trois hommes se sont levés pour nous voir : qui seront les trois autres « acteurs ». Qu’après un tel regard, on est face à nous-mêmes surtout. Des nouvelles de la vie : voilà ce que nous donnera ce spectacle. D’une vie nouvelle, d’une vie renouvelée par le regard posé sur la mort.
Travail de patience : une heure à peine, et pourtant, chaque tableau prend le temps de poser un affect et d’en creuser les possibles par le corps et la voix, la musique et l’espace. Dans chaque tableau se joue une sorte d’ordalie secrète de tout le spectacle avec lui-même, qui pourrait durer dix heures ou cinq minutes. Par exemple, ce tableau où le défunt est allongé, à l’avant, la tête renversée ; la femme endeuillée chante la douleur de dos, au fond. Les deux musiciens entourent le « cadavre » (pardon pour l’histoire qu’on se raconte : impossible de me perdre dans l’abstraction de gestes purs). À jardin, l’un des deux musiciens joue de la viole, son archet strie les cordes en passant par-dessus la gorge offerte de l’homme renversé. Image puissante et nue d’un égorgement, d’un sacrifice. Mais sacrifice à l’envers : le contraire d’une mise à mort. La musique que le musicien obtient de l’instrument, on dirait qu’il la tire de la gorge même de l’homme. Et tandis que la femme chante, la musique traverse le corps de l’homme qui répond, musicalement, à travers l’instrument.
Là encore, on me dira : histoire, histoire, et mots (mots, mots) que tout cela. Suis-je pris au piège de la représentation ? Dois-je me contenter des belles images ? Mais si je demeure ainsi face à l’image pure, je suis contraint d’être saisi d’une émotion (ou de la refuser). Touché, être touché, et toutes ces choses dégoûtantes. Devant le sacrifice on contraire, je suis de nouveau face au monde, non à son sentiment. Alors je choisis de voir un sacrifice, plutôt qu’une image abstraite.

« Quelle vie vivre ? »

C’est une des questions que lance le cri de désespoir de la femme : c’est la seule qui vaille. Dans Beyrouth où la mort n’est pas une statistique ou un concept, dans un monde arabe (comme on dit), où la mort est un événement aussi tragique que banal – quand la femme s’avance, au tout début, c’est dans un bruit de guerre et de fracas, face à quoi elle expose son corps, fragile et digne –, il n’y a pas d’autres questions : quelle vie ? Tâche du théâtre de la poser en face, avec les corps et les mots qui s’arracheraient de la vie pour le dire.
En occident, on peut regarder cela comme un rituel, et on se tromperait peut-être : aucune religiosité ici, aucun appel à la transcendance comme clé de l’énigme, comme direction, comme discipline des affects. Puis : aucune participation effective demandée, requise. On peut contempler cela comme un spectacle, et on se tromperait davantage : on l’évaluerait à l’aune de son efficacité — fait-il bien le mort ? chante-t-elle justement ? On peut aussi choisirde traverser une expérience : faire le compte intérieur de nos morts, ce qui est mort en soi, ce qu’on enterre chaque jour.
« Le théâtre n’est pas le rituel, il a lieu au lieu où le rituel s’est retiré », disait à peu près Brecht, qu’aimait à rappeler Grotowski. Dans ce jeu de retrait, ce qui demeure n’est pas la nostalgie des dieux, mais la fabrique de notre monde au présent où les morts vivraient auprès de nous leur vie de morts.
Est-ce qu’on rêve encore ?
Non, on cherche, on fouille. On continue à désirer. On voudrait éprouver le contraire d’une fascination pour la mort : et si j’ai dit que le plateau nu du théâtre semblait la mort, c’est pour cette raison aussi, cet envers de la vie qui nous jette ensuite armé d’un corps égaré, troublé, autrement taillé, dans la vie.

« Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face. »

Il y a ce moment de saturation dans la musique au début, qui monte, et excède toute perception, on n’entend plus que l’insupportable du bruit — et soudain tout cesse : on est rendu à notre corps. Il y a cet autre moment, miroir, où dans le demi-jour brumeux soudain la lumière explose et nous aveugle. Et les corps autour de moi de légèrement sursauter, certains de se réveiller même. De l’ouïe à la vue, et de l’imaginaire à la pensée, théâtre qui expose la plaque photographique de nos corps – nos corps rêvant, pensant, désirant – pour mieux nous la faire éprouver comme tel : à vif.
Oui, face à la mort, on ne voit rien. C’est de cela qu’il s’agit peut-être : voir et regarder encore. À la fin, danse des trois hommes qui s’entraînent les uns les autres à parcourir tout l’espace du monde (de ce plateau de théâtre qui est le monde alors). Quand tout fut épuisé de l’espace, c’est la musique qui s’épuise et cesse : on entend soudain, comme un miracle, le corps des hommes marteler le sol, et les souffles : le corps rendu à la chair et aux muscles, à la fragilité d’être de la peau posée contre le sol, le corps retrouvé de l’autre côté du théâtre et de la musique, le corps frappant, martelant sa force d’être en vie en l’éprouvant, avec la dureté du talon et à la sueur de son front. Enfin revient la femme, qui de nouveau appelle à la vie. Cette fois, elle s’adresse à nous, en chair et en os : avancée sur les marches de la salle, elle nous regarde l’un après l’autre. Se retourne. C’est Orphée, évidemment, et l’homme est Eurydice, qui se retire. Nous, au milieu, nous sommes les pierres, et les bêtes sauvages. Nous n’avons pas de larmes à verser : seulement des yeux, et ils ne sont pas faits pour pleurer, mais pour voir. Alors nous voyons. Et tout s’arrête. Noir.
Quand nous sortons du théâtre, il fait jour. Tout recommence.
 



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Cet amour-là, ce temps-ci https://www.insense-scenes.net/article/cet-amour-la-ce-temps-ci/ Mon, 16 Jul 2018 20:48:38 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1894
Malte Schwind – 16 juillet 2018

Cet amour-là, Cie Littérature à Voix Haute,
Salle Roquille, Festival OFF d’Avignon 2018


Cet amour-là se joue à la Salle Roquille à 15h pendant le festival off d’Avignon. Un texte de Yann Andréa sur sa rencontre, son amour et sa vie avec Marguerite Duras. Simple, sensible, vrai… et qui nous rappelle notre devoir de lire tout Duras.


Ces temps-ci
Nous oublions vite que ce festival ne représente pas la totalité du champ théâtral et de ses productions, tellement que le marché se dit d’avoir tout. 1000 spectacles, mille émotions voudrait plus ou moins dire qu’il n’y en a pas d’autres. À part que ce soit le 1001ème qui change la donne ?
Mais il faut jamais cesser de se rappeler les conditions de travail pour participer à ce festival et nous sommes alors devant la preuve la plus manifeste ce que la libéralisation de la culture et de tous les autres champs à de destructeur tant sur la qualité du travail, que sur la diversité des formes. Temps de montage, nombre de créneaux, coût de la location de la salle, coût de l’hébergement font en sorte qu’il faut réduire la scénographie, le nombre d’acteurs, les lumières… Pour nombreuses compagnies, Avignon est un énorme risque économique. Quand la salle n’est pas pleine, c’est le déficit qui se creuse. Alors que l’histoire du théâtre s’est écrit avec ce qui étaient souvent un moment des salles vides.
À la Salle Roquille, on tente de faire un peu différemment. Moins de spectacles et un « cadre préservé, serein et respectueux de l’acte artistique ». On comprends donc qu’on demande à la presse de participer financièrement. « Nous proposons aux pros un tarif à 8 euros. Est-ce que cela vous dérange ? » Cela ne peut me déranger, mais cela pose la question comment faire dès lors qu’il n’y ait plus d’argent non plus pour la presse, en tout cas, pas la nôtre. Là aussi c’est le marché. Qui paie donc ? Et nous voyons là que bientôt pourront faire seuls les riches ce qu’ils désirent. Les autres, gagnez votre pain et déguerpissez ! Service publique, patrimoine de celles et ceux qui n’en ont pas.
Cet amour-là
Cet amour-là est cet amour qui frappe avec une évidence certaine, miraculeux hasard de la vie. Que ce soit une femme ou un livre, une auteure. Tout à coup, elle est là, l’autre. Et on se regarde. Deux enfants face à face. « Elle a 100 ans, et 10 000 ans. Mais aussi 15 ans. » C’est ce temps hors du temps. Ou c’est le temps. Écrire. Yann Andréa aura écrit pendant cinq ans à Marguerite Duras. Sans réponse. Il ne fait rien d’autre. Il boit et il écrit. Puis arrive un livre qu’il aime moins. Il cesse d’écrire. Elle renvoie des livres. Il recommence à écrire. Ils se voient et il l’accompagne le reste de sa vie. C’est une histoire, comme Duras aurait pu écrire peut-être, ou en a en effet écrit. Et c’est raconté ici à nouveau, toujours la même et toujours étonnante comme l’événement lui-même lors qu’il se produit.
Cet amour-là est dit ici par Thomas Sacksick avec une simplicité et une douceur que nous ne voyons plus que rarement au théâtre. Trop souvent s’agit-il de démontrer ses capacités musculaires et non pas une sensibilité vraie. Avec cette sincérité à l’œuvre, nous oublions nos questions sur la pertinence du tabouret métallique, du tiroir, du costume et des lumières. Nous oublions notre fixation sur ses mains qui veulent peut-être trop dire, à moins que ce ne soit les mains qui au théâtre n’écrivent plus et deviennent des sortes de membres superflues, délaissées. Que pourrait-elle faire, la Compagnie Littérature à Voix Haute avec les mains qui sont à la source de ces mots ?
Sinon, Thomas Sacksick a cette humilité de rien nous imposer et cette nécessité à nous faire entendre ce texte. Comme Yann Andréa, après avoir été mis dehors par Marguerite Duras, qui a jeté sa valise dans la rue en disant qu’elle ne le supportait plus, comme Yann Andréa, qui revient le lendemain et qui étonne Marguerite Duras : Quel genre d’homme es-tu d’avoir si peu de fierté ?, comme Yann Andréa, Thomas Sacksick revient avec cette tranquillité vers nous pour nous raconter toute cette histoire, cette tranquillité que seule une nécessité intime et profonde nous peut garantir. 
Sérénité qui importe beaucoup dans ce monde où on veut nous vendre du théâtre dynamique, énergétique et drôle. Sérénité qui est peut-être en lien direct avec le travail sur les mots. Écrire et savoir que par là on participe à une aventure qui nous dépasse. Comme il dit : trouver d’autres mots, des mots à l’écart, pour dire autre chose et l’espace, ce néant qui s’ouvre, se tenant dans la vérité… quelle vérité ? Allez savoir.
Enfin, l’envie de lire et relire Duras. Cet amour était sensible et peut-être est-ce contaminant… ]]> Taken For Granted https://www.insense-scenes.net/article/taken-for-granted/ Mon, 16 Jul 2018 20:47:09 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1891

Yannick Butel – 16 juillet 2018

Par Yannick Butel. Taken for Granted, chorégraphie de Paola Stella Minni, Konstantinos Rizos,
mis en scène Ondina Quadri,
La Scierie, Avignon Off 2018.


Que faisiez-vous le 15 juillet à 22H00 ? À la scierie, il y avait un truc improbable, loin de toute actualité, loin de l’instrumentalisation de l’art… quelque chose comme un coup de vent, un tabula rasa…


Au coup final
Par où commencer ou comment en parler ?
Ce 15 juillet 2018, l’équipe de France bat la Croatie par 4 buts à deux en finale de la coupe du monde. Aux dires de certains, ces 90 minutes semblent pouvoir effacer ce que souffrent plusieurs millions de citoyens (précarité, chômage, restriction de toutes sortes, l’application de la loi travail, la réforme de la SNCF, la fausse bonne idée de Parcoursup, la future réforme des retraites, l’absence de politique de la ville, l’absence de politique écologique, la pauvreté…). Le temps d’un match, la France oublierait donc les violences faites à son peuple par un gouvernement libéral qui s’est fixé pour mission de garantir « l’État providence du XXI ». En tribune, à Moscou, Macron exulte, donne à filmer un enthousiasme incontrôlé (?), et finira sur la pelouse en enserrant sur son « sein protecteur » les nouvelles légendes du foot français. Yeux fermés, d’E.M., chaque joueur qui passe lui permet de réitérer ce mouvement du Pater de la nation en communion avec les « héros ». Il adore les héros Macron. C’est connu.
L’image sera mondialisée. Le français est champion du monde et le premier d’entre eux les représente. Premier supporter Macron, boutons de manchette tricolore, bracelet à l’identique, douché comme Hollande un 14 juillet (seul point commun, la douche, sauf à étendre la métaphore aux sondages qui vont se lire à l’automne).
À nouveau s’écrit UN GRAND RÉCIT se diront certains qui sont en manque de sens et d’Histoire. Et d’aucuns penseront que c’est l’épisode qui manquait à l’écriture brouillonne de l’Histoire que le président tente de légitimer (échec de sa politique européenne, entre autres), et plus généralement échec
Dans les rues, la folie heureuse, et violente monte d’un cran. Pétard, drapeau, bagnoles en surpoids, hordes de citoyens qui chantent la Marseillaise et alternent avec des « on a gagné ». Et tout cela sous l’œil vigilant de la police et des CRS. Il devient difficile de franchir un boulevard…
Avignon In, Avignon Off… les trois coups
Le tableau n’est pas différent dans la cité des papes. Mais quelque chose se met en place qui raconte ce qu’est Avignon, en juillet, comme chaque mois de juillet. Ce n’est ni le In, ni le Off qui se distinguent ici. Non, ici, ce qui est palpable, c’est la coupure entre intra et extra muros. Le mur qui entoure la ville ressemble davantage à un cordon sanitaire qui protège partiellement le festival des « invasions barbares ». Sur le boulevard, les caisses passent à fond et les publics sont en liesse. Contenus à l’extérieur des remparts, ils tournent autour de la ville comme « des indiens autour d’une caravane de conquistadors ». Comparaison intéressante que celle-là, qui nous raconte que l’indien s’est fait spolier de son territoire, amputé de sa culture, etc. Il ne s’agit pas ici d’imaginer un instant que les bagnoles pourraient débouler dans la ville… mais juste de relever qu’un peuple, séparé en deux, puis séparé par un mur, se côtoient le temps du théâtre. D’un côté, le festivalier privilégié et protégé (même hors coupe du monde, les rues sont partiellement inaccessibles, sauf pour les riverains et les livreurs) ; de l’autre la population d’Avignon : 102ème ville la plus pauvre de France, chômage 17,4% (8,9% en France), 9 897 chômeurs, taux de pauvreté 31%… Drôle de monde, que ces « deux mondes », où l’un des deux est spectateur des spectateurs. Où ce monde met en proximité le monde de la misère et celui de la culture, au point que l’on peut difficilement imaginer que la « critique » ne s’invite pas.
Quand Olivier Py soutenait l’équipe de Belgique (« Pourvu que les Belges gagnent » ! disait-il au Forum des écritures dramatiques européennes), avait-il en tête de se rapprocher de ce que les murs du Palais des papes dérobent à la population marginalisée d’Avignon ?
Quand Macron soutient l’équipe de France, a-t-il en tête d’être plus proche, un instant, d’une population française qui vit mal les réformes qui doivent conduire à « l’État providence du XXI » ? De quelle Providence parle-t-on d’ailleurs ? s’appliquant à qui ? à hauteur de quel pourcentage après qu’un rond de cuir aura calculé un quotient, un paramètre, un indicateur… ?
Macron-Py, Py-Macron… chacun à leur endroit, l’un promouvant une politique, entretenant une culture politique néo-libéral de la réussite, l’autre n’ignorant rien du rapport de l’esthétique au politique, ou plus simplement connaissant l’enjeu qu’est la culture pour la politique ; chacun à leur endroit, donc, un président et un directeur ont dû, en ce mois de juillet, prendre en compte quelque chose qui s’est manifesté à travers l’engouement de plusieurs pour un événement mondial…
23 :30 Taken For Granted
Il est presque dangereux de traverser le boulevard qui sépare le lieu-dit « La Scierie » de la Porte Saint-Lazare, à Avignon. La voix publique est devenue dangereuse et les voitures sont désormais des bolides qui zèbrent la ville. Drapeau, cris, hurlements, passagers heureux, parfois avinés, sur les toits, etc. l’ensemble ne se contient plus. Et de souligner que ce n’est pas partout et même que ce tintamarre n’est pas partagé par tous.
Dans la petite salle de la Scierie, il y a Paola Stella Minni, Ondina Quadri, Konstantinos Rizos… ou trois interprètes totalement libérés des enjeux commerciaux du spectacle vivant. Dans une salle de 50 mètres carré au mieux, un gradin qui contient 20 personnes au plus (il est plein), un carré beige au sol figure l’arène scénique (scotch sur les côtés). Eux sont allongés, silencieux, presque sans vie et plus tard ils se mettront à évoluer sans but, sans connaissance particulière de l’orientation qu’ils doivent prendre. C’est un autre monde, monde ralenti, monde extérieur, monde d’un au-delà qui ne dit pas son nom, qui ne renseigne sur rien. Ultérieurement, après qu’ils auront disparu, il y aura un bruit de tronçonneuse, de la fumée à gogo, plein de fumée, oui, qui envahit la salle. On aperçoit alors deux formes curieuses, mutantes. Plus tard, un souffleur mettra à vue quelques plugs anals. Ça bouge de manière énigmatique, c’est déguisé de la même manière, le visage serré dans des masques de catcheurs, ou costume de bondage… Plus tard encore, le tout devient plus rugueux quand la musique rock, in life, résonne dans la petite salle. Un cul est exhibé qui rappelle qu’ici on tourne définitivement le dos au public, ou qu’on a fait exploser le quatrième mur…
Sans qu’il soit possible de dire ce qui aura été pendant une petite heure, sans prêter plus d’attention que ça aux textes qui s’impriment sur un bandeau de scène et qui évoque le Trans, Taken For Granted s’inscrit dans les lignées des travaux de Bruno Meyssat et Philippe Quesne. Il s’agit de regarder.
D’accepter de regarder quelque chose auquel on peut demeurer étranger. Habituer le regard à l’inattendu… ou plus simplement lui redonner une forme de liberté en l’écartant de l’actualité… ]]> Derviche tourneur https://www.insense-scenes.net/article/derviche-tourneur/ Mon, 16 Jul 2018 20:45:50 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1888

Jérémie Majorel – 16 juillet 2018

Délire parfait est programmé à la Manufacture au côté de Jogging de la libanaise Hanane Hajj Ali dans le cadre de l’Arab Arts Focus : à côté du in d’un Festival voué au « trans- », ici nous sommes conviés à la transe.

Après l’architecture, la boxe et le théâtre, Taoufiq Izeddiou s’est tourné vers la danse. Il signe sa première chorégraphie à Marrakech, où il est né, en 2000, et fonde Anania, première compagnie de danse contemporaine au Maroc, en 2002, et le festival international de danse contemporaine On Marche trois ans plus tard.

Pendant une petite heure, Délire parfait ouvre un moment de dilatation du temps, opéré par le duo d’un corps et d’un guitariste : le passage d’un temps linéaire à un temps cyclique, qui épouse la forme d’une ritournelle sonore de Mathieu Gaborit et d’une ritournelle chorégraphiée de Taoufiq Izzediou, tracée par ses pas sur du sable versé, le même que l’on trouve enclos dans un sablier d’où s’évide le temps, mais libéré de son contenant au profit d’une spirale dessinée sur le plateau nu, puis striée par Taoufiq Izzediou, marcheur nomade en quête d’une spiritualité.
Cette spiritualité se trouve en-deçà du religieux, le religieux n’étant que la domestication de la spiritualité, comme le sablier est la domestication du temps : le nom de Dieu écrit dans toutes les langues tombe comme de la pluie, glisse et s’évapore comme de la pluie. La marche de Taoufiq Izzediou ne se formalise pas dans un rituel auquel le public serait amené faussement à participer. On se trouve plutôt à l’endroit d’une recherche, d’un tâtonnement, qui passe par des états de retombées et d’exaltation, une spirale dont le centre est un point de fuite.
Le chorégraphe cherche cette spiritualité par le corps, non par sa négation. Il s’adonne à des exercices corporels un peu comme dans la mystique on parlerait d’exercices spirituels : haleter, marcher en rond, secouer son visage jusqu’à ce que le visage semble se décoller, impression vertigineuse, exaltante sortie hors de soi, de son identité, de son faciès, atteinte d’une dimension impersonnelle, déjà sensible dans le nom choisi du festival « on marche », et d’un fragile équilibre entre rigueur et perte de contrôle, déjà sensible cette fois dans le titre paradoxal du spectacle.
Un mot sur le corps de Taoufiq Izzediou, revêtu de survêtements noirs, d’une veste de jogging à capuche : rien à voir avec le corps aminci, musculeux, athlétique, gainé, dénudé, etc. majoritaire sur les scènes de danse contemporaine, corps qui finalement refoulent le corps. C’est un corps qui au contraire atteint la grâce par la pesanteur, capable de virevolter soudainement, ou de danser avec une seule de ses parties, voire avec cette limite entre corporel et incorporel qui est la respiration. ]]> Utopies concrètes https://www.insense-scenes.net/article/utopies-concretes/ Mon, 16 Jul 2018 20:44:43 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1885

Jérémie Majorel – 16 juillet 2018

L’équipe de l’Amicale de production est un modèle d’entente franco-belge et une victoire du collectif sur l’individualisme au profit du beau jeu. Elle invente même des gestes techniques qui pourraient changer les règles.


Puisqu’il s’agit moins d’un spectacle de l’Amicale de production que sur l’Amicale de production, on peut en rappeler la feuille de route et sa singularité au sein du paysage théâtral en France et en Belgique :
« L’Amicale de production est une coopérative de projets qui mutualise des moyens (production, administration, diffusion, logistique) pour éditer des formes transversales, entre spectacle vivant et arts visuels. Nous tentons de répondre à des questionnements esthétiques et économiques liés aux nouvelles écritures de la scène, tout en développant une réflexion autour de la production.
L’Amicale a été créée en 2010 par Antoine Defoort, Julien Fournet et Halory Goerger. Elle est basée à Lille et à Bruxelles.
Nous tenons beaucoup à définir notre activité comme artisanale. Elle l’est. Nous avons opté pour un regroupement, une forme coopérative qui se met au service des projets en laissant la place aux agencements impromptus, à la précision et aux digressions sauvages.
Chaque création artistique est en partie contenue dans la manière dont elle est fabriquée : le cadre de production et le contexte de développement sont des données que l’équipe entière, notamment les créateurs, doivent pouvoir s’approprier.
Un travail d’analyse, de suivi et de prototypage s’impose souvent avant de trouver l’angle idoine pour aborder la production d’un projet. L’Amicale tient alors le rôle de plate-forme de rencontre entre technicien-ne-s, responsables de production, créateurs-trices, chargé-e-s de diffusion et autres laborantins, en essayant de maintenir une relation claire et symétrique entre l’équipe de production et les artistes/porteurs de projet. »

L’Amicale de production est une utopie concrète et fabrique des utopies concrètes, sans se complaire dans le nihilisme, le désarroi, le désenchantement, sans s’aveugler non plus sur les conditions de travail et de vie en régime néolibéral. Par une série de décisions, d’agrégats et de bricolages, par un empirisme décomplexé, une immanence assumée, une anarchie organisée, le processus de création est ramené à ras-de-terre, en constant déménagement-emménagement, optant pour des scénographies modulables et maniables : boîtes à idées, plantes en pots, chaises en plastique, ordinateur, vidéoprojecteur, micro, craie…
Amis, il faut faire une pause de Julien Fournet, Apparitions de Diederik Peeters, À propos de de Dominique Gilliot, De la sexualité des orchidées de Sofia Teillet, Le tiret du six de Samuel Hackwill, Ma présence suffit à enchanter le monde de Ina Mihalache : les titres des (projets de) spectacles de l’Amicale de production, tout comme leurs contenus, manifestent un goût certain du jeu des mots et des choses, où le sérieux, le premier degré, même parfois l’émotion, côtoient le cocasse, l’auto-dérision, le décalage, abordant aussi bien des sujets de société (suicides d’adolescents postés sur YouTube pour Ina Mihalache) ou des histoires de fantômes (chez Diederik Peeters).
C’est un théâtre foncièrement littéral, qu’il faut prendre à la lettre, sans chercher quelque transcendance, arrière-monde, coulisse, sens figuré ou caché, à l’instar de Germinal d’Antoine Defoort et Halory Goerger, qui avait été programmé dans le in du festival d’Avignon 2013 (direction Archambault & Baudriller) : sans lien avec le roman de Zola, ce spectacle était un mode d’emploi pour faire germer un monde avec trois fois rien.
Le processus de production compte autant que le produit fini, se substitue même à lui, comme c’est le cas au Gilgamesh. Les spectateurs ne sont plus des consommateurs dans le supermarché du off mais placés à l’endroit de programmateurs improvisés. L’Amicale de production invite à penser et acter une alternative aux contraintes délirantes du système de production et de programmation du spectacle vivant aujourd’hui, qui bien souvent ne fait que reproduire le marketing régnant, la concurrence généralisée, l’accélération imposée du temps. Sur un mode mineur, évitant la frontalité, préférant le détournement, cette bande un peu à part met au cœur du théâtre non pas directement le démos ou la polis, notions abstraites dans lesquelles on peut mettre tout et son contraire, mais, beaucoup plus opératoire, la philia, l’amitié. ]]> May he rise, Incantation pour une résurrection https://www.insense-scenes.net/article/may-he-rise-incantation-pour-une-resurrection/ Sun, 15 Jul 2018 20:43:14 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1883 Malte Schwind – 15 juillet 2018


May he rise and smell the fragrance, chorégraphie Ali Chahrour,
théâtre Benoît-XII, Avignon In 2018


Ali Chahrour présente May he rise and smell the fragrance au Festival d’Avignon du 14 au 17 juillet. Sa pièce se joue au Théâtre Benoit-XII. C’est la troisième partie d’une trilogie sur le deuil, précédé par Fatmeh et Leila se meurt, présentés l’année dernière au Festival. Une sorte de rituel.


Une 20aines de PAR éclairent le public. Un léger brume enveloppe la scène. Olivier Py est dans la salle avec un drapeau français épinglé sur le chœur. On ne sait si, retourné sa veste, il préfère finalement les Belges aux Croates ou si c’est pour le jour de la célébration de la nation. Inquiétudes.
Une voix s’élève. Une voix puissante, féminine. Elle s’élève dans ces mêmes lumières. « Non ! » لا La ! Tenu longtemps. « Non ! » Une incantation pour une résurrection. Un fils est mort. Une mère pleure et cri. Plus tard, le cri se transforme en chant et vice-versa. Elle chante donc sans qu’on la voie et un bruit, un vrombissement terrible se lève doucement, grandit, et mappent à fur et à mesure le chant. Trois hommes se lève dans le premier rang et se tournent vers le public, le regard fixe, une sorte de présence de fantôme. Le vrombissement se transforme en une sorte de bruit terrifiant de hélicoptère qui est prêt à lancer la prochaine bombe. Ils se rassoient et puis une femme, celle qui avait chanté auparavant surgit du noir et avance vers nous, la salle. Toute la fragilité de la figure humaine éclate là, face à cette violence affreuse. Dans les bruits de ce monde, une femme débout et qui avance lentement. Comme tant de femmes et hommes et enfants qui tiennent debout malgré toutes les horreurs. Quand elle lèvera le regard, le vrombissement s’arrête d’un coup.
C’est d’ailleurs à plusieurs reprises que Ali Chahrour opte pour une écriture de ruptures. Parfois il reste encore en dessous d’une musique qui est coupé, une autre musique plus bas qu’on n’avait pas entendu. Il opte également pour des traitements très différents de la musique. Parfois amplifié, magnifié, la voix s’élève avec une divine puissance et ouvre un espace sur-terrestre. Et puis, on dirait que l’ampli a cassé et nous voyons ces êtres humains avec leurs fragilités, deux jeunes hommes et une femme sur ce plateau comme au bord d’une route de Beyrouth, chanter, incanter. L’espace est radicalement transformé. La verticalité absolue est remplacé par un rapport horizontal avec la salle. On peut presque trouver que ce soit ridicule au moment où cet ampli casse, mais dès lors nous voyons surgir de là une nouvelle force. Une force terrestre, humaine, immanente. Cette force terrestre est en directe parenté avec le corps. Un corps brute, presque de la viande, ou disons de la viande qui chante, qui danse, enfin qui bouge encore, et devient chair. Un corps soumis à la gravitation, tiré vers le bas et où la marche demeure un miracle. C’est d’ailleurs pour cela qu’on incante. Qu’il se redresse, ce jeune homme, et qu’il marche à nouveau ! La lamentation, sa production musicale et sa danse, tiennent d’ailleurs principalement à une forme performative. C’est-à-dire qu’il semble plus important que le corps soit donné entièrement, livré en excès, poussé jusqu’à son extrême limite, que les formes musicales que ce corps produit.
Une communauté se crée entre ces quatre personnes et tout à coup, une nouvelle scission s’y fait. Inversé, c’est la femme, la déesse, la mère qui se trouve hors du plateau, dans la salle, comme dans un royaume de morts, à nouveau séparée de ces trois jeunes hommes. Un nouveau rituel, des tambours, des cris. Yallah, yallah ! Pour sauver à nouveau cette femme. À la fin, un sourire. Peut-être la vie continue.
Ali Chahrour fait donc de la scène un espace transcendantal et de la représentation un rituel convoquant les morts. Certes, « le public ne partage peut-être pas les mêmes références, croyances et pratiques quotidiennes, mais peut pourtant ressentir les émotions livrées sur scène. » Dès lors on peut cependant se demander l’efficacité de ce rituel. Est-ce qu’une représentation de rituel ne passe pas à côté de sa fonction propre ? Est-ce qu’il n’est pas dépendant d’une communauté qui partage justement les mêmes croyances, etc. ? Est-ce que « ressentir les émotions » suffit pour faire la traversée et travailler à une certaine cathartique ? Si la salle ne participe pas à ce rituel, mais le regarde, un peu comme un témoin, est-ce que la scène transcendantale ne devient-elle pas impuissante ? Il demeure qu’Ali Chahrour a le mérite d’échapper à la possibilité d’un regard touristique sur ce qu’il fabrique. Sa forme ne répond pas à un désir d’exotisme, cela est certain. Mais comment « convier un public à une cérémonie » dont il est à priori étranger et faire en sorte que le rituel ne se fige pas dans une représentation ? Son travail sur ces espaces différents, entre transcendance et immanence si j’ose dire, immanence qui glisse vite à nouveau dans une transcendance ou est au service de, va quand même dans cette direction. C’est-à-dire quand le spectateur peut faire l’expérience de la fabrication d’une transcendance. Mais ne s’agirait-il pas éventuellement de trouver des dispositifs scéniques propres pour que la représentation de cette cérémonie puisse rester ou devenir une expérience entière pour le spectateur. Ce serait là trouver un théâtre qui soit un nouveau rituel.
Demeure de savoir si nous voulons cela.

 

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La domination ordinaire https://www.insense-scenes.net/article/la-domination-ordinaire/ Sat, 14 Jul 2018 20:40:54 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1880
Jérémie Majorel – 14 juillet 2018

Portrait Bourdieu – C’est bien au moins de savoir ce qui nous détermine à contribuer à notre propre malheur de Guillermo Pisani,
avec Caroline Arrouas, Gilgamesh Belleville, Avignon off 2018


La Comédie de Caen-CDN de Normandie produit une série de portraits de Pierre Bourdieu, Michel Foucault, Stéphane Hessel et Nina Simone : « créations itinérantes, portées par un ou deux acteurs – parfois en compagnie d’un musicien –, qui croquent de manière vivante et ludique une figure majeure de notre temps ».


Je tique un peu sur « croque » et « ludique », éléments de langage dont on peut questionner les sous-entendus : une réduction du spectateur au stade infantile, une manière aussi de faire avec l’anti-intellectualisme ambiant, de rassurer le spectateur sur le bon moment qu’il va passer.
Pour ce qui est de Portrait Bourdieu, il s’agit d’un solo de Caroline Arrouas, disposant de quelques objets : petite table, chaise, cabas, salade, téléphone et vidéoprojecteur. Elle ne raconte pas la vie du sociologue ni n’impose un cours magistral au public mais ouvre une boîte à outils : pas ceux forgés par Bourdieu lors de son ethnographie de la Kabylie ou dans La Misère du monde, trop spécifiques ou trop massifs, aux deux extrémités de sa carrière, mais les outils les plus maniables et dont tout un chacun peut s’emparer. Il s’agit de s’entraîner à ce « sport de combat » qu’était la sociologie pour lui, d’acquérir une réflexivité sur nos pratiques quotidiennes. L’impulsion est donnée par sa leçon inaugurale au Collège de France en 1981 où il analyse cet exercice rituel face aux pairs au moment même où il semble s’y soumettre.
Le spectacle délaisse vite la linéarité pour tresser subtilement trois fils rouges : la présentation en acte des outils élaborés par le sociologue, des éléments biographiques de la comédienne et la fiction d’une prof inquiétée par un journaliste de Mediapart après avoir couché avec un élève. Sont abordés tour à tour le milieu scolaire, les déterminants sociaux de la rencontre amoureuse, les moyens de distinction sociale, l’illusion de la vocation, le mythe du créateur… par le biais des notions de champ, d’habitus, de domination, de capital social, de violence symbolique…

Via l’expérience de Caroline Arrouas, il est largement question du champ théâtral, justement, et des rapports de domination ordinaire qui s’y déroulent, au lieu de frayer une possible alternative : débuts au Burgtheater à Vienne comme chanteuse (« le sang viennois » claironné en allemand), concours d’entrée à l’école du TNS (face à Stéphane Braunschweig et dans la même promotion que Caroline Guiéla Nguyen)…
Le hic est que Guillermo Pisani, l’auteur, le connaisseur de Bourdieu, s’invite dans « son » spectacle, lors d’un semblant de rencontre après public, prétexte à un échantillon de cours magistral qui ne s’avoue pas, où le sachant explique au spectateur supposé ignorant ce qu’est la sociologie bourdieusienne, avant de redonner la scène à « son » actrice, elle qui n’a pas coécrit ce portrait, qui se contente de le jouer, de l’interpréter, au sens musical et non sémantique du verbe, déployant non sans virtuosité une riche palette de jeu, tant au niveau de la diction que de la gestualité – palette inculquée sans doute lors de sa formation à la prestigieuse école du TNS.
Le programme de salle et le dossier de presse précisent, soulignent qui fait quoi, qui est crédité de quoi, « texte et mise en scène » d’un côté, « jeu » de l’autre, et cette séparation, ce « partage du sensible » dirait Jacques Rancière, est réaffirmée par l’intrusion de l’auteur sur scène, reproduit un rapport de domination avec la comédienne et avec le public, dissipe autoritairement le brouillage fécond entre fiction et réalité qui prévalait jusque-là, restreint l’indétermination démocratique de la parole. C’est « la parole soufflée » de l’acteur qui rebutait tant Artaud dans le théâtre traditionnel. Finalement, on n’évite pas cet écueil : prêcher les convertis, se rendre inaudibles des sceptiques.

Autre hic, et c’est la force et la faiblesse de Portrait Bourdieu qui se résume là, il se trouve que Caroline Arrouas a joué dans deux pièces de Jean-Michel Ribes, René l’énervé en 2012 et Théâtre sans animaux l’année suivante, – ce n’est pas abordé dans le spectacle mais on peut le lire dans sa fiche biographique –, et que le directeur du Rond-Point à Paris était dans la salle le jour où j’y étais (le 13 juillet pour être précis). Le spectacle s’est du coup partiellement transféré de la scène vers la salle, effet de visibilité et de notoriété renforcé par la petitesse du lieu et la concentration de praticiens parmi le public – off Avignon oblige –, en regard de l’importance du personnage : celle qu’il se donne (entrée à la dernière minute, accompagné d’une belle jeune femme, attitude, démarche, gestes, tout un habitus de classe qui se signale naturellement), et celle qu’on lui donne (les regards qui se tournent vers lui, le reconnaissent). Le spectacle ne manque pourtant pas de rappeler que le dominé contribue insidieusement à sa propre domination.
Ironie et hasard des applications, j’ai fort pensé à l’inventeur du « rire de résistance » – Milo Rau ou Frank Castorf n’ont qu’à bien se tenir –, qui était à deux rangs derrière moi, lorsque « son » ancienne comédienne, qu’il venait sans doute amicalement soutenir – ou soumettre à une audition inopinée –, avance ceci, lors d’un moment d’auto-réflexivité qui fait tout l’intérêt de ce spectacle :
« étant donné notre position dans le champ théâtral, celui-ci exerce sur nous une sorte de censure structurelle, une censure qui n’est pas écrite, mais justement d’autant plus efficace. Je ne parle pas d’être politiquement incorrect, au contraire. Je dirais même qu’être politiquement incorrect est pratiquement une obligation pour un spectacle comme celui-ci. Mais il y a des manières d’être politiquement incorrect qui sont tout à fait corrects du point de vue du champ théâtral. »
À la fin de la représentation de Portrait Bourdieu, où Caroline Arrouas aura lu une tribune ancienne sur l’intermittence qui n’a rien perdu de son actualité, j’observe que mes applaudissements nourris contrastent avec ceux, ostensiblement mous, de ma voisine de gauche. Peu après, celle-ci se lève pour intercepter le directeur du Rond-Point, lui en haut, elle en bas (des marches), pour lui glisser un prospectus, l’inviter à venir voir son spectacle à elle aussi (c’était donc une praticienne), ayant juste le temps d’en résumer la teneur par une formule-choc, forcément réductrice pour être séductrice (à entendre au sens de faire dévier quelqu’un de sa ligne droite). Le monsieur décline poliment et descend, toujours sous bonne escorte. CQFD. ]]> May he rise, un ouïr primitif https://www.insense-scenes.net/article/may-he-rise-un-ouir-primitif/ Sat, 14 Jul 2018 20:39:22 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1877

Evelise Mendes – 14 juillet 2018

May he rise and smell the fragrance, chorégraphie Ali Chahrour,
théâtre Benoît-XII, Avignon In 2018


Dans May he rise and smell the fragance, le chorégraphe libanais Ali Chahrour revisite des rituels de deuil et de cérémonie funéraire de la tradition chiite. Il y a donc tous les éléments pour favoriser une ambiance assez rituelle : la musique, la prière, le chant, la danse, la répétition des gestes, l’obscurité du plateau, et ainsi de suite.


Si lors des premières vingt minutes on a l’impression d’être tombé sur un spectacle destiné à faire plaisir au public-consommateur du Festival (public qui souvent aime l’interculturalité, l’exotique)… au fur et à mesure de la mise en scène on voit quelque chose d’étrange s’y dérouler… Bien qu’il s’agisse d’une proposition très visuelle (au sens d’être composé d’une sorte de tableaux successifs), May he rise provoque notre perception d’ouïr. Au-delà de la communication lorsqu’on s’adresse à quelqu’un… au-delà de la mise en valeur de la signification des mots et du « sens sensé » (où le son tout simplement transmet quelque chose)… cet étrange type d’écriture repose sur le faire étendrequelque chose dans la salle…
Peut-être que l’oreille ici renvoie à la sphère du primitif. C’est ce que P. Schaeffer nomme « oreille sensorielle » : « Je pense que c’est bien artificiel, notre écoute, bien sottement moderne, et que nous écoutons la musique en intellectuels alors que nous devrions écouter toujours la musique comme des hommes primitifs… Car nous sommes toujours des hommes primitifs […] ». [1]
Or, la source sonore des chants-cris-pleurs devient elle-même une dramaturgie. Une dramaturgie qui met en friction nos paramètres de ce qui serait une bonne scène théâtrale, de ce qui serait le bon rythme, de ce qui serait le bon texte, etc.
May he rise est en définitive tout un univers d’expérimentation artistique où le corps bouge autrement, où le son danse, où l’esprit voyage, où le chant-lamentation arrive à tous…
(la suite de la critique en portugais)
Ali Chahrour é um coreógrafo libanês nascido em 1989 formado em artes cênicas pela Universidade Libanesa. Ele já esteve presente no Festival de Avignon em duas ocasiões anteriores apresentando Fatmeh e Leïla.
Em cena, vemos uma mulher e três homens. Ela (Hala Omran) canta, ela grita, ela explora sua capacidade vocal de inúmeras maneiras (sobretudo em relação a sua capacidade de alongar as frases de rezas mulçulmanas, as quais se transformam consequentemente em cantos).
Vemos também três homens. Dois deles (Ali Hout e Abed Kobeissy) encarregados principalmente dos instrumentos de corda e de percussão típicos do Líbano, enquanto o terceiro (o coreógrafo Ali) algumas vezes dança, outras vezes toca.
De uma maneira geral, todos os quatros artistas se baseiam na exaustão gerada pela repetição dos gestos e das sonoridades, gerando desta forma um ambiente que se dirige ao ritual.
Assim, por exemplo, há um momento em que os dois artistas músicos tocam seus instrumentos, o outro faz movimentos com o corpo que remetem à dança do ventre, enquanto a mulher canta. Os quatros gradativamente aumentam o ritmo desse momento, permanecendo assim durante bons minutos até sentirem dores nas mãos, no corpo… Eles insistem nisso, o que os faz questionar os limites do corpo, ao mesmo tempo que interrogam o que seria uma transe cênica(já que em nenhum momento eles tentam imitar ou representar um ritual de transe).
Talvez não seja apropriado em denominar May he rise categoricamente de « cena ritual » : o mais adequadro seria de percebê-lo como uma busca do que seria a essência do elemento ritual na cena. O que, nesse caso, passa pelo dispositivo da repetição ; da repetição, o estado de transe é sugerido. 
Não se trata de gostar ou de não gostar do trabalho encabeçado por Ali Chahrour. Sua proposta é de nos interrogar, de interrogar nossa capacidade de escuta do outro. Uma escuta que ao invés de passar pelo entendimento dos signficados das palavras ditas, passa pelo som em estado puro. O som de lamento tão fortemente exprimido pela atriz francesa-siria Hala Omran, esse choro de lamento transformado em música, chega de uma maneira ou de outra a todos(as) nós.
Num Festival que tem deixado cada vez menos espaço para trabalhos experimentais que se arriscam ao desconhecido, Men he rise se torna um sopro de vivacidade. Mesmo que se trate de um sopro de melancolia, de um sopro sofrido.
]]> Trans… qu’est-ce qui ne va pas visage ? https://www.insense-scenes.net/article/trans-quest-ce-qui-ne-va-pas-visage/ Sat, 14 Jul 2018 20:37:45 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1873

Yannick Butel – 14 juillet 2018

Par Yannick Butel. Trans (Més Enllà), de Didier Ruiz,
Gymnase du Lycée Mistral, Avignon In 2018.


Dans une édition d’Avignon où l’une des thématiques récurrentes installe le spectateur dans une réflexion sur le genre, sur le sexe, sur les enjeux d’identité sociale via l’apparence, les questions sur le transgenre, Trans (més enllà) de Didier Ruiz est donné à voir au gymnase du Lycée Mistral. Un travail scénique de la Compagnie des hommes qui se perçoit comme une contribution artistique aux études qui couvrent les « gender studies ». Un travail théâtral qui problématise notre rapport à l’art du théâtre, à l’art… Ce que Chris Marker se permettait de résumer par une phrase « Les hommes ont inventé la napthaline de la beauté, cela s’appelle l’art » dans une 72ème édition qui pourrait parfois y ressembler, dont Trans (mes enllà) s’éloigne radicalement…

« On ne naît pas femme, on le devient »
Écrivait Simone de Beauvoir dans l’un des livres les plus importants du XXème siècle : Le Deuxième sexe. C’était en 1949, et le Castor, comme l’appelait le/son très proche et très lointain Jean-Paul Sartre, marquait l’histoire de la pensée parce qu’il mettait en débat la question de l’assignation. Le conflit entre « assignation » et « devenir » chez le sujet sur et pré-déterminé par l’environnement social, familial, institutionnel et, parfois, lui-même. C’est-à-dire cette manière dont le champ social et ses appareils de contrôle (que stigmatiseront des penseurs comme Foucault, Althusser, Deleuze, Derrida, Lyotard, Castoriadis…) maintiennent un ordre hérité bâti sur des lois immuables et arbitraires, se fondant sur le dogme religieux qui nourrit la laïcité.
Et plus loin de continuer dans une langue vive, incisive et tellement juste :

« Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin […] Chez les filles et les garçons, le corps est d’abord le rayonnement d’une subjectivité, l’instrument qui effectue la compréhension du monde : c’est à travers les yeux, les mains, non par les parties sexuelles qu’ils appréhendent l’univers ».

En 1949, dans une France gaulliste imperturbablement tournée vers l’ordre, la reconstruction, le redressement économique, la voix de Simone de Beauvoir est sans doute celle qui incarne essentiellement, un appel à l’émancipation. À l’émancipation générale, et pas simplement féminine, car de la même manière, et dans le prolongement de Beauvoir, tous les travaux qui portent sur les gender studies, et notamment entre autres, ceux de Judith Butler, nous inscrivent dans ce questionnement qui concerne, non « ce que nous sommes », mais « ce que nous voulons devenir ». Entre les deux formulations, si la première renvoie à un essentialisme vain, la seconde inscrit le sujet dans le mouvement de l’Histoire, à l’intérieur de laquelle il doit construire et habiter la sienne. Et pour filer et en finir avec la métaphore architecturale en mémoire le texte de Martin Heidegger « Bâtir, Habiter, Penser », gageons que libérés de tous les conservatismes, et conscient que nous sommes des organismes vivants (tant qu’il y a de la vie, il y a du désespoir !), nous ne serons jamais autre chose que les locataires de nos vies, exilés à travers elles, toujours en déplacement, primo-arrivant (pour ne pas dire migrant), soumis aux migrations qui nous portent vers les lignes de fuite et d’horizon inattendues, entretenant des « dialogues d’exilés » avec celui/celle que nous rencontrerons.
Et ce jusque dans la critique, comme le rappelle mon camarade Jean-Pierre Léonardini dans ce petit opus généreux (Qu’ils crèvent les critiques, éd. Solitaires intempestifs, p. 9) que je remercie encore pour sa « facepré ». Je le cite : « on ne naît pas critique. On le devient au hasard des rencontres, par la force des choses ». On serait presque d’accord.
Trans-scène
Seul, devant la salle, raul et laura, (un palindrome presque parfait) l’un et l’autre de l’un, le même donc, vient raconter l’histoire du vilain petit canard… une histoire simple comme on la raconte aux enfants, le soir, parce que tout commence avec l’enfance et l’infans. L’histoire du vilain petit canard qui met en jeu, non pas un destin malheureux (chacun sait qu’un jour le vilain petit canard découvrira qu’il est un cygne), mais bien l’histoire de ce besoin irrépressible (et incompréhensible) d’être reconnu, d’appartenir à une communauté, de vivre dans le regard des autres. Et tout le temps que ce besoin de reconnaissance durera, tout le temps que ce regard dévisageant durera (relire Levinas, là-dessus), alors le monde n’ira pas mieux, il n’ira pas du tout. Et de regretter définitivement qu’il n’y ait pas plus de Zarathoustra et de solitude bien vécue, souhaitée, voulue.
Sur la scène aménagée exclusivement d’une coursive diaphane en demi-cercle qu’un regard en coupe identifierait à celle d’un escargot, Clara, Sandra, Leyre, Ian, Dany et Neus sortiront, les uns après les autres, parfois à plusieurs aussi, pour venir parler. Nées hommes, Clara, Sandra et Leyre ont choisi de devenir femme. Neus, Danny, Raul, eux, nés femmes, ont choisi de devenir homme. En vêtement de ville, comme on les verrait sortir de chez eux, ils viennent dire leur histoire semée d’embuches, de violences, de désirs incompris, de moqueries ou d’écoutes. Ils viennent raconter la difficulté de faire entendre et de partager un désir. Celui de ressembler à ce que leur esprit leur dicte et de ne pas s’ignorer, au risque d’être incompris par les ignorants. La constance, dans leurs voix, sera de mise. Aucun écart ne viendra perturber ces corps blessés par l’histoire d’un changement radical, l’histoire d’un corps revisité par la chirurgie esthétique, le coup de bistouri psychologique.
Tous les six égrènent ainsi les différentes étapes de leur vie où il a fallu d’abord avouer un désir aux proches, puis passer à la réalisation de celui-ci, enfin vivre dans le même environnement le plus souvent hostile, et le plus souvent aliéné aux souvenirs. Et d’écouter ces voix livrer une intimité qui est au-delà de toute pudeur, sans jamais qu’elles tombent dans l’extravagance et l’impudence. Très loin des films d’Almodovar (que l’on aime par ailleurs).
C’est ainsi une histoire terriblement humaine, six histoires terriblement humaines qui sont racontées. Et cette humanité est d’autant plus forte qu’elle est rapportée au plateau par six non-acteurs. Six présences, en quelque sorte, déplacées au plateau, mises en visibilité, qui entretiennent avec le public une proximité construite sur l’absence de fard, de faux semblants, de scènes jouées… Certainement pas un théâtre documentaire, mais d’évidence un « living theâtre » comme il y eut, dans les années soixante un « living cinéma ». Ou un théâtre qui problématise un peu plus la scène, lieu trop souvent marqué et reconnu parce qu’il marque un espace à part ; alors qu’avec Trans, c’est un lieu de passage qui devient sensible.
Et de se souvenir, en sortant de Trans (més enllà) , de cette question qui court dans le Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin (futur penseur de la complexité) et qui est à maintes reprises adressée à chacun des interviewés : « Comment tu te débrouilles dans la vie ? » ou ce commentaire de Chris Marker : « comment arriver à une égalité de regard ? »
Et ce parce que regardant à l’alentour, on voit dans les gens que quelque chose cloche dans ce monde. Oui, on voit l’un dans l’autre, au point, comme Marker, de faire sien l’inquiétude et la phrase qui la condense, si poétique, si simple, si terriblement simple : « qu’est-ce qui ne va pas visage ? » (phrase sublime de Joli mai…)
]]> Illusions et amour réciproque https://www.insense-scenes.net/article/illusions-et-amour-reciproque/ Sat, 14 Jul 2018 20:36:34 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1870

Yannick Butel – 14 juillet 2018

Par Yannick Butel. Illusions de Ivan Viripaïev, mise en scène Olivier Maurin,
Gilgamesh Belleville, Avignon Off 2018.


C’est au 11 Gilgamesch Belleville, théâtre de la rue Raspail, que le metteur en scène Olivier Maurin reprend Illusions, texte d’Ivan Viripaev. Un peu moins d’une heure trente où, dans une pratique théâtrale qui emprunte aux formes immersives (on dit aussi participatives), les interprètes de cette comédie-dramatique excellent à raconter une histoire… d’AMOUR RECIPROQUE.


Les dramatuges en colère
Ivan Viripaev fait partie de ces « dramaturges en colère » russes qui sont apparus avec l’effondrement du théâtre institutionnel. Dans l’ombre des auteurs Elena Gremina et Mixhaïl Ougarov qui déclaraient « devoir faire un théâtre contestataire, un théâtre qui menace ne serait-ce qu’un petit peu le monde, soi-même […] », Viripaev est néanmoins à part. Si comme les « jeunes hommes en colère » du théâtre anglais, sous la gouvernance de Thatcher, il peut écrire et mettre en scène des formes documentaires (cf. sa pièce Kislorod (Oxygènes) considérée comme un « Manifeste de la nouvelle génération »), c’est aussi l’auteur de pièces plus intimistes comme Illusions qui le singularise par rapport au mouvement « Teatr.doc ». Comme le rapportent les rédacteurs du site theatre-russe.info, Viripaev est davantage tourné, aujourd’hui, vers une recherche esthétique et poétique. Un théâtre du « Verbe » comme il l’écrit, non « plombé par la psychologie », mais également « un théâtre qui interroge la place du spectateur ».

Illusions d’Olivier Maurin
Entrant dans la salle 2 du Gilgamesh, c’est au milieu d’une salle avec une table partiellement dressée que l’on s’enhardit à s’installer. Là, sur les nappes blanches, sont disposés des verres de toutes tailles et volume. Un peu d’eau les remplit. Et d’ajouter qu’à travers ce motif que d’aucuns prendraient pour un décor, il y a un geste d’hospitalité qui a été pensé par la scénographe Guillemine Burin des Roziers. Soit, et pour le formuler maintenant (ce qui sera validé ultérieurement), un geste d’intimité aussi. Aussi, alors que tout le monde ne peut pas prendre place à la table et que les spectateurs se sont installés dans les gradins habituels, le jeu commence.
Et de voir apparaître alors les uns après les autres quatre comédiens/comédiennes. Les voir apparaître non d’une scène ou d’un plateau qui leur serait réservé, mais les voir se lever alors qu’ils étaient dans le public. Ils s’appellent Clémentine Allain, Fanny Chiressi, Arthur Fourcade, Mickael Pinelli. Et d’un bout à l’autre d’Illusions, ils seront tout simplement attentifs, généreux, comme heureux d’être là, et de pouvoir nous renseigner sur le conte qu’ils vont interpréter et qui parle de « l’amour réciproque » à travers l’histoire de deux couples qui étaient soudés. L’un, Sandra/Dennis. L’autre, Margaret et Albert. Et tout commence, comme dans la tradition du Cunto italien, par une prévention et une adresse où le « bonjour » est un embrayeur (en linguistique) d’histoire : « Bonjour, je veux vous parler d’un couple marié… ».
Histoire d’amour, histoire de mort pour ces deux couples qui ont vécu chacun cinquante-deux ans ensemble. À partir de là, on ne saura pas si ce qui nous est raconté est vrai ou pas, si de fait, alors que Dennis est sur son lit de mort, il n’a jamais trompé (comme il le dit) Sandra. Si Sandra n’a jamais trompé Dennis avec Albert, alors qu’elle pense qu’elle va bientôt mourir et qu’elle avoue à Albert son amour pour lui, dès le premier jour de leur rencontre alors qu’elle va épouser Dennis. Si Albert n’a jamais aimé que Sandra tout en vivant un amour sincère avec Margaret. Mais, et quand Albert l’avouera à Margaret, la mort par pendaison de Margaret à la suite de l’aveu est elle bien réelle… tout aussi réelle que son amour pour Dennis qu’elle avoue à Albert, avec lequel elle aurait eu une liaison de 52 ans. Ainsi en est-il de cette curieuse histoire faite de rebondissements, de bivouacs, de non-dits, de silences qui courent tout au long d’une vie qui, comme trop lourds à porter, finissent par se révéler, avant de passer de l’autre côté.

Histoire d’amours, histoire de couple, histoire d’amitiés fortes où personne ne sort indemne de l’attention qu’il porte à l’autre, car, et c’est ce qui s’entend tout au long de Illusions, c’est l’amitié absolue qui aura garanti à chacun des 4 composants de ce quatuor, cette vie paisible, sereine, heureuse et ce tout en leur garantissant l’émotion de passions inavouables.
Du soleil noir … aux acteurs éclatants
Le lecteur nous pardonnera d’emprunter ici, dans la première partie de ce titre, le nom de l’un des essais les plus réussis de Julia Kristeva. Essai sur l’amour, la jalousie, l’infidélité, le remords, le deuil, etc. Ce qui dans nombre de cas de couples qui vivent une « trahison » conduit à des formes de perversité et de vengeance qui s’incarnent dans « le cannibalisme mélancolique ». Du soleil noir, il aura été partiellement question dans Illusions. Celles que l’on perd, celles que l’on entretient, celles qu’on cultive… aveuglement amoureux, sans doute. Endurance aussi et mort par suicide, aux limites d’une vie, à plus de quatre-vingt ans. Et ce qui est triste dans le texte de Viripaev, ce qui est traité avec réalisme, ce qui est douloureux, est dit au plateau par les quatre interprètes avec une telle douceur, une telle distance aussi, que ces histoires de vie cachée, gagnent une sorte de légèreté. Sur le mode de l’intervention, dans une scénographie qui rappelle celle de Festen, les comédiens et les comédiennes gardent leurs personnages à distance du pathos. Leur donnant vie, ou rappelant leur vie, en préférant les installer dans une sorte de comique retenu.
En dialogue avec les spectateurs, mais sans insistance, pour autant qu’ils rapportent des vies complexes, leur connivence et leur jeu les conduisent à être une forme chorale qui se substituent ou rappellent les liens des couples qu’ils évoquent. Ils forment un groupe de témoins agiles, bavards, enjoués… parce que Dennis, Sandra, Margaret et Albert (personnages dont ils parlent sans s’arroger un rôle en particulier) ont, plus que tout, aimé la vie, leur amitié, et le monde où la seule question était « Il doit bien y avoir un minimum de constance dans ce cosmos changeant ? ». Question ou doute qui ne trouve dans le ciel aucune réponse alors qu’Albert meurt en interrogeant le ciel.
Et d’entendre les interprètes de ce conte dire, sereinement, « c’est fini ». Avec la même douceur que le « bonjour » à l’ouverture du jeu. Et de les regarder heureux de voir le public partager avec eux, cette fabuleuse histoire sans fin de l’amour réciproque dont on ne sera jamais certain. Merci. ]]> Autogestion des puits – de la vie, du paysage, de murs, et des débats https://www.insense-scenes.net/article/autogestion-des-puits-de-la-vie-du-paysage-de-murs-et-des-debats/ Fri, 13 Jul 2018 20:33:51 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1867

Malte Schwind – 13 juillet 2018

Premiers jours à Avignon cette année, mais sans théâtre.

Par contre, avec la vie, la collection Lambert et des débats.


Aux clowns, aux sorciers et sorcières, aux hobereaux et cochers ivres,
À mes ami.e.s

PROLOGUE

Il s’agirait quand même de libérer la vie et le désir. Et il faut dire que le théâtre peut quelque chose à cet endroit-là. Encore faut-il être à la hauteur de la vie, ou au dessus, c’est-à-dire qu’il faut qu’il s’est au moins libéré de la sociabilité et de la rentabilité, peut-être deux principes que la bourgeoisie a sophistiqué comme personne d’autre. Et elle a réussi d’étouffer la vie avec, au point que nous ne pouvons nous empêcher de regarder ce monde et s’écrier : quel ennui ! Inutile de dire que dans le cadre de ce festival de la marchandisation de l’art, le théâtre n’a évidemment aucun espace pour cette libération. Il y est contraint par tous les moyens, aliéné.
Non, les gens ne sont pas drôles. Ils sont sérieux pour sauver leur sociabilité et la rentabilité de leurs produits. On pourrait avoir l’impression qu’ils ne vivent que pour cela et on pourrait se jeter dans une tristesse ou une violence sans nom à force d’être assoiffé de vie et de voir les autres à vous tendre du sable et de la poussière à boire. Ils vous tiennent un verre, mais il est vide. Pourquoi vous tiennent-ils encore un verre ? C’est que quelque part tout le monde doit se douter de quelque chose. Tout le monde a encore un vague souvenir de ce que pourrait être la vie. Les plus intelligents d’entre eux ont rationalisé, intellectualisé leur diète. Ils disent par exemple : « On ne rencontre pas des gens dans la vie. On les rencontre dans le travail. » Quelle tristesse et quelle conception cynique de la vie ! Quelle idéologie du travail avec laquelle on nous a baratiné depuis le début. Parce que certains prêtres et certains flics et certains rois ne veulent absolument pas que nous vivons. Ils préfèrent que nous travaillons et que nous pensons que la vie se résume au travail. L’actuel président de la République ne prêche d’ailleurs rien d’autre. Mais un doute plane donc encore au dessus de tout le monde, elle nous guette et quand nous voyons que quelque chose de la vie se manifeste à nous avec cette évidence de l’inéluctable, tout fout le camp, tout peut encore foutre le camp, et alors on déserte, on déchire cet emballage mensonger et nauséabond de la vie et on peut encore s’y jeter comme dans un gouffre et boire à plus pouvoir étancher notre soif. Quand on a ainsi touché ce qui n’a plus besoin d’être nommé, on ne peut plus se satisfaire de la sociabilité et de la rentabilité, mais on veut retourner dans ce paysage et voir et rencontrer tous les paysages possibles. La vie, mesquine, du monde nous devient absolument impossible. Et nous avons donc le choix entre la révolution, le suicide ou la mélancolie.
Le théâtre y peut donc quelque chose. Le théâtre peut nous pousser en direction vers ces trois solutions qui sont une et la même chose. Elles sont la possibilité d’existence dans ce monde une fois bu l’eau de la vie. Et si le théâtre faisait son boulot, on n’aurait bientôt plus besoin de ces trois solutions, car ce monde sera plein d’assoiffés de la vie qui se tendront des verres d’eau rempli jusqu’au bord. Tous ces gens ensorcelleraient ce monde et en ferait un déluge afin que tout le monde boive et boive encore jusqu’à ce que ce monde n’aurait plus rien à voir avec ce monde, mais serait la vie, pleine et souveraine, cruelle et joyeuse, infiniment joyeuse. On se réjouirait d’autant plus que nous saurons qu’il n’y aura plus de maître à venir. Nous apprendrons à nager dans les torrents de la vie et crierons : Oui !
Oui !
Oui ! Cela est possible. Je l’affirmerai jusqu’à ce que j’aurai bu le calice jusqu’à la lie. Oui ! Une autre vie est possible, libérée. Oui ! Le théâtre y peut quelque chose. Mais, oui, il faut inventer des manières qui permettent de travailler à cela. Car, ne nous trompons pas, ce monde est fait pour être perpétué. Tout est fait pour que rien n’y change et pour que nous oublions notre soif, pour que nous la déguisons et que nous buvons de la poussière en croyant qu’il s’agit de l’eau fraîche. Construisons donc des sources inépuisables à partir des paysages partagés. Une puissance en y émane qui peut ensemencer des puits dans ce monde où les assoiffés de la vie pourrons trouver de quoi boire. Ces puits sont peu nombreux et fragiles, et longs à construire, mais nous savons que l’on ne fait pas un jardin au milieu du désert en un jour. Nous savons qu’un nouveau printemps est à venir. Et nous savons que nous ne sommes pas seuls.

DE MURS ET DE PAYSAGES

Pour cet enième festival d’Avignon (je crois qu’il s’agit d’arrêter de compter un jour, comme les vieillards moribonds cessent un moment de compter les années), la collection Lambert propose des expositions également. Si je comprends bien, festival in et off s’y mélange. Anatomies du pouvoir en est une. Il s’agit de photographies du suisse Christian Lutz, d’ailleurs membre de la « sélection suisse à Avignon », programme établi par Pro Helvetia et donc artistes soutenus par Pro Helvetia. J’y reviendrai.
Une autre est une exposition des œuvres de la collection Lambert. Et comme la rencontre ne peut être programmée (je ne sais pas comment la médiation culturelle pense ce problème), je m’arrête devant un dessin ou plutôt un dessin m’arrête. Il s’agit d’un paysage qui est traversé par un mur. Running Fence. Il faut dire que je rentrais dans cette salle avec une attention particulière puisqu’elle était titré de « au-delà du paysage » ou quelque chose du genre. Le texte introducteur commence avec une citation, dont une partie va ainsi : « … contrairement à eux [aux animaux], il [l’Homme] n’est pas une figure dans le paysage, mais un modeleur du paysage. » Et moi qui ai tout de suite envie de répondre : « Il est un paysage. »


Bref, le mur sur ce dessin sur papier était en tissu. Comme une matière étrangère, introduite, dans ce paysage. Mais pas non plus une matière opposée, qui ferait violence à la fragilité du papier. Une matière proche, mais différente ; induisant d’autres usages et d’autres fonctions. 
Il est inutile de répéter la violence des murs dans la réalité de nos mondes. Des murs de frontières. En béton armé. Avec du barbelé. Même si nous n’avons pas l’expérience directe de ces murs, que nos corps ou les corps de nos ami.e.s ne se sont pas fait déchiquetés en tentant de faire fi à cette séparation, chacun.e comprendra du moins de manière rationnelle son insupportable violence. Il est peut-être aussi inutile de répéter son caractère arbitraire, si souvent arbitraire, c’est-à-dire décidé par un pouvoir étranger à la réalité du paysage. Mais nous pouvons peut-être se demander avec ce dessin de Christo et Jeanne-Claude quel est cet étrange besoin que nous avons à hisser des murs entre nous, nos paysages intimes et propres ? Quel danger réside dans le désir de l’autre ? Que tentons-nous de protéger avec nos murs ?

La réponse à la question des murs que nous pouvons déceler dans l’exposition de Christian Lutz est la réponse du pouvoir qui a peur. Le pouvoir doit se cacher, tourner le dos aux regards des autres, s’armer de luxurieuses colonnes et tableaux, se cacher derrières des lunettes de soleil, des vitres teintés. Il doit se protéger parce que méfiant. Méfiant et méchant parce qu’il sait ou il pense qu’il est toujours convoité. Il est mâle, toujours, sur les photos de Lutz. Mâle et en costard. Entourés de bouffons qui trahissent leurs amis pour être mieux vus par l’aura du pouvoir, pour y briller un peu plus, enfin, … ils pensent briller un peu plus. Ce sont peut-être les plus méchants et les plus bêtes. Les Polonius, toujours au service du pouvoir, sans ancrage, penché sur un pied, démontrant au tyran avec un regard et un sourire sournois qui sera le suivant qui devra être exécuté. 
Nous comprenons pourquoi le pouvoir a besoin de murs. Il se protège derrière, délirant qu’il l’est, paranoïaque, convaincu de son importance évidente… mais nous ? Nous ? Sans pouvoir. Sans rien. Nous qui n’avons à défendre que notre vie, et notre joie. Nous qui n’avons pas besoin d’être méfiant puisque personne nous veux quelque chose ? Nous qui ne cherchons pas à briller dans la lumière terrifiante du pouvoir ; celle qui éclaire les pilotis de la nuit, celle qui éclaire les salles sans fenêtres, celle qui illumine le trône… ? Nous, hommes, femmes et enfants, et ce qui existe entre, qui aimons les yeux et regarder les yeux ? Nous qui ne cherchons qu’une fidélité à nos ami.e.s et qu’à agrandir nos amitiés à toute personne qui ne nous veut pas du mal ? Pourquoi, nous aussi, nous avons tant de mal à ne pas construire de mur ? Des murs là où tout mur semble si superficiel, tellement de trop et inutile et moche…
Et peut-être la réponse du pouvoir vaut comme réponse ici aussi. Nous pensons encore devoir défendre quelque chose. Nos petits pouvoirs et les petits privilèges qui viennent avec. Nous nous sommes attachés à la forme que nous avons fait de nous-même et par laquelle nous avons encore une prise dans le monde. Nous n’arrivons pas encore à déserter entièrement pour enfin être en face de l’autre, ouvert, confiant, sans crainte pour pouvoir résonner avec. Et peut-être même, s’y loge là, dans ces cercles d’hommes qui cachent quelque chose, derrières ces fenêtres obstruées, devant les pilotis dans la nuit, une érotique particulière. Sombre et violente, glaciale… une sorte d’érotique de la mort. Il y a quelque chose de cet ordre dans les photographies de Lutz.
Mais nous pouvons encore lire autre chose dans le dessin Running Fence de Christo et Jeanne-Claude. Nous voyons les calculs, les études et analyses scientifiques, les hauteurs et longueurs nécessaires, un plan, des lettres et des chiffres écrits sur le paysage, dans le paysage. Et peut-être n’est-ce au final pas ce mur en tissu qui est la plus grande violence faite à ce paysage, mais cette planification technique. State of California. Aménagement. À côté de cette entreprise technocrate, ce mur en tissu se dessine presque comme un voile blanc. Un voile qui protège également quelque chose, mais différemment d’un mur. On peut soulever un voile. Il ne suffit que d’une brise légère. Et cette brise légère est inscrite intrinsèquement dans chaque voile. Ainsi serait notre premier pas vers notre libération la transformation de nos murs en voiles. Dès lors, nous n’aurions plus besoin de marteaux piqueurs, nous n’aurions plus non plus de gravats à s’en débarrasser, nous nous ouvririons à un jeu léger et à une érotique lumineuse. Il serait aisé d’apercevoir le paysage derrière. Non plus exclusion de l’autre, mais invitation à nous dévoiler, à nous révéler mutuellement à nous-même. Le voile ne cache pas qu’il cache un secret. Le mur s’en fou du secret. Il défend. Il est guerrier. Il est et met en guerre. Fait pour empêcher, il appelle à sa destruction. Le voile invite au regard et la curiosité de l’autre.

INTERMEZZO


Clown
Un jour.
Un jour, bientôt peut-être.
Un jour j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers.
Avec la sorte de courage qu’il faut pour être rien et rien que rien, je lâcherai ce qui paraissait m’être indissolublement proche.
Je le trancherai, je le renverserai, je le romprai, je le ferai dégringoler.
D’un coup dégorgeant ma misérable pudeur, mes misérables combinaisons et enchaînement « de fil en aiguille ».
Vidé de l’abcès d’être quelqu’un, je boirai à nouveau l’espace nourricier.
A coup de ridicules, de déchéances (qu’est-ce que la déchéance ?), par éclatement, par vide, par une totale dissipation-dérision-purgation, j’expulserai de moi la forme qu’on croyait si bien attachée, composée, coordonnée, assortie à mon entourage et à mes semblables, si dignes, si dignes, mes semblables.
Réduit à une humilité de catastrophe, à un nivellement parfait comme après une intense trouille.
Ramené au-dessous de toute mesure à mon rang réel, au rang infime que je ne sais quelle idée-ambition m’avait fait déserter.
Anéanti quant à la hauteur, quant à l’estime.
Perdu en un endroit lointain (ou même pas), sans nom, sans identité.
clown, abattant dans la risée, dans le grotesque, dans l’esclaffement, le sens que contre toute lumière je m’étais fait de mon importance.
Je plongerai.
Sans bourse dans l’infini-esprit sous-jacent ouvert
à tous
ouvert à moi-même à une nouvelle et incroyable rosée
à force d’être nul
et ras…
et risible…
Henri Michaux, « Peintures » (1939,) in L’espace du dedans, Pages choisies, Poésie / Gallimard, 1966, p.249”

DE « DÉBATS »

Par contre le monde résiste et ne cesse de nous rappeler à lui. Les débats ont lieu et tout ce que j’ai nommé plus haut réapparaît. Non plus jeu érotique, mais jeu social. Garder ou gagner une position sociale. Au pire, un jeu corporatiste : écrivains contre metteurs en scène, dramaturges contre romanciers…. C’est ainsi que la table ronde Théâtre politique / théâtre social ? avec Alain Badiou, Arnaud Maisetti, Alexandra Badea, Samuel Gallet et Christophe Tostain procède malgré la volonté et la tentative de Badiou et Maisetti de problématiser certains points. Rares sont les tables rondes où les réelles oppositions sont nommés et deviennent dispute. Ce ne sera pas non plus le cas ici. Une courtoisie y règne, chacun.e flippé.e de se planter, de sortir K.O. Jeu défensif en général. Le groupe se divise en deux camps. Un camp plus radical et engagé de l’autre, plus construit également. L’autre plutôt consensuel, plus lâche donc. Le camp consensuel adopte toutes les attaques du camp adversaire en disant : « Nous sommes d’accord. » même si effectivement ils fabriquent des objets contraires aux mots énoncés par le camp engagé. Ils désarment toute attaque. Toute dispute est évitée et ce qui est le pire, c’est que la position engagée est rattrapée par le consensus, récupérée par la majorité molle, puisque ses mots sont vidés de leurs sens. « Si tel est d’accord avec ces mots, ces mots voulaient donc dire cela aussi. » Polysémie des mots. Quelle bataille à mener ! On a envie que cela devienne plus violent, que chacun.e ose dire les contradictions qu’il ou elle voit à l’œuvre. Finissons une fois pour toute avec la courtoisie. Par exemple, Alexandra Badea répondant à Arnaud Maisetti. Je paraphrase : « Je crois que personne d’entre nous calcule l’effet que nos écritures ont sur le spectateur. On n’en est plus là. Tout ce que j’essaie, c’est de changer le regard, essayer de faire en sorte que le spectateur se pose des questions. » Si ce n’est pas prévoir un effet, c’est même pire : prétendre qu’elle connaît les questions que les spectateurs se posent. 
Alexandra, Samuel et Christophe étaient attaqués d’écrire un théâtre correspondant et réconfortant l’état du monde actuel, de le perpétuer avec leur théâtre. Sois ils ne l’ont pas vu, soit ils ont évité la dispute par manque de courage ou d’arguments. Peut-être pour sauver la valeur de leurs produits que l’on pouvait directement acheter à côté.
Autre était la parole qui régnait dans un débat dans le village du Off, organisé par le SYNAVI : et si on remettait l’équité au cœur de la relation créateurs / programmateurs ? Il n’y avait aucun programmateur dans la salle comme quoi il faut se dire que l’intérêt pour cette proposition n’est pas partagé. Et cela en dit long. 
Il revenait évidemment sur la table la nécessité pour les artistes de reprendre les lieux, qu’ils nous ont été ôté. Des dispositifs s’inventent comme Scène sur Seine. Un regroupement de compagnies qui envisage la diffusion différemment et construit des solidarités entre compagnies tout en essayant de changer la manière qu’ont programmateurs et créateurs de se parler. Les sentinelles, une fédération de compagnies qui militent pour des meilleurs conditions de travail à Avignon et accusent le fait que des subventions publiques vont dans la poche de propriétaires privés qui ne cessent d’augmenter les loyers, alors que les programmateurs, qui ont également de moins en moins d’argent, reste de moins en moins longtemps à Avignon. Programmateurs qui vont voir les choses à Avignon, mais non pas quand ils se passent à côté de chez eux. Espoir de diffusion qui justifierait à elle seul le déficit dans lequel la majorité des compagnies se mettent en jouant dans le OFF d’Avignon. Diffusion qui se résume en moyenne à cinq dates par spectacle. 
Et ici cela se dispute. Ça accuse et ça défend. Ça lutte. L’enjeu n’est pas de se vendre. De toute façon, il n’y a pas d’acheteur. Mais est affirmé et se construit un rapport militant à notre métier. Ce n’est plus s’assurer une place dans la hiérarchie du champ, mais se battre pour attaquer, fragiliser la hiérarchie donnée. Inventer des dispositifs matériels qui tentent d’inverser le rapport de force. Sortir de l’impuissance et de l’acquiescement. Construction et autogestion.
Voilà le chemin qui se dessine… ]]> Marathon DeLillo par Julien Gosselin https://www.insense-scenes.net/article/marathon-delillo-par-julien-gosselin/ Fri, 13 Jul 2018 20:32:37 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1863

Jérémie Majorel – 13 juillet 2018

JoueursMao IILes Noms de Don DeLillo par Julien Gosselin,
FabricA, Avignon 2018


Ou comment un spectacle proche du rituel du potlatch décrit naguère par Marcel Mauss, don et contre-don, profusion d’images, de sons, de temps et de corps, se trouve habité par une radicale sobriété où ne subsiste plus que l’essentiel quand tout est épuisé autour de nous.


Résumons rapidement trois romans dont l’intrigue s’épure puis se dissout au profit d’expériences pensives et sensorielles.
Joueurs (1977) suit un couple qui se délite, Lyle et Pam, l’un trader, l’autre gestionnaire de deuils (!). Après l’assassinat d’un collègue, George Sedbauer, sur leur lieu de travail, Lyle découvre qu’une secrétaire récemment embauchée, Rosemary Moore, le connaissait ainsi que le meurtrier. Il entre en contact avec ce qui semble des terroristes maoïstes et des agents du renseignement. Pam, de son côté, part en vacances dans une maison au bord d’une baie dans le Maine, avec un couple d’amis homosexuels.
Dans Mao II (1990), un romancier aussi célèbre que secret, Bill Gray, sort de l’ombre pour se substituer à l’otage d’un groupuscule terroriste de Beyrouth, sur fond de diffusion de la secte Moon à travers le monde – une archive-vidéo d’un discours hallucinant du révérend de l’Église de l’unification est passée au cours du spectacle –, de la survivance du maoïsme et de l’avènement de Khomeiny.
Les Noms (1982) se concentre sur une petite île grecque : James, le narrateur, analyste du risque pour des multinationales, rejoint sa femme, Kathryn, dont il est séparé et qui travaille dans un chantier de fouilles, et leur jeune fils, Tap, romancier en herbe. Le meurtre d’un vieil homme l’oriente vers une secte qui agit selon la coïncidence des initiales de ses victimes avec le nom des lieux.
New York, Toronto, Athènes, Chypre, Beyrouth, Amman, Jérusalem, etc., autant de points névralgiques d’une financiarisation de l’économie, d’une résurgence du religieux, d’une dissémination du terrorisme ; l’extension du néolibéralisme jusque dans les subjectivités, la collecte des données pour revente aux grands groupes, le système assurantiel protégeant les multinationales contre enlèvements et nationalisations ; l’abstraction d’un monde passé au crible des chiffres et des lettres, volatilisé en flux dématérialisés, arpenté par une classe cosmopolite, déphasée, en manque de véritable dehors, familière de chaque aéroport, mais ramenée au corps par l’expectoration, les glaires, les glaviots, le vieillissement, le petit défaut obsédant, la brûlure, le sexe triste, la blessure ; une nécessité d’écrire qui ne fait plus le poids devant l’efficacité de l’acte et du langage terroristes mais qui en même temps épouse un monde en pleine mutation où l’alphabet, sa décomposition et sa recomposition, comme ressource démiurgique, suscitent un regain de fascination ; des personnages à la fois objets et sujets d’affabulations, gagnés par la paranoïa ambiante et le dérèglement des signes : tel est ce que ces trois œuvres du romancier américain radiographient, mêlant huis-clos, quête et errance, sans surplomb didactique mais par une ironie incessante qui se conteste elle-même, par une phrase et un phrasé striés de non-dits, au plus près de sensations sur le point de s’évanouir en notions, ménageant fulgurances et traversées de l’insignifiance, concision et lignes de fuite, que Marianne Véron a tenté tant bien que mal de traduire chez Actes Sud et que le spectacle de Julien Gosselin transforme avec tous les matériaux du théâtre.
Pour 2666, adapté lors d’Avignon 2016, il avait conçu une esthétique scénique différente pour les cinq parties du roman, qui auraient pu constituer en fait cinq romans à elles seules, comme Roberto Bolaño l’avait envisagé avant sa mort. Cette fois, Gosselin opère trois variations sur un même principe scénographique, toujours établi par Hubert Colas, les trois romans de DeLillo n’en faisant qu’un.
Cette impression est renforcée par l’absence de véritables entractes et le pari d’un spectacle de dix heures en continu – 2666 durait lui douze heures mais avec de confortables entractes –, comme on parle aujourd’hui d’un flux d’informations en continu, nous laissant croire qu’on pourrait passer à côté de quelque chose si on ne s’y branche pas en permanence.
La trajectoire d’acteurs passant d’un personnage à l’autre, alternant ombre et lumière, est une autre façon de dégager une cohérence d’ensemble. Ainsi de Frédéric Leidgens qui incarne George Sedbauer (Joueurs), Bill Gray (Mao II) et Owen Brademas (Les Noms) : le cadavre inaugural sur lequel s’écrit le roman, le romancier retiré, le chef du chantier de fouilles qui finit par se convertir à la secte, allant jusqu’au bout de sa fascination pour l’inscription lapidaire de lettres cryptiques. Ainsi d’Adama Diop passant de Franck McKechnie, collègue de Lyle qui le met en contact avec un supposé agent de la CIA (Joueurs), à Abu Rashid, chef terroriste de Beyrouth (Mao II) puis à James, analyste du risque (Les Noms) : toutes les facettes, y compris l’ambiguïté, du conspirationnisme. Ainsi de Carine Goron qui donne visage à la protéiforme Rosemary Moore (Joueurs), à Karen, traumatisée par les moonistes, vivant recluse au côté de Bill et de son factotum Scott (Mao II) et à Lyndsey Keller, représentante diffractée de la nouvelle classe néolibérale (Les Noms) : avatars d’un même évidement de l’être, d’une même hébétude, non sans impulsions brusques et coups de folie.
Citons les acteurs engagés à corps et à cris dans ce marathon DeLillo – il y a plusieurs compte-à-rebours durant le spectacle, ce qui me permet aussi un clin d’œil au magnifique Marathon Musil (2012) de Guy Cassiers –, pour la plupart camarades au long cours de Gosselin depuis le Théâtre du Nord (Lille) : Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé, Adama Diop, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Antoine Ferron, Noémie Gantier, Carine Goron, Alexandre Lecroc-Lecerf, Frédéric Leidgens, Caroline Mounier, Victoria Quesnel et Maxence Vandevelde.
Un écran énorme au centre et deux écrans plus petits de chaque côté, pouvant monter ou s’abaisser, obstruent la quasi-totalité du plateau, qui se fait lieu de tournage (mais aussi une partie du bâtiment et de ses entours) d’un film de dix heures, en direct (vidéo de Jérémie Bernaert et Pierre Martin). Seul subsiste l’avant-scène pour que les acteurs crèvent l’écran. L’écran fait écran : il est un obstacle au regard du spectateur alors même qu’il permet des plans rapprochés sur les comédiens, se substituant à la lorgnette d’antan. Il est ici une pure surface de projection, ne cherche pas à évoquer une quelconque profondeur. Un point de frustration en somme quant à l’imaginaire du spectateur et à son accès immédiat au plateau. L’hors-champ, suscité puissamment par l’environnement sonore, est sans cesse recadré, ramené au champ plus restreint de l’écran. L’effet de réel propre à l’image filmique est démonté au lieu même de sa virtuosité manifeste. Les micros HF ne sont pas dissimulés sur les visages et les dos nus des acteurs qui lancent parfois des regards-caméras appuyés, se laissent maquiller, pénètrent dans la régie son, jouent parmi les techniciens qui chamboulent à vue la composition scénique…
L’immersion dans la fiction est avant tout opérée par l’ambiance musicale, proche de ce qu’on peut éprouver pendant les spectacles de Romeo Castellucci. La musique électronique et les riffs de guitare, joués en live comme dans un concert ou un set de dj par Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde, sont lancinants, puissants, agressifs, correspondent avec les expériences des personnages, nous les font ressentir : discothèque, bruits de vagues, bombes, ferveur religieuse, ferveur révolutionnaire, ferveur des corps.
Les dix heures en continu, que l’on peut choisir d’interrompre deux fois, entre Joueurs et Mao II puis entre Mao II et Les Noms, occupées par des intermèdes (chansons, archives, discours…), se rapprochent du temps de lecture que ces romans nécessitent, avec le flottement temporel que suscite parfois la lecture de grands romans. Gosselin, comme une grande partie du public, est un lecteur d’aujourd’hui, qui pense à d’autres romans sans doute, mais aussi à des films, des séries, etc. On reconnaîtra à certains moments, à tort ou à raison, la Nouvelle Vague, Mad Men (2007-2015) ou le cinéma de Gaspar Noé.
Dix heures, c’est aussi une durée où le spectateur se rappelle qu’il a lui aussi un corps, pris entre besoins divers, recherche de la meilleure position sur la banquette et côtoiement du public. Et ce corps qui se rappelle à lui peut tour à tour mettre à distance la fiction, le rapprocher des acteurs dans l’épreuve, le plonger dans une écoute où il oublie une durée qui s’écoule paradoxalement plus vite à force de longueur.

Les lumières signées Nicolas Joubert sont un autre point d’accroche et d’approche de ce spectacle-fleuve. Les néons contemporains, tantôt froids tantôt chauds, se mêlent à un éclairage baroque aux bougies. Et cet entrelacement de lumières n’est pas gratuit. Les bougies colorent de religiosité les scènes où il est question de sectes, elles suffisent à recréer l’atmosphère d’un restaurant de plein air en bord de mer, l’intimité d’un appartement où vit un couple déconnecté du monde, la retraite secrète d’un écrivain… Les néons posent l’existence d’une galerie d’art, d’une île déréalisée, d’une discothèque enfumée, des couloirs d’un building…
Mais la lumière est aussi celle du faisceau des projections-vidéos, qui passe au-dessus du public, cône lumineux imposant, mouvant, animé, où l’image filmique est concurrencée par sa source, propice à une rêverie sur la circulation des images, la diffraction et la reconstitution des corps, rêverie qui est celle des personnages de DeLillo, eux qui passent leur temps devant leurs postes de télévision, se font des films, photographient les écrivains, sont fascinés par Andy Warhol voleur d’auras, découvrent les premiers ordinateurs domestiques…
Il y a deux catégories de personnages chez DeLillo : ceux voués aux images, ceux voués à l’écriture. Ils finissent par se confondre. Les images se pulvérisent en flux de chiffres et de lettres, et les chiffres et les lettres deviennent eux-mêmes des images cryptiques. Gosselin a saisi cet entrecroisement des nombres, des noms et des icônes par son utilisation du surtitrage. Le surtitrage devient chez lui une dramaturgie, une chorégraphie. Les lettres, les chiffres, les mots, les titres, les phrases, projetés, sont des corps au même titre que les corps des acteurs. Taille et police de caractère, modalité d’insertion, de projection, de luminescence, rien n’est laissé au hasard (on avait pu apprécier une intégration non moins pensée du surtitrage dans Intérieur de Claude Régy en 2014, via certes une tout autre esthétique scénique).

Ces lettres projetées, aussi importantes que l’image filmique, nous plongent dans le babélisme, le brouhaha du monde de DeLillo, entre français, américain, coréen, chinois, et ce qui semble des langues mortes, peut-être du sanscrit, des lettres insensées. Le surtitrage se dérègle vers la fin, multiplie les confusions phonétiques – qui émaillent sms, chat et tweets d’aujourd’hui.
C’est même peut-être par le surtitrage que Gosselin immisce ses choix de lecture, l’interprétation qu’il fait de ces romans ouverts à la multiplicité des interprétations, à la dérision de toute interprétation, qui s’ouvrent et se ferment en une circularité revenant faussement au point de départ – une spirale plutôt. Ainsi, remplacer l’otage à Beyrouth par les phrases qui décrivent ses sensations d’enfermement, comme tapées à la machine, c’est suggérer que Mao II sort entièrement de la tête de Bill, ce que nous lisons étant le dernier roman qu’il se refuse à publier. Remplacer Tap par ses répliques projetées n’est pas seulement dû à la difficulté d’embaucher un tout jeune acteur, c’est là encore suggérer que Les Noms proviennent sans doute de Tap, répondant mineur de Bill, une enfance du roman et du langage.
Au cours de dix heures où l’image vidéo et le bain sonore sont massivement employés j’aimerais évoquer trois moments saisissants qui s’en exceptent, et on ne peut les séparer du reste, c’est un tout à prendre ou à laisser, la traversée d’une expérience de spectateur, dont l’anarchie organisée est loin des productions bien léchées, lisses, que d’aucuns admirent chez Ivo van Hove, Katie Mitchell, Cyril Teste, Anne Théron, etc. quand bien même ils s’affrontent aux mêmes maux du siècle :
- un insert, qui n’est pas dans Delillo, où une maoïste discute avec un ancien militant de l’indépendance algérienne sur la nécessité de poser des bombes dans les universités de la France des années 1960 ; rien d’autre qu’une discussion, en plan fixe, visible à la fois sur l’écran et sur l’avant-scène en contrebas ; deux acteurs de part et d’autre d’une table qui argumentent et contre-argumentent d’une façon à la fois glaçante et intensément réflexive – peu importe si l’on reconnait un extrait de La Chinoise (1967) de Godard ;
- le dialogue de James avec un membre de la secte qu’il est parvenu à retrouver ; l’homme est entièrement nu, recroquevillé dans une flaque de sang, se contorsionne dans des postures qui rappellent certains tableaux de Francis Bacon ; le plateau est désencombré, le dialogue dépouillé ; l’homme parle dans une langue méconnaissable, proche d’une glossolalie, dont la « traduction » est donnée en surtitre ;
- la dernière heure, la dixième, après neuf heures sans répit, sans baisse de rythme, à plein régime du son et de l’image, dans l’engagement éperdu des acteurs, la dernière heure est d’une sobriété exemplaire, radicale, la plus expérimentale in fine, à la fois pour les deux acteurs présents sur le plateau nu où se produit comme une transmission générationnelle entre Frédéric Leidgens et Adama Diop, et pour le spectateur (ce n’est qu’à ce moment-là qu’une impatience éparse dans le public se fait ressentir) ; un soliloque ardu d’Owen Brademas, entrecoupé de quelques relances de James, le corps nu de Leidgens recouvert d’une simple serviette, dans un dénuement monacal, soliloque erratique, relatant une expérience qui résiste à la narration ; Leidgens atteint une diction envoûtante, au plus près de la chair des mots, du cadavre des mots, dont on ne sait plus s’ils sont habités ou désertés par une transcendance vaine. ]]> Karl Valentin… noch einmal https://www.insense-scenes.net/article/karl-valentin-noch-einmal/ Fri, 13 Jul 2018 20:30:10 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1860

Yannick Butel – 13 juillet 2018

Par Yannick Butel. Lili Kabaret, texte de Karl Valentin, musique de Friedrich Holländer
mise en scène Elisabeth Piron,
Théâtre Barretta, Avignon Off 2018


Programmé dans l’un des nouveaux lieux du Off d’Avignon, au Théâtre Barreta, Lili Kabarett emprunte à Karl Valentin ses textes et à Friedrich Holländer sa musique. Sur scène, Maria Laurila Lili, Nicolas Houssin et Aude Giuliano avec son accordéon jouent et chante pendant une petite heure des scènes absurdes de la vie quotidienne ou extraordinaire.


De Karl Valentin,
le clown métaphysique de Munich, la critique allemande dit exactement ceci : « Valentin war ein Philosoph und ein großer Sprachwissenschaftler des Absurden, des von Menschen selbst geschaffenen Absurden, – manche sagen, er habe das absurde Theater eines Samuel Beckett vorweg genommen ». Ce qui, traduit en français donne : « Valentin était un philosophe et un grand linguiste de l’absurde, de l’absurde créé par l’homme lui-même – certains disent qu’il a anticipé le théâtre absurde de Samuel Beckett ».
Tout est dit avec ces quelques phrases qui mettent au panthéon celui dont on disait encore qu’il était le « ersten deutschen Popkünstler ». Comprenez « le dernier artiste allemand de la culture populaire ».
Tout est dit ou presque, et si nous avions un peu de temps dans un festival qui multiplie les propositions et nous en prive, nous pourrions développer en soulignant encore que les choix esthétiques, poétiques et théâtraux de Karl Valentin relèvent d’un engagement politique dans l’entre-deux guerre. Son goût pour le sketch, le fragment, la performance… s’inscrivant dans une pratique politique du théâtre en rupture avec les genres prisés par la bourgeoisie et l’aristocratie prussienne et germanique : l’opéra, le drame, la tragédie…
Comparer Karl Valentin à Charlie Chaplin comme il est communément admis de le faire est ainsi tout à la fois juste (par la nature du jeu physique et l’allure ou la silhouette que lui imprime le costume) ; et faux puisque Chaplin, lui, n’est que le miséreux ou le reflet de l’Amérique de Steinbeck alors que Karl Valentin est un penseur de son art inscrit dans l’Histoire, ami de Joseph Beuys, de Brecht, proche du dadaïsme… qui ont, les uns comme les autres, pensé un « tournant esthétique ». Jusqu’à son œuvre théâtrale, traduite essentiellement par Besson et Jourdheuil, publiée aux Éditions Théâtrales, on peut mesurer le Dichter und Denker qu’il était. Et ce, d’abord, dans la langue et les thèmes qu’il traitait. Langue vulgaire, soumise à une inflammation de la logique (d’aucuns parleront bêtement d’absurde), à un rapport lexical pauvre. Langue qui met en perspective les scènes de la vie quotidienne ou développe, au contraire, des situations extravagantes en rupture avec la vraisemblance ou le faire vrai (ce qui est encore une manière de courcircuiter la pensée bourgeoise de l’art). Rien de ce que proposa Karl Valentin au théâtre ne peut donc s’écarter du trait nécessaire à son jeu, à a pratique : la démesure. Et si une chose est à éviter, c’est le figuratif auquel il préférait la caricature, et donc le clown. Clown et démesure… soit les deux ingrédients d’un tragique moderne, dans une Histoire européenne où se prépare le chaos.
Lili Kabarett
Des comédiens au plateau, dans un décor aux formes enfantines proches de l’univers de Chagall (un peu épuré ici), où un ballon de montgolfière en surplomb du plateau voisine avec une échelle tendue vers le ciel et des malles qui disent les voyages imaginaires, les interprètes de Lili Kabarett oeuvrent à rendre l’univers de Karl Valentin. Les séquences se suivent, les sketchs s’enchaînent alternant chants et scènes cocasses, grandiloquentes, jouant sur des quiproquos insolites… le jeu de mots est maître de l’arène théâtrale, et trouve dans le geste caricaturé, le mime, le soutien nécessaire à rendre le tout curieux, voire étranges. Leurs costumes renchérissent cette étrangeté qui se donne sous la forme de la paillette, du col papillon surdimensionné, du chapeau qui ne convient pas et couvre la tête. On y reconnaît le texte chez le Chapelier, celui de La Pharmacie, celui de Vol en piqué dans la salle, etc. Et à chaque fois, c’est le monde à l’envers qui fait tourner l’autre en bourrique qui est proposé.
Tout cela est, de fait, une restitution assez juste de l’univers de Karl Valentin, mais à regarder ces athlètes affectifs (expression qu’Artaud employait pour désigner les acteurs), on ne peut s’empêcher de trouver parfois peut-être le temps un peu long. Comme si l’effet de répétition, qui est ici récurrent à chaque scène, plutôt qu’il ne développe un temps dramatique, venait à le figer. Et de voir alors dans cette forme « Kabarett » comme le souligne le titre, un « T » de trop. Un « T » itératif, et non pas intensif, qui met le spectacle à l’endroit d’une pure imitation. Ce qui n’est pas sans charme et convient à la restitution, mais ne suffit pas à faire création. ]]> Le sacré immanent d’un rituel SM https://www.insense-scenes.net/article/le-sacre-immanent-dun-rituel-sm/ Fri, 13 Jul 2018 20:28:39 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1857

Arnaud Maïsetti – 13 juillet 2018

L’invocation à la muse, de Caritia Abell et Vanasay Khamphommala (Sujet à Vif A),
Jardin de la Vierge du Lycée Saint-Joseph, Festival d’Avignon In 2018


C’est en face de la « Chapelle du Verbe Incarnée », dont le nom pourrait sembler le sous-titre du Festival, puisque, paraît-il, la chair est triste (hélas). Justement, le Jardin de la Vierge du lycée Saint-Joseph accueille l’Invocation à la Muse : tant de signes convergent vers tant d’espoirs de sacrilèges. Les Sujets à Vif proposent depuis près de dix ans d’associer pour des formes brèves deux artistes : ce midi, sous le vent, Caritia Abell — « praticienne du BDSM (bondage, domination, sadism, masochism) » — et Vanasay Khamphommala — « Linguiste, performeur, auteur, traducteur, […] il est également chanteuse » — s’allient pour une puissante messe noire, un pur désir d’opérer vivant le corps pour s’en libérer. « On peut dire maintenant que toute vraie liberté est noire et se confond immanquablement avec la liberté du sexe qui est noire elle aussi sans que l’on sache très bien pourquoi. » (Artaud). C’est une courte demi-heure qui saisit ce non-savoir troublant, de la liberté du sexe, de la noirceur terrible des renversements quand ils s’opèrent en plein jour de midi. C’est un rituel qui va prendre au sérieux (c’est-à-dire : avec un humour cruel) le conseil de Socrate : pour invoquer la muse, il faut se mettre la tête dans un sac. Rituel sacré, érotique, chamanique, l’invocation est surtout le prétexte à une puissante exploration du corps qui viserait à l’entêtant désir de s’inventer d’autres corps comme on écrirait sur la peau le poème de son propre devenir.


 « Je pense comme une fille se déshabille » (G. Bataille)
Habillé en costume d’homme, le corps surgit depuis le fond de scène : lentement, respectueusement, scrupuleusement, il ôte ses chaussures comme avant de pénétrer un espace sacré. Il l’est. Mais sacré comme on dit au Québec pour insulter.
Sur le visage, un sac, rouge sang – étrange image qui relève autant du rituel SM que de l’imagerie pénitentiaire type Guantanamo. Mais c’est ici la leçon de Socrate prise au pied de la lettre : on ne saurait invoquer la Muse sans se cacher la tête. Parce qu’elle est indigne ? Ou pour ne rien voir des mystères ? Pour mieux voir peut-être, avec le regard intérieur, celui de l’imaginaire qui décuple les sensations ?
Saisie du sacré par le théâtre : par le regard, mais un regard dérobé, outré, rendu visible par son retrait. Et ce regard qui sera tout au long du rituel (on n’ose pas dire : spectacle : il faudrait dire spectacle dans la mesure du rituel) plonge en nous son œil noir : son œil mort.
Nous qui voyons tout de l’homme qui ne voit rien, nous ne voyons rien de ce qui agit autour de lui et en lui. Œil aveugle : généalogie d’une vision retournée. Se souvenir que le père de Bataille était aveugle quand il conçut son fils : et que l’œil mort du Père sera pour toujours aux yeux de Georges Bataille au principe de la vie. L’histoire de l’Œil est un contre-récit érotique du visible.

Retour à ce qu’on voit : l’homme qui s’avance vers nous suit le fil d’Ariane d’un micro posé sur le sol : pas à pas, le fil l’entraîne fatalement jusqu’à ce micro – jusqu’à la naissance de sa voix, de son corps sorti de lui — où il essaiera sa belle voix grave : des mots, des sons, des soupirs. À Jardin une femme est entrée qui a traversé le plateau pour s’installer à Cour grignoter des chips qu’elle tire de son panier : on est dans Eden, peut-être, quelque part dans la campagne riante et stérile de la vie sociale. Elle, elle le regarde. Puis elle va s’approchant de lui prolonger son regard de ses gestes : posant une main sur l’épaule, sur le dos, sur le torse. Chaque geste qu’elle fait arrache tendrement un son de lui, qui répond à l’intensité du mouvement, à sa durée. C’est la syntaxe du rituel, donnée dans ses premières lois. Le corps prend corps sous les mains de celle qui le stimule : un corps n’existe à proprement parler que par l’autre.
Oui, on est peut-être devant une allégorie littérale — et émouvante comme l’enfance — de la poésie : le poète aveugle livré au bon désir de la Muse qui l’habite, le visite, le touche. C’est touchant, oui, une Muse qui fait parler le poète. La drôlerie de ce premier moment est grave aussi, parce qu’on voit le corps vulnérable livré au bon vouloir d’un autre, et qu’on pourrait croire qu’il subit de la Muse les caprices auxquels il est soumis. Il y a une autre lecture, qui renverse le préjugé de la domination (sexuelle et politique) : les deux corps s’associent pour ce chant amébée où l’un•e a besoin de l’autre pour s’exprimer (dont l’étymologie prend tout son sens ici, érotique et physique : tirer le jus d’un fruit en le pressant). La Muse — silencieuse — prend la parole dans la voix de l’autre, et l’autre/le poète — immobile — active son être par les gestes de la Muse. Ce pourrait être beau : ce sera pire.

« Plus grande est la beauté, plus profonde est la souillure. » (Bataille)
Peu à peu, les pressions de la paume de la main ne suffisent pas ; comme ne suffit pas le corps du poète : la Muse déshabille l’homme (lui laisse le sac sur la tête) et va puiser dans son panier les outils propres à sophistiquer les murmures et les sons, pour les intensifier, les raffiner. Une plume, une rose, un couteau. À chaque nouvel objet, on franchit un saut : chaque objet possède son imaginaire propre, l’allégorie de toute une tradition littérale. L’écriture, l’amour, la mort. À chaque objet, le seuil franchi est définitif. À chaque mouvement, la douceur se renverse en cruauté : la rose passée lentement sur le sexe, la pointe du couteau sur l’épaule. La ceinture frappée soigneusement sur le ventre, les cuisses.
Dès lors, ce qui n’était que soupir et murmure de l’homme se complexifie en écho, en réponse. Des mots, puis des phrases : un long poème soudain prend forme devant nous, au-dessus de nous. En français, en anglais, les deux langues s’échangent comme dans les bouches des amants : s’enlacent lentement sous le poème qui chante un arbre pris de désir de s’envoler.
Le corps devient alors la surface d’écriture de la Muse : épingles à linge « plantées » le long d’une artère sur le bras, marques rouges des coups de ceinture… La cérémonie de domination est littéralement (et puissamment) obscène en ce qu’elle jette sur scène un corps qui consent à sa vulnérabilité, et qui y puise, par là, la faculté de nommer sa propre libération, la conquête de ses mots. Souffrant son corps, il l’éprouve alors : comme tel souffrant, comme tel existant sur lui comme son propre corps.

À la vie à la mort
L’interdit fonde le désir parce que « l’interdit est là pour être violé » (Bataille) [1] : les étapes qu’on franchit sont toutes celles qui attaquent aux normes de la sexualité (la reconnaissance des corps, l’intimité secrète, l’échange). Ici, en plein midi, et livré autant à la Muse qu’à nos regards, debout, criant, l’être qui explore par son chant le possible de son corps s’arrache aux lois de l’offre et de la demande sexuelle pour enfin s’accomplir. Ailleurs, Bataille dira que le désir est violent en tant qu’il est aussi désir de violence : « essentiellement, le domaine de l’érotisme est le domaine de la violence, le domaine de violation » [2]. Il est surtout illimitation des frontières des corps et des langages : « il y a dans la nature et il subsiste dans l’homme un mouvement qui toujours excède les limites, et qui jamais ne peut être réduit que partiellement » [3]. Franchir les limites relève de la mort ou de la folie : par là les deux se tiennent la main comme des amants. Une mort vitaliste, puisque l’érotisme est « l’approbation de la vie jusque dans la mort. » [4]. Cet excès qu’on entend à chaque syllabe, qu’on perçoit dans chaque mouvement est la loi de cette troublante cérémonie, et la condition politique de sa réalisation — l’excès, peut-être la traduction la moins maladroite de l’hybris, sorte de réalisation manifeste de l’éros et de l’epithumia (le désir sensible, celui qui naît dans le bas ventre)
Rituel : entre la maîtresse (de cérémonie) et l’être (cérémonial), l’espace du rite est non seulement le corps de chacun, mais l’espace entre les deux — le théâtre ? Ou la vie qui nous sépare d’eux ? Entre un être est un autre, qui y-a-t-il, si ce n’est le gouffre, l’abîme ? Et comment rendre visible ce gouffre si ce n’est dans la discontinuité rendue palpable qui nous déchire ? C’est là le lieu de l’érotisme : non pas se reproduire, mais produire les liens qui nous désunissent, et par là se produire. Donner corps à son corps.

C’est tout le trajet de ce rituel. Un trajet d’autant plus cérémonial que chaque midi reprend le trajet là où la veille on l’avait laissé – le spectateur ne peut assister qu’à une étape d’un long processus, d’une procession cheminant sur six jours comme un drame à station.

À la fin de chaque étape, l’être enlève le sac sur la tête : son visage apparaît comme un pur phénomène, cheveux tombant longuement sur les épaules, maquillage sur les lèvres et regard franc d’un épuisement libérateur. Oui, soudain, « La proximité de l’autre est signifiance du visage […] Le visage parle » (Levinas). Visage d’une beauté troublante, purement autre : les expressions de genre s’effacent comme leur répartition binaire. Ce qui relève de l’homme et de la femme s’effondre pour le jeu librement consenti du désir avec lui-même.
Et l’être de chanter.

Langage et désir seraient liés, paraît-il, au lieu de la jouissance : « Rendre cette jouissance possible, c’est la même chose que ce que j’écrirai : j’ouis-sens, c’est la même chose que d’ouïr un sens » (Lacan)  [5]. Jouissance, extase : au-delà du langage articulé, le chant, le poème, espace de conquête des territoires du sens délivré du sens, espace sensible de la sensation qui outrepasse, affranchit, intensifie.
Rituel, donc : sacré ? Oui, mais sacré immanent d’une chair en prise avec l’expérience de sa propre destruction pour sa réinvention : telle aura été la tâche de l’érotisme, cette « substitution de l’instant ou de l’inconnu à ce que nous croyions connaître » (Bataille), érotisme qui rend possible le non-savoir qui nous désarme pour mieux nous livré à l’inconnu, illimité, illimitant.
Dans le Jardin de la Vierge, la matinée est ombragée. Fatalement, avec les mots prononcés, le temps est passé, c’est sa nature : et le soleil est monté haut ; quand il s’est retrouvé à la verticale du sol, il y a eu cette seconde, à midi pile — dans le vent on entendait qu’à peine les cloches des églises sonner —, où le soleil a basculé par-dessus les toits pour venir se planter sur le plateau, et dans les yeux : on a dû fermer les yeux, un peu, pour mieux voir, et ne pas se laisser éblouir, aveugler, et mieux regarder, par-delà l’éclat mensonger du jour.
]]> Grito Pelao… ventre mou ou ventre plein ? https://www.insense-scenes.net/article/grito-pelao-ventre-mou-ou-ventre-plein/ Thu, 12 Jul 2018 20:25:57 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1854

Yannick Butel – 12 juillet 2018

Grito Pelao, Flamenco de Rocio Molina,
festival d’Avignon In 2018


21h50, mardi 10 juillet, cour du Lycée Saint Joseph, une clameur s’élève dans la ville. Et, avec quelques secondes de retard, une partie du public qui a pris place dans ce lieu du In, lui répond en écho. La France est en finale de la coupe du monde et vient d’avoir raison des Belges. Olivier Py doit être désolé, lui qui avait ponctué l’ouverture du forum des écritures dramatiques contemporaines européennes par un « pourvu que les belges gagnent », écho un peu pauvre et bien loin du souci qu’en avait Camille Desmoulins. Les minutes qui suivront et une partie de la nuit, ce sera un concert de klaxon et de liesse indescriptible. Quelque chose d’imprévisible qui semble marquer que le bonheur est là, et, aussi, un truc assez violent pour le piéton-festivalier qui, vers minuit, doit franchir les boulevards, alors qu’il quitte la cour du Lycée Saint-Joseph après qu’il a assisté à Grito Pelao (traduisez « le cri écorché ») de Rocio Molina. Pièce de flamenco d’un peu moins de deux heures qui avait commencé à 22H15 (au lieu de 22H00). Au théâtre, les arrêts de jeu, aussi paradoxal que cela pourra paraître, c’est avant que ça ne commence, quand on a du mal à remplir la salle et que l’on fait rentrer les « sans-billets », les « spectateurs-remplaçants »…


No more Football than Fiesta
Dépité Py doit l’être, lui qui espérait que les Belges gagnent. Dépité oui, car dans l’esprit du Directeur du Festival, il doit y avoir le souci du son. Le son des klaxons et des hurlements frénétiques qui viendront, le 15 juillet prochain, jour de la finale France-Croatie, parasiter les murmures, les dialogues, les monologues, les paroles et autres formes sonores, musicales, des plateaux ouverts à la nuit, sous les étoiles. Le dépit de Py tiendrait donc, non pas comme nous l’écrivions, à un émoi identitaire soutenant le « Belge » (cf. critique sur le forum des écritures à lire sur l’insensé), mais bien à la conscience d’un directeur affranchi des contraintes techniques qui soutiennent l’accomplissement de l’acte théâtral. Sauf à beugler comme dans Thyeste planté dans la cour d’Honneur (son et lumière, fric et bastringue scénographique), de fait, et par exemple la délicatesse du geste de Raimund Hoghe, aux Cloîtres des Célestins, avec 36 avenue Georges Mandel (hommage à Maria Casares) devrait souffrir. Et d’imaginer le Directeur du festival soutenir maintenant la Croatie afin que le bruit de la nuit ne soit réservé qu’à la voix de la Diva.
Paradoxe d’un festival de Théâtre Populaire qui a forcément besoin de voir disparaître son adjectif afin qu’il persiste dans l’imaginaire (sauf à évaluer le tarifaire).
Ah ! Ce peuple dont tous se sente solidaire (de Macron le « monarc » en passant par Mélenchon l’oligarque) et qui n’en finit pas d’inquiéter l’Histoire qui, sans lui, serait tellement bien huilée.
Mais bref, si Fiesta d’Israel Galvan, au milieu de la cour d’Honneur dans l’édition précédente, n’avait pas convaincu ceux qui étaient adeptes d’un Flamenco de l’endurance ; si Galvan avait proposé des fragments d’excellence plutôt qu’un Flamenco s’inscrivant dans la durée ; alors la présence de Rocio Molina, dans la cour du Lycée Saint-Joseph, semblait venir compenser la frustration du spectateur de l’an dernier (du moins s’il s’agissait du même). Magnifique attention que d’assouvir ainsi les goûts du spectateur, ses attentes, ses besoins de Flamenco complet… En finir avec le souvenir de Fiesta, en finir avec la clameur du footeux trop populaire, et prier ou espérer que ça ira avec Molina…

Quand le Phallus se retira… enfin
Aux premiers pas, à l’instant où la cour du lycée Saint-Joseph se dévoile à la vue de celui qui va gagner les travées métalliques, le plateau et la scène surexposés sont fascinants. Un blanc intense y est entretenu et le sable fin qui borde le planché qui entoure une fontaine immobile libère un sentiment d’éternité, de temporalité absente pensés par le dramaturge de la lumière Carlos Marquerie. Jusqu’aux trois petites chaises et à la tablette surélevée en fond de scène, tout semble s’accorder avec ce blanc absolu dont Kandinsky écrivait qu’il excluait la raison, et permettait peut-être l’événement de la spiritualité. Et d’évoquer un trouble, propre au spectateur qui se trouve là, à cet endroit en attente de ses interprètes, ce qui relève d’une expérience sensible puissante. Plus tard, une, puis deux, puis trois femmes apparaîtront qui gagneront leur place au plateau. Les rejoindront les musiciens qui prendront place discrètement sur le côté. La scène appartiendra presque exclusivement à ces trois femmes.
À la mère Lola Cruz, à la fille la danseuse Rocio Molina Cruz, à l’amie la chanteuse Silvia Perez Cruz. Trois femmes ou trois ventres de Venus figure de la fertilité, d’hier et d’aujourd’hui. Trois ventres, l’un abimé sans doute par l’âge et la maternité qui ne se donnera jamais à la vue. Il a vécu, est là, et sous le vêtement qu’il ne quittera pas, à lui seul il raconte l’histoire de toutes les femmes qui, de petite fille jusqu’à ce qu’elle devienne femme, portent en elle, dès la naissance, cette virtualité qu’est la vie d’un autre à créer. L’Histoire de la perpétuation de l’humanité est à cet endroit, mais si longtemps il a fallu accueillir un sexe intrus pour que se réalise celle-ci, aujourd’hui et alors que Goethe y pensait en écrivant Faust et l’épisode de l’Homonculus, la technique aura permis de distinguer cette histoire, d’une autre nommée sexualité. Ce ventre-là, finalement, je le regarderai comme un point archéologique. Un ventre qui induisait, par-delà la maternité, un ensemble de relations périphériques, de formes de pouvoirs, de conservatisme moraux, d’enjeux sociétaux, une histoire de la sexualité au prisme de la société et de l’esprit des hommes. Quelque chose d’un ordre que la poésie de Mallarmé rapporte avec justesse : « Alerte, gaillard et dispo !/Je sais que près de toi je bande/ Vertement, et je n’appréhende/ Aucun malheur, sinon de voir,/ Entre mes cuisses engourdies/Ma pine flasque et molle choir !… ». Quelque chose que fait trembler d’émotion Apollinaire : « Con large comme un estuaire/ Où meurt mon amoureux reflux/ Tu as la saveur poissonnière l’odeur de la bite et du cul/ La fraîche odeur trouduculière/ Femme ô vagin inépuisable/ Dont le souvenir fait bander/ Tes nichons distribuent la manne/ Tes cuisses quelle volupté/ même tes menstrues sanglantes/ Sont une liqueur violente/ La rose-thé de ton prépuce/ Auprès de moi s’épanouit/ On dirait d’un vieux boyard russe/ Le chibre sanguin et bouffi/ Lorsqu’au plus fort de la partouse/ Ma bouche à ton nœud fait ventouse » .
Et de voir ce premier ventre comme le contrepoint des deux autres qui, la technique aidant, semblent avoir été libérés du poids des sociétés phallistiques, de la friction et de la pénétration, etc. Ventres fermes, lisses, féconds… exhibés sur la scène où la rondeur avoue aussi la révolution. Ventre de Rocio en gestation, aux seins alourdis par ce qui pousse à l’endroit du creux d’elle, et ventre de Silvia qui dix ans plutôt a eu sa filles Lola et a gardé sur les hanches ce qui, pour venir au monde, exige du corps une élasticité, une plasticité. Ventres de femme de la maturité comme on le dit d’un fruit lequel, d’ailleurs, est évoqué pour rythmer les mois d’une grossesse. Rocio a ainsi le « ventre de la poire »…Ventre fécondé in vitro que celui de Rocio et qui portant l’enfant, pour autant n’a jamais eu à souffrir le poids d’un géniteur entre ses cuisses, sentir le souffle court du co-créateur, ses assauts physiques…
Grita Pelao, pour autant que la scène pourra se colorer d’un onirisme lyrique, d’un geste chorégraphié et chanté, ne perdra jamais de vue cette histoire-là, celle des ventres et de l’expérience qu’ils vivent. C’est là qu’est l’impulso qui nourrit le geste de création de Rocio Molina.

Impulso… et le pouls filant…
L’image, disons le visuel, précisons encore… tout ce qui relèvera de l’optique restera inaltérablement structuré, rigoureux en chaque variation de couleurs qui s’étendent sur l’ensemble des murs et du plateau. Scénographiquement Grito Pelao demeurera puissant dans son rapport à l’impact visuel. Les rouges brossés, les bleus froids, les marbrures sur fond noir… rien de la couleur ne s’écartera de la précision qui confine à un art pictural. Et si tant est que l’on puisse, dans l’écoute, dompter les sons sauvages qui parviennent à l’ouïe, le pas claquant, caressant, percutant de Rocio Molino, pris isolément, nous ouvre à une métaphysique du pied. Celle qui nous conduit à nous rappeler que le pied est l’articulation complexe qui a donné à l’homme sa stature, et dans son prolongement, son rapport cérébral au monde. Écouter les pieds de Rocio, c’était en définitive faire l’épreuve d’une cérébralité à l’œuvre et peut-être le « duende » (les démons intérieurs) qui nous accompagnent et donnent au corps ses formes esquives, ses rapports percussifs et languissants, sa plasticité ondulante et vibrante…
De la même manière, arriver à saisir la voix de Silvia Perez Cruz, n’écouter que la langue espagnole sans se préoccuper d’un ailleurs (les sous-titres sont décidément des briseurs de poétique), c’était peut-être parvenir à entendre l’accent de la romance qui organisait le chant, en faisait une caresse… Le canto Jondo qui dit la peine et la douleur dans leur expression sonore soutenue par les rascado (accords brusques) de la guitare qui l’accompagnait. À la manière de Lorca, que chante aussi Silvia Perez Cruz, on saisissait que si la vie passe par les larmes, le théâtre se doit d’en être traversé aussi (cf. Klaus Mickael Gruber).
Mais voilà, alors que le Flamenco mériterait un équilibre entre voix et corps, entre musique et son du corps, il y eut seulement à cet endroit, pour Grito, comme une sorte de concurrence. Laquelle a eu pour effet d’annuler toute complémentarité. Un peu comme si, l’une et l’autre, s’inscrivaient dans une surenchère d’exposition de leur excellence singulière, au point que celle-ci disparaissait.
Là, fut, trop souvent, le premier écueil.
Le second, mais peut-être qu’il ne tient qu’à l’œil d’un « critique homme », c’est que cette histoire de ventre paraîtra parfois bien narcissique, un brin trop biographique, et finalement peut-être trop égocentrique… Quelque chose d’insupportable qui s’incarne dans l’image finale où sur le mur, en fond de scène, est projeté l’intérieur du ventre de Rocio : échographie, image grise fluide et son…
Parallèlement, la voix de Silvia Perez Cruz, qui fait écho à ces histoires de ventre solitaires/solidaires, font regretter celle qui chante Gallo Rojo, que les mouvements des Indignés espagnols et les furtifs de Nuit debout lui empruntaient.
Et de sentir quelque chose qui serait absent dans tout cela. Quelque chose de commun, alors qu’elles privatisent leur rapport au ventre. Et soudain, repenser à la Mère courage de Brecht. Entendre Anna Fierling effacer l’idée de père et défendre ses enfants jusqu’à ce qu’elle les perde. Repenser la maternité comme l’Histoire. Et chemin faisant, se frayant un passage entre les voitures et les drapeaux tricolores se souvenir du dramaturge allemand Heiner Müller : « On devrait coudre les femmes, un monde sans mères. Nous pourrions nous massacrer tranquillement les uns les autres, et avec quelque espoir, quand la vie nous devient trop longue ou la gorge trop serrée pour nos cris ». Basta la tragédie.
]]> Ô ma mémoire-La poésie : de salon https://www.insense-scenes.net/article/o-ma-memoire-la-poesie-de-salon/ https://www.insense-scenes.net/article/o-ma-memoire-la-poesie-de-salon/#respond Thu, 12 Jul 2018 05:23:32 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1840

Par Yannick Butel. Ô ma mémoire-La poésie. Portrait de Stéphane Hessel
mis en scène de Kevin Keiss, avec Sarah Lecarpentier, Simon Barzilay
Comédie de Caen
La Manufacture, Avignon Off 2018


Au plateau, comme Madame au salon, Sarah Lecarpentier reprend Ô ma mémoire-la poésie, une nécessité de Stéphane Hessel dans la mise en scène de Kevin Keiss. Une petite heure où la petite fille de Stéphane Hessel (comme elle se présente), sur le mode autobiographique, raconte son illustre grand-père à la première personne, depuis qu’un jour de 2010, il livra Indignez-vous aux éditions Indigènes. Opus moins vivace que le Que faire ? de Tchernychevski, mais qui, les médias aidant, a connu son heure de gloire. C’est à la Manufacture, produit par la Comédie de Caen-CDN de Normandie, et ça s’inscrit dans la série des portraits (4), de personnes médiatiques ou célèbres, ou produit de l’industrie culturelle.

19H35. Les rues avignonnaises se vident sensiblement comme on dit quand c’est manifeste. Et comme les rues, les lieux de diffusion vont souffrir du match France-Belgique. Même la buvette de la Manufacture, qui a disposé un grand écran pour la retransmission de l’événement, semble faire concurrence à sa programmation. Effet immédiat, la salle sera partiellement vide, peuplé par une bonne trentaine de spectateurs venus voir, en curieux, O ma mémoire-la poésie : une nécessité, ou quelques extraits des 88 poèmes trilingues publiés au Seuil en 2005. Un cadeau qu’Hessel se fit à lui-même pour ses 88 ans, en quelque sorte, pour celui qui est né en 1917 et a connu, avant la notoriété engagée, une histoire européenne violente et chaotique (guerre, déportation, résistance, vie d’ambassadeur et de diplomate, proche collaborateur de Mendes France, de Rocard, membre du « collège des médiateurs pour les sans-papiers de Saint Bernard, auteur à succès… ). Mais laissons-là la vie d’Hessel que le public découvrit sur le tard en figure de sage qui s’inscrit dans la lignée des D’Ormesson et autres « vieux » qu’une certaine France prise, comme si elle accomplissait, en écoutant, en lisant ces pépères littéraires, son voyage initiatique vers un humanisme bon chic, une spiritualité bon genre qu’elle découvre. Et si ces lignes taquines peuvent choquer, tant mieux. La vie d’Hessel ne lui appartient pas, c’est l’événement qui l’a déterminée. En revanche, on peut s’incliner sur les choix historiques qu’il a fait, qui l’ont fait.
Mais revenons à la petite fille Sarah Lecarpentier, à la « petite fille de… » qui rentabilise l’héritage et la gloriole d’Hessel. Intermittente qui achèvera son spectacle en rappelant tous les lieux où elle joue cet été dans le festival, plutôt qu’elle ne rappelle la fragilité du statut des intermittents toujours menacé (ce que fit Caroline Arrouas dans Portrait Bourdieu, lui aussi produit par la Comédie de Caen [1]
Dans un décor épuré, tous les éléments rappellent un salon d’aristo (guéridon, lampe de chevet avec pied en étain, tasse à café et soucoupe en porcelaine, fauteuil). Jusqu’au rideau couleur crème tiré en demi-cercle qui semble cacher le paysage et l’avancée d’un bow-window, jusqu’au synthétiseur qui délivrera exclusivement les notes délicates d’un piano, tout est symboliquement attaché à un cadre de vie, celui de l’enfance de Sarah Lecarpentier qu’on imagine sur les genoux de son grand-père, l’écoutant disserter sur le monde, la mort, la vie… la poésie. C’est presque touchant, et si cette impression devient manifeste, c’est parce que la comédienne « reçoit ». Oui, elle nous reçoit ou « fait société », en commençant par offrir un verre de rosé à chacun des spectateurs qui pourraient croire qu’ils sont ses invités.
L’entrée en matière, bien que la dame porte le jean et la marinière, se fait sur le mode de la confidence enjouée sur le choix de son prénom et nom « Sarah Lecarpentier », normande qui, de fait, ne rappelle pas grand-chose de Stéphane Hessel. Tout aurait pu s’arrêter-là, mais dans les familles cultivées, et peut-être même initiées à l’oulipisme, on joue avec la langue. C’est connu. Alors, elle nous livre la clé, le césame : initiales du prénom et du nom forment phonétiquement le patronyme du célébrissime papi. « S.L », Oh merde alors. S.L, ça fait Hessel (mais seulement dans cet ordre-là). Et Kevin Keiss… ça fait quoi ?
La suite, la suite est une succession de remarques qui croisent quelques-uns des 88 poèmes avec la vie d’Hessel et ses commentaires sur les poèmes qui l’ont aidé à traverser une vie. Remarques biographiques et littéraires s’entrecroisent autour de Victor Hugo, d’Apollinaire, de Rimbaud, d’un mot de Rilke (en allemand), de Shakespeare (allusion au théâtre et à la vie) quand elle cite la tempête « We are such stuff as dream are made one », etc. Le « must », sans doute le moment où évoquant Edgar Alan Poe, l’interprète qui joue son grand-père, rappelle qu’elle aime cet auteur parce que « POE » cela nous rappelle que c’est les trois premières lettres de POEsie. Oh merde, alors ! Ça c’est impressionnant. Et Verlaine (y a pas au programme), c’est beau parce que les trois premières lettres rappellent le VERs.
Peut-être y avait-il un certain plaisir à entendre la lecture de ces auteurs majeurs. Peut-être y avait-il aussi, in fine, la volonté de faire entendre une intimité de Stéphane Hessel avec la poésie (et aussi sa petite fille)… Peut-être, mais les gloses périphériques à la lecture relevaient bien souvent d’une naïveté puérile, voire parfois à ces objets incroyablement fades qu’étaient les Lagarde et Michard.
Et d’ajouter qu’à ces séquences poétiques mises en voix, parfois chantées et accompagnées au « piano » par Simon Barzilay, Sarah Lecarpentier ajoute ses propres poèmes (« no comment », pas encore grand-père)
Alors c’est presque mignon tout ça. Presque parce que c’est, comme on dit, pavé de « bonnes intentions ». Et puis, c’est presque audacieux aussi. 
Presque, parce que ça fait entendre de la poésie. Mais justement, ce n’est que « presque ».
Et de regarder tout cela, et d’entendre tout cela, aussi, d’un autre point de vue. On dirait un point de vue critique, car en définitive, ce qui ressort de ce travail, c’est aussi l’exposition d’un certain milieu, avec ses codes, avec sa culture classique écrasante, avec ses jugements nourris de certitudes et de bons goûts, avec son rapport de surplomb au monde quand on est bien né. Ne nous leurrons donc pas sur ce travail qui reconduit et voue une admiration à ce monde-là. Ce monde auquel appartient S.L..
Et imaginons un instant que l’on change de milieu, qu’on le change. Que l’on s’indigne ? Non, pas que l’on s’indigne justement, mais que l’on se révolte. Imaginons que l’on ne veuille plus que le spectacle vivant promeuve le patrimoine (patrimoine littéraire, muséologie des patronymes panthéonisés, etc). Imaginons que la mémoire est un frein, parfois. Imaginons, par exemple, et une dernière fois, que l’on préfère ce vers d’Holderlin qui nous mettrait sur la voie « qu’au retour du silence qu’une langue naisse » puisqu’Hessel cite Holderlin, mais ailleurs.
Imaginons que l’on rende audible les poèmes écrits par la classe ouvrière, la littérature du prolétariat. Imaginons encore que la poésie ne nous conduise pas à penser l’art comme un point de résistance. Hessel, par la voix de sa petite fille dit, « Résister, c’est créer ». Imaginons autre chose…
Imaginons un autre grand père. Le grand-père de la majorité d’entre nous. Le mien était résistant, prolo, et il me lisait Marx « un spectre hante l’Europe ». j’avais 5 ans. Et il me parlait des fantômes que nous entretenons aussi. Il me parlait de la pensée colonisée, de cette manière que la culture a d’être un enjeu plus grand que le beau, plus important que le dévoilement de la vérité. Il me lisait aussi le journal… et m’invitait à penser que le monde imaginaire était là, dans le journal, et que ça pourrait être autrement que ce qui est écrit.
Oui, c’était mignon ton truc Sarah. Mais le plus intéressant, finalement, c’est quand tu conduits ton travail vers le cabaret et que tu te mets à écrire ta poésie. Parce que, et comme René Char l’écrivait (tu te souviens de René Char que tu évoques et qui nous vaut un commentaire « je n’ai jamais réussi à mémoriser René Char »), bref René Char écrivait « notre héritage n’est précédé d’aucun testament ».
Le monde est à inventer.
B.Y. (Initiales Nom et prénom) de celui qui a tout écouté.
Nb : nous ne saurions trop recommander la lecture de la revue Incertains Regards, notamment le numéro 7, publié aux Presses universitaires de Provence. Il contient un enregistrement (soixante minutes) de Julien Blaine, poète et performer.

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Milo Rau, un théâtre de frictions avec la fiction https://www.insense-scenes.net/article/milo-rau-un-theatre-de-frictions-avec-la-fiction/ https://www.insense-scenes.net/article/milo-rau-un-theatre-de-frictions-avec-la-fiction/#respond Thu, 12 Jul 2018 05:21:48 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1837

La Reprise – Histoire(s) du théâtre (I), de Milo Rau.
Gymnase du lycée Aubanel. Festival d’Avignon In 2018


Milo Rau metteur en scène et tout nouveau directeur du NTGhent présente au gymnase Aubanel dans le 72e festival d’Avignon : La Reprise sous titré Histoire(s) du théâtre (I). Une pièce qui respecte le Manifeste de Gand que le metteur en scène à proclamer le 1er mai 2018. Un manifeste qui en dix préceptes propose de créer avec des principes qui déplacent les habitudes de productions théâtrales européennes. Depuis 15 ans, Milo Rau est qualifié de metteur en scène du réel. Il y a 5 ans il avait au festival d’Avignon proposé Hate Radio [1] autour du génocide Rwandais par le prisme de la RTLM radio propagandiste émettant de Kigali. Mais comme il le dit au micro de Laurent Goumarre pour présenter son spectacle à Avignon : « le réel n’est qu’un alibi. »

La parole sans fiction
Un acteur s’avance, du fond de la scène. Il est vieux, il porte son âge et son expérience avant même de parler. Autour de lui de part et d’autre des acteurs derrière des tables attendent. Avant que cet acteur s’avance, on voit un espace de conférence avec un écran suspendu en fond de scène. Sans doute le sous-titre induit l’idée de conférence. Il parle, il nous parle, se présente et nous questionne sur ce que c’est que le théâtre. Ou plutôt sur ce que c’est que d’être acteur. Lui est acteur. C’est Johan Leysen, il a joué dans plus de nonante films et séries. La conférence commence avec la parole d’un acteur qui parle de son travail. C’est du réel. Une parole exposée, réflexive sur l’art de l’acteur. Dans son exposé, Johan Leysen explique qu’un acteur est celui qui laisse la place au spectateur de faire se rejoindre le personnage et l’acteur qui le porte. Pour cela, il donne un exemple. L’exemple du personnage du fantôme du père d’Hamlet. Alors il joue le fantôme. Il demande de la fumée et joue le fantôme.

« Je suis l’esprit de ton père, condamné pour un certain temps à errer la nuit, et, le jour, à jeûner dans une prison de flammes, jusqu’à ce que le feu m’ait purgé des crimes noirs commis aux jours de ma vie mortelle. S’il ne m’était pas interdit de dire les secrets de ma prison, je ferais un récit dont le moindre mot labourerait ton âme, glacerait ton jeune sang, ferait sortir de leurs sphères tes yeux comme deux étoiles, déferait le noeud de tes boucles tressées, et hérisserait chacun de tes cheveux sur ta tête comme des piquants sur un porc-épic furieux. »

Le passage du réel à la fiction opère. Ce court exemple nous parvient, nous emmène au-delà de la démonstration qui était à l’œuvre sur l’art de l’acteur.
Retour à la conférence où à la parole réelle reprend. Un autre acteur se présente, son visage est repris en live sur l’écran en fond de scène. Il vit en Belgique, il a une fille. Il promène son chien. Il nous raconte qu’il a été troublé par le massacre d’Ishane Jarfi. C’est parce qu’il connait les lieux où a été retrouvé le corps sans vie d’Ishane. C’est parce qu’il a imaginé qu’il aurait pu retrouver ce corps. C’est parce que dans sa vie, dans son rapport aux autres, à la société qui l’entoure, il ne peut pas imaginer qu’on puisse être tabassé à mort. C’est parce que l’homosexualité n’est pas un tabou. C’est parce qu’il avait du temps qu’il a assisté au procès. Cette histoire que Sébastien Foucault raconte nous arrive comme un témoignage sincère. Nous sommes au théâtre et la parole qu’il nous fait entendre est une parole sans fiction. La vidéo de son visage en gros plan renforce cette idée de non fiction.
C’est intéressant, le rapport qu’on entretient avec cette parole, celle qui est sans « fiction ». Celle sincère qui dirait le réel, la vérité. Milo Rau et ses acteurs jouent avec cette parole sincère car elle permet d’exposer le cadre dans lequel se construit le spectacle et son rapport au réel.
La construction du personnage
Après que ces deux acteurs se soient présentés. Ils mettent en place une reconstitution des castings préalables à cette création. Cette reconstitution sert aussi à nous présenter les autres acteurs de la pièce. La première est Suzy Cocco. C’est Johan Leysen qui lui pose des questions. Elle se présente, elle est retraitée. On lui demande si elle a déjà fait du théâtre. Comme un exercice, on lui demande de pleurer, là maintenant devant nous. C’est impossible pour elle. On lui demande si elle pourrait se mettre nu sur une scène.
Le deuxième est Fabian Leenders qui se présente comme chômeur, peu diplomé, DJ. Les exercices qui lui sont proposés sont d’embrasser Sara De Boshere, actrice qui lui fait passer le casting et de la gifler. Dans cette scène de la gifle, on lui apprend à faire semblant.
Le dernier a passé le casting est Tom Adjibi. C’est Sébastien Foucault qui l’interroge. Lui se présente comme acteur professionnel à qui on ne donne que des rôles de magrébins à cause de son faciès. Il parle de son rapport à la musique et à son métier en l’associant à un texte de Wajdi Mouhawad qui raconte qu’un comédien entre sur scène avec une chaise, monte sur la chaise. Au-dessus de lui se trouve une corde avec un nœud coulant. Il la passe autour de son cou, il fait tomber la chaise et s’agrippe à la corde pour ne pas mourir en attendant qu’un spectateur vienne le secourir. C’est ça pour lui l’art de l’acteur. Un risque, une situation extrême qui dépend de l’action de celui qui regarde.
Les acteurs se sont présentés, ils sont venus vers nous avec sincérité. C’est avec cette « non » fiction que la fiction peut commencer. Une fiction qui raconte, qui tente de raconter une histoire vraie. Comme le proposait Johan Leysen au tout début de la pièce, nous allons rapprocher les personnages du drame aux acteurs qui les incarnent. La narration du drame commence. Mais Milo Rau raconte ce drame par le prisme des différents protagonistes ce qui permet d’ancrer la narration dans plusieurs points de vue particuliers. Celui de la mère d’Ishane, celui du petit ami, celui du père, celui d’un des tortionnaires. Cette narration kaléidoscopique abolit la tentative de dire La Vérité.
Le récit du drame
Dans le récit du drame en cinq actes, les acteurs rejouent des scènes du casting au service du drame ce qui permet une distance puisque nous avons déjà vu les acteurs faire mais aussi d’associer ce qu’ils font, au réel du drame et de construire intimement la violence et la douleur de ce drame. Dans son interview, au début du festival Milo Rau disait à Laurent Goumarre : « Alors, il y a en même temps immersion totale et distanciation, il faut être dans les deux en même temps, dans la réalité et dans sa mise à distance. C’est ça le théâtre pour moi. »
La scène de lynchage de Ishane fonctionne avec ce va et vient, car nous savons que nous sommes au théâtre, la polo grise qui arrive sur scène est poussé par les acteurs, ils font semblant de rouler. La scène est reprise par la vidéo et ils jouent la monstruosité mais cette bascule, ce changement de rythme des acteurs, d’atmosphère produit un effet de réel même si tout a été mis en place en amont pour nous dire que nous sommes au théâtre. C’est le travail de projection du spectateur qui est convoqué. C’est lui qui crée le réel. Sur la scène tout est joué. Les coups sont factices mais dans leurs répétitions, dans le temps où se déploie cette séquence, nous construisons notre rapport à la violence. D’autant plus que tous les protagonistes de cette séquence nous les avons apprécié, apprivoisé. Nous avons été leur « confident » au début du spectacle quand ils se présentaient sincèrement dans leur non fiction. En cela l’équipe raconte une réalité de l’horreur. L’horreur est portée par l’humanité, par des humains. La monstruosité n’est pas le fait de monstres. Ce sont des hommes et des femmes qui font partie de l’humanité. Mais sans doute ce qui manque à ces humains lorsqu’ils passent à l’acte, ce sont les mots, la parole. En effet, cette scène de violence dans le silence dit quelque chose de la corrélation entre l’absence de parole et le passage à l’acte violent. D’une certaine manière, les trois meurtriers d’Ishane en ne disant rien pendant qu’ils massacrent le jeune homme empêchent une distance verbale avec ce qu’ils font.
Le retour du fantôme
Dans Reprise – Histoire(s) du Théâtre (I), Milo Rau et son équipe présente un théâtre du réel, un théâtre documentaire. Mais ce n’est pas à l’endroit du drame qu’ils racontent qu’ils font du théâtre du réel même s’ils se sont particulièrement documentés sur le fait divers qu’ils présentent. Ils font du théâtre documentaire à l’endroit de ce qu’ils font c’est-à-dire du théâtre. Ils mettent en scène l’histoire vraie de la création. Ce qui fait que nous sommes, nous spectateurs face au processus même de la création. Nous suivons les étapes de la création autant que nous suivons le fait réel en train de se raconter. Cette distance permet à Milo Rau de ne jamais nous faire croire que ce qu’il met en scène est La Vérité. À travers la manière d’aborder cette histoire vraie, l’équipe de création nous dit qu’elle est en train de raconter une histoire. Le théâtre est toujours présent. Il est moteur pour raconter une histoire réelle symptomatique de la société dans laquelle nous vivons. Mais la présence de la question de la représentation tout au long du spectacle affirme les partis pris. Ce n’est pas une vérité, c’est un fantôme de la vérité. Fantôme que nous avions au début du spectacle dans l’interprétation d’Hamlet père et que nous retrouvons dans la narration du petit ami de Ishane. En effet, le contact avec une patte de lapin en Italie et la vision d’un lapin traversant devant lui la rue qu’il emprunte chaque jour en rentrant du travail sont pour lui des manifestations de l’esprit d’Ishane.

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Kreatur… patatra en pature. https://www.insense-scenes.net/article/kreatur-patatra-en-pature/ https://www.insense-scenes.net/article/kreatur-patatra-en-pature/#respond Thu, 12 Jul 2018 05:20:54 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1834
Par Yannick Butel. Kreatur, chorégraphie de Sasha Waltz.
Opéra Confluence. Festival d’Avignon In 2018


À deux pas de la gare TGV d’Avignon, à l’Opéra confluence, la chorégraphe Sasha Waltz propose aux festivaliers d’Avignon Kreatur. Une pièce chorégraphique crée le 9 juin 2017 au Radialsystem V, Berlin. 1H35 d’ennui profond, de désarroi total à la vue de ce qui ne se développe que sous la forme d’une inertie qui confine à l’entropie. Une déception majeure… inoubliable.

On avait tout aimé jusqu’à maintenant. Tout, parce que Sasha Waltz s’inscrivait dans une lignée de chorégraphe où la radicalité était le trait de son geste d’artiste. Avec elle, le corps, les corps trouvaient une profondeur mêlant intimité et violence. On avait tout aimé parce qu’il y avait un souci pictural dans le mouvement et l’assemblage de corps, la plupart du temps nus et magnifiés par la lumière et les décors qu’on eut dit sortis de l’imaginaire de l’architecte Tadao Ando. La grâce voisinait avec une modernité froide, presque spectrale. Oui, on avait tout aimé, des saillis qui, en toute liberté, suspendaient le geste.
On aurait aimé que les premières images de Kreatur nous permettent de croire à un amour inconditionnel pour les créations, toutes les créations, de Sasha Waltz. On aurait aimé croire que les formes qui apparaissaient dans la pénombre annoncent quelque chose d’une intensité reconduite. Aux premiers instants, on a pu se dire que Waltz, une fois encore, travaillerait sur le passage d’un état à un autre. Cette manière que le geste chorégraphique, relayé par les interprètes, aurait de nous mettre à l’endroit d’une mutation. Dans leur chrysalide (ce vêtement de dentelles ajouré et gonflé qui les contient), on croyait deviner quelque chose d’une éclosion. Ces « larves » là allaient forcément livrer leurs formes inattendues. C’était évident, là, à cet instant-là, Kreatur était le nom, forcément d’un passage. L’idée était belle et attractive. ça serait une étude, sur le passage d’un milieu à un autre. Et le défi était donc majeur : comment parler, par la danse, du passage d’un milieu à un autre ? Du mouvement qui muterait à cet instant-là, dans ce passage-là ?

C’était évident, oui, et le rythme de la musique syncopée et abstraite, légèrement insistante était là, elle aussi, pour soutenir cela..
Au rythme d’une musique électro-acoustique, ou plus simplement dans le prolongement d’une certaine forme sonore appelée Musique concrète (faite de l’océan des sons comme le disait Schaeffer qui l’inventa), Waltz livrerait une étude sur le mouvement et son lien à ces sons omniprésents et sous-estimés.
C’est cela, on l’imaginait, à l’endroit de Kreatur, il y aurait une question d’importance, presque philosophique, qui nous demanderait de réfléchir, tout en regardant, à l’articulation d’un geste chorégraphique et de sons mineurs mais quotidiens. De ces sons qui règlent, sans même qu’on le perçoit, notre pas…
Et, on le fantasmait encore, on croyait distinguer dans ces formes molaires (dirait Deleuze), le début d’une réponse où, entre la meute et l’uniformisation, les interprètes de Waltz donnerait à voir quelque chose d’un mouvement sensible.

Mais c’est le deuil qui s’installa, à mesure que les séquences vides montraient que ce travail peinait à franchir le seuil du laborieux. Le Deuil du rythme, de la dramaturgie, du souci de la finalité… que Kreatur aura développé, répété infiniment à chaque minute, pour chaque moment. Et avec le Deuil, la tristesse, une profonde tristesse qui se développa, augmentée celle-là des voix immatures, non-maitrisées qui crient « Révolution », « Contre les frontières géographiques », etc. Moment de tristesse lourde quand on comprend que les mots qu’utilisent Waltz et qu’elle fait dire à ses interprètes ne seront pas plus que des mots morts, dits maladroitement, sans direction… Mots qui se perdent sans heurter personne.
Reste le bourdonnement d’une mouche diffusé plein pot dans l’oreille… Celui sans doute de la carnassière qui s’occupe du cadavre de Kreatur qui, on le comprend, était déjà froid quand il est arrivé sur le plateau.
On aurait tant aimé écrire autre chose…

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Milo Rau, théâtre yeux grands ouverts https://www.insense-scenes.net/article/milo-rau-theatre-yeux-grands-ouverts/ https://www.insense-scenes.net/article/milo-rau-theatre-yeux-grands-ouverts/#respond Thu, 12 Jul 2018 05:19:56 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1831
images © Christophe Raynaud de Lage


L’Histoire du théâtre se passe de récit : elle a lieu à chaque fois qu’on convoque les spectres et qu’on joue avec eux et pour eux, peut-être, autant que pour nous. L’histoire du théâtre ne se raconte pas : elle se traverse comme une banlieue de Liège un soir d’avril 2012, saoulé d’alcool et d’ennui. L’histoire du théâtre ne commence pas, ou alors n’importe où, et par hasard. Elle ne se joue pas : on refait les gestes par-dessus elle et chacun de ces gestes creuse la différence entre la vie et sa reprise. Dans le gymnase du lycée Aubanel, Milo Rau commence le festival d’Avignon par raconter l’Histoire du théâtre, loin des trompettes tragiques des Grands Récits qui vont sonner, tout à l’heure, au pied de la Cour d’Honneur. Il puise dans un fait-divers banalement abject la matière vive d’une puissante contre-histoire. C’est moins de deux heures d’un va-et-vient entre la fabrique et le théâtre comme on éventre l’art. C’est penser les rapports de la vie et de la scène, et on appellerait ça la mort peut-être, la mise à mort. C’est rappeler les morts à soi. C’est La Reprise, comme on recommence.


Dehors, Avignon n’a pas encore débuté. C’est ce soir que la Cour aura l’honneur de voir une Grande Tragédie racontée avec le décor qui s’impose et les cris qu’elle mérite, peut-être. J’attends, sous la chaleur, d’entrer dans la salle. Quatre jeunes soldats sortent de la caserne tout près et passent devant moi, en uniforme de combat, fusil d’assaut au poing, pour patrouiller dans les rues d’Avignon hystérique après une qualification en Coupe du Monde ou une élection, on ne sait plus. Est-ce une allégorie, celle de la menace et de la peur, d’un état de guerre général et de sa banalité ? La salle est presque vide — c’est la répétition générale —, mais une dizaine de caméras et d’appareils photo sont braqués sur le plateau. On est là pour voir. La répétition générale est une belle manière de trouver le théâtre là où il peut être : quand il répète, se répète, encore, un peu, dans la fragilité d’une forme qui se cherche, va se trouver.
À l’ouverture, justement, rien n’a commencé. Un acteur (dense Johan Leysen) raconte, simplement, ce moment juste avant de jouer : ce moment qui précède le théâtre. Est-ce qu’on incarne et quoi ? Est-ce qu’on rentre dans la peau du personnage ? (Toutes ces vieilles lunes, ces perversions). Est-ce qu’il ne faut pas s’effacer devant lui ? Est-ce qu’on ne le tue pas en le jouant ? Oui, tout cela a quand même à voir avec la mort : et le monologue du Père d’Hamlet que l’acteur déclame pour montrer qu’il est bien un acteur lève tout un théâtre, qui s’accomplit et s’épuise en se réalisant.
D’ailleurs, l’acteur le récite sous un fracas d’effets de théâtre aussi grandiloquents que vains : lumières et brumes, et bruits et fureurs. J’imagine que ce soir, la Cour d’Honneur en aura plein les yeux. Au contraire, dans ce gymnase, à peine déclamée, la tirade tombe aux pieds du vieil acteur, un peu gêné par le ridicule de tout ce decorum. Dignité et pudeur de ce théâtre qui remet le théâtre à sa place : dans la poussière qui retombe lentement.
Tout a déjà commencé, du commencement : de l’Histoire du théâtre tel qu’on nous la raconte, devant nous : ou plutôt, telle qu’on s’en saisit pour la dire. Et cela ne passe jamais par des récits édifiants. Plutôt sous cette manière qu’adoptent quelques corps pour être présents au présent. Gros plan sur le visage d’un homme : il raconte frontalement Liège et l’ennui d’une vie de jeune comédien sans travail, l’errance dans la ville, la violence qu’on reçoit en lisant le journal, le meurtre banal d’un homosexuel par des jeunes furieux. Gros plan projeté à l’arrière, mais l’acteur est là, au-devant, sur le plateau filmé en direct. Le théâtre est à distance, la vidéo établit comme un détournement : les yeux du public sont évidemment rivés sur l’écran. Manière, quand l’écran s’éteint, de voirle corps de l’acteur comme un corps, et même jeté sur le plateau en chair, non plus en image.
Du théâtre, il est donc question chaque seconde. Surtout, il y est question en tant que tel : comme pratique. Le jeune acteur (intense Sébastien Foucault) raconte comment il a suivi le procès, a décidé de prendre des notes, et rapidement d’écrire une pièce à ce sujet. On assiste au casting. Une femme (la gardienne Suzy Cocco), deux hommes (le magasinier Fabian Leenders et le jeune Tom Adjibi) : des amateurs saisis dans leur vie de Liège, l’ennui encore, les castings pour les films des frères Dardenne pour le tromper, ou assouvir un désir ? Et le théâtre de se retourner sur lui-même : le casting auquel on assiste est rejoué ici comme pour la première fois. La reprise du titre n’est pas seulement un motif, plutôt un processus qui ne va pas sans cruauté. Milo Rau comme un troisième frère Dardenne va lui aussi profiter des corps de ces hommes et femmes pour en faire des acteurs, des figurants, avant de les lâcher dans leur vie ? C’est enfin une façon de déjouer les piège du pseudo-documentaire : Milo Rau écrit une fable de toute pièce, composé dans les tissus de la vie.
On reprend : avril 2012, un homme est torturé à mort par des jeunes un soir de désœuvrement. Liège est bouleversé. Ihsane Jarfi est le nom de toute une jeunesse, un symbole. Crime homophobe ou raciste ? Les séances au tribunal témoignent de l’abjection de notre temps : on fait peu à peu le procès du jeune Jarfi. Est-ce qu’il n’a pas provoqué ? Est-ce qu’il n’est pas coupable, aussi, de n’être pas un « comme nous » ? Au tribunal des altérités, le monde se révèle sous son masque, toujours prêt à refaire l’histoire. Alors Milo Rau reprend la tâche qui était celle de Piscator, reprise par Peter Weiss : la scène comme une enquête, un contre-tribunal. Les acteurs qui sont ici choisis vont tous peu à peu endosser leur rôle. Mais comme on aura vu d’abord les hommes et femmes avant qu’ils ne deviennent acteurs, ce qu’on verra, jusqu’à la fin, c’est l’approche de l’histoire, et c’est toujours, dans une singulière frontalité, une féroce franchise, cette espèce de face à face sans cesse rejoué, repris, de la vie et du théâtre. Puis, la vie jetée devant nous, ces corps d’acteurs amateurs, est-ce qu’ils ne sont pas aussi « travaillés » par l’art ? Les mots qu’ils disent, déjà appris, répétés, joués ? Alors les frontières entre réalité et théâtre sautent pour ne laisser que de la présence mise en jeu.
Les doctrinaires du théâtre documentaire auront beau jeu de sortir leurs loupes et étiquettes. Théâtre documenté ? Théâtre documenteur ? Ce qui est en jeu, du présent, relève de la matière même de ce qu’on voit : la brutalité du réel quand elle excède toute compréhension, toute représentation. On saisit alors la nécessité terrible de ce « fait-divers » qui aurait pour tâche d’ouvrir l’histoire du théâtre de Milo Rau. Ce n’est pas seulement pour son motif que l’événement est choisi, ou son propos : mais pour son impossible représentation, qui porte elle l’impossible représentation du réel, de la vie et de la mort.
Comment ne pas penser, ces jours de juillet, à un autre spectre : celui de Claude Lanzmann, disparu la veille. Son héritage, on le perçoit mieux désormais, et cruellement désormais avec sa mort, ne tient pas à celui d’un censeur, d’un propriétaire de la Shoah et de sa représentation. Il relève plus sûrement d’une vigilance due à l’égard, non pas de la mort, mais des morts. Comment représenter ce qui a lieu, au lieu même impossible du présent ? Moins un scrupule qu’une tension maintenue entre le passé perdu et le présent d’une mémoire demeurée vive.

 

Jouer avec les morts : n’est-ce pas du théâtre, l’enjeu et le rôle ? On rappelle les ombres sur le plateau, les spectres qui hantent. On refait les gestes rituels et on dit les mêmes mots qu’autrefois, qu’hier. Est-ce qu’on conjure ? Est-ce qu’on redit la mort, ou la vie qui l’emporte ? Est-ce qu’on est — comme Hamlet — appelé à la vengeance ? Ou comme des ombres ? On reprend. C’est le propre du théâtre aussi. De reprendre là où on s’était arrêté. Où est-ce qu’on s’est arrêté ? À quelle question posée comme on pose sa cigarette parce qu’on avait quelque chose à dire ? En 1598, à la première d’Hamlet ? Au 22 avril 2012, au meurtre d’Ihsane Jarfi dont le corps abandonné dans une ruelle obscure de Liège nomme l’origine du théâtre, du moins le lieu où il sera possible ensuite d’amasser là l’histoire du théâtre.
Alors, peu à peu, la fabrique du théâtre laisse place à la représentation. Mais en fait, on ne quittera jamais la fabrique : d’ailleurs, quand les caméras vont s’approcher des acteurs pour les filmer, l’écran projetera d’autres images, presque semblables, mais saisies dans une autre vie : tel corps avec au bout d’une laisse un chien (mais nul chien sur le plateau), tel bar bondé sous la musique (mais la scène est presque vide et deux acteurs seulement y dansent). Le théâtre est séparé de la vie par le temps et la mort, comme il est séparé de l’écran : cette séparation est une déchirure, soit une tension qui tient les deux espaces ensemble, et disjoints.

Il faut bien aborder le point sensible, le nœud de la question : ce moment vers lequel tous les films de Lanzmann se portent et où ils ne s’abîment pas. Le lieu même de la mort. Pour mieux voir — pour mieux comprendre ? — comment montrer la mort ? Tout le travail de Milo Rau depuis ces quinze dernières années aboutit à cette scène : il semble cette approche qui construit, rétrospectivement, ce point aveugle. D’ailleurs, pendant la « fausse » scène de casting (ou sa reconstitution), tout tournait déjà à ce qui allait advenir maintenant : on demandait aux amateurs ce qu’ils seraient prêts à faire sur un plateau, ce qui serait le plus extrême pour eux. Le plus extrême de la vie, la mort ? Et pire même : la mise à mort. Scrupuleusement, Milo Rau retrouve les paroles mêmes, les gestes : et les acteurs, dans une entreprise archéologique plus que policière, reconstituent la scène. Patiemment. Les mots échangés devant l’Open Bar de Liège, puis les insultes dans la polo grise, les coups portés, le corps qu’on jette dans le coffre, les prières qu’on adresse à la mort, le corps qu’on sort, qu’on déshabille, et qu’on frappe encore, à mort, sur lequel on pisse, et qu’on abandonne comme un déchet.
C’est la banalité du mal ? Non, plutôt sa banalisation. Le mal n’est pas banal, c’est quand on tue un homme pour un mot de travers, et qu’on l’exécute comme une envie de pisser qu’on touche à ce qu’il y a d’intouchable, d’impensable. Le représenter sur scène ne tient pas lieu d’exutoire, et le bourgeois n’a pas besoin qu’on le choque pour le bouleverser – mais représenter ce qui ne se peut, par les moyens du théâtre, témoigne peut-être précisément de ce que ne pourra jamais le théâtre : représenter la vie quand elle devient la mort. Car à chaque instant, ce qu’on voit, c’est des acteurs jouant à représenter le contraire de la mise à mort. Plutôt la tentative de reprendre pied sur la vie, et arracher à la mort sa banalité tragique.
Puis, cette reprise est une reprise en main : un geste de ressaisi de la vie pour mieux la voir, et s’y situer. Fabian Leenders raconte, pendant le spectacle, les visites qu’il a rendues en prison à celui qu’il interprète ce soir (interprète est évidemment le pire mot qui soit). Il raconte ainsi combien il est son double : même enfance dans les mêmes quartiers sordides, le même ennui sur fond de misère de social. Même formation pour même destin de déclassé. Qu’est-ce qui sépare Fabian Leenders du tortionnaire ? Peu de choses en vérité, le hasard et quelques rencontres. Les frères Dardenne pour l’un, un jeune homosexuel maghrébin pour l’autre. Le mal a cela de terrifiant qu’il tend un miroir de nos vies normales, normées et tranquilles.

Le théâtre n’est pas un jury d’assise : et Milo Rau loin d’être un procureur. Puis, justice a été rendue : les quatre meurtriers ont été reconnus coupables de torture et d’assassinat à caractère homophobe et condamnés à perpétuité pour trois d’entre eux, le quatrième à trente ans de prison. Ce n’est pas le procès de ces hommes que dresse Milo Rau : mais le procès-verbal de notre regard sur le monde, et du monde sur nous-mêmes. Travail du regard sur ce qui se dérobe à la perception : mieux voir, mieux regarder, non pour jouir (aucune satisfaction, aucune émotion douloureuse à proprement parler, aucun artifice qui rehausserait dans la beauté ou l’image les gestes), mais pour voir : et percevoir ce que l’on voit. Le théâtre est à la tâche, en effet. Hamlet percevant son père. Son père percevant sa mort, non plus endormi, mais les yeux grands ouverts. « Au théâtre, nous ne sommes jamais dans un rêve, nous sommes toujours réveillés » (Milo Rau).
Finalement, l’acteur (amateur) qui jouait Ishane Jarfi se présente devant nous, et répète un texte de Wouajdi Mouawad qu’on avait entendu, au début, au moment de son casting (qui était la répétition de son propre casting, sans doute).


Un plateau vide. Une chaise en fond de scène l’extrémité jardin. Une corde attachée à une perche se terminant par un nœud coulant pend au-dessus de la chaise.
Je vais monter sur la chaise et passer le nœud autour de mon cou pour le serrer solidement. Quand tout sera en place, je me balancerai jusqu’à ce que je parvienne à faire basculer la chaise et que mes pieds perdent leur appui. Lors des répétitions, j’ai constaté que je pouvais tenir une vingtaine de secondes avant que mes forces ne me lâchent. Au moment où la chaise tombera, j’invite un volontaire à bien vouloir monter sur scène pour venir me soutenir les jambes. [1]

 

Le jeune acteur explique que c’est là le théâtre parfait, et impossible : si un spectateur venait pour le sauver, il mettrait fin à la représentation ; si personne ne vient, le spectacle peut s’accomplir, seulement ce serait au prix de la mort d’un homme.
Et la reprise de se jouer désormais : une corde de descendre des cintres, l’acteur de monter sur la chaise, de se mettre la corde au cou, et la lumière de s’éteindre au moment où…
Évidemment, personne ne surgit du public : non pas tant qu’il demeure cet infatigable bourgeois docile, mais parce que tout nous a montré que le plateau n’était pas la vie, mais ce lieu autre où se jouait la possibilité d’appeler les morts à soi, pour, si ce n’est conjurer leur disparition et les venger, au moins les rendre visibles, et intacte leur force de remuer dans le vide leurs jambes soutenues par quelques ficelles de théâtre.

Oui, L’histoire du théâtre ne vaut pas un récit : plutôt une traversée. Histoire(s) du théâtre (1) : le spectacle est ainsi hanté par un autre spectre du cinéma : celui de Godard et son Histoire(s) du cinéma. Chez le cinéaste suisse, cette histoire tient à la masse d’images qui porte la mémoire d’un siècle : le pluriel entre parenthèses témoigne d’une pluralité qui dément l’entreprise historique supposée organiser le sens (dicté par le vainqueur). Les histoires qu’on raconte valent aussi par leur profusion.
Pour Milo Rau, ce serait un mouvement contraire, mais convergent : un simple et terrible fait-divers, dès lors que le théâtre s’en empare, serait capable de rendre caduque toute histoire du théâtre orientée vers une fin. Et plutôt que de puiser dans le répertoire des héros et des légendes, des dates qui font date dans le Grand Livre des Événements, un cadavre abandonné par haine et ennui dans une rue anonyme de Liège — la bien nommée Cité Ardente, surnom qui pourrait sortir tout droit de Dante — devient le centre, origine et horizon où se concentre la question de la solitude et de la communauté, de l’exemplaire et du singulier, du primitif et du civilisé, du visible et de l’invisible, du présentable et de l’irreprésentable, du vrai et du faux (l’acteur choisi pour jouer la victime l’est aussi parce qu’on le prend souvent pour un Noir, ou un Arabe, alors qu’il vient de Lille), de l’illusion et de la cruauté, de beau et du mal, du rire (l’acteur choisi pour jouer la victime l’est aussi parce qu’il sait parfaitement semblant de parler toutes les langues) et des larmes.
Mille morts, c’est une statistique, un seul, une tragédie. Tel parlait en théoricien du théâtre Joseph Staline. Comment montrer la mort en repoussant d’un même geste l’édification morale de la statistique et la paralysie émotionnelle de la tragédie ? Ni la mort ni le soleil ne peuvent se regarder en face  : quel théâtre nous donnera la force de tourner enfin les yeux vers la brutalité cruelle et nette du soleil, et vers la mort, sans éblouissement, ni douleur : mais comme avec la rage qu’on éprouve quand on croise dans les rues de nos villes le fascisme ordinaire de l’époque ? Qui nous donnera les forces de ne pas le croiser seulement, mais de le reconnaître ? Et d’agir en conséquence.

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« Forum des écritures dramatiques européennes »… Première à Avignon https://www.insense-scenes.net/article/forum-des-ecritures-dramatiques-europeennes-premiere-a-avignon/ https://www.insense-scenes.net/article/forum-des-ecritures-dramatiques-europeennes-premiere-a-avignon/#respond Thu, 12 Jul 2018 05:17:44 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1825 Par Yannick Butel. Du 7 au 8 Juillet, au Gymnase du Lycée Saint-Joseph, à l’initiative de l’université Paris Nanterre, du Théâtre National de Strasbourg, de l’ESACT de Liège, du RITCS de Bruxelles et maintenant le festival d’Avignon auquel il a été proposé de s’associer, s’est tenu le « Forum des nouvelles écritures dramatiques européennes » consacré à Zinnie Harris, Jaona Craveiro, Pier Lorenzo Pisano, Beniamin M Bukowski, Tomislav Zajec, Carly Wijs, Michael Bijnens, Tyrfingur Tyrfingsson, Lola Blaasco et Bonn Park… Un temps de rencontres, de lectures faites par les élèves du Groupe 44 du TNS, ceux de Nanterre, de l’ESACT et du RITCS, d’échanges avec les auteurs et les traducteurs. À suivre sur forumdesnouvellesecrituresdramatiques.fr

 

 
Le 7 juillet

Temps où, à l’ouverture de ce forum, Stanislas Norday, Chritiant Biet et Olivier Py ont pu présenter l’intérêt qu’il y avait à ce que la culture et l’art prennent le relai d’une Europe politique en panne d’imaginaire et d’imagination (cf. ses balbutiements devant une crise humanitaire que l’on s’entête à appeler « crise des migrants ») , voire KO quant à la construction d’une Europe dès lors qu’elle n’est pas simplement l’enjeu d’ajustements financiers, budgétaires et de règlements aussi idiots que l’étiquetage, à la vente des poissons, de leurs noms latins. Sur la Cannebière de Marseille, on se souviendra longtemps des procès-verbaux qui ont été généreusement distribués pour cette « faute » et cette entorse à la réglementation européenne.

Mais revenons à l’épisode du 7, au matin, où vers 11H15, quittant la salle, Olivier Py lancera au public « pourvu que les belges gagnent ! ». Sortie pour le moins curieuse et finalement idiote du directeur du festival d’Avignon qui, cinq minutes avant, parlait d’un esprit européen. Sortie maladroite qui renvoie, alors qu’il tente une private joke, à l’esprit des états nations, où il devient (on a du mal à le croire) un supporter. C’est-à-dire, un attaché aux identités nationales et tout ce que cela induit. « Pourvu que les belges gagnent ! » aurait pu être la phrase du jour… dans un autre contexte, au zinc d’un bar des sports où, il est vrai, l’esprit y est parfois plus mordant. Tenez, à titre d’exemple sarcastique, « Griezmann, on le voit plus dans les pubs que sur le terrain ».
Bref, « Pourvu que les belges gagnent » ne rentrera pas dans les annales des brèves de comptoir. Et son auteur, n’en doutons pas, aura peut-être émis là, seulement une inquiétude qui portait sur la concurrence que le foot, populaire par essence, fait au théâtre populaire (à 30 euros la place, « on ne joue pas toujours à guichet fermé dans les salles du In). Inquiétude de circonstances tant le tragique, le drame, l’émotion, le public assemblée et en communion des stades pourraient faire des envieux du côté de la scène dramatique. Car, et n’en doutons pas, le mondial de foot Russe redistribue la donne au plan des spectateurs qui préféreront parfois le petit écran et son temps réel, aux vidéos qui envahissent parfois inutilement les espaces de fiction. N’en doutons pas, et l’on peut s’en désoler ou s’en servir pour s’interroger, mais le Foot et le Théâtre, qui partagent en partie le public, posent la question de la répartition des publics et, c’est l’enjeu induit, les raisons qui font qu’’ils iront ici ou là, sur un canapé ou dans un fauteuil.
Sur le plateau où prennent place les élèves-lecteurs, seront donc lus quelques fragments des textes des auteurs. Mise en voix, plus que mise en scène d’une trentaine de minutes où, soudainement, dans le rythme, dans l’accentuation, dans le phrasé, dans l’intonation… passent les quelques années de formation. Debout, au pupitre et devant les feuilles des textes qu’ils ont à « faire entendre », ces jeunes acteurs et actrices se livrent ainsi à un exercice difficile puisque dépouillé du corps, du geste, de tous les ornements du théâtre, ils sont le seul canal qui permet de rencontrer les textes des auteurs. Dans la foulée, ils prendront aussi la parole sur cette expérience, sur leur rapport à ces textes dramatiques, à la manière de le « donner » à haute voix. Lire, on le sait, c’est interpréter déjà. Et Christian Biet, en oreille attentive, les relancera sur ces différents aspects. N’oubliant personne, les mettant en relation avec l’auteur qui est à leur côté et le traducteur/traductrice qui les accompagnent dans cet échange.

Ce 7 juillet, c’est donc ainsi que s’est installé un échange avec Zinnie Harris, autour de son texte Comment retenir sa respiration.
 

Souvenirs souvenirs…

C’était en mai 2003, au Panta théâtre qui inventait un petit festival caennais, sur les écritures contemporaines qu’il défendait depuis toujours. Ça s’appelait « écrire et mettre en scène », et c’était conçu en partenariat avec la Maison Antoine Vitez. C’était peut-être la première édition, je ne me souviens plus, mais c’est là que j’ai entendu parler, pour la première fois de Zinnie Harris. À l’époque, Guy Delamotte et Véro Dahuron avaient adapté à la scène le texte Plus loin que loin, traduit Blandine Pélissier et Dominique Hollier, de cette auteure de langue anglaise. Critique, j’ai retrouvé à maintes reprises l’article que j’avais alors écrit cité par les différents dossiers de presse et autres compagnies qui ont programmé ce texte. Extrait (je me cite) : « Tristan da Cuhna une île perdue au milieu de l’Atlantique, à mi-chemin entre le Cap et la pointe d’Amérique du Sud. Désolée, battue par les vents, elle abrite une poignée d’hommes dont le seul contact avec l’extérieur est le bateau qui accoste tous les six mois pour les ravitailler.
Lorsque les îliens se trouvent, malgré eux, confrontés au monde du D’hors, ce sont tous leurs repères qui volent en éclats. L’éruption volcanique qui les oblige à quitter l’île provoquera une catharsis propice à un nouveau départ.
Ce texte est proche de l’ellipse, travaillé comme des volutes de verre qui manifestent fragilité et puissance. L’écriture oscille entre la répétition et un patois impossible à identifier, entre une langue naïve, simple. Une langue qui, s’étant soustraite au mode artificiel de la parole, dit l’essentiel dans une syntaxe ramassée, borgne et clairvoyante, rugueuse et innocente. Alors quand s’ouvre Plus loin que loin, sur le tempo d’un orgue funèbre, apparaissent des silhouettes sales et mal habillées qui se tiennent sur des bancs. Figures libres d’insulaires greffées au roc d’une île comme Prométhée enchaîné, leur espace est d’abord celui d’une rencontre, d’un retour, puis d’un départ. Tout est ici hostile. À commencer par les croyances dans les œufs de pingouin qui portent malheur. Tout est mystère comme la forme du lac vue par Bill. À quoi s’ajoutera l’arrivée de Hansen, l’industriel venu implanté une usine que l’île finira par rejeter. Et autour de cette histoire dont on voit à peine le dessein définitif, la maladresse des rapports humains est une ode à l’humanité des simples. Et dans ce trou du cul du monde, des âmes bourrues rappellent ce que veut dire « se parler ». »
À l’université, au TNS comme Stan le rappellera, les auteurs dramatiques contemporains européens sont régulièrement l’objet d’études. Entendons-là, l’objet d’un intérêt, d’une recherche, de travaux d’écriture et de pratiques. Et ce parce que peut-être que seuls ces lieux d’études peuvent encore se permettre de prendre le temps de la découverte, de l’inconnu, d’un patrimoine dramatique plus étendu que les seuls classiques qui attirent trop souvent le public parce qu’on leur sert. Monter Sénéque, Sophocle… nos « contemporains » ne suffit pas/plus à construire demain. L’Europe d’aujourd’hui et de demain…

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Arrouas versus Bourdieu ou la vie mode d’emploi https://www.insense-scenes.net/article/arrouas-versus-bourdieu-ou-la-vie-mode-demploi/ https://www.insense-scenes.net/article/arrouas-versus-bourdieu-ou-la-vie-mode-demploi/#respond Thu, 12 Jul 2018 05:13:39 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1822

Par Yannick Butel. Portrait Bourdieu. Théâtre Gilgamesh. Comédie de Caen-CDN de Normandie. Festival d’Avignon Off 2018 – texte et mise en scène de Guillermo Pisani, avec Caroline Arrouas.


Portrait Bourdieu (c’est bien au moins de savoir ce qui nous détermine à contribuer à notre propre malheur), mis en scène par Guillermo Pisani et interprété par Caroline Arrouas, relève d’une série de portraits produits par la Comédie de Caen-CDN de Normandie. Soit un théâtre de poche, comme on dirait livre de poche, où l’essentiel tient à l’intention phonatoire de l’acteur et sa présence au plateau, voire un jeu « cabot » puisque la proximité des spectateurs induit un « tiers personnage ».

Bourdieu, la colère…
En 2001, Pierre Bourdieu appelait, dans un texte qu’il faisait paraître dans Le Monde Diplomatique, au « savant engagé ». C’est-à-dire à celui dont le savoir sert à la lutte, à celui qui met son corps dans la bataille, à celui qui s’inscrit dans une réalité. Texte lu à Athènes, publié ultérieurement aux éditions Agone, à Marseille, sous le titre Interventions (1961-2001). Sciences sociales et action politique. Bourdieu, l’infatigable penseur de La Misère du monde, le lecteur d’Apollinaire et de Flaubert « j’ai beaucoup lu L’Éducation sentimentale : je ne peux pas ne pas avoir un ricanement flaubertien. Peut-être un ricanement : un sourire triste » se confiait-il à Philippe Mangeot dans la revue Vacarme. Bourdieu le sociologue, aussi ou toujours, celui qui n’oublia jamais l’Algérie, celui qui soulignait le scandale des héritiers, la reproduction des élites, les habitus, le penseur de l’avenir politique, loin d’être un philosophe de l’utopie comme Bloch ou Abensour parce que la perception de la politique lui intimait de prendre la parole sur ce qui est visible, palpable… Bourdieu, celui qui répondait« Il faut changer l’École » à Illich qui disait : « Il ne faut plus d’École ». Bourdieu le dissident, loin des BHL, des Sollers, des Finkielkraut et autres philosophes ou « dents creuses » comme les nommait Deleuze. Bourdieu qui, avec Derrida signait un appel pour ouvrir les frontières et soulignait que les signataires se comptaient sur les doigts d’une main. Celui que les althussériens faisait chier (dixit Pierre). Celui qui, dans la proximité de Foucault, de Deleuze, d’Eribon pourrait être celui qui ne se satisfaisait pas de l’insupportable.
Ce n’est pas ce Bourdieu-là, cette complexité-là que convoque le Portrait de Guillermo Pisani. Mais bien plutôt le Bourdieu qui interrogera sans cesse les énergies et les forces qui organisent, clivent, agencent le champ social. Le Théoricien de l’invisible, du caché, des guerres invisibles, de la condescendance, de l’implicite, le critique des universitaires, des simulacres, le penseur de la racine sociale, des broderies symboliques et du dévoilement… C’est-à-dire l’homme en colère qu’était Bourdieu, dont Libération à sa mort en 2002 rappelait cette phrase : « Le travail scientifique ne se fait pas avec les bons sentiments, cela se fait avec des passions. Pour travailler, il faut être en colère. Il faut aussi travailler pour contrôler la colère ».
Au plateau Caroline Arrouas…
Elle est seule au plateau, mais elle a une jumelle qu’elle convoquera régulièrement sans qu’on sache vraiment si elle est bien là. Elle est prof, dans un lycée dans le Portrait de Bourdieu. Mais elle est aussi comédienne, sortie du TNS dans la vraie vie. La prof qu’elle joue rêvait d’être comédienne, d’entrer au conservatoire. Mais le destin en a décidé autrement. Elle est jeune, surtout, et comme si Bourdieu était son livre de chevet, elle organise sa vie au regard des clés que le Maître en sociologie à édicter. Tout devient clair alors ou tout s’épaissit. Bourdieu en guise de clé de lecture du monde et de sa conduite… forcément, l’avenir est un peu bouché, le présent un peu avarié, le passé déterminant dans sa vie quotidienne. Et le jour où elle décide de déjouer la fatalité qui s’exerce au regard des règles scientifiques, elle écrit Sa catastrophe.
Pour avoir voulu aider Nicolas, dit Nic, lui avoir mis 20 au lieu de 4, et puis avoir eu un rapport sexuel avec ce mineur « relou », elle se retrouve prise en otage (lettre et chantage) par celui qu’elle a aidé et peut-être aimé. Ça finit forcément mal, un prof qui copule avec un de ses élèves mineurs. En l’état, ça finit dans Mediapart… donc vraiment mal.
Conçu comme un puzzle de pièces détachées où se livrent par fragments diverses identités, Portrait Bourdieu est presque un monologue d’un peu plus d’une heure. Presque seulement parce que Caroline Arrouas est connectée avec le monde : celui de sa sœur à qui elle parle en allemand, celui du ministère qui lui envoie des sms et fait sonner son portable, celui des medias, celui qui apparaît furtivement sur la scène pendant qu’elle l’a désertée et qui a écrit la pièce, etc. Et de voir dès lors cette prof loin de toute solitude, tout en étant enfermée dans le petit monde étriqué qui est le sien. Au plateau, pas plus d’une vilaine chaise et table d’école, une assiette copieuse (pain de mie et salade) et rien autour sinon le vide. Et c’est vraisemblablement de ce vide qui souligne l’absence de direction, et même l’absence d’histoire au présent que Caroline Arrouas parle. Elle qui nous parle de son désarroi, de sa mélancolie, de sa colère contre un monde de codes qui malmène tout le monde, de l’école aux espaces culturels. Alors comme dans un geste d’auto-défense ou de survie, elle parle, elle parle, elle parle… à des ombres, à des voix sur le répondeur de son téléphone, à elle-même sur le mode introspectif, au public qu’elle a en face d’elle…
Jeu d’acteur…
Tenu aux écarts de voix qui vont de la diction scolaire, à la précipitation nerveuse, en passant par la conversation murmurée au téléphone et au chant lyrique… Caroline Arrouas tient son spectacle en équilibre en recourant à une multiplicité de rythme qui traduit ses états d’âme. À la voix, elle ajoute la mimique ou l’art de donner au regard un sens, à la bouche une signification, au corps un trait de caractère. Seule sur scène, elle se tient à l’exercice difficile de l’acteur qui ne peut compter que sur l’athlète physique qu’il est et sans lequel rien n’est possible de son métier. Et c’est parce qu’elle maîtrise parfaitement l’outil qu’elle est que la dramaturgie de Portrait Bourdieu fonctionne comme un « mécano » qui est monté, démonté et remonté. Mouvements justes et finalement effet miroir d’une vie de prof ou d’acteur qui répète en public. Alors, au premier final, quand elle n’en finit plus de remercier la planète entière en allemand, et que le prompteur en toute liberté traduit son propos en termes et analyses bourdieusiens, on est tenté de rire de cette vie dont Cioran aurait pu se nourrir. Mais, et coupant court à la fin du spectacle, un second final s’impose. Légèrement décalé par rapport aux applaudissements qui commencent à se faire entendre, Caroline Arrouas sortira un petit bout de papier qu’elle lit simplement et qui rappelle que les intermittents sont toujours menacés. Et de sortir du Théâtre 11 rue Gilgamesh en pensant que la vie est devenue bien précaire… et comme Bourdieu, faire de l’une des scholies de Spinoza (la 21ème, si je me souviens) : « ni rire, ni pleurer, mais comprendre ». Ce que ce travail humble réussit tout à fait.

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La Reprise de Milo Rau… ou en découdre avec la banalité du mal https://www.insense-scenes.net/article/la-reprise-de-milo-rau-ou-en-decoudre-avec-la-banalite-du-mal/ https://www.insense-scenes.net/article/la-reprise-de-milo-rau-ou-en-decoudre-avec-la-banalite-du-mal/#respond Thu, 12 Jul 2018 05:13:04 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1810

La Reprise – Histoire(s) du théâtre (I), de Milo Rau.
Gymnase du lycée Aubanel. Festival d’Avignon In 2018


Avec La Reprise Histoire (s) du Théâtre (I), Milo Rau poursuit, depuis quinze ans, le travail théâtral qui l’inscrit à l’endroit d’une pratique où le document (évitons le mot « documentaire », même si…) est récurrent à chacune de ses mises en scène. Là, où la frontière entre la scène et le quotidien devient plus friable et problématise l’esthétique théâtrale et scénique. Histoire de théâtre(s) à faire, et non plus à raconter. Histoire à laquelle on participerait… Ici, c’est à partir d’un fait divers que le travail s’est construit ; celui de la mort d’Ishane Jarfi, « homo » roué de coups par une bande, un soir d’avril 2012, à Liège, dont le cadavre sera retrouvé quinze jours plus tard, nu, le corps marqué par la torture. C’est à partir de ce meurtre, dont La Reprise se saisit comme d’un motif, que Milo Rau parle.


Deux ou trois choses à préciser avant…
Parle d’abord du rapport que l’on entretient au théâtre, lui qui, en même temps qu’il a pris récemment la direction du NTGhent, a livré un Manifeste « Dogma ». Manière de « prévenir » de la direction qu’il entend donner aux travaux qu’il conduira, qui seront accueillis et qu’il accompagnera. En 10 points (4 de moins que Peter Weiss quand il définissait dans les colonnes de Theater heute, en 1968, sa pratique du théâtre documentaire), Milo Rau, le 1er mai 2018 (un anniversaire en quelque sorte) publie un Manifeste en néerlandais, flamand, français et anglais… Ce qui, désormais, s’appellera le Manifeste de Gand. Rappelons ceux-ci :

— Un : Il ne s’agit plus seulement de représenter le monde. Il s’agit de le changer. Le but n’est pas de représenter le réel, mais bien de rendre la représentation réelle.
— Deux : Le théâtre n’est pas un produit, c’est un processus de production. La recherche, les castings, les répétitions et les débats connexes doivent être accessibles au public.
— Trois : La paternité du projet incombe entièrement à ceux qui participent aux répétitions et aux représentations, quelle que soit leur fonction – et à personne d’autre.
— Quatre : L’adaptation littérale des classiques sur scène est interdite. Si un texte – qu’il émane d’un livre, d’un film ou d’une pièce de théâtre – est utilisé, il ne peut dépasser plus de vingt pour cent de la durée de la représentation.
— Cinq : Au moins un quart du temps des répétitions doit se dérouler hors d’un espace théâtral, sachant que l’on entend par espace théâtral tout lieu dans lequel une pièce de théâtre a déjà été répétée ou jouée.
— Six : Au moins deux langues différentes doivent être parlées sur scène dans chaque production.
— Sept : Au moins deux des acteurs sur scène ne peuvent pas être des acteurs professionnels. Les animaux ne comptent pas, mais ils sont les bienvenus.
— Huit : Le volume total du décor ne doit pas dépasser vingt mètres cubes, c’est-à-dire pouvoir être transportable dans une camionnette de déménagement conduite avec un permis de conduire normal.
— Neuf : Au moins une production par saison doit être répétée ou présentée dans une zone de conflit ou de guerre, sans aucune infrastructure culturelle.
— Dix : Chaque production doit avoir été montrée au minimum dans dix lieux répartis dans trois pays au moins. Aucune production ne pourra quitter le répertoire de NTGent avant d’avoir atteint ce nombre. »

On l’aura compris, Milo Rau entend lier ou articuler chacun des projets esthétiques dans lesquels il s’engagera aux conditions de productions qui les soutiennent. Mais, et plutôt que les seconds déterminent les premiers, le metteur en scène intègre ceux-ci à l’esthétique théâtrale qu’il entend promouvoir. Revendication politique et idéologique, la Manifeste de Gand s’apparente dès lors à un Manuel de Résistance aux formes de l’industrialisation culturelle avec lesquelles s’arrangent trop facilement ceux qui font le théâtre. Contre le conservatisme et la collusion d’intérêt, contre l’immobilisme et le centralisme (trop de lieux théâtraux figurent cela), Milo Rau est bien en guerre avec les habitudes de son époque. Brechtien à sa façon donc (Rau n’hésite pas à citer L’Antigone réécrite par le patron du Berliner), son théâtre est une arme. La simplicité radicale, une réflexion sur le travail de chaque instant, la tentation de faire du théâtre un influent du monde… voilà (en quelques lignes toujours trop réductrices) la direction. Et de l’écouter, à l’occasion d’un entretien, préciser les choses :

« J’ai envie maintenant de construire une espèce de machine théâtrale à produire du théâtre, des films, des films dans le théâtre […] Manifeste Dogma [1], ça veut dire que 20% du travail définitif peut venir des modèles connus, mais tout le reste doit être imaginé. Il faut libérer le théâtre d’un excès de répertoire ».

Et plus loin d’ajouter :

« Je veux que le metteur en scène devienne un auteur avec son équipe et se libère du théâtre bourgeois ».

Ainsi, de Les Derniers jours de Ceausescu (2009), pièce où l’archive et le recours à la vidéo sont omniprésents à Le tribunal sur le Congo (2015), Milo préfère proposer une pratique théâtrale qui rompt avec les temporalités et les spatialités de la représentation traditionnelle. Il lui préfère un « hors scène » qui permet à l’image de s’inscrire dans une présence et une actualité. Loin d’affaiblir « la scène », ce protocole de travail qui ouvre les horizons, installe le jeu plus loin que les planches, est une manière de rendre au plateau sa fonction désertée : demeurer une sorte d’atelier d’où s’organisent les conditions d’exposition. Faire du plateau non plus un point de concentration et d’intensité de l’action, mais lui rendre sa fonction de point archéologique, généalogique, là d’où tout commence.

Vous n’avez jamais sucé une grosse bite !
Difficile de ne pas rapprocher le dispositif de La Reprise des traits scénographiques structurant de L’Instruction de Peter Weiss. Cette organisation de l’espace, partiellement évidé, en forme d’entonnoir où de part et d’autre d’un imposant écran blanc de cinéma, une table oblongue posée en oblique à cour et une autre à jardin mettent immédiatement le spectateur dans la position de celui qui assistera à un dialogue frontal, tout en étant aussi le témoin de ce qui sera projeté. Difficile de ne pas le voir, mais en définitive, c’est secondaire sinon que cela induit un rapport au procès, à l’organisation agonique du procès ou du tribunal. La Reprise n’est certainement pas réductible à cette idée, mais l’idée est là, bien présente d’emblée. Et qu’est-ce qu’un procès sinon le lieu où une énigme est à l’ordre du jour parce que le désordre a été de mise un jour.
Une énigme à résoudre donc ! Ici, celle qui vaut à un homosexuel d’avoir été assassiné pour une phrase. Une petite phrase hypothétique que Milo Rau prête à Ishane Jarfi qui, devant l’open bar (club gay) est embarqué dans une Polo grise qui apparaîtra plus tard sur le plateau dans un nuage épais de brouillard, parce que rien n’est clair dans l’histoire de ce meurtre sinon que quelqu’un devait mourir ce soir-là. Parce que c’est comme ça. Parce que ce soir-là, un homo devait mourir pour une phrase. Alors il y a la phrase de rien. L’énoncé de rien. La phrase dite sur le mode de la plaisanterie par Ishane, dite par étourderie quand on se croit en pays humain… « Vous n’avez jamais sucé de grosse bite ! » dit Ishane à trois héteros, dans la polo grise, qui sont en mal de « gonzesses » qui leur pomperaient le dard. Et la phrase dite par étourderie, dite en toute liberté, dite quand on se croit en pays humain, est mal entendu, mal prise et appelle « la banalité du mal ». Là est le motif central de ce drame qui tourne à la tragédie dans le vocabulaire journalistique (Rau l’a été journaliste). Parce que la phrase, c’est-à-dire, quelque chose qui touche au langage, n’est pas neutre et s’inscrit, comme Marcuse et Arendt entre autres, l’ont expliqué, dans le champ du politique et de la morale. Point de phrase neutre donc, et celle-là qui convoque la sexualité et ses modes de répression (relire Foucault) est, à tous les égards, politique.
Dans le coffre de la Polo, Ishane prie alors qu’il va crever de s’être cru, en 2012, en pays humain, à Liège. Mais voilà, Liège ou l’Europe (ajouterons-nous) par où est passé le capitalisme et son goût immodéré, voire dégénéré, des affaires, est une ville sinistrée de la mondialisation. Liège, comme le montre les photos projetées sur l’écran, est une ville aux cheminées froides. La sidérurgie qui entretenait là les foyers est désormais ailleurs, là où ça coute moins cher. Et les foyers de chômeurs sont légions, sans travail, mais pas sans vie. Les trois types de la Polo, comme Ishane, sont de ceux-là, attendant des frères dardenne (convoqués par Rau sur le mode humoristique, mais aussi essentiel d’un cinéma épuré) un emploi de précaire dans un énième film des petits frères des pauvres qui ont le souci du genre humain.
Et Rau de commencer La Reprise presque à cet endroit, par l’audition de « gens de peu » comme l’écrirait Pierre Sansot. Sur scène défilent ainsi Suzy, Fabian, Tom (des amateurs de théâtre) face caméra, qui parlent de leurs vies moribondes prises entre petits boulots (garder des cleps pour arrondir la fin du mois pour Suzy Coco la divorcée, prendre au mot le psychologue qui déclare un profile artistique pour Fabian Leenders qui s’invente DJ, écouter Tom Adjibi le belge d’origine béninoise prétendre au multilinguisme pour avoir un emploi de figurant chez les Dardenne et imiter le danois, etc.). Séquences drôles où le désarroi des vies exposées est compensé par le goût de la vie des auditionnés qui conservent l’humour. « Quand on a que l’humour à s’offrir en partage » en quelque sorte.
Séquence qui suit celle où Joseph Leysen parlait du métier d’acteur, du théâtre et de ce qu’il a à dire ou comment en faire, de l’apparition du comédien sur scène, du moment où l’acteur devient un personnage et repose éternellement la question du Persona, etc… jouant, histoire de rappeler ce que le théâtre de répertoire peut être un extrait d’Hamlet. Instant où il apparaît, in fine, en Minetti pour lui rendre, on ne sait, hommage ou pas. Scène où s’est intercalés, peu avant, le visage et la voix de Sébastien Foucault (ancien élève du conservatoire de Liège et complice de Rau depuis 2011) venu raconter que ce que l’on va voir a été l’objet d’une enquête. Lui s’est entretenu avec l’un des assassins en prison, a assisté au procès…
Et de regarder La Reprise comme un théâtre du reenactment (reconstitution) où « jouer au théâtre » revient à poser la question « qu’est-ce qu’on joue ? ». Et d’y répondre en 1H45, « on ne joue pas ». Non, « on ne joue plus ». Mais plutôt « il s’agit de re-jouer », d’entrer sur scène avec l’idée que c’est le lieu de l’actualisation et non de la représentation. Lieu du faire et non de l’imitation. Et d’évidence, parce que tous se sont documentés, les acteurs ici sont devenus des témoins. C’est-à-dire, au sens de superstes d’Agamben dans ce livre rare qu’est Ce qui reste d’Auschwitz, « celui qui a vécu quelque chose de bout en bout, a traversé un événement et peut donc en témoigner ». Du théâtre de Rau, on dira qu’il se forme à cet endroit-là, et qu’il impose que l’acteur soit celui qui est traversé.
La Reprise de Rau prendra alors la forme de cinq chapitres numérotés. Chapitre 1, Solitude des vivants. Chapitre 2, La douleur de l’autre. Chapitre 3, La banalité du mal. Chapitre 4, l’anatomie d’un crime. Chapitre 5, le lapin (Sara De Bosshere en flamand). Et d’un « épilogue » qui reprend, lors des auditions, l’histoire de l’acteur qui va monter sur une chaise et se pendre. Et, dixit Tom qui raconte l’histoire « si le spectateur ne bouge pas de sa place, alors l’acteur va mourir ». Cinq chapitre comme les cinq actes d’une tragédie, insiste-t-on du plateau avant de dépasser le dernier acte par quelques mots du Théâtre Impressions de la polonaise Wislawa Szumborska ; « Ressusciter sur les champs de bataille de la scène,/Réajuster les perruques et les vêtements,/Retirer le couteau de la poitrine,/Placer les vivants sur une seule ligne, avec le visage vers le public ». À la dernière image, l’acteur monte sur la chaise, passe la tête dans la corde, brume et noir. La salle applaudit. Et de se dire que personne n’aura bougé et que Rau a encore du travail avant de faire trembler le spectateur.

Faire le théâtre…
Qu’est-ce qu’on voit ? Comment on regarde ? serait-on tenté de dire à propos de la mise en scène de Milo Rau. Qu’est-ce qu’on voit exactement ? alors qu’un auteur-réalisateur, caméra à l’épaule ou sur trépied tourne les images en direct des comédiens qui s’exécutent, se mettent à nu, se livrent… L’image et son trouble est là opérante, tantôt prise directe et réfléchissant ce qui se passe sur scène ; tantôt presque identique mais enregistrée qui laisse voir un détail ou autre chose. L’image et son trouble, disons-nous, parce que l’image (trop souvent associée à un souci de spectaculaire) est ici le lieu qui problématise le regard et, en fait, la compréhension non seulement du fait divers rapporté, mais également de la fabrique du théâtre. À travers elle, c’est le temps, c’est le lieu, c’est l’action qui sont rendus complexes au sens où le rapport hypnotique qu’installe toujours la scène est brisé. En finir avec l’hypnose (disait Brecht), afin que quelque chose arrive. Pas de continuité donc, mais plutôt la création d’intervalles, de distances, de décrochages propices à générer chez le spectateur une alerte permanente.
C’est sans doute cela l’un des traits du travail de Milo Rau, faire du théâtre un espace d’alerte. Un champ de bataille scopique où le regard est sans cesse entre plateau et écran. Dans ce jeu de va et vient, scène comme écran, tout en étant complémentaire, joue également de concurrence et l’association des deux, simultanément, produit une logique de supplément.
Parallèlement à cette structuration du regard qui va modifier également l’écoute, Milo Rau, et ce d’un point de vue dramaturgique, fabrique son théâtre à vue. Comprenons par-là qu’il fait de chaque séquence le préalable nécessaire à la construction de la suivante. C’est un jeu d’emboîtements qui est ainsi mis en place et qui sert de conduite à l’histoire. Un peu comme si Rau voulait en finir avec l’effet de surprise (autre constituant du théâtre) qui rend chèvre le spectateur. En finir avec la surprise, en finir avec le goût du spectateur pour l’inattendu, en finir avec tout ce qui ferait que le théâtre serait maintenu à l’endroit d’une naïveté que cultive généreusement la pratique théâtrale… En finir donc, afin que commence un autre théâtre.
Ce que Milo Rau, avec La Reprise, amplifie avec l’intelligence de celui qui sait qu’il ne sert de rien de répéter les mêmes discours (celui du théâtre populaire a le cuir dur, celui du théâtre politique pas moins), mais qu’il faut au théâtre trouver le moyen de renouveler le discours qu’on tient sur lui et qu’il tient sur nous. Et peut-être de trouver les formes d’une intimité qui passe par un travail commun…



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Speed Living… Théâtre et politique I https://www.insense-scenes.net/article/speed-living-theatre-et-politique-i/ https://www.insense-scenes.net/article/speed-living-theatre-et-politique-i/#respond Thu, 12 Jul 2018 05:06:55 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1807 C’est le vendredi 8 juin, à la Friche belle de mai. Il est un peu plus de 20H00 et le metteur en scène Laurent Brethome présente Speed Living de Hanokh Levin. Un travail d’école de fin d’année mené avec les élèves comédiens de l’École régionale d’acteurs de Cannes-Marseille et ceux du Nissan Nativ acting studio de Tel Aviv. Cette manifestation est conçue dans le cadre de La Saison France-Israël 2018. Il y aura « incident » (cf. lire la suite). Speed Living sera repris, au festival d’Avignon, à La Manufacture cet été 2018. Entre appel au Boycott (Speed Living relève-t-il d’un produit manufacturé (code 729) israélien ?) et défense d’exposition des œuvres d’art, nous choisissons tout d’abord de rappeler divers éléments d’une Histoire qui lie le peuple palestinien à celui de l’État hébreu.

20H23 à l’IMMS, Friche belle de mai, Didier Abadie se trouve à côté d’un activiste européen pro-palestinien. L’homme qui parle de la violence de l’État d’Israël à l’endroit du peuple palestinien s’est levé de son siège au premier rang, s’est tourné vers la salle pleine venue assister aux travaux de sortie d’École des comédiens de l’ERACM qui, cette année, ont été rejoints par ceux de Nissan Nativ acting studio de Tel Aviv. Didier Abadie, Directeur de l’ERACM, attend, n’esquisse aucun mouvement et laisse, à celui qui s’est invité sur la scène, la parole qu’il a prise immédiatement après les mots d’explication et d’encouragement du metteur en scène Laurent Brethome aux comédiens qu’il a accompagnés tout au long de Speed Leving, texte théâtral de l’israélien Hanokh Levin. La salle est momentanément calme jusqu’à ce que mon voisin de devant dise d’une voix forte : « on est venu assister à la pièce, laissez-nous tranquille ». Paroles qui sont suivies immédiatement d’une cacophonie qui s’élargit à tout le public. Du public, alors, debout, tract à la main et drapeau de la Palestine arboré, une vingtaine d’activiste prend en même temps la parole, énonçant les crimes d’Israël contre les populations palestiniennes. Une violence sonore s’installe où spectateurs et activistes ne peuvent s’entendre et se jettent à la figure les arguments devenus classiques, à commencer par celui du « tout est politique », etc.
Celui que je prenais pour un spectateur, mon voisin de devant, est debout et clame haut et fort la collusion de l’ERACM avec la politique culturelle israélienne (notamment le soutien du ministère des affaires étrangères) qui instrumentalise les artistes afin de « redorer » ou « blanchir » l’image d’Israël. On parle de politique de « washing » (lavage en anglais). Ne sont soutenus que ceux qui, a priori, feraient le jeu d’Israel : sa politique expan-sionniste, militaire et confessionnelle.
Un peu moins d’une dizaine de minutes plus tard, l’ensemble des activistes quittent la salle. Pas un des spectateurs ne rejoindra le groupe qui s’éloigne en scandant des slogans hostiles à Israël, et pro-palestiniens.
Speed Living peut commencer ou se poursuivre puisque depuis le début les comédiens de l’ERACM comme ceux du Nissan Nativ étaient sur le plateau, tenus dans l’ombre.
20H29. Laurent Brethome monte dans les travées à jardin. Il dit à l’un des membres du groupe de ceux qui d’évidence ne sont pas des spectateurs « vous connaissez mon travail ? ». Question sans réponse, à peine audible, bien entendu, puisque le groupe de ceux qui manifestent n’est pas venu dialoguer mais se « faire entendre ». Pour info, Laurent Brethome n’est pas un artiste israélien, mais dirige la compagnie Le menteur volontaire conventionné dans les Pays de Loire. Lui, s’occupe de théâtre et sans doute de politique ou disons plus simplement a sans doute réfléchi à un théâtre politique, une pratique politique du théâtre. Il ne pouvait être ignorant qu’en prenant part à l’année France-Israël, il serait soumis à certaines réactions, peut-être certaines pressions qui s’exercent en France sous des modalités moins musclées que celle que pratique Miri Regev, la ministre de la culture et des sports de l’État d’Israël, proche de l’aile très à droite du Likoud et des thèses du Hérout (né du parti sioniste révisionniste, fervent défenseur d’un « foyer juif » : Yichouv. Le « foyer Juif » étant actuellement le parti politique avec lequel doit composer le Likoud). Il ne pouvait ignorer qu’au sein même de la profession et ses périphériques critiques, universitaires, intellectuels… cela lui vaudrait à minima d’être interpelé… Le théâtre, faire du théâtre, n’a rien à voir avec la neutralité.
20H00 à l’IMMS, Friche belle de mai, le service d’ordre (trois blacks en costume) a pris place et filtre les entrées des spectateurs. La salle sera pleine pourrait-on se réjouir. Le spectacle est gratuit et le placement est libre. Cela n’empêchera pas une incompréhensible cohue à l’ouverture des portes où, semble-t-il, certains sont à la course pour occuper un siège stratégique. L’incompréhensible s’éclairera vers 20H23. A côté de moi, au dernier rang, un homme et sa fille (5 ans maxi) a pris place. Je me réjouis de voir des mômes si jeunes au théâtre et pour un peu on féliciterait le type (assimilé trop vite au « père ») qui l’accompagne. Vers 20h33, il lui dira simplement « allez viens ma fille, on s’en va ». Je la suis du regard, elle qui est collée à la jambe de son père. Elle sort comme les autres… plus invisible et muette que jamais, prise dans le groupe qui disparaît.
21H55, peu après. Dans le Hall qui accueille les spectateurs qui sortent de la salle, Laurent Brethome s’inquiète de « ses » comédiens. Ce qu’ils ont ressenti, ce qu’ils ont vécu, ce qu’ils pensent. On finira par se rencontrer. Il parle. Non pas surpris, non pas choqué, non pas remonté… il s’interroge sur la difficulté de faire exister un dialogue. L’écoutant, on entend dans son propos qu’il a été l’objet d’interpellations antérieures par différents « théâtreux » (on les nommera comme ça, et seulement comme ça, en taisant leurs noms, en soulignant qu’ils sont responsables de structures, universitaires, intellos…) je lui propose la possibilité de s’entretenir de tout cela. Rendez-vous est pris. À suivre donc.
20H25 (pendant la présentation du travail des comédiens). D’évidence l’aubaine d’un spectacle gratuit a favorisé l’intervention du groupe pro-palestinien à l’intérieur de la salle. L’action, pensée, calculée, organisée n’est pas en soi blamable. L’alternative à ce « coup de force » aurait peut-être été de négocier un temps de parole afin de faire entendre le propos, car l’essentiel est bien là : informer, éveiller, réveiller, à moins que…
À moins qu’aucuns des protagonistes de cette action ne soient dupes des publics qu’il a contraints et de leur rapport à l’information. De fait, qui pourrait ignorer la politique sioniste du gouvernement Netanyahou : colonialiste et nationaliste ? la violence journalière et structurelle avec laquelle elle s’applique sur la mosaïque que forment les territoires palestiniens ? la violence quotidienne dont sont victimes les palestiniens ? la répression qui s’exerce sur les arabes israéliens, la censure qui s’exerce sur les artistes israéliens… au prétexte qu’Israël est en guerre contre le Hamas (pro-hezbollah) de la bande de Gaza et que l’État d’Israël a globalisé son rapport aux palestiniens (y compris donc le Fatah siégeant à Ramallah et en Cisjordanie), aveuglément et perversement, profitant et encourageant les divergences internes au peuple palestinien, assénant à tous et indifféremment une loi de fer et de feu (Cf. l’opération « Plomb fondu » où l’intervention d’Israël sur Gaza fit plusieurs centaines de morts, en 2008-2009).
Qui pourrait ignorer que depuis bien longtemps déjà, dans le monde et donc aussi en France, deux camps s’affrontent aux plans politique, juridique et éthique sur les rapports que doivent entretenir les États et la communauté internationale avec l’État d’Israël ? Qu’en la matière, en France, les clivages sur l’attitude à adopter à l’endroit d’Israël divisent la classe politique et intellectuelle, et que les citoyens, dans leur pratique quotidienne, peuvent eux-mêmes s’engager et faire de leur geste une réponse politique ?
Qui pourrait feindre de méconnaître que face à une « droite française » qui entend préserver ses liens et ses intérêts économiques avec l’État d’Israël, la « gauche radicale » et parfois quelques voix du parti socialiste appellent à une prise de conscience qui se traduirait en faits et en actes afin de « contraindre » Israël à un dialogue avec l’autorité palestinienne, et faire respecter les accords d’Oslo d’emblée caduques, du début des années 90 ?
Qui pourrait dire ne pas être renseigné et ignoré que, des Fedayins du Fatah (né de l’OLP de Yasser Arafat) aux Djiadistes du Hamas, la disparition ou l’élimination d’Israël est l’objectif de l’Autorité palestinienne soutenue aujourd’hui, entre autres, par l’Iran ?
Qui pourrait ignorer que l’intérêt des USA, de l’union européenne, et plus globalement d’une majorité des États de la communauté internationale est sans doute d’entretenir un conflit pérenne entre Israël et ses voisins, s’étendant notamment au Liban, afin que le Règne de l’économie libérale s’accomplisse à l’endroit d’une région totalement déréglementée où les flux de capitaux ne s’embarrassent ni de leur origine, ni de leur finalité ?
Etc.
Si donc il ne s’agissait pas d’informer, de quoi s’agissait-il ?
D’évidence, pour le groupe pro-palestinien qui a agi à la manière d’un commando (infiltration du terrain, camouflage (tenue de spectateur jusqu’à ce qu’ils se découvrent tract, drapeau, etc.), assaut de la scène et des gradins, replis en ordre groupé), le conflit israélo-palestinien ne tient pas à une géographie réduite au Moyen-Orient, mais est au-delà de ces frontières et inclut tous les espaces où Israël peut s’identifier comme se livrant à une conquête. Celle des esprits par l’art, la culture, etc. n’est pas exclue et vaut celle des territoires.
Dès lors, et logiquement, l’action du groupe pro-palestinien s’inscrit dans la lignée des actions du BDS (Boycott Désinvestissement et Sanctions. Cf. https://www.bdsfrance.org/qui-sommes-nous/ ) lancée par la société civile palestinienne en 2005, et relève du CPBACI (Campagne Palestinienne pour le Boycott Académique et Culturel d’Israël).
Il s’agit bien non seulement d’appeler au boycott des produits manufacturés israéliens, mais de l’étendre au boycott des productions artistiques et intellectuelles soutenues par Israël ou des « acteurs » (les universitaires, par exemple) qui entrent en collusion avec l’État hébreu assimilé à un État d’apartheid.
Soit une réponse du BDS et des membres qui le composent aux atermoiements de la communauté internationale qui, si elle reconnait les exactions d’Israël et de Tsahal (l’armée israélienne est par ailleurs un motif central du cinéma israélien et mondial. Cf. https://www.diploweb.com/Israel-Tsahal-sur-les-ecrans-heros-faillibles.html), demeure in fine lente à réagir à une situation d’urgence, une situation inhumaine. L’un des arguments de cette communauté reposant sur le risque de développer une confusion entre antisionisme et antisémitisme en boycottant Israël.
Cela étant, ici et là, dans la grande distribution internationale et donc aussi en France, sous la pression d’associations, information est faite sur les produits israéliens et les produits fabriqués dans les colonies israéliennes (appelées aussi « territoires occupés » et en proie à l’inflation de logements/fortifications habités généralement par des ultras/sionistes/orthodoxe). Une campagne d’étiquetage a été mise en œuvre et le code barre 729 (identifiant d’Israël) permet de savoir ce que l’on achète et donc ce que l’on soutient en s’alimentant. Sur le « terrain », le consommateur est ainsi à même de faire valoir son ego de citoyen et de manifester son engagement afin d’influencer/contraindre un régime, au risque aussi d’en faire un, tant la liste des produits et des industriels est longue. Reste que ce boycott unilatéral des produits israéliens ne fait pas l’unanimité, y compris dans les rangs de l’Autorité palestinienne, et notamment chez Mahmoud Abbas qui, en 2013, au nom des relations diplomatiques entretenus avec Israël, disait ne pas soutenir cette initiative, même s’il appelait « tout le monde à boycotter les produits des colonies », rappelant que l’ONU considérait l’implantation d’Israël dans les colonies comme une occupation illégale du territoire palestinien par l’État Hébreu. Mahmoud Abbas craignait à l’époque que l’initiative n’envenime les relations entre Israël et Palestine.
De la même manière, parallèlement au boycott des produits alimentaires issus de l’agroalimentaire mondialisé où les intérêts économiques et financiers des États se croisent et coagulent, le boycott s’applique aux produits technologiques. Quant à ceux-ci, justement, les campagnes du BDS ont montré les liens qui existaient entre leur réalisation et les universités israéliennes.
Le boycott des universités, et des universitaires, est ainsi également actif .
Enfin, et l’action des pro-palestiniens à l’IMMS de ce vendredi relève de celui-là, le boycott s’exerce sur les « œuvres de l’esprit » (artistes, œuvres…), toutes créations, tout événement sportif ou tous symboles renvoyant à Israël.
Du match de foot Argentine-I
sraël qui n’aura pas lieu eu égard au boycott qu’en feront les joueurs de la sélection de l’Albiceleste (mai 2018), en passant par le boycott du drapeau et de l’hymne national (Hatikvah : l’espoir en hébreu) au tournoi de Judo d’Abou Dhabi en octobre 2017 (Tal Flicker, judoka israélien médaillé d’or murmurera l’hymne boycottant ainsi ceux qui le boycottaient)… le monde des sports entrevoit enfin (mais ce n’est pas à Brecht qui le disait depuis longtemps qu’il est redevable) que le sport est politique.
Cela étant, le boycott qui s’applique désormais ici et là, et tient à des personnalités qui emboîtent le pas au discours du BDS (cela va du chanteur de variétés à l’universitaire, du citoyen anonyme au Haut commissaire aux droits de l’Homme à l’ONU, de l’auteur réalisateur à l’écrivain, etc.) induit un boycott en retour (et bien souvent avant) puisque l’État d’Israël et ses représentations internationales (en France, le Crif et les associations pro-israéliennes) appellent eux aussi au boycott.
Ergo, en Israël, c’est le festival du film LGBT de Tel Aviv que la ministre de la culture et des sports Miri Regev fait vaciller. La même qui condamne le film israélien Foxtrot (une critique de l’action de Tsahal en Judée-Samarie), réalisé par Shmoulik Maoz qui a obtenu le Grand prix du festival annuel de la Mostra de Venise en 2017, au prétexte qu’elle juge « révoltant que des créateurs israéliens contribuent ainsi à l’incitation des jeunes générations contre l’armée la plus morale au monde, en diffusant des mensonges sous couvert de créations artistiques […] Tsahal est une armée morale dont les soldats doivent se mesurer quotidiennement à une situation difficile et complexe. Et voilà que des films israéliens qui critiquent l’État d’Israël et salissent ses soldats bénéficient de manière presque automatique du soutien et des applaudissements internationaux […] Ce sont des films qui alimentent le mouvement BDS comme tous ceux qui haïssent l’État d’Israël dans le monde et qui sont accueillis avec joie par eux ! ». Et de ne pas en rester là puisque celle qui est ancienne porte-parole de l’armée israélienne et censeur militaire (Miri Regev déclarait aux artistes et à qui voulait l’entendre à sa prise de fonction en mai 2015 « S’il est nécessaire de censurer, je censurerai ») a également menacé de couper les subventions du théâtre Elmina à Jaffa, près de Tel-Aviv (qui développe l’un des rares projets artistiques faisant la promotion d’une coexistence judéo-arabe) au prétexte que son directeur, Norman Issa, un arabe israélien, refusait de se produire devant des colons israéliens en Cisjordanie occupée. Familière du Boycott, Regev soutient également les initiatives du ministre de l’éduction Naftali Bennet (membre de l’extrême droite dur du « foyer juif ») quand il coupe les financements publics de « Temps Parallèle » une pièce montée par une troupe arabe du théâtre Al-Midan de Haïfa. Le motif de la pièce prenant appui sur l’emprisonnement à vie d’un jeune palestinien pour l’enlèvement et l’exécution d’un soldat israélien en 1984. L’argument du ministre fut alors de de souligner que « Les citoyens israéliens ne vont pas financer des pièces qui tolèrent le meurtre des soldats ». Et d’ajouter pour clore sur la politique intérieure à Israël et le rapport à la culture qu’entretient sa ministre que récemment, à l’ouverture du 56ème festival d’Israël, Regev menaçait encore de couper les subventions publiques du festival au prétexte de scènes de nudité. Les pièces d’Angelica Liddell « Que ferai-je, moi, de cette épée » et « Pindorama » de Lia Rodrigues comportant ces scènes. Regev soulignait que cette nudité « porte atteinte aux valeurs fondamentales d’Israël en tant qu’État juif et démocratique ».
Plus généralement, et sans qu’il soit possible ici de rapporter tous les cas de censure et/ou de boycott, le gouvernement actuel de Netanyahou a donc décidé de « mettre au pas » tous les artistes israéliens qui auraient un rapport critique à la politique d’Israël vis-à-vis de l’Autorité palestinienne, des territoires occupés et de Tsahal , comme ceux qui par leur programmation contreviendrait à la moralité définie par la frange radicale et religieuse de la société israélienne. Politique violente à l’endroit des milieux artistiques au point que ceux-ci ont signé une pétition intitulée LISTE NOIRE qui assure qu’ils (les artistes) continueront de s’exprimer en conscience et à faire face à la réalité, malgré le prix à payer.
Cette résistance artistique, notamment par la voix du metteur en scène et acteur Oded Kotler (qui a fondé le théâtre Fringe à Saint-Jean D’Acre, dirigé le théâtre de Haïfa comme aussi le Festival d’Israël, est bien sûr le fait, essentiellement, d’artistes de gauches que Regev n’hésite pas à qualifier de « traitres et d’ennemis ».
Résistance également des palestiniens qui ont tenté de développer une chaîne radio « Palestine ‘48 », que le ministre de la sécurité publique d’Israël Gilad Erdan, a immédiatement fait fermer, au motif de « la violation de la souveraineté d’Israël ». Résistance des palestiniens d’autant plus déterminé qu’en Israël, sous la pression des tribunaux, le ministère de la culture de l’État hébreu a communiqué sur son soutien aux artistes et à la culture palestinienne. 3% du budget de la culture leur est alloué. Selon les chiffres officiels, les quatre cinquièmes des communautés palestiniennes n’ont reçu aucun fonds du ministère. Dans 83 % des communautés, il n’y avait pas d’activités musicales. La moitié n’avait pas de festivals ou de spectacles pour enfants et un tiers ne possédait pas de bibliothèque. Aucune communauté palestinienne n’avait de théâtre ou de centre artistique respectant les normes gouvernementales. Jafar Farah, qui dirige également le centre Mossawa pour la défense des Palestiniens en Israël, lequel est allé devant le tribunal pour exiger les chiffres sur les dépenses, a déclaré que la culture arabe en Israël était privée de fonds. « Le gouvernement fait de son mieux pour empêcher ses citoyens arabes d’obtenir une répartition équitable du budget », a-t-il affirmé. « Il veut faire taire les détracteurs de ses politiques, en particulier en ce qui concerne l’occupation et les violations des droits de l’homme. »
Ahmed Tibi, membre palestinien du parlement israélien (la Knesset), a récemment rapporté au site web d’informations Ynet : « Regev agit envers les artistes arabes comme les policiers israéliens à l’égard des manifestants arabes : comme un ennemi qui doit être éliminé. » Et le journal libéral Haaretz a comparé les actions de Regev à des pratiques « staliniennes ».
Et d’ajouter que le Meretz, parti israélien de gauche, qui appelle ouvertement au boycott des produits fabriqués dans les colonies israéliennes, tout en s’opposant à un boycott de l’État d’Israël qu’il soit économique, culturel ou académique, s’oppose désormais à la Cour suprême qui, depuis 2011, a promulgué une loi anti-boycott (en réponse aux actions du BDS), à l’initiative du député de droite Ze’ev Elkin. En substance, la loi permet aux israéliens d’intenter des actions contre les individus ou les organisations qui appellent au boycott à leur encontre sans avoir à prouver un quelconque lien direct entre l’appel au boycott et les pertes financières qui en résulteraient. Dans la foulée, des organisations de défense des droits de l’homme ont demandé à la Cour suprême d’abroger cette loi, affirmant qu’elle viole la liberté d’expression inscrite dans la Constitution israélienne. Sans gain de cause.
Ainsi va la démocrati
e en Israël. Et Noam Sheizaf, journaliste du site web 792 (anagramme du code barre 729), soulignait presque anecdotiquement qu’en Israël, il est légal de boycotter le fromage blanc en raison de son prix élevé, mais qu’il est interdit de le boycotter parce qu’il est produit dans les colonies… Ergo, aux yeux de l’un des principaux avocats des droits de l’homme en Israël, Michael Sfard, s’il est compréhensible que la cour suprême défende les politiques du gouvernement sur des questions de sécurité nationale, la loi sur le boycott n’a rien à avoir avec la sécurité nationale.
02H00 (samedi). Politique étrangère d’Israël…. Souvenir d’un article de Pierre Haski, sur Rue89. Juin 2013, à Paris, au jeu de Paume, un établissement public consacré à la photographie, situé Jardin des Tuileries… Le travail de l’artiste palestinienne Ahlam Shibli est menacé. Il s’agit d’une exposition photos intitulée « foyer fantôme » qui tend à montrer comment est préservée la mémoire des palestiniens appelés « martyrs ». Plusieurs associations pro-israéliennes ont déjà condamné et manifesté violemment et physiquement contre cette exposition, notamment la partie appelée « Death ». La police doit protéger le centre d’art contemporain jeu contre ce qui ressemble à un boycott musclé. Et pour finir, elle doit faire face à une alerte à la bombe le mardi 18 juin. Le Crif (conseil représentatif des institutions juives de France) , dans une lettre du 5 juin adressée à la ministre de la culture, dénonçait une exposition faisant « l’apologie du terrorisme ».
2H25. Politique étrangère d’Israël… souvenir du festival d’Avignon… juillet 2017. À la manufacture, au Festival d’Avignon, est programmé la pièce de théâtre « Moi, la mort je l’aime comme vous aimez la vie » écrite sur le motif des dernières heures de Mohammed Merah et soutenu et coproduit par le CDN de Rouen. Immédiatement repéré par le Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme (BNVCA) qui a porté plainte pour « apologie du terrorisme et antisémitisme » par la voix de son président Sammy Ghozlan. L’avocat du BNVCA, Charles Baccouche, s’est dit « révolté » par cette affaire. « En affirmant que le sujet est « clivant », le metteur en scène Yohan Manca insinue que l’affaire Merah peut faire l’objet d’une discussion. Peut-on vraiment penser qu’il a eu raison de tirer dans la tête d’une enfant de cinq ans ? », s’est indigné maître Baccouche. Rejoint par le député de la 8ème circonscription des français à l’étranger, Meyer Habib, qui adressa une lettre à la Ministre de la culture où il faisait part de son indignation : « humaniser l’assassin, c’est déjà un peu l’excuser et même légitimer son discours de haine ». Saisie de cette affaire, à la suite d’une pétition qui lui a été également adressée, la ministre de la culture Françoise Nyssen s’est engagée à « prendre toutes les dispositions et les sanctions, de nature à mettre un terme aux graves et tragiques dérives causées par cette affaire ».
22H00 (dimanche). Les lignes ci-dessus sont indépassablement lacunaires. Comment rendre compte de cette histoire (la multiplicité des événements) où le boycott est, en définitive, l’une des réponses (ou des conséquences) à une situation insaisissable. Insaisissable, oui, jusque dans les films qui tentent en vain, sur un mode didactique, de rendre compte du « plus vieux conflit » de l’Histoire (La Terre promise deux fois, est l’un d’eux).
Reste la mort qui pave cette histoire. Morts liés à la guerre, à la répression, à la lutte armée quotidienne, à la résistance journalière, pour une tentative de passage du Mur, à cause d’une roquette, à cause de tirs à balle réelle sur des manifestants… Des morts, oui, palestiniens, nombreux, civils pour la plupart… Des israéliens, également, moins nombreux, civils aussi… Ces morts, comme normaux, pour ainsi dire attendus, puisque le « conflit israélo-palestinien » (un syntagme figé qui relève d’une impasse et donc d’une histoire figée) les suppose, les induit. Ces morts qui, d’un côté sont le fait d’une armée (Tsahal) habilitée à tirer, de l’autre ceux d’une résistance du peuple palestinien que l’on perçoit comme « héroïque » ou terroriste, c’est selon.
5H00 (Lundi). Témoin. Oui, juste témoin de ce qui s’est passé à la belle de mai. Et c’est bien, peut-être ça, le « problème ». « Être témoin », c’est-à-dire, au sens strict du terme, être extérieur, être dehors… Avoir la conscience de la violence de l’État hébreu, d’un sionisme exalté inadmissible, d’assassinats injustifiables commis par Tsahal… Avoir cette conscience-là, ponctuellement. Et essayer de comprendre comment, avec cette conscience-là ; cette conscience endormie, réveillé par Speed Living, pourquoi la conscience ne change rien dans la position du corps. Pourquoi le corps militant, corps qui viendrait s’interposer donc, qui viendrait s’exposer… ne s’écarte pas de sa forme endormie ? Comment expliquer ça ? Cyniquement, se dire que « ce n’est pas moi qui vais changer tout ça ». Cyniquement, oui, penser que « l’œuvre d’art aurait un statut spécial, intouchable ». Oui, c’est ça, cyniquement prétendre que l’œuvre d’art mérite d’être protégée du politique, de la chose politique. Cyniquement prétendre ça en oubliant que l’œuvre d’art est politique, comme on le dit toujours et depuis le début.
Abandonner le cynisme… Essayer de réfléchir à cette inertie du corps. Luxe de la conscience que de prendre le temps de la réflexion… de la justification ?
 
(en construction)

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Warlikowski, Danse macabre entre Israël et Europe https://www.insense-scenes.net/article/warlikowski-danse-macabre-entre-israel-et-europe/ https://www.insense-scenes.net/article/warlikowski-danse-macabre-entre-israel-et-europe/#respond Thu, 12 Jul 2018 05:00:27 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1803 Le titre du spectacle ne doit pas égarer : il s’agit du retour de Warlikowski à la mise en scène d’un texte dramatique, Sur les valises (1983) d’Hanokh Levin en l’occurrence, lui qui avait monté au Festival d’Avignon 2005 Kroum l’ectoplasme (1975) du même dramaturge israélien, retour commandé par les tourments de l’histoire présente, où la politique israélienne en Palestine croise ironiquement la montée de l’extrême droite en Pologne et en Europe.

Le sous-titre de la pièce, « comédie en huit enterrements », résume parfaitement la trajectoire de ces femmes d’un quartier de Tel-Aviv qui perdent maris, amants, enfants, meurent à leur tour, points névralgiques des envies d’ailleurs et des déchirements communautaires de leur entourage, points d’incandescence ou de déliquescence des clichés tenaces et des non-dits asphyxiants que draine le quartier, la ville, le pays, sa représentation à travers le monde. On n’échappe pas à l’emprise du politique sur les vies individuelles dans certaines conjonctures historiques, y compris et surtout lorsqu’un personnage se doit de préciser qu’il part d’Israël non pour des « raisons politiques » mais après avoir trouvé le bonheur, manifestant à son corps défendant qu’on ne s’exonère pas si facilement de ces « raisons »-là.
C’est par le comique, la satire ‒ Sur les valises, comme Kroum l’ectoplasme, fait partie des « comédies grinçantes » de Levin, mais dans une veine plus mélancolique [1] ‒ que Warlikowski choisit de répondre ‒ qu’on entende dans ce verbe une responsabilité, au risque de l’irresponsabilité ‒ à la situation actuelle, et ce comique, cette satire, tels que maniés par le metteur en scène, le plus souvent ne trahit pas l’ouverture du sens, le malaise, l’inconfort du rire suscité par le dramaturge : il l’accroît, l’écartèle jusqu’au rictus. Warlikowski perd un peu en subtilité en faisant de la « jeune touriste américaine », présence épisodique dans la pièce de Levin, un avatar d’Ivana Trump ou de Paris Hilton, ce qu’elle filme avec sa perche à selfie étant diffusé au lointain, même si le personnage gagne in extremis en épaisseur en révélant s’être rendue en Israël pour retrouver la trace de ses parents disparus, quête inachevée qui la mène en Pologne à la toute fin.
Ce nouveau spectacle n’est pas seulement un retour aux sources, il fait très exactement le lien entre Contes africains (2012, Chaillot) et Cabaret Varsovie(Avignon 2013). La scénographie aseptisée, les moments de revue ‒ dont une réinterprétation du morceau Party Girl de la troublante Michelle Gurevitch ‒ et un final dansé rappellent fortement ces deux spectacles antérieurs, eux résolument axés sur des montages de textes et de formes hétérogènes.
Côté jardin se trouve une sorte de club de football à l’abandon, avec ses coupes et trophées, drapeau d’Israël exhibé au tout début ; au lointain, derrière une série de portes vitrées qui reflètent le public, une chambre funéraire ; côté cour, un bar et des toilettes où officie une prostituée. Mais l’ensemble évoque avant tout un hall d’aéroport, et si beaucoup ont des velléités de départ, d’autres reviennent encore plus désorientés qu’avant ‒ à l’instar de la prostituée dont un monologue qui n’est pas dans la pièce de Levin clôt presque le spectacle, monologue ambigu qu’on peut entendre de façons diverses, où de retour en Israël elle confond Suisse, France, Angleterre dans une même omniprésence d’églises. Selon les effets de lumière et la musique diffusée, le reste du plateau, c’est-à-dire presque tout, peut suggérer tour à tour une discothèque, un music-hall, le rêve d’un personnage, voire l’au-delà où se retrouvent les défunts.
Israël c’est donc cela, dans ce spectacle, en une allégorie qui peut susciter des interprétations plurielles là encore, et peut-être par un cran supplémentaire un questionnement sur l’aporie où mène le plus souvent toute discussion à ce sujet : un hall d’aéroport, le non-lieu par excellence qui englobe à lui seul tous les autres non-lieux que je viens d’égrener, espace du dedans et espace du dehors, espace mental et monde extérieur, interface entre vie et mort, salle d’attente, évacuation des déjections, lieux impossibles à quitter, à occuper, planches de théâtre et de cercueils…
Finalement, loin de l’image que l’on donne de Warlikowski ou qu’il se donne ‒ « fuir le théâtre » (beau numéro que la revue Alternatives théâtrales lui avait consacré en 2011) ou « théâtre écorché » (recueil d’entretiens paru en 2007 chez Actes Sud) ‒ c’est une confiance infinie en la capacité d’accueil, d’utopie, du théâtre, comme seul lieu qui reste quand tout devient non-lieu, dont témoigne ce spectacle, et ce n’est pas un hasard s’il est le premier à avoir été entièrement conçu au Nowy Teatr [2], où s’est installée la troupe depuis 2008, friche et ilot de résistance à Varsovie dont l’avenir reste tout sauf assuré.
Autre décalage par rapport à la tournure qu’a pu prendre le travail de Warlikowski ‒ scénographie et utilisation de la vidéo sur un mode glacé, clinique, chirurgical, non sans créer une mode, justement, chez des metteurs en scène des générations suivantes ‒ quelque chose de kantorien vient hanter ce spectacle, une impression diffuse suscitée par des musiques lancinantes, ritournelles accompagnant le bal funèbre des enterrements et des revenants, par le bégaiement du jeune Zigui Globtshik, par les valises comme accessoire scénique principal, et ces êtres aux valises, on aurait envie d’écrire « êtres-aux-valises », ont quelque chose des « vêtements-emballages » du maître polonais, mais aussi du Beckett de Maguy Marin (May B), dans une esthétique qui semble certes aux antipodes (même dans l’apparent goût partagé pour le music-hall), et enfin par un mannequin de femme tête nue ou le jeu d’une comédienne (la prostituée) qui se fait par instant mannequin inerte, une vidéo de crémation d’un cercueil et des photographies projetées au lointain à chaque acte de décès, qui émeuvent par contraste, difficile de ne pas l’avoir à l’esprit, avec la masse anonyme des morts dans les camps, émotion aussi suscitée par leur provenance ‒ sans doute des photographies personnelles des acteurs du Nowy Teatr eux-mêmes, prises à différents âges de leur vie. De Wielopole, Wielopole (1980) de Kantor, une part infime peut-être mais indéniable à mes yeux, habitait le spectacle de Warlikowski, pour le meilleur et pour le pire.

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Castellucci censuré | lettre d’Arnaud Rykner au Préfet de la Sarthe https://www.insense-scenes.net/article/castellucci-censure-et-autoritarisme-ideologique-dun-prefet-lettre-darnaud-rykner-au-prefet-de-la-sarthe/ https://www.insense-scenes.net/article/castellucci-censure-et-autoritarisme-ideologique-dun-prefet-lettre-darnaud-rykner-au-prefet-de-la-sarthe/#respond Fri, 13 Apr 2018 13:50:28 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1605 Autoritarisme idéologique‌ d’un Préfet
 

L’Insensé relaie ici la lettre écrite par Arnaud Rykner au Préfet de la Sarthe, suite à la demande du Préfet de supprimer la scène vers la fin du spectacle de Romeo Castellucci Sur le concept du visage du fils de Dieu, programmé aux Quiconces-L’Espal au Mans, les 10 et 11 avril. La Préfecture de la Sarthe, après avoir reçu, selon plusieurs sources [1], des courriers de protestation, a exigé du théâtre de supprimer la scène où les enfants jettent des grenades factices sur le portrait du Christ d’Antonello di Messina. C’est en prétextant le droit au travail des enfants que les autorités ont exigé la suppression de la scène, alors que la juridiction en matière de spectacle vivant l’autorise [2]. Ce prétexte cache (mal) d’autres raisons, touchant à la nature même du spectacle, qui avait déjà été menacé par le passé par des groupuscules traditionalistes. Jusqu’à présent cependant, jamais les autorités administratives n’avaient demandé une telle censure [3]. Jusqu’à présent… 
« Le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé, il nous incombe de le réparer », avait dit, devant la Conférence des évêques de France, le Président de la République. Est-ce une réponse ? Aucun rapport ne peut évidemment être fait, et pourtant, le climat politique et moral est à la réaction : que cette réaction touche d’abord l’art ne doit pas nous étonner. Seulement nous conduire à nous organiser et à réagir.
Romeo Castellucci lui-même s’est adressé, dans un courrier, aux spectateurs du Mans : « La Préfecture a certes le devoir d’oeuvrer pour le bien de la société et de la préserver des dangers mais, dans le cas présent, ce type de réponse me semble mieux convenir à un régime théocratique qu’à une République fondée sur la liberté d’expression. »

Arnaud Rykner, Professeur des universités, a écrit au Préfet. C’est cette lettre que nous reproduisons ici, avec son accord, et que nous soutenons.
 
 


 

À Monsieur le Préfet de la Sarthe Retour ligne automatique
Paris, le 12 avril 2018
Monsieur le Préfet,
Professeur des Universités à l’Institut d’Études Théâtrales de la Sorbonne nouvelle, je ne suis ni un pétitionnaire à tout va, ni un professionnel de la protestation et de l’indignation. Mais je me sens aujourd’hui dans l’obligation de vous écrire pour vous dire ma sidération et mon inquiétude. En interdisant la présence d’enfants dans le spectacle de Roméo Castellucci, Sur le concept du visage du fils de Dieu, présenté les 10 et 11 avril 2018 au théâtre des Quinconces, au Mans, vous avez de facto décidé d’amputer ce dernier d’une scène représentant environ un cinquième de l’œuvre.
Votre décision s’appuie sur l’avis défavorable émis par la « Direction Départementale de la cohésion sociale » concernant l’engagement d’enfants dans ce spectacle. En instrumentalisant d’une manière hypocrite et scandaleuse la protection de l’enfance, cette Direction et vous-même avez sans ambiguïté censuré l’œuvre d’un des grands créateurs de notre époque, reconnu dans le monde entier. Arguant de l’incapacité supposée de ces enfants à accéder à la fonction symbolique, ou de leur supposée impossibilité d’avoir un recul critique ou imaginaire par rapport à la scène qu’ils devaient jouer, vous les avez privés d’une expérience artistique importante, et vous avez privé le public de l’accès à l’intégralité de cette œuvre profondément éthique, le passage en question ne pouvant évidemment se jouer sans eux.
On peut se demander si l’intention réelle de l’interdiction de la participation d’enfants à cette scène, pourtant représentée depuis sept ans, notamment en Espagne, Italie, Grande-Bretagne, Allemagne, Russie, Pologne, Bulgarie, Norvège, Hollande, Grèce, au Portugal, et dans plusieurs villes de France, était d’inciter le metteur en scène et le directeur du théâtre à déprogrammer le spectacle, donnant ainsi un gage scandaleux aux extrémistes de tous bords.
Heureusement pour la démocratie et pour la liberté de créer, le spectacle a été maintenu, même amputé de ce passage – qu’il est d’ailleurs heureusement possible, depuis des années, de regarder sur internet. Si vous-même ou les membres de la commission sur l’avis de laquelle vous avez fondé votre décision aviez d’ailleurs pris la peine de visionner cette scène, vous auriez, sans nul doute, mesuré le ridicule de cette interdiction, qui ne sert, en réalité qu’à rétablir indirectement une censure abolie depuis longtemps, et qui, encore une fois, sert surtout plus que jamais les intérêts des extrémistes et, j’ose le dire, des terroristes qui tentent, quelle que soit leur confession religieuse ou leur projet politique, d’asservir nos sociétés.
Au prétexte de respecter et de protéger des enfants, une telle décision empêche en effet toute réflexion critique, tout travail de symbolisation et toute méditation sur notre humanité. En l’occurrence, dans ce spectacle donnant à voir la déchéance physique d’un homme âgé et l’amour profond du fils qui s’occupe de lui, sous le regard empreint de compassion du Christ d’Antonio da Messina, la scène que vous avez censurée relevait d’une forme de révolte contre notre condition. Le jet de « grenades » en plastique contre cette reproduction du Salvator Mundi, geste en réalité à la fois ludique, poétique et philosophique, était évidemment parfaitement compréhensible par les enfants (d’autant plus que, pour chaque reprise du spectacle, le metteur en scène organise des rencontres préparatoires entre les enfants concernés et son assistant, Silvano Voltolina, qui prend soin de contextualiser cette action, inspirée d’une photographie célèbre de Diane Arbus). Compréhensible par des enfants de neuf ans, ce geste, donc, aurait dû a fortiori l’être par un Préfet de la République française, qui plus est, il m’en coûte particulièrement de le dire, normalien et lettré. Cela n’a manifestement pas été le cas. Y a-t-il eu pression de lobbies extrémistes, à l’unisson des manifestants de « l’Action française » vociférant devant le théâtre ? On peut le croire. Cela ne fait qu’augmenter la gravité de votre décision.
Comment dans ces conditions espérer faire comprendre le fonctionnement d’une image, le sens second d’une caricature (qui n’est pas son sens littéral, faut-il le rappeler ?), le rôle d’une fiction ? Et comment dès lors demander aux jeunes de s’ouvrir à la compréhension de l’autre, comment leur demander de faire effort pour analyser les grands enjeux du devenir humain en même temps que celui de nos sociétés contemporaines, si on leur interdit et si on interdit à travers eux à tous les spectateurs de méditer sur de telles œuvres, et de se faire leur propre opinion, bonne ou mauvaise, sur de tels spectacles ?
Faut-il aussi mentionner l’argument également avancé selon lequel ces enfants auraient été choqués ou traumatisés d’être confrontés à la nudité d’un vieillard ?Retour ligne automatique
J’en conclus, Monsieur le Préfet, que vous et la Commission dont vous vous êtes entouré, validerez, le moment venu, l’interdiction de faire entrer des enfants dans des musées, ou encore le souhait de rhabiller les statues antiques comme le firent à l’occasion les siècles passés.
Une fois de plus, il est douloureux de constater que notre société démocratique et républicaine, en dévoyant ses propres idéaux de protection des individus, conduit tout droit, par pure faiblesse ou par lâcheté, au retour de théocraties pudibondes qui n’auront rien à envier aux sociétés d’où proviennent les idéologies terroristes qui veulent nous détruire. À moins que vos points de comparaison ne soient la censure, certainement pas plus respectable, d’entreprises comme Facebook ou Amazon qui voudraient interdire L’Origine du monde ou la simple apparition sur leurs écrans d’un de ces seins qu’on ne saurait voir (et dont il faudrait bien sûr cacher la vue à nos pauvres enfants).
On commence par censurer les spectacles (en s’abritant derrière la défense des enfants), puis on se met à brûler les livres, à voiler les images, avant quoi ?
Que tout cela ait pu être décidé par un représentant de l’État et au nom de la République est profondément choquant – et en réalité profondément angoissant.
Croyez, Monsieur le Préfet, à l’expression de ma consternation distinguée,
Arnaud Rykner
Professeur des UniversitésRetour ligne automatique
Membre Sénior de l’Institut Universitaire de France

Notes
[1Par exemple : article de Gilles Renault pour Libération ou sur Stéphane Capron pour Scène Web.
[2voir l’article sur Orféo, site pour les professionnels du spectacle vivant.
[3Doit-on rappeler que Malraux lui-même, alors ministre des affaires culturelles, avait prononcé un discours à l’Assemblée nationale pour défendre Jean Genet et sa pièce Les Paravents, le 26 octobre 1966, devant des députés réclamant la suppression de la subvention à l’Odéon-Théâtre de France après la création des Paravents.
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De bouche à oreille : Pascal Kirsch https://www.insense-scenes.net/article/de-bouche-a-oreille-pascal-kirsch/ https://www.insense-scenes.net/article/de-bouche-a-oreille-pascal-kirsch/#respond Thu, 15 Mar 2018 14:51:55 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1607
Artaud pestait contre le jeu des acteurs de son temps : « Pour des gens qui ne savent plus que parler et qui ont oublié qu’ils avaient un corps au théâtre, ils ont oublié également l’usage de leur gosier. » (« Un athlétisme affectif ») Les acteurs de Kirsch ont un « gosier » et un « corps ». Ils savent s’en servir au profit des personnages et surtout d’une langue inouïe.
C’est la première fois que l’œuvre de Jahnn écrite en 1933, traduite de l’allemand en 2008 chez José Corti, est jouée en France. Mais cette langue, fût-elle remarquablement traduite par Huguette Duvoisin et René Radrizzani, reste inouïe comme toutes les langues d’écrivains de cette trempe : ceux qui « taillent dans leur langue une langue étrangère », qui la « font crier, bégayer, balbutier, murmurer » (Deleuze).
Nous faire entendre une telle langue ‒ métaphorique et crue, charnelle et métaphysique, insinuante et percutante ‒ était donc une double gageure. Elle est relevée haut la main par une distribution impeccable. Les acteurs sont tous parvenus à s’emparer de cette langue comme cette langue s’est emparée d’eux. Chacun a su trouver une diction qui lui est propre, une diction qui soit une manière singulière de posséder cette langue et d’en être possédé, au rebours exact du processus d’uniformisation de tant de distributions de tant de spectacles sur tant de plateaux. [1]

La scénographie, signée Marguerite Bordat (qui a longtemps travaillé avec Pommerat), alterne deux types d’approche : on épouse le regard ironique et surplombant d’êtres surnaturels, ou passés de l’autre côté de la vie, ou à côté de la vie, observant les fantoches humains, fermiers et valets de ferme, pauvres et riches, femmes et hommes, hommes et bêtes, qui évoluent dans des paysages miniaturisés, à l’intérieur de petites maisons de poupées, dans la Norvège d’Ibsen et de Tarjei Vesaas ; ou, à l’inverse, on se retrouve de plain-pied avec ces fantoches humains, cette fois rendus à toute leur chair, vieille carne ou épiderme palpitant, dans tous les cas traversés par les désirs les plus inavouables, dissimulés dans les tréfonds de l’âme pour mieux surgir soudainement en plein jour et tout ravager alentour. Ce télescopage des points de vue peut rappeler Shining de Kubrick : l’hôtel Overlook et son labyrinthe enneigé qu’on voit d’abord en maquette, de haut, puis grandeur nature, jusqu’à s’y perdre et rencontrer un Minotaure humain, trop humain.

Trois Trolls (Julien Bouquet, Loïc Le Roux et François Tizon), avatars mâles et dégarnis des trois sorcières échevelées de Macbeth, et Anna Frönning (Raphaëlle Gitlis), riche fermière, incarnation du mal, femme vieillissante habitée toute entière par la convoitise, évoquent certaines peintures grotesques de Goya, rien que par la virtuosité de leurs mimiques alliée à une diction non moins virtuose, entre cheveu sur la langue et profondeur viscérale ou sépulcrale, une voix tantôt roublarde tantôt d’outre-tombe et qui sautille sur tout le spectre des intonations. Il faut entendre la bête prise au piège d’un pieu acéré, éventrée, agonisante, puis secourue, dont un Troll (Julien Bouquet) fait le récit vers le début du spectacle, face public, parole et mime entrelacés, jusqu’à rendre présente la scène plus puissamment que toute image extérieure.
Je suis de nouveau impressionné beaucoup plus tard, par un autre récit d’agonie animale, cette fois la jument choyée du riche fermier Manao (Vincent Guédon), soi-disant habitée par une femme, centaure femelle, et de ce fait horriblement mise à mort par le valet de ferme (Mattias De Gail), qui se gargarise de son méfait tout en le racontant à celle, folle de jalousie, qui lui avait donné l’ordre de s’en débarrasser. La jument blanche hante l’image scénique via quelques vidéos spectrales. Je repense notamment au gros plan sur le pelage ensanglanté qui fait trembler une image devenant ainsi comme une seconde peau et dépassant la dimension simplement illustrative.
Les lumières de Pascal Villmen et Éric Corlay sculptent l’obscurité, elles participent pleinement elles aussi de cette noirceur morale généralisée. Chez Pommerat, les passages au noir ponctuent l’enchaînement des séquences. Ici, le passage au noir est absolu. On y reste. La découpe des ombres sur les visages ou des silhouettes des acteurs sur fond opaque est d’une précision acérée. Ce clair-obscur a peut-être un répondant pictural du côté du Caravage : un noir de velours, intensifié par les pendrillons, que viennent strier quelques giclées sanguinolentes. Un noir aussi palpable ne se retrouve que chez Régy, Genod ou Pommerat, avec des nuances et selon des desseins chaque fois uniques.
La seule zone d’ombre de ce spectacle, sa tache aveugle, serait peut-être dans cette tentation de la beauté plastique et de la bulle artistique. La confiance dans les pouvoirs du théâtre est ici inentamée : la moindre table, la moindre chaise est sublimée par l’ombre et la lumière. En entrant dans la salle, est même rejouée une scène originaire, non sans nostalgie : la petite conteuse (Florence Valéro) qui rassemble autour d’elle les villageois (nous et les autres acteurs) sur la place (le plateau) pour une veillée funèbre.
La Princesse Maleine, créée deux ans après en Avignon, échappait in extremis à cette tentation : la beauté plastique y était détraquée par le jeu en porte-à-faux des acteurs ; la clôture de l’image scénique y était fendue par l’arbre gigantesque du cloître des Célestins, lui-même ouvert aux quatre vents, ce qui dérangeait le bel écrin scénographique. [2]
Ces deux spectacles de Kirsch forment le diptyque d’un théâtre de la cruauté et une œuvre qui conte.

Notes
[1Sur ce point, on gagnera à lire l’article de Chloé Larmet, « Écarts de voix. À l’écoute du théâtre de Pascal Kirsch », à paraître dans Théâtre/Public, n° 229, « États de la scène actuelle : 2016-2017 ».
[2Sur La Princesse Maleine, voir les critiques de Yannick Butel, Chloé Larmet, Arnaud Maïsetti et Evelise Mendes postées sur L’Insensé courant juillet 2017.
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Partager Le Chagrin d’Hölderlin https://www.insense-scenes.net/article/partager-le-chagrin-dholderlin/ https://www.insense-scenes.net/article/partager-le-chagrin-dholderlin/#respond Sun, 04 Mar 2018 14:54:26 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1609
Juste le temps d’esquisser un duo de solitudes sans l’imposer ni l’installer, cette petite forme d’une heure et quart nous emporte au lointain comme peu de « grands » spectacles.
Si elle donne plus que jamais le désir de passer de longues nuits à lire son œuvre, Chantal Morel ne demande pas même de connaître le nom du poète allemand pour qu’on soit effleuré par sa proposition, sentir le tact si rare, délicat et subtil qui s’épanouit dans le jeu d’Élisa Bernard et d’Héloïse Zahedi : une adresse qui est un contact au cœur d’une distance, une pudeur et une discrétion qui n’appuient sur aucun effet mais nous donnent une solitude en partage.

©Sylvain Lubac
Mais comment partager la solitude essentielle d’Hölderlin, son « chagrin », celui d’un poète qui a refusé de faire taire l’enfance en lui, cette part silencieuse qui ourle la parole des parents, des maîtres et des philosophes ? C’est une vie à la fois singulière jusqu’à l’idiotie et universelle jusqu’au sacrifice. Elle nous est parvenue lacunaire ou embarrassée de témoignages : perte d’un père puis d’un beau-père, mère très pieuse, séminaire avec Hegel et Schelling, enthousiasme révolutionnaire, rencontre avec Schiller, embauche comme précepteur dans une famille où il tombe amoureux de la maîtresse de maison, découverte du rythme syncopé du vers, révélation de l’éloignement réciproque des dieux et des hommes, traduction de Sophocle, incompréhension des amis, folie, internement, puis trente-sept dernières années passées dans la tour d’un menuisier et de sa fille ‒ part la plus énigmatique d’une vie césurée.
Zimmer, menuisier, a sans doute été le lecteur qu’aura toujours rêvé Hölderlin : au lieu des philosophes et psychanalystes qui n’en finiront pas d’accaparer ses poèmes, un homme du peuple subjugué par le roman Hypériontombé entre ses mains au hasard. C’est une scène de lecture inouïe, une rencontre improbable entre l’homme du bois et le papier du livre. Elle déjoue la rigueur des assignations sociales et la circulation restreinte des choses écrites. C’est comme si Élisa Bernard et Héloïse Zahedi retrouvaient cette fraîcheur native qui était celle de Zimmer face à une œuvre dont la radicale précarité recèle une puissance d’affirmation outrepassant tout ordre social. Elles reprennent aussi à leur façon le rôle de Lotte : sœur, fille, mère ou amante, peu importe quand il s’agit de veiller patiemment sur une vie et une œuvre encloses dans leur secret.
Alternant récits et moments vécus, rêveries à partir d’hypothèses et rappels d’épisodes avérés, c’est bien à une veillée que nous sommes conviés, au seuil d’une auberge qui évoque tour à tour un cocon familial vite étouffant, une cabane propice au jeu d’enfants, un séminaire de théologie et de philosophie, une maisonnée bourgeoise, une chambre d’écriture ou un salon mondain. Construite de bric et de broc, assemblage de morceaux de bois, elle semble habitée depuis quelques siècles. Le bois est un matériau simple, chaleureux, pauvre : celui du plateau de théâtre et des quelques bancs où nous nous serrons le soir de la première. On fait cause commune.
La proximité entre salle et scène, le volume à échelle humaine qui les englobe, suscitent une intimité, permettent ce contact qui n’abolit pas la distance et ce jeu tout en retenue. L’auberge apparaît comme l’expansion du corps des comédiennes, une seconde peau ajustée à leurs déambulations. C’est aussi un espace mental qui tantôt se fait labyrinthique et se dilate infiniment, tantôt se concentre sur une écriture qui trace son chemin sinueux. Mais l’espace le plus cher à Friedrich est littéraire : un pupitre en bois repliable, manié avec précaution, toute sa fortune.
Pendant les répétitions de Bérénice en 1984 à la Comédie-Française, Klaus Michael Grüber ‒ qui avait monté Empédocle et Winterreise d’après Hölderlin dans les années 1970 ‒ donnait aux comédiens cette indication désarmante : faites entendre « le grattement de la plume de Racine sur le papier ».
C’est ce que font entendre très concrètement Élisa Bernard et Héloïse Zahedi lorsque sur le pupitre s’écrit ce qu’on ne sait pas encore avoir trouvé, mais aussi dans la moindre parole : plutôt qu’une prise, une déprise de la parole trop articulée ou assurée d’elle-même.
À ces voix bordées par le mutisme d’une écriture, à ce théâtre vivant parce qu’il se sait brûlure de l’éphémère, s’entremêlent subtilement des enregistrements sonores, toutes les ressources suggestives du théâtre radiophonique. Plus qu’un accompagnement musical propice aux ambiances et autres atmosphères, ces enregistrements ‒ un poème d’Hölderlin en allemand, le bruissement d’un ruisseau, quelques notes de violon, les sabots d’un cheval, une injonction maternelle… ‒ sont les partenaires invisibles des deux actrices, parfois aussi leur dédoublement spectral. Spatialisation sonore et justesse tonale ménagent autant d’alvéoles où l’imaginaire de chaque spectateur peut venir se lover.
Les deux actrices se partagent tous les rôles par simples changements à vue de costume, dans une économie de moyens, un choix méticuleux de chaque vêtement, de chaque accessoire, qui les imprègnent d’un vécu passant tout discours.
J’emporterai avec moi longtemps ce moment de complicité où assises face à face sur le rebord d’une fenêtre, front contre front, bougie et livre au milieu, elles lisent à voix haute un même passage : s’y rejoignaient la mélancolie d’un Georges de La Tour et l’espérance révolutionnaire de 89.
J’emporterai avec moi longtemps ce moment où Friedrich et Georges sont allongés une nuit sur un banc. La peur soudain ressentie départage leurs attitudes et creuse déjà une distance irrémédiable : Hegel prie, Friedrich se rattache aux données sensibles.
J’emporterai avec moi longtemps une ritournelle chantonnée par deux solitudes tentant pauvrement d’apprivoiser la nuit qui tombe.

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Nommer les ennemis, dresser une barricade : Maguy Marin https://www.insense-scenes.net/article/nommer-les-ennemis-dresser-une-barricade-maguy-marin/ https://www.insense-scenes.net/article/nommer-les-ennemis-dresser-une-barricade-maguy-marin/#respond Wed, 28 Feb 2018 14:55:21 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1611
La dernière création de Maguy Marin ne suscite pas l’émotion de May B, ne retrouve pas la sobriété de Singspiele ni ne délivre l’euphorie de BiT mais elle en constitue la somme. C’est la force et la faiblesse de cette œuvre de transition que de se retourner vers ses propres traces pour mieux en frayer de nouvelles.
Deux mille dix sept ne trouve et n’épouse sa forme que vers la deuxième moitié des une heure et demie de sa durée, au moment où les danseurs vêtus d’une combinaison et d’un casque oranges lèvent sur le plateau un champ de stèles qui peuvent évoquer ensuite des gratte-ciels, puis des dominos qui s’effondrent ‒ et sur leurs décombres une barricade se construit, tout contre un mur de briques obstruant le lointain.

© David Mambouch
Les moments qui précèdent ce champ de stèles ne répètent heureusement pas les spectacles antérieurs : ils en révèlent l’envers, l’obscénité, ils les retournent comme des gants. Ainsi, la chaîne humaine de BiT n’est plus celle d’une solidarité fragile et diverse mais de dominants uniformisés, main dans la main pour garder le pouvoir. L’intensité musicale qui pouvait euphoriser le spectateur comme dans une boîte de nuit s’étend ici aussi à la quasi-totalité du spectacle mais en produisant un effet inverse, résolument dérangeant, que renforcent trois brusques interruptions où résonne tout d’un coup un silence de plomb. Les valises de bric et de broc des migrants de May B font place quant à elles aux sacs de marques des grands magasins dans une foire aux vanités où la timidité, l’apeurement et la tendresse est substituée par l’exhibition, la surexposition et le miroitement narcissique. Le feuilleté de visages voués à des singularités quelconques dans Singspielelaisse place quant à lui aux visages trop connus, iconiques, des dictateurs de la Guerre froide financés en sous-main par la CIA.
Telle est sans doute une des principales vertus politiques de ce nouveau spectacle de Maguy Marin : non plus explorer la gestuelle minoritaire mais épouser la logique interne à la gestuelle majoritaire. Comment bouge, se déplace, se maintient, se tient… un corps dominant, homme ou femme, un loup-cervier de la finance engoncé dans son costume trois pièces, greffé à son smartphone, une femme-objet revêtue de tous les accessoires à la mode, parée de tous les oripeaux du capital, environnée de dollars rutilants, un phallocrate donnant des ordres, violentant, violant tel un prédateur sexuel… ? Il s’agit de donner corps au capital, de l’incarner dans des gestes reconnaissables à mesure de leur contagion possible. La mondialisation se fait par des corps mis au pas des flux de capitaux, par de la « monnaie vivante » (Klossowski).
Mais qu’on n’attende pas ici une enquête sociologique, une synthèse documentaire, une réflexion philosophique ou une analyse économique du monde actuel traversé par la crise financière, gouverné par Trump, désemparé par l’afflux de réfugiés, traumatisé par les violences faites aux femmes… Son autre vertu, et non des moindres, est de se contenter d’une chose très simple en apparence : nommer ses ennemis. C’est la condition de possibilité de la politique que de briser l’organisation du consensus généralisé. Mettre des noms, des visages sur ce dont on ne cesse de répéter qu’il est sans nom, sans visage : qu’il est le système. Ne plus y aller par quatre chemins : drapeau américain, suisse, visages de dictateurs, sigle du dollar, croix chrétienne, noms de marques, noms de pays, noms de présidents, noms de PDG… Nommer ses ennemis, dresser une barricade : ce sont deux gestes indissociables in fine. C’est sur cette barricade, patiemment érigée à partir de décombres, construite morceau de bois par morceau de bois par tous les danseurs comme un jeu d’enfants, danseurs recomposant une chaîne de solidarité pour l’occasion, que sont donnés à lire d’innombrables noms d’oppresseurs, face public.
Citer à présent le nom de chaque danseur revient moins à leur assigner une identité qu’à faire résonner et donner à entendre leur altérité : Ulises Alvarez, Charlie Aubry, Laura Frigato, Françoise Leick, Louise Mariotte, Mayalen Otondo, Cathy Polo, Ennio Sammarco, Marcelo Sepulvedo et Adolfo Vargas.
Vivement la suite. Qu’adviennent le théâtre des opérations et un ramdam d’enfer. [1]

Notes
[1En attendant, on peut lire le numéro 226 de Théâtre/Public (octobre-décembre 2017) entièrement consacré à Maguy Marin.
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Lange de la démocratie : Castellucci https://www.insense-scenes.net/article/lange-de-la-democratie-castellucci/ https://www.insense-scenes.net/article/lange-de-la-democratie-castellucci/#respond Sun, 04 Feb 2018 14:56:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1613
Democracy in America balaie tous les clichés qui traînent sur le metteur en scène italien : théâtre d’images, spectaculaire, hypnotique… C’est au contraire l’accouchement douloureux d’une langue démocratique.
Au moins depuis Avignon 2005, le travail de Castellucci est souvent réduit à un « théâtre d’images ». Certes, Democracy in America produit des images d’une puissance plastique impressionnante. Comme souvent, la dernière partie fait défiler une succession de tableaux vivants à travers un quatrième mur revisité, le tout dans une déflagration sonore de Scott Gibbons. Des réminiscences picturales de Gerhard Richter et de Mark Rothko se mêlent avant d’aboutir à un final digne du 2001 de Stanley Kubrick.
L’image scénique est encore plus saisissante dans la partie précédente, d’apparence cette fois radicalement ascétique, un croisement entre American Gothic (1930) de Grant Wood et un monochrome de Malevitch. Dans une boîte blanche, envers de la boîte noire, deux actrices sont vêtues comme des Amish et manient quelques objets (chapeau noir, fourche de paysan, pommes de terre pourries…). Le sonore est mis en sourdine au profit d’une discussion serrée sur l’épisode du sacrifice d’Abraham dans l’Ancien Testament. On finit par comprendre que l’épouse du paysan a vendu leur dernier-né à des Indiens. Elle a perdu la foi suite aux récoltes faméliques. Le couple s’expose ainsi à la condamnation de leur communauté puritaine.
« Théâtre d’images », dont acte. Mais Castellucci n’a peut-être aussi jamais autant travaillé la plasticité de la langue, des langues, que dans ce spectacle. Le prologue donne une définition de « glossolalie » (dans le christianisme, don surnaturel de parler spontanément une langue étrangère) puis fait entendre une archive sonore. Il est à ce titre la clef, au sens musical, de tout ce qui suit, à commencer par la danse folklorique de douze jeunes femmes munies de petits drapeaux, déployant des anagrammes inattendus de « Democracy in America ». La désarticulation du syntagme emprunté à Tocqueville en fait surgir ironiquement le refoulé colonisateur et impérialiste.
Lettres, syllabes, noms communs, noms propres, la langue est dans tous ses états, traversée de tensions, restituée à ses formes sensibles. Deux actrices, littéralement dans la peau d’Indiens, se demandent s’il faut ou non apprendre la langue des colons, eux qui n’apprennent que les noms des choses dont ils veulent s’emparer. Elles s’expriment dans un dialecte indien. Je n’en avais jamais fait l’expérience au théâtre, et cette expérience bouleverse tous les stéréotypes insidieusement véhiculés par les westerns (pas seulement spaghetti). Au lointain, sont projetés les surtitres : la retranscription de ce dialecte indien, son équivalent anglais, la traduction en français. On ne devrait apprendre d’une langue étrangère que les noms des choses inaliénables, les noms des biens communs. Telle serait une langue véritablement démocratique.
Jamais je n’avais assisté à un traitement scénique de la langue qui se rapproche autant du manifeste d’Artaud : « Faire la métaphysique du langage articulé, c’est faire servir le langage à exprimer ce qu’il n’exprime pas d’habitude : c’est s’en servir d’une façon nouvelle, exceptionnelle et inaccoutumée, c’est lui rendre ses possibilités d’ébranlement physique, c’est le diviser et le répartir activement dans l’espace, c’est prendre les intonations d’une manière concrète absolue et leur restituer le pouvoir qu’elles auraient de déchirer et de manifester réellement quelque chose, c’est se retourner contre le langage et ses sources bassement utilitaires, on pourrait dire alimentaires, contre ses origines de bête traquée, c’est enfin considérer le langage sous la forme de l’Incantation. » (Le Théâtre et son double) Pour Artaud, qui s’y connaissait aussi en glossolalies, « métaphysique » signifie avant tout : anti-psychologisme.
Castellucci ne cesse d’ausculter la langue dans la crise des corps, au moment de la fusion mortifère du théologique et du politique, ou de leur dissociation déchirante. Le couple de colons parle en italien. L’épouse qui perd la foi, et son sang, est prise d’un accès de glossolalie dans le dialecte indien. L’actrice Giula Perelli joue sur une corde raide et dissipe là encore tous les clichés liés aux exorcismes.
L’image au centre du spectacle n’est rien d’autre qu’un assemblage de lettres hébraïques qui descend des cintres. Il nous est traduit par « Je suis » : réponse de Dieu à la question de sa nomination. Des cintres descendent aussi un socle de charrue, une étoile, un trapèze, des formes géométriques… C’est une façon très matérialiste, et théâtrale, d’appréhender la transcendance. Et aussi de susciter beaucoup avec peu. Le socle de charrue qui apparaît à plusieurs reprises est recouvert d’une pellicule dorée. Il brille. Il ne sillonne rien d’autre qu’un plateau nu ou couvert d’un revêtement blanc. C’est le veau d’or de la communauté puritaine, aussi simple et suggestif que le ballon de basket qui rebondissait d’un bout à l’autre d’Inferno (Avignon 2008).
Un ascétisme au cœur d’une intensité plastique : une manière de résumer la singularité des spectacles de Castellucci. Autre lieu commun, ils auraient un effet hypnotique, donc aliénant, sur le public. Pourtant je n’ai jamais assisté à des spectacles aux effets moins consensuels. C’était encore le cas dans l’immense jauge à Annecy : un quart des spectateurs est sorti avant la fin, la moitié du public restant n’a quasiment pas applaudi danseuses et actrices (distribution entièrement féminine) qui avaient tout donné dans la retenue même de leur jeu et de leurs gestes. Le dissensus, c’est peut-être ça Democracy in America.

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La quatrième dimension : Volodine & Joris Mathieu https://www.insense-scenes.net/article/la-quatrieme-dimension-volodine-joris-mathieu/ https://www.insense-scenes.net/article/la-quatrieme-dimension-volodine-joris-mathieu/#respond Fri, 19 Jan 2018 14:56:40 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1615
« La grammaire, l’aride grammaire elle-même, devient quelque chose comme une sorcellerie évocatoire ; les mots ressuscitent revêtus de chair et d’os, le substantif, dans sa majesté substantielle, l’adjectif, vêtement transparent qui l’habille et le colore comme un glacis, et le verbe, ange du mouvement, qui donne le branle à la phrase. » (Baudelaire)

On n’enferme pas le multivers d’Antoine Volodine, alias Elli Kronauer, alias Manuela Draeger, alias Lutz Bassmann, inventeur et promoteur du « post-exotisme », dans une boîte. Aussi Joris Mathieu, qui côtoie l’écrivain depuis plus de dix ans, multiplie les boîtes, façon poupées gigognes : le cadre de scène ouvre sur un autre cadre de scène qui ouvre sur un autre cadre de scène, etc. Comme si on regardait à travers un appareil photographique en accordéon des premiers temps. Chaque boîte noire peut évoquer tour à tour caverne platonicienne, hiératisme du nô japonais, cérémonies vaudou, dioramas du 19e siècle, manèges et auto-tamponneuses des fêtes foraines, numéros de magie, théâtre de marionnettes, phylactères de bande-dessiné, films de science-fiction, nouvelles technologies du théâtre contemporain… Une rhapsodie scénique épouse une rhapsodie romanesque. Il faudrait ici mentionner chaque collaborateur artistique de cette création véritablement collective.
Les quatre « interprètes » (Philippe Chareyron, Vincent Hermano, Rémi Rauzier et Marion Talotti) naviguent d’une dimension à l’autre du plateau, seule façon de suivre les méandres fictionnels du romancier, en l’occurrence une phrase démesurée de quatre-vingt pages. Leur diction tend vers une apathie poignante en contraste total avec des expériences radicales de corps et de pensée : la pénétration de l’extrémité des cheveux à l’extrémité des orteils d’un corps par un autre corps de sexe différent, deux vertèbres soustraites abruptement, un squelette converti en marionnette…
L’ambiance sonore aux tonalités tibétaines qui baigne la salle contribue à faire perdre la mesure des une heure cinquante que dure environ le spectacle : entre bercement et fulgurance, écoulement tranquille et stase du temps. On s’enfonce dans une rêverie qui se nécrose ou dans un cauchemar qui recèle son antidote lumineux. Et les hantises se nomment : capitalisme, exploitation de l’homme par l’homme…
J’ai vécu une troublante expérience à plusieurs reprises : la diplopie. Une discordance de mes yeux provoquait la sensation étrange de voir double. C’est normalement la fatigue qui provoque un épisode diplopique. Ce n’était pas mon cas. J’y vois comme le signe de mon abandon à cette proposition scénique après un certain temps de résistance dû au labyrinthe fictionnel. Le corps réel de l’acteur ou de l’actrice qui arpentait le plateau m’apparaissait précédé de son double spectral. Ce que mes yeux divergeant produisaient dans mon esprit et ce qui se passait concrètement sur scène allaient finalement de pair.
Pour peu qu’on s’y abandonne, on vit ainsi comme rarement la plongée dans l’épaisseur d’une langue et son inquiétante étrangeté : les noms propres des personnages façonnés par Volodine, adepte des hétéronymes, sont autant de molécules fictionnelles qui s’amalgament, qui se composent et se décomposent en corpuscules, en corps astraux, en corps organiques, en corps sans organes, dont on peut malaxer la matière sonore et imaginaire. Le dédale narratif de Volodine peut soudainement se déplier en une ligne aussi épurée que dérangeante dans une séquence de viol acharné sur une femme-viande. Un cri libérateur peut également strier la blancheur atone des voix.
Via l’œuvre de Volodine, Joris Mathieu ressuscite moins le quatrième mur, auquel il rend hommage malgré tout, qu’il n’érige une quatrième dimension, celle de la science-fiction certes, ou du « post-exotisme » comme préfère dire Volodine, un théâtre engouffré dans la nuit habitée du lointain. En espérant que la bouche d’ombre ménage un reflux, que le flottement dans les cauchemars de l’Histoire ne soit pas irréversible, que ce théâtre et cette écriture se raccordent aux luttes du présent ‒ elles ne se gagnent pas seulement avec l’énergie du désespoir.

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Politique des taupes ? La « caveland » de Philippe Quesne https://www.insense-scenes.net/article/politique-des-taupes-la-caveland-de-philippe-quesne/ https://www.insense-scenes.net/article/politique-des-taupes-la-caveland-de-philippe-quesne/#respond Wed, 17 Jan 2018 14:57:24 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1618
Après la taupe marxiste et kafkaïenne, les taupes de Quesne ? Une taupe est censée creuser un trou à la surface, de temps en temps, jusqu’à parfois ravager jardins et autres cultures… Les taupes de Quesne ont un peu trop tendance à se complaire dans leur petit théâtre souterrain, menant un travail de sape somme toute inoffensif, jusqu’à emporter la mise à la toute fin.

La taupe est un animal politique chez Marx : « Aux signes qui mettent en émoi la bourgeoisie, l’aristocratie et les malheureux prophètes de la réaction, nous reconnaissons notre vieil ami, notre Robin Hood à nous, notre vieille taupe qui sait si bien travailler sous terre pour apparaître brusquement : la Révolution. » (« Les révolutions de 1848 et le prolétariat ») [1]Retour ligne automatique
La taupe est aussi un animal kafkaïen dans deux nouvelles inachevées : Le Terrier et La Taupe géante. Son statut ambigu, comme celle des autres bestioles de Kafka, est résumé par Deleuze & Guattari : « En tout cas, les animaux, tels qu’ils sont ou deviennent dans les nouvelles, sont pris dans cette alternative : ou bien ils sont rabattus, refermés sur une impasse, et la nouvelle cesse ; ou bien ils s’ouvrent et se multiplient, creusant des issues partout, mais font place à des multiplicités moléculaires et à des agencements machiniques qui ne sont plus animaux, et ne peuvent être traités pour eux-mêmes que dans des romans. » (Kafka. Pour une littérature mineure)
Pas d’aporie pour les taupes de Philippe Quesne, dont l’une est munie d’un piolet de mineur. Pas de roman pour en relayer la pluralité et l’activité débordante mais un plateau de théâtre. Elles réécrivent Germinal à leur façon. Jacques Rancière avait étudié les « archives du rêve ouvrier » dans La Nuit des prolétairesLa Nuit des taupes de Quesne oeuvre-t-elle à un nouveau « partage du sensible » ?
Sept acteurs infiltrent le terrain. [2] Ils sont entièrement revêtus des costumes de Corine Petitpierre. Les taupes ont ainsi la taille de grizzlis et les vers de terre celle d’anacondas pendouillant. Quesne signe une scénographie qui pourrait avoir sa place dans deux types de foires : les parcs d’attraction et l’art contemporain. Tous ses constituants sont à double sens : les trois coups de piolet, la servante qui se dérègle dans la grotte… Heureusement, aucune nostalgie romantique ou écologique pour une nature vierge n’imprègne ce spectacle où la nature est toujours déjà saturée de signes théâtraux et culturels.
La « caveland » pourrait être l’envers souterrain et modeste du superficiel Disneyland qui enchante les flux de capitaux et fétichise la marchandise à l’échelle mondiale. Mais le miroitement incessant des signes, la multiplication des clins d’œil, l’entrelacement entre histoire naturelle et histoire théâtrale, que Quesne lui-même prend soin de souligner dans le programme, menace d’amincir son propos ou de refermer le contenant de ses taupes dans un contentement solipsiste et pseudo avant-gardiste.
Si le spectacle évite cet écueil, c’est par les affects qu’il mobilise, loin des « passions tristes » épinglées par Deleuze, tout entier tourné vers « ce que peut un corps », un devenir-animal et un devenir-minoritaire pris joyeusement en charge par les acteurs. [3] En cela la boîte scénique est bien un Vivarium ‒ nom de la compagnie. Quesne est sans doute un lointain descendant de Jean-Henri Fabre, dont on a pu dire qu’il avait entrepris rien de moins qu’une « entomologie libidinale ». [4] Le naturaliste était fasciné par les bousiers : insectes, dont une des espèces se nomme Sisyphe, voués à façonner et à transporter opiniâtrement des boules d’excréments démesurées, dans lesquelles écloront et se sustenteront les larves futures. Je ne sais si Quesne connaît son ancêtre imaginaire, mais le début du spectacle est un parfait hommage aux bousiers de Fabre. Après avoir troué la cloison du lointain d’une baraque de bois posée au centre du plateau, les taupes s’infiltrent une par une par un gros tuyau en plastique qu’elles ont placé, chacune charriant un gros rocher en carton-pâte de couleur marron… Cette entrée en scène de sisyphes non résignés à leur sort pose d’emblée l’étrangeté fragile du spectacle.
Les créatures font tranquillement mais sûrement ce qu’elles ont à faire ‒ sans mots dire : trouer des cloisons donc, mais aussi enterrer un mort (ce qui se traduit dans le monde souterrain des taupes par la suspension de la dépouille du costume aux cintres du théâtre), accoucher, s’accoupler, se nourrir, faire la fête… Le final est galvanisant, le courant finit par passer, l’électricité est dans l’air : les taupes jouent en live du garage rock, un de ces morceaux instrumentaux aussi longs que planants dont on peut faire l’expérience en écoutant Mogwai ou Godspeed You ! Black Emperor.
Mais tout l’enjeu est là : étendre l’underground à la surface, ne pas le cantonner dans l’entre soi branché, sans non plus l’embrancher dans le grand circuit du recyclage néo-libéral de la contre-culture. Le devenir minoritaire peut avoir un peu trop tendance à se prendre pour la vraie culture majoritaire, dédaignant la surface, se complaisant dans sa musique indé, jouissant déjà d’une certaine reconnaissance… Et la caveland, comble de l’ironie, serait ravalée par Jardiland qui fournit tous les pièges nécessaires pour l’extermination des espèces nuisibles. [5]

Notes
[1Daniel Bensaïd, dans Résistances ‒ essai de taupologie générale, en fait « la métaphore de ce qui chemine obstinément, des résistances souterraines et des irruptions soudaines. Creusant avec patience ses galeries dans l’épaisseur obscure de l’histoire, elle surgit parfois au grand jour, dans l’éclat solaire de l’événement. Elle incarne le refus de se résigner à toute idée que l’histoire serait parvenue à son terme. […] Si les désastres du siècle écoulé ont ruiné les grandes espérances d’antan, il n’en est que plus nécessaire de déchiffrer le rapport entre l’histoire et l’événement, où s’enracine la possibilité d’une action politique rebelle aux déraisons d’une économie érigée en destin implacable. Car elle creuse encore, cette vieille amie la taupe. »
[2Révélons leur identité : Yvan Clédat, Jean-Charles Dumay, Léa Gobin, Erwan Ha Kyoon Larcher, Sébastien Jacobs, Thomas Suire et Gaëtan Vourc’h.
[3Il faudrait être prudent face à une lecture deleuzo-guattarienne du travail de Quesne. Dans le programme on peut lire une étude très fouillée d’un de ses dramaturges, Ismaël Jude, à partir de la triade sédentaire / nomade / troglodyte dans Mille plateaux. Ce pourrait être passionnant s’il ne s’agissait pas d’accoler de façon univoque les spectacles de Quesne aux concepts philosophiques plutôt que d’altérer ces concepts au frottement des spectacles. Il y a ici comme la continuation d’un arraisonnement philosophique du fait théâtral malgré les meilleures intentions.
[4Voir la belle étude de Jean-Pierre Richard dans Pêle-mêle (Verdier, 2010).
[5Dans « Swamp… Gloups, pas du fan club », posté sur L’Insensé le 23 juillet 2013, Yannick Butel démasquait la taupe qu’abritait déjà un des spectacles antérieurs de Quesne : « C’est que Swamp club, un rien ésotérique, se regarde comme une œuvre d’exclusion où la peur de l’extérieur est le principe structurant. Principe bourgeois, en fait, qui préfère le repli sur soi, la retraite dorée, et les barbelés écologiques (le marécage est une ligne de défense), les atolls du « on est enfin entre nous »… A la lutte, au conflit, à l’engagement, à l’affrontement, Swamp club est ainsi une sorte de traité qui privilégie un pacifisme argenté. Le coup des « pépites géantes » révélant, in fine, que Quesne ne tient pas à changer de système, mais juste à en profiter sans en subir les affres. »
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Bruno Meyssat, l’arpenteur des solitudes https://www.insense-scenes.net/article/bruno-meyssat-larpenteur-des-solitudes/ https://www.insense-scenes.net/article/bruno-meyssat-larpenteur-des-solitudes/#respond Thu, 16 Nov 2017 14:58:43 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1622
« Seuls ensemble tant partagèrent. » (Beckett, Impromptu d’Ohio)
La recherche de Bruno Meyssat, soutenue à ses débuts par la MC2 Grenoble, mêle rigoureusement enquête documentaire, imprégnation de ses acteurs in situ et collecte d’objets ayant survécu aux naufrages : écoulements pétroliers sur les littoraux, crise des subprimes aux États-Unis, conséquences sociales du traitement européen de la dette grecque… pour prendre l’exemple des derniers spectacles. Ils se donnent comme des rituels étranges dont on a perdu la clef et produisent en même temps des effets hypnotiques. Le nom de la compagnie, Théâtres du Shaman, nous place dans le legs à la fois d’Artaud et de l’anthropologie. On pense au chant accompagnant une accouchée qu’avait décrit et puissamment analysé Lévi-Strauss au titre de « l’efficacité symbolique ».
Une deuxième ligne, beckettienne, innerve tout aussi profondément la recherche de Meyssat. Pas n’importe quel Beckett : le dernier, celui des « pièces courtes » (Quoi OùPasImpromptu d’OhioCatastrophe), sur lesquelles revient le metteur en scène, aux côtés de Philippe Cousin et Elisabeth Doll qui les avaient déjà travaillées avec lui au Théâtre Gérard Philippe à Saint-Denis en 1998, rejoints à présent par Frédéric Leidgens, Julie Moreau et Stéphane Piveteau.
Meyssat, que j’ai pu croiser quelques fois toujours vêtu d’un jogging, ressemble davantage à un boxeur qu’à un metteur en scène. Ses spectacles sont taiseux, mutiques. Il a trouvé dans l’Irlandais plus qu’un partenaire ‒ Beckett s’était d’ailleurs frotté à la boxe dans sa jeunesse, pas seulement aux échecs comme on sait. Chaque geste contenu des spectacles du Shaman pourrait être un coup, chaque geste porte, mais cette portée du geste n’exclut pas des précautions, une délicatesse, une douceur.
Les paroles n’ont quant à elles pas plus de consistance qu’un nuage de fumée. La toux d’un seul spectateur suffit à les couvrir. Il y a quelque chose du théâtre radiophonique dans ce type d’expériences, et elles sont rares, où l’on peut ressentir le désir de fermer les yeux pour entendre encore davantage, s’enfoncer dans l’écoute encore davantage, les yeux fermés sur l’image scénique elle-même disparaissant dans cette lumière grise, cendrée, qu’affectionnait le dramaturge et que recrée Franck Besson.
Le spectacle ne charrie rien de moins que des charniers : torture, vieillissement, folie, camps, aphasie… Mais ces charniers sont contenus dans des « dramaticules », réduits à quelques signes fragiles et denses : haut-parleurs (ironie de ce mot et de l’objet dictatorial qu’il désigne), fumée de cigarette, pyjama rayé, chapka, écorce d’arbre, bras en camisole de la poignante Élisabeth Doll, bribes de mots rescapés (« comprenne qui pourra »)…
 
C’est comme si le dernier Beckett n’avait pu continuer à écrire malgré tout qu’à partir de Lucky, dont on retrouve la perruque, l’abondante chevelure blanche, notamment sur le crâne dégarni du magnifique Frédéric Leidgens, qui avait joué récemment, justement, Lucky dans le Godot de Jean-Pierre Vincent (saison 2015-2016). Mutisme absolu et absolue logorrhée ne sont en somme que l’avers et le revers d’un même phénomène : le rétrécissement, l’amincissement de la figure humaine ‒ une statue de Giacometti sur un piédestal ‒ où compte tout autant l’incroyable résistance de la figure humaine à sa mutilation.
C’est très littéralement l’image cryptique au centre du spectacle, au centre de Catastrophe, que j’emporterai : le visage de Stéphane Piveteau dans l’écrin d’un faisceau de lumière minuscule, avant sa résorption dans le noir. Son corps pétrifié condensait en surimpression l’homme des camps (là où le dramaturge ne mentionne qu’un « vieux pyjama gris », Meyssat ajoute des rayures), l’homme Beckett (dont les mains souffraient de la maladie de Dupuytren, à laquelle le texte fait explicitement allusion) et la Pietà (ces mêmes mains, mais jointes, tête penchée).
Ce qui reste de Godot, c’est également la manie de Vladimir d’arpenter le plateau, d’aller et venir, de faire passer le temps qui ne passe pas. Chaque pas pourrait s’engouffrer dans sa propre absence d’assises. Élisabeth Doll parvient à imprimer sur le plateau cette dé-marche que résume le titre d’un des dramaticules, où s’ajointent marche et négation de la marche : Pas.
De tout ceci qui n’est presque rien, surnagent quelques traits d’humour dont seul Beckett a le secret. Ce sont des lucioles qui persistent malgré le désastre. Meyssat n’oublie pas cet humour mais ne force pas le trait : le temps des clowns métaphysiciens est révolu. À n’en pas douter, ce qu’on lui souhaite, son spectacle fera un malheur.

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Réplique : un silence bruyant https://www.insense-scenes.net/article/replique-un-silence-bruyant/ https://www.insense-scenes.net/article/replique-un-silence-bruyant/#respond Fri, 10 Nov 2017 14:59:40 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1624
Lors d’une fraîche soirée de novembre 2016, le 6 exactement, s’est tenue à La Criée, Théâtre National surplombant le Vieux Port de Marseille, la deuxième soirée d’un colloque international de trois jours pendant lequel plusieurs intervenants, universitaires et artistes, se sont donnés, corps, âmes et voix, à l’exposition de leur point de vue sur la critique comme art de la rencontre. Et c’est une rencontre tout à fait singulière que le public fait ce soir-là avec la performance, créée par la brésilienne Evelise Mendes, Réplique.
 
Action critique
Il faudrait sans doute plus de trois journées de colloque pour appréhender cette vaste question des enjeux que pose l’écriture critique. Bien plus que de simple jugement de goût, l’enjeu de la critique aujourd’hui est politique. C’est une « politique de la vérité » pour reprendre les mots de Michel Foucault qui apparaît comme un maître à penser, à la vue des nombreuses références. C’est avec une certaine dextérité que l’intervenant Arnaud Maïsetti , Maître de conférence en Arts de la scène à l’ Université Aix-Marseille, rappelle l’engagement fort et nécessaire qu’il a fait à cette pratique dans une lettre adressée à l’Insensé, site de critique en ligne qui se veut être un terrain d’expérimentation d’une écriture critique et un lieu de partage, et dont le format offre liberté et sincérité.
Une lettre pour « une critique barricade », qu’il écrit à un ami. Un ami qui partagerait avec lui cette envie d’aller contre « le sens orienté de la morale ». L’écriture aurait ce pouvoir de mettre au défi la réception d’une œuvre d’Art, de la remettre en question, de lui accorder une finalité certaine à travers l’expérience qu’elle a suscitée. Elle n’a rien à apprendre, et tout à inventer. Une écriture qui, dans un geste dévastateur, chercherait à rassembler. Faire du sens (s’il y a un sens) par le vide, par l’abandon d’une évaluation préconçue par un sens du monde.
Refuser la « vérité comme principe absolu des grands récits », telle est la tâche à laquelle s’est attelée Evelise Mendes, doctorante brésilienne, qui confronte le discours d’Arnaud Maïseti à une performance singulière et silencieuse. L’art s’invite sur un plateau et vient intensifier la réflexion, apporter un angle de vue sensible, artistique, et silencieux. Performance autonome qui, comme ce qui est porté par le discours, appel à dépasser le cadre intellectuel du colloque pour aller à l’essence d’un mouvement. Un mouvement qui induit une rencontre et qui efface derrière lui le sens commun et les frontières dans sa quête de sincérité. C’est ce même mouvement qui porte Eveline Mendes jusque Marseille, depuis l’Amérique Latine où une parole sincère, libre et autonome, se heurte à des forces contraires.
Michele Rolim, rédactrice de critique en ligne au Brésil, soutient Evelise et la danseuse dans leur performance et rappellera plus tard dans le colloque à quel point l’enjeu de la critique est grand au Brésil, à quel point les frontières ne doivent pas être un obstacle à l’unité de la pensée, qu’il faut sans arrêt remettre en questionnement, en incertitude ce que l’on voit.
Elle porte en elle l’idéal d’un rapport au monde qui soit singulier, et sensible.
L’idéal d’un monde insensé
Les quatre intervenants de l’après midi s’attablent sur scène, face aux spectateurs qui s’installent dans la salle. Dix minutes pour que le silence se fasse et que les regards se tournent vers eux. Une table surplombée d’une nappe rouge en velours tombant vers le sol et dans son mouvement amène l’œil vers cette femme, allongée par terre, à plat ventre, le corps à moitié sous la table et cette nappe qui la recouvre. Au devant de la scène, un autel qui se fait discret, malgré les bougies qui scintillent, et la rose rouge à son sommet qui surplombe des portraits anciens d’Hommes qui renvoient à l’imaginaire des conquistadors espagnols, des explorateurs, le tout parsemé de morceaux de sucre. Étrangement, cet autel reste discret, tout autant que cette femme allongée sur le sol. Une de ses mains est tendue vers le devant de la scène et tient quelque chose entre ses doigts, difficilement identifiable. Sans doute parce qu’il est rare de voir une langue arrachée dans une main, et pourtant il s’agissait bien de cela. Retour ligne automatique
Arnaud Maïseti entame donc son discours dont le fond et la forme retiennent l’intention d’un public aux neurones échauffés. Une danseuse entre discrètement, silencieusement sur les côtés de la scène en évitant la lumière claire des projecteurs.
Elle improvise des mouvements au son des mots du discours. Des mouvements à la fois lourds et légers, à la fois secs et ondulants, dans un corps à la fois libéré mais limité. Danse dans l’ombre discrète qui ne détourne pas de l’intention portée à la parole de l’intervenant. Elle disparaît derrière le fond de scène, et réapparaît au gré de l’intention qui lui est portée. Puis, tranquillement, les deux performeuses rejoignent le public à la fin du discours d’Arnaud Maïsetti, laissant l’interrogation planer et se mêler aux mots qui viennent d’être prononcés, laissant l’autel et la langue gisant sur le sol comme uniques éléments de réponse.
C’est dans un fracas, (beaucoup moins discret), qu’elles reviennent à la fin de la deuxième intervention, renversent les portraits, éteignent les bougies, et quittent la salle.
Quelques gestes qui s’abstiennent de parole, mais dont la force symbolique est irrévocable.
Performance inspirée par les veines ouvertes de l’Amérique Latine d’ Eduardo Galeano, dont l’ouvrage a été censuré par la dictature mise en place en Uruguay en 1973, les portraits font assez clairement référence aux colonisateurs européens, le sucre évoquant le pillage de ressource qui a fait la richesse de l’Europe.
Une colonisation commerciale, mais aussi culturelle qui place le théâtre brésilien sous la tutelle du théâtre français, comme l’est cette performeuse, muette, sous la table savante européenne et qui étouffe toute tentative de mouvement autonome. Retour ligne automatique
C’est devant un public de colloque international qu’elles invitent à questionner ces rapports de dominance créés par une Histoire commune est dont certains peut- être sont lésés.
Geste muet qui convoque la force de l’image, du symbole.
Cette force symbolique de Réplique est aussi largement inspirée de l’Amérique renversée de Joaquin Torres, artiste Uruguayen qui en 1943, dessine le continent américain la pointe au nord. Un des brésiliens ayant fait le voyage l’a même tatoué sur son épaule. A travers leur performance, et l’acte symbolique de retourner les tableaux des colonisateurs européens dans un fracas, Eveline Mendes et Michele Rolim reposent cette question du sens, cette direction dans laquelle l’Amérique latine est constamment guidée. Et si les choses s’inversaient ? Si le monde n’avait aucun sens ? était insensé ? Elles tentent d’imposer un changement de regard, de faire glisser la réflexion dans une direction nouvelle que celle qui serait dictée par l’Occident. Offrir à l’Amérique latine une nouvelle place, une nouvelle direction. Le symbole paraît donc nécessaire, tant la situation relève de la fiction. Une performance silencieuse constituée uniquement de mouvement. Mouvements symboliques, mouvements dansés. Tout deux entrent en résonnance, et les mouvements dansés appellent au sensible. Des mouvements contenus, impossibles, mais sincères et vrais. Des tentatives d’achèvement qui échouent. Un corps quelque peu désarticulé qui constitue un geste esthétique.
Une adresse au sensible
Il paraît difficile d’autonomiser Réplique du discours prononcé en même temps par l’intervenant universitaire. Il est donc peut être préférable de les faire se rencontrer, d’autant plus que la force poétique des paroles prononcées par Arnaud Maïseti convoque une sensibilité qui trouve résonance dans la performance proposée.Retour ligne automatique
Si l’écriture critique est un moyen de donner une finalité, en terme de réception, à une œuvre, ces deux gestes deviennent indissociables.
Si l’écriture critique est le lieu de l’abolition des territorialisation, alors ces deux gestes se font encore une fois écho.
L’écriture critique, ce sont ces forces qui sont contre le sens orienté de la morale. La performance lutte elle aussi contre un sens obstiné.
Questions adressées au sensible, qui trouve peut-être leurs réponses précisément dans l’exercice d’une critique, le côté symbolique de l’œuvre nous donnant des pistes d’interprétation évidentes.
Une sorte de mise en abyme de la force critique qui, dans un mouvement de plume, est prête à tout renverser au nom d’une pulsion sensible, d’une vision singulière.
Le contexte du colloque fait alors, lui aussi, sens.
Le choix du lieu et du moment, le choix du public renvoie à la nécessité de faire ce travail critique face à une œuvre. Comme une invitation à mettre en pratique ce qui nous est dit, et provoquer la rencontre avec l’œuvre, écouter ce qu’elle nous dit du monde, voir la vérité qu’elle nous renvoie d’un pays, d’une culture en proie à un manque de liberté.
Comme une tentative de s’affranchir des territorialisations figées par les cartes et les gouvernements.
A leur manière, elles critiquent le monde, et la façon dont il est agencé, la façon dont les échanges se font et à quel point ils sont unilatéraux.
Evelise Mendes nous montre que critiquer peut aussi se matérialiser et ne passe pas nécessairement par les mots. Un langage qui pourrait lui aussi crée des frontières, alors que le symbole rassemble. Universalité du langage sensible qui ne connaît aucune limite. La parole est vaine comparée à la force évocatrice d’un mouvement précisément placé.
Un traitement de l’espace minutieux, pour une performance artistique qui considère un environnement intellectuel et son public, et qui sait en tirer avantage. Retour ligne automatique
Ici, rien n’oppose raison et sensation, intellect et sensibilité.
Cette performance, c ‘est aussi redonner la place de l’Art dans l’écriture critique, la remettre en son centre. Que serait un colloque sur l’écriture critique d’œuvre d’Art, sans la présence d’oeuvre d’Art ?
Sans doute attendaient-elles des spectateurs qu’ils s’adonnent à l’écriture critique de ce qu’ils venaient de voir.
C’est la preuve que l’écriture critique est réellement un espace de rencontre.
Performance silencieuse qui laisse entendre pourtant beaucoup de choses.
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Langhoff ne démissionne pas https://www.insense-scenes.net/article/langhoff-ne-demissionne-pas/ https://www.insense-scenes.net/article/langhoff-ne-demissionne-pas/#respond Sun, 29 Oct 2017 15:00:30 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1626
Trois émissaires de la République de 1792 doivent susciter un soulèvement d’esclaves en Jamaïque, alors sous le joug de la Monarchie anglaise. Galloudec se fait passer pour un paysan de Bretagne haïssant 89, Sasportas, pour un esclave fuyant la révolution noire d’Haïti afin de rester esclave, Debuisson, pour un fils de propriétaires esclavagistes. Les masques vont leur coller à la peau, ou tomber. Entre-temps, Bonaparte prend le pouvoir. Faut-il continuer la mission ?
La pièce de Müller, publié en 1979, débute par la fin : Galloudec mourant, Sasportas pendu, Debuisson vivant. Si la suite est une anamnèse, le sous-titre ‒ « Souvenir d’une révolution » ‒ est en partie trompeur. Un souvenir occulte que le passé a aussi été un présent. Ici, il ne s’agit pas d’enterrer une deuxième fois le passé mais de le raviver. « Les morts combattront quand les vivants ne pourront plus », annonce ainsi Sasportas face à Debuisson démissionnaire. On ne se débarrasse pas si facilement du spectre révolutionnaire qui hante l’Europe et le monde opprimé. Il a la vie dure. La mélancolie de Müller est grosse d’une colère politique qui irrigue le spectacle de Langhoff dans ses meilleurs moments. [1]
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La nécessité par où ce spectacle est contraint et nous contraint, dans son adresse et ses quelques maladresses, est produite par un montage d’éléments hétérogènes, dès sa genèse : l’allemand Langhoff donne une nouvelle version ‒ après celle de 1989 (!) en Avignon ‒ du texte du dramaturge de la RDA qui écrivait sous surveillance, texte où il revenait sur la diffusion manquée de la révolution française dans les Antilles esclavagistes, tout ceci avec des comédiens de l’École nationale de théâtre Santa Cruz de la Sierra, dans la Bolivie d’Evo Morales. Les images scéniques entrechoquent les temporalités : tentes de réfugiés sous le métro aérien de Paris et texte de Marat, chevaux errants parmi voitures et ordures de bourgades boliviennes, mise à mort d’un esclavagiste et exécution d’un otage par Daech, la Marseillaise version Gainsbourg et l’hymne national version bicentenaire mitterrandien, film pornographique et égorgement d’une bête, esclave en cage sur le rivage et paquebot immense qui s’avance, tête guillotinée de Robespierre et ballon de foot, cadavres de Sasportas et Galloudec dans leur cercueil et exhibition de communards exécutés…

Comme souvent chez Langhoff, l’image scénique ne régit pas le regard du spectateur en un point central mais se diffracte en tous sens : il se passe trop de choses en même temps ‒ au lointain, à l’avant-scène, sur les côtés, au-dessus, en-dessous ‒, le plateau bancal et foutraque évoque un radeau de la Méduse à demi naufragé. Au spectateur de choisir, de relier ou d’écarteler les constituants scéniques.
Comme souvent chez Langhoff, à aucun moment on oublie que ce spectacle est le fruit d’un travail, d’un labeur, comme un autre : les régisseurs sont assis derrière leur console côté jardin, une comédienne se grime en noir dans un coin à l’avant-scène, les acteurs transforment à vue le plateau, une cuisinière fait mijoter une soupe qui sera offerte à la fin aux spectateurs… Ce n’est pas tous les jours que l’on sert une soupe populaire dans l’orchestre des Célestins, un des plus anciens théâtres à l’italienne de France. Festival Sens Interdits oblige, c’était placement libre et tarif abordable. L’odeur de la soupe se répand pendant deux heures, elle transporte en Bolivie plus sûrement qu’un documentaire. Je me souviens que pour Hamlet-Cabaret (2009) du même Langhoff le parterre déstructuré de l’Odéon avait eu droit à des Carlsberg, bières danoises…
Comme souvent chez Langhoff, le spectacle achevé inclut la trace visible des répétitions et de tout le travail de recherche qui a été mené en amont. Ainsi, un poème de Müller bien antérieur à sa pièce croise une évocation de la nouvelliste Anna Seghers qui a inspiré le dramaturge. Surtout, une citation de Walter Benjamin fait office de prologue :
« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. » (Thèses sur le concept d’histoire, 1940)

L’œuvre de Klee nous faisait face. Au prologue, répond un épilogue : le spectacle se clôt sur la vidéo d’un travailleur immigré qui fait les poubelles ‒ aux deux sens de l’expression ‒ dans un parc urbain, pendant que l’on entend un morceau de musique classique qui entre en tension ironique avec l’image. Cette fin se passe de commentaire allégorique. Mais je me souviens de la figure disparue du chiffonnier de Paris au milieu du 19e siècle, à laquelle Baudelaire, puis Benjamin se sont identifiés : celui qui fait les poubelles de l’Histoire, glane ce que la marche du Progrès écrase sur son passage, hommes et objets jetables que la « Révolution » industrielle laisse dans son ressac, traces du vieux Paris survivant à son haussmannisation, aux vitrines et à la circulation du capital.
Parodiant les micros-trottoirs, une autre vidéo montrait les comédiens et des habitants de Santa Cruz de la Sierra prenant en charge ce passage qui martèle une même phrase : « LA RÉVOLUTION EST LE MASQUE DE LA MORT LA MORT EST LE MASQUE DE LA RÉVOLUTION ». Dans ce chiasme, la mort est encerclée par la révolution. Les habitants redisent la phrase sans la comprendre, cherchent à la comprendre, l’éprouvent, refusent tout net, la glosent carrément… Autre chiasme explosif : « Ton masque, Sasportas, est ton visage. Mon visage est mon masque. » Ou comment Debuisson choisit de trahir la cause au moment même où Sasportas l’épouse à corps perdu. Debuisson se cache opportunément derrière sa fausse identité d’esclavagiste là où le visage de Sasportas ne fait plus qu’un avec son masque noir ‒ je pense cette fois à Combat de nègre et de chiens, écrit, joué et publié dans ces mêmes années 1978-1983, à Léone qui scarifie son visage pour reproduire le signe tribal du visage d’Alboury, à l’amitié entre Müller et Koltès. Ils appuient là où ça fait mal : le rendez-vous partiellement manqué entre révolution bourgeoise et antiesclavagisme, marxisme et décolonisation, rouge et noir, communisme européen et « Tiers Monde »…
Quel est le traitement médiatique et politique d’Evo Morales en France ? Il ne s’agit certes pas d’en faire un saint. Müller et Langhoff ne sont pas des hagiographes. Le visage de l’acteur qui joue Debuisson n’est d’ailleurs pas sans ressemblance avec celui de Morales. Cependant, Müller et Langhoff excavent ce que l’historiographie officielle ensevelit ou caricature. Le rire des Debuisson résonne encore face à l’espérance des Sasportas : « On ne parlera plus de votre général, j’ai déjà oublié son nom, quand le nom du libérateur de Haïti sera dans tous les livres d’école. » La mémoire est une lutte contre l’Histoire, réécrite par les vainqueurs. La mémoire révolutionnaire n’est ravivée que par les luttes du présent. Elle relève moins d’un récit que d’une dramaturgie, moins d’un théâtre que d’une performance où le théâtre prend au corps et à la gorge.
Les sous-titres français qui traduisent l’espagnol sont comme tracés à la craie sur un panneau de bois. Les moments marquants du spectacle ont sans doute lieu lorsque le texte de Müller se fait entendre pleinement, dans tout son tranchant, désencombrant soudainement le plateau, mettant en sourdine la cacophonie ambiante, traversant les langues, se faisant entendre justement sur fond de ce qui pourrait en étouffer l’écoute et en interrompre la relance, dans sa poésie au vitriol et sa vigilance politique implacable : « On parle plus facilement d’une révolution perdue quand on a la bouche pleine. Le sang, coagulé en médailles de fer-blanc. Les paysans n’avaient pas d’autre solution, non. Et peut-être avaient-ils raison, non. Le commerce est florissant. Quant à ceux de Haïti, nous leur donnons à présent leur terre à bouffer. C’était la république des nègres. La liberté conduit le peuple sur les barricades, et quand les morts se réveillent elle porte un uniforme. Je vais te confier un secret : elle aussi n’est qu’une putain. Et je peux même en rire. Hahaha. » [2]
Notes
[1(Re)lisons sur ce point Spectres de Marx (1993) de Derrida et le récent Mélancolie de gauche (2016) d’Enzo Traverso.
[2Antoine, ancien commanditaire de la mission, au Marin qui lui apporte une lettre de Galloudec mourant. La traduction est de Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger, publiée chez L’Arche.
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Lame de fond : East Shadow de Jiří Kylián https://www.insense-scenes.net/article/lame-de-fond-east-shadow-de-jiri-kylian/ https://www.insense-scenes.net/article/lame-de-fond-east-shadow-de-jiri-kylian/#respond Sun, 01 Oct 2017 14:01:02 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1628
D’une commande de la Triennale de Nagoya en 2012 autour de l’œuvre de Beckett et de la catastrophe de Fukushima était né ce spectacle de danse de 45 minutes : « to and fro in shadow from inner to outer shadow / from impenetrable self to impenetrable unself by way of neither / as between two lit refuges whose doors once neared gently close, once away turned from gently part again / beckoned back and forth and turned away / heedless of the way, intent on the one gleam or the other / unheard footfalls only sound / till at last halt for good, absent for good from self and other / then no sound / then gently light unfading on that unheeded neither / unspeakable home » (Neither, Beckett, 1977).

Une façade de bois occupe la longueur du plateau. Côté jardin, ont été découpées une petite fenêtre carrée donnant sur le noir des coulisses et une porte entrouverte traversée d’un rais de lumière. Devant est posée une petite table carrée avec deux chaises. Sur la petite table reposent deux chapeaux noirs, l’un cabossé, l’autre cloché. Une femme et un homme sortis du cinéma burlesque américain des années 1940 vont esquisser quelques gestes quotidiens presque aussitôt figés sur le seuil de leur réalisation. C’est Gary Chryst ‒ chorégraphe de la comédie musicale Chicago ‒, et Sabine Kupferberger ‒ trente-huit années à danser derrière elle. Dans cette « chorégraphie gelée » d’un couple, chaque geste est cryogénisé par la mélancolie, comme si la danse était le ressac d’un arrêt sur image. Costumes et chapeaux noirs font rayonner leur visage. Ils sont immobiles comme personne.
Le côté cour duplique la même scénographie mais sous forme de projection vidéo en trompe l’œil, avec le même duo, mais cette fois enregistré, rediffusé, saisi dans des vues qui rappellent parfois celles des frères Lumière, parfois celles de gouttes d’encre au microscope. Le montage produit discontinuité et vitesse, que ce soit entre les plans ou à l’intérieur même des plans quand le duo se déplace. Dans le petit carré de la fenêtre ‒ celle peut-être de Fin de partie ‒ de gros nuages passent, puis une lame de fond, qui finit par déborder du cadre trop étroit, comme le train arrivant en gare de la Ciotat qui aurait provoqué une légère panique chez les spectateurs de l’invention Lumière. La lame de fond n’est pas visible sur un mode documentaire mais stylisée, retravaillée à la façon d’une estampe d’Hokusai. Ce film virevoltant où corps, éléments et objets défient l’espace contraste avec la performance scénique mitoyenne où les deux danseurs peuvent tout à coup se réifier et avoir la même pesanteur mate qu’une table et deux chaises.
À l’extrémité jardin, une femme dont on ne voit que le dos s’est assise depuis le début devant un piano imposant. Elle n’a pas cessé de jouer des notes lancinantes, puissantes, par vagues continuelles. On reconnaît notamment la sonate de Schubert qui glace doucement Winter Sleep (2014) de Nuri Bilge Ceylan. On entend parfois des bribes de Neither ‒ libretto de Beckett pour opéra spectral ‒, mais aussi des grondements sourds, un fracas, une cataracte d’eau, peut-être. Moment saisissant du salut : la pianiste se retourne, son visage enfin visible paraît se réveiller, ébloui par les projecteurs, les cheveux argentés, plus grande qu’elle ne paraissait. Il s’agit de Tomoko Mukaiyama. À ses côtés, le duo de danseurs prend soin des vieux chapeaux, comme de dépouilles encore habitées. C’était aussi un peu des partenaires de danse, ces couvres-chefs réfractaires à la présence et à la parole.
Le spectacle saisit l’instant infini où des corps deviennent des ombres qui se diluent à leur tour comme de l’encre et suscitent une écriture. Des corps vivants aux ombres qu’ils dessinent, des projections vidéo aux mots de Beckett : tel est, d’une vie, le spectre déployé.
Une danse ne raconte ni ne donne rien à comprendre, ou indirectement. Une danse est d’abord une émotion, qui peut mettre en mouvement une pensée, mais qui se passe de personnages auxquels s’identifier, d’intrigue qu’on pourrait suivre. Il n’y a pas de récit ou de film catastrophe, ici. Une danse va à l’essentiel sans passer par le philtre narratif. Tout au plus esquisse-t-elle des fantômes de personnages et d’histoire, frustrant la demande de récit et d’intelligible, défaisant la fiction pour ouvrir d’autres dimensions : une écriture des corps où le pas de la marche va à la rencontre de sa propre négation. Une façade de bois, plateau vertical, télescope époques, dramaticules, foirades et catastrophes.
Il ne s’agit pas d’opposer ce spectacle à un théâtre de type documentaire ‒ le groupe Berlin par exemple ‒, mais d’acter la nécessité conjointe d’une démarche tout entière tournée vers le retentissement après coup d’un événement dans l’imaginaire à la fois collectif et intime. Une danse se concentre de nouveau sur ce que le flux événementiel en continu depuis 2011 avait déjà presque dissipé. Dans la lucidité d’une commémoration disloquée, elle ne guérit rien.
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Le cri de Castorf, l’écho de Zé Celso Corrêa https://www.insense-scenes.net/article/le-cri-de-castorf-lecho-de-ze-celso-correa/ https://www.insense-scenes.net/article/le-cri-de-castorf-lecho-de-ze-celso-correa/#respond Mon, 31 Jul 2017 14:01:35 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1630
« Ceci n’est pas une pipe. Ni une critique »… Ni un épanchement. C’est juste la description de la profusion des sentiments, parfois contradictoires, d’une « spectatrice » de Die Kabale.

Parce que le spectacle était assez violent, viscéral, voire brutal au cours des presque six heures de représentation. Parce que les sièges n’étaient pas confortables pour cette longueur de temps. Parce que Castorf se foutait de la présence de « nous », Le respectable public. Parce que la manière viscérale de jouer des comédiens, la plupart du temps, était éprouvante et fatigante. Parce qu’il y avait une polyphonie des voix et des références incompréhensibles immédiatement. Parce que la dramaturgie était expressément chaotique. Parce que la mise en scène était encore plus bordélique. Parce que les moments de projection vidéo, reprenant ce qui se passait, étaient excessifs. Parce que tout semblait excessif : les cris des comédiens, l’humeur si grotesque, la beauté du décor et des costumes, la longueur du plateau. Parce qu’on pouvait parfois « piquer du nez ». Parce que Castorf réellement se moque de notre présence en salle. Parce que Die Kabale était irrégulier. Parce que la vie est tellement irrégulière. Parce qu’on espère, enfin, qu’une œuvre d’art nous apporte du confort. Parce qu’on souhaite toujours que la mise en scène nous porte une attention spéciale. Parce que Die Kabale ne nous montre rien d’autre que la brutalité, « qu’on vit parmi les brutalités ». Parce que Castorf et sa troupe nous crient, durant toute la représentation, qu’on est dans un conflit permanent entre le rapport sensible au monde et la brutalité de ce même monde.
Parce que j’ai pensé à moi et à mes camarades. Parce que mes camarades : des artistes, des techniciens, des théoriciens, les dramaturges et poètes de l’Insensé… essaient tous de faire entendre leur voix, même si leur voix semble tantôt inutile, tantôt inaudible. Parce que le système politique, économique, enfin d’organisation du monde ne marche jamais, et qu’il ne marchera jamais. Parce que le passé et le présent nous indiquent un avenir qui va de pire en pire. Parce que tout est organisé pour qu’on ne fasse plus de théâtre, pour qu’on ne dessine plus, pour qu’on ne danse plus, pour qu’on ne chante plus, pour qu’on n’écrive plus. Parce que tout est organisé pour qu’on perde le rapport sensible à la vie. Parce que on est constamment cannibalisé par les démarches administratives, par les projets de subvention, par les tableaux de budget, par le goût des « Princes ». Parce que le goût du Prince est toujours déterminant. Parce qu’on est dévoré par nos collègues du métier artistique. Parce que le milieu artistique est assez cruel. Parce qu’on est saboté et on se sabote de plusieurs façons. Parce que c’est la règle de ce jeu. Parce qu’il s’agit toujours du combat. Parce qu’il s’agit toujours Des combats. Parce que Die Kabale nous crie les enjeux de ces combats. Parce que ce sont des innombrables bêtes à tuer.
Parce que Frank Castorf est le « poète qui écrase tout », selon les mots du metteur en scène brésilien José Celso Martinez Corrêa. Parce qu’il faut finir ce texte avec le manifeste de Corrêa à propos de la situation du « théâtre du peuple »/ de la Volksbühne à Berlin. Parce qu’il faut se demander quoi faire de ces massacres quotidiens qui se mettent en place.
« […] À partir de ce qui vient de se passer en Allemagne, j’entends une déclaration mondiale et régionale (par rapport à ce qui se passe également ici à Sao Paulo) d’aspiration au massacre […]. C’est-à-dire qu’il y a un mépris pour les compagnies multimédias comme la nôtre, lesquelles sont du théâtre vivant, de répertoire, de nombreux artistes, ainsi que le mépris pour les théâtres de rue qui ne se trouvent pas dans les shoppings centers. Il me semble qu’il y a une ambiance politique conservatrice, culturellement de robot, voire de cadavre, dont le but est d’exterminer le théâtre vivant. Tuer une compagnie de théâtre vivant qui se trouve en activité depuis longtemps, c’est donc tuer un Être Vivant en Soi-même. Ce qui s’est passé en Allemagne relève d’une alerte qui prévient de l’invasion de cette culture robotique de cadavre à une échelle globale […] Ce combat vivant, en live, nous rassemble plus que jamais, telle que la lutte des peuples indigènes sur tout le planète. Néanmoins il faut y être attentif et fort, puisque ce qui s’est passé avec la Volksbühne est le signe d’une dangereuse invasion néo-nazi. Malgré tout, on va y arriver, à travers l’humeur et la libido. Parce qu’à partir de sa propre existence, Une Compagnie Permanente, Vivante, de Répertoire, formé des Artistes et Techniciens en Arts de la Scène crée des Poétiques liées à une Création. Tout ça est fait conjointement avec des Amoureux Clients Humains, lesquels naissent, vivent, vieillissent, meurent et renaissent. Parmi des Générations, les Rêves Orgiaques en Commun sont ainsi recréés. Ceux-ci sont venus des nombreux Corps Vivants ou Morts, tels quels de Shakespeare, de Cacilda Becker, ainsi que d’autres nombreux corps qui ont été dévorés par les Vivants ! Ces rêves créent de leur part des Communes Vivantes, […] des Organismes Vivants comme la Terre.
C’est impossible qu’ils nous exterminent. Même s’ils le veulent tellement, même s’ils nous méprisent, même s’ils ne savent pas l’occurrence d’un Théâtre Vivant lié à la Libido, même s’ils ne savent pas l’occurrence des Grandes ou des Petites Compagnies des Arts de la Scène. Celles-ci qui sont sont formées des artistes de Danse, de Cirque, de Théâtre, des Stand-up, des Opéras, des Concerts, des Clowns, des Performeurs…
Dès lors, nous, des Artistes des Arts de la Scène, nous nous consacrons à offrir nos vies à l’acte délicieux de créer à l’intérieur et à l’extérieur de la Scène : l’Art du Corps en Mouvement, en mangeant, en se nourrissant, en échangeant des énergies fébriles, tragicomiques, voire érotiques avec les Terriens Mammifères en Corps Présents = c’est-à-dire avec le Public. Ce Phénomène de la Nature de la Création Humaine ne peut pas tuer la Volksbühne de Berlin. Je ne sais qui est le Chargé de la Culture à Berlin, ni quel est son parti politique. Je sais uniquement que tous les artistes vivants, soit à l’intérieur des Compagnies ou pas, soit au Cinéma, à l’Internet, à la Télévision, nous ne pouvons pas permettre cette dépréciation des Arts des Compagnies, cette dépréciation de la Volksbühne. Nous ne pouvons pas permettre la mise en œuvre de ce massacre ».
Signé par Zé Celso Martinez CorrêaRetour ligne automatique
Auteur, Chanteur, Comédien, Metteur en Scène co-fondateur de l’Association de Théâtre Oficina Uzyna Uzona, le 5 juillet 2017, publié originalement en portugais sur son blog https://blogdozecelso.wordpress.com/2017/07/05/sinal-de-ataque-ao-teatro-ao-vivo-em-berlim/

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Armand Gatti | ceci n’est pas un hommage https://www.insense-scenes.net/article/armand-gatti-ceci-nest-pas-un-hommage/ https://www.insense-scenes.net/article/armand-gatti-ceci-nest-pas-un-hommage/#respond Fri, 28 Jul 2017 14:02:39 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1632
Force est de constater que le festival d’Avignon, à l’occasion de sa 71ème édition, n’a pas trouvé le temps – sans doute est-ce la raison… – d’honorer la mémoire d’Armand Gatti, disparu le 6 avril dernier à 93 ans. Ici, un long entretien pour lui donner la parole, lui qui la voulait errante, c’est-à-dire, vive, et secouée.
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Tout Entière, de l’ombre à la flamboyance https://www.insense-scenes.net/article/tout-entiere-de-lombre-a-la-flamboyance/ Wed, 26 Jul 2017 14:04:16 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1639

article proposé par Valentin Marie


Guillaume Poix signe l’écriture et la mise en scène de Tout Entière – Vivian Maier, qui êtes-vous ?, commande du théâtre du Préau, Centre Dramatique National de Vire en Normandie, pour la saison 2016-2017. Aurélie Édline, comédienne permanente du Préau, porte ce texte sur scène. Né d’un désir commun, les deux artistes ont décidé d’explorer les méandres qui entourent Vivian Maier, gouvernante de New York et de Chicago né en 1926, qui a laissé après sa mort en 2009 plus de 150 000 négatifs, dans le plus grand des secrets.
L’histoire est des plus improbables.
Vivian Dorothy MAIER, gouvernante américaine mais aussi collectionneuse compulsive et photographe fantôme. Ses négatifs, elle ne les a presque pas développés, si ce n’est peut-être à ses débuts dans la photographie. Plus de 150 000. Amassés, pendant environ trente-cinq ans, des années cinquante aux années quatre-vingt, à raison de douze clichés par jour, entreposés dans le plus grand des secrets dans des cartons à l’abri des regards, mais aussi du regard de leur propre auteure. Tout cela pendant qu’elle était nourrice.
C’est en 2007 que les premiers négatifs de cette artiste fantôme ont été découverts dans un garde-meuble, et que l’œuvre de cette femme a commencé à être exposée au grand jour, pour arriver à l’œuvre qu’on lui connaît aujourd’hui.
Cette nounou « atypique » a de quoi intriguer. Cette « nounou borderline » comme le dit Aurélie ÉDELINE dans le spectacle a créé, peut-être malgré elle, tout un mystère autour d’elle. Ne pas développer ses clichés, n’en parler à personne, amasser des tickets de bus, des cassettes audio de sa propre voix, des articles de faits divers plus lugubres les uns que les autres, et, à côté de cela, être gouvernante. Cette vie trouble, mystérieuse, étrange, atypique, la comédienne va essayer de la comprendre de façon rationnelle, et tout son parcours va être un jeu de piste, entre incarnation d’une femme fantôme dont on ne sait d’elle uniquement ses clichés, et de questionnements qui vont embarquer la comédienne dans un périple grandiose, à ses risques et périls.
La mise en scène est neutre, dénuée de toute fioriture, et permet un déploiement de l’imagination au-delà de l’espace et du temps de la salle de spectacle.
Véritable boîte noire, la mise en scène focalise dès le début l’attention sur l’enquête menée par Aurélie. Des habits de femme des années cinquante sont méticuleusement posés sur les grandes dalles noires de la scénographie. Une jupe longue, une chemise large, un grand imperméable, des derbies et des bas couleur chair. La comédienne gravite autour de ces vêtements. Peut-être tente-t-elle de se projeter dans ces habits. Elle les regarde, les touche, les palpe fréquemment, comme s’il s’agissait d’un leitmotiv pour elle, de rentrer dans ce corps invisible éclaté et de tenter de le reconstituer en Vivian Dorothy MAIER.
Et c’est là que la scénographie et la mise en scène sont de véritables atouts. L’incarnation et la projection de l’imagination sont rendues possibles grâce à la boîte noire qui permet d’étendre et d’élargir l’espace temps grâce à la projection mentale qu’investit tout entière Aurélie ÉDELINE. L’absence de frontière scénique, de décor d’époque, permet à la seule force de l’investissement de la comédienne à travers son corps, son mental et les mots de l’auteur d’entrer dans un nouveau monde, celui du fantasme d’Aurélie qui tente de rationaliser le comportement de la gouvernante, photographe fantôme dans les rues de Chicago et de New-York. Le fait de ne pas chercher à imposer une image de ces villes dans les années cinquante, leurs rues et leurs automobiles est un atout majeure dans la mise en scène : on ne donne pas de réponses, rien n’est fixé ni imposé, l’énigme n’est jamais résolue car d’humaine à humaine, de surcroît disparue, seul le fantasme demeure, l’imagination, et l’incarnation sublime d’Aurélie ÉDELINE qui tente de trouver une explication à des gestes et des comportements effectués par un autre être humain. Et conforte le fait que l’Homme est un être de possibles, et que Vivian MAIER aurait très bien pu agir comme ce que nous présente Aurélie lors des prises de clichés, mais que cela a peut-être eu lieu d’une tout autre manière, spontanée et imprévue. Le son et la lumière sublime la comédienne dans son jeu, en restituant des ambiances sonores (rue avec des véhicules motorisés, pluie) et lumineuses (éclairage jaune chaud, rappelant une ambiance sépia, lointaine mais également intimiste qui contraste avec le blanc franc et froid du début de la pièce où Aurélie se pose tout un tas de questions sur la gouvernante). En revanche, pour ce qui est du traitement du son dans la pièce, il y aurait quelque réglages à revoir. Certes, des ambiances sonores simples comme celle d’une rue ou de la pluie qui tombe permettent de donner des repères au spectateur, et de plonger encore plus avec la comédienne dans sa quête, mais les sons sont très – trop – forts, trop agressifs, comme pourraient en témoigner les personnes qui à chaque fois se bouchaient les oreilles. Cela est utile pour créer des ruptures, des moments de tension, mais quand c’est trop agressif et que cela semble trop se réverbérer, ou bien trop résonner, les oreilles pleurent.
Et c’est encore le même problème lors du traitement des photographies de Vivian MAIER. On regrette les légendes trop souvent peu – voir pas – compréhensibles, dû à un son trop fort qui parfois forme un brouhaha alors qu’alliées au travail d’Aurélie ÉDELINE, elles sont d’une beauté qui détonne dans le cœur et qui remue, bouleverse et transporte dans un univers sublime : celui des clichés de Vivian Dorothy MAIRER.
Car oui, le travail sur le corps de la comédienne est sublime. C’est avec une précision magistrale du corps et certainement grâce à un travail de projection mentale qu’Aurélie incarne les photographies. Et ce dans un enchaînement d’une douceur, d’une délicatesse mais en même temps d’une force et dégageant une puissance telle que cette fluidité et cet équilibre parfait qui restitue la puissance que dégagent les œuvres de Vivian MAIER ferait pâlir les plus beaux ballets classiques. Le travail mené conjointement par le chorégraphe Thierry Thieû Niang et Aurélie ÉDELINE est d’une élégance, d’une puissance et d’une beauté rare, véritable joyau que renferme ce spectacle.
Tout entière, Aurélie se donne vraiment et signe une véritable performance entre perdition et questionnements, incarnation et fantasme, don de soi et retours de flamme, car cette enquête n’est pas sans risques. Le spectateur aura peut-être le sentiment de quelques longueurs parfois, mais cela est révélateur de failles beaucoup plus profondes que l’auteur explore et qui emmène la comédienne dans des endroits insoupçonnables de l’être et parvient même à interroger le métier d’acteur et à sonder ce qui peut-être est insondable, dans un tour de force final puissant et poignant.

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Face à la mer, devant soi l’exil du Moi https://www.insense-scenes.net/article/face-a-la-mer-devant-soi-lexil-du-moi/ https://www.insense-scenes.net/article/face-a-la-mer-devant-soi-lexil-du-moi/#respond Wed, 26 Jul 2017 14:03:45 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1636 Dire ce qui n’est pas nommable, approcher les états intérieurs, se regarder et donner à se voir… dans Face à la mer pour que les larmes deviennent un éclat de rire, Radouhanne El Meddeb esquisse au Cloître des Carmes un chant chorégraphique et lyrique où ce qui est en jeu semble reposer sur la tentative de mettre en commun un ressenti.
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© Christophe Raynaud de Lage
De l’exil, nombreux sont les récits qui disent le périple, la solitude, le doute et la joie au moment de franchir la frontière, les frontières, l’inquiétude du nouveau, le souvenir du passé. De l’exil, il faut se résoudre à penser qu’il participe du déchirement à l’endroit de l’être qui fait le choix de quitter des proches, des paysages, une langue, une odeur, des couleurs… A la différence du voyage initiatique qui est le plus souvent de la volonté du sujet, l’exilé lui est le plus souvent contraint. Il faut partir, fuir de partir… De là, aussi, et parfois, le sentiment d’une lâcheté, quand au départ vers le lointain correspond l’abandon des siens.Retour ligne automatique
C’est, peut-on l’imaginer, ce flot de sensations que Radouhanne El Meddeb a pu vivre au moment où il quitte la Tunisie pour se rendre en France. Et c’est, on le devine, ce qui fait son histoire singulière d’homme privé de sa terre, privé de l’espace qui l’a vu naître et qui nourrit le sentiment de perte et de nostalgie, de tristesse et d’errance de celui qui n’appartient plus ni au sol, ni au présent de la terre qu’il foule. En ce sens, c’est peut-être l’une des raisons qui le conduit à investir l’espace chorégraphique : cette langue de terre où il « parle » de l’histoire qui l’a traversé.
Au piano, un interprète dans une tenue blanche digne d’un concert de la roche d’Antheron est chaussé d’une paire de basket à paillette. A son côté, le chanteur en complet veston se tient debout et chante. Il restitue les accents d’une langue arabe qui raconte une histoire sans qu’on saisisse laquelle. Seuls les variations nous renseignent sur cet hymne à, peut-être, une douleur rentrée, un désir lointain…. Basket, pour lui aussi, étonnantes, aux couleurs kitsch. Sur le plateau, un groupe de marcheurs, danseurs, arpente la scène et dévisage la salle. Ils s’arrêtent, ils observent, ils s’observent avec intensité. En tenue de ville, ils ne prétendent à rien, sinon qu’à marcher, plus tard, l’un d’entre eux se lancera dans des contorsions. Plus tard encore, les hommes formeront une ligne ou se déploieront en tournoyant tel des derviches tourneurs.Retour ligne automatique
Entre les deux, une femme, prise dans un tiraillement, ira le long d’une diagonale invisible d’un point à un autre. On entendra quelque chose d’une plainte ou d’une hésitation entre le « Ici » et le « là », jusqu’à ce que le calme la retienne dans les bras d’un trio qu’elle a assemblé.Retour ligne automatique
C’est une énigme que Face à la mer. Une énigme qui se lit sur les visages muets, au travers les gestes d’ailleurs mais, et c’est le silence profond qui le murmure, c’est quelque chose de « lourd » qui est porté en chacun d’eux. Si lourd que le secret semble partagé quand ils se portent les uns et les autres. C’est une énigme où la mer, le front de scène, est un horizon. Quand au final, les interprètes font entendre un rire, alors quelque chose met fin à la traversée. L’exil, pour autant, n’est pas terminé. Simplement, à ce moment terminal, apparaît sans doute la réconciliation avec soi-même.

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Interview avec Aurélie Édeline, comédienne de Tout Entière. https://www.insense-scenes.net/article/interview-avec-aurelie-edeline-comedienne-de-tout-entiere/ https://www.insense-scenes.net/article/interview-avec-aurelie-edeline-comedienne-de-tout-entiere/#respond Wed, 26 Jul 2017 14:03:10 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1634 Aurélie Édeline, comédienne permanente du Préau, Centre Dramatique Nationale de Vire, joue dans la pièce Tout Entière écrite par l’auteur Guillaume Poix. Dans cette interview, nous revenons sur l’origine de ce « seule-en-scène » et sur le spectacle en lui-même.
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@Ouest France
Valentin Marie : Dans quelle cadre ce spectacle a-t-il été créé ?Retour ligne automatique
Aurélie Édeline : Pauline et Vincent m’ont proposé de travailler, d’imaginer un monologue. C’était un peu abyssal pour moi car je n’avais pas forcément envie de faire un monologue, c’est un peu terrorisant mais très vite j’ai su que je voulais travailler avec un auteur et avec une partie physique. Je suis tombée sur les textes de Guillaume Poix et j’ai vraiment aimé la façon dont il écrivait, je trouvais que c’était très organique. Je l’ai appelé, on s’est dit qu’on se rencontrerait au Préau, à Vire. On a travaillé deux jours ensemble en amenant des lectures qu’on aimait et à l’issue de ses deux jours, on allait se dire si on voulait travailler ensemble. On a beaucoup lu et l’idée de la photographie est venue sur le tas. Guillaume m’a parlé de Vivian Maier, du documentaire de John Maloof et on est parti sur la figure de cette femme.
V. M. : Qu’est-ce qui t’as frappé chez cette femme ?Retour ligne automatique
A. É. : Beaucoup de choses m’ont frappée. D’abord, il s’agit d’une femme qui partage sa vie entre la photo et les enfants, qui ne développe jamais ses photos. Moi ça me posait vraiment la question : est-ce qu’on fait vraiment du théâtre, du chant, tout ce qui est artistique pour être reconnu ? Ou est-ce qu’on le fait uniquement pour soi, pour se combler soi ? Et puis, il y a aussi le fait qu’elle fasse de la photographie en secret, je trouvais ça absolument magnifique. Le secret c’est quand même une notion compliquée aujourd’hui. Et dans le théâtre est un milieu où on te regarde, où tu es vu en représentation. Je trouvais ça apaisant qu’il existe des gens qui font les choses pour eux. Il y a également son rapport aux enfants : qu’elle s’occupe des enfants des autres sans elle-même avoir d’enfants ou ne connaît pas de vie amoureuse, il y a quelque chose de jusqu’au-boutiste qui est vraiment saisissant. Le fait aussi qu’elle aurait maltraité des enfants je trouvais ça hallucinant, ça me posait question. C’est comme une ogresse : à la fois il y a des enfants qui disent qu’elle s’est très bien occupée d’eux, ils ont payé son loyer jusqu’à ce qu’elle meurt et elle a été enterrée dans ce qu’on appel des ravines (lieux où elle emmenait les enfants faire des pique-niques en pleine nature), donc à la fois quelque chose de beau autant qu’une chose monstrueuse dans son rapport aux enfants. Je trouvais ça passionnant, fascinant.Et puis qu’est-ce qu’on connaît de l’autre ? Car John Maloof a fait une enquête sur elle dans le documentaire en y mettant son point de vue, mais qu’est-ce qu’on sait vraiment de l’autre ? On ne sait rien. Et puis on parle beaucoup des autres au théâtre : on prend la parole pour les autres et des fois je me dis « faudrait attention à ça ». Je me demande qui on est pour prendre la parole sur les autres.
V.M. : Il y a beaucoup d’éléments biographiques de toi dans la pièce. Est-ce un choix de ta part ?Retour ligne automatique
A.É : Ah non, ce n’est pas un choix de ma part. En même temps, on ne sait pas ce qui est vrai de ce qui n’est pas vrai et ça me plaisait. Moi j’aime bien au théâtre quand on frôle entre le « est-ce que c’est vrai ou c’est pas vrai ? », « Est-ce qu’on est en représentation ou pas ? ». C’est un endroit de jeu que j’adore. Avec Guillaume on aime beaucoup Annie Ernaux qui fait beaucoup d’auto-fiction. Et j’aime beaucoup travailler sur l’ambiguïté, ce qui est trouble, se dire « c’est vrai ou pas là ? Elle s’est faite maltraiter ? ». Comme nous quand on voit Vivian Maier on se dit « A-t-elle vraiment gavée des enfants ? ». Parce qu’il y a le témoignage d’une petite fille, qui est une adulte maintenant et qui raconte qu’elle l’obligeait, qu’elle la gavait pour qu’elle finisse son assiette et elle en parle comme d’un traumatisme. Voila, c’était cette frontière-là qui nous intéressait. Donc c’est mon nom, il y a le nom de ma fille mais le reste … et il y a un auteur aussi, qui y met beaucoup de lui, donc c’est un objet qu’on a construit à deux. Après, ce sont mes photos.
V. M. : Pourquoi avoir fait le choix de ne pas projeter de photos ?Retour ligne automatique
A. É. : On voulait quelque chose de visuel et en faire quelque chose de théâtrale. C’est à dire : pas de photos, pas de vidéos et laisser les spectateurs imaginer les choses. D’où les légendes des photos – qui n’existent pas puisqu’elle n’a pas développé ces photos – que Guillaume a inventées pour que chacun puisse y mettre son point de vue. Comme quand tu prends une photos, tu as un point de vue. Je préfère que les gens sortent et disent après s’être jetés sur le livre « C’est fou, c’est pas du tout ce que j’imaginais » ou « Cette légende ça me donnait trop envie de regarder la photo ». Je préfère ça que de donner un truc imposé ou je ne sais pas… Chacun a sa liberté. Le fait que la légende soit prise par le son, que des sons aient été enregistrés dans la rue, ça avait du sens avec les gens qu’elle prenait en photo dans les rues de Chicago.
V. M. : Tous ces éléments biographiques ça a une influence sur ton jeu ?Retour ligne automatique
A. É. : C’est comme un rôle. C’est sûr qu’à la lecture, la première fois, tu fais « Attend,c’est moi là … » mais ça raconte aussi ce qu’on met de soit quand on joue ; qu’est-ce qu’on livre de soi ? Et parfois on livre beaucoup dans une chose qui nous est complètement étrangère mais qui nous parle à un endroit très intime, mais moi je le prends vraiment comme un rôle. Même si elle s’appelle Aurélie, c’est quelque chose de très distancé. Ce n’est pas un psychodrame.

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J’ai vraiment bien fait ! https://www.insense-scenes.net/article/jai-vraiment-bien-fait/ https://www.insense-scenes.net/article/jai-vraiment-bien-fait/#respond Tue, 25 Jul 2017 14:06:02 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1645

article proposé par Gaëlle Hamard

J’ai bien fait, un texte et une mise en scène de Pauline Sales, avec Hélène Viviès (Valentine), Anthony Poupard (Paul), Olivia Châtain (Manhattan) et Gauthier Baillot (Sven) se jouant actuellement (sauf mardi) à 17h30 au 11 Gilgamesh Belleville, boulevard Raspail à Avignon Off
Le Théâtre du Préau, tout nouveau CDN de Normandie – Vire présente à Avignon deux créations de la saison 2016-2017 sur la thématique : On fait le point ! J’ai bien fait écrit et mis en scène par Pauline Sales, auteur et codirectrice du Théâtre du Préau – autour des questionnements sur notre possibilités d’action sur le monde – et Toute entière écrit et mis en scène par Guillaume Poix, impulsé par Aurélie Eudeline, comédienne permanente du Théâtre du Préau, autour d’une photographe : Vivian Maier qui a fait des milliers de photos sans en développer une seule.
Hélène, professeure de français dans un collège perdu dans le fin fond de la Normandie débarque chez Paul, son frère plasticien, vivant à la périphérie de la capitale. Cela fait des années qu’ils ne se sont pas vus. Elle n’a pas vraiment prévenu. Censée être en voyage scolaire avec ses élèves de la troisième C, nous la retrouvons pourtant seule. Quelque chose ne va pas. Retour ligne automatique
Le plateau, représentant l’atelier de Paul, est encombré par 90 traversins, œuvre en cours qui prendra différentes formes au fil de la pièce, se transformera entre autre en îles aux doudous afin d’accueillir la professeure à bout. Retour ligne automatique
Un monde s’écroule pour Valentine : face aux tracas du quotidien et aux problèmes de la société elle perd goût de se qu’elle fait, se rend compte de l’inutilité de son travail en retrouvant Manhattan, élève brillante mais compliquée étant « seulement » devenue la femme de ménage de son frère. Valentine glisse, sans parvenir à se retenir, entraînant avec elle son entourage. Sven, son mari scientifique qui ne sait comment réagir. Il vient la chercher chez son beau frère. Il tente de continuer à l’aimer bien qu’elle ne soit plus que l’ombre d’elle même.
Le travail de la lumière est à souligner. Dans cet univers où le blanc-grisâtre prédomine (tout n’est plus si limpide, si neuf), les seules touches de couleurs viennent des effets lumineux et du pantalon de Paul d’un bleu électrique. Le reste étant terne, on dirai que « les couleurs sont un danger pour la sécurité de l’état » lancera même ce personnage. Retour ligne automatique
Le pièce commence et se fini comme une machine infernale avec sa musique d’ouverture et de fermeture de session. Le mécanisme s’actionne sous vos yeux, pédale de plus en plus, accélére le rythme avant de décélérer puis finalement s’arrêter. Le boléro de Maurice Ravel résonne régulièrement. D’abord méconnaissable car seules les percussions sont présentes. L’air se forme petit à petit. La tension monte entre les personnages comme la courbe crescendo du ballet. Et enfin la situation explose.
Une écriture efficace, un texte riche. Pauline Sales aborde des événements récents et marquants de notre société : attentat et amalgame, désuétude du système scolaire, durée de vie de plus en plus longue de nos parents, tragédie des migrations clandestines, inattractivité des campagnes, malbouffe, xénophobie, culte de la jeunesse, dépression et notre impuissance face au monde. Nous nous trouvons dans un temps de flottement, sans repère concret. Loin de plomber l’ambiance, tout ces sujets sont traités intelligemment, avec dérision et nous font nous poser des questions : et moi, j’ai bien fait ? Ai-je bien réagit ? Ne pouvais-je pas faire mieux ? Cela vous pousse à sourire, à rire même. C’est une pièce positive et non moralisatrice qui vous montre que le monde n’est peut être pas si terne que cela, que tout n’est pas encore tout à fait fichu. Retour ligne automatique
Une œuvre à voir/à lire à tout prix.Retour ligne automatique
Hélène Viviès et Anthony Poupard, le duo qui avait sublimé le pièce En Travaux, déjà écrite et mise en scène par Pauline Sales, se retrouvent de nouveau sur le plateau. Dans cette pièce, leur lien familiale est quasi rompue et pourtant ils s’épaulent, s’engueulent et essayent tout de même de s’aimer. C’est beau à voir. Olivia Châtain incarne ici un être bourrue, nerveuse, mâchoire serrée. Cheveux court et veste de survêtement, elle révèle un nouveau pan de son jeu, très prometteur. Gautier Baillot quand à lui illustre le parfait scientifique de l’ADN ancien : droit, sérieux, analysant chaque propos. Il sait montrer l’amour que porte Sven en sa femme ainsi que sa fatigue et sa difficulté à continuer de lutter.

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L’imparfait, sale temps pour Victor https://www.insense-scenes.net/article/limparfait-sale-temps-pour-victor/ https://www.insense-scenes.net/article/limparfait-sale-temps-pour-victor/#respond Tue, 25 Jul 2017 14:05:32 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1643 Chapelle des Pénitents blancs, Olivier Balazuc présentait L’Imparfait. Un spectacle pour enfants interprété par Laurent Joly, Thomas Jubert, Valérie Keruzoré et Martin Sève. Une mise en scène enjouée, un style simple, quelques moments didactiques (on récite les leçons et on donne la valeur des temps de l’indicatif), et qui finit par un chaos salvateur. Quant à en faire un travail critique sur l’envahissement de la machine, la menace que fait planer la technique, une étude sur l’influence déterminante qu’exerce les parents sur l’avenir des enfants… on peut douter que cela soit la première chose que l’on perçoit. Ici, c’est un certain goût de la caricature qui prime et qui constitue la colonne vertébrale de L’imparfait.
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© Christophe Raynaud de Lage
Intérieur de pavillon et coupe de maison. Chaise, table, et en guise de décoration murale, un immense écran qui pourrait figurer un écran plasma, mais qui se révèlera être aussi une sorte de castelet ou un autre lieu. A l’intérieur vit la famille parfaite qui, comme le raconte Victor 1er (l’enfant) est entouré et couvé par Papa 1er et Maman 1er. Monde idyllique en surface où l’enfant roi est l’objet de toutes les attentions, la vie suivrait son cours si l’enfant unique ne se mettait à douter de la perfection de ce petit monde quand il apprend que ses géniteurs se sont rencontrés sur un site de rencontre.Retour ligne automatique
Tout bascule alors…Retour ligne automatique
Victor 1er commence à faire des dessins qui ne représentent plus la maison à la cheminée qui fume, avec le soleil, papa/maman/Victor et des cœurs. L’aveuglement des parents attendris par l’enfant modèle se change alors en inquiétude obsessionnelle pour celui qui dessine des gros chiens poilus et qui fait des tâches. On débarque alors chez le pédopsychiatre, on suit les conseils de Marie-Rogère (genre travelo ou bourgeoise stéréotypée) et on finit chez « Corporate incorporate, Pour un monde Parfait ».Retour ligne automatique
L’avenir est là, la solution toute trouvée, dans la location d’une réplique robotisée de Victor qui elle ne faillira pas au désir d’avoir un Victor parfait. Sketches et séquences s’enchaînent qui montrent tout d’abord la résistance de Victor 1er à l’envahisseur Victor 2. Mais la mise en concurrence tourne bientôt à l’avantage du robot et de sa technologie. Victor est marginalisé, jusqu’à finir oublié par ses parents qui lui préfèrent les programmes lisses du Robot, en tous points conformes à la représentation qu’ils se font de « LEUR » Victor qui ne peut être un vilain petit canard.Retour ligne automatique
L’avenir est là, mais dure longtemps et par un retournement de situation (on appelle au théâtre ce moment-là UN COUP DE THEATRE), Les parents se libèrent du Robot qui a la fameuse tendance à marquer de son empreinte tout son environnement. Aussi, alors qu’ils sont en passe de succomber au Robot, les parents se révoltent, et retrouvent leur petit Victor qui avait été mis au placard (scéniquement dans une armoire).
La poignée de minutes qui sert de fin s’ouvre alors sur un chaos, où l’on repeint l’appartement à coup de tâches de toutes les couleurs. Ou l’écran plasma est définitivement muet. Ou le robot vient à cramer dans un coin ne comprenant plus ce qui se passe. Ou Papa 1er envoie promener son patron Monsieur Fessard (ça ne s’invente pas). Ou Maman 1er recouvre une vitalité qui lui donne des allures de Valérie Lemercier dévergondée ou presque.Retour ligne automatique
Alors que retiendront les petites têtes blondes qui avaient pris place dans la salle, à côté de Papa et de Maman (pour la majorité), et Papi et Mami (pour quelques autres) ? D’évidence, L’IMPARFAIT est une pièce non sur l’enfant, mais sur la relation Enfant/Parents. Et si d’aventure, les enfants seront heureux du dénouement ; ils pourraient se dire aussi que ce « grand bordel » est initialement le fait de l’enfant. Il y aura toujours quelques parents pour leur rappeler que c’est Victor le déclencheur de cet imbroglio familial, cette catastrophe des familles bourgeoises « bien » composées. Il y aura toujours quelques parents pour montrer que c’est les parents qui retrouvent Victor 1er et l’assurent de leur amour parental après qu’ils en ont douté. Et peut-être, mais plus rarement, y aura-t-il des parents pour dire que les enfants sauvent les parents… Peut-être et c’est moins sûr puisque dans la chaîne de commandement qui règle les contentieux familiaux, il faut un « Ordre » qui règle les choses et Papa-Maman, c’est comme le Général de Villiers (avant d’être viré pour dépasser une borne ou marcher trop vite).Retour ligne automatique
Bien entendu Olivier Balazuc qui met en scène L’Imparfait signe un petit spectacle enlevé en Une heure. Une petite mécanique bien huilée et rodée où le temps mort est absent et où les rebondissements, caricaturaux, excessifs et simples, rendent le tout accessible. Et s’il convoque Rousseau, voire Truffaut (cf. le prénom Victor), on se permettra de souligner que la référence ne vaut pas tant pour sa reconnaissance sur scène que pour sa présence dans le programme.

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Kalakuta Republik, you always need a poet https://www.insense-scenes.net/article/kalakuta-republik-you-always-need-a-poet/ https://www.insense-scenes.net/article/kalakuta-republik-you-always-need-a-poet/#respond Tue, 25 Jul 2017 14:05:05 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1641 Au festival de Marseille, au Mucem, les spectateurs pouvaient découvrir Serge Coulibaly, chorégraphe du Burkina Faso, avec Kalakuta Republik. Un chorégraphe qui, après être passé chez Alain Platel et Sidi Larbi Cherkaoui, trouve sa place dans le cadre du Festival d’Avignon, au Cloître des Célestins. Moment rythmé, sensuel, violent… et politique puisque la chorégraphie rend hommage à Fela Kuti. Visible sur la scène européenne tout au long de l’année 2017-2018.
VOIR EN LIGNE : Afro Beat Music
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© Christophe Raynaud de Lage
Le programme qui présente Kalakuta Republik et fait entendre la parole de Serge Coulibaly y revient sans cesse : c’est un geste politique. Il s’agit de penser la pratique artistique, et ici l’art chorégraphique, comme un engagement politique. Une manière de riposter aux autocraties et aux déficits de démocratie qui font l’histoire de certains Etats où le peuple est spolié de sa représentativité et subit, économiquement, les divers processus de corruption intérieure (petits arrangements internes aux familles et aux clans) et externe (ingérence des pays étrangers à grand coup de pot de vin et de dessous de table). Défaillance du système politique, comme au Burkina Faso ou le Nigeria (cités dans le programme), qui produit une misère et une injustice lesquels privent la jeunesse de tout horizon, de tout développement, et engendre des révoltes légitimes. Kalakuta républik ou le nom d’un bastion qui résiste à cet état de fait se regardera et s’écoutera donc comme un manifeste politico-artistique, à l’endroit précisément d’un art qui ne se départ plus de cette fonction ou qui est par nature politique. Geste qui a conduit Serge Coulibaly à ouvrir son propre lieu dans sa ville natale Bobo Dioulasso. Lieu nommé Ankata. Traduisez « Allons-y » et qui sonne comme un appel à la révolte, à l’engagement, à sortir de la torpeur.
Kalakuta RepublikRetour ligne automatique
Est avant tout inspiré de la vie de Fela Kuti, chanteur et saxophoniste de Jazz nigerian, porte parole de la contre-culture en Afrique de l’Ouest, inventeur de l’afrobeat (croisement des éléments afro-américains du funk, de la soul, du jazz et de la musique traditionnelle africaine). Et c’est par ailleurs le fondateur de la République de Kalakuta, à lagos, qui s’oppose à la dictature et à la corruption. Insoumis au comportement imprévisible, Fela Kuti s’est illustré par ses mariages, en une seule soirée : 26 Queen comme il les nommera. Mais c’est surtout un opposant farouche qui défend la liberté et l’autonomie de son peuple contre les multinationales comme aussi le pouvoir et la junte militaire. Plusieurs fois emprisonné et torturé, comme lors de la sortie de son album antimilitariste Zombie, sa propriété (Kalakuta Republik) est régulièrement visitée par la police et les agents de sécurité. Il est à l’image de Sandra Smith (militante des Black Panthers qu’il a rencontré) et de Malcom X. Dans son combat, il en vient à fonder le lieu mythique de Le Shrine (le tombeau). Boite de nuit autant que club artistique où la musique et la danse sont l’équivalent du discours politique.
Dans le cloître des célestins, la formation de danseurs et danseuses de Coulibaly s’organise sur des rythmes de funk, de soul et de Jazz. Le mouvement peut être heurté, appuyé, gymnique et acrobatique, digne de la performance d’athlète… et il est toujours l’expression de quelque chose qui est sans nom, mais qui exige l’endurance. Sur les visages, puis au second tableau, sur le corps, des marques de peintures jaune, bleu, rouge… comme autant de rappels des stigmates colorés qu’arborait Fela Kuti. Hématomes ou peintures rituels, il est nécessaire de conserver l’ambiguïté afin que la danse, rituelle ou contemporaine puisse se constituer comme un acte de résistance sensuel, violent, langoureux. Danse qui ne fait pas oublier mais qui appelle les images vidéo de ville et populations, projetées sur le mur. Sur le Saxo qui est l’instrument dominant de ces performances chorégraphiées, on regarde et on écoute… Retour ligne automatique
« »
Kalakuta Republik – Serge Aimé Coulibaly from Sara Vanderieck on Vimeo.

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Die Kabale…ça cavale dans tous les coins. https://www.insense-scenes.net/article/die-kabaleca-cavale-dans-tous-les-coins/ Tue, 25 Jul 2017 07:03:22 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3903 Die Kabale der Scheinheiligen, Das leben des Herrn de Molière

d’après Le Roman de Monsieur Molière de Mikhaïl Boulgakov.

Festival d’Avignon, Parc des expositions.

Mise en scène Franck Castorf


Sous l’arc du bâtiment prestige du parc des expositions, Franck Castorf, débarque avec la Volkbühne, y compris le totem d’acier qui annonce la possession du territoire avignonnais. Et de dire que la 71ème édition du festival d’Avignon commence vraiment-là, avec Die Kabale, une tripotée d’acteurs de fougue, furieux porte-voix de l’histoire du théâtre, dans une scénographie où l’échelle est hors de portée naturaliste.
Enfin un programme qui raconte quelque chose…
Enfin, car à lire Franck Castorf qui présente au Parc des expositions Die Kabale der Scheinheiligen, Das leben des Herrn de Molière d’après Le Roman de Monsieur Molière de Mikhaïl Boulgakov, on s’approcherait de fait d’une pensée sur l’art, crayonnée en l’état pour avertir le festivalier que le théâtre ce n’est pas contempler les nuages (made in Hamlet qui se paie la poire de Polonius). Non pas une dissertation ou un édito à rallonge où l’on brasse les lieux convenus et recyle le lexique de la bourgeoisie éternellement aliénée au divertissement et qui aime la « vérité », la « beauté » et autres ferments de « l’art bonnasse » comme l’écrirait Badiou.
Lire le programme où s’exprime brièvement Castorf fait du bien aux neurones de ceux qui ont le goût de la vie terrestre, et qui ne jettent pas au feu (pratique d’inquisiteur du XXIème siècle, encore) la politique, ses batailles, ses échecs, ses utopies malheureuses… Lire Castorf, dans le programme, c’est s’écarter du paradis des bisounours (en définitive un monde entropique : mort donc) où l’art serait perçu comme le royaume étincelant et épargné par l’aventure humaine. On trouvera toujours un aveugle pour séparer l’art, du quotidien ; pour faire de la pratique artistique et des œuvres, un mode de vie à part ; pour prétendre que les œuvres préparent à un monde qui est pour demain, toujours demain… Au croyant du « Demain », il faudrait expliquer une bonne fois pour toute qu’il n’a qu’à relire le calendrier de ces dernières dizaines d’années pour voir que chaque demain n’a jamais conduit à rien d’autre qu’au lendemain.
Mais bref, il y a Castorf… hip hip hip hourra !
Lui, c’est le camp de penseurs, où l’art est indépassablement un mode de vie comme un autre, PARMI les autres, avec son langage, avec ses formes, pas moins ni plus que ceux auprès desquels il voisine.
A avoir la tête dans les nuages, on finit par fouler un étron ou se cogner un poteau… Faut donc faire attention à la pensée, à là où elle met les pieds.
Et Castorf alors de mettre les pieds dans le plat, ou disons dans le programme où l’on peut lire avec le plus intense des intérêts qu’il « croit au conflit… plutôt qu’à l’arrangement compensatoire ». Lire encore que « le théâtre n’est pas un lieu protégé et clos où l’on produit de l’art pour des niches… au contraire nous nous considérons comme un instrument politiquement actif ».  Et pour finir, « l’art doit porter lui-même la responsabilité de son existence et de son caractère tranchant. C’est la tâche de l’artiste. Quand celui-ci se plaint des circonstances inopportunes, cela révèle déjà que quelque chose ne va pas avec l’artiste, dans son rapport au monde, au réel, au concret. Les conditions proposées par notre société sont toujours sources de plaintes. Ce à quoi s’opposent les utopies pour lesquelles travaille l’art. L’art constitue une contre-proposition qui démontre que la vie, la réalité ne sont pas supportables. Ce fait-là, la révélation de l’impossible accommodation à la réalité est la fonction même de l’artiste ».
En son temps, et Castorf le sait, Brecht cherchait à promouvoir un théâtre qui en finisse avec le viol et l’hypnose, il cherchait un langage qui touche au but, un langage projectile comme une arme.
De son passage à la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz de Berlin, Castorf, de 1992 à 2017 (vingt-cinq ans et aujourd’hui « remercié » par le Sénat de Berlin) aura marqué la scène mondiale et européenne. Dans les pas de Max Reinhardt et d’Erwin Piscator (ex-directeur de la Maison), dans ceux de Brecht et de Müller (dont il est une progéniture spirituelle), il aura été le témoin et l’acteur de l’Histoire berlinoise qui est aussi le Récit d’un monde transformé. Son théâtre n’en est pas le reflet, mais sa pratique en porte la trace, l’emprunte, le stigmate.
 
Du Roman de Molière
Que rappeler de ce roman de Boulgakov aux prises avec les agents de Staline ? Peut-être relire encore ce qu’en disait Christiane Rouquet dans le tome 1 de la revue Slavica de 1995 : « Boulgakov a entamé sa pièce sur Molière en octobre 1929, dans une période particulièrement dramatique. C’est l’année 1929, « l’année fatale », date à laquelle toutes ses pièces sont interdites, son nom rayé de la liste des dramaturges soviétiques. Dans les premières ébauches de la pièce, il fixe les deux axes de l’œuvre, les relations de Molière et du Roi et l’affaire du « Tartuffe ». Il y développe un thème qui lui paraît essentiel : l’opposition de l’ombre et de la lumière (…) lumière des bougies et des lustres qui symbolise la joie de la création, l’exaltation du succès, le bonheur que génère l’art ; et l’ombre des forces occultes de la Cabale qui envahit progressivement la pièce et provoque la chute de Molière.
L’ombre de la mort plane dans la pièce comme elle plane dans la vie de Boulgakov à cette période, alors qu’il est atteint « d’une forme grave de neurasthénie » selon sa définition, telle qu’il l’a formulée dans sa lettre à Staline du 30 mai 1931.
Aussi, dans la pièce, Molière, un peu avant de mourir, s’effraie de voir une religieuse dans les coulisses du théâtre :
Renée : Une religieuse est venue vous voir.
Molière (effrayé) : Comment ? Quelle religieuse ?
Dans la biographie de Molière, celui-ci s’écrie :  Pourquoi des nonnes errent-elles dans la maison ?
Boulgakov utilisera un symbole voisin, emprunté à la nouvelle de A. Tchékhov Le moine noir, pour exprimer son angoisse devant la mort dans un petit poème, retrouvé dans ses archives. « Je laisserai tomber ma tête blonde Sur ma feuille à demi-noircie,
Le moine m’enlacera… »
Dans une lettre à P.S. Popov du 14 avril 1932, il reprend le même symbole.
« Il n’y a pas bien longtemps, un être proche m’a réconforté en me prédisant que je mourrai bientôt et que, quand j’appellerai, personne ne viendra si ce n’est le Moine noir. Quelle coïncidence ! Bien avant cette prédiction, ce récit me hantait… »
Aussi, La cabale des dévots, bien qu’elle ait une base historique, n’est pas à véritablement parler une pièce « historique ». Elle entre dans une réflexion plus large sur les rapports de l’artiste et du pouvoir et, par conséquent, est étroitement liée aux grandes œuvres de Boulgakov, Les derniers jours, Le roman théâtral et Le Maître et Marguerite. Elle permet de mieux comprendre sa conception de l’Art en tant que valeur universelle, immortelle, «extratemporelIe» et, de ce fait, éclaire le rôle essentiel qu’il attribue à l’artiste dans une société soumise aux turbulences d’un pouvoir temporaire, trop souvent destructeur ».
Mais la véritable entorse à la réalité historique n’est pas là, et les critiques de Boulgakov ne furent pas dupes. Elle est dans sa volonté de faire de Molière un révolté qui s’insurge contre la tyrannie du roi, idée qui paraît trop moderne et caractéristique de la problématique des rapports de l’artiste et du pouvoir, telle que Boulgakov, homme du XXe siècle, victime du stalinisme, l’appréhendait. Molière ne s’est jamais révolté contre le Roi Soleil ; en bon courtisan, il s’est plié à toutes ses volontés et l’idée que l’artiste puisse créer indépendamment du pouvoir politique alors que l’art au XVIIe siècle ne se concevait que sous la protection d’un mécène, roi ou riche dignitaire, semble anachronique.
Dès lors, à partir de 1929, à travers les personnages de Molière, Boulgakov projette sa conception de l’écrivain et de ses rapports avec le pouvoir : l’écrivain se doit d’imposer l’originalité de sa création, de son regard face à un pouvoir qui tend nécessairement à en faire un outil de sa politique et à réduire ainsi sa liberté, pouvoir qui, quand il est tyrannique, revêt un caractère inconséquent et imprévisible.

Du Die Kabale de Castorf

On dira que pour autant que la liberté est à l’œuvre dans la restitution du roman de Boulgakov (comment faire autrement ?), Castorf en restitue par touches les nuances et les enjeux, s’attarde sur des détails précis comme, par exemple, les figures de moines qui hantent la scène dans la dernière partie et annoncent la mort. Et d’ajouter que la mise en scène de Castorf est structurée sur le rapport étroit entre Eros et Thanatos, entre désir de théâtre et mort du théâtre ou de ceux qui le commettent. Entre désir de vivre par le théâtre et du théâtre sans cesse rattrapé par les cabales du monde des dévots et autres censeurs qu’il cerne. Aussi regarde-t-on les six heures qui sont offertes comme une course à rebours, un compte à rebours où l’histoire et sa fin connues, Castorf nous fait vivre à grande vitesse les dédales de celles-ci. Grande vitesse où le quatrième mur ne résiste pas aux sons et songs qui ponctuent les séquences parlées et filmées. Sous l’immense aire de jeu que forme l’enclos du pavillon du parc des expositions, sous la charpente de bois de ce chapiteau cerclé à sa base par une succession de néon, Castorf, en patron de barnum, livre l’histoire du théâtre, d’hier à aujourd’hui, empruntant à celle-ci ses genres (comédies, tragédies, lyriques, drame, formes performatives et théâtre vidéo), ses auteurs (Molière, Racine, Müller…), ses codes de jeu à la rampe et dell’arte… ses directions d’acteur de Stanislavski à Meyerhold, ses processus de distanciation, son indémêlable goût pour le naturalisme, la symbolisme, ses improvisations agrégeant réalités et fictions, ses modes de collage-montage où l’on peut dès lors convoquer aussi l’Outrage au public de Handke qu’une ligne de Müller pastichée quand il s’agit de déclarer sa flamme « Mon cœur c’est une braise »…
Die Kabale ressemble ainsi à un gigantesque anachronisme où plus que le déterminisme des règles temporelles qui s’exercent sur le théâtre, c’est le désir qui le dérègle et exerce son contrôle indiscipliné, l’affranchissant de toutes les lois pour ne poursuivre que le goût de jouer, d’entrer dans la cuisine du théâtre… et de faire du théâtre la scène de la grande abbuffata.
Du grotesque, du burlesque, du comique répétitif, du tragique décalé, du drame impromptu, du grave soudain, du grand guignol, de l’intime, de l’harmonie classique, du baroque… Castorf ne négocie rien avec son désir de donner du théâtre l’image de la vie démesurée, du chaos et des tempêtes de ceux qui s’y embarquent, des douleurs et des accalmies qui s’y déploient. Jouant de tous les registres en même temps, maestro de la discontinuité et du grand écart, il donne ainsi à Die Kabale son contenu frénétique, l’autre nom pour dire les couleurs du désir et de la passion : l’ardeur, le déchaînement, la fougue, l’ouragan, la rage, la transe… Soit autant de termes qui s’opposent, en définitive, à tous les pisse froid, publics ou décideurs, censeurs royaux ou technocrates du spectacle vivant, hystériques de la mesure, de la poésie rangée et de l’endormissement général qui préfèrent un monde apollinien, une vie lissée, un théâtre des unités… Un théâtre ou un art sans nuage en quelque sorte. Tous ces gardiens du temple, espèce de monsieur météo de la scène qui veulent passer à travers les gouttes, éviter les grains, s’abonner au « soleil qu’on vient revoir à chaque fois ».
Castorf, lui, résolument, est pour les tempêtes, les ouragans, les coups de torchon et de trafalgar… au risque de prendre la foudre d’un public qui verrait d’un mauvais œil qu’on lui siphonne Phèdre (même quand c’est la magnifique et effrayante Jeanne Balibar habillée en meneuse de revue qui dans sa première vie de « Balibéjart » (dans le texte) encaisse l’affront sur scène et dans sa vie de Madeleine, d’être éconduite et remplacée par sa fille, sa sœur, bref Armande). La même qui dira quelques minutes plus tard que « Tartuffe sera la seule pièce qui reste après Hiroshima »… Et de voir Louis XIV (Georg Friedrich) le cadavérique vapoter et tirer sur ses clopes en hommage à l’éloge du Tabac que le Molière ne manqua pas de faire. C’était dans Dom Juan. Ou de le suivre faire des mines de pervers à un dévot qui lui apprend la diction jusqu’à aller voir sous la soutane si j’y gis.
Oui, Die Kabale balaie tout sur son passage du théâtre qui serait figé dans la convention. Ou disons plutôt que maîtrisant parfaitement celle-ci, Die Kabale s’en amuse et s’en saisit pour jouer et déjouer ce que n’importe quel Turlupin s’empresserait d’espérer.
Et c’est ainsi un coup de chaud et de vent que l’on prend à suivre sur le « plateau » de 6000 m2 du bâtiment prestige du parc des expo, la tempête qu’orchestre Castorf.
Tempête vidéo où les acteurs disséminés dans les alcôves ou sur la grande surface du chapiteau sont filmés alors que, comme Molière (Alexander Scheer) l’a annoncé, il veut réunir la production pour la réalisation d’un film sur la brutalité.
Et c’est sans doute à cet endroit que Die Kabale fait sens et s’organise malgré le sentiment de maesltrom. C’est que des presque 6 heures qui passent, c’est six heures qui saisissent la brutalité à l’endroit de l’art, à travers l’art, à même la vie de ceux qui jouent la brutalité sans y être étrangers dans leur vie privée. Vie d’amour, de trahison, de luttes, de vie d’acteur aussi pris par quelques tristesses alors que sous le mode de l’aparté (mais ce n’est pas ça, et peut-être que cela relève de l’improvisation), Jean-Damien Barbin qui aura été de tous les coups, mauvais coups de cette cabale jouant Orsini et le Diable, avoue qu’il n’a plus envie de jouer parce que l’aventure de la Volksbühne et celle de Die Kabale s’arrêtent à Avignon. Moment de réel où le théâtre renvoie ce qu’il sait faire de plus pertinent : être un théâtre d’actualité en s’inscrivant dans la réalité.
Ainsi en va-t-il de Die Kabale, pièce qui se construit sur le motif de Tartuffe (dont l’abbé Longuerue écrivait que ce nom était dérivé de l’allemand der Teufel : le diable). Motif et prétexte non pas à faire « n’importe quoi » chez Castorf, mais plutôt à s’aventurer en tous les recoins, replis et zones d’ombre du théâtre. Manière de regarder cet art que d’aucuns aimeraient simplifier (genre, etc) quand en définitive ils pensent en simpliste.
Castorf, lui, aime sans aucun doute trop le théâtre pour le penser autrement que sous la forme de la diversité, de l’hétérogénéité, de la multiplicité.
Ainsi en va-t-il de Die Kabale, pièce parlée, chantée, en français, en allemand au milieu de mobiles surdimensionnés (poussés par les techniciens ces autres artisans de l’art) qui représentent un balcon de la comédie française, un appartement royal, une chambre à coucher, etc… Et au milieu de tout cela, une Roulotte, transformable, avec son proscenium de bois. Curieuse Roulotte, emblématique du Théâtre, de ses voyages, mais surtout de sa précarité, de sa fragilité, de sa nomadité.
« Roulotte » somptueuse, certes, mais qui comme un vaisseau, possède un canot de survie, une roulotte plus petite, plus humble, encore plus fragile et dévolue au sauvetage en catastrophe… Car n’en doutons pas, l’art du théâtre quand il pue (comme l’aurait dit Genet) parce que le théâtre des autres sent bon, alors l’art du théâtre, dis-je, s’expose à l’anathème puisque nombreux sont les Lully et autres cabalistes. Au théâtre, comme ailleurs et comme le montraient les roues immenses, la roue tourne… Castorf en sait quelque chose.

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Les Grands à hauteur d’enfance https://www.insense-scenes.net/article/les-grands-a-hauteur-denfance/ https://www.insense-scenes.net/article/les-grands-a-hauteur-denfance/#respond Mon, 24 Jul 2017 14:09:29 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1653
Il y a des spectacles qui sont de purs ravages, des forces qui emportent et sidèrent, renouvellent le monde et le font basculer intérieurement. Et puis il y en a d’autres qui sans fracas posent sur nous et la fragilité de la vie un regard humble, dont l’humilité tient aussi à la précision, à sa justesse. Humilité qui n’est pas sans profondeur ni complexité. Quand il s’agit d’affronter l’enfance, le risque est grand de le réduire sous le regard d’adulte à un pur jugement, un pur constat, ou une pure image. Le texte de Pierre Alféri – issu du recueil Parler publié aux éditions P.O.L. – que met en scène Fanny de Chaillé est juste aussi de cette honnêteté : interroger notre regard sur l’enfance autant que de fouiller en elle ce qu’elle possède de singulier. Sa part de rêve et de cruauté, de limites et de franchissement. Ce qui bouleverse dans l’enfance, c’est que c’est un âge que ne cesse d’abandonner sa part d’enfance : sa faculté de changer tient à sa part de conquête et de renoncement. Les Grands est moins le spectacle qui en expose les conditions qu’un laboratoire où mettre en jeu – en question et en théâtre, en question par le théâtre – les enjeux de cet âge minuscule et destiné à l’oubli. Les Grands, ou la vie en petit : cette petitesse des choses qui est sa fragilité précieuse, la part encore vive de notre futur.

Sur le plateau vide : des plateaux. Des monticules abstraits qui figurent comme des strates géologiques d’une terre en mouvement, qui grandit, cesse, grandit de nouveau. Terres en coupes qui montrent de profil ces sédiments successifs. Plateau de théâtre qui représente les plateaux de la vie ? Ou qui les désigne, les met en jeu, deviendra le territoire des acteurs qui ne cesseront de changer de plateau, comme on dit en vélo, pour passer d’une vitesse à l’autre, ou plutôt d’un régime de vie à un autre.
Au milieu du brouhaha de la salle qui précède le début, une jeune enfant s’avance depuis les gradins pour descendre les marches qui la conduisent jusqu’au plateau, où elle se hisse. On ne l’a pas vue, on ne la voit pas, on s’en aperçoit quand elle est déjà là, descendue ou montée sur scène : l’enfant déjà prend possession de l’espace. Théâtre qui escamote le commencement, puisque tout commence depuis toujours déjà, tout a toujours déjà pris acte du milieu où aller. Une voix d’enfant se fait entendre tandis qu’elle évolue là comme pour apprivoiser chaque mètre, marchant sur les bords des monticules, ou courant, dévalant les pentes, ou marchant minusculement suivant des trajets connus d’elle seule et obéissant à des espaces imaginaires qu’elle trace devant nous, qui ne voyons rien : lignes d’erre. La voix qu’on entend est d’enfant aussi : elle raconte l’enfance avec ses mots minuscules, ses peines et ses joies à sa hauteur, ses cruautés, ses terreurs qui engendrent d’autres joies, sans transition, ou plutôt : tout y est ici transition – moqueries de cours d’école dont elle est sujet ou objet, conversations avec la baby-sittrice (qui lui montre son sexe), peurs, colères, tristesse.

Est-ce un début, un premier pas, ou un prologue qui exposerait la loi de ce théâtre ? Sur le plateau, rien qu’une enfant qui marche (et quelle audace, déjà, de confier à une si jeune enfant le plateau nu, de l’exposer aux regards), en silence : silence comblée par une voix enregistrée, une présence dérobée. Et sous la densité du texte et sa simplicité de façade percent déjà les juxtapositions de sensations, le kaléidoscope des regards sur soi et sur le monde qui sera le principe moteur de cette heure fragile de théâtre.
Rapidement, la scène sera occupée par trois couples : trois jeunes enfants, trois adolescents, trois adultes – deux garçons et une fille, à chaque fois. Ce sont trois devenir exposés à la fois : les habits sont les mêmes, ou plutôt, désignent tout ensemble ce qui les lie et ce qui les distingue (pour la fille, un chemisier plus ou moins jaune foncée ; pour l’un des garçons, une chemise dont les carreaux sont plus ou moins grands). Un devenir ? C’est là que le spectacle fait de son évidence une complexité joyeuse. Dans le dialogue entre les trois couples, ce n’est pas un continuum qui est tracée pour figer les devenir en fatalité, mais des échanges qui font la part belle aux oppositions, aux conflits. Alors, la dialectique se met en place, qui prendra soin de ne jamais arrêter les positions. Les Grands aurait pu être ce discours sur l’enfance depuis l’âge adulte, qui ferait du petit âge, un âge en petit : à lui sa part de rêve, à nous la part du réel. Bien sûr, cette partition existe, elle structure même la dynamique des échanges : mais jamais le réel ou le rêve ne l’emporte sur l’autre, parce que jamais une position en surplomb ne vient moralement évaluer les signes et les sujets.
Ce qui est au travail ici serait une manière de figurer la traversée : non, l’enfance, pas plus que l’âge adulte, n’est question de position, acquise ou reçue, mais bien l’espace traversée par tous les âges, et tous les devenir. Les enfants sont animés aussi de gestes adultes, comme les adultes animés de pulsions régressives : ces traversées sont belles aussi parce qu’elles sont toujours provisoires, éclatées, éparses. Elles secouent le spectacle de nombreux moments qui empêchent de le situer, de lui donner une assise. Dramaturgie minuscule du processus, du déploiement qui ne révèle pas, mais construit : dramaturgie théâtrale qui est celle du passage de l’enfance à l’âge adulte, passage qui ne cesse jamais.
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Les Grands expose autant qu’il fait l’expérience de ces traversées qui renversent les hiérarchies. Au juste, on est toujours le grand de quelqu’un : et les adolescents en regard des enfants sont bien cet espace de passage complexe qui permet de faire imploser la fausse dualité qu’on pourrait croire à l’œuvre ici. Avec le rythme ternaire comme dispositif du spectacle, tout ici tremble et devient heureusement bancal, empêche de trouver une réponse pour mieux relancer incessamment ce qu’on met en jeu.
Dès lors quelque chose se produit entre ce qui se met en scène et la question de la mise en scène en tant que telle. En témoigne ce moment où les adolescents refusent les leçons de morale politique que leur assènent les adultes – les discours sur la responsabilité, la gouvernance de soi et du monde… Les jeunes s’élèvent et réclament leur propre droit à la parole pour envisager le monde autrement que sous l’angle qu’on leur impose. C’est le discours adolescent qu’on reconnait, avec sa belle arrogance ; c’est le discours du printemps dernier aussi : ce refus du politique s’il est gestion des affaires courantes, ce droit à la destitution, au retrait, à l’invention d’autres manières d’habiter le monde. Mais ce discours tenu par la jeune fille, comment ne pas l’entendre aussi comme un discours écrit par un adulte – l’auteur / philosophe Pierre Alféri. Et les mots qu’elle prononce ne sont que des partitions de théâtre : une parole qu’on lui demande de dire, et que l’actrice exécute. C’est le beau et modeste pli de ce travail (mot qu’il faudrait préférer à celui de spectacle, s’agissant d’un moment qui met en travail ce qu’il travaille, ce qui le travaille). De juxtaposer un propos sur le théâtre à celui sur l’enfance : et de ne jamais célébrer ces deux espaces, le théâtre et l’enfance, comme des lieux de vérité.
La chorégraphe essaie ici des corps à une pensée en mouvement : quand ils se déplacent ensemble, les trios font les mêmes gestes mais les réalisent chacun différemment. Et dans la légère désynchronisation qu’on perçoit du jeune enfant jusqu’à l’adulte en passant par l’adolescent, on assiste à l’invention d’un geste neuf, qui serait entre les trois et qui n’existe pas. C’est un travail de théâtre, un travail de l’ombre, de l’image ou de l’absence. Et d’une singulière liberté : la chorégraphe ne force pas chacun à fusionner dans le même tempo et dans le même geste. Marchant à travers l’espace du plateau, ils habitent trois mondes et dans le même temps travaillent trois temps différents, trois espaces singuliers.
Bien sûr, le spectacle passe par des scènes qui voudraient illustrer ces pistes, et n’échappent pas à quelques maladresses, précisément peut-être pour provoquer les affects de ces maladresses qui constituent ces espaces de seuil : ici, les adultes danseront un slow ridicule ; là, les enfants parleront comme des adultes ; ici encore, l’un des adultes changera sa voix qui mue… L’important est sans doute ailleurs : l’essaie de corps aberrants, la tentative non pas d’être autre, mais d’être, en tant que soi-même, l’hypothèse d’un autre. C’est une manière de désigner le théâtre quand il se fait travail à vue, espace d’invention.
Le travail ne revendique rien : ni de conserver à tout prix sa part d’enfance et de rêve, ni d’y renoncer pour être pleinement adulte et responsable – il ne s’abstrait pas non plus de ces questions : il les met en travail. Ainsi peut se lire le dialogue entre Fanny de Chaillé et le texte de Pierre Alféri, lui même en dialogue avec la chorégraphe. Les deux s’interpellent (parfois explicitement : le texte par exemple réclamant à la metteur en scène d’exiger par tous les moyens à l’actrice / personnage qui le refuse de quitter la scène…) pour creuser le possible de ces passages, entre texte et corps, entre enfance et âge adulte, entre acteurs et personnages, entre scène et salle : entre le théâtre et la vie. Ce qui se joue tient moins à la répartition, à la séparation, qu’à un jeu infini entre les territoires réels et symboliques.
C’est d’ailleurs sur cette ultime hypothèse que s’achève le spectacle, traversée par une belle chanson inédite de Dominique A, Cycle : à l’idéologie moralisante de la construction (du monde, de la personne, des nos villes comme de l’art), le travail répond par l’intuition du jeu : un jeu qui peut être destructeur, un jeu qui défait les mécanismes trop déterminés du réel pour lui opposer la loi toujours plus inquiète, plus fragile sans doute, plus joyeuse aussi, d’un jeu avec le jeu – hypothèse minuscule, qui défait les grands principes, et font les belles traversées.

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La fille de Mars… et l’ennui (du) mortel https://www.insense-scenes.net/article/la-fille-de-mars-et-lennui-du-mortel/ https://www.insense-scenes.net/article/la-fille-de-mars-et-lennui-du-mortel/#respond Mon, 24 Jul 2017 14:08:23 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1651
Proposant La Fille de Mars (titre qui fait suite à sa lecture de Penthésilée de Kleist), Jean-François Matignon se mure dans une mise en scène plate où la voix des interprètes stérilise le rythme… Ou comment La Fille de Mars renvoie le théâtre à des années lumières.

« Amour, invincible amour, tu es tout ensemble celui qui s’abat sur nos têtes et celui qui veille, toujours à l’affût, sur le frais visage de nos jeunes filles… qui si tu touches aussitôt délire ». Non, ce n’est pas Penthélisée qui s’exprime ainsi, mais Antigone chez Sophocle. Et à quelques semaines l’une de l’autre, le spectateur, s’il retient quelques leçons d’un Festival qui multiplie les lourderies, aura pu se questionner sur deux figures tragiques, sorties de la mythologie, qui relèvent de la promenade estivale. S’interroger, oui, sur ce goût pour les personnages antiques quand ils virent pour l’une à l’exotique (Antigone du japonais Satoshi Miyagi) et pour l’autre, Penthésilée de Kleist, au bastringue pseudo-esthétique mis en scène par Jean-François Matignon, au Gymnase Paul Giera.Retour ligne automatique
Admettons ! Admettons que l’on veuille rappeler que l’ordre, la raison, la justice aient leurs limites et leurs frontières, au-delà desquelles l’étrange a toute sa place et que c’est au franchissement de celles-ci que se dérègle le monde. Admettons encore que cet étrange relève moins d’artifices extra-terrestres que, entre autres, des foudres de l’amour qui, dès lors qu’elles frappent l’être, le corrompent et le rendent étranger aux lois raisonnables qu’il observait, promouvant un monde de violences et d’outrages jusqu’à ce que la mort s’installe.Retour ligne automatique
Le cas de Penthésilée procéderait de cela puisque la reine des Amazones, tombant amoureuse d’Achille avant de l’avoir vaincu, foule au pied la loi d’airain du clan qu’elle mène. Ainsi, Penthélisée tombe « raide dingue » du vainqueur de Troie, le Grec invincible qui amoureux d’elle se présente désarmé à la Reine qui croit ainsi l’avoir terrassé, quand en fait c’est Achille qui a eu raison d’elle. Se croyant victorieuse, elle peut ainsi donner libre cours à son amour et devient fautive par ignorance. Au retour de la vérité, Penthésilée met à mort Achille dans un ultime combat et, dans une fureur qui n’a d’égal que sa passion, le dévore.Retour ligne automatique
De ce motif, Kleist, baigné par le romantisme allemand, fera de Penthésilée le modèle de l’amour absolu et sauvage, notamment en insistant sur la proximité du désir total et de la haine totale qui s’affrontent dans la guerre totale. Quant au tragique, il soulignera ainsi qu’il ne repose que dans la rencontre intime d’un homme et d’une femme. Un homme et une femme ou, et aussi, le soleil et les ténèbres puisque Achille est fils du Dieu Soleil, quand Penthélisée habite les ténèbres.Retour ligne automatique
Sur le plateau du Gymnase Paul Giera, la mise en scène de Jean-François Matignon ne sera pas étrangère à ces motifs. Dans une demie obscurité éclairée par des séquences vidéo qui participent d’un goût certain pour le monde plastique, les interprètes évoluent au gré des tableaux du récit de Kleist. Le noir scénique, les corps partiellement nus ou nus, le rouge sang… se regardent comme les couleurs de la tension d’une tragédie en marche où le déchirement (voire le dédoublement) sont à l’œuvre. Et c’est dans un décor de ruines et de terres, dans un espace partiellement in-indentifiable sauf à forcer le sens, que la hantise se déploie, que l’obsession de développe. Le choix de faire errer plusieurs Penthésilée, de la dédoubler est même plutôt adroit puisqu’il maintient au plateau la schize qu’habite la reine des Amazones…Retour ligne automatique
Mais bon dieu que la voix des comédiens étaient insupportables. Que cette emphase d’un temps révolu est intolérable. Que cette grandiloquence du mouvement fut mortelle. Que ces voix rythmées par le pathos et la psychologie donnaient à la scène un timbre et une hauteur faux. Que ce naturalisme stylisé était inopportun. Ecouter ça revenait à se priver d’une image plastique et esthétique qui aurait pu conduire à une intensité. Mais à cause de cette diction, c’est l’inanité qui s’invitait.Retour ligne automatique
A quoi bon revenir aux figures tragiques si c’est pour les enterrer ?Retour ligne automatique
Regardant Penthésilée/La Filles de Mars, l’oreille fuyant ce qui l’insupportait, Jean-François Matignon aurait pu offrir à ce festival un monde de Pussy Riot (on s’en approche quand les couronnes de fleurs viennent orner la chevelure des interprètes). C’est une présence des Femens, de féministes radicales, qui aurait pu paraître en écho aux accords rocks qui se font entendre de manière récurrente. Une meute d’égéries furieuses, anti-machistes, aux cons révoltés se refusant au sexisme, aux mondes des couillus et des mères aux foyers. Ah, si Matignon avait voulu, Penthélisée aurait pu être le contrepoint du discours chiatique de Sens Commun… et toutes les associations de puritains et leurs représentations archaïques du couple, de l’amour, de la passion (qu’il n’imagine que christique). Au lieu de cela, Matignon se livre à un commentaire sage, tellement sage que Penthésilée est singé.
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Le rire facile et stéréotypé à propos du « grandir »… https://www.insense-scenes.net/article/le-rire-facile-et-stereotype-a-propos-du-grandir/ https://www.insense-scenes.net/article/le-rire-facile-et-stereotype-a-propos-du-grandir/#respond Mon, 24 Jul 2017 14:07:30 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1649
 
Le « grandir » et « vieillir » mériterait un regard plus sensible, plus attentif…
La but de Les Grands est demettre en scène le conflit de trois générations afin de révéler leurs différents enjeux et points de vue. À travers un dispositif scénographique qui encadre un jeu de scène plutôt narratif, les trois adultes (la quarantaine) sont accompagnés, chacun, d’une version « enfant » et « adolescent ». Ainsi chaque trio adulte-adolescent-enfant porte des costumes et des coiffures identiques pour renforcer l’idée de « trois présences dans le temps qui se répondent et se complètent » (phrase retirée du programme du spectacle)…
Bien entendu que le sujet de Les Grands est intéressant puisque d’une manière ou d’une autre on vit toujours dans un rapport à la mémoire personnelle. Celle-ci concerne précisément ce mouvement simultané de voir « l’enfant et l’adolescent que l’on a été », de se rendre compte de ce qu’on est devenu, ainsi que d’imaginer notre « avenir »… Tout cela se mêle, de manière schizophrénique, en produisant des strates qui transitent entre l’angoisse de ce qui arrivera, la dépression de ce qui est déjà arrivé et la sensation de « vide » du présent… Le sujet de la mise en scène se révèle donc très pertinent parce qu’il ne s’agit pas d’un conflit « extérieur », entre générations père et fils par exemple, mais plutôt d’un conflit « intérieur » de et avec soi-même, à différents âges.
Alors, c’est vrai que la dramaturgie, la mise en scène et le jeu des comédiens permettent qu’on arrive à certains moments intéressants pour les spectateurs. On peut s’amuser de ces situations… Cependant ce qui pourrait être une sorte de « comédie réflexive » légère, devient sur le plateau une entreprise qui tend vers le rire facile destiné à tous les publics, voire tout simplement une tentative de « toucher » le regard du spectateur au travers la présence d’enfants mignons, de scènes qui ressemblent parfois aux « séries américaines de comédie romantique », et de processus d’interactions un peu plats qui sollicitent le public…
C’est dommage parce que l’enjeu de prendre de l’âge est beaucoup plus complexe que celui proposé dans le spectacle. Le « grandir » et « vieillir » produit une dialectique qui mériterait un regard plus sensible, plus attentif.
Il y a, par exemple, un dialogue qu’un adulte dit dans sa version jeune, et qui évoque le « devenir adulte » qui passe par le fait de quitter ses parents, ainsi que d’éprouver le plaisir de conduire sa propre voiture…
Bon, on sait bien que de plus en plus les jeunes adultes connaissant de nombreux problèmes pour avoir un chez soi, en raison de leur situation financière compliquée… On ne peut pas oublier les enjeux sociaux de l’actualité, comme le nombre croissant de chômeurs, la grande demande des aides sociales et des logements sociaux, la pension de plus en plus insuffisante des retraités (ce qui oblige les jeunes à aider leurs parents et grands-parents). On ne vit plus de la même façon que dans les années 1970… Et ces gens qui habitent toujours chez leurs parents, ne sont-ils pas vraiment d’adultes ?! Et les autres qui n’ont ni permis de conduire, ni leur propre voiture, qu’est-ce qu’ils sont alors ?! D’évidence, il y a là des faits sociaux qui réinterrogent nos rapports au monde et à son organisation.
Il y a également, dans la mise en scène de Chaillé, le moment du premier baiser, l’inquiétude des adultes quand ils prennent conscience qu’ils vieillissent, la politisation de leur fille adolescente etc. etc. etc., mais malencontreusement, la mise en scène de ces thèmes n’est pas développée.
A terme, on peut ainsi s’interroger. Peut-être que la façon dont Les Grands traite de ces passages d’un âge à un autres, ne révèle que le regard d’un type de personnes, celui qui appartient à la classe bourgeoise. Et de commencer à envisager, alors qu’il y a un autre sens… au NOUS. Le « Nous » de la classe bourgeoise qui, ici au festival d’Avignon, est en nombre… Peut-être alors que cette pièce ne s’adresse qu’à eux, leur parle d’eux, exclusivement à eux…
Bien sûr, l’art n’a pas besoin de problématiser tous les problèmes sociaux du monde, mais le regard que l’œuvre d’art porte au monde se révèle dans les détails. Malgré tout, les moments plus sensibles et intéressants de cette mise en scène correspondent aux silences. Notamment ceux qui accompagnent les esquisses de mouvements, les gestes, les moments chorégraphiés. Dans ces instants là, on y voit la différence entre les corps, on y remarque le lien de passage entre les grands et les petits. C’est peut-être parce que le silence peut parler à tous, qu’il est une langue commune, plus que les bavardages de classe.
 

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The Great Tamer, l’ode à se rétamer https://www.insense-scenes.net/article/the-great-tamer-lode-a-se-retamer/ https://www.insense-scenes.net/article/the-great-tamer-lode-a-se-retamer/#respond Mon, 24 Jul 2017 14:06:36 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1647 Théâtre sans paroles de presque deux heures, The Great Tamer du grec Dimitris Papaioannou fait se lever la salle de la Fabrica au terme d’un voyage onirico-magique qui semble investir le champ de la recherche scientifique où la question de l’origine de l’homme serait à l’ordre du jour. Un spectacle conseillé pour les 7 et 77 ans, et l’entre-deux qui ne fait pas son âge, et qui est légion. Ou quand la virtuosité prend le pas sur le propos ou en masque le visage.
Cela ressemble à une toile de Nicolas de Staël et ça serait « les pavés gris », ce plan incliné presque vide. Ce pourrait être le toit du monde sous lequel la charpente ploie sous plusieurs milliers d’années. Le toit d’ardoises serait gondolé. La première image, à l’entrée de la Fabrica qu’ont laissé Vincent Baudriller et Hortense Archembault, est tout simplement impressionnante de simplicité plastique. Elle appelle une émotion pure que l’acteur qui dévisage le public augmente. Sa nudité à venir n’entamera pas la justesse de cette image et le suaire qui le recouvrira et s’envolera alors qu’il est allongé, dans le jeu de répétition qui se met en place, donne au Great Tamer la puissance d’un surplomb vertigineux. Retour ligne automatique
« De quoi sera-t-il question ? » est alors une interrogative qui donne au théâtre sa force et sa puissance. Sans parole, on demeure avec ses pensées et l’on voit à travers ces images, celle d’un gisant qui n’en finit plus d’être défait. Alors s’esquisse les conjectures que seule la pensée est à même d’inventer. The Great Tamer est un monde, un autre monde comme seuls les arts peuvent les former, les imaginer et leur donner vie. Le flot d’images à venir sert cette première impression où un centaure féminin, résultat de contorsions de trois athlètes, invite quelques figures de la mythologie. Plus loin viendra Atlas qui porte la terre. Entre deux des cosmonautes viendront fouiller « la terre », et se présentent comme des énigmes dans leur combinaison. Un homme serait enterrer sur la lune ou ailleurs ? La terre serait devenue inhospitalière au point d’exiger une combinaison…. On passe sans plus attendre, mais il y a là un premier accroc. The show must gon on… Retour ligne automatique
Alors un homme à la figure et au corps de christ, bientôt perché sur des échasses qui affirmera sa hauteur est « déterré ». Dans les bras du cosmonaute qui enlève sa protection et se révèle être une femme, c’est une figure de Pieta qui apparaît. Ce n’est pas l’homme mais le fils de Dieu qui est à contempler tout proche de ce sein nourricier. Alors le souffle de vestales imaginaires viennent animer son corps, souffle ou Esprit peut-être… Bientôt, une autre image le verra autopsier par des médecins de Rembrandt, éclairés à la manière d’un Vermeer… Et ses tripes, déballées sur la table d’opération qui devient une table de banquet, s’apparentent alors à un met. « Mangez, ceci est mon corps » pense-ton tout bas. Mais c’est trop tôt pour délibérer, on songe encore, dans la nudité qui s’expose et ses figures qui apparaissent à une œuvre métaphysique… On regarde le grand livre ouvert en front de scène comme celui de la connaissance encyclopédique, malgré la pomme qui renvoie inéluctablement à celle de l’Eden… Viendra ensuite le même « christ », plâtré, peut-être malmené par les hommes… Et un samaritain l’aidera à sortir de cette coquille sculptée. Et toujours, toujours du plateau, des chausses trappes et autre ouvertures soulevées, s’extraient la ribambelle de figures qui reviennent sous une forme ou une autre, et souvent la même comme si le questionnement qu’est The Great Tamer n’avait d’autres réponses que celle d’une énigme dont il faut se satisfaire. Quand au final, après une nuée de flèche qui deviennent un champ de blé (une céréale sacrée), l’homme du début reste seul et continue de fouiller le plateau en extrayant la terre pour disparaître sous elle, on s’inquiète de cette dernière image où pour la énième fois, la scène semble nous enseigner qu’il est des mystères qui demeureront insondables. Le geste de l’homme, qu’il soit scientifique, technique, lié aux Humanités… ne serviraient donc à rien. Et cette pensée s’ancre d’autant quand pour en finir, un squelette humain finit en tas d’os… retournant à la poussière quand l’esprit sans doute trouve des chemins aériens.
© Julian Mommert
Il n’y a rien à reprocher à Dimitri Papaioannou qui signe là une mise en scène reposant sur l’illusion, la magie, l’art parfait d’athlètes contorsionniste et acrobates qui se mettent à son service. Rien sinon à applaudir à la virtuosité d’un geste qui entretient le goût du spectaculaire. Rien, sauf peut-être que toutes ces images finissent par être un peu redondantes et que la répétition, si elle est l’apanage de l’enseignement, peut aussi tourner au matraquage… Donc, The Great Tamer matraque ou nous traque à l’endroit de ce que l’on fuit obstinément : une scène qui, sans mot dire, devient cène. Et celle-là, elle était là, fragmentée, analogique, métaphorique… mais bien là !Retour ligne automatique
Aussi, The Great Tamer n’est pas autre chose qu’un spectacle pour paroissiens et autres enfants (brebis égarés) ou adultes qui aiment l’illusion et les grands récits. De ceux qui aiment à se reconnaître dans l’illusion que l’on confond à la pratique du théâtre. C’est-à-dire quand le théâtre n’est plus qu’un terrain de jeu où il s’agit de fasciner et d’aveugler par l’artifice, voire l’artificieux. A l’endroit où la scène entretient l’hypnose ; et là où l’hypnose qu’entretient The Great Tamer est à l’origine de ceux qui iront se rétamer.Retour ligne automatique
2h00 plus tard, un homme derrière moi crie BRAVO, MERCI… Il est l’ambassadeur de la salle qui est debout (comme le directeur du festival). Il me faut quitter ce taudis et admettre que ce qui n’est pas réalisable par la dialectique a trouvé une voie via l’univers onirique. Comme écrivait Nietzsche dans Le Gai Savoir, on pourra toujours dire aux hommes que Dieu est mort, ils demanderont qu’on en apporte la preuve. C’est le théâtre, ici, qui la sert sur un plateau.Retour ligne automatique
Me reste le vin, pas même coupé avec le sang de quelques vampires qui nous privent de la raison, pour avoir enfin mal aux cheveux, et recouvrer l’ivresse et mes esprits (au pluriel svp)… Vin que je préfère à ceux qui boivent du petit lait.

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Bestie di Scena, Emma the Best. https://www.insense-scenes.net/article/bestie-di-scena-emma-the-best/ https://www.insense-scenes.net/article/bestie-di-scena-emma-the-best/#respond Sun, 23 Jul 2017 14:09:57 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1655
Bestie di Scena d’Emma Dante, présenté au Gymnase Aubanel commence presque comme un traité de peinture classique où la main est un cache-sexe pour s’achever presque comme une forme contemporaine où le corps et la peau, soumis au règne des produits manufacturés, sont agis et dérèglés. Récurrents à chacun des épisodes, l’humour, la dérision, l’inquiétude… y forment les lignes de passages d’une étude sur la contrainte et son dépassement.

15 minutes… C’est le temps que le public mettra à s’intéresser aux interprètes de Bestie Di Scena. 15 minutes pendant lesquelles, alors que le spectateur prend place, ils se « chauffent ». 15 minutes, pas moins, pour que la salle réalise que ceux qui sont sur le plateau sont déjà en scène. Un quart d’heure donc, pour comprendre que l’échauffement, qui avait démarré bien avant que le premier spectateur n’entre, n’est pas étranger au spectacle, mais qu’il est le préalable nécessaire aux interprètes. Un quart d’heure, oui, pendant lequel, alors qu’on les regarde s’étirer, se roder, isolément, petit à petit ce qui semblait déconstruit et chaotique, s’assemble, se recompose, s’organise, fusionne jusqu’à ce que le training qui est répétition mute en représentation quand le mouvement du groupe est symétrique, arithmétique, géométrique. Le quart d’heure donc n’était d’aucune manière un temps mort, mais plutôt un temps ou un processus d’organisation des corps dans l’espace. Un temps fondé sur une graduation où l’interprète isolé trouve chez les siens, qui dansent, qui marchent, tout comme lui, une communauté.Retour ligne automatique
Le silence est maintenant perceptible, les lumières se sont inversées et la salle est dans l’ombre. Sur le plateau, le groupe d’Emma Dante se regarde comme une formation au mouvement tactique relevant presque de l’entrainement militaire (on entend compter de 1 à 7, ponctuer par un « Yes »). Et ce qui marche d’un pas certain et cadencé, qui arpente l’espace totalement vide, finit par trouver une destination, un espace où arriver. Ce sera tout d’abord le front de scène où, les uns après les autres, hésitant mais incapables de s’y soustraire, ils viennent s’immobiliser, pour enfin représenter une seule ligne, un seul rang. Le face à face avec les spectateurs de la salle est alors intense et les visages racontent une certaine inquiétude, une certaine forme d’effroi peut-être, de frayeur à coup sûr… le geste est à venir.Retour ligne automatique
Alors, suivant une logique sonore dictée par on ne sait quelle autorité, ils vont commencer à se dévêtir. D’abord un peu le haut, puis un peu le bas, puis tout le haut et tout le bas… jusqu’à la nudité totale qui surplombe les vêtements et autres fringues abandonnés.

La nudité est ainsi exposée en front de scène, et la gêne, feinte ou réelle, on ne sait, impose un mouvement de circonstance, devant le regard des spectateurs. Les mains viennent couvrir, pour les hommes le sexe ; pour les femmes le sexe et les seins. Et de voir la nudité habillée par ces mains comme un frein au mouvement, au déplacement, à la liberté de circulation puisque ces mains, désormais, ne peuvent s’affranchir du rôle de couverture qu’elles ont endossé. Et de regarder l’exposition de ces corps multiples, si différents les uns des autres, masculins et féminins, filiformes, musclés, vieillis ou jeunes, fermes ou plus flasques, maigres ou gras, comme une chaîne humaine solidaire contrariée par la nudité de chacun qui renvoie elle à l’isolement ; au regard que chacun porte sur son propre corps sous le regard des spectateurs. La vie des uns et des autres semble alors figée jusqu’à ce que le désir de bouger ne vienne dérégler ce qui était aligné. Le désir de bouger, ou plus simplement de reprendre le contrôle de soi, lui-même contrarié par l’impératif de se protéger du regard. C’est dans ce dilemme impossible à solder que Bestie di Scena se développe. C’est dans ce rapport impossible à dénouer que le plateau devient l’espace d’une lutte entre le désir de mouvement ou en finir avec l’immobilisme, et le corps prisonnier de la nudité comme de ces mains réduites à la seule utilisation de cache-sexe. Et cette lutte qui se donne par petites touches sera encouragée par divers déclencheurs qui vont augmenter ce désir de mouvement, ce désir de se soustraire au corps enchaîné.

Au lancé d’un jerrican d’eau tenu en lesse par une lourde chaîne, la solidarité de la chaîne humaine se trouve mise à l’épreuve. Elle résiste néanmoins puisque la main du voisin ou de la voisine vient couvrir ce que les mains du premier ne peuvent dissimuler quand il faut se saisir du jerrican pour boire. Et ce qui fonctionne pour tous vient à disparaître pour le dernier, celui qui se trouve en bout de chaîne, qui ne peut faire autrement pour satisfaire son désir que de s’exposer entièrement. Solidarité et fragilité de la solidarité donc, exclusion malgré soi et explosion de la communauté à venir quand les séquences suivantes vont multiplier les accessoires qui motivent des désirs différents parmi chacun des interprètes du groupe.Retour ligne automatique
Désirs insolites et besoins primitifs qui abritent quelques lubies curieuses ou songes enfouis se révèlent ainsi à l’occasion de l’apparition de nouveaux accessoires jetés en pâture. Et de voir le groupe volé en éclats, pris à rebrousse-poil ; et la nudité oubliée lors de la séquence des pétards suivies de celle des serpillères, de celle des boites à musique, de celle des cacahuètes, de celle des balais, de celle des étoffes, de celle de l’escrime, de celle du bal au rythme de only you, celle de l’empoignade par la bistouquette… venir isoler et révéler les pensées d’Un dont on ne sait s’il joue son désir ou s’il en est le jouet. Ainsi en est-il, de l’homme pris dans le tourment des explosions, de la femme automate de la boite à musique prise en otage par le rythme de celle-ci, de l’homme qui singe le singe, de la femme marionnette qui obéit à la poupée qui marche et qui parle, de la lutte des mâles dominants pour la femme du bal… qui sont autant de moments insolites où, jusqu’à l’épuisement qui précède le recommencement, les uns et les autres semblent pris dans le trouble qui agite l’individu chaque fois qu’il quitte la communauté. Episodes de Bestie di scena qui révèlent son lot de bêtes curieuses… son flot de situations comiques où l’excès finit par dévoiler de petits plis tragiques que la nudité oubliée depuis longtemps laisse apparaître de la manière la plus voyante et criante.Retour ligne automatique
Jusqu’à ce que les uns et les autres reviennent au point de départ, nus de nouveau, sur une ligne, alors que les vêtements pleuvent derrière eux…

Etude sur le corps, traité sur la nudité, poème sur les lois qui agissent la communauté, exposé sur le dérèglement des conduites individuelles en dehors du collectif, sur la soumission autant que sur sa libération, sur le désir autant que son refoulement… Retour ligne automatique
Besti di Scena confronte un monde d’objet à un collectif de nudités. Dans la tension qui naitra entre les deux, le dénudement conduit au dénuement de ceux qui se retrouvent isolés. Retour ligne automatique
Mais et surtout, Emma Dante, livre un magnifique travail sur la nudité qui nous rappelle que la réalité de la nudité c’est d’être sans fard et donc inaugural. Qu’elle invite le regard au constat lequel, chez Artaud, prend la forme d’une assertion définitive : « Le corps sous la peau est une usine surchauffée ».
 
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Bildraum : la chambre du regard https://www.insense-scenes.net/article/bildraum-la-chambre-du-regard/ https://www.insense-scenes.net/article/bildraum-la-chambre-du-regard/#respond Sat, 22 Jul 2017 14:10:28 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1657
La photographe Charlotte Bouckaert et l’architecte Steve Salembier nous entraînent dans une déambulation visuelle où chaque regard nous fait avancer d’un pas dans un univers d’une simplicité poétique et curieuse.
 
« Techniciens de l’imaginaire » : c’est par cette expression que se définissent la photographe Charlotte Bouckaert et l’architecte Steve Salembier, fondateurs de l’Atelier Bildraum. Ayant tous deux quitté leur pratique pour se consacrer à la création artistique, leur duo propose à la scène une visite de maquettes d’architecte par le regard de la photographe dont les prises de vues se projettent unes à unes sur un écran situé au fond du plateau. En associant sons et images, ils autorisent le spectateur à une rêverie à partir de ces lieux miniatures dont on découvre peu à peu les angles cachés pour finir sur la vision d’espaces ouverts et dévastés.
Quelques repères avant de débuter : l’Atelier Bildraum est artiste associé chez LOD Muziektheater, une maison de production située à Gand (Belgique) qui, depuis 25 ans, se veut un véritable foyer de création pour l’opéra et le théâtre musical et offre aux artistes un espace commun de création, un soutien et un accompagnement des projets sur le long terme. Parmi ces artistes, on retrouve quelques uns des grands noms de la création belge contemporaine : Josse de Pauw, Dominique Pauwels, Kris Defoort, Guy Cassiers.. la liste est longue. Les deux artistes de l’Atelier Bildraum présentent à la Patinoire de la Manufacture un travail minutieux et précis reposant sur une installation astucieuse qui rejoue le travail de composition architectural et photographique et les entremêle pour construire une narration imaginaire.
Sur le plateau sont disposés quelques socles sur lesquels reposent des maquettes inachevées, petites boîtes blanches comme abandonnées et dispersées dans l’espace vide. Un homme entre dans l’obscurité et dépose, avec un soin et un calme précis, des petits accessoires blancs, un gradin miniature et un toit. La photographe apparaît alors depuis le fond de la scène et s’agenouille près de l’ensemble. La photo qu’elle prend se projette sur l’écran face aux spectateurs et débute une flânerie étrange dans ce lieu vidé de toute présence humaine visible. Pendant un peu moins d’une heure, on se balade ainsi dans les recoins des différentes maquettes, parfois au son d’une musique composée par Steve Salembier et interprétée à la guitare électrique en direct, parfois avec des bruitages sonores qui comblent l’absence de discours. Les deux artistes nous entraînent pas à pas dans une maison d’un blanc aseptisé où semble se tenir un dîner et où l’ivresse l’emporte rapidement, offrant des visions de plus en plus floutées.
C’est ainsi au spectateur de reconstituer une narration à partir de ces regards de Charlotte Bouckaert dont on voit le reflet sur l’écran et à partir aussi de ces sons que l’on regrette parfois d’être trop illustratifs. Si le son ouvre l’imaginaire, il le ferme également dès lors qu’il rencontre une image : un bruit de pas accompagne la photo d’un escalier, difficile de rêver à autre chose qu’une personne grimpant des marches. Reste que si certains moments proposent un cadre fermé à l’imaginaire du spectateur du fait de ces bruitages, les deux artistes ont l’intelligence de faire surgir au fil de cette visite quelques éléments qui réinjectent du fantastique ou du moins qui intriguent et échappent à toute explication sonore. Et c’est à cet endroit que leur travail parvient à dramatiser le regard photographique, en ce qu’il fait partager ce que Cartier Bresson nommait l’instant décisif : celui où l’on appuie sur le déclencheur pour réaliser la prise de vue. Tout au long de cette performance installation, le spectateur peut observer les gestes concentrés de la photographe et, pendant quelques secondes, imaginer en lui-même l’apparence de la photo à venir – image avec laquelle la photo projetée fera toujours un écart, or c’est précisément dans cet espace invisible entre la photo telle qu’elle avait été fantasmée par le spectateur et celle que le regard de Charlotte Bouckaert nous renvoie que se situe un espace de liberté.
On croise ainsi au fil des photos une chambre mortuaire ou un bureau, un grenier que l’on vide en un battement de paupière de tous ces meubles ou encore une piscine dans l’eau de laquelle on plonge la tête. À la fête aux invités soustraits à notre regard succède un déferlement de balles de ping-pong puis de pierres qui détruisent en une tempête étrange l’ensemble de la maison. L’architecte et la photographe nous font alors quitter ce lieu dévasté pour aller se perdre dans des espaces ouverts tout aussi abandonnés, dans des reliefs fait de terre ou de sel. On se prend alors à rêver de déambuler dans ces images grisées aux contrastes parfaitement travaillés tandis que la mélodie répétitive et lancinante reprend à la guitare. Le temps de ce spectacle, les deux artistes émergents nous auront ainsi baladé au fil de leurs regards et de leurs constructions miniatures et fait découvrir une poésie que l’on sera curieuse de poursuivre avec eux.
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Grensgeval de Cassiers : produire l’effacement https://www.insense-scenes.net/article/grensgeval-de-cassiers-produire-leffacement/ https://www.insense-scenes.net/article/grensgeval-de-cassiers-produire-leffacement/#respond Fri, 21 Jul 2017 14:14:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1669
Sur le plateau du Parc des Exposition, le foin répandu par Castorf et les forces telluriques qui traversaient sa Kabale ont été remplacés par l’abstraction technologique et verticale levée par Cassiers. Grensgeval (Bordeline), comme le texte que le spectacle met en scène – Les Suppliants d’Elfriede Jelinek – voudraient proposer un tragique pour aujourd’hui, en prenant appui sur le drame des migrants qui traversent la Méditerranée jusqu’à nos rives. Mais la virtuosité plastique du spectacle déborde ce Bordeline et avale tout : reste la sensation de sortir d’une séance d’hypnose, où « le problème des migrants » n’aura finalement servi que de moyen pour délirer le théâtre. Reste dans le trouble de l’énonciation que le spectacle organise, l’impression intolérable d’une mise en invisibilité des damnés de notre histoire. Reste enfin, dans l’expérience sensible que le spectacle ne cesse de vouloir affirmer, une image, belle et soyeuse, qui n’est pas sans lâcheté : face au désarroi politique, ce théâtre du désarroi est d’une vanité qui n’a même pas pour elle le poids de la poussière.
 
Où est le foin ?
De l’immense espace du Parc des Exposition, on cherche l’immense, on ne trouve qu’un espace : réduit à une boîte noire, le théâtre est revenu dans ce lieu qui défie la possibilité du théâtre. Cassiers a réglé la question : cette entreprise de re-territorialisation du théâtre est le premier geste qu’on constate avant le début du spectacle, et déjà tout est dit. Castorf avait pris appui sur les lointains pour traverser l’horizon de l’histoire. Cassiers l’assied à l’endroit où il voudrait la dominer, la toiser, l’arrêter.
Le plateau est vide et sera vite rempli par les corps des dizaines de danseurs du Conservatoire Royal d’Anvers, intensément dirigés par Maud Le Pladec. Ils se glissent sous les poutres de bois qui reposent sur le sol : ce sont les migrants dans les bateaux de fortune. Puis quatre acteurs de la troupe du Toneelhuis rejoignent à Cour une petite table : eux seuls auront la parole pour dire le texte de Jelinek, le malstrom de récits qui les charrie, sa langue sèche et profonde. Derrière eux, un immense écran projettera les visages de ceux qui parlent, visage double, « splité », impressionnant de présence. À côté d’eux, c’est-à-dire en bas, les danseurs danseront la danse immobile de l’Histoire : le texte racontera les naufrages, la terreur – de part en part des mers, entre ceux qui partent, et ceux qui ne veulent pas accueillir –, la tragédie d’un temps sans issue.
Il y aurait ici la proposition d’un nouveau tragique : Les Suppliants sont l’écho des Suppliantes d’Eschyle ou d’Euripide – et c’est la longue fatalité de l’exil et des départs sans arrivée qui se dit, jusqu’ici. Mais au tissage massif et complexe de Jelinek, Cassiers offre de nouveau une solution qui n’a que l’apparence de la dialectique. Aux visages, la parole ; et aux corps le silence. Puisque ceux qui parlent sont aussi ceux qui surplombent le plateau sur les écrans, c’est comme si le Chœur antique ne faisait qu’un avec le regard des Dieux. Et dans cet écrasement des perspectives, que reste-il des corps humains ?

Perplexité
La perplexité du propos n’est pas sans profondeur : on se demande souvent qui parlent – les Européens ? ceux qui refusent les migrants ? –, mais finalement, cette perplexité est assez claire : jamais les migrants n’auront la possibilité d’être présents autrement que comme des corps ballotés. Oui, on pourrait penser que c’est une façon de ne pas prendre la parole aux / des migrants : mais Cassiers n’a pas ce même scrupule quant aux corps qu’il leur donne. Pur corps, pur matières, pur objets de contemplation arrachés au logos, ces êtres dérivent sur le plateau comme dans le préjugé occidental qui les constituent comme des individus mineurs, des enfants (« in-fans » : celui qui ne parle pas). Quand le spectacle évoque le « petit Ilian », on comprend dès lors pourquoi il a pu figurer, en Europe, l’emblème des migrants. Ce ne sont finalement que des enfants inconscients, dépourvus de raison, irresponsables en somme.
Le thème des migrants au théâtre est en passe de devenir un genre à part entière : il permet aux artistes de se réclamer du monde et à peu de frais de s’estimer quitte en regard de la responsabilité morale de prendre en compte le présent. Une fois qu’ils ont exécuté un tel thème, ils pourraient en toute justice accoler à côté de leur œuvre l’adjectif commode de politique, et on passerait à autre chose. Mais quand le spectacle organise la réduction des êtres à leur silence, à leur pur geste, quand le théâtre se déploie à partir de l’histoire pour la définir de notre point de vue (les migrants ne semblent pouvoir figurer ici que sous la forme de migrants, ballotés, aux gestes saccadés, muets, mouches dans un bocal), est-ce qu’il ne fait pas du sujet du monde un pur objet livré non à la pensée mais aux regards, et de l’histoire un prétexte à la beauté nue, un alibi ?

Vers l’effacement
Bien sûr, on pourrait tout à fait soutenir que le théâtre n’a que peu à voir avec l’histoire (je ne le ferai pas), qu’il offre une expérience en tant que telle ne relevant d’aucune manière d’un dialogue avec le dehors, que c’est en toute « innocence » qu’il évoque le dehors, sans lien, sans volonté ni de le transformer ni de l’envisager. Bien sûr. Mais le désarroi que l’énonciation organise (qui parle ? à qui ? et dans quelle langue ?), ne cesse de vouloir établir de tels liens pour mieux affirmer qu’ils ne sont qu’un point de départ.
On regarde. On est là pour regarder. Et ce qu’on regarde finit par hypnotiser : la saturation sensible des images et de la musique, la beauté plastique infime, la précision féroce de chaque seconde, tout cela finit par construire une sorte de gouffre où on s’abime, dans laquelle on peut s’endormir ou demeurer suspendus, anfractuosité picturale dressée comme une sorte de limbe sensorielle.

De deux choses l’une : soit le propos est secondaire, et simple appui pour une expérience hypnotique où on s’abime, où on se perd, où on est arraché à notre pensée et notre corps (et la tragédie des migrants n’est qu’un prétexte, parmi d’autres, où puiser un thème tire-larmes) ; soit la forme spectaculaire voudrait dialoguer avec le temps pour nommer notre histoire (et dire combien cette tragédie est moins celle d’hommes et de femmes qui traversent au péril de leur vie les guerres et les mers, mais celle d’Européens qui n’y comprennent rien et ne savent pas quoi faire de ces corps). De part et d’autre, le désarroi désarme. Et ce sont d’armes, intelligibles et précises, dont on n’a tant besoin.
Les derniers mots du texte pourraient désigner l’aporie politique et sensible du spectacle, de son expérience :
« Nous ne sommes même pas là. Nous sommes venus, mais nous ne sommes pas là ».
Une heure et demi durant, Cassiers aura finalement « produit » la disparition de ces corps, de ces pensées, de cette Histoire. Reste l’hypnose : blanche, et l’oubli.
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Grensgeval ou le chemin de croix du regard https://www.insense-scenes.net/article/grensgeval-ou-le-chemin-de-croix-du-regard/ https://www.insense-scenes.net/article/grensgeval-ou-le-chemin-de-croix-du-regard/#respond Fri, 21 Jul 2017 14:13:32 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1667
En trois tableaux, le metteur en scène flamand Guy Cassiers et la chorégraphe Maud Le Pladec proposent un spectacle qui rejoue l’impossibilité pour l’Europe d’accueillir le regard et la parole des réfugiés.

Dans la pratique catholique, le chemin de croix est un acte dévotionnel privé ou communautaire qui consiste à revivre, par le regard posé sur les tableaux, la passion du Christ. Un des enjeux principaux de l’histoire de la peinture fut dès lors d’interroger et de dramatiser ce regard posé sur le divin pour susciter tantôt de la pitié, de la terreur ou pour favoriser une lisibilité en usant de différents types de perspective. Grensgeval (Borderline) de Guy Cassiers rejoue en trois stations cette dramatisation du regard vers le divin et interroge de ce fait notre propre regard posé ou détourné de ces migrants innombrables dont les médias capturent l’image. À partir du texte d’Elfriede Jelinek, Les Suppliants (Arche, 2013) et en collaboration avec la chorégraphe Maud Le Pladec, il propose un spectacle court (1h15) qui entraîne le spectateur sur un véritable chemin de croix du regard.
Le premier temps est celui d’une perspective inversée où les quatre acteurs de Guy Cassiers, seuls à avoir la parole, posent des regards démultipliés par des effets de superposition d’image sur les danseurs rejouant au centre du plateau la dérive d’un bateau de migrants. Le spectacle débute ainsi avec une voix qui chante doucement sail away tandis que Katelijne Damen, Abke Harin, Han Kerckhoffs et Lukas Smolders entrent en tenue négligée sur le plateau et s’installent autour d’une table placée à jardin, chacun présentant à l’autre son profil et faisant face à une petite caméra et un écran. À l’autre bout du plateau, quinze danseurs entrent un à un dans l’espace central du plateau et s’y allongent, plaçant sur leur dos de longues poutres comme les lattes d’un navire qu’on aurait démembré. Tandis que les voix sonorisées des acteurs se font entendre, apparaissent sur la toile tendue du fond les visages dédoublés de chacun des acteurs en gros plan. Sous le regard de ces visages en noir et blanc devenus monumentaux, les danseurs bougent doucement et jouent avec l’équilibre instable de ces lourdes poutres, de ces croix qu’ils doivent porter. Le premier tableau proposé par Guy Cassiers met ainsi en scène ces regards que l’écran multiple et confond par la superposition des visages des quatre acteurs. Regards divins vers ces corps qui peinent à atteindre l’équilibre et dont les mouvements lents luttent avec précaution contre la houle d’une mer froide et noire. Les mots de Jelinek tantôt décrivent ce qui se tient sous ces regards tantôt s’adressent à eux, tantôt parlent à leur place. Ces migrants au dos courbés n’ont pas encore acquis de singularité, ils ne sont qu’une masse mouvante anonyme dans l’obscurité que les regards comme la parole écrasent. Retour ligne automatique
L’offrande d’une jeune fille, de vêtements, et les voilà qui se redressent peu à peu et s’amassent en un coin du plateau. Seule une des actrices, Kateljine Damen, s’approche d’eux pour les observer. Aucun échange de regard possible encore, aucune parole de ces migrants qui touchent enfin la terre ferme et se mettent soudain à danser en des mouvements brusques, ramassés et que rythme le son de leur vêtements et de leur respiration saccadée. Leurs premiers mots seront donc ceux d’un souffle haletant qui lutte pour trouver une dignité sous le poids des regards divins et de ceux des spectateurs, forcés de faire des allers-retours entre les surtitres écrasants – le texte est dense et ininterrompu, on doit parfois s’en défaire pour mieux voir –, ces acteurs placés au bord et ces corps rampants. Une dignité des corps migrants qui peine à s’imposer dans cette première partie tant les écrasent ces visages en gros plans et cette excessive parole qui mêle les adresses : vous/nous/ils déjà s’entremêlent de sorte que l’on ne sait plus qui parle à qui, qui parle au nom de qui et de qui. Face à un tel surplomb du regard, le spectateur se retrouve confronté à sa propre position de surplomb, lui qui est bien assis de face et qui observe ces corps présentés comme des objets esthétiques à contempler et à détailler avec effort en dépit des couches de vêtements qui les recouvrent.
L’écran qui servait de toile de fond se lève alors pour découvrir, lentement et sous le regard des seuls acteurs – les danseurs fixent toujours un point fixe et invisible devant eux, un point de fuite situé non pas derrière les spectateurs mais de côté de sorte que l’on ne croise pas leurs regards –, une multitude d’écrans enchevêtrés les uns dans les autres. Ce sera le deuxième temps de ce spectacle, celui de l’agonie. D’une perspective inversée mettant en scène l’écrasement du regard divin, Cassiers passe alors à une multiplication des directions du regard, à tel point que l’on s’y perd. Cherchant à rejouer ce « trop-plein d’images et d’informations » qui caractérise la société contemporaine, le metteur en scène multiplie les points de vue sans jamais en choisir aucun. Plus de visages surplombants – un des acteurs débarrasse tranquillement le matériel vidéo utilisé dans la première partie tandis que le « spectacle » se déroule près de lui, comme si cela ne le concernait plus –, des corps qui, enfin, se mêlent : acteurs et danseurs se croisent, s’agglutinent parfois comme lorsque Kateljine Damen se tient face au public, à l’avant-scène, et que les corps des migrants s’entassent à ses pieds, tels des corps agonisants, suppliants, puis des cadavres encore animés de quelques spasmes. Et pourtant, elle reste droite.
Que pensez alors de cette image, que penser de ce coup de pied donné à un des corps par Abke Haring, la seconde actrice qui les rejoint ? Comment recevoir, surtout, cette esthétisation d’une agonie au premier plan tandis qu’à l’arrière les écrans diffusent ces images qui tournent en boucle depuis le début de cette « crise migratoire » sans que jamais un visage ou un corps – un individu en définitive – puisse être distingué ou reconnu ? Les danseurs se relèvent et entament une danse débridée sur une musique électronique de boîte de nuit, comme s’il s’agissait de se déchaîner soudain, de réaffirmer la capacité à se mouvoir de ces corps auparavant rampants. Tout en dansant, certains sortent leurs téléphones et se prennent en photo. Opposition entre les images anonymes des médias et ces téléphones qui contiennent des vies entières, seuls témoins des personnes quittées, perdues, tuées. « Attention, la dignité humaine arrive, la voilà !, vite, prenez-là en photo avant qu’elle ne disparaisse ! » dit le texte de Jelinek. Mais que fixent ces image et ces photos prises autant par les migrants et réfugiés que par les occidentaux, journalistes ou passants ? Prendre vite la photo de ce corps d’enfant mort sur la berge au risque qu’un autre, à l’agonie, meurt entre temps. Les corps des danseurs et des acteurs se mêlent sans pour autant se confondre, les acteurs dansent, eux-aussi, mais sans se défaire d’une désynchronisation qui les maintient à l’écart de ces corps de migrants. Puissance d’un regard soudain, qu’une des danseuse adresse tout en dansant sur place à Kateljine Damen tandis que celle-ci les observe avec une curiosité quasi touristique. Peut-être le début, là, d’une dignité.
Dignité des réfugiés obscurcie donc, qui plutôt que de s’imposer et d’être brandie de façon militante par la mise en scène de Guy Cassiers, est à chercher dans ce qui est rendu invisible et mis sous silence. Alors que les acteurs détiennent seuls la parole, les lèvres des migrants assis face à nous bougent de façon imperceptible. Exercice de ventriloquie collective et silencieuse : ces voix des acteurs sont doublées par celles que les réfugiés ne font pas entendre, celles que la surabondance d’image rend inaudibles, celles que les occidentaux refusent d’entendre. Un à un, les danseurs tournent le dos jusqu’à ce qu’un seul, encore, double du mouvement de ses lèvres la parole d’un des acteurs. On pense alors à ces récits que les passeurs construisent pour les réfugiés que l’administration européenne écoutera alors, cherchant à déceler une vérité sous la fiction, désirant surtout une vérité qui convienne, qui soit acceptable et recevable.

Nous serions prêts à raconter avec prudence, comme il convient aux étrangers, que nous avons fui sans que nos mains ne se tachent de sang, nous serions fin prêts à le raconter à tout un chacun, nul besoin que ce soit un suppléant, nous le ferions, parole d’honneur, nous le raconterions à tout le monde, nous le raconterions à tous ceux qui voudraient bien l’entendre, mais personne ne le veut

L’agonie est ainsi celle des corps aussi bien que de la parole individuelle, celle qui lutte avec ses contradictions, ses changements d’opinion et de points de vue « même en parlant des autres dans un désir d’entraide, nous ne voyons que nous-mêmes dans le miroir » dit Cassiers dans l’entretien du programme. Et c’est face à ce paradoxe, à cette impossibilité pour les occidentaux de sortir de l’auto-centrisme que le metteur en scène cherche à placer le spectateur en le plongeant dans une surabondance d’images telle que notre regard échoue à saisir les individualités et les détails. Les écrans du fond s’éteignent et le silence se fait tandis que des murs s’élèvent lentement tout autour du plateau. Ce sera le troisième tableau : la mise au tombeau.
Une comptine résonne tandis que tous sont au sol et qu’une lumière rasante éclaire les morceaux de chair qui se découpent parmi les vêtements. Une comptine qui offre un cercueil orné d’un nounours à un enfant comme seule réponse aux suppliants. Qui supplier alors ? Les regards sont tournés cette fois vers les cintres, comme vers une divinité qui se tiendrait au-dessus de leur tête dans ce plateau devenu église. Le mur à jardin laisse passer dans un entrebâillement un filet de lumière, vers lequel les danseurs portent alors l’un d’entre eux. Espoir d’une sortie de l’obscurité anonyme qui est immédiatement figé en une image qu’aucune photo ne viendra conserver.Retour ligne automatique
La mise au tombeau prend fin alors que tous, acteurs et danseurs se retrouvent enfin debout en une ligne qui fait face au spectateur et le défie du regard. La lumière découpe leur corps au niveau de la nuque, telle une décapitation collective. En une dernière image, c’est ainsi vers nous que se portent les regards des suppliants. Les dieux aux visages surplombants ont cédé à l’obscurité d’un ciel qui donne des cercueils comme seule réponse de sorte qu’il faut trouver un autre point de fuite pour le regard, d’autres personnes à qui adresser des prières. Et le spectateur de se sentir soudain pris, lui aussi, face à l’impossibilité de soutenir ces regards trop silencieux des danseurs et de contempler, plutôt la beauté de l’image construite par Cassiers. Peu à peu, les corps s’effondrent sur le sol, en silence toujours tandis que les acteurs continuent à parler en lieu et place des réfugiés et font entendre leur disparition sous le poids des images et des discours occidentaux.

nous voulions juste regarder, oui, et l’avenir nous le voyons déjà, oui, celui-là, là-bas, dans une solitude encore plus obscure, dites-nous au nom de quoi devons-nous encore supplier et surtout, pourquoi ? Et qui ? Que nous soit rendue une juste sentence, c’est ce pour quoi nous prions, que soit exaucée ma prière d’une escorte libre, d’un destin vainqueur, d’un meilleur destin, mais ça n’arrivera pas. Ça n’arrivera pas. Ça n’existe pas. Nous ne sommes même pas là. Nous sommes venus, mais nous ne sommes pas là.

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Grensgeval ou les belles endormies https://www.insense-scenes.net/article/grensgeval-ou-les-belles-endormies/ https://www.insense-scenes.net/article/grensgeval-ou-les-belles-endormies/#respond Fri, 21 Jul 2017 14:12:49 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1665
Et de deux… après Le Sec et l’Humide, Guy Cassiers reprenait Grensgeval/Borderline. Bien peu de différences entre les deux en définitive, ou pour le dire autrement, pas plus de sens politique dans l’un que dans l’autre pour celui qui y prétend. Au mieux, de belles images endormies… ou rien qui ne peut réveiller les consciences sur le drame humain et politique que traversent les réfugiés.

De « La base du vivre ensemble » au droit « qui ne va pas droit ».Retour ligne automatique
Il existe, dès lors qu’est interrogée la lecture, différentes façons d’envisager la rencontre avec un texte. D’aucuns ont théorisé cet instant et ce geste ou cette pratique qui relève, de toutes les manières, d’une réécriture puisque lire c’est réécrire le texte lu. Et dans cet « après coup » qu’est la lecture, deux intentions sont mises en œuvre où, pour la première, il s’agit d’entrer dans une intimité de l’œuvre afin d’être au plus proche de ce qu’elle dit. La seconde, elle, est vraisemblablement liée à une liberté du lecteur. Appelons « liberté » la manière dont le lecteur, n’ayant accès que partiellement à l’intimité de l’œuvre, s’autorise à lui couper la parole. « Liberté » s’entendra donc comme un manque. Comme une absence.Retour ligne automatique
Chez Cassiers, la lecture fragmentaire qu’il a faite de Les Suppliants de Jelinek ; cette manière de restituer environ 10% du texte de l’autrichienne, est l’étape préalable à la mise en scène que l’on pensera comme ce geste de réécriture.Retour ligne automatique
Réécriture ou appropriation qui le conduit à un titre « Grensgeval/Borderline ». Titre plastique que « Grensgeval » qui signifie en neérlandais « frontière » et dont Cassiers dit qu’il décrit « quelqu’un qui se tient à la limite de la norme ». Titre qui, dans la foulée du texte de Jelinek, n’est étranger à aucun des humus qui ont nourri l’œuvre de celle-ci : Les Suppliantes d’Euripide, poème qui lui a servi à mettre en perspective l’actualité politique d’une crise migratoire essentiellement liée à la traversée de la méditerranée par les peuples du moyen-orient lesquels, dans l’après « printemps arabe », voient leurs pays ravagés par la guerre et la radicalisation religieuse. Radicalisation qui s’exporte vers les pays européens et prend la forme violente du terrorisme ; alors que, simultanément, les peuples de l’autre rive de la méditerranée, pour partie, cherchent refuge en Europe.Retour ligne automatique
Jelinek dans Les Suppliants est à cet endroit de l’Histoire. Précisément à l’endroit de l’arrivée en Europe qui est l’aboutissement d’un périple funèbre où les disparus, les mutilés et les délaissés, dans le sillage de l’exil, s’inscrivent dans les sociétés européennes comme les sans noms, sinon ceux, génériques, qui conduisent à les nommer par leur pays, ou encore, dans un rapport à l’évaluation sociologique : des migrants, des réfugiés, des exilés… Et Jelinek de préserver cet anonymat, cette disparition dans son texte, cet effacement alors que dans le même temps les occurrences lexicales qui concernent l’Europe, son organisation en marché, sa culture millénaire et grecque reviennent dans la régularité qu’induit le monde ordonné. Et d’ajouter que de la même manière, l’écriture de cette œuvre repose sur une polyphonie. Qui parle dans Les Suppliants ? Comment distinguer la parole des réfugiés de celle des européens ? Le texte nous floue de tout ancrage, et Jelinek entretient méticuleusement ce désordre discursif où la parole qui se fait entendre n’appartient à aucun visage, aucune identité. Lire cette œuvre revient ainsi à se confronter à une forme monologique où la parole est commune puisqu’aucun des destins n’est privé.Retour ligne automatique
A l’anonymat se substitue alors une forme de nihilisme qui porte sur des êtres, des suppliants, qui exigent du monde ordonné, de l’ordre établi, sinon une place, sinon des papiers, sinon un rôle… du moins, un instant, même furtif, qui dirait la reconnaissance de l’autre. C’est-à-dire, et soulignons-le, un regard sur ce qui, pour autant qu’il n’a plus aucune qualité à l’état civil, pour autant qu’il est un étranger, pour autant qu’il est un inconnu, n’en demeure pas moins humain. Mais, et c’est dans l’affolement de la construction syntaxique et sémantique du texte que l’on comprend qu’au mieux l’indifférence, au pire la suspicion sont les deux mamelles de cette Europe inquiète de l’apparition, dans son espace, de ce qu’elle n’arrive pas à identifier… des sans noms ramenés à leur forme sociologique : émigrés et réfugiés. Noms qui, dits, renvoient à une approximation, un flou, entretenus, voulus liés à la suspicion ou simplement résultats de l’indifférence de l’autochtone pour les « débarqués ». Ce qui apparait ainsi, dans Les Suppliantes de Jelinek c’est le choc tectonique entre deux mondes : un monde enclin à la fermeture auquel vient se heurter un monde à la dérive.
Cassiers à l’œuvreRetour ligne automatique
Sous la voute du bâtiment prestige du parc des expositions, Guy Cassiers a fait disparaître l’immense aire de jeu pour lui substituer une boite noire qui accueillera quelques bribes de Les Suppliants. Dans les cintres, en fond de scène, un écran géant. Sur le plateau, des traverses qui pourraient figurer l’armature d’un bateau (figure de l’utopie comme le rappelle Foucault) jouxtent une petite table sur laquelle est posée un équipement de vidéo léger. Le dispositif est là dans son entier, et les deux groupes d’interprètes (un groupe de danseurs/danseuses dirigé par Maud Le Pladec et un salon de discussion de 4 personnes) se met en mouvement. D’un côté se déplaceront des corps muets, de l’autre des visages et des bouches qui parlent. Tout est là, ou presque, car le groupe de ceux qui parlent à la petite table voit son image (exclusivement les visages) projeté sur écran et, pour l’occasion, l’image soumise au processus de morphing les mêle et les confond. Image de visages où la parole semble provenir de tous et de toutes sans que le sens de ce qui est articulé change. Image haute définition, noir et blanc, que l’on pourrait très bien confondre à celle d’une loupe posée en surplomb de la scène qui offre un monde grouillant, et que les « cathodiques » commentent, commenteraient.Retour ligne automatique
Ultérieurement, dans le tableau suivant, ce processus sera abandonné. Un gigantesque mur d’écrans de toutes tailles viendra se substituer au seul écran vidéo. Images d’archives, images d’actualité en couleurs, paysages, kaléidoscope d’images jusqu’à la projection de référents culturels et artistiques. C’est le monde qui semble passer sur ces écrans et présenter des morceaux, des fragments, des bouts d’Histoire. Monde incohérent ou tumultueux, chaotique.Retour ligne automatique
Au troisième temps, l’espace se ferme et des parois viennent encadrer le plateau. Depuis longtemps, les groupes qui étaient séparés au début se sont mêlés, mais c’est toujours et exclusivement les interprètes du salon des discussions qui parlent et qui monopolisent la parole.Retour ligne automatique
Une parole qui fait entendre des séquences isolées de l’œuvre de Jelinek.Retour ligne automatique
Le tout se présente comme une succession d’images méticuleusement soignées, travaillées, ciselées, éclairées de manière à rendre une beauté qui est aux antipodes du texte, lequel, lui, relaie la laideur inhérente au non engagement.Retour ligne automatique
Alors oui, les images de Cassiers sont esthétisées et le pouvoir qu’elles exercent relèvent parfois d’un jeu d’hypnose que la parole ne fait qu’amplifier. Parole monotone, à peine rythmée, presque neutre dans le constat qui est dressé. Et c’est un premier endroit où l’on sent comme une faiblesse dans le travail de mise en scène, quand tout cela devient cruellement lisse, sans accrocs, sans relief. Première faiblesse dis-je, qui annonce la seconde qui, elle, ne tient peut-être qu’au spectateur que je suis.Retour ligne automatique
Faiblesse qui, me semble-t-il tient au choix de mettre en œuvre la parole et de rendre une sélection du texte de Jelinek qui n’excède pas le 10ème de Les Suppliants. Ce n’est pas le pourcentage qui est en cause, mais plutôt la manière dont Cassiers redistribue et coupe dans le texte de Jelinek. Cette façon qu’il a d’inventer un « foyer qui parle » et de l’autre un groupe muet, alors que le texte de Jelinek développe une seule et même ligne polyphonique. Non, ce n’est pas le pourcentage, mais les choix opérés sur l’œuvre ou, soudainement, et à certains endroits de la mise en scène, ce qui est dit semble relever d’un commentaire pour le moins nauséabond sur ce qui se passe là, dans le mouvement d’exil qui voit arriver « l’étranger ». A plusieurs reprises (mais était-ce lié à la fatigue du festival), il me semblait que le discours tenu laissait poindre des accents du « Parti de la liberté » et son leader Geert Wilders.Retour ligne automatique
Impression fausse forcément, et Cassiers n’est soupçonnable d’aucune manière d’appartenir à cette mouvance. Mais, et c’est l’un des effets de la mise en scène, il y a à mesure que les extraits sont redonnés et redistribués, une sorte d’ambiguïté naissante liée au montage du texte. Ambiguïté d’autant plus forte que Cassiers a mis en place, en définitive, un dispositif où la frontalité passe par ceux qui sont visibles et ceux qui ne le sont pas, ceux qui parlent et ceux qui ne parlent pas, ceux qui pensent et ceux que l’on entend pas. Choix de mise en scène qui n’existe pas dans le Jelinek, alors que dans Grensgeval se construit sur une opposition que l’on retrouve dans la scénographie et la distribution de la parole.Retour ligne automatique
Au terme d’un peu plus d’une heure, la scène disparaît dans le noir. Que restera-t-il de ce qui était un questionnement sur un moment historique ? Comme Balibar (Etienne, le père de Jeanne), je me dis que nous sommes dans un interegnum, un entredeux où l’on sait ce qui disparaît et où l’on ne voit pas ce qui va apparaître. Et je me souviens de l’analyse de Balibar, sur l’Europe… sa naissance. Si l’Europe s’est construite avec des citoyens qui appartenaient à des états et que ceux-ci se sont agrégés, aujourd’hui les réfugiés sont des européens qui s’agrègent sans Etat. C’est une nouveauté ça… ça devrait nous éveiller à redéfinir l’Europe, non comme territoire, mais plutôt comme « peuples ». Mais cela, les belles images de Cassiers ne le posent pas… au comble elles pourraient nous endormir… Grensgeval ou les belles endormies si ça ne fait pas d’ombre à Kawabata.
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On aura tout, ou le partage du commun https://www.insense-scenes.net/article/on-aura-tout-ou-le-partage-du-commun/ https://www.insense-scenes.net/article/on-aura-tout-ou-le-partage-du-commun/#respond Fri, 21 Jul 2017 14:12:06 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1663
À midi, les jardins de Ceccano sont le décor du feuilleton théâtral de cette 71e édition. Après La République de Platon / Badiouil y a deux ans [1], et les Chroniques de l’histoire du Festival par la Piccola Familial l’an dernier, ce sont cette année des textes d’émancipation que jeunes acteurs et amateurs font entendre devant une large foule, attentive et fervente. On aura tout est un spectacle qui vibre d’une singulière énergie, d’une écoute dense et sensible. Le spectacle – ou la cérémonie théâtrale en jeu – conçu par Anne-Laure Liégois fait entendre des textes choisis par Christiane Taubira : chaque jour, un thème est traversé et nourri par les grandes écritures, les langues puissantes – on entend Hugo et Césaire, Senghor, Chamoiseau, Darwich, Jaurès ou Barbusse, les auteurs du panthéon personnel de l’ancienne ministre de la Justice, mais qui sont aussi ceux d’un certain horizon politique. Lequel ? Celui qui lie les hommes ensemble, fait le pari de l’émancipation au nom d’hier et pour demain. Dès lors, ce qui se joue tient autant dans le travail, puissant et délicat, de l’adresse, que dans l’écoute, dense et tenue : une expérience commune, qui prend le risque du commun, choisit l’audace de l’émotion comme politique, et puisque rien n’est jamais acquis ni donnée, fait de cette traversée un recommencement de chaque jour.
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© Christophe Raynaud de Lage
Il faut venir tôt chaque jour pour trouver une place, sur les bancs ou à même le sol, voire suspendu aux branches des oliviers du jardin de Ceccano. Ce jour-là, une jeune femme me demande si la place est libre : quelle place ? Nous sommes déjà serrés sur ce banc. Mais nous ferons de la place. Cette jeune femme (Guyanaise) me confie un proverbe en créole : « a ban court ki fé gogo kontré ». Ce sont les bancs courts, qui produisent les rencontres. Un proverbe qu’aime sans doute Christiane Taubira, me glisse la jeune femme.
Sur les bancs de l’Assemblée qui produisent moins des rencontres que des invectives, elle avait su faire entendre sa voix : les voix des poètes et des langues, l’art de faire de la rhétorique politique autre chose que des slogans de la communication, mais une façon d’envelopper l’action dans la colère, ou la beauté. Anne-Laure Liégois a levé une estrade, plutôt qu’une tribune, pour faire entendre les textes qu’elle aime et qui la portent : quatorze épisodes, quatorze midis pour traverser ces paroles et ce qu’elles soulèvent.
Le projet est généreux, et risqué. À dresser ainsi un théâtre pour les textes d’émancipation, qu’est-ce qui empêcherait l’action politique d’être réduite à un patrimoine, soit un monument à saluer, et non plus à défendre ou à conquérir ? Puis, en choisissant de faire de la lecture frontale la scénographie essentielle de l’adresse et du jeu – sans affectation, sans action scénique, sans protocole spectaculaire –, le risque est grand aussi d’escamoter la portée de ces textes, de lisser les dissensus, de fabriquer l’être-ensemble sans aspérité d’un vivre-ensemble sans contenu, et dévitalisé. Enfin, en confiant la parole à de jeunes acteurs du Conservatoire de Paris et à des amateurs volontaires, c’est un troisième péril qu’affronte le spectacle : établir des inégalités à vue, partager l’espace entre ceux qui seraient maîtres de la parole et ceux qui seraient dominés par elle. Trois dangers – culturel, politique, et esthétique – que le projet n’évite pas, mais affronte avec franchise, et traverse, et renverse.
Cela tient au travail généreux fait avec les acteurs, jeunes déjà presque professionnels, ou amateurs : des répartitions claires, des soutiens, des scansions, des échanges nets – chacun est en appui l’un sur l’autre. En tout, refus des moments de bravoure, et soin d’exposer la fragilité de tous sans impudeur. Cela tient aussi à la dramaturgie construite par chacune des journées : tissage des textes de fiction et des discours, des poèmes anciens et contemporains, des langues et des voix, des territoires de prise de parole. Ce qui est cherché, ce sont des articulations, des ponts, des réseaux. La parole poétique n’est pas reléguée au rang d’ornement ou d’illustration, et le discours politique n’est pas le centre vecteur d’une vérité. Ce qu’on entend, c’est que l’émancipation joue dans la langue parce qu’elle est le lieu où elle ouvre à l’action, où elle appelle en nommant, en désignant, en donnant à voir. Mais la politique n’est pas la poésie, et c’est la grande élégance, l’évidente force du travail, sa dignité. Ce qui importe, c’est le geste de soulever à soi dans les mots des forces qui appellent à l’action ou la conduisent.
Dès lors, une question : les tréteaux sont-ils tribunes ou théâtre ? Ni l’un ni l’autre, mais on regarde ce qui nous entoure : place, bordée d’arbres, entourée par deux murs, mais ouverte sur la rue, la ville qui souffle sa respiration chaude, bat tout près. On est au milieu de quelque part, et en dehors. On est au centre de ce qui entoure, on est enveloppé. C’est la position de la parole, de ce théâtre, de ces textes, qui rappellent à chaque nouveau commencement le prix de la lutte et ses enjeux, et comme elle n’est jamais achevée pour arracher des droits que personne ni rien ne cède pour rien.
Dans le passionnant entretien qu’accorde Anne-Laure Liégois et Christiane Taubira, cette dernière a cette phrase : « Au jardin de Ceccano, nous ne sommes pas dans l’arène politique, nous ne sommes pas dans le moment du combat : nous en partageons les traces. » Lucidité de la femme politique qui sait que le théâtre n’est pas l’espace central où les droits se conquièrent, mais le lieu d’un dépôt, ou d’un appui.
Ainsi, ces midis sont souvent le temps de la mémoire, mais d’une mémoire active, activée par le flux des textes qui se répondent d’une époque à l’autre. Enjeu mémoriel ? Peut-être : mais sans ostentation, et qui échappe à la pesanteur du devoir moral de la mémoire à laquelle être fidèle. D’ailleurs, les textes font alterner immenses morceaux du socle culturel et auteurs méconnus, grands tissus de prose, et délicats poèmes oubliés. Ces derniers ne sont pas sans force, sans violence.
Le 20 juillet était consacré à l’esclavage, et la dramaturgie de la séquence a été conçue par le jeune metteur en scène Nelson-Rafaell Madel. Elle s’ouvrait sur un texte de Franz Fanon et donnait le ton du jour, de la semaine, de l’ensemble du projet :

N’ai-je donc pas sur cette terre autre chose à faire qu’à venger les Noirs du XVIIe siècle ? Dois-je sur cette terre, qui déjà tente de se dérober, me poser le problème de la vérité noire ? Dois-je me confiner dans la justification d’un angle facial ? Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de rechercher en quoi ma race est supérieure ou inférieure à une autre race. Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur de souhaiter la cristallisation chez le Blanc d’une culpabilité envers le passé de ma race. Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de me préoccuper des moyens qui me permettraient de piétiner la fierté de l’ancien maître. Je n’ai pas le droit ni le devoir d’exiger réparation pour mes ancêtres domestiqués. Il n’y a pas de mission nègre ; il n’y a pas de fardeau blanc.
 

Point de textes de la James Baldwin ici, ou des Black Panthers, du PIR (on peut le regretter, aussi, même si on le comprend) : l’horizon politique de la réconciliation est clairement porté comme un préalable à tous les partages.
Ce n’est pas ici l’enjeu du spectacle de faire de la politique, ou d’être politique, c’est-à-dire de construire les tensions à l’œuvre dans l’histoire et entre les hommes. Spectacle en amont de la politique, il dit plutôt le socle éthique des relations. Il s’agit avant de construire un monde de le dire : et de trouver les hommes capables de l’habiter. Comment ? Ce sera au politique de le dire, justement. « Trouver l’homme où qu’il se trouve », dira Fanon, également, ou le jeune homme qui dira le texte – qui sera justement Nelson-Rafael Madel, et avec lui, les jeunes hommes noirs et les vieillards blancs, les femmes et les enfants. Sur scène alterneront des corps qui feront ce travail de prendre la parole et de la donner toute à la fois, refusant à parts égales l’incarnation d’un autre et l’interprétation de soi. « Nous proclamons l’unité des souffrants et des révoltés », dira plus tard un texte de Jacques Roumain.
Vers la fin, on entendra un texte en créole, comme on entendra le lendemain un chant arabe ; comme on entendra une femme chilienne porter son accent d’étrangère pour dire l’autre et l’ensemble.
Parole du consensus, mais qui n’abolit pas l’altérité : c’est la tension, fragile et forte, de ce spectacle, de ces spectacles, puisque chaque jour tout est remis en jeu.

Nous chantons les fleurs vénéneuses éclatant dans des prairies furibondes ; les ciels d’amour coupés d’embolie ; les matins épileptiques ; le blanc embrasement des sables abyssaux, les descentes d ‘épaves dans les nuits foudroyées d’odeurs fauves.Retour ligne automatique
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Qu’y puis-je ? / Il faut bien commencer./ Commencer quoi ? / La seule chose du monde qu’il vaille la peine de commencer. / La Fin du monde, parbleu !

Aimé Césaire

L’hostilité n’est jamais absente de ces textes de lutte, mais elle est posée à chaque fois comme un commun, comme un partage :

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… nous sommes des marmonneurs de mots.Retour ligne automatique
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Des mots ! quand nous manions des quartiers de ce monde, quand nous épousons des continents en délire, quand nous forçons de fumantes portes, des mots ! ah oui, des mots, mais des mots de sang frais, des mots qui sont des raz de marée et des érésipèles et des paludismes, et des laves, et des feux de brousse, et des flambées de chair, et des flambées de villes…

Aimé Césaire

Dans le Jardin, l’écoute est souvent d’une extrême tension, et rares sont les moments où des applaudissements interrompent les lecteurs, les lectures : lors du midi consacré aux violences faites aux femmes, de longs applaudissements ont accompagné la fin, comme pour demander un rappel. La fin suit d’ailleurs toujours le même rituel : les lecteurs du jour remontent sur l’estrade, bras levé avec les textes en main qu’on tend comme une force, comme une chose vive et réelle, et concrète, et qu’on donne ensuite aux spectateurs.
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© Christophe Raynaud de Lage
Dans un entretien récent, En quel temps vivons-nous ?, Jacques Rancière réclame l’existence d’oasis de paroles, de discours posés à côté et au milieu des actions : c’est le franchissement d’une rive à l’autre qui importe, les passages, les traversées.
Le 21 juillet, séquence autour de la guerre. Discours de Jaurès, de Barbusse : la paix est évidemment l’horizon commun de ce territoire. Mais quand surgit le texte de Delbo sur les convois vers les Camps ; celui de Genet sur les cadavres de Sabra et Chatila, celui d’Artaud – qu’on recopie ici, pleinement, pour trouer ce texte comme il troua l’air de ce midi, au Jardin de Ceccano :
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© AM

 

Je ne crois plus aux mots des poèmes, / car ils ne soulèvent rien / et ne font rien. / Autrefois il y avait des poèmes qui envoyaient un guerrier se faire trouer la gueule, / mais la gueule trouée / le guerrier était mort, / et que lui restait-il de sa gloire à lui ? / Je veux dire de son transport ? / Rien. / Il était mort, / cela servait à éduquer dans les classes les cons et les fils de cons qui viendraient après lui et sont allés à de nouvelles guerres / atomiquement réglementées, / je crois qu’il y a un état où le guerrier / la gueule trouée / et mort, reste là / il continue à se battre / et à avancer, / il n’est pas mort, / il avance pour l’éternité. / Mais qui en voudrait / sauf moi ? / Et moi, qu’il vienne celui qui me trouera la gueule / je l’attends.Retour ligne automatique

… quelque chose se rompt dans l’ordre des choses, et on comprend qu’il ne s’agit pas ici de nous convaincre de la paix, ou de la chanter pour conjurer la guerre : mais d’en appeler à l’histoire, plutôt, et de faire levier sur l’émotion, cet affect politique.
Ce serait finalement là que puiserait le spectacle et qui constituerait sa force : poser que l’émotion nous anime, et agite encore le cours des idées et des forces, et des hommes et des lois, que la poésie n’est pas une langue à côté des choses, mais ce qui dans les choses les conduit et les soulève, ou les éteint, les absorbe, les annule. Qu’elle n’est pas émancipation par essence, mais que l’émancipation tient à l’adresse qui la saisit. Ainsi se répondent discours et poèmes, et récits, fictions et témoignages : dans le soulèvement contenu en eux, qui peuvent rester lettres mortes, ou pierres vives.
Pierres vives ? C’est-à-dire le contraire de la monumentalisation de la culture, de la mise en murs des textes pour objet de vénération. Corps qui ici s’appuient de toutes leurs forces sur ces textes pour les porter, à bout de bras.
Dans Sabra et Chatila, Genet marche au milieu des cadavres. Il les compte puis renonce. Les regarde, scrute les couleurs, les horreurs, les terreurs. Et puis, quelque chose se brise en lui.

C’est alors, en sortant de la maison, que j’eus comme un accès de soudaine et légère folie qui me fit presque sourire. Je me dis qu’on n’aurait jamais assez de planches ni de menuisiers pour faire des cercueils. Et puis, pourquoi des cercueils ? Les morts et les mortes étaient tous musulmans qu’on coud dans des linceuls. Quels métrages il faudrait pour ensevelir tant de morts ? Et combien de prières. Ce qui manquait en ce lieu, je m’en rendis compte, c’était la scansion des prières.
 

On se trompe peut-être en en faisant une image, tandis que l’expérience, décisive, terrible, ne relève que d’elle. Et pourtant, ce midi, elle témoignait de ce qui agissait ce lieu : autour de nous, on agissait des noms, autant de cadavres de poètes morts, d’idées défendues, passées dans la loi et oubliées, ou perdues, ou négligées ; mais dans l’absence, dans l’élégie des noms, s’exposait le désir d’un chant qui voulait soulever à soi les morts pour appeler la vie en eux, et en nous.
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© Christophe Raynaud de Lage
Notes
[1Occasion de rappeler le bel ouvrage publié aux Solitaires Intempestifs autour du spectacle et de ce dont il a pu témoigner : Les Cahiers de la République (ou l’épopée… d’un théâtre en marche), sous la direction de Yannick Butel.

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The Great Tamer, un monde à rêver https://www.insense-scenes.net/article/the-great-tamer-un-monde-a-rever/ https://www.insense-scenes.net/article/the-great-tamer-un-monde-a-rever/#respond Fri, 21 Jul 2017 14:11:38 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1661
Si on pouvait seulement rêver : pensées fragmentées autour du spectacle de Dimitris Papioannou, The Great Tamer

Sur le chemin du retour de The Great Tamer de Dimitris Papaioannou, on se dit qu’il ne faudrait pas écrire. Parce que les mots ne peuvent pas rendre compte de la beauté fragile de ce monde à rêver qu’il nous offre et nous fait partager pendant presque deux heures. Parce que tenter de circonscrire par les mots une émotion esthétique est une entreprise perdue d’avance.

La poésie réside dans les choses insignifiantes ou dérisoires, comme lorsqu’on regarde un enfant jouer avec un caillou, une brindille.

Reprendre les mots du chorégraphe grec pour ne pas y substituer les siens, plus maladroits sans doute, encore troublés par la surprise et le plaisir de sentir se mêler en soi des imaginaires esthétiques lointains appartenant à l’histoire de l’art et une poésie du quotidien. Ne pas écrire, ou du moins ne pas chercher à organiser selon des logiques syntaxiques, analytiques ou littéraires ces corps et ces regards des dix interprètes du chorégraphe grec. En particulier le regard de cet homme qui se tient allongé sur le plateau alors que nous entrons dans la salle et contemple l’absence de nuage dans les cintres. Lorsqu’il se lève et prend place dans les deux chaussures noires fixées à l’avant, c’est vers nous qu’il pose un regard tranquille, esquissant parfois un sourire. Quelques instants plus tard, alors que le spectacle commence, son corps nu sera tour à tour recouvert d’un voile mortuaire et révélé par le souffle d’un panneau qu’on laisse retomber au sol. N’en rien dire de plus.
Il faudrait ne pas écrire pour ne pas rattacher chacune des images et chacun des instants à des références précises, pour leur laisser la liberté de ne pas être domptés et de flâner encore dans l’imagination du spectateur. En cherchant comment ne pas écrire, les images reviennent pourtant, dans le désordre et tissent entre elles des échos, des reflets déformants plutôt que des liens logiques – façon de rejouer ces actions d’excavations qui structurent le spectacle sur notre propre mémoire de spectatrice.
Ces images déformées, ce sont celles d’un monde où les corps se défont, s’assemblent, s’autopsient avant d’être servis pour un dîner improvisé, sont enterrés puis excoriés du sol par des cosmonautes. Où les corps sont des statues grecques que l’on fait avancer avec des souffles, des statues que l’on brise en les prenant dans ses bras pour libérer un adolescent qui, dans son jogging trop grand, nous remercie alors d’une poignée de main et s’en va tranquille. Un monde où des racines poussent aux semelles de chaussures qu’il faudra alors planter dans des grands pots. Un monde où pour planter un champ de blé, on envoie telles des flèches des épis qui se figent dans le sol recouvrant le corps d’un homme nu, épis que l’on ramasse ensuite avec patience et que l’on dépose en gerbe dans un pot. Un monde encore où la nudité se défait encore de lambeaux de peau pour nourrir ceux qui se tiennent à genoux autour d’elle. Un monde où à la vitalité de ces corps de danseurs équilibristes, où à la beauté des reflets de l’eau sur la jeunesse d’un corps fait écho un squelette sorti du sol qui viendra, sous l’action de la gravité, compléter une vanité déposée au seuil du plateau.
Déposer alors sa propre vanité d’écriture et s’arrêter là.

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Fantazio, le corps-voix de l’homme déformé https://www.insense-scenes.net/article/fantazio-le-corps-voix-de-lhomme-deforme/ https://www.insense-scenes.net/article/fantazio-le-corps-voix-de-lhomme-deforme/#respond Fri, 21 Jul 2017 14:11:03 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1659
Proposition qui se trouve à la frontière… Une « étrangeté » très intéressante.
Un homme assis devant une table regarde attentivement la salle. Sur cette table il y a un microphone, des feuilles de papier, un stylo. Dès le commencement il nous parle des phrases quasiment inaudibles, chuchotées, tantôt déconnectées… Peu importe.
En plus on ne sait son prénom, ni d’où il vient, ni rien d’autre que le fait qu’il est le conférencier qui va prendre la parole. Ce « type-conférencier » sans nom/ sans passé/ sans référentiel joué par Fantazio ne vient pas prendre uniquement « la parole ». Il vient prendre également « les sons-corps-espaces » d’un sujet qui porte un regard peut-être déformé sur la vie… C’est-à-dire que son regard n’est pas considéré comme « normal » ou « conventionnel ». Lui a un point de vue « déformé ». Il ne voit pas le monde comme on a l’habitude de le voir, de le saisir à travers la vie en société. Dans sa conférence, le sujet principal n’est pas le « sur quelque chose », mais c’est plutôt « comment on ressent quelque chose ». C’est juste ça la problématique centrale de Histoire intime d’elephant man
À travers un texte critique, ironique, avec plein de « trous » qui permettent l’improvisation du comédien, Fantazio est à l’aise en scène puisqu’il a une totale maîtrise du type de jeu qu’il nous propose. Et tandis qu’il ne nous dirige pas et laisse notre regard libre la plupart du temps (peut-être en raison du dispositif d’éclairage), on se sent tout de même « invité » à accompagner le parcours de ses raisonnements. Il ne s’agit pas d’un jeu de « psychologisation » du personnage, ni de « distanciation critique », ni d’un jeu « performatif » du réel, ni de quelque chose qui relèverait de la sytlisation ou d’une narration à la « stand up »… C’est pourquoi sa proposition ne peut pas s’inscrire dans une tendance ou une « ligne » théâtrale. Au contraire, elle est quelque chose de bizarre qui se trouve à la frontière entre le rire et le sérieux, entre le côté expérimental et professionnel, entre l’inintéressant et l’intéressant… Néanmoins toute cette « étrangeté », qu’on n’arrive pas à comprendre, attire toujours l’attention.
Ainsi il se met à nous parler, murmurer, crier, déconstruire ce qu’il avait dit précédemment… Il se déplace sur le plateau, il s’arrête tout d’un coup pour réfléchir à quelque chose… Les pauses et les « trous » sont tellement importants dans sa proposition qu’on se rend vite compte qu’on ne peut se libérer de ce qu’il fait, du modèle qu’il offre, du comportement qu’il adopte. Notre vie ressemble à ça et elle est effectivement divisée en traces qui définissent notre rapport temporel-spatial au monde, ces traces-là nous imposent les petites frontières quotidiennes parfois indépassables… Notre corps semble de fait obéir à des règles carrées : rapports horizontaux et verticaux… Sans doute parce que la « diagonale » nous inspire le conflit ou le dialogue auquel nous ne sommes plus habitués. Bref notre manière de vivre ne nous permet de suivre que des lignes droites. Et tout le reste, qui fontionne sous les modes de la circularité, de l’oblique ou qui suit des trajectoires tordues sont une « déformation »…
Déformation qui peut être vue dans sa mise en scène, notamment à travers l’inconfort dans lequel nous plonge Fantazio qui refuse un « art compréhensible ». Déformation qui peut être vue également dans la trajectoire de Fantazio, un multi-artiste qui est chanteur, comédien, performeur, contrebassiste, auteur, compositeur, bref quelqu’un qui possède plusieurs habilités artistiques… Tout cela peut être pris comme une sorte de « déformation » par un système qui classifie ce qu’il n’arrive pas à mettre en boîtes.
Histoire intime d’elephant man de 1981 à 2012… Il s’agit donc d’une belle proposition expressément « déformée », étrange, en mouvement parmi le marché culturel d’Avignon. Parce que comme disait Deleuze : « Nous demandons seulement un peu d’ordre pour nous protéger du chaos. Rien n’est plus douloureux, plus angoissant qu’une pensée qui s’échappe à elle-même, des idées qui fuient, qui disparaissent à peine ébauchées,… Nous perdons sans cesse nos idées. C’est pourquoi nous voulons tant nous accrocher à des opinions arrêtées… Mais l’art, la science, la philosophie exigent davantage : ils tirent des plans sur le chaos. » (Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?)
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Mieux rater le plus mal dire. La voix sensée de Denis Lavant https://www.insense-scenes.net/article/mieux-rater-le-plus-mal-dire-la-voix-sensee-de-denis-lavant/ https://www.insense-scenes.net/article/mieux-rater-le-plus-mal-dire-la-voix-sensee-de-denis-lavant/#respond Thu, 20 Jul 2017 14:17:40 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1681
Mis en scène par Jacques Osinski, Denis Lavant s’empare de l’avant-dernier texte de Samuel Beckett Cap au pire. Avec une sobriété et une précision remarquable, il fait entendre jusqu’aux moindres silences de ce texte d’une aridité et d’une complexité certaine. Une performance qui, paradoxalement, ne rate pas assez.
 
Lorsque l’on découvre dans le programme du off que Denis Lavant s’empare de Cap au pire, ce texte d’un Samuel Beckett tardif (il fut publié en anglais en 1983 sous le titre Worstward Ho et constitue un des rares textes dont l’auteur n’ait pas assuré la traduction en français) qui mène à son paroxysme la recherche d’un épuisement du langage, on est pris d’une excitation singulière. Le souvenir du corps aux mouvements étranges, presque difformes de Denis Lavant dans Tabac Rouge de James Thierrée (avant que ce dernier ne reprenne le rôle), de ses mimiques et de son regard animé d’une inquiétante folie, de sa voix au timbre éraillé et fatigué se mêle à celui d’une écriture beckettienne ascétique, folle aussi dans ce projet presque mathématique d’un empirement du pire. Mieux rater le plus mal dire ou comment, par l’écriture, épuiser le langage, le creuser pour faire apparaître quelque chose – ou rien. La rencontre de ces deux souvenirs éveille, alors que le spectacle n’a pas encore eu lieu, tout un imaginaire. On s’attend au mieux dans le pire, on se dit que cela colle parfaitement, que la rencontre de ce corps avec cette langue fera résonner autrement les mots de Beckett, ira toucher l’imaginaire à un autre endroit que celui d’une lecture silencieuse sans cesse retrouvée au fil des années, avec une émotion toujours intacte.

Dire un corps. Où nul. Nul esprit. Ça au moins. Un lieu. Où nul. Pour le corps. Où être. Où bouger. D’où sortir. Où retourner. Non. Nulle sortie. Nul retour. Rien que là. Rester là. Là encore. Sans bouger.

Il faut dire que le metteur en scène Jacques Osinski – directeur du Centre Dramatique National des Alpes de 2008 à 2014 et fondateur de la compagnie Aurore Boréale – a respecté à la lettre les indications de Beckett : Denis Lavant est immobile, au centre du plateau et n’en bougera pas pendant les 1h45 du spectacle. Devant un tulle semi-opaque vertical, il se tient pieds nus à la lisière d’un carré lumineux blanc qui, seul, l’éclaire – il y a bien un retour lumineux par instant depuis la face mais l’intention est véritablement de proposer une lumière excessivement blanche qui creuse le visage de l’acteur et en accentue les aspects inquiétants. Du corps de Denis Lavant, on ne verra donc que ce visage marqué par les aspérités, que ce crâne rasé de près que le texte de Beckett décrit :

Dans le crâne tout disparu sauf le crâne. Les écarquillés. Seuls dans la pénombre vide. Seuls à être vus ; Obscurément vus. Dans le crâne le crâne seul à être vu. Les yeux écarquillés. Obscurément vus. Par les yeux écarquillés. »

Pas de corps donc : le costume sombre dont il est vêtu se mêle à l’obscurité et seules ses mains comme démembrées pendent aux côtés de son buste. Tronc invisible qui évoque celui de L’Innommable et son immobilité contrainte, qui renvoie à ces corps beckettiens toujours empêchés – celui de Winnie enseveli par un mamelon dans Oh les beaux jours, celui de Billie Whitelaw assise dans un fauteuil à bascule dans Rockaby (Berceuse), celui absent de Cette fois, courte pièce qui fait flotter à plusieurs mètres du sol un visage dont les seuls mouvements seront ceux des paupières closes ou ouvertes tandis que des voix enregistrées sont diffusées depuis trois lieux distincts dans la salle.
Rien d’autre à voir que cette voix d’encre que l’obscurité englobe et porte jusqu’aux spectateurs. On passera rapidement sur les quelques effets lumineux proposés par-delà du tulle – guirlandes lumineuses qui s’éclairent doucement et forment des constellations discrètes dont l’apparition et la disparition servent, on suppose, à proposer au spectateur un support visuel auquel s’accrocher. Rien d’autre, donc, que cette voix. Que cette langue de Beckett et que ce texte d’une aride rigueur et dont la compréhension nécessite un effort réel de la part de l’auditeur-spectateur. Que cette voix de Denis Lavant privé de corps qui respecte les mots de Cap au pire à tel point qu’on entend jusqu’à sa ponctuation : les exclamatives provoquent des accélérations de tempo, les « hiatus » sont illustrés par un long silence, les points, les virgules, les retours à la ligne, les blancs séparant ce qui est moins un récit qu’une écriture cherchant à se défaire du poids de la langue qu’elle fait entendre comme en dépit d’elle-même. Plaisir de retrouver ces épanorthoses qui font trembler l’assignation d’un sens, qui le nie, le reformule après l’avoir énoncé une première fois. Cap au pire se donne une voix, celle de Denis Lavant : rocailleuse, animée d’un souffle qui seul fait entendre un corps derrière ou à travers les mots de Beckett. Reste qu’un doute s’installe : et si cette mise en voix parfaitement collée au texte, qui l’illustre dans ses moindres silences réussissait là où l’auteur cherche à tout prix à échouer – « Rater encore. Rater mieux encore. » On est alors confronté à l’impossibilité de dire un tel texte avec succès : dès lors que le sens est audible dans la voix de Denis Lavant, celui-ci devrait encore rater mieux, échouer à dire, sans quoi c’est un morceau de bravoure qui est exécuté.

Les mots qui empirent de qui pas su. D’où pas su. À tout prix pas su. Maintenant aux fins de dire du pis qu’ils peuvent eux seuls eux seuls. Ombres de la pénombre vide toutes eux. Rien sauf ce qu’ils disent. Tant mal que pis disent. Rien sauf eux. Ce qu’ils disent. De qui que ce soit d’où que ce soit disent. Pis au point qu’ils risquent à jamais de mieux rater le plus mal dire.

Rien sauf ces mots portés par cette voix. Tandis que le texte se déroule, le visage de Denis Lavant se lève par instants vers le public. La lumière creuse les cavités de ses yeux et lui donne une apparence fugace de mort, puis d’animal. Ses lèvres esquissent un sourire quelques fois. On entraperçoit, depuis le fond de la salle, ses yeux ouverts qui brillent d’une malice que l’on ne peut que deviner. Le spectacle s’achève sans plus de corps, sans plus d’image. Rien que ces mots, jusqu’au bout, jusqu’à ce point du vide que l’on ne peut plus vider ou excorier.
Alors que les applaudissements réveillent certains voisins, Denis Lavant revient saluer sur scène et, tout change. Ce corps qui était absent s’impose soudain dans ces mains serrées devant son corps tandis que ses épaules se tendent. Ces mouvements impertinents, cette façon de se tordre pour toucher le sol sur lequel il s’est tenu immobile pendant si longtemps brise le silence religieux que le spectateur était tenu d’observer pendant toute la représentation. On se dit alors que c’était ça, que tout est là. Que c’était ce corps et cette impertinence qu’on voulait voir confrontés ou mêlés à l’écriture de Beckett pour que s’effondre, enfin, le sérieux et la gravité que l’on rattache à l’auteur irlandais. Des mots de Cap au pire, tout est respecté. Trop peut-être. En dépit de la finesse et de l’exactitude avec laquelle Denis Lavant dit bien ce texte, c’est donc trop bien.
Sur le chemin du retour vers les camarades, je repense à ces autres mots de Beckett qui ouvrent Compagnie récit qui précède de quelques années l’écriture de Cap au pire « Une voix parvient à quelqu’un sur le dos dans le noir. Imaginez ». Naît alors le désir de voir Denis Lavant jouer et non plus seulement dire cet autre texte. De le voir se tordre pour trouver une position, s’inventer des chimères pour se tenir compagnie, martyriser Pim pour qu’en échappe un début de langage ou ne serait-ce qu’un son. Dirigeant Billie Whitelaw pour la création de Pas moi, Beckett disait ne vouloir se préoccuper que des sons. Et Heiner Goebbels de monter, en anglais cette fois, Worstward Ho à la fin de son I Went to the House but did not enter. Plus question cette fois de dire bien – trop bien : le texte qui est pris en charge par les membres du Hillard Ensemble et se sont les sons plutôt que le sens que le metteur en scène privilégie. Les voix mêlées de ces quatre hommes, occupés à des tâches quotidiennes (regarder par la fenêtre, plier un pantalon) dans une maison vide faisaient entendre autrement la langue de Beckett, avec une impertinence et une folie insensée.

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Papier glacé : Ibsen Huis de Simon Stone https://www.insense-scenes.net/article/papier-glace-ibsen-huis-de-simon-stone/ https://www.insense-scenes.net/article/papier-glace-ibsen-huis-de-simon-stone/#respond Thu, 20 Jul 2017 14:16:57 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1679
On ne fait pas une omelette norvégienne sans casser des œufs.
 
Une maison de verre et de bois – conçue par la scénographe Lizzie Clachan – semble directement tombée du ciel dans la cour du lycée Saint-Joseph (pensée pour les techniciens…). À faire pâlir d’envie n’importe quel catalogue IKEA : livrée clefs en main, habitable sans travaux supplémentaires, électricité faite, elle est lumineuse, spacieuse, comporte deux étages, idéale pour un jeune couple ou pour recevoir toute la famille en vacances. Grâce à une tournette, durant 3h45 on peut l’admirer sous toutes les facettes : ça tourne, ça tourne, ça tourne, ça tourne, ça tourne… à vide.
Le metteur en scène australien s’inspire vaguement de « l’univers d’Ibsen » [1] pour retracer la chronique familiale d’un architecte, des années 1960 aux années 2010 en passant par les années 1980, du « paradis » à « l’enfer » en passant par « le purgatoire », de Gainsbourg à la Pop en passant par Joy Division, du mouvement hippie à la crise des réfugiés en passant par le VIH : sales petits secrets familiaux, inceste, non-dits, révélations, fiançailles, divorce, alcoolisme… jusqu’au final où la mère étouffe son fils séropositif avec un oreiller et les derniers rejetons mettent le feu à la maison.
La maison, c’est celle qui a fait reconnaître internationalement l’architecte, sur fond d’usurpation de projet. Dans la première partie, elle est donc montrée telle quelle mais dans la deuxième, après entracte, on la retrouve en construction-déconstruction. Que c’est beau cet aquarium de luxe, que la vitrine est bien léchée !
Les onze comédiens néerlandais [2] sont comme des poissons dans l’eau – notamment Hans Kesting, vu dernièrement chez Ivo van Hove et Guy Cassiers, désormais rompu aux personnages dérangeants –, les dialogues sont acérés et incisifs, la narration non linéaire est virtuose, les costumes d’An D’Huys sont efficaces, la musique de Stefan Gregory contribue discrètement à l’ambiance, la lumière de James Farncombe mêle subtilement chaud et froid, etc.
Dans le genre, ce spectacle serait un pâle remake de Festen (1998) – film danois que son réalisateur Thomas Vinterberg a d’ailleurs porté à la scène en 2003. Mais tout ceci n’a pas plus d’intérêt que les mauvaises séries qui abreuvent les petits écrans ou que les best-sellers qui provoquent leur petit scandale à chaque rentrée littéraire. Tout ceci n’est finalement qu’un enchaînement de clichés – stéréotypes et polaroïds – sans profondeur psychique ni politique.
La superproduction de Simon Stone esthétise et réhabilite ce dont l’œuvre d’Ibsen a pâti pendant plusieurs décennies : le naturalisme. Les morceaux de viande d’André Antoine (Les Bouchers, 1888) ont été remplacés par une omelette.
Notes
[1Voir l’entretien avec Simon Stone dans le programme du Festival.
[2Claire Bender, Janni Goslinga, Aus Greidanus jr., Maarten Heijmans, Eva Heijnen, Hans Kesting, Bart Klever, Maria Kraakman, Celia Nufaar, David Roos, Bart Slegers.

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Tout Entière : il manque quelque chose ! https://www.insense-scenes.net/article/tout-entiere-il-manque-quelque-chose/ https://www.insense-scenes.net/article/tout-entiere-il-manque-quelque-chose/#respond Thu, 20 Jul 2017 14:16:13 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1677
Tout Entière est une création de Guillaume Poix avec Aurelie Edeline. Un solo où s’entendent plusieurs voix (vivantes et mortes) qui interroge la mémoire (celle que l’on conserve ou que l’on fabrique) à partir de la vie de la photographe Vivian Maier. Joué au Gilgamesh Belleville dans le Festival d’Avignon, si le motif est intéressant, il demande à être poussé plus avant afin de rendre toute son originalité ; à être retravaillé dans sa dimension iconographique que la seule image acoustique ne peut rendre. Il s’agit donc pour le Centre dramatique National de Normandie-Vire (qui soutient et accompagne le jeune metteur en scène) d’inviter Guillaume Poix à revenir sur un choix qu’il a fait en conscience.
 
Une Vie, Une oeuvre
Vivian Maier, originaire de France et migrante de la seconde génération par sa mère qui épouse un américain, est née en 1926 à New York et décède le 21 avril 2009 à Chicago. Gouvernante, nourrice, la franco-américaine réalise pas moins de 120000 photographies de rue sans jamais développer celles-ci. En 2007, hospitalisée et dans l’incapacité de payer le box qu’elle louait pour archiver ces boites de négatifs et de rouleaux, ses photos sont trouvées. John Maloof, agent Immobilier acquiert pour 400 dollars une partie de ce trésor, puis la presque totalité en 2009… 120 000 négatifs. Il publiera ultérieurement un livre Vivian Maier, Street Photographer.Retour ligne automatique
Accueilli favorablement, le livre est commenté dans le Wall Street Journal en 2012, dans un article titré « the Nanny’s Secret » (le secret de la nounou). Il n’en faut pas moins pour le monde entier découvre l’œuvre de Vivian Maier qui, pour autant qu’elle aura fait toutes ces photos ne les as jamais vues.Retour ligne automatique
Une œuvre qu’elle doit en partie à l’amie de sa mère Jeanne Bertrand (originaire comme elle de la vallée de Champsaur) photographe professionnelle, domiciliée dans le Bronx, qui lui donne le goût de la photographie. Entre France et Etats-Unis où Vivian Maier séjourne à plusieurs reprises, s’affranchissant de ses parents, Vivian Maier s’assume en embrassant, ne sachant quoi faire, la carrière de « Nounou » à Southampton et s’offre un Rollefleix qui ne la quittera plus. Elle a 30 ans, c’est Chicago, la famille Gensburg et leurs trois garçons (la mère Nancy dira qu’elle ne sentait pas particulièrement d’affection chez Vivian pour ses progénitures), et nous sommes en 1956. Elle vivra dans cette famille 17 ans, voyageant parfois, jusqu’à rejoindre en 1987 la famille Usiskin à New York où, elle déclare à ses nouveaux employeurs : « Je dois vous dire que je viens avec ma vie, et ma vie est dans des cartons ». Elle débarque déjà avec 200 cartons.Retour ligne automatique
La vie va ainsi, de photos en familles, jusqu’à ce que Vivian Maier s’occupe de Chiara Bayleander, une adolescente handicapée mentale, auprès de laquelle elle affiche une humanité enjouée. Lentement, la vieillesse se rapproche, et la paupérisation aussi. A sa mort, c’est non seulement des boites entières de photos non développées qu’elle laisse, mais également quelques 150 films qu’elle a tournés avec une caméra super 8. Sans doute un vieux Leica acheté dans les années 60, un magnétophone aussi où elle enregistrait ses pensées… Et une multitude de photos : photos de rue, ombres saisies ici et là, portraits volés, autoportraits fragmentés, scènes urbaines…
De la Chambre noire vers un espace asilaire
Sur la scène de la salle 2 du Gilgamesh Belleville Aurélie Edeline s’affaire à plier ou déplier un imperméable sur une surface noire dont on comprendra ultérieurement que c’est peut-être un négatif. L’espace est partiellement vide et seuls deux néons, à cours et à jardin, marquent un territoire qui bientôt se percevra comme le lieu de toutes les réalités imaginaires ou vécues. Faire le vide donc, mais et dans le même temps, privilégier un monde sonore où plusieurs voix seront mises en œuvre petit à petit à mesure que se déploiera l’histoire. Privilégier surtout un son, particulier, singulier, qui correspondrait à celui de l’appareil photo utilisé, en certains passages frénétiquement. Un son semblable à celui de l’armement d’un fusil puisque le propos entretient le parallèle entre « faire une photo » et prendre une vie. Ce son-là, soutenu par un geste de tension du bras pointé en direction de l’objectif, sera un repère caractéristique du « chasseur d’image » qu’était Vivian Maier.Retour ligne automatique
Dans cette chambre noire qu’est la scène, la comédienne Aurélie Edeline ne rejoue pas la vie de Vivian Dorothy Maier, mais l’invente plutôt à partir du texte-archive qu’a écrit le metteur en scène Guillaume Poix. Texte qui privilégie : les commentaires de ceux qui ont découvert le travail de Maier, les témoignages des familles où elle était employée, la description des photos prises par cet égal de Doisneau… Texte aussi qui ne renie ni la fable, ni la fiction qui s’écrit puisqu’il s’agit ici d’un processus d’écriture à part entière où voisinent le vrai et l’inventé, le certain et l’imaginé, l’authentique et le poétique.Retour ligne automatique
C’est d’ailleurs de ce croisement entre archives et poétiques que Tout Entière tire sa principale singularité puisque sur la scène Aurélie Edeline qui joue à être Vivian Edeline, tout en s’en distanciant, finit par être rattrapée par la voix d’outre-tombe de Maier qui l’interpelle sur une fiction (le texte) qu’elle conteste. Moment de dérèglement dramatique qui confine à la folie puisque l’intimité de la comédienne normande vient à être révélé, en tous ses plis. Moment de cruauté où l’archive biographique est sortie, exposée, au point de nourrir un désarroi mental chez la comédienne.
Tout entière
Si Tout Entière relève d’un travail scénique et poétique sur une photographe qui demeure une énigme, l’écriture poétique et la manière de croiser des vies pourraient tout aussi bien se confondre à un questionnement sur le témoignage (dont on sait qu’il est toujours aussi une trahison), voire un travail critique sur la manière dont les vies sont parfois déballées et exposées sans le consentement de leurs auteurs. Tout Entière semble ainsi jouer d’une actualité qui concernerait le geste du paparazzi, aux antipodes du geste de Maier, mais qui ici trouverait un relai à travers l’écriture de Guillaume Poix. Comment on entre par effraction dans la vie privée des personnes ? Comment une biographie est exposée ? Comment une vie peut-être mutilée par la fiction qu’est toujours le regard ?Retour ligne automatique
Mais, et du seul point de vue de la mise en scène, ce qui aura été le choix du metteur en scène de ne montrer aucune photo (en cohérence avec le geste de Maier qui demeure étrangère à la représentation de ce qu’elle a capturé avec son boitier) mériterait peut-être d’être corrigé. De fait, s’il y a là un geste de fidélité à la photographe, dans l’après coup ces photos sont aujourd’hui accessibles. Qu’elles puissent venir à la scène serait peut-être un soutien pour la comédienne.Retour ligne automatique
Dans la salle 2 du Gilgamesh, à quelques pas dans l’ombre des espaces de rangement, l’arbre d’en attendant Godot attend d’être installé. Il n’est pas l’arbre de Dullin, il est une énorme branche. Et le regardant je songe que tout est toujours affaire de représentation. Disons d’esthétique. Des photos de Maier que je regarde sur le net, j’imagine qu’elles pourraient trouver chez Guillaume Poix un traitement esthétique… observer ces formes de glissements qui font du théâtre le lieu d’où l’on voit autrement.

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« Ambiance dramaturgique » : une fête râtée https://www.insense-scenes.net/article/ambiance-dramaturgique-une-fete-ratee/ https://www.insense-scenes.net/article/ambiance-dramaturgique-une-fete-ratee/#respond Thu, 20 Jul 2017 14:15:43 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1675
La Fiesta d’Israel Galván se joue du 16 au 23 juillet dans la Cour d’Honneur. Pour voir quelque chose il faut peut-être des lorgnons. Entre « ambiance dramaturgique » (kesse sä) plutôt tiède et fête plutôt plate…

Pendant les quelques minutes qui précèdent La Fiesta, les 2000 spectateurs se taisent. Nous attendons silencieusement cette fête comme la messe célébrant l’eucharistie. Nos chers voisins sortent les lorgnons en attendant que la télé, qui filme ce soir Israel Galván, soit prête. Il y a sûrement quelques pubs à passer avant, même si ce n’est pas en direct. Il y a de la pub toujours. Nos chers voisins sont là avec leurs lorgnons comme des miradors des prisons ou les salles vitrées des contremaîtres. Retour ligne automatique
Tous là, en silence, et en âge assez proche de la mort pour avoir des raisons sérieuses de célébrer le christ et quelque part trop éloignés d’une jeunesse pour savoir encore ce qui pourrait être une fête. En tout cas, c’est une drôle de fête cette fête où les uns assis plus ou moins confortablement regardent les autres s’agiter. Une drôle de perversité que ce voyeurisme des jumelles, à regarder les autres sans qu’ils sachent qu’ils sont regardés, ou plutôt ce qui est regardé, ou comment, de quelle distance, ils sont regardés. Même le voisin ne sait pas ce que son voisin regarde. C’est peut-être le popotin de l’un ou les tétés de l’autre. Il y avait peut-être en regardant de près quelque chose à voir. À regarder de près ces regards rapprochés, c’est étonnant qu’une quelconque crise de jalousie n’ait pas encore jeté le discrédit sur ce phénomène parmi la pratique bourgeoise du spectateur. Mais c’est peut-être là aussi une manière d’assurer des espaces d’exception que la bourgeoisie aime tant se réserver à elle-même pour ne pas mettre en cause la totalité de son système moral. Enfin, bref. La Cour d’honneur d’un moyen d’âge bien avancé regardait donc ce soir Israel Galván qui cherchait à galvaniser (ha ha ha) la foule. La foule restait cependant assez loin d’une énergie galvanique. Après quelques tentatives de ma voisine d’en face de hocher la tête dans les rythmes flamenco, elle devait vite se rendre compte que son attente d’une belle soirée festive pendant laquelle on aurait rêvé de l’Andalousie ou de la Catalogne ou de la musique gitane ou des idées qu’on en avait et de la beauté d’une flamme et de la douleur méditerranéenne en générale serait déçue. On aurait célébré les beaux costumes et les beaux chants. On aurait été ému profondément et nous aurions pu nous célébrer nous-même parce que si ouverts et sensibles etc etc aux cultures minoritaires.
Mais rien de tout cela. Israel Galvàn n’a pas « chercher à faire un fête typiquement flamenca ». Il aurait voulu travailler sur la spontanéité d’une vraie fête. Mais le savoir-faire, la virtuosité même des musiciens et danseurs de cette troupe ne suffit pas pour vaincre « la tristesse de ne pas pouvoir rejoindre les gens ». « Pour moi » écrit Israel Galván à propos d’une fête qu’il n’aurait pas voulu reproduire, « pour moi, cette fête-là, c’est la solitude, la fatigue, le manque d’enthousiasme, la lassitude. » C’est alors une heure trente de claquement et de cris et de bruits et de chants épars qui prétendent fabriquer une « ambiance dramaturgique ». Sans comprendre ce que cela veut dire, je divague et me demande ce qu’on pourrait bien faire dans cette Cour d’honneur…
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C’est un beau voyage, c’est une moche Histoire… https://www.insense-scenes.net/article/cest-un-beau-voyage-cest-une-moche-histoire/ https://www.insense-scenes.net/article/cest-un-beau-voyage-cest-une-moche-histoire/#respond Thu, 20 Jul 2017 14:15:04 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1673
Au Cabestan, jusqu’au 30 juillet, Bernard Bloch présente Voyage de Dranreb Cholb ou penser contre soi-même. Un travail précieux d’un peu plus d’une heure où l’Histoire est convoquée. Un spectacle sur la « terre ceinte » dit le programme. Un presque monologue, ponctuée d’échanges qui sonnent comme des pensées que l’on ne pouvait avoir et qui paraissent soudainement…

Voyage de Dranreb Cholb ou penser contre soi-même de Bernard Bloch, qui assure la mise en scène également, n’est pas un spectacle. Ou, et pour le dire différemment, n’est pas un divertissement si jamais le festivalier cherche au Théâtre du Cabestan une de ces productions avignonnaises où disparaît la culture pour privilégier l’a-culture. Aucun jugement ici, mais un avertissement qui vaut davantage pour le club de touristes qui accompagne les caravanes où l’on promet « le plaisir, l’hilarité, l’heure joyeuse et pas chiante… »Retour ligne automatique
Non, Le voyage de Dranreb Cholb ou penser contre soi-même est une pièce didactique (malgré l’Adieu à la pièce… qu’a pu écrire Heiner Müller). Un travail presque austère, ralenti, voire statique où la scène est le lieu d’un questionnement, où le théâtre est le lieu du questionnement. Espace, en quelque sorte, auquel on donne la qualité de seuil d’où l’on observe en retour le monde de nos réalités. Espace et microcosme où la parole se fait testamentaire. C’est-à-dire qu’ici, au-delà des catégories qui promeuvent l’idée de fiction, de fable, de mythes et font du théâtre un lieu qui entretient des points de tangence avec le monde ; le théâtre de l’instruction relève de cette pratique où le don d’un savoir, d’une connaissance, d’un bien commun, valant pour le monde, est visé, exploré. Soit une manière de poser une expérience théâtrale et une pratique théâtrale qui participent à la construction des représentations du monde, et plus encore qui entend influencer la représentativité des modes de pensée : la pensée des gens qui sont encore et toujours ceux qui font le temps, l’ère du temps d’aujourd’hui.Retour ligne automatique
Et de regarder Le Voyage de Dranreb Chlob… comme un travail qui s’inscrit dans la lignée du théâtre documentaire, à l’endroit où l’expérience du sujet historique devient une des matières essentielles du processus de jeu. Dès lors, regarder ce travail qui prend place sur le plateau comme une salle de rédaction ou un bureau de cartographe, voire la salle d’un laboratoire de recherche pour un programme auquel on aurait coupé les crédits. Regarder et écouter Patrick Le Mauff se souvenir, parfois approximativement et le voir repris par Bernard Bloch, de dos, au visage invisible pour le spectateur. Entendre l’Histoire qui est racontée, mise en scène en permettant à la parole d’excéder le plateau et de la ressaisir à l’endroit de l’écran vidéo qui se contemple comme une lucarne sur un monde lointain qui n’en finit pas de nourrir notre actualité.Retour ligne automatique
Entendre oui, l’Histoire d’un juif athée, au milieu d’un groupe de catholiques de gauche, qui découvre l’état israélien, les territoires palestiniens, les villes partagées, l’Histoire en commun, en 2010. L’écouter rapporter son inquiétude, son incompréhension, et percevoir dans le timbre de sa voix la douleur d’une situation historique qui n’en finit pas de perpétrer des morts de part et d’autre, des crises, des violences de toutes sortes et des escalades impensables… Le suivre, rencontrer des vies compromises par le phénomène religieux où le règne des « Ultras », des « Fanas », des « Fous » alimente les soulèvements, les guerres entre Tsahal, L’OLP, le Fatah, le Hamas… et plus anonymement la cruauté, de part et d’autre, au quotidien entre les membres de cette communauté, qu’il soit palestinien et/ou Juif.Retour ligne automatique
Ecouter oui, Dranreb Chlob, dans son dialogue avec les prêtres, avec les journalistes, avec les guides, avec un cousin… s’inquiéter de ce qu’il ne peut pas comprendre lui qui est sans dieu. Le voir proposer la pensée de Martin Buber (partisan du dialogue avec les palestiniens et de la création d’un état bi-national). S’en prendre à Sharon, aux sionistes et au Likkoud qui n’ont de cesse, depuis la guerre de six jours, de développer les colonies juives dans les territoires gagnés.Retour ligne automatique
Et comprendre, en fait, que Dranreb Chlob était, est et sera toujours un Falasha : un immigré. Et qu’il n’est pas possible pour lui, dans la configuration de cet état, dans le temps de ces relations violentes et indépassables, d’assurer son Alya : son retour en Terre Promise parce que, tout simplement, il ne peut être parmi les israéliens juifs qu’un soutien au peuple palestinien.Retour ligne automatique
Sur l’écran, la vidéo livre en définitive ce qui est la cause de tout : Un MUR. Tantôt Mur religieux, tantôt mur d’exclusion. Un Mur qui écran. Une frontière donc qui ne semble pas dépassable et dont les fondations, religieuses et spirituelles, innervent chaque pierre, chaque surface bétonnée.Retour ligne automatique
Dieu le sourd, Dieu le père, Dieu l’intrus au milieu des hommes qui n’en finit pas d’occuper deux pièces, comme le raconte l’acteur. L’une connectée au monde où dieu rit, l’autre à l’abri des regards où il pleure…Retour ligne automatique
On comprend bien que cette mise en scène s’inscrivait donc volontairement dans un théâtre qui refuse le « théâtre ». Là, où le quatrième mur n’existe plus. Et de regarder le dos de Bernard Bloch comme le signe d’une expérience… celle d’avoir une pensée, peut-être, non pour une situation absurde, mais plutôt pour un dieu qui n’en finit pas de nuire aux hommes.Retour ligne automatique
C’est un travail tout en gravité, ou parfois affleure, dans une touche d’humour, quelque chose d’une humanité dont le monde des croyants prive trop souvent les vivants.
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La Fille de Mars, ou les désaccords de Matignon https://www.insense-scenes.net/article/la-fille-de-mars-ou-les-desaccords-de-matignon/ https://www.insense-scenes.net/article/la-fille-de-mars-ou-les-desaccords-de-matignon/#respond Thu, 20 Jul 2017 14:14:35 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1671
Les choix dramaturgiques de Matignon sont audacieux, vraiment audacieux, insistons-y, mais gâchés malheureusement par une mise en scène naïvement figurative et une direction d’acteurs dépassée par la langue indomptable de Kleist.

Devant l’incurie d’une grande partie du public qui s’en va bruyamment par troupeaux en pleine représentation le jour même de la première, passons vite sur les défauts évidents du spectacle : animaux empaillés dont on ne fait rien, costumes qui hésitent entre le tee-shirt et le péplum, musique parasitaire pendant les récits de bataille, projections vidéo illustratives, diction déclamatoire, gestuelle redondante…
Mais il existe des spectacles partiellement ratés où il se passe au moins quelque chose de plus sensible que certaines productions du Festival aussi parfaites que vaines. J’aimerais revenir sur les partis pris courageux de Matignon. Ils contenaient en puissance une magnifique proposition.
Épouser radicalement le point de vue des Amazones en est un. Les Amazones sont ces femmes guerrières au sein brûlé, vouées au culte de Diane et qui chaque année prennent en chasse des hommes pour assurer le renouvellement de leur peuple. La distribution du spectacle – Johanna Bonnet, Sophie Mangin, Julie Palmier, Pauline Parigot, Thomas Rousselot et Sophie Vaude – est ainsi presque entièrement féminine, mêlant plusieurs générations d’actrices. Toutes les scènes de Penthésilée qui se situent dans le camp grec ont été supprimées. Mais le point de vue n’est pas simple ni unique, il est singulièrement clivé. Julie Palmier et Sophie Vaude se partagent le rôle de Penthésilée : d’un côté elle est une revenante qui hante les vestiges de son propre mythe, de l’autre elle est de nouveau la jeune guerrière (ou « guérillère » comme écrivait Monique Wittig [1]) qui va croiser Achille pendant la guerre de Troie pour tout oublier.
Du camp grec, Matignon ne retient que le héros légendaire tout en minorant sciemment son apparition tant attendue. Thomas Rousselot n’intervient qu’au moment crucial de la fable, lorsque Le Pélide gagne son premier duel avec la Reine. C’est qu’Achille est avant tout le fantasme de Penthésilée. Son incarnation – forcément décevante – n’a lieu qu’entre son façonnement par la parole et sa pure dévoration érotique.
Le dénouement est parfaitement rendu par Matignon. Le corps d’Achille – ensanglanté, dépecé, déchiqueté par les dents de l’Amazone dans un accès de rage – n’apparaît pas sur scène. Grâce au dédoublement du rôle, la Reine (Sophie Vaude) qui se retourne pour apercevoir le corps d’Achille, avant de prendre conscience de ce qu’elle a fait, se retourne sur elle-même (Julie Palmier – hébétée, échevelée, d’une maigreur cadavérique, entièrement nue et recouverte de sang). La fusion amoureuse avec Achille est ainsi littéralement consommée. La Reine guerrière a cannibalisé son amant au point qu’il n’est plus dissociable d’elle. Il ne lui reste qu’à sombrer dans une mélancolie irrémédiable.
Kleist entrechoque deux théâtres opposés : un théâtre de la cruauté guerrière et amoureuse avec un théâtre de l’euphémisme face au réel inacceptable. Les Amazones manigancent ainsi à deux reprises une scène pour éviter que leur Reine sorte abruptement de sa torpeur et se rende compte, au milieu de la pièce, que c’est elle qui a perdu son duel, qui est prisonnière, qui devra suivre Achille dans sa cité, puis, vers le dénouement, que c’est elle qui a comme une chienne déchiqueté Achille venu sans défenses se livrer amoureusement à elle. Le public est complice de ces scènes de déni organisées à l’insu de la Reine égarée. Ce sont des paroxysmes d’ironie tragique.
Parfois Matignon fait entendre sensiblement le texte de Kleist dans la traduction puissante de Julien Gracq (l’auteur du Rivage des Syrtes, d’Un Balcon en forêt…). Ainsi, au tout début du spectacle, parmi des décombres en clair-obscur, un corps se relève lentement, celui de Penthésilée (Sophie Vaude). Dans un silence lourd des luttes passées, elle relate d’une voix d’outre-tombe la fondation du royaume des Amazones. Cette ouverture – qui correspond à la scène XV de la pièce de Kleist – permet de s’acclimater doucement aux fulgurances mythiques du romantique allemand.
Kleist déploie une écriture de l’excès. Chaque réplique est une lame bien trempée, chaque tirade un morceau de lave en fusion. Voici par exemple les imprécations que la Reine lance à ses Amazones en pleins préparatifs de noces alors qu’Achille vient de lui échapper in extremis :
« Que tout votre printemps pourrisse ! Que l’étoile où je respire se dessèche comme chacune de ces roses sur sa tige ! Que la guirlande des mondes se brise sous mes doigts comme ces chaînes de fleurs ! […] Qu’il [Achille] vienne ! qu’il m’écrase la nuque de son talon de fer, je le veux. Pourquoi deux joues en fleur comme les miennes se sépareraient-elles plus longtemps de la boue qui les a formées ? Qu’il me traîne jusque dans son pays – qu’il m’attache par les cheveux à la queue de son cheval ! Ce corps tout plein de vie fraîche, ah ! qu’il le jette dans le fossé ! – que le reniflent les chiens et qu’y fouissent les becs ignobles ! Poussière – oui – que je sois poussière ! – plutôt qu’une femme qui n’a pas séduit. » [2]
La charge érotique de ce qui est ici proféré passe par un malaxage sonore de la langue et un orage de métaphores bestiales. Une telle écriture de la dépense verbale et de la dépense érotique appelle un répondant scénique exactement inverse, d’une sobriété rigoureuse, un arasement de toute tentation mimétique. Cette parole éructée ravage le réel et démolit les incarnations qui prétendraient en arrêter le cours sauvage. Matignon « [a] voulu aller à la rencontre d’une langue forte qui soit le déclencheur d’un spectacle » [3]. Sa mise en scène semble maladroitement l’en protéger.
Notes
[1Voir Monique Wittig, Les Guérillères, Minuit, 1969.
[2Heinrich von Kleist, Penthésilée, traduit de l’allemand par Julien Gracq, José Corti, 1954 [1808], p. 57-58
[3Voir l’entretien avec Jean-François Matignon dans le programme du Festival.

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Fiesta : Tout le monde n’aura pas été à la noce, mais pas pour les mêmes raisons https://www.insense-scenes.net/article/fiesta-tout-le-monde-naura-pas-ete-a-la-noce-mais-pas-pour-les-memes-raisons/ https://www.insense-scenes.net/article/fiesta-tout-le-monde-naura-pas-ete-a-la-noce-mais-pas-pour-les-memes-raisons/#respond Wed, 19 Jul 2017 14:22:22 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1698
Toujours, le public de la cour d’Honneur s’autorise le droit de manifester son désaccord. Fiesta d’Israel Galvan n’échappera donc pas à cette tradition. Mais pour autant que la libre expression est encore garantie dans un pays dont la vie est réglée par l’état d’urgence, on se demande parfois si le désaccord n’est pas l’expression d’une fascisation qui, soudainement, se manifeste.
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En rupture, oui, non avec le flamenco, mais bien davantage avec la carte postale vendue aux philistins qui attendent, comme à leur habitude, que leur soit servi ce qu’ils espèrent et ce qu’ils ont payé.Retour ligne automatique
En rupture, oui, avec cette industrie du goût formaté, où un flamenco où qu’il soit dansé et chanté, serait dupliqué, produit à la chaine … et toujours le même, figé, patrimonialisé, hérité. Ce flamenco, appelons-le : une espagnolade. C’est-à-dire, une espagnolade comme on a des « paëllades » (riz safrané, langoustine, crevettes, petits pois, moules, calamar, etc). Une espagnolade ressemblerait à une belle espagnole, un visage qui soulignerait un tempérament, un corps mince et musclé, avec une coiffure très brune avec une fleur rouge sur le côté, aux cheveux noués qui se détacheraient à mesure qu’est produit l’effort physique intense, aux rythmes des percussions multipliées et des cordes de la guitare qui vibrent. Une espagnolade a un rouge à lèvres marqué, une robe aux volants baroques, une robe serrée qui souligne le mouvement nerveux, amplifié, déroulé… Elle est admirée pour le rituel qui, tauromachique, la fait danser au mieux sur 2 mètres carrés, là où elle semble revenir sur les traces d’une émotion terrassée, un amour meurtri, une liaison avortée. Elle est érotisée par la sueur qui perle petit à petit sur sa gorge et sa nuque, sueur qui marque lentement l’étoffe sur le devant de la poitrine et auréole le dessous de ses bras. Elle est belle l’espagnolade, à faire bander tous les franquistes qui seraient à l’observer et fantasmeraient ce corps qu’ils viennent lécher du regard, pénétrer de la pupille… Ils aiment ça les franquistes d’après franco, et ils sont nombreux (y compris dans la cour et devant les urnes) quand leur émotion sensible et pornographique n’est pas satisfaite. Quand ils n’ont pas leur bout de corps à torturer de leur regard priapique. Quand ils n’ont pas les sens retournés parce que ça manque du sens calibré qui les tient en érection.Retour ligne automatique
Ils aiment la sueur qui souligne l’effort les franquistes de la cour d’honneur. Ils aiment l’épuisement qui, comme dans le funambule de Genet, frôle la mort. Ils aiment l’espagnolade et la guitare, les claquements, les craquements et les voix pleurantes, les tremolos rauques… Ils aiment ce qui les tient au plus près du supplice et qui, dans le Flamenco, se trouve labellisé « épreuve ». Ce qu’ils aiment, c’est la virtuosité, l’excellence, la lisibilité… Tout un petit tas de valeurs avec lesquelles ils s’arrangent et qui ont le « mérite » d’identifier correctement les choses. Ils aiment les normes.Retour ligne automatique
Et Fiesta d’Israel Galvan va les priver partiellement de ça, de cette représentation exotique, de la carte postale donc. Oui, Galvan convoquera bien l’armada ou les protagonistes (chanteurs, musiciens, danseurs, danseuses…) du Flamenco, mais leur apparition est aussi libération du carcan dans lequel ils sont enfermés. Car Fiesta relève avant tout de ce que l’on pourrait appeler la « troisième mi-temps ». Moment où l’on s’autorise et se libère de tout. Moment animal où le jeu revient. Où les qualités de chacun s’expriment différemment. Et c’est par touches, petites touches que le rapport au flamenco se livre. Volontairement décalé, volontairement loin de la convention, volontairement en rupture avec l’attendu… Fiestaconvoque la virtuosité qui dans le temps de son apparition se retire presque simultanément, se déterritorialise. Tout est donc là, présent, fort, puissant, nerveux… mais furtif. Et de comprendre que le travail de Galvan n’est pas seulement de donner, mais de reprendre et d’inviter à contempler, écouter ce double mouvement. Donner/reprendre… Et les « franquistes » qui me bordent dans cette cour d’honneur (occupée par Arte), de crier « au voleur ».Retour ligne automatique
Disons-le simplement, si un doute peut étreindre le spectateur quant à l’opportunité de programmer ce spectacle, c’est ailleurs qu’il se trouve. Dans, vraisemblablement, l’absence de mise en scène, l’absence de scénographie… C’est dans l’utilisation du plateau de la cour d’honneur dont Galvan est embarrassé. Sans doute Fiesta aurait mérité un espace plus intime, quelque chose qui nous aurait mis dans la proximité de l’onde de ces voix et la vibration de ces corps.
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Le paradoxe Cassiers-Le Pladec https://www.insense-scenes.net/article/le-paradoxe-cassiers-le-pladec/ Wed, 19 Jul 2017 14:21:47 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1696
Le grand metteur en scène flamand et la chorégraphe montante de la danse contemporaine en France s’inspirent de la dramaturge autrichienne prix Nobel 2004 pour aborder la crise européenne des réfugiés dans le gigantesque Parc des expositions d’Avignon… en une heure quinze.

Pas de musique envahissante, de chorégraphie virtuose, d’effets gratuits, de militantisme culpabilisant, de moralisme démoralisant, de didactisme condescendant, de traitement obscène du sujet, d’enquête documentaire… : rien de tout ceci, aucune illusion, ce spectacle ne changera pas quoi que ce soit à la situation des réfugiés et il n’en a pas la prétention. Il nous parle sans doute à l’endroit même de ce commun désarroi. Et pourtant, pas de résignation ni de complaisance ni de nihilisme dépolitisant. Comment rendre compte de ce paradoxe ?
Le choix d’une courte durée est ici décisif. Dans Les Suppliants, Elfriede Jelinek fait entendre sur plus d’une centaine de pages un soliloque énoncé à la première personne du pluriel, strié d’histoires sordides dans le ressac violent des mythes grecs. [1] Il y avait donc de la matière. Cassiers et Le Pladec en expriment le suc – un suc astringent, non digérable, la bile jaune d’une colère ravalée. Leur petite forme peut certes décevoir les attentes d’épopées contemporaines. Mais cette petite forme est resserrée comme une main – avant de cogner, d’étreindre ou d’agonir. Cette petite forme tient par son refus de déplier le spectacle possible qu’elle contient – comme on contient sa rage ou ses larmes. Cette petite forme est une bombe qui n’explose pas, agitée seulement de sursauts inquiétants, de quelques effets sonores ou visuels frappants.
Trois moments, nettement démarqués, suffisent. Chacun est organisé selon une composition singulière et rigoureuse. Cassiers précise avoir repris la structure du drame à stations. [2] Le premier temps (« ‟chemin de croix” » du « périple en bateau ») place au centre de la scène une quinzaine de jeunes danseurs [3], chaussés de baskets hip-hop et revêtus de toges noires. Ils sont allongés sur le sol, ils semblent nager avec peine, ils portent sur leur dos d’énormes poutres en bois dans un fragile équilibre. Les poutres tanguent, se balancent, s’immobilisent, elles proviennent peut-être d’un radeau démantibulé, d’un frêle esquif qui navigue entre antiquité et contemporanéité. Chacun doit porter sa croix, affronter un calvaire. Côté cour, quatre acteurs d’une génération antérieure [4] discutent autour de tables comme discutent des Grecs ou des Italiens lambda directement touchés par la vague des réfugiés et ses conséquences sur leur vie quotidienne : entre tentations xénophobes et aspirations humanitaires. Au lointain, une immense projection vidéo restitue le visage de ces quatre acteurs au fil de la discussion. Selon que l’on regarde côté cour ou au lointain, ils changent donc de statut. Ce sont peut-être également des dieux, d’une génération cette fois immémoriale, ces dieux grecs auxquels il a fallu qu’Agamemnon sacrifie sa fille Iphigénie afin que les vents soient favorables et que ses troupes embarquent vers Troie pour y mener une guerre absurde. Iphigénie ce serait en l’occurrence une petite fille qui dessine, à moitié asphyxiée par le moteur défectueux d’une embarcation de fortune, surchargée, vouée au naufrage. Les visages immenses sont dédoublés, changeants comme des tests de Rorschach, ils semblent observer et commenter, et même ordonner, ce qui se passe en bas, au centre du plateau où de la masse grouillante se détache parfois la singularité d’un corps et d’une histoire. Sur l’écran, un verre d’eau avalé dans un gargouillis immonde paraît résumer la facilité de la méditerranée à engloutir ces hécatombes anonymes.
Deuxième moment (« ‟l’agonie” » de « la longue marche en Europe »). La façade du lointain se relève et laisse apparaître une mosaïque d’écrans télévisés derrière des grilles. Les danseurs se mettent debout et sont rejoints ponctuellement par les quatre acteurs. Ils forment un groupe indistinct, soulevé par des vagues et des halètements, tandis que la mosaïque se détraque, laisse apparaître de façon syncopée des bouts de « reportages » comme il s’en diffuse ad nauseam sur les chaînes d’« informations » en continu. Des bruits parasitaires interviennent violemment puis disparaissent aussi vite qu’ils surgissent. Désorientation généralisée où les effets visuels et sonores, pour être coupés dans leur élan juste à temps, ne tombent pas dans la gratuité spectaculaire.
Troisième moment (« ‟la mise au tombeau” » dans une « église » à la fois protectrice et carcérale). Des murs immenses se lèvent sur les trois côtés de la boîte scénique – des murs comme il s’en construit aux frontières de l’Europe depuis quelques années. Enfermés, danseurs et acteurs se dispersent à même un plateau traversé d’une raie de lumière, d’une mince déchirure. Les corps se meuvent lentement, se tordent. La parole réapparaît. Plus aucun effet vidéo ou sonore. Simplement un passage du texte de Jelinek réinterprété sur le mode là encore mineur et assourdi d’une comptine cruelle : « laissez les petits venir vers moi, nous les privons adroitement de leur destinée quand ils pleurent auprès de leur maman bien-aimée, nous les noierons, puis nous mettrons sur le cercueil un joli nounours, oui, et nous en remettons une couche ! Cinq cercueils, cinq nounours ! Ça devrait leur suffire. Avant, ils n’en avaient probablement pas. Ils n’avaient pas de cercueil pour jouer et pas d’ourson non plus. » (p. 50) Moment dont on éprouve la durée et la dureté, le dépouillement et la patience.
J’avais été bouleversé devant May B où Maguy Marin retraçait, avec une pudeur infinie, tous les exodes du vingtième siècle via l’œuvre de Beckett. [5] Ce n’est certes pas le même émoi ici mais la petite forme de Cassiers et Le Pladec vaut au moins en creux par ses refus.
Notes
[1Voir Elfriede Jelinek, Les Suppliants, traduit de l’allemand (autrichien) par Magali Jourdan et Mathilde Sobottke, L’Arche, coll. « Scène ouverte », 2016 [2013].
[2Voir l’entretien avec Cassiers et Le Pladec dans le programme du Festival.
[3Samuel Baidoo, Machias Bosschaerts, Pieter Desmet, Sarah Fife, Berta Fornell Serrat, Julia Godino Llorens, Aki Iwamoto, Daan Jaartsveld, Levente Lukacs, Hernan Mancebo Martinez, Alexa Moya Panksep, Marcus Alexander Roydes, Meike Stevens, Pauline van Nuffel, Sandrine Wouters, Bianca Zueneli.
[4Katelijne Damen, Abke Haring, Han Kerckhoffs, Lukas Smolders.
[5Vu à la Maison de la Danse (Lyon) en 2016. Spectacle créé en 1981…

 

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Claire, Anton et eux : J’ai 28 ans et je m’emmerde https://www.insense-scenes.net/article/jai-28-ans-et-je-memmerde-claire-anton-et-eux/ Wed, 19 Jul 2017 14:21:17 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1693

Claire, Anton, et eux, Mise en scène François Cervantes
Avignon 2017, Gymnase du lycée Saint-Joseph
Avec Gabriel Acremant, Théo Chédeville, Louise Chevillotte, Milena Csergo, Salomé Dienis Meulien, Lucie Grunstein, Roman Jean-Elie, Jean Joude, Kenza Lagnaoui, Sipan Mouradian, Solal Perret-Forte, Maroussia Pourpoint, Léa Tissier, Sélim Zahrani


François Cervantes met en scène une partie de la promotion 2017 du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique avec Claire, Anton et eux, présenté à Avignon au Gymnase du Lycée Saint-Joseph. Un spectacle qui donne la part belle au biographique et à la famille de sang, au détriment d’une famille poétique à construire.


Mettre en scène une promotion de jeunes acteurs à la sortie de leur école est une entreprise difficile et codifiée. Les consignes sont données d’avance : chacun doit pouvoir être vu et avoir l’opportunité de faire étalage de ses talents pour assurer un avenir potentiel sur le marché du travail de l’art – si tant est qu’une telle chose existe bel et bien. Sur ce point, François Cervantes peut être satisfait, la consigne est respectée. Avec Claire, Anton et eux, le metteur en scène offre à chacun des 14 élèves de la promotion 2017 du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique la possibilité de se montrer sous tous les angles, de prouver qu’ils peuvent faire rire, émouvoir parfois, qu’il savent courir, rester immobile face au public avec un sourire aux lèvres, qu’ils savent aussi tomber avec grâce sans se faire mal, qu’ils savent courir et s’arrêter soudainement, qu’ils savent marcher au ralenti, se battre au ralenti toujours, qu’ils sont beaux de face, de dos, de profil, assis, debout, en costume ou au naturel, dans la lumière ou dans l’ombre. Chacun y va de sa spécificité, de son talent, de son emploi privilégié : un tel excelle dans le grotesque, l’autre dégage une beauté étrange, une telle a la voix éraillée, l’autre un bagout indéniable, l’une fait du piano, l’autre parle syrien, espagnol, arabe. Mission réussie donc. Et après ?
Pour « ne pas être asservi à une histoire », Cervantes fait le choix dans ce spectacle de « partir des acteurs et de leur présent ». Pas de texte donc, mais des paroles biographiques. Voire généalogiques. Chacun décline son identité, comme on se construirait un profil sur le net : j’ai 28 ans, je mesure 1m71 et pèse 56kg. Mon grand-père faisait du théâtre. Moi aussi, d’une certaine manière. Voilà. Et après ? 

Plutôt que de s’interroger sur ce que désire cette jeunesse, sur ses envies et ses rêves d’avenir, tous sont tournés vers le passé. Dis moi d’où tu viens et je te dirais qui tu es. On a du mal à croire que cela puisse être aussi simple, et pourtant le doute existe au vu du spectacle proposé en ce festival d’Avignon au gymnase Saint Joseph. Le plateau est laissé nu pour privilégier un espace libre de jeu : à cour et à jardin des chaises alignées, au fond un portant qui déborde de costumes, des ampoules qui tombent des cintres et donnent un discret air de fête foraine de village. On y reconnaît la scénographie donnée par les salles du CNSAD : des chaises, un grand espace de jeu, un piano (parce que tout bon acteur est, bien entendu, toujours aussi un peu un musicien). C’est dans cet espace que Cervantes entend proposer un « théâtre d’apparition » (on aimerait bien, d’ailleurs, savoir ce que cela signifie exactement), comprendre un théâtre où sont convoquées les figures qui ont compté pour chacun des acteurs, les personnes qui les ont marqués et les ont menés à l’endroit où ils se trouvent : sur un plateau.
« Car tout est histoire de groupes sanguins et de métissages qui existaient de fait. Mais avec la question de la transmission, de l’école, du passage entre les générations et de la famille de sang, on aborde très vite la notion de famille poétique. Les questions redeviennent essentielles et nattent l’intime et le politique ». Cet extrait de l’entretien avec François Cervantes qui figure dans le programme vaut le coup de s’attarder un peu. « Histoire de groupes sanguins », qu’est-ce à dire ? Moi je suis B+, toi A-, lui AB, on va bien s’entendre ? La famille de sang, qu’est-elle ? En quoi natte-t-elle intime et politique ? Si mon grand-père a pris le maquis, cela signifie-t-il qu’en moi existe quelque chose comme un gène de la rébellion, de la résistance ? Que faire de cet héritage ? Ce sont toutes ces questions, justement, que le spectacle ne pose pas. On se contente d’égrener des souvenirs d’enfance, de faire le récit de tel ou tel ancêtre et d’expliquer pourquoi on se retrouve à faire du théâtre. Séance diapo de familles sanguines qui, parfois, se rencontrent mais sans que le dialogue ne se construise vraiment. Absence de dialogue que l’on retrouve entre les acteurs eux-mêmes : la parole est certes démocratiquement répartie, chacun a sa part de texte et ce dernier est audible, mais aucune écoute entre eux. Preuve qu’il ne suffit pas que les répliques soient dites par l’un puis par l’autre pour qu’il y ait choralité. Aucun regard non plus, puisque tout est dit face public « pour que les acteurs soient vus jusque dans leurs pulsions profondes ». Et l’on sait bien que les pulsions profondes se voient mieux sous les projecteurs. Ce face public serait une façon, toujours d’après François Cervantes, « de ne pas accepter l’existence du quatrième mur ». Et de fait, pas de 4ème mur invisible faisant que les acteurs jouent « comme s’il n’y avait pas de public » – ce qui était, historiquement et pour Antoine par exemple, le moyen de lutter contre le vedettariat des acteurs à la fin du 19ème siècle – ni de personnage derrière lequel se cacher mais un miroir, tendu en lieu et place du public et dans lequel les acteurs se regardent jouer. Car entendons-nous bien. Si abattre le quatrième mur était pour Brecht le moyen de dénoncer la convention théâtrale naturaliste, ce geste s’accompagnait d’un possible essentiel et résolument politique : celui pour le spectateur de devenir un partenaire de jeu et d’avoir une pensée authentique. Rien de tout cela ici. Le spectateur reste bien assis dans son fauteuil et observe. Cette rencontre tant désirée par Cervantes entre les acteurs et les spectateurs n’a pas lieu, sauf à considérer le speed-recruiting ou le speed-dating comme une rencontre. Et même à admettre cela, l’enjeu de ces modalités de rencontre consiste à donner un aperçu de sa personnalité sans en dévoiler l’intégralité. Sinon tout est déjà dit, su, consommé, alors à quoi bon continuer ? C’est cette part de mystère qui manque ici, ces possibles que l’on aurait aimé projeter ou imaginer à partir de ces jeunes acteurs que le dispositif mis en place par Cervantes présente comme des vedettes plutôt que comme des « citoyens de théâtre ».
Voilà pour la famille de sang. Mais que dire alors de cette « notion de famille poétique » qu’évoque le metteur en scène et que les histoires de groupe sanguin aborderaient comme par un évident lien logique ? On peut la chercher du côté du titre : Claire (Lasne Darcueil) pour l’école : c’est ce plateau reconstituant une salle du conservatoire, c’est leur identité d’acteur, leurs savoirs-faire appris et valorisés. Anton (Tchekhov) comme seul futur théâtral évoqué : dans un avenir fantasmé, quelques acteurs, encore, font du théâtre (quel optimisme, au passage, pour cette promotion théâtrale 2017) et jouent devant un décor fait de bric et de broc une scène de La Mouette. Le texte est remplacé par quelques bribes de mots lancés avec un flegme désarmant et grotesque, on part du principe que les spectateurs reconnaîtront ce monument du théâtre et on s’arrête là.
On pourrait chercher aussi la famille poétique dans la mise en scène. On retrouve des exercices de clowns et d’improvisation, cette idée que des tréteaux nus suffisent pour que naisse et vive une fiction. Et cela fonctionne, est efficace et parfois plaisant. Par instants aussi on entraperçoit des traces de Pina Bausch : dans ces gestes du quotidien minimaux que les acteurs esquissent et répètent, dans ces mouvements de réconfort qu’ils exécutent soudain lorsque l’un d’entre eux ne va pas bien (revoir cette scène de Kontakthof avec Nazareth Panadero), ou encore dans ces courses arrêtées et dans cette exhibition de soi face au regard du public. Mais toute la provocation, toute l’impertinence et la violence des scènes de Pina ont été assagies et lissées pour n’être plus que des indices formels d’une référence poétique que certains spectateurs liront. Manque surtout cette complicité des membres du Tanztheater et qui semble ici faire défaut. Les acteurs du CNSAD ont beau se dire « je t’aime », lorsqu’ils imaginent ce qu’ils seront dans quelques années peu d’entre eux sont encore en contact, certains sont retournés au pays, d’autres persistent à faire du théâtre, l’un est peut-être mort.
On se dit alors que cette jeunesse, à laquelle on est bien forcé d’admettre que l’on appartient, est bien désillusionnée et que pour contrer l’ennui et/ou l’absence d’avenir, elle fait étalage de ce qu’elle a déjà réussi à construire. J’ai 28 ans, je m’emmerde, mais je sais qui je suis, j’ai été construite. Voilà. Comme si tout était déjà fini alors que cela ne fait que commencer, alors que tout reste à inventer, alors que je reste à m’inventer, à être inventée par les autres, par les rencontres, par les illusions et désillusions, par des rêves de théâtre possibles. Espérons que ces jeunes acteurs, talentueux sans nul doute, sauront se détacher de leurs savoirs-faire et oseront se mettre en danger.
Espérons qu’alors, nous pourrons les rencontrer.

]]> L’extension du domaine du théâtre https://www.insense-scenes.net/article/lextension-du-domaine-du-theatre/ Wed, 19 Jul 2017 14:20:37 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1691
Le théâtre est-il le lieu du théâtre ? À Avignon, depuis sa création en 1947, la Cour d’Honneur du Palais des Papes est le territoire majuscule et paradoxal du festival, et les parois d’une forteresse papale sont le mur de fond contre lequel s’adossent symboliquement tous les spectacles. Depuis 71 ans, c’est sa marque, sa singularité : un festival qui fait du théâtre un espace en dehors du théâtre – ou qui convoque le théâtre au lieu où il n’est pas ? C’est toute la question de cette cérémonie estivale : on joue dehors, dans les églises, dans les rues, les gymnases de lycée – mais on prend le risque de théâtraliser la rue, le dehors, le monde ? Une exposition passionnante à la BNF / Maison Jean-Vilar retrace les lieux insolites au Festival d’Avignon et pose (ces) questions…

« Parcours documentaire » : c’est le sous-titre de l’exposition, au deuxième étage de la Maison Jean-Vilar où la BNF a son antenne dédiée au Festival d’Avignon, mais plus généralement aussi aux arts de la scène. En quelques images, l’exposition donne à voir ce qui est finalement le geste exact du Festival pensé par Vilar : sortir le théâtre du théâtre. Ou faire entrer le théâtre ailleurs qu’au théâtre ? C’est tout l’enjeu. Cette sortie/entrée est un déplacement paradoxal. On le sait, le théâtre organise un rapport autre au temps et à l’espace, opère cette rupture dans l’ordre des choses et des tempo, fait silence en nous et arrêt de la vie – c’est sa nature, sa fonction. Mais que se passe-t-il quand le théâtre se fait au cœur même des espaces de la vie ? Le déplacement se redouble : le théâtre devient l’expérience d’une double bascule : déplacement par le théâtre, déplacement du théâtre.
Avignon est le territoire de ces ruptures : finalement, peu de théâtres accueillent ici les spectacles. Depuis 1947, il y a eu près de 182 lieux différents. Cours, cloîtres (ô, les arbres du Cloître des Célestins…), chapelles, églises, hôtels, jardins, mais aussi gymnases, ou gare, carrière désaffectée, patinoire, parc des expositions… Le théâtre à Avignon a pris le large. Ou est-ce le large qui est devenu un théâtre ?
L’exposition donne à voir ces lieux insolites, insolents même : elle commence par 1947 et la Cour d’honneur du Palais des Papes, avec ce paradoxe qu’aujourd’hui, il est le lieu emblématique du festival, son théâtre par excellence, une sorte de centre archi-théâtral qui est l’image même d’un théâtre absolu, majeur, indomptable aussi. Rare sont les spectacles qui prennent la mesure de cette démesure. (Mc Burnley avait trouvé le moyen de faire « disparaitre » les murs de la Cour, et de laisser les acteurs flotter dans l’espace [1]…) Suivent des images de cloîtres aujourd’hui espace incontournable, mais aussi de parking (celui de l’Oratoire, pour Saperleau de Gildas Bourdet), d’hôpital (l’hospice Saint-Louis, de La Onzième heure de Jean-Daniel Magnin et Emmanuel Ostrovski), ou même robe gigantesque d’un homme travesti monté sur des échasses sous laquelle quelques spectateurs ont assisté en 1980 à Femme chapiteau, de l’Unité et Cie au Clos des Arts.

Dans L’Étrange mot d’…, Jean Genet réclamait « aux urbanistes futurs, […] de ménager un cimetière dans la ville, où au milieu des tombes on érigera un théâtre » : pour Genet, il fallait que les spectateurs en sortant soient au cœur de ce que le théâtre avait retourné, appelé, traversé. En 1997, Hervé Loichemol monte Lettre au Directeur du théâtre dans le Cloître du cimetière de la Chartreuse à Villeneuve lez Avignon.
Il y a ces lieux singuliers qui dévisagent le théâtre, et il y a ces lieux communs qui le rendent singulier : un appartement (pour Anne-Laure Liégois), un camion bulgare (pour Rimini Protokoll), un stade (pour Boris Charmatz). Il est vrai qu’aujourd’hui, c’est le mouvement même du théâtre de sortir du théâtre, et l’insolite est devenu la règle, renouant finalement à l’origine des espaces théâtraux quand c’est dans le jeu de paume qu’on dressait les tréteaux. Mais une certaine histoire est passée aussi. On est après l’époque des théâtres bâtis pour être théâtres, pensés en fonction des regards (de l’œil du Prince à « la perspective militaire » dont parlait Jourdheuil pour définir nos théâtres démocratiques où on peut « bien » voir de partout, et qui annulent les perspectives à l’italienne, aristocratique, inégalitaire…).
Quand Chéreau monte Dans la solitude des champs de coton dans la Salle de Courtine pour le Festival d’Avignon en 1988, il est tout à sa tâche de défaire de l’intérieur la scénographie déterminée en amont du théâtre. Ce qu’il cherchait déjà, c’était travailler le lieu contre le théâtre, et que le théâtre puisse l’accepter, malgré lui.

L’exposition donne à voir un mouvement fascinant qui conduit le théâtre en dehors, au dehors : et qui pourtant se relocalise, fabrique dans la rue un théâtre qui fait de la rue un théâtre. À Avignon, ces frontières là sont poreuses, ou en tous cas instables : dans chaque rue, les artistes font la réclame de leur spectacle sous forme de spectacle, on chante et danse, rivalise de performance plus ou moins avouable pour attirer le spectateur – lui donner à voir un spectacle qui déjà commence. Et on éprouve cet étrange sentiment : ce sont les rues vides des périphéries où soudain il n’y a plus ni foule ni bruit qui sont insolites – et théâtrales, car tout (et surtout rien) redevient possible.
Des 182 lieux du festival depuis 1947, combien en reste-t-il ? La Carrière Boulbon n’accueille pas de spectacle cette année – restriction budgétaire oblige, sans parler de l’État d’Urgence. Le théâtre reviendra-t-il au théâtre, dans les salles fermées où il est plus facile d’organiser les flux, d’installer les formes visibles de la reconnaissance institutionnelle ? Autre question : à faire des lieux insolites l’image (internationale) du Festival, l’insolite ne deviendrait qu’une forme de plus de la patrimonalisation de la création. Combien de spectacles joués dans des lieux singuliers qui annulent ces singularités et pourraient tout aussi bien avoir lieu ailleurs ? On a déjà vu le Parc des Expositions transformé en boîte noire, ou le Cloître des Célestins en salle municipale. Que reste-t-il de ces lieux qui renonce à être insolite mais qui ne seront jamais tout à fait des théâtres ?
En 2011, Anne Teresa De Keersmaeker présente sa chorégraphie Cesena en convoquant les spectateurs à l’aube [2] C’est la danse qui fait se lever le jour peu à peu. En 2013, Dieudonné Niangouna jette depuis le sommet de la Carrière Boulbon des effigies de Dieux qui restent suspendus entre ciel et terre, tandis que dans la boue de la terre, les hommes se battent. En 2017, Castorf répand le foin du théâtre de Molière sur le sol du Parc des Expositions entre deux écrans gigantesque. À chaque fois, les lieux ne sont pas pris où ils sont, mais interrogés dans leur capacité à questionner le théâtre, à le réinventer, à le déplacer.
Théâtre, lieu d’où l’on voit, aime dire François Tanguy en rappelant l’origine du mot. À cet égard, le théâtre peut bien se passer de théâtre, tant qu’il ne perd pas cette inquiétude de voir, par lui, les formes qu’il prend pour nous voir, et voir avec nous le monde : une fois sortis du spectacle, sommes-nous de nouveau au dehors, ou dans un dedans troué, ouvert, agrandi, emporté ?
Notes
[1Voir la critique du spectacle par Yannick Butel : Le Malin Génie de McBurney : le pepper papal
[2Voir la critique de Yannick Butel : Cesena : Un, deux, trois, soleil, et de Pauline Pingeot : Cesena Amen.

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]]> La voix comme geste chez La Princesse Maleine https://www.insense-scenes.net/article/la-voix-comme-geste-chez-la-princesse-maleine/ Wed, 19 Jul 2017 14:20:05 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1689
L’enjeu d’un « corps-voix »… un geste-voix…

Aux premiers instants de la représentation de La Princesse Maleine, moi j’avais trouvé ce que je voyais tellement beau esthétiquement, surtout en raison du caractère pictural encadré parfaitement par les deux beaux platanes du Cloître des Célestins. C’était beau de voir les comédiens à la table, beau ces blocs de glace, ces jeux d’ombres, la lumière de la lune sur la scène, l’ambiance nocturne et mystérieuse.
Cependant, cette langue française du XIXème siécle m’était si étrange (je suis de Porto Alegre, au Bresil) que je me suis sentie éloignée de la mise en scène. À ce moment-là je ne pouvais plus « accéder » à ce travail parce que je cherchais à « comprendre » rationnellement ce qui était dit par les comédiens de Kirsch. Je cherchais le « sens » des mots de Maeterlinck.
Et alors j’ai décidé de juste contempler ce qui je voyais, je me suis mise à ne pas écouter le texte mais plutôt à entendre ces voix qui l’expriment. Et c’était à partir de cette prise de décision que mon regard a changé pour La Princesse MaleineLa princesse Maleine n’est pas une proposition facile. Ce n’est pas un spectacle où le public sort du théâtre « satisfait » ou pas… (Moi j’ai eu besoin à peu près d’une semaine pour écrire là-dessus. Une semaine pour articuler ce que j’avais vu et les répercussions que ça avait sur moi).
Bien sûr que La Princesse… a un rapport à l’esthétique visuelle et vocale, esthétique et stylisation qui produisent une sorte d’« artificialité ». Néanmoins, le travail est établi principalement sur la recherche d’une musicalité des voix à partir de la parole poétique de Maeterlinck. Là le sens n’est plus important, ni même le but de produire un effet d’artificialité… Au contraire des propositions où le texte occupe normalement le sommet de la hiérarchie artistique (c’est pour cette raison qu’il est « intouchable », voire « sacré »), chez Kirsch l’expression vocale ne se limite pas à vouloir redonner le signifié de la parole, mais devient plutôt un « corps musical » apparemment abstrait qui produit d’autres corps plus concrets (comme le corps humain par exemple). De cette manière, dans sa mise en scène la voix devient un geste poétique qui déclenche d’autres gestes également poétiques. Par exemple, quand le prince Hjalmar meurt, son « oui » répété trois fois s’entend comme une phrase musicale qui produit un geste corporel : celui de mourir.
La Princesse Maleine ne peut pas faire plaisir à tout le monde parce qu’on est tellement habitué au langage merdique, hyper-réaliste, pas créatif du tout de la télévision et du grand cinéma commercial, qu’on devient de plus en plus étranger aux échos de la langue poétique.
C’est dommage que le public et la grande presse n’aient pas compris le geste poétique radicale et courageux, la conception de ce travail chez Pascal Kirsch, ainsi que le travail irréprochable des comédiens Bénédicte Cerruti, Arnaud Chéron, Mattias de Gail, Victoire du Bois, Raphaëlle Gitlis, Vincent Guédon, Loïc Le Roux, François Tizon, Florence Valéro, Charles-Henri Wolff.
C’est dommage parce que le choix de Kirsch de laisser entendre une voix poétique est un engagement tellement fort, et demande tant aux comédiens… C’est évident que beaucoup de gens préfèrent se satisfaire de propositions plus… comment dire… rassurante.
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20 Novembre : une histoire pour qui https://www.insense-scenes.net/article/20-novembre-une-histoire-pour-qui/ Wed, 19 Jul 2017 14:19:37 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1687
Lena Paugam met en scène 20 novembre de Lars Norén. Cela se joue dans le Festival off d’Avignon 2017 à la Manufacture. Un projet initialement prévu pour le milieu scolaire qui voudrait « ouvrir un débat ». Entre provocation et volonté de pensée critique, il n’est pas sûr que ce soit l’ordre établi qui en sorte vainqueur.

20 novembre mis en scène par Lena Paugam fonctionne sur une sorte de dramaturgie de prise d’otage. La peur probable des victimes du tueur est transposée sur l’acte scénique. Le public est assis dans une salle de classe réelle, l’acteur jouant le tueur tourne autour et s’adresse au public, lui demande, de temps en temps, de répondre à des questions. Après que la salle a répondu, sans le savoir, plus ou moins à l’unanimité, par un oui à la guerre totale, ou, comme dit le camarade, pour simplement « jouer le jeu », il y règne la peur de dire des conneries ou des atrocités. L’arbitraire du choix des victimes met en alerte la salle. Que vais-je dire, que vais-je faire s’il me demande quelque chose ?
Le spectacle s’est créé en immersion dans un lycée à St-Brieuc et a été conçu pour être joué dans les écoles notamment. Lena Paugam voudrait « proposer l’ouverture d’un débat avec les spectateurs » sur les thèmes abordées dans la pièce de Lars Norén.
Surgit alors la question : quelle politique du spectateur se trouve derrière un procédé de cette sort ? La mise en scène se voudrait-elle une sorte de provocation pour que les spectatrices et spectateurs réagissent et tentent de problématiser quelque chose ? Que nous sommes des moutons, que nous ne réfléchissons pas par nous-même puisque la majorité de la salle dit oui à la guerre totale ? Ce serait inverser réalité et théâtre. D’ailleurs la preuve : le public n’est pas dupe, car quand il s’agit de chantonner avec l’acteur l’hymne à la joie pour soutenir sa barbarie, personne n’ouvre plus la bouche. Le « vous êtes tous responsable de ce monde de merde » est ici transposé en obligeant le spectateur à être complice en tenant, par exemple, la caméra. Certain.e.s refusent, mais que d’autres le font ne relève que de la situation théâtrale. Peut-être cette mise en scène se voudrait alors une sorte d’éducation de spectateur qui l’invite à ne plus se satisfaire d’écouter des histoires, d’écouter des gens qui parlent devant lui, d’abolir cette situation théâtrale qui sépare la scène de la salle… dès lors, cependant, 20 novembre n’aura plus lieu. Il suffirait de se lever.
Ce serait encore le mieux qui pourrait arriver. La barbarie de l’acte de Sébastian Bosse et son discours pseudo-révolutionnaire, une accusation de ce monde où le sentiment d’absurdité, de non-sens, où le sentiment que les formes de vie majoritaires ne peuvent nous proposer ni une bonne vie, ni une belle vie, où ces sentiments sont probablement largement partagés, sa barbarie et son simplisme, dis-je, deviennent un argument pour les modérés de l’ordre établi. Une extrême droite, pubertaire, invalide tout projet de fonder autrement, de manière radicale, la vie et ce monde, même si c’est à l’opposé du spectre politique. Ça, c’est connu. Ceci se vérifie à un petit mot : « anarchie », qui devient ici une dystopie où chacun.e se défend avec une arme et tue quand il veut, quand il peut. Que le projet de l’anarchie n’a rien à voir avec cela est inutile de dire. Que ce projet politique prend à nouveau une baffle avec Le 20 novembre est probablement une problématique peu thématisée. Ainsi se risque Le 20 novembre en voulant provoquer une pensée critique, paradoxalement, à soutenir les causes de la barbarie de cet adolescent exclu, c’est-à-dire la normativité de notre société et la violence de celle-ci.
À la fin se lève une musique, quelques notes en majeur, peut-être, comme pour clore en disant que ce n’était qu’une histoire. That’s it.

« otage n. m. ostage 1080, aussi « logement, demeure » ; de oste « hôte », les otages étant d’abord logés chez le souverain » (Petit Robert 2005)

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Gabriel Dufay et les spectres vifs de Desnos https://www.insense-scenes.net/article/gabriel-dufay-et-les-spectres-vifs-de-desnos/ Wed, 19 Jul 2017 14:18:54 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1685
La vie et l’œuvre de Desnos semblent se briser l’une sur l’autre. À la vie revient la part d’échec, de douleurs, de ruptures successives – avec Breton en 1929, avec la littérature en raison de la guerre et l’engagement dans la Résistance, avec l’amour et ses liens tranchées, avec l’existence, achevée cruellement dans le Camp de Terezin en 1945 –, mais à l’œuvre, la part lumineuse et incandescente, qui traque où qu’elle le peut les forces vives, les beautés, ce qui excède, ce qui outrepasse. La vie et l’œuvre dialoguent pourtant et se jettent l’une sur l’autre pour finir par former ce nom de Robert Desnos dans l’histoire de la poésie. Comment lever ce dialogue autrement et ailleurs qu’au théâtre ? Dans Journal d’une apparition, Gabriel Dufay, metteur en scène et comédien, lève la présence de ce dialogue, et plutôt que de raconter la vie de Desnos à travers son œuvre, ou de témoigner de l’œuvre dans la vie (cette paresse biographique qui est celle de l’époque), il tente de danser entre les ombres de l’une et de l’autre, et choisit de prendre le parti du spectre, ce qui double la vie et l’écriture, spectre comme on parle du spectre de lumière, ou de revenance – apparition de ce qui a disparu. C’est une heure et demi dans la voix de Desnos qui sculpte l’acquiescement terrible, profond et simple, de la vie confiée à l’amour, c’est-à-dire au désir sans cesse rejoué du possible.

Parvis et plus de ciel
Le Parvis d’Avignon est de ces lieux nouveaux que le festival Off ouvre pour nous, tandis que le In organise méthodiquement la fermeture des espaces (cette année la Carrière Boulbon, et demain ?). Rue Paul Saïn, une église désacralisée fait office de théâtre. Elle est son propre décor : « c’est vrai, disait Brecht, l’origine du théâtre c’est le rituel ; mais le théâtre commence là où le rituel n’existe plus » [1] Dans la nef de la Chapelle Italienne s’ouvre un lieu. Et pour cette ouverture, le Frère Samuel Rouvillois, fondateur du Parvis d’Avignon a confié la responsabilité de la programmation le temps du Festival à une jeune metteur en scène et actrice, Pauline Masson.
Sa proposition fait la part belle aux langues et à la radicalité tenue des écritures : Pauline Masson et trois metteurs en scènes qu’elle a invités donne la parole à quatre auteurs : Jon Kalman Stefansson (pour Entre ciel et terre, que monte justement Pauline Masson), Fernando Pessoa (pour Ode Maritime, que monte Stanislas Roquette), le jeune dramaturge Raphaël Sarlin-Joly (pour son propre texte Nous irons pieds nus comme l’ire des volcans), et Robert Desnos, pour un montage de textes mis en scène par Gabirel Dufay. L’ensemble forme Un peu plus de ciel, une respiration dans la touffeur d’Avignon.

« Heureux l’homme soumis à ses fantômes »
Le spectacle de Gabriel Dufay joue sur le fil, tenant de la plus grande simplicité d’expositio, et de la plus belle complexité dans les profondeurs qu’elle remue. Un dispositif tri-frontale au centre duquel est posé négligeamment un lit, un bureau d’écriture, un fauteuil – recouvert de draps blancs, comme des linceuls. Trois espaces de regard et trois espaces de vie qui disposent les signes d’une existence vouée à l’écriture et à l’amour : puisque « la poésie comme l’amour se fait dans un lit, et ses draps défaits sont l’aurore des choses » (Breton). Dans les draps que Gabriel Dufay ôtera simplement au début, l’acteur ne cessera de s’envelopper, de se draper, de se voiler, de danser : avec la minceur de ces signes, on voudrait ne surtout pas jouer à Desnos, ou avec lui, rejoindre sa figure ou redonner son visage. Seulement lever la vie, agiter son ombre, son spectre, l’appeler à soi peut-être.
L’autre évidence mystérieuse du spectacle, c’est le lien tissé avec audace entre les écritures de Desnos. On entendra poèmes, lettres, extraits de son journal, et la correspondance privée viendra contaminer l’œuvre publique pour produire – plutôt que la fusion de l’œuvre et de la vie – l’inquiétude qui ne cesse de faire vibrer l’une et l’autre, d’attaquer l’une par l’autre. Élégance du geste : le surréalisme, c’était bien ce désir non de dépasser le réel par l’œuvre, mais bien au contraire de traquer dans la vie ce qui en excède la force et la soulève. Ces soulèvements, le spectacle se donnera la tâche d’en produire infiniment, jusqu’à la fin, et même au-delà de la vie de Desnos, en donnant la dernière parole à l’œuvre.
La vie de Desnos est connue – mais le spectacle ne prend pas le scrupule de la reconstituer. Au contraire. C’est dans les plis de la vie que l’œuvre se dit. À l’automne 1926, Desnos fait la rencontre d’une jeune femme, Yvonne George. L’amour est impossible : c’est un mirage, un pur rêve. Alors autant le rêver. [2]
Chaque soir, Desnos rêve qu’elle vient lui rendre visite, et qu’il s’endort en sa présence. Chaque matin, il écrit le journal de la nuit : le rêve, la présence de cette femme, de cet amour. Du fantôme de la nuit, Desnos consigne les moindres gestes, scrute les mouvements, témoigne des paroles et des traces laissées sur le lit, sur la peau – jusqu’au jour où le fantôme s’estompe, puis s’efface, avant de s’évanouir à jamais. La brûlure reste. Et on comprend, dans ce commencement, ce qui va fabriquer peu à peu le spectacle : si le théâtre est l’espace des ombres et du jeu avec elles, c’est donc le lieu du fantôme, de ce qui a eu lieu et revient, l’espace de la répétition quand elle recommence sans cesse, le territoire élégiaque où naissent au retour du silence les langues que la vie ne peut accepter. Le pays du spectre. [3]
Ce qui commence alors, près d’une heure et demi, c’est cette danse avec les fantômes : fantômes de la vie de Desnos, plus vifs que morts ; fantômes de l’œuvre qui double la vie et de la vie qui recouvre l’œuvre et l’appelle : fantôme du théâtre qui lève la voix de Desnos sous le spectre d’un acteur qui joue à quelques mètres de nous mais dont la voix est sonorisée dans des enceintes qui nous entourent : nous enveloppent, déréalisent le corps. Quelque chose parle en lui. [4]
Ou plutôt : le corps est devant nous, et la voix nous parvient derrière nous. Et dans le tremblé des lumières (beauté des noirs de plateau, si rare désormais dans nos théâtres où les issues de secours crient les couleurs vertes qui empêchent toute solitude), ce qu’on perçoit est la surface doublée des apparences, le possible d’hier, le retour au présent de ce qui toujours aura lieu : la poésie de Desnos.
Le spectacle dansera autour des fantômes dans une valse à trois temps : l’Étoile (le journal du spectre d’Yvonne, l’amour impossible) ; la Sirène (autour de la rencontre avec Youki, l’amour reçu et donné) ; la Poésie (retraçant les dernières années, dans la Résistance ou dans le Camps, séparé de son amour, ou lié à elle par l’écriture des lettres). Dramaturgie du dépli amoureux, de l’invention permanente de l’amour, le spectacle ne perd jamais le fil du fantasme, du fantomatique : si Desnos comme Breton tombait amoureux pour la vie tous les quinze jours, c’est aussi parce que l’amour devait sans cesse exiger tout de la vie, et devait rabattre les cartes sans cesse. D’où cette vie fragile et provisoire à chaque instant, ces moments de trouble dans les accords, et ces moments d’accord à travers les troubles.
Gabriel Dufay sait les mouvements du texte comme on connaît son ombre : comme on s’en méfie, comme on se rétablit en lui après s’y être jeté, comme on l’esquive parfois, comme on la met dans le dos pour mieux avancer. Jeu avec la lumière, un crépuscule qui dit aussi bien l’aube que le soir.
Au pli du spectacle, l’apparition (c’en est une) de Pauline Masson est spectrale et lumineuse : dans le contre-jour, elle s’avance depuis le fond de scène en robe blanche, traverse le plateau, s’efface. Cette traversée marquera la fin du spectacle comme une brûlure l’œil, sa persistance rétinienne. Elle sera présente comme une absence, comme un phantasme. Elle jouera Youki, elle jouera le désir, l’amour, soit pour Char « l’écriture réalisé du désir demeuré désir ». Au fond, Susanna Tiertant posera délicatement ses mains sur le piano ou fera courir ses doigts sur l’accordéon, dans l’ombre et dans le silence – sauf à la fin, quand elle dira la date de la mort de Desnos. [5]
Et cette annonce est le spectacle même : son spectre. Le destin de Desnos est présent comme une fatalité à chaque instant de sa vie vécue au bord de l’abime. Dans les affres de la solitude parisienne en marge du groupe des surréalistes (et même pendant la période surréaliste : Desnos était le plus doué pour plonger dans des états de conscience au confins de la folie – on cessera les séances d’hypnose parce qu’elles devenaient trop dangereuses pour lui…) ; dans les remous de l’amour perdu après la mort de Yvonne, à 31 ans ; dans les combats de la Résistance qui l’engagent pleinement – au sein du journal Aujourd’hui, puis dans le réseau Agir ; dans les Camps enfin, à Auschwitz d’abord, puis rapidement à Flöha en Saxe, à Terezin en Tchékoslovaquie enfin. Il marchera toujours avec la mort, auprès d’elle comme un soutien ferme qui l’empêche de tomber. [6]
Cependant, sur toute cette vie plane l’intraitable sourire de l’acquiescement, le terrible regard d’Eros qu’enlace Thanatos. Quelques mois avant sa mort, Desnos, confiné dans les baraquements et atteint du typhus sait-il qu’il va mourir ? Il écrit une lettre à Youki pour lui demander d’avertir Gallimard : il brûle de composer « un roman d’amour d’un genre nouveau. » Il demande des nouvelles des amis. Il supplie Youki de prendre soin d’elle. Il dit qu’on ne se souvient pas du présent, et que le passé ne compte pas : seul importe l’avenir, et l’avenir sera auprès d’elle, c’est certain. Certitude qui irradie dans chacun de ces textes, comme s’ils étaient tous une promesse engagée en regard de l’existence, celle de l’accomplir pleinement.
Gabriel Dufay lance le merveilleux « Jamais d’autre que toi », et revient en souvenir évidemment la voix de Bashung qui l’aura porté aussi au lieu même où Desnos l’aura écrit : dans la déchirure, la simple beauté de mettre la mort derrière soi. [7]
Dans le tissage des lettres et des œuvres, le miracle opère d’une œuvre accomplie au nom de la vie, mais qui n’en est jamais ni l’alibi ni le refuge. Seulement une façon de la nommer, et d’en intensifier en retour l’expérience. Car quand on écrit ainsi, ce n’est pas pour l’écriture, mais pour armer la vie et se donner la force d’exister à cette hauteur là.
Le dernier texte qu’on entend est une lettre de Youki, qui espère que Desnos est en train de la lire debout, à Moscou ou en Allemagne, en pleine santé. Elle ne savait pas qu’il était mort quelques jours auparavant, épuisé par les marches forcées. Destin de l’écriture de poser la vie au-delà de la mort. Et grâce de ce théâtre d’en lever les possibles, de soulever les fantômes intacts et vivants. Et toujours à venir.
Notes
[1Phrase qu’évoque Grotowski, cité par Peter Brook, Avec Grotowski, préface de Georges Banu, Arles, Actes-Sud, 2009, p. 119.
[2J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme
qu’il ne me reste plus peut-être, et pourtant,
qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois
que l’ombre qui se promène et se promènera allègrement
sur le cadran solaire de ta vie.
Robert Desnos, « J’ai tant rêvé de toi », in À la Mystérieuse.
[3Dans la nuit, il y a toi. […] / Toi qui es à la base de mes rêves et qui secoues mon esprit plein de métamorphoses
et qui me laisses ton gant quand je baise ta main. 
Dans la nuit, il y a les étoiles et le mouvement ténébreux de la mer,
 des fleuves, des forêts, des villes, des herbes,
des poumons de millions et millions d’êtres.
 Dans la nuit il y a les merveilles du mondes.
 Dans la nuit il n’y a pas d’anges gardiens mais il y a le sommeil.
 Dans la nuit il y a toi. 
Dans le jour aussi.
Robert Desnos, « Les Espaces du sommeil », À la Mystérieuse.
[4Si tu savais. Si tu savais comme je t’aime et, bien que tu ne m’aimes pas, comme je suis joyeux, comme je suis robuste et fier de sortir avec ton image en tête, de sortir de l’univers. Comme je suis joyeux à en mourir. Si tu savais comme le monde m’est soumis. Et toi, belle insoumise aussi, comme tu es ma prisonnière. Ô toi, loin-de-moi, à qui je suis soumis. Si tu savais.
Robert Desnos, « Si tu savais », in À la Mystérieuse.
[5Dis-toi qu’il ne faut pas regretter les choses : Ronsard avant moi
 et Baudelaire ont chanté le regret des vieilles et des mortes 
qui méprisèrent le plus pur amour. 
Toi quand tu seras morte
 Tu seras belle et toujours désirable. 
Je serai mort déjà, enclos tout entier en ton corps immortel, en ton image étonnante 
présente à jamais parmi les merveilles perpétuelles de la vie et de l’éternité,
 mais si je vis
 Ta voix et son accent, ton regard et ses rayons, 
L’odeur de toi et celle de tes cheveux et beaucoup d’autres choses encore vivront en moi,
 Et moi qui ne suis ni Ronsard ni Baudelaire, 
Moi qui suis Robert Desnos et qui pour t’avoir connue et aimée, 
Les vaux bien ;
 Moi qui suis Robert Desnos, pour t’aimer
 Et qui ne veux pas attacher d’autre réputation à ma mémoire sur la terre méprisable.
. Robert Desnos, « Non, l’amour n’est pas mort », in À la Mystérieuse.
[6j’appelle à moi les amours et les amoureux / j’appelle à moi les vivants et les morts / j’appelle les fossoyeurs j’appelle les assassins / j’appelle les bourreaux j’appelle les pilotes les maçons et / les architectes /les assassins / j’appelle la chair / j’appelle celle que j’aime / j’appelle celle que j’aime / j’appelle celle que j’aime / le minuit triomphant déploie ses ailes de satin […] / les assassins me saluent / les bourreaux invoquent la révolution / invoquent ma voix / invoquent mon nom / les pilotes se guident sur mes yeux / les maçons ont le vertige en m’écoutant / les assassins me bénissent / la chair palpite à mon appel / celle que j’aime ne m’écoute pas / celle que j’aime ne m’entend pas / celle que j’aime ne me répond pas
Robert Desnos, « La voix de Robert Desnos », in Les Ténèbres.
[7Jamais d’autre que toi en dépit des étoiles et des solitudes / En dépit des mutilations d’arbre à la tombée de la nuit / Jamais d’autre que toi ne poursuivra son chemin qui est le mien / Plus tu t’éloignes et plus ton ombre s’agrandit / Jamais d’autre que toi ne saluera la mer à l’aube / quand fatigué d’errer moi sorti des forêts ténébreuses / et des buissons d’orties je marcherai vers l’écume…
Robert Desnos, « Jamais d’autre que toi », in Les Ténèbres.
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La mise en question d’un « théâtre pour le jeune public » chez Tristesse https://www.insense-scenes.net/article/la-mise-en-question-dun-theatre-pour-le-jeune-public-chez-tristesse/ Wed, 19 Jul 2017 14:18:19 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1683
Il s’agit d’un travail d’équipe très sensible, créatif, bien articulé… Une belle proposition qui vient remplir ce « trou noir » appelée « théâtre pour le jeune public » (toujours à la frontière entre le thêatre pour les enfants et le théâtre pour les adultes)…

La pièce tourne autour de Girafe, une petite fille de 9 ans qui vient de perdre sa mère. En plus, du fait que son père est un artiste au chômage, leur situation financière devient plus compliquée. Accompagnée de son ours en peluche appelé Judy Garland, Girafe décide de parcourir les rues de Lisbonne à la recherche d’un moyen de prendre en charge l’abonnement de la télévision câblée. Logique ! Dans un monde de plus en plus « carré » où quotidiennement on est devant nos écrans de smartphones, d’ordinateurs, de télévisions, de publicités visuelles… les chaînes comme Discovery Channel peuvent parfois représenter pour un enfant le seul moyen de fuir du manque de quelque chose qui est vital…
Leur « petit voyage », les conduit à faire des rencontres d’adultes bizarres, à arpenter des rues qui bougent sans cesse, à connaître des situations d’aventure… Bref, ils font l’expérience de la vie urbaine qui leur est parfois hostile. Girafe et son compagnon d’aventures tracent ainsi la cartographie d’une grande ville qui ressemble à toutes les grandes villes du monde, et qui ont en commun la relation à l’argent qui est de plus en plus dominant. Ville où l’on trouve toujours des magasins, des agences bancaires, une place publique, des rues pour la circulation du capital, des lieux destinés aux affaires politiques, etc. Cela étant, cette cartographie met en scène également une histoire intime, puisqu’à travers l’expérience de la ville, il s’agit aussi de vivre le passage de l’enfance vers la jeunesse « ce petit adulte »… C’est « ce passage » tantôt subtil, lent et douloureux (lequel marque le changement de regard sur le monde chez l’enfant) qui est l’enjeu principal de Tristesse. Girafe n’est plus une petite enfant, mais elle n’est pas non plus une adolescente. Girafe est plutôt quelqu’un qui vit un moment où grandissent les contradictions intimes. Période où Girafe se rend compte que « grandir » n’est pas du tout un processus facile, car c’est un temps plein de paradoxes qui semblent parfois incompréhensibles du point de vue d’un enfant… Dès lors, alors que la protagoniste se montre naïve, enfermée dans son monde imaginaire qui lui est propre, elle est aussi très attentive, petit à petit, aux situations qui exigent d’être rusé quand les circonstances sont critiques. Girafe fait ainsi un apprentissage, parfois contre elle, vivant des contradictions, comme tous les enfants qui passent par « la violence » : la violence de grandir. Contradiction qui lui fait prendre connaissance de gros mots, er par exemple du mot « pédophile » (même si elle ignore sa signification exacte).
Ainsi, elle prend conscience que l’abonnement de la télévision câblée exige de l’argent. Mais aussi, apprentissage de chose intime lorsqu’elle réalise qu’elle ne reverra plus sa mère… Et toutes ces expériences se font aussi dans son imaginaire, en dialogue avec son ours en peluche (une sorte d’alter-ego pittoresque qui, lui, parle l’argot) et désigne le monde, le plus souvent, en recourant à des métaphores et en utilisant aussi l’absence de logique.
Alors de quoi parle-t-on précisément quand on parle de « théâtre destiné au jeune public » ? Quel est le langage qu’on peut employer pour parler avec eux ou s’adresser à eux ? Souvent, les propositions scéniques pour le jeune public sont très didactiques puisqu’on les prend pour des petits enfants. « On ne peut pas leur dire des gros mots », « il faut toujours avoir une histoire avec une leçon de morale », ou « si vous faite comme ça ils ne vont pas vous comprendre »… On a toujours tendance à mettre en doute leur capacité de raisonnement, comme s’ils n’étaient pas attentifs à la réalité, à la violence de notre quotidien. Et cela a un effet, évident, c’est que cela forme une frontière et un grand trou noir entre le thêatre pour les enfants et le théâtre pour les adultes.
Tristesse n’a rien à voir avec cette description. Tristesse est une belle proposition qui vient remplir ce trou, en touchant de la même manière le public adulte. Ses dispositifs de scène (notamment la scénographie, la dramaturgie, le jeu d’acteur) mettent en évidence le caractère épique de la pièce, et ne méprisent pas du tout l’intelligence des uns et des autres.
La combinaison entre la dramaturgie intelligente et sensible de Tiago Rodrigues, la mise en scène encore plus sensible, bien articulée, créative de Thomas Quillardet, ainsi que le travail impeccable de toute l’équipe (les comédiens Marc Berman, Jean-Toussaint Bernard, Maloue Fourdrinier et Christophe Garcia, l’assistente de mise en scène Claire Guièze, la scénographie de Lisa Navarro, la lumière de Sylvie Melis, les costumes de Frédéric Gigout) font de Tristesse et joie dans la vie des girafes un beau travail collectif où on voit se dessiner le parcours entre la tristesse de la solitude d’une petite fille, et la joie qu’il y a à se découvrir soi-même.

 

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Ce sont que des mythes bordel ! https://www.insense-scenes.net/article/ce-sont-que-des-mythes-bordel/ Tue, 18 Jul 2017 14:24:57 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1708
L’acteur et metteur en scène Bernard Bloch propose un voyage dans les fils entremêlés de l’archipel imaginaire de Palestine en adaptant pour le théâtre son récit Dix jours en terre ceinte. Un récit où domine la pudeur d’une parole inquiète qui fait entendre des interrogations dépassant le seul cadre biographique.

Sur le petit plateau du théâtre du Cabestan, devant une trentaine de spectateurs : une petite table à cour, avec un ordinateur et du matériel de mixage – lieu du son ; une autre à jardin, plus grande, agrémentée de quelques livres ou feuillets – lieu de l’écriture ; au fond, un écran – lieu de l’image. Circulant d’un lieu à un autre, s’adressant tantôt à l’un, tantôt à l’autre, Patrick Le Mauff déroule le récit d’un voyage singulier, celui de Cholb, seul juif (athée de surcroît) parmi un groupe de 37 catholiques progressistes qui visite la Cisjordanie dans le cadre d’un périple organisé par Témoignage Chrétien. Au programme : rencontres avec des militants palestiniens, israéliens, de responsables ONG et de curés, passage aux nombreux check points, et surtout confrontation à la mainmise des différentes subjectivités dans tous les discours.
« Le voyage de Dranreb Cholb se veut un cri d’alarme. Mais il est délibérément subjectif. Et en « terre ceinte », la subjectivité a le pouvoir : celle des uns dénie la légitimité de celle des autres. » lit-on dans le programme. Plutôt qu’un spectacle sur ou au sujet du conflit israelo-palestinien, plus qu’un acte de sensibilisation ou d’éveil politique, la question posée par Bernard Bloch est bien celle de la subjectivité et de ses mythes. Et plutôt que d’y répondre, il s’agit pour le metteur en scène d’employer le théâtre comme révélateur de ces mythes multiples. Que certains d’entre eux fondent des pratiques sociales, définissent des valeurs ou rendent possible une cohésion sociale n’enlève rien à cette première partie de la définition : un mythe est avant tout un récit imaginaire. Et c’est dans cet imaginaire que nous entraîne l’adaptation par Bernard Bloch de son récit Dix jours en terre ceinte(publié aux éditions Magellan&Cie), l’imaginaire d’une terre en archipel dont le programme reproduit la carte.
Le mythe de la judéité d’abord. Comment comprendre le sentiment d’appartenance que Cholb ressent, tout en étant athée, en arrivant en Palestine ? Et surtout, qu’en faire ? Lorsqu’au passage des check points on demande s’il y a des juifs dans le bus, le guide répond : « Ce ne sont que des français qui visitent ». Que faire, alors, de cette culpabilité que ressent Cholb d’être clandestin malgré soi ? Lorsque face à une photo d’enfance, le narrateur évoque les souvenirs de sa Bar Mitzvah faite à Jérusalem, la mémoire joue des tours : pour lui, s’il n’est pas venu deux jours plus tard sur les épaules de son père près du mur des lamentations, c’est que son père était trop petit pour le porter. Sauf qu’à l’époque il était impossible d’accéder au mur. Où est la part d’imagination dans cette identité juive avec laquelle le narrateur s’est construit ? Pourquoi ce besoin de passer par la Palestine avant de rendre visite à sa famille en Israël ?
Mythe de la terre des ancêtres dont Cholb porterait le témoignage une fois revenu en France et auquel le spectacle donnerait voix. Sauf que l’on dépasse le simple témoignage. D’abord parce que le récit avance autant par les moments de rappels historiques et/ou géographiques que par celui des sentiments et questions qui habitent le narrateur s’isolant pour griller quelques clopes. Ensuite et surtout parce que des vidéos tournées en France et non pas sur place prennent le relais de la parole et la décalent en révélant leur théâtralité. Les boutiques fermées des puces de Saint Ouen tiennent lieu de ruelle d’une ville palestinienne, la campagne française se déroule par les fenêtres de l’autobus tandis que le guide assène au micro ses vérités et saisit la moindre occasion pour évoquer les injustices faites aux chrétiens de Palestine, cherchant à s’attirer la sympathie ou l’empathie. Ce procédé permet d’injecter une distance entre les images qui apparaissent à l’écran et celles que la parole de l’acteur décrit. Comme une façon pour le metteur en scène de désigner, à nouveau, la création imaginaire qu’entraîne tout récit.
Mythe d’une guerre juste. Des sacrifices nécessaires – « je crois que seul un bain de sang pourra éveiller les consciences » confie le cousin en Israël –, d’une fin qui justifie tous les moyens. Sauf que la réalité que nous rapporte Chlob est tissée d’absurdités, comme ce témoignage d’un ancien soldat de Tsahal chargé de bloquer un passage à des horaires très précis pour créer un climat d’occupation. Guerre dans laquelle il ne s’agit pas de choisir son camp mais d’y voir, peut-être, un peu plus clair. La parole de Chlob nous rappelle des faits, des définitions, des récits d’origines et, sans prétendre ignorer la complexité du conflit ou la résoudre, en désigne des points de rencontre humaine possible au fil du voyage.
La liste des mythes est longue et le voyage (initiatique ?) de Cholb n’a de cesse de se confronter aux discours des uns contredisant les autres – le narrateur rapporte ainsi la sentence de Billy Wilder, qui, au sortir de la projection du film sur Anne Frank de Georges Stevens, aurait dit « c’est bien, mais j’aimerais avoir le point de vue adverse ». Assailli par tous ces discours et singulier dans son inquiétude, on comprend que Cholb, à un moment, craque : « mais tout ça ce sont des mythes bordels ! » Et, de fait, pourquoi l’un serait plus légitime que l’autre ? Loin de céder à un relativisme facile et réducteur, ce coup de gueule désigne le tissage complexe d’identités et de projections fantasmées sur lequel repose le conflit israelo-palestinien et le révèle pour ce qu’il est à l’heure actuelle : un archipel imaginaire.
Se perdre dans cet archipel est dès lors ce que nous propose Le Voyage de Dranreb Chlob. S’y perdre avec lui sans pour autant être témoin d’un théâtre univoquement biographique. Car si la subjectivité du récit est assumée – et le programme dit je – le metteur en scène parvient à la rendre elle-même imaginaire ou du moins théâtrale, et ce par le biais de Patrick Le Mauff. Confiant son écriture à la voix de ce compagnon de longue date, Bernard Bloch se tient tout au long du spectacle assis, de dos. Par instants, il suggère une date, un lieu, tend à l’acteur un texte ou une photo. Cette relation entre les deux hommes semble tissée d’une pudeur partagée, d’une retenue nécessaire pour que le discours ne se charge pas de cette théâtralité excessive dont font preuve les curés et autres militants de causes toujours plus justes.
Et c’est bien une nécessité, d’ordre intime, qui s’impose au spectateur au sortir du spectacle. Nécessité de raconter et d’imaginer, de rêver à des archipels possibles – cette Fédération Isratine/Palestaël qu’évoque Chlob en une ultime utopie.
Nécessité surtout de voyager pour, toujours, « penser contre soi-même ».Retour ligne automatique

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Un couteau dans la plaie https://www.insense-scenes.net/article/un-couteau-dans-la-plaie/ Tue, 18 Jul 2017 14:24:32 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1706
Quelle gageure ! Un jeune metteur en scène et sa compagnie tentent de greffer une veine horrifique, habituellement cantonnée dans les fêtes foraines, au corps d’une esthétique recherchée et d’une fable kafkaïenne. Prodige, la créature tient debout et vaut le coup d’oeil…

Dès l’installation du public dans une patinoire muée en salle de représentation et dès les premiers moments du spectacle, l’ambiance peut rappeler certaines pièces de Joël Pommerat (La Réunification des deux Corées par exemple) : deux gradins qui se font face et ménagent un espace scénique propice au défilé des acteurs, absence de décor autre que la suggestion des lumières, de la fumée ou de quelques accessoires (chaises, lit superposé, grille de caniveau…), enchaînement de séquences qui flirtent avec le fantastique, diffusion de quelques morceaux de musique (To Bring You My Lovede PJ Harvey…), référence aux films de David Lynch…
Cependant, la pièce du dramaturge allemand et le type de jeu déployé par les acteurs (Lionel Lingelser, François Praud et Sophie Botte – en alternance avec Victoire du Bois) n’ont rien à voir avec l’univers de Pommerat. Après avoir mangé des moules en plein mois d’août, M. (initiale de Mayenburg qui s’inspire aussi de Kafka et de Fritz Lang) se retrouve plongé dans un monde cauchemardesque où il croise des personnages étranges : un vagabond avec son chien, deux jumelles, un policier, une avocate, un prisonnier, une infirmière, un chirurgien, un loup… Tout n’est que sable, désorientation, communication rompue, bêtes errantes, absurdité, violence sourde… Des situations en apparence familières se détraquent soudainement. Notre antihéros est transi par un ahurissement et une hébétude profonde. Il manque de se faire dévorer à plusieurs reprises. Lui-même prend pour habitude de planter un couteau comme par accident dans ces gens qui semblent lui vouloir du mal : des cannibales par amour et mélancolie, ou tout simplement par nécessité de se mettre quelque chose sous la dent. Les acteurs ont la tête recouverte d’un masque inspiré de la commedia dell’artemais qui leur donne une apparence plus dérangeante que drolatique : déshumanisés, hommes ou femmes, leur crâne est radicalement nu. Les gestes sont toujours trop appuyés : M. a bien raison de se méfier, mais peut-être que les intentions étaient pacifiques, voire caressantes. Impossible apparemment dans ce monde de bouger son corps, ses bras, ses mains autrement. On ne parle pas à l’autre, on gueule, on hurle, on postillonne. Le sang gicle abondamment – de la peinture orange ! Les corps sont en sueurs, haletants.
C’est en assumant cette veine grand-guignolesque et horrifique, alliée à une esthétique scénique située a priori aux antipodes, que le spectacle tient. La compagnie de Louis Arene porte bien son nom : Munstrum Théâtre. Le jeune metteur en scène se lance à corps perdu avec ses comparses dans un théâtre tératologique. Nouvel avatar du Docteur Moreau, il teste des accouplements monstrueux qui peuvent susciter un questionnement sincère et une bizarrerie inquiétante.
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20 Novembre : pas plus de syndrome de Stockholm que de Lima pour la mise en scène de Lena Paugam https://www.insense-scenes.net/article/20-novembre-pas-plus-de-syndrome-de-stockholm-que-de-lima-pour-la-mise-en-scene-de-lena-paugam/ Tue, 18 Jul 2017 14:24:05 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1704
À partir des pages du journal intime de Sebastian Bosse, 18 ans, coureur de Amok allemand (ou presque) qui aura blessé 37 personnes de son ancien collège à Emsdetten, en 2006, Lars Norén a écrit Förgänglighet. Un monologue construit sur un fait divers traduit par 20 novembre en français. C’est ce texte que Lena Paugam met en scène à l’Ecole supérieure d’Arts d’Avignon, dans un dispositif participatif où Mathurin Voltz « rejoue » la prise d’otage et son suicide, sur une composition musicale juste de Nathan Gabily qui s’écarte de l’univers Punk de Bosse.

« Fucking », en anglais et en franglais… Enculer, se faire enculer et/ou enculer… « Baiser »… Baiser, se faire baiser et/ou baiser. L’infinitif, la forme active ou la forme passive sont indicielles de la manière dont le sujet vit son rapport au monde, son inscription dans le monde. Exclu, moqué, marginalisé ou ridiculisé, le sujet qui se voit rejeté ou banni, ou raillé… réagit, c’est selon, en s’effaçant ou en effaçant les autres. Réactions et pathologies plus ou moins aigües, pour le cas de Sebastian Bosse, cela prendra la forme d’une prise d’otage, en lieu et place du collège où il aura subi vexations, humiliations, tortures… Là où, comme il le fait entendre dans les vidéos qu’il postait sur le net, l’école, les profs, les élèves lui nuisaient et ne lui ont enseigné qu’une seule chose « je suis un loser ».Retour ligne automatique
Avoir la lose (prononcer LOUSEURE), c’est de fait ne pas être dans le camp des Winners (les gagnants) pour ceux qui organisent le monde de manière simpliste, en deux camps. Bosse, sorti du collège, développera une rancune terrible avant de passer à un acte horrible, contre l’école, donc, qui n’est jamais autre chose qu’un agent et un relai de l’organisation politique telle qu’il se la représente entre Les Losers et les Winners… Là où, entre ces deux mots, il n’y a finalement pas de place pour la singularité de l’individu.Retour ligne automatique
Lars Norens, dans son théâtre, dans l’écriture qu’il expérimente, lui redonne cette place en se focalisant sur les enjeux politiques et sociaux de l’écriture et de la pratique théâtrales. Un théâtre de société, à mi-chemin du théâtre documentaire et de la tragédie.
De cette histoire vraie, réécrite par Lars Norén [1], Lena Paugam met en place un dispositif où Mathurin Voltz, seul acteur dans la petite salle de cours de l’Ecole supérieure d’Arts d’Avignon, se regarde comme le spectre de Sebastian Bosse. Spectre que l’on aperçoit tout d’abord à travers la vidéo de Voltz/Bosse qui marche à travers les couloirs du collège, tournée in situ et qui parfois sert également à passer les séquences/selfies video de Bosse. Spectre menaçant, 9 millimètre à la main pointé en direction des spectateurs, ruminant, crachant, expliquant, écrivant au tableau, pleurant sa cause et ses motivations… Mathurin Voltz qui n’a d’autres à qui parler que ses victimes, intervient dans le public, sur le public.Retour ligne automatique
Dans la salle opacifiée par le papier alu sur les fenêtres, dans l’espace où sont disposés les spectateurs à même des tables d’écolier, « la scène » a disparu et le jeu mis en place tend à dissiper également le rapport frontal inhérent à la mise en scène. On est proche en définitive d’une forme performative, voire d’une forme où l’improvisation règle la conduite de ce travail, notamment quand le spectateur est interpellé et « joue le jeu » des questions de Bosse et que ceux-ci y répondent.Retour ligne automatique
Dans la salle fermée qui devient très vite une étuve où le public connaîtra là les seuls tracas réels que peuvent rencontrer des otages, le jeu psychologique de Mathurin Voltz, l’absence de toute distance à même de souligner quelque chose d’autre que la défaillance de Bosse, mais également le dispositif où l’acteur erre… ne permettent pas de ressentir autre chose qu’une sorte de malaise qui, s’il est intéressant à vivre immédiatement, évolue progressivement vers une forme d’ennui à mesure que le jeu ne produit finalement qu’un surplace, et une sorte de redondance.Retour ligne automatique
Sans doute la staticité du public n’y est pas étrangère ou, et disons le plus précisément, vraisemblablement parce que le dispositif participatif n’évolue pas et que Lena Paugam y tenant (rompre avec la frontalité, avec la place assignée du spectateur), elle fige sa scène et son jeu. Alors que d’évidence, dans la réalité (il n’y a qu’à regarder les vidéos) cette frontalité est mise en place afin de garantir une surveillance accrue des « otages ».Retour ligne automatique
C’est donc un problème de scénographie, autant qu’une typologie de jeu qui finissent par faire oublier au spectateur qu’il est juste l’otage d’une mise en scène inachevée, inaboutie ou impensée. Un travail où la question politique (telle qu’elle revient chez Norén) est oubliée pour ne rendre compte que de l’histoire d’un drame personnel. Oubli de la fonction politique du théâtre, donc, quand il est aussi proche du théâtre documentaire, et qui chez la chercheuse (Lena Paugam est Docteur en Etudes théâtrales) n’est d’aucune manière traitée préférant la tentative de mise en place d’un pathos dont on aimerait se passer.Retour ligne automatique
Seule « good thing », la musique crée par Nathan Gabily qui, sur des rythmes retenus, trouve le moyen de ous faire entendre une intimité torturée, un corps qui n’était pas étranger à la douceur que le monde lui a refusé pour l’envahir seulement d’une douleur.
20 novembre de Lars Norén mis en scène par Lena Paugam est loin, vraiment loin de développer un quelconque syndrome de Stockholm (empathie de l’otage pour son geôlier), pas plus qu’un syndrome de Lima (geôlier influencé par son otage). 1h00 pour presque rien.
Notes
[1Voir le spectacle de Sofia Jupither, présenté l’an dernier au IN : « 20 november, Sébastien le Cabossé » de Yannick Butel ; et A world of pain and shit et son miroir par Malte Schwind

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Elle a du chien ! https://www.insense-scenes.net/article/elle-a-du-chien/ Tue, 18 Jul 2017 14:23:34 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1702 Maeterlinck inouï, ou l’impossible Princesse Maleine de Pascal Kirsch https://www.insense-scenes.net/article/maeterlinck-inoui-ou-limpossible-princesse-maleine-de-pascal-kirsch/ Tue, 18 Jul 2017 14:22:51 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1700
Maeterlinck est-il possible aujourd’hui ? Et avec son théâtre, le monde qu’il soulève, les forces souterraines, l’invisible des puissances qui laminent ? Pascal Kirsch ose le scrupule et choisit de suivre l’écriture jusque dans ses folies inouïes : désirant tout livrer du texte et tout faire entendre — des moindres spasmes, des « oh », des « ah », des piétinements, des cris et des soupirs —, il rend alors le texte à sa surface de pure beauté, de brutalité donc. Que reste-t-il cependant de Maeterlinck sans les profondeurs, sans l’invisible, sans le dedans ? Et se dire que c’est peut-être Maeterlinck qui est devenu inaccessible désormais, et que c’est par l’inouï qu’on pourrait le rendre aussi impossible, perdu pour nous désormais avec les forces d’un monde englouti sous le siècle.

« Tout le monde est malade en venant ici, et il y a beaucoup de morts au cimetière ». C’est une pièce malade. Un corps qui pourrit comme un royaume, comme une gangrène sur la fin du XIXe siècle. Quelques années après, Claudel écrira dans Tête d’Or une même pesanteur lourde, l’air suffocant des salles de trônes, la langueur des princesses à crucifier. Il appartenait à de jeunes hommes de dire la pourriture du monde – Huysmans avant Maeterlinck, et Maeterlinck avant Claudel –, et sur tout cela, le vieux Verlaine peut-être et comme semble loin la poignée de main de Rimbaud parti devenir nègre, vivant et homme nouveau aux confins du monde. Ici, c’est la fin : le conte de Grimm que réécrit le jeune homme Maeterlinck, 28 ans, pue la mort et la déliquescence, la fin de race, l’Europe aux anciens parapets.
La fable ? Elle est cruelle comme le sont les fables d’enfant : et stérile, et finalement accessoire. La Princesse va épouser le Prince, mais au cours du banquet de noces, les Rois se battent pour une sombre histoire de prophétie ; on annule le mariage, emmure la Princesse, promet le Prince à une autre, plus laide, plus inoffensive, et fille de la nouvelle Reine. On détruit le royaume de la Princesse, qu’on oublie dans ses murailles. Et puis, c’est fatal, les murs de l’histoire s’effritent. La Princesse s’échappe ; retrouve le Prince qui la reconnaît telle ; ces amours pourtant, la nouvelle Reine s’y oppose de toutes ses forces : cela finit comme de raison : par la folie. La Reine empoissonne à petit feu Maleine, qui ne parvient pas à mourir, alors la Marâtre vient l’étrangler avec l’aide veule du Roi, qui la dénonce : le Prince, mi-Hamlet, mi-Roméo, assassine finalement la Reine avant de se tuer. Le reste n’est pas que silence : le Vieux Roi presque aveugle, déjà Lear, réclame une salade dans le crépuscule.

Comment entendre cela ? Et qu’est-ce à dire, entendre ? Le comprendre ? Ou le penser ? Cette pièce impossible est tenue dans une langue impossible : écrite jusqu’au moindre mot, pour ainsi dire – écrite dans chacun de ses mouvements et en premier lieu ceux de l’âme (mot qu’on pensait mort depuis un siècle et qui revient avec Maeterlinck, qui insiste). Comment voir ces forces intérieures qui sont de la pourriture, ces puissances qui attaquent l’être comme un acide le métal ?
Comment faire voir la nuit ?
C’est là le pli de l’œuvre : le Prince a donné rendez-vous à sa fiancée, mais Maleine, qui s’est faite servante de la Reine-Mère a tout intercepté, et va au rendez-vous à sa place. Scène de reconnaissance nocturne. C’est Figaro, mais la nuit comme décor est devenue un espace historique et mystique. Dans cette nuit qui enveloppe le drame, c’est tout Maeterlinck en une image : on ne peut rien voir, dans cette nuit, et c’est pourquoi on se reconnaît. Dès lors que le sensible s’effondre, ce qui se lève est d’autres forces : où voir n’est pas voir, mais (re)connaître.
Mais Kirsch éclaire cette nuit et dissout la fable dans la pure croyance de sa tenue par le seul verbe. Et nous, nous voyons tout comme en plein jour dans cette nuit qui s’absente.
C’est une question pour le théâtre, si le théâtre existe encore et s’il est le lieu du visible, non pas de ce qui est à voir, mais de ce qui ne peut plus se voir – et que lèvent dans la présence réelle des puissances les forces du présent, l’expérience à la fois de conjurer la mort et de traverser la vie. Mais ce monde de la nuit et du jour, ces terreurs du visible et du possible, est-il notre monde ? Et que voyons-nous, désormais ?
Quand le Prince rejoint Maleine dans la nuit du Cloître des Célestins, le public rit ce soir-là, et cela est plus déchirant encore que tout. Le public rira encore des « oh », comme il rira de l’annonce de la mort du Prince, et il rira encore de la folie du Vieux Roi, des manigances de la Reine Mère, des agissements du Fou du Roi. Il rira d’un rire cruel et bête de ce qu’il voit et non de ce qu’il ne verra pas : les puissances, les forces, la présence réelle.
Au milieu, on est dans le vent qui se lèvera entre deux répliques, ce soir-là, pour donner le change du temps peut-être et du frisson.
Oui, car on est de ce côté du siècle désormais, de l’autre côté du temps, sans doute. Le public rit devant le spectacle non pour s’en moquer, mais parce que face à l’invisible, il faut bien se prémunir maintenant.

Pascal Kirsch suit Maeterlinck jusque dans ses folies pourtant. Il fait un geste de foi : le scrupule du texte est intense, d’une prodigieuse précision. Il s’agira de tout dire. De tout suivre. De ne rien concéder à l’impossible. Faire le jour. Ou mettre à jour. Au risque qu’au contact de la lumière, tout s’effondre en poussière ? C’est l’impossible alors qui vient : mais un impossible qui se retourne sur nous, sur lui.
On traverse ces deux heures sans être atteint par la fable, évidemment : on suit les mouvements de l’histoire comme on suit la route en train. Avec la certitude qu’elle va arriver là où la conduisent sa vitesse et les rails. On écoute pour entendre et on n’entend tout ce qui se dit : cela touche sans doute les corps, mais l’air entre eux ?
Puis, le public qui rit est absent de tout cela, le mur est bien levé entre nous et eux là-bas qui parlent : nous sommes des hiboux (le mot est prononcé pour désigner ceux qui de leurs yeux méchants espionnent les amants : les acteurs se tournent vers nous et nous prennent en témoin : nous sommesles hiboux). On est donc en face de ce qui ne nous fait jamais face : on est de l’autre côté, vraiment, et le monde est avec nous.
Au début, ils ont disposé de la glace sur la table des noces : tout à l’heure, les Rois (et les amants) auront pour rôle de briser la glace. Mais avant même que ne débute le spectacle, la glace aura fondu et c’est en vain que les régisseurs viendront tenter de reculer l’inéluctable de la fonte des glaces, du temps qui passe sur le temps, de la morsure de l’été sur l’hiver de Maeterlinck. Tout à l’heure, au lieu de se jeter au visage des pointes acérées de glaces, c’est de l’eau un peu tiédie dans laquelle malheureusement on pataugera, un peu.
Deux heures plus tard, devant le tas de cadavres de l’Histoire, on est sans secours. Oui, décidément, on est mutilé de l’histoire, de cette histoire des forces, des puissances. Peut-être est-ce là qu’agit ce spectacle : désigner combien il est impossible de jouer ce spectacle, ou d’entendre Maeterlinck. De soulever les forces qui le saisissent. Qui les dira dans les termes de notre Histoire ?

La brutalité avec laquelle le texte est emporté est terrible : comme on décape un meuble ancien. Mais le secret enclos dans les draps qui l’ont habité ?
Un théâtre sans hors-champs, sans intériorité. Bien sûr, ce hors-champs, n’existe sans doute pas, ou plus : les rapports de forces sont ceux des corps et des chairs puisque des forces on ne voit que l’effet : comme du vent, seulement le bruit des feuilles.
On est face à ce théâtre comme devant le cadavre d’un homme inconnu. On voudrait savoir son nom, on n’a que son visage ; on cherche son histoire, l’enfance sur ces traits, on n’a qu’une cicatrice. Et pas d’arme, et pas de tristesse. Comment en faire le deuil ? On s’éloigne en pensant à la beauté de ses mains, on a oublié s’il portait une alliance, ou non.
Maeterlinck est-il possible, encore ? Après le spectacle de Pascal Kirsch, j’aurais voulu penser que c’était sans doute tant pis pour moi, et non tant pis pour Maeterlinck. Ou peut-être faudra-t-il d’autres fins de siècle ? Nous sommes à ce moment qui joint la fin et de nouveaux commencements : et c’est de chercher les noms des vivants que nous travaillerons, aux paroles pour dire — plutôt que les maladies de l’histoire — ses contre-poisons ?
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Je te Sopro shshshshshaaaalinguapoética https://www.insense-scenes.net/article/je-te-sopro-shshshshshaaaalinguapoetica/ Mon, 17 Jul 2017 14:28:19 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1716

…boniteza, leveza, fluidez…

(SMS envoyé à une amie : Je t’écris juste pour te dire que je viens de voir Sopro… C’est beau, c’est poétique, c’est simple, c’est des langues portugaises, c’est une ode à la mer, au mouvement de la vie, aux vents de Pessoa, à la musicalité du quotidien… En plus, les mouvements phonétiques comme « shshshsh » et « ãããão » m’appartiennent de telle façon que je me rends compte de la puissance produite dans mon corps quand j’entends les sons pas articulés de ma langue maternelle sur le plateau d’un festival en France. Sopro a une sorte de mélancolie mêlée à une nostalgie, à un espoir, mais celui-ci n’est pas du tout quelque chose de mensonger, romantique, aliéné… C’est plutôt un espoir éphémère qui souffle à chaque doigt de nos pieds vers la tempête…)

« Je m’irrite du bonheur de tous ces gens qui ne savent pas qu’ils sont malheureux. Leur vie humaine est remplie de faits qui constitueraient une série de tourments sans fin pour une sensibilité véritable. Mais comme leur vraie vie est purement végétative, ce qu’ils subissent passe sur leur tête sans toucher leur âme, et leur existence, en fin de compte, ne peut être comparée qu’à celle d’un homme affligé d’une rage de dents, mais héritier aussi d’une grosse fortune – cette authentique fortune de vivre sans même s’en apercevoir […]. »

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquilitéRetour ligne manuel
traduction en français de Françoise Laye

Comme certains spectacles du Festival d’Avignon 2017 comme La Princesse Maleine (voir la critique en ligne Maleine : la princesse aux cils blancs, de Yannick Butel), Sopro cherche à trouver d’autres façons de raconter une histoire apparemment simple. C’est-à-dire à travers la mise en jeu de la langue poétique, de la phonétique des mots et de la musicalité de l’expression, Tiago Rodrigues met en question les nombreuses strates, épaisses, des points de contact entre l’art et la vie… De cette façon, le spectacle n’est pas « spectaculaire » (dans le sens de grand, d’artificialité, d’esthétisation), il n’est pas non plus une « réalité hypocrite » (tel qu’on peut l’identifier pour certaines propositions plutôt documentaires où les créateurs prennent les témoignages traumatiques d’autrui pour mettre en scène une histoire qui ne leur appartient pas du tout…).
À première vue, on pourrait prendre Sopro par une histoire d’amour au théâtre ou pour un grand hommage à quelqu’un. Quelqu’un qui serait aimé inconditionnellement et dont son métier est en train de disparaître. Rodrigues pourrait avoir fait de cette idée centrale une sorte de nostalgie pauvre, il pourrait avoir mis sur scène la souffleuse Cristina Vidal debout devant le spectateur à raconter en forme de récitation des histoires de coulisses. Néanmoins, tel quel Pessoa (qui savait profiter de la puissance poétique du quotidien), le metteur en scène-dramaturge a su transformer les témoignages d’une mémoire vive de l’art théâtral dans un texte sensible et existentiel. Plus précisément, son enjeu principal relève de la construction d’un espace poétique et physique commun, partageable par tous. Comment partageons-nous tout de cet air ? c’est-à-dire « nous » en tant que créateurs, techniciens, spectateurs, gardiens, producteurs, agents de propeté, etc. ? Il ne s’agit pas d’un rapport de « politique citoyen » de viés de « communauté », mais il s’agit plutôt d’une mise en question existentielle qui part de la compréhension qu’on a tous le même but et la même importance pour faire exister un langage poétique dans un tel espace physique… Comme le souffle Cristina, cet air est plein de petites histoires de chacun de nous… Et tout cela passe par cette matière apparemment invisible, intouchable, mais qu’on peut sentir et ressentir tout de même. C’est de cette façon que Cristina pense son métier, un métier qui lui a appris à être toujours à l’ombre, cachée, discrète. Elle ne veut pas de reconnaissance. Elle ne veut pas non plus de grands hommages. Comme son métier, Cristina préfère rester dans l’ombre de la vie, apparemment invisible, mais toujours dans un état d’action et d’engagement pour faire vivre quelque chose qui dépasse sa vie.
Tiago Rodrigues nous souffle la présence de Cristina. Et c’est cet air, c’est cette matière « sopro » qui permet à sa mise en scène de devenir si fluide. Il ne nous crie rien. Il nous murmure… Ainsi ses comédiens sont tous tellement forts, complices entre eux, tous à même de s’être appropriés la proposition de Rodrigues, qu’il sont d’une sincérité rare… Et ils traversent et vont ainsi d’une situation à une autre comme des « petits plis », afin de jouer à la fois la narration des souvenirs poétiques de la souffleuse, le rôle de certains personnages de Trois Sœurs et Antigone par exemple. Et d’ajouter que c’est leur propre situation en tant que comédiens qui est joué et se joue à travers ce spectacle-là…Tout cela forme une grande masse dramaturgique qui traverse le réel et la fiction sans que cela soit revendiqué, ni nommé. Dès lors, ce n’est plus important d’essayer d’établir la différence entre ce qui est réel et ce qui est fiction… Et Cristina est toujours là, en soufflant le texte aux comédiens, lesquels nous soufflent l’enjeu du plaisir de partager le même air. Sim (oui dans ma langue), le « sopro » soufflé au Cloître des Carmes était d’une douceur intense, peut-être de celle que seule peut faire sentir la langue portugaise… à ceux qui parlent les langues portugaises ou ceux proches de Pessoa qui peuvent entendre le souffle de Lisbonne, des saudades… avoir l’oreille est ici plus important que d’avoir des yeux.

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Les Bonnes, ça déconne encore https://www.insense-scenes.net/article/les-bonnes-ca-deconne-encore/ Mon, 17 Jul 2017 14:26:17 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1714
Les bonnes de Jean Genet. 1947. De Meiden ou Les Bonnes de Katie Mitchell. 2017. Presque un anniversaire, mais un anniversaire loupé où à Vedène, dans la chaleur d’Avignon, la mise en scène relève de l’anecdotique. Dommage, On gardera en souvenir le Sebald qu’elle avait monté comme une promesse… Ou, mais il fallait y être, avoir entendu parler des Bonnes joué par Jean-Marie Fin, Viviane Jean et Jean-Pierre Dupuy (notre président de l’Insensé)… C’était dans la périphérie de 1965.

Comment jouer Les Bonnes
Préface de Jean Genet (1963)

Furtif. C’est le mot qui s’impose d’abord. Le jeu théâtral des deux actrices figurant les deux bonnes doit être furtif. Ce n’est pas que des fenêtres ouvertes ou des cloisons trop minces laisseraient les voisins entendre des mots qu’on ne prononce que dans une alcôve, ce n’est pas non plus ce qu’il y a d’inavouable dans leurs propos qui exige ce jeu, révélant une psychologie perturbée : le jeu sera furtif afin qu’une phraséologie trop pesante s’allège et passe la rampe. Les actrices retiendront leurs gestes, chacun étant comme suspendu, ou cassé. Chaque geste suspendra les actrices. Il serait bien qu’à certains moments elles marchent sur les pointes des pieds, après avoir enlevé un ou les deux souliers qu’elles porteront à la main, avec précaution, qu’elles le posent sur un meuble sans rien cogner – non pour ne pas être entendues des voisins d’en dessous, mais parce que ce geste est dans le ton. Quelquefois, les voix aussi seront comme suspendues et cassées.Retour ligne automatique
Ces deux bonnes ne sont pas des garces : elles ont vieilli, elles ont maigri dans la douceur de Madame. Il ne faut pas qu’elles soient jolies, que leur beauté soit donnée aux spectateurs dès le lever du rideau, mais il faut que tout au long de la soirée on les voie embellir jusqu’à la dernière seconde. Leur visage, au début, est donc marqué de rides aussi subtiles que les gestes ou qu’un de leurs cheveux. Elles n’ont ni cul ni seins provocants : elles pourraient enseigner la piété dans une institution chrétienne. Leur oeil est pur, très pur, puisque tous les soirs elles se masturbent et déchargent en vrac, l’une dans l’autre, leur haine de Madame. Elles toucheront aux objets du décor comme on feint de croire qu’une jeune fille cueille une branche fleurie. Leur teint est pâle, plein de charme. Elles sont donc fanées, mais avec élégance ! Elles n’ont pas pourri.Retour ligne automatique
Pourtant, il faudra bien que la pourriture apparaisse : moins quand elles crachent que dans leurs accès de tendresse.Retour ligne automatique
Les actrices ne doivent pas monter sur scène avec leur érotisme naturel, imiter les dames de cinéma. L’érotisme individuel, au théâtre, ravale la représentation. Les actrices sont donc priées, comme disent les Grecs, de ne pas poser leur con sur la table.Retour ligne automatique
Je n’ai pas besoin d’insister sur les passages « joués » et les passages sincères : on saura les repérer, au besoin les inventer.Retour ligne automatique
Quant aux passages soi-disant « poétiques », ils seront dits comme une évidence, comme lorsqu’un chauffeur de taxi parisien invente sur-le-champ une métaphore argotique : elle va de soi. Elle s’énonce comme le résultat d’une opération mathématique : sans chaleur particulière. La dire même un peu plus froidement que le reste.Retour ligne automatique
L’unité du récit naîtra non de la monotonie du jeu, mais d’une harmonie entre les parties très diverses, très diversement jouées. Peut-être le metteur en scène devra-t-il laisser apparaître ce qui était en moi alors que j’écrivais la pièce, ou qui me manquait fort : une certaine bonhomie, car il s’agit d’un conte.Retour ligne automatique
« Madame », il ne faut pas l’outrer dans la caricature. Elle ne sait pas jusqu’à quel point elle est bête, à quel point elle joue un rôle, mais quelle actrice le sait davantage, même quand elle se torche le cul ?Retour ligne automatique
Ces dames – les Bonnes et Madame – déconnent ? Comme moi chaque matin devant la glace quand je me rase, ou la nuit quand je m’emmerde, ou dans un bois quand je me crois seul : c’est un conte, c’està- dire une forme de récit allégorique qui avait peut-être pour premier but, quand je l’écrivais, de me dégoûter de moi-même en indiquant et en refusant d’indiquer qui j’étais, le but second d’établir une espèce de malaise dans la salle… Un conte… Il faut à la fois y croire et refuser d’y croire, mais afin qu’on y puisse croire il faut que les actrices ne jouent pas selon un mode réaliste.Retour ligne automatique
Sacrées ou non, ces bonnes sont des monstres, comme nous-même quand nous nous rêvons ceci ou cela. Sans pouvoir dire au juste ce qu’est le théâtre, je sais ce que je lui refuse d’être : la description de gestes quotidiens vus de l’extérieur : je vais au théâtre afin de me voir, sur la scène (restitué en un seul personnage ou à l’aide d’un personnage multiple et sous forme de conte), tel que je ne saurais – ou n’oserais – me voir ou me rêver, et tel pourtant que je me sais être. Les comédiens ont donc pour fonction d’endosser des gestes et des accoutrements qui leur permettront de me montrer à moi-même, et de me montrer nu, dans la solitude et son allégresse.Retour ligne automatique
Une chose doit être écrite : il ne s’agit pas d’un plaidoyer sur le sort des domestiques. Je suppose qu’il existe un syndicat des gens de maison – cela ne nous regarde pas.Retour ligne automatique
Lors de la création de cette pièce, un critique théâtral faisait la remarque que les bonnes véritables ne parlent pas comme celles de ma pièce : qu’en savez-vous ? Je prétends le contraire, car si j’étais bonne je parlerais comme elles. Certains soirs.Retour ligne automatique
Car les bonnes ne parlent ainsi que certains soirs : il faut les surprendre, soit dans leur solitude, soit dans celle de chacun de nous.Retour ligne automatique
Le décor des Bonnes. Il s’agit simplement, de la chambre à coucher d’une dame un peu cocotte et une peu bourgeoise. Si la pièce est représentée en France, le lit sera capitonné – elle a tout de même des domestiques – mais discrètement. Si la pièce est jouée en Espagne, en Scandinavie, en Russie, la chambre doit varier. Les robes, pourtant, seront extravagantes, ne relevant d’aucune mode, d’aucune époque. Il est possible que les deux bonnes déforment, monstrueusement, pour leur jeu, les robes de Madame, en ajoutant de fausses traînes, de faux jabot ; les fleurs seront des fleurs réelles, le lit un vrai lit. Le metteur en scène doit comprendre, car je ne peux tout de même pas tout expliquer, pourquoi la chambre doit être la copie à peu près exacte d’une chambre féminine, les fleurs vraies, mais les robes monstrueuses et le jeu des actrices un peu titubant.Retour ligne automatique
Et si l’on veut représenter cette pièce à Epidaure ? Il suffirait qu’avant le début de la pièce les trois actrices viennent sur la scène et se mettent d’accord, sous les yeux des spectateurs, sur les recoins auxquels elles donneront les noms de : lit, fenêtre, penderie, porte, coiffeuse, etc. Puis qu’elles disparaissent, pour réapparaître ensuite selon l’ordre assigné par l’auteur

Ce qui fut joué, ce qui ne le fut pas.
Coupe transversale d’un appartement contemporain avec fenêtres, et précisément d’une chambre à coucher attenante à un dressing et, de l’autre côté, un hall d’entrée qui dessert, mais on ne les voit pas, une cuisine et la porte d’entrée.Retour ligne automatique
Au centre donc, la chambre aux couleurs pales. Lit King Size, oreillers confortables, couverture et descente de lit impeccables, table de chevet, appliques murales, abondance de fleurs fraiches, et table de nuit où parfum, crèmes, rouge à lèvre… figurent un autel rituel des préparations cosmétiques. C’est-à-dire le travestissement de la peau, l’habillage du visage, lieu et passage obligés avant la socialisation où le moi s’écarte du Je qui sera protégé.Retour ligne automatique
A Jardin, le dressing. Penderie somptueuse où sur les cintres reposent les toilettes de Madame, robe rouge, blanche, à paillette, à lamé, fourrures de bestioles mortes… Toilettes de luxe, de couleurs, étoffes aux plis parfaits… c’est le lieu des apparences que l’on prendra pour « sortir », pour « conquérir », pour se mouvoir dans la « Société ». Ici, « société » ne renvoie pas à ce que forme la communauté des personnes dans un espace, mais plutôt à une caste, un échantillon représentatif de tribus artificielles, aux codes connus d’eux seuls, voire secrets.Retour ligne automatique
A cour, le hall, lieu de passage vide qui n’a d’autres fonctions que celle d’être rocade, chemin, passage. Lieu de tri et de sélection où sont orientés ceux qui pénètrent dans l’intérieur. Lieu d’attente, lieu qui n’est en définitive pas un lieu et que l’on pourrait confondre avec « les délaissés » dont parle l’architecte-scénographe Patrick bouchain.Retour ligne automatique
C’est dans ces trente mètres carrés que se jouera Les Bonnes de Jean Genet mis en scène par Katie Mitchell. C’est là, que Madame, Solange et Claire se côtoient et s’ignorent, s’insultent et se torturent, se subissent et se détestent, se jouent les unes des autres. C’est là qu’à la torture, les unes et les autres se surveillent, s’affrontent, se haïssent, s’observent, fantasment.Retour ligne automatique
A l’endroit de l’intime, à l’endroit du privé, dans « l’intérieur » comme il est dit communément, Madame, Solange et Claire se livrent au jeu du « chat et de la souris ». Qui est le « chat » ? Madame. Qui sont les « souris » ? Solange et Claire. Et ce jeu, comme son nom l’indique, ne peut avoir lieu que si les unes et les autres sont réunies. Alors quand Madame est là, c’est un trio infernal qui se déploie. Et Madame exerce son pouvoir, son droit sur les petits rongeurs (Solange et Claire rongées par quelque chose d’infernal) à qui elles refilent des coups de patte. Elles s’amusent sadiquement leur rappelant que la mise à mort est toujours possible, que la caresse précède peut-être le coup de griffe. Elle en jouit. Madame, elle, est un clitoris et elle jouit, jouit, jouit… ne joue pas, mais jouit.Retour ligne automatique
Et quand Madame n’est pas là, Solange et Claire, frustrées, la réinventent car elles ont besoin de jouer encore, mais cette fois, de « gagner », voire d’en finir. Solange en souris, Claire en chat, les coups de patte s’échangent à nouveau ; le même jeu pervers s’organise à nouveau et laisse voir ou se dessiner le désir profond d’en finir avec le chat, avec la « chatte » qu’est Madame qui, si on devait la rapporter à une imagerie populaire, ressemblerait à Cruella. Mais à la différence de Madame qui jouit, Claire et Solange n’ont aucun plaisir à jouer, ne vivent d’aucune manière l’Eros. Au point que c’est Thanatos qui s’impose. Et pardon de substituer une topique analytique à celle qui est plus sociologique, mais Les bonnes (personnages) sont des peines à jouir.Retour ligne automatique
Et encore…Retour ligne automatique
Dans Les Bonnes, il faut imaginer que le texte de Genet repose sur une ellipse temporelle qui figure au commencement du drame. Une ellipse du temps donc qui renvoie au supplice qu’endure la domesticité (Solange/Claire) et que la Maîtresse cultive. Quand commence Les Bonnes, il y a ainsi une histoire d’avant (mépris, souffrance, abus de pouvoir, méchanceté, soumission, esclavage…) à l’œuvre depuis longtemps et que la première scène, finalement, synthétise dans la mise en scène de l’assassinat de Madame.Retour ligne automatique
Les Bonnes commence donc par une « répétition », celle de l’organisation d’un crime, d’un empoisonnement. Un autre jeu, donc, théâtral celui-là, où Solange et Claire qui joue pour l’une à être Madame et pour l’autre la domestique, vivent dans la fiction ce dont la réalité les prive. Tuer Madame est ainsi impossible, quand en terminer avec Claire (qui prend les traits de Madame) finit par arriver dans une scène où le suicide paraît. Du point de vue de Lacan qui commente (l’impossibilité pour Hamlet de tuer son beau-père), on pourrait ainsi dire qu’il n’est pas possible de tuer ce que l’on a mis plus haut que soi. Impossible d’en finir avec le modèle que l’on déteste mais qui, par les lois de l’inconscient, constitue ce que l’on rêve d’être. Impossible de tuer celle qui vous maltraite au point de retourner contre soi le geste criminel en suicide.Retour ligne automatique
D’évidence, la lecture des Bonnes, dont Genet prétendait qu’elle ne pouvait être réduite au fait divers « des sœurs papins », est complexe, mais s’il est une entrée possible c’est bien celle du sadisme qui est porteuse de sens. Le sadisme de Madame et le masochisme des Domestiques qui est la réponse à la première forment en définitive un diptyque où Madame, dont nous avons fait une « chatte », se trouve être du même coup, métaphoriquement, l’utérus que ne peuvent oublier/dépasser les souris que sont Solange et Claire. Disons qu’elles l’habitent ou qu’elles sont habitées par l’utérus de Madame (en cela
sa jouissance serait le fantasme de Solange et Claire). Disons aussi et encore que Madame est une Mère porteuse et que la portée (Solange/Claire) ne peut s’en déporter, s’exporter (sexe-porté) au-delà. Si Solange et Claire sont ainsi prisonnières de Madame, c’est donc tout autant pour le déterminisme social qui nourrit une « lutte des classes », que pour une question plus profonde où, d’un point de vue analytique, Solange et Claire sont comme les fœtus rejetés d’un utérus qui les encombrent à vie. Dupliquant l’utérus dans la répétition (Claire joue la Chatte), l’utérus en toc devient enfin accessible et le tic (reproduction compulsive des accents de meurtre) trouve enfin sa guérison dans le suicide/assassinat. Claire suicidée, c’est l’utérus qui est enfin mort.Retour ligne automatique
Et de regarder l’espace intérieur que présente Katie Mitchell comme seulement un intérieur. Et de contempler cette mise en scène comme une anecdote où l’action déplacée à Amsterdam, ou Madame jouée par un travesti, ou le jeu des langues (polonais pour les domestiques, néerlandais pour la dominante) sont en définitive accessoires… Katie Mitchell raconte l’histoire et l’augmente simplement de quelques artifices qui figurent une pseudo nouveauté. Jusqu’aux ralentis qui viennent par deux fois s’intercaler dans le récit… et qui, au mieux, permettent de décomposer une scène par ailleurs transparente.Retour ligne automatique
Chez Genet, ce n’est pas la question de « qui l’on est ? » qui est essentielle, mais davantage celle qui interroge « d’où l’on vient ? ». Mitchell aura privilégié la première.

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Le soufflé retombe : Sopro de Tiago Rodrigues https://www.insense-scenes.net/article/le-souffle-retombe-sopro-de-tiago-rodrigues/ Mon, 17 Jul 2017 14:25:51 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1712
Énorme déception que de ressusciter le métier de souffleur pour mieux l’enterrer de nouveau en première classe, sans rien souffler ni imploser du théâtre habituel, et de mettre la langue portugaise au service d’un consensus culturel et vaguement spirituel, toute étrangeté acclimatée.

Le metteur en scène portugais offre le cloître des carmes à Cristina Vidal, souffleuse du Teatro Nacional (Lisbonne) depuis 1978, qui joue donc ici son propre rôle. Mais Rodrigues en fait le témoin d’une « dystopie » [1] – une utopie qui tourne mal : le Teatro Nacional, voire le théâtre tout court, est en ruines et elle raconte les souvenirs les plus marquants de sa carrière crépusculaire, séquences qui sont rejouées autour d’elle comme émanant de sa mémoire, elle qui est la mémoire même du théâtre. Sur un plateau qui ressemble à une immense terrasse en bois, ponctuée de touffes de joncs, un divan en velours rouge (traduit dans les surtitres par « méridienne » mais en portugais on peut discerner un emprunt direct au français « chaise longue » !) est posé côté jardin. Ce divan suffit à lui seul pour suggérer une loge où la directrice du théâtre peut confier ses secrets à la souffleuse tout en l’avertissant : « La discrétion du souffleur doit être proportionnelle à l’indiscrétion des acteurs. » Des rideaux blancs obstruent les alvéoles du cloître qui entourent la scène et diffusent magnifiquement la lumière changeante des projecteurs situés derrière chacun d’eux (Thomas Walgrave a conçu scénographie et lumière).
Le problème est que Rodrigues fait de Cristina Vidal un personnage, un rôle ou un emploi comme un autre au point que, passée l’agréable surprise de la voir occuper le plateau, régir et ventriloquer les autres comédiens (Isabel Abreu, Beatriz Brás, Sofia Dias, Vitor Roriz et João Pedro Vaz – tous impeccables) au fil de ses souvenirs où fiction et réalité s’entrelacent, on finit par ne plus s’apercevoir de sa présence. Même hors de son trou, la souffleuse arrive à se faire oublier. Quelques incidents provoquent des petites piqûres de rappel : par exemple, lorsque elle se permet de changer une réplique.
Quel est le comble du souffleur ? D’avoir lui-même besoin d’un souffleur. Une mise en abyme s’ouvre alors : la chaîne parlante du théâtre n’aurait donc plus de mémoire infaillible en dernier recours, aucun garde-fou ultime, aucune butée dernière ou transcendante ! Le vertige aussitôt entrouvert est aussitôt refermé au profit d’une spiritualité, voire d’une théologie, du souffle. On entend ainsi ce petit laïus vers la fin du spectacle : chacun de nous porte en soi son propre souffleur, le souffle c’est l’esprit – sans doute un rappel du latin animusanima –, il faut donc résolument aller du côté de la vie et repousser sans cesse la mort. Et de finir par cette anecdote touchante enrobée d’une subtile parabole : alors que la directrice du théâtre – atteinte peut-être d’un cancer du poumon – interprétait le rôle de Bérénice, elle s’interrompit lors de la dernière tirade de l’héroïne racinienne ; plutôt que de lui indiquer la suite, la souffleuse resta bouche bée elle aussi, emportée par l’émotion d’un jeu qui avait enfin rejoint la vie dans l’intensité qu’elle peut revêtir lorsque la fin approche… Se retrouvant seule en scène comme au début, la souffleuse prend enfin la parole, mais sans excès, en lisant sobrement les sept vers restant de Racine qui l’avaient laissée sans voix à l’époque. C’est touchant. Cette fin ménage une interprétation rétrospective des 01h45 qui viennent de s’écouler comme spectacle édifiant et pétri de bonnes intentions. Le début donnait déjà le la lorsque les comédiens chantaient du Nina Simone – en anglais donc – à la façon d’une chorale évangélique, baignés dans une lumière chaude digne d’une carte postale des Témoins de Jéhovah. On en était tout pénétré.
Une hypothèse : et si le directeur du Festival d’Avignon, la tête dans les nuages baudelairiens, avait lui-même soufflé à Rodrigues ce sermon inoffensif, cet opium du peuple coupé à l’eau ? J’aurais désiré que la langue portugaise résonne autrement qu’en s’abouchant à l’aura religieuse du cloître des carmes. J’aurais désiré une langue portugaise moins appliquée à réciter des morceaux de Molière, de Racine, de Tchekhov ou de Shakespeare, une langue plus encline à délaisser un peu ce répertoire européen consacré, ou qu’elle me le rende davantage altéré – même s’il s’agit sans doute aussi de suggérer que ce répertoire ne sera pas éternel lui non plus et qu’il a donc besoin pour survivre d’une Mnémosyne humble et précaire.
La résurrection du souffleur – déterré du trou où son métier sommeillait depuis quelques lustres – équivaut finalement ici à une domestication supplémentaire, dès le choix de cette forme autobiographique convenue, à demi fictive, qui peine à mobiliser d’autres enjeux que le pittoresque d’une profession méconnue en voie de disparition, la révélation savoureuse ou émouvante – la directrice malade ou le cabotin incorrigible – des coulisses du quotidien théâtral ou la réhabilitation des petites mains – la souffleuse mais aussi le menuisier qui se coupe un doigt – sans qui le bâtiment s’effondrerait comme château de cartes.
Relisons alors Le Théâtre et son double (1938) d’Antonin Artaud, le premier sans doute à avoir pris conscience du trou du souffleur comme condition de possibilité du théâtre classique. D’où son appel enragé et incessant à s’en débarrasser. C’est que l’existence même du souffleur signale que la scène est subordonnée à un texte préalable. Le comédien ne parle jamais en son nom propre : il joue avec sa mémoire là où il lui faudrait jouer avec sa vie ! Artaud suscite ce qu’on nommera bien plus tard des « écritures de plateau » : le texte n’est plus le constituant antérieur et dominant du spectacle mais un matériau parmi d’autres – corps, costumes, lumières, sons, objets et scénographie – et qui s’invente en même temps qu’eux au moment des répétitions qu’on ne peut plus ainsi distinguer des représentations.
Rodrigues – étonnamment puisque son processus de création s’apparente davantage à une écriture de plateau non hiérarchique et imprévisible – prêche gentiment un retour à l’ancien régime théâtral. Il est déplorable ou symptomatique que « les professionnels de la profession » (Jean-Luc Godard) s’y pressent et en fassent une des coqueluches ou baudruches de ce Festival.
Artaud, en désignant le souffleur comme son véritable ennemi, en le considérant comme le condensé même du théâtre exécré, lui rendait par là un hommage plus intense et moins lisse [2].
Notes
[1Voir l’entretien dans le programme du Festival d’Avignon.
[2Sur le rapport d’Artaud au trou du souffleur, voir le texte essentiel de Jacques Derrida, « La Parole soufflée », recueilli dans L’Écriture et la différence (Seuil, 1967).
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Très bien https://www.insense-scenes.net/article/tres-bien/ Mon, 17 Jul 2017 14:25:24 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1710
Katie Mitchell met en scène Les Bonnes de Genet du 16 au 21 juillet. Trois points.

Les Bonnes de Genet se jouent dans un décors naturaliste. 100 % naturaliste. Un appartement d’une riche dame, ou, ici, travelo ce qui se veut peut-être une sorte de critique du paternalisme, là où les monsieur et madames, les maîtres, ceux qui exploitent et battent les autres êtres humains, ceux qui ont le pouvoir d’aliéner les autres, sont toujours des mecs. En tout cas, c’est ce que Katie Mitchell espérerait peut-être. Elle dit : « la féministe en moi se refusait à raconter l’histoire d’une femme opprimant d’autres femmes ! » Très bien. Retour ligne automatique
Elle raconte cette histoire donc dans un décors naturaliste, 100 % naturaliste, et un quatrième mur, 100 % quatrième mur. Même une sorte de monologue, un aparté, une adresse peut-être, à l’origine, au public, est dit au téléphone portable. Très bien. Retour ligne automatique
Ce naturalisme est cassé à trois endroits par un ralenti au milieu du mouvement, comme l’option dans le jeu vidéo Grand Theft Auto V quand il faut mieux viser pour tuer ou contrôler une bagnole dans la fuite. Non pas télévisuel, mais une sorte d’esthétique de ces jeux vidéo qui suspend la cour des choses, et leur course, pour y revenir aussitôt. Une sorte d’effet visuel dont on a du mal à saisir son sens. Cette esthétique graphique, informatique, se retrouve d’ailleurs d’une certaine manière dans la musique qui par moment fait penser au musiques électroniques composées pour accompagner des crack ou des serial editor. Enfin, cela n’a rien à voir avec Les bonnes. Mais très bien. Retour ligne automatique
Troisième point à nommer : Les bonnes parlent entre eux en néerlandais et en polonais pour faire référence aux ouvrières bon marché, exploitées, qui viennent massivement d’Europe de l’Est en Europe central. Qui font souvent le ménage ou s’occupe des personnes âgés, sans sécurité sociale et tralala et la misère qui vient avec et l’injustice et trilili et trololo. Tralala. Tatati tata. Enfin. Très bien.
(Et le tout reste si propre, si lisse, si compréhensible, si lisible, si bien raconté, qu’on se demande si on n’avait pas mieux fait d’aller à la piscine à côté de L’autre scène de Védène, faire rimes chouettes comme celle-ci et se baigner et que la vie nous échappe et la torpeur nous fasse rêver d’autre chose.)
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Fantazio, le goût de la phantasia https://www.insense-scenes.net/article/fantazio-le-gout-de-la-phantasia/ Sun, 16 Jul 2017 14:31:01 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1724
Monologue d’un peu plus d’une heure, Fantazio propose à la Manufacture Histoire intime d’elephant Man que Patrice Jouffroy a accompagné. Un Solo ou un Puzzle affolant, vraisemblablement parfois improvisé, joué avec l’énergie d’un désespoir ironique et humoristique. A voir absolument.
Le sens règle-t-il l’existence ? La logique didactique suffit-elle à nous assurer qu’il y a une connexion entre ce qui est singulièrement ressenti et ce qui est collectivement imposé ? Comment s’assurer que ce qui vaut a priori pour tous vaut également pour soi ? A vivre les mot d’ordre que synthétise la « communauté » y a-t-il encore quelque place pour l’expérience d’une singularité quelconque ? Doit-on s’en remettre à la raison exclusivement ? Pour quelle raison croirait-on dans la raison ? Comment oublier que nous aimions, enfant, jouer ; et que le jeu a partiellement voire totalement disparu dans la vie d’adulte ? De tous les goûts perdus, celui de la fantaisie n’est-il pas le plus préjudiciable ? De l’imagination qu’avons-nous fait alors que la nostalgie ne nous prive toujours pas de sa présence ?…Retour ligne automatique
Ce ne sont pas à proprement parler ces questions trop structurées que pose Fantazio dans Histoire intime d’elephant man, mais ce sont quelques-unes des pensées qui viennent à l’écouter préciser une histoire : la nôtre qu’il nous raconte et qu’il explore. Car nul doute que le récit déstructuré qu’il fait sur scène nous regarde au premier chef, alors même que nous en sommes les spectateurs.Retour ligne automatique
A la manière du psychanalyste Pontalis qui écrivait sur les compartiments de train « ce huis clos éphémère », l’histoire de Fantazio commence par un souvenir. Celui de l’enfant au visage difforme caché par un linge qui, entrant dans un wagon, se voit exhibé dès lors que sa mère retire le linge qui couvrait son visage.Retour ligne automatique
Voilà, c’est là que tout a commencé. Ou disons, pour le dire dans le voisinage de Fantazio, c’est là qu’il commence afin de tisser, renouer, raccorder les fils d’une vie. Sorte de fil d’Ariane qui est son « trait à lui » parmi tous les traits (repères) artificiels qui sont imposés et rythment son rapport à sa propre vie. Entreprise délirante et impossible où très rapidement, « SA » construction s’apparente à une variation de Babel où la multiplicité des causes engendre une pluralité de conséquences qui n’ont d’autres liens qu’une logique du « coq à l’âne ». Par associations d’idées, par amalgame de pensées, par agglutination de sensations, ce que Fantazio rapporte ne peut donc qu’être incohérent pour la communauté devant laquelle il expose son récit mémoriel. Qu’à cela ne tienne puisqu’il est dans « son monde », à l’intérieur du nôtre, et que son exploration vaut pour une aventure, une tentative de trouver les clés de sa propre existence. Et de le voir ainsi, chercher avec une certaine rage autant qu’un certain désespoir, les articulations logiques d’une vie sinueuse où tout à la fois héritier de la vie et homme libre de son existence, son effort semble vain, voué à l’échec s’il entend partager ce qui ne peut être commun.Retour ligne automatique
Fantazio est donc seul, ou presque car dans le rapport incertain qu’il entretient à cette expérience qu’est la vie, des voix venues d’ailleurs se mêlent à son récit. Spectres sonores, fantômes acoustiques qu’il produit comme autant de « pères » revenant le visiter. Fantazio, seul, a priori, mais pour autant habité par des mondes : celui de l’enfance au premier chef. A la recherche d’un « rapport fluidifié », c’est ainsi un récit plastique qu’il livre où sa voix restitue les écarts de sa pensée. Embardées dans les chronologies, zig zag dans le passé, le présent, le futur, dérapages incontrôlés dans l’analyse de son cheminement… Fantazio est hors circuit convenu, adepte du slalome hors-piste, esprit en liberté… il est tout cela sans être à même de n’être que cela. Car, et c’est l’un des enjeux de ce travail exceptionnel, si tôt qu’une éventuelle cause vient à être formulée, elle est immédiatement, ou quelque temps plus tard, concurrencée par un nouvel épisode d’une vie qui n’en finit pas de revenir à la surface, sans jamais épuiser le flux profond qui la nourrit.Retour ligne automatique
Vêtu d’un complet qui lui donne l’air british d’un homme de bonne société, la raie impeccable, assis derrière un bureau où s’amoncellent les feuillets qui entourent un micro (dont il se sert comme un interlocuteur), Fantazio pourrait être un solo s’il n’y avait pas ces « voix » venus de lui et qui soulignent l’influence de l’extérieur. Il pourrait être seul, s’il ne tentait de convertir la salle à son entreprise de rationalisation, s’en prenant physiquement à l’espace des spectateurs. Fantazio est donc seul, peut-être, parmi un peuple d’ombres (celles qui habitent son esprit) et le monde de semblables que forment les spectateurs.Retour ligne automatique
Et de voir Fantazio pris par quelques tourments, quelques déboussolements, quelques attitudes qui le révèlent surpris par lui-même. Surpris, oui, par ce talent d’architecte qui construit ses fondations, celles qui pourraient lui servir à penser, se penser, s’écrire (on n’oubliera pas de sitôt l’épisode du « creux et de la cathédrale renversée).Retour ligne automatique
Seul, dis-je, ou frère du linguiste fou Brisset, voire proche de Saussure qui, interné, établit une méthode : « les anagrammes », qui doit permettre de « tout comprendre de la langue poétique. Fantazio est ainsi un compositeur. Et des sons, des mots, comme des idées, il joue, en se déjouant de la logique sonore, sémantique, thématique. Fantazio, d’une certaine manière, n’est autre que l’écho de la phantasia qu’évoque Benjamin. Cette capacité de l’imagination à innerver le réel.Retour ligne automatique
Sur la scène de la Manufacture, Fantazio se regarde comme un Maestro qui orchestre sa vie, tente de la mettre en partition. Alpiniste s’essayant à la conquête de soi, sherpa de sa propre histoire encombrante… on le voit gagner les sommets qu’il convoitait, là où Fantazio dans ce festival, est à sa juste place.
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De la carapace des héros https://www.insense-scenes.net/article/de-la-carapace-des-heros/ Sun, 16 Jul 2017 14:30:26 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1722
Yvan-Joel Collin monte Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltès avec les élèves du Conservatoire national supérieur d’art dramatique – Paris. C’est l’une des quatre créations avec cette école au Festival d’Avignon. On aurait espérer que les écoles nationales participent à former autre chose que des héros. On voudrait qu’ils ne participent pas à la production d’« habits trempés de sang ». On voudrait qu’ils fassent des jeunes comédiens autre chose que des tueurs en puissance. Mais la promotion oblige.

On est peut-être en droit de penser que l’idée de programmation de projets avec les élèves des écoles nationales supérieures dans le cadre du Festival d’Avignon relève d’abord d’une politique promotionnelle à la fois pour les institutions comme pour leurs élèves, ce qui comptera en retour pour les institutions. Un bon lancement sur le marché de l’art est toujours bénéfique pour la tant recherchée insertion professionnelle. Ou pas. Ce n’est du moins pas aussi bénéfique pour l’art, ni pour le festival et peut-être, au final, pas plus pour les jeunes comédiens et comédiennes sortant d’école. Retour ligne automatique
À regarder Roberto Zucco (voir un autre regard ici) et à jouer le jeu promotionnelle, il faut peut-être dire qu’il n’y a qu’une comédienne de la promotion (!) 2017 du CNSAD qui réussie à proposer radicalement une ouverture, profondeur, hétérogénéité,… comment le dire ? Quelque chose qui échapperait à un jeu monolithique qui joue une chose, et rien qu’une chose. Les comédiens masculins semblent être les maîtres de cet art, ou peut-être les victimes de la domination du modèle masculin, viril, plat. Ils font des aplats. Ce qui peut d’ailleurs participer à des formalismes rigoureux et des bouleversements esthétiques, mais non pas quand ces aplats font mine de profondeur, sincérité, authenticité, et croient en leur sincérité. Cela reste alors toujours à l’endroit d’une ennuyeuse incrédibilité et, à un cri qui se voudrait terrifié et terrifiant, on a envie de répondre : « Mollo, mollo ! Il n’y a pas de quoi s’énerver. » Et il est étonnant, à regarder ces jeunes comédiennes et comédiens, que les « femelles », comme dit le frère de sa sœur violée par Roberto Zucco, que ces « femelles » n’ont rien à avoir avec leurs camarades « mâles ». Et on doit alors s’effrayer de la domination et de l’aliénation du modèle social des genres qui font des comédiens « mâles » des sortes de carapaces qui ne laissent rien passer. Qui sont encore puissant quand ils sont blessés et presque détruits. Même mort, on se dit encore « quelle virilité ! » C’est-à-dire : quelle maîtrise qui empêche qu’autre chose ne s’échappe. C’est-à-dire : quelle maîtrise d’empêcher l’accès de ce qui serait derrière la carapace ; c’est-à-dire ce qui fait de quelqu’un un être vivant. Une telle maîtrise de la carapace, qu’on est à même de croire qu’il n’y a rien derrière. Et à regarder ces « femelles » qui jouent des putes, des gamines violées, des mères tuées, des Ophélies (nom donné à un chapitre par Koltès c’est-à-dire des objets de manipulation, aliénées à leur instrumentalisation et incapable d’en sortir), comment chez ces comédiennes une blessure est donnée à voir par où l’on puisse accéder à la complexité d’un être vivant, à sa profondeur ou son pliage, ses couches, ses contradictions. Il faudrait renverser la tradition élisabéthaine et interdire aux « mâles » d’accéder à la scène, non pas pour quelconque projet politique mais par pur amour pour l’art théâtral ! On aurait espéré qu’une école d’art en fasse quelque chose pour empêcher d’en arriver là, mais elle semble impuissante ou sans volonté de déconstruire les schémas sociaux existants. Et parmi ces jeunes femmes, cette Roxanne Roux qui jouant une pute un peu débile – que le texte ou le metteur en scène le demande, ou si c’est elle qui le propose, peu importe – mais qui malgré sa débilité un peu caricatural ne l’abandonne pas entièrement à sa caricature, qui y trouve une tension, un ressort pour le jeu, comme si dans le fond de sa débilité on percevais la cause et toutes les causes de son être-là. C’est que quelque part elle ne se contente pas de donner les signes d’une pute un peu débile, mais elle doit la comprendre. Elle « accouche » aussi comme le dit Yann-Joel Collin avec les mots de Gabily, le dernier monologue, « prologue » de Gabily, de la femme infanticide. Si ç’avait été un aplat, on ne saurait dire de quelle couleur. Ça change. Mais non une chose après l’autre, mais toutes les couleurs à la fois, cela saute, les couches multiples, infinies s’y mêlent. On se demande d’où ça parle et on serait tenté de répondre : d’un abîme. D’un abîme qui nous constitue tous, mais tant que nous la cachons à force de carapaces, cela fait de nous tous, comme l’indique la mise en scène de Collin, des tueurs en puissance.

Car « il n’y a pas de héros dont les habits ne soient pas trempés de sang, et le sang est la seule chose au monde qui ne puisse pas passer inaperçue. C’est la chose la plus visible au monde. Quand tout sera détruit, qu’un brouillard de fin du monde recouvrira la terre, il restera toujours les habits trempés de sang des héros. »

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Cryogénie : la Maleine de Kirsch https://www.insense-scenes.net/article/cryogenie-la-maleine-de-kirsch/ Sun, 16 Jul 2017 14:29:55 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1720
Pascal Kirsch gratte et écorne le vernis poétique, merveilleux et symboliste qui avait recouvert cette première pièce de Maeterlinck, il brise la glace, il excave le compost peu ragoûtant dont se nourrissent les jolies fleurs éthérées.

Dans le château de Marcellus, roi des Flandres, on célèbre les fiançailles de sa fille Maleine et de Hjalmar, fils du roi de Hollande. Mais d’obscurs augures cosmiques troublent la fête. Les deux rois se disputent et déclenchent une guerre dévastatrice. Seule survivante de sa famille, Maleine est enfermée dans une tour pour ne pas vouloir renoncer à son fiancé… Entre inaction et passage à l’acte, dilatation du temps et accélération foudroyante, tout finit dans une succession de morts : la reine Anne étrangle Maleine dans sa chambre, Hjalmar tue sa belle-mère au désir incestueux, puis se suicide. La Princesse Maleine est un condensé de Shakespeare (HamletMacbethLe Roi Lear) en mineur – une pièce mineure au sens par exemple où Deleuze et Guattari parlaient à propos de Kafka de « littérature mineure » : fin 19e siècle, le dramaturge belge offre une vision déroutante du théâtre élisabéthain adulé par les romantiques, de même qu’il atomise littéralement la langue française en onomatopées.
Formé par Marc François et ancien assistant de Claude Régy, Kirsch fait de la diction de ses comédiens – Bénédicte Cerutti, Arnaud Chéron, Cécile Coustillac, Mattias de Gail, Victoire Du Bois, Vincent Guédon, Loïc Le Roux, François Tizon, Florence Valéro et Charles-Henri Wolff – un point central de sa proposition scénique. L’amplification par les micros HF – ô combien nécessaire quand le mistral souffle ! – n’exclut pas un travail rigoureux de la diction, elle va même dans le sens de ce qui est ici recherché entre familiarité et étrangeté, proximité et distance, corps et désincarnation. La diction tend à excorier toute psychologie de la parole. Au risque de se sentir frustré, le spectateur ne peut plus imputer chez l’acteur un affect qui serait préalable à la profération de ses répliques. C’est au contraire la profération qui suscite tel ou tel affect (lâcheté du roi de Hollande…) comme par accident ou supplément. L’affect n’est plus en amont, sur le mode d’un jeu intériorisé ou propice à l’identification, mais en aval, évacué, fuyant. La diction presque mécanique, neutre ou, plus précisément, désaffectée entraîne une dissociation poignante de tous les constituants scéniques.
Ainsi, la distribution ne coagule pas avec des rôles. Le roi de Hollande et son fils Hjalmar sont joués par deux comédiens (Vincent Guédon et Charles-Henri Wolff) à la calvitie commune, dont l’une, celle du fils, plus prononcée que l’autre, donne une allure clownesque au personnage : pas de quoi s’énamourer au premier regard et pourtant… Maleine est un bloc de glace qui tente d’éprouver la brûlure et la nudité érotique d’un corps, la chaleur et le rouge d’un sang qui bat ou qui s’écoule d’une blessure virginale. Les costumes aussi ne coagulent pas : une fraise du 16e siècle qui enserre le cou d’un noble en sursis côtoie le trench rouge de la reine qui servira de linceul ensanglanté et de preuve confondante du meurtre de la princesse. Les personnages ne coagulent pas avec leurs actions : ils sont impotents ou empotés, à commencer par le roi à moitié-fou et son fils hébété, ils sont dépossédés de leurs actes, ils se regardent ne pas agir, constatent le fait accompli plutôt qu’ils n’influent sur la situation, comprennent toujours à contretemps. Ces attardés somnambuliques sont immobilisés même quand ils se déplacent, pris dans une trouée noire de l’espace-temps, entre le surgissement de l’événement et la prise de conscience qu’il vient d’avoir lieu. La parole donne une probabilité d’existence en le désignant à ce qui n’est pourtant pas visible sur scène (le chien de Maleine, la tour d’un château, un jet d’eau, une porte close…) ou elle se contente de répéter l’existant sur le mode d’un constat et ainsi de l’évider par cette tautologie. Le sujet de la parole assiste en troisième personne aux affects qu’il est censé ressentir. Aucune parole n’est ici réductible à une explication psychologique. La parole ne laisse ainsi qu’une légère buée sur la glace. Les comédiens ont beau être parfois à quelques pas les uns des autres, ils ont beau même s’étreindre comme Maleine et Hjalmar, c’est comme si une vitre les séparait en permanence des autres et d’eux-mêmes. Leur adresse se perd dans le vide, arrive trop tard ou vise légèrement à côté. On pense à ces cauchemars où le dormeur sait très bien ce qu’il faudrait faire pour échapper à la menace mais reste malgré tout étrangement paralysé. Ainsi de ce chien qui ne cesse de gratter à la porte de Maleine, dont tous remarquent le comportement étrange, mais dont personne, contre l’évidence même, ne tire les conséquences alarmantes,chacun restant à l’extérieur de la chambre où la jeune femme gît aux côtés de sa meurtrière et du roi désemparé.
C’est toute la scène autour de l’étranglement de Maleine qui est en cela exemplaire : on oscille entre un rire lié à un jeu quasi fantoche des comédiens et à un décalage entre l’action meurtrière de la reine et sa manière empêtrée d’agir, et un malaise face à cette jeune fille malade que la reine a du mal à étouffer, s’y prenant à plusieurs fois, s’acharnant, malaise lié à un réalisme dérangeant où commettre un meurtre n’est pas si facile et a des conséquences terribles. L’espace intime que devrait être la chambre de Maleine est d’emblée exposé au dehors. Mais les portes sont d’autant plus fermées qu’imaginaires. Le cloître des célestins nous dispense heureusement des scénographies de type château-fort ou actualisation [1]. Le cloître est un château éventré dont il ne reste que les façades. Deux gigantesques platanes séculaires ont poussé en son milieu et surplombent tout, frémissant dans le Mistral, abandonnant quelques feuilles qui tombent à pic lors de certaines répliques. La proposition rigoureuse de Kirsch se greffe parfaitement dans ce lieu de représentation par la correspondance établie de factoentre microcosme et macrocosme, technologie et cosmologie, sur le mode d’un dépérissement généralisé.
De véritables pains de glace fondent sur le plateau noir pendant les 02H40 que dure environ ce cauchemar éveillé. Moment troublant lorsque des écrans logés dans les alvéoles du cloître projettent des flammes virtuelles, comme si l’abstraction pouvait avoir une incidence sur la réalité concrète des éléments naturels : comme si l’abstraction se faisait sensible. C’est toute la subtilité de la créatrice vidéo Sophie Laloy. Moment bouleversant lorsque le corps inerte de Florence Valéro disparaît dans le noir pour réapparaître sur un écran. Il semble flotter vers nous et s’agrandir, accompagné par les nappes sonores de Richard Comte : Maleine cryogénisée dans une sépulture numérique. Les écrans sont des flaques d’eau verticales qui reflètent des comètes déliquescentes, ils confondent haut et bas, terrestre et céleste. Le plateau se recouvre progressivement d’eau glacée et se fait lui aussi surface réfléchissante. La scène est ainsi plongée dans un bain à la fois négatif et révélateur, un noir-et-blanc intensifié par les lumières de Marie-Christine Soma, un scintillement mélancolique, une moirure marécageuse et ombreuse.
Certes, Kirsch fait parfois quelques concessions (aboiement du chien de Maleine, quelques vidéos illustratives, un jeu sporadiquement psychologique…) mais il parvient presque d’un bout à l’autre à maintenir une tension palpable entre « réalisme ou naturalisme » et « abstraction » [2], à faire presque coïncider d’un bout à l’autre le fantôme de ce théâtre rêvé avec les contraintes de la représentation scénique. Cette légère déhiscence suffit à mon bonheur.
Notes
[1On se rappelle sans doute de la résidence pour jeunesse dorée dans la mise en scène par Célie Pauthe d’Aglavaine et Sélysette en 2014 – où jouait aussi déjà la troublante Bénédicte Cerutti.
[2Voir l’entretien dans le programme du Festival d’Avignon.

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La justesse du faux. Leçon d’équilibrisme par Pascal Kirsch https://www.insense-scenes.net/article/la-justesse-du-faux-lecon-dequilibrisme-par-pascal-kirsch/ Sun, 16 Jul 2017 14:29:03 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1718
Le spectacle proposé par Pascal Kirsch se joue de la beauté de la langue de Maeterlinck en proposant un jeu justement faux. Entre retenue et lyrisme, La Princesse Maleine déséquilibre l’écoute du spectateur de façon grisante et ludique et fait sentir, par instant, une beauté à la gravité fragile.

Le mistral était à l’honneur pour nos retrouvailles avec Avignon. Retrouvailles avec les insensés au calme et les rues bondées du centre, avec le chant de cigales infatigables et, surtout, avec le théâtre après plusieurs semaines de jachère scénique. Retrouver Avignon et découvrir (pour nous) le cloître des Célestins en compagnie de Pascal Kirsch. Sa mise en scène de Pauvreté, Richesse, Homme et Bête de Hans Henny Jahnn, présentée au Théâtre de l’Echangeur à l’automne 2015, avait déjà intrigué par la force et la beauté d’un récit théâtral magistral né d’une maquette placée au centre du plateau. Souvenir du regard d’alors qui devait, pour débuter, se frayer un passage entre les épaules des spectateurs amassés tels des abeilles autour d’une ruche.
Cette fois, nul besoin de se déplacer ou de se tordre : la scénographie explore la largeur entre les deux platanes du cloître et propose un espace de regard frontal allant par instant se perdre sous les arcades sombres que découvrent et recouvrent des écrans mobiles. Écrans qui, malgré quelques utilisations trop illustratives, permettent par instant de faire apparaître en contre-jour les corps des acteurs aux contours soudain pixelisés et irréels et qui ouvrent un espace pour des matières rêvées – l’eau, le feu, les nuages. Rassemblés autour d’une grande tablée juchée de blocs de glaces, les 10 acteurs de La Princesse Maleine vont, pendant plus de 2h40, faire entendre et jouer la langue « pulvérisée » de Maurice Maeterlinck dans une mise en scène de Pascal Kirsch qui mêle poésie grotesque et ironie tragique. Une mise en scène et un jeu, surtout, qui suit un fil ténu sur lequel les acteurs marchent tels des équilibristes, au risque, parfois, de chuter.
Car, disons-le d’emblée, les acteurs de La Princesse Maleine jouent faux. L’artificialité de la gestuelle théâtrale est mise en avant dès les premiers mots du spectacle, avec ce monologue de Godelive, la mère de cette princesse Maleine dont le mariage sera empêché, inaugurant le drame « non statique » dont elle sera l’héroïne malheureuse. François Tizon, à l’avant-scène, fait face au public dans une longue jupe sombre et prononce avec un soin affecté les mots de Maeterlinck tout en enroulant et déroulant sans cesse ses longs doigts qui entraînent dans leur mouvement son corps filiforme. C’est l’étrangeté de cette langue impossible à dire qui résonne alors : une étrangeté que le metteur en scène rapproche de ce « réalisme magique » qu’il cherche à faire sentir en refusant la verticalité du symbolisme. « Je m’inquiète toujours de trop coller » dit ainsi Pascal Kirsch [1]. Et de fait, on a l’impression que les acteurs cherchent sans cesse à décoller – ou du moins à entailler – ce vernis symboliste dont on recouvre trop souvent Maeterlinck, à créer un interstice entre ce texte et son élocution, entre cette langue poétique glissante et la mécanique enrayée de leur corps. De sorte que si, de fait, ils jouent faux, ils le font avec justesse. Et c’est là toute la difficulté et le danger de l’entreprise dans laquelle les entraîne Pascal Kirsch : trouver une justesse du faux.
Le vernis, c’est d’abord celui du conte. Une princesse aux cils blancs et à l’amour infaillible, un prince encore un peu trop timide, un roi en passe de devenir fou, une belle-mère incestueuse et assoiffée de pouvoir, une nourrice attentionnée, des malédictions à lire dans les étoiles et un bouffon : tous les éléments sont là. Et pourtant, Maeterlinck les malmène avec une ironie affectueuse : la beauté de la princesse est étrange et mal assurée, le prince ne sauvera pas sa belle faute d’avoir trouvé de quoi éclairer la chambre à temps, le roi est un Macbeth manqué et grotesque, la belle-mère est étrangement surprise par la difficulté d’étrangler quelqu’un, et lorsque la nourrice se décide enfin à pénétrer dans la chambre de sa maîtresse en dépit des ordres de la reine, la princesse est déjà froide depuis de longues heures. Ces quelques exemples pour dire que l’auteur, déjà, écorne son propre vernis. Et Pascal Kirsch de refuser, justement, de le peindre. Rares sont les éléments figurés et les lumières de Marie-Christine Soma suffisent à suggérer l’invisible que la parole décrit.
Mais c’est surtout avec la direction d’acteur proposée par Pascal Kirsch que le vernis Maeterlinck se fissure et laisse apercevoir un drame comique et grave dont les acteurs se jouent. Tout grince et vient éconduire les bons sentiments du spectateur : la déférence face à la beauté de la langue de Maeterlinck est tournée en répétitions entremêlées et saccadées ; l’attendrissement devant les retrouvailles des amants du spectateur se prend un seau d’eau jeté par un homme au visage blanchi et à la couronne retournée – ce sera le bouffon du roi plus tard ; à la frayeur ou l’effroi du meurtre fait obstacle le grotesque d’un dernier sursaut de Maleine « pas encore morte » ; autant de façons pour le metteur en scène de faire chuter le drame. Car s’il y a bien un plaisir à entendre cette langue si souvent célébrée pour sa beauté, c’est encore plus grisant de la faire buter. Telle tirade à la longueur infinie sera ainsi tenue en un seul souffle, quitte à ce que le corps s’affaisse avec la voix qui doit courir pour atteindre le dernier mot, les « oh » et « ah » d’exclamation tragique ou contemplative sont répétés dans une égalité tonique artificielle qui donne l’impression que l’acteur a cédé la place à un mannequin dont la mécanique se serait enrayée, comme un disque rayé. Ainsi de ces cris de douleurs du roi qui prennent avec le jeu de Vincent Guédon des allures irrésistibles et magistrales d’un chant de clown à l’agonie. Ainsi encore de la répétition quasi chantée par Florence Valéro du mot « Pluton » – le nom du chien de Maleine – tout au long du dernier monologue de la princesse en proie à une crise hallucinatoire tragique et prémonitoire, comme s’il s’agissait pour l’actrice de déséquilibrer le déroulement de son ultime fil narratif par des entailles étrangement burlesques.
La mise en scène de Pascal Kirsch multiplie de tels écarts de jeu, se rit de la langue de Maeterlinck et, par cette attention ironique, en affirme toute la puissance théâtrale. Les acteurs jouent à la lisière d’un naturalisme désaffecté et d’une dimension onirique nettoyée de tout merveilleux sirupeux. Florence Valéro est une Maleine d’une rare justesse, toute en maladresses et engourdissements et son jeu parvient à maintenir côte à côte froideur et sensibilité – à travers les larmes disait Grüber. Si les acteurs chutent parfois et que le « faux » ne sonne plus juste, c’est que l’exercice est difficile. Et l’on pourrait, certes, trouver dans ce spectacle des facticités moins heureuses renouant avec une tentation illustrative que le metteur en scène cherche pourtant à éviter. Mais d’autres les ont déjà notées avec ce soupçon de condescendance de ceux qui ont les deux pieds au sol et se tiennent droit dans leurs bottes. Pascal Kirsch met en danger ses acteurs, avec les risques de chute que cela implique. Ce faisant, il se joue de cette langue impossible de Maeterlinck et on redécouvre avec lui le plaisir de marcher sur une corde tendue et de côtoyer les déséquilibres, quitte à se faire quelques égratignures.
Reste que le plaisir en vaut la peine.
Notes
[1Voir entretien reproduit dans le programme du spectacle.
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Revue Rouge, au cœur du réel : l’amitié https://www.insense-scenes.net/article/revue-rouge-au-coeur-du-reel-lamitie/ Sat, 15 Jul 2017 14:31:25 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1726
Avec Revue rouge, titre d’un spectacle qui s’inscrit dans l’histoire d’une couleur et donne ses couleurs à l’Histoire, le metteur en scène Eric Lacascade fait chanter à Nora Krief les chants révolutionnaires d’hier et d’aujourd’hui. Un peu plus d’une heure où l’on peut entendre d’ici et de là, des Amériques du Sud à l’Europe, sur un rythme punk, hard, jazz (superbe quator composé de Fred Fresson (piano), Adrian Adeline (batterie), Philippe Floris et Antonin Fresson (guitare)), la persistance d’une pensée en révolte. Ou un tour de chant qui rappelle que, si « l’homme est un animal politique » selon Aristote, Miguel Abensour précise à raison que « l’homme est un animal utopique » (Magnifique essai publié chez Sens&Tonka). A voir, à écouter au 11 Gilgamesh Belleville jusqu’au 27 juillet.

Des mots, des couleurs, des chants
L’insoumission, la révolte, la lutte… sont des mots, et aussi des couleurs. Le Noir, le Rouge parmi les plus intenses et les plus marquées sont pour le premier la couleur « en berne sur l’espoir » des anars comme l’écrirait Léo Ferré. Le Rouge appartient lui aux communistes, aux spartakistes, aux communards. Deux couleurs que partagent les peuples de la terre entière, et qui forment une internationale des opprimés, des bannis, des gueux et plus généralement ceux qui sont « contre », et qui s’opposent à l’indignité, à l’exploitation, à l’asservissement, à l’injustice, à la violence qu’exercent les Etats de droit et ses soutiers la religion comme la répression policière et judiciaire… Couleurs du soubresaut violent des peuples qui ne se satisfont plus de l’ordre établi reposant sur les raisons de l’Etat… Couleurs de l’Utopie qui n’est pas, comme d’aucuns la commenteraient éternellement, la couleur des rêveurs ; mais bien plutôt la persistance dans le champ politique d’une parole utopique qui est une alternative à la langue du pouvoir, une ouverture vers l’infini et l’humain plutôt que le fini et l’ordre.Retour ligne automatique
Aux mots et aux couleurs, dans l’instant de leur résonnance dans l’espace public, de leur brandissement sur les barricades, dans les livres aussi comme dans l’art, sont alors apparus pour les soutenir et les accompagner, les prolonger et les lier, des chants que l’on appelle « révolutionnaires » qui sont autant d’accents choraux de l’amour de l’humanité, au premier rang duquel il y a l’amour de l’amitié.Retour ligne automatique
Car, et n’en doutons pas, le rouge et le noir sont les couleurs d’un amour, un amour inaltérable, un amour insatiable pour l’amitié, les autres comme avenir de soi, la solidarité… Et ce que font entendre les chants entonnés, les odes rebelles qui portent en elles les stigmates de la plainte, le gène de la souffrance et celui de la violence constructive qui ne se satisfait jamais des modes de compensation, c’est avant tout la vibration douloureuse de ce qui est amputé, l’onde douloureuse de ce qui est absent, le cri terrible de ce qui est enlevé, et l’espérance de la reconquête d’un horizon dégagé. Ainsi le chant choral est-il le chant du corps social meurtri, de l’individu condamné aux vexations, soumis toujours à la servitude et à l’exploitation.Retour ligne automatique
Ainsi à écouter Nora Krief et les musiciens qui lui donnent la réplique en sons hauts et forts, on peut les entendre comme les porte-voix d’une internationale du soulèvement, à travers El pueblo unido jamas sera vencido, le Die Solidarität et le Front des travailleurs de Brecht et Eisler, le Makhnovtchina, la grève des mères de Monthéus… c’est un flot de paroles, un océan d’appels à la lutte, à la solidarité, à la rébellion, à l’insurrection… qui se répand dans l’espace scénique et l’ouïe des spectateurs.Retour ligne automatique
Sur scène, alors qu’un bandeau rouge sert de support à des images, et à accueillir les surtitres, l’Histoire, du XIXème à nos jours, des manifestations sous et contre Pinochet aux Pussy Riot qui s’opposent à Poutine, se fait entendre et voir puisque le bandeau est également une banderole. Et d’ajouter que si la révolte est récurrente à chaque air entonné, c’est également le commentaire sur l’actualité politique qui est présenté. Actualité de l’injustice, de l’autoritarisme, de la corruption des pouvoirs… qui semblent en définitive l’universel structurant des sociétés à travers l’Histoire.Retour ligne automatique
Et tout au long de ces chants scandés, joués, martelés… naissent chez l’auditeur, peut-être, des images. Celles des sans-terre qu’a photographié Salgado, celles des peintures du peuple mexicain de David Alfaro Siqueiros, les photographies d’Albert Renger-Patzsch, les dessins d’Otto Dix, Max Beckmann et de Georg Grosz… Car le Rouge et le Noir, qui sont un chant, des mots, une couleur, sont également tout un pan de l’art pictural et des arts photographiques. Photos et images qui semblent contrarier le vers de Ferré « Y’en a pas un sur cent et pourtant ils existent ». A moins qu’à travers ces images, c’est davantage l’intensité qu’une question de « comptabilité » qui soit à l’œuvre.Retour ligne automatique
Dehors la rue est tranquille. Eric Lacascade, lui, du Ballatum à l’école du TNB, des Bas-fonds de Gorki à Revue Rouge, regarde alentour et comme il me dit, « n’imagine pas que son théâtre puisse être étranger au réel ». « Réel », mot sur lequel il revient dans l’essai qu’il vient de publier chez Actes Sud Au cœur du réel.


Miguel Abensour, L’homme est un animal utopique, Sens&tonka, 2013.

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Work In Regress : le cri ! https://www.insense-scenes.net/article/work-in-regress-le-cri/ Fri, 14 Jul 2017 14:32:18 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1730
A quoi pouvait songer Le collectif Plateforme quand il a vu Philippe Martinez prendre place au Théâtre de Bourse du travail CGT ce 13 juillet ? Un instant, on imagine qu’il a pensé, comme Brecht qui rêvait d’avoir pour spectateur Marx, qu’il y aurait au moins un spectateur qui suivrait Work in Regress. Spectacle engagé, documentaire réalisé à partir d’entretiens avec des ouvriers, qui trouve sa fondation et tire sa motivation dans l’épidémie de suicides chez France-Telecom.Retour ligne automatique
Et d’ajouter que le travail de Pierre Boudeulle, David Lacomblez et Jacob Vouters fait du bien… à entendre, alors que les députés En Marche et ceux de LR accordent aux membres du gouvernement de légiférer par ordonnances la régression des conditions de travail, le statut des salariés… sans sourciller, d’un air grave, puisqu’il faut « sauver la France », tout en poussant à bout, et parfois au fond, ceux qui lui donnent corps.

A quelques pas du village du Off, dans les jardins de l’université, le matin, Patrick Bouchain, scénographe et urbaniste (il n’aime pas être appelé architecte) évoquait différentes façons d’imaginer l’organisation des espaces de vie et des lieux d’habitats. Dans son intervention, ce qui revenait en boucle, c’est l’enjeu de l’appropriation de l’espace où l’on vit, l’autonomie du citoyen et la prise en main, par lui-même, des modèles de développements urbains. A quelques pas, plus tard en fin de journée au Théâtre de la Bourse du Travail CGT, le collectif Plateforme proposait Work in regress. Un travail qui prit deux années au Trio qui sera sur scène, et où recueillir les paroles des salariés et des ouvriers du Nord et du Nord pas de calais, et du monde du travail, aura constitué le matériau principal de la mise en scène qu’ils proposent. Un spectacle humble, caustique et humoristique où est audible une réflexion simple sur ce qu’est un espace de travail, aujourd’hui, au XXIème siècle.
Loin des pièces didactiques de Brecht qui développait ses thèses sur les modes d’aliénation et les rapports de subordination entre « petits » et « grands », loin de la compilation qu’on pu faire Jacques Rancière et Alain Faure dans La parole ouvrière (éd. La Fabrique), loin du documentaire Chronique d’un été réalisé par Edgar Morin et Jean Rouch où il posait la question du bonheur à des « petites gens » en 1961, loin du film d’Emmanuel Roy Chant-acier sur l’existence des ouvriers d’Arcelor de la Ciotat, loin de la littérature prolétarienne de Michel Ragon… et, en définitive, dans le prolongement de ces expériences esthétiques, philosophiques, poétiques, Work in regress s’inscrit dans la lignée d’un théâtre politique et documentaire, réaliste. En privilégiant la veine du « il vaut mieux en rire qu’en pleurer », la petite heure que dure cette restitution des paroles ouvrières délivre son lot d’anecdotes singulières qui réfléchit, in fine, les modes de structuration du travail quotidien.Retour ligne automatique
L’aliénation au travail, le harcèlement moral et sexuel, l’incompréhension devant un licenciement, la fragilisation mentale au risque du burn out, les pratiques d’humiliation, les hiérarchies autoritaires et intempestives, les rythmes inhumains qui relèvent de stratégies, les rendements inatteignables… comme le goût du travail, le plaisir irrépressible de se sentir utile, le sentiment d’appartenir à une communauté, la fierté d’appartenir et de participer à un projet, l’image de soi… C’est tout cela que l’on entend dans Work in regress. Relevant d’une enquête sociologique sur la vie au travail, une vie de travail, le travail d’une vie, le collectif restitue une succession de sentiments confus et humains liés à une évolution des modes d’exploitation des anonymes à leur poste de travail qui gangrène jusqu’à leur vie.Retour ligne automatique
De la secrétaire, au manager, de l’agence « David Deschamps » au technicien de surface, du « voyageur » au licencié, de la femme de ménage algérienne qui passe sur les infamies raciste parce qu’elle a appris à la fermer, des salariés poisson-rouge en Open space…Work in regress ne manque pas de souligner le déboussolement de salariés et d’ouvriers pris dans les stratégies de conquête de marché, pris dans la vague d’anglicisme qui s’écoute comme la langue des « dominants » et des « gagnants » : ces aficionados du chiffre, de la cadence, de la rentabilité, de la flexibilité, de la production, de la croissance… ou le peuple libéral.Retour ligne automatique
Sur scène, en noir, cravate rouge, rivés à trois tabourets à roulettes qui n’ont aucun rapport à l’ergonomie ou à la dérive dans des chorégraphies insolites, l’exercice scénique tient à mettre en place des paroles croisées. Il n’est pas question ici de jouer chacun son rôle, mais plutôt de travailler l’interchangeabilité qui est l’envers d’un destin commun. Et, dans le rapport frontal qui constitue la base du jeu des acteurs, c’est bien la notion d’adresse qui est développée. C’est-à-dire la mise en place d’une parole qui vient heurter le public, lui rendre compte d’un état, mais aussi le lier comme le partenaire invisible d’une histoire qui le concerne. C’est un spectacle militant, bien entendu, où il n’y a pas de place pour développer la thèse opposée et l’on entendra pas un « patron » (on les entend par ailleurs suffisamment).Retour ligne automatique
C’est un spectacle militant où s’entend une souffrance liée au travail aujourd’hui, sans jamais que l’on tombe dans le pathos.Retour ligne automatique
Engagé, résolument, contre la mise en place d’un Trepalium (mot qui désigne à la fois un instrument de torture et qui est à l’origine du mot « travail » comme il est rappelé en début de spectacle), Work in regress est rapportable à son titre. Oui, les conditions de travail, et précisons l’humanité au travail, du travail, régresse terriblement. En cela, Work in regress s’apparente à un CRI, à un appel au soulèvement, à un engagement.

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Des sujets à vif, des « étranges » sujets https://www.insense-scenes.net/article/des-sujets-a-vif-des-etranges-sujets/ Fri, 14 Jul 2017 14:31:52 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1728
Le format du Sujets à Vif se présente actuellement comme le lieu le plus favorable à des expérimentations dans le Festival d’Avignon. Au contraire de presque la totalité du Festival où il y a forcément (plus ou moins) un rapport d’ « œuvre-patrimoine » et de respect sacré au « texte », dans le Sujets le but principal est la rencontre entre différentes disciplines artistiques. À travers des petites formes d’une demi-heure environ, les créateurs, toujours en duo, doivent composer une proposition performative pour le très beau jardin du Lycée Saint-Joseph.

La question que se posent les artistes quand ils intègrent le Sujets à Vif est toujours la même : comment occuper esthétiquement (et de façon intéressante) ce jardin exubérant ? Peut-être qu’il ne s’agit pas exactement de faire quelque chose de tellement surprenant et grand pour attirer l’attention du spectateur tout le temps, mais plutôt de dialoguer avec le beau paysage (la façade + le jardin) en profitant de ses nombreuses possibilités.
La proposition appelée Ezéchiel et les bruits de l’ombre de Koffi Kwahulé et Michel Risse participait elle d’une de ces rencontres pittoresques, voire inattendues… Dès le commencement, il y a des bruits subtils tels que des sifflets et des sons de la nature qui se propagent dans l’espace. On ne peut pas identifier d’où ils viennent exactement. Ensuite, un homme blanc de cheveu gris, en tenue élégante blanche, vient sur le plateau pour chercher quelque chose ou quelqu’un. Il profite de cette action de « chercher » pour jouer avec la sonorité du jardin, notamment les fenêtres de la façade, le sol, les plantes. Un autre homme en maillot de football vient également sur le plateau. C’est un grand black qui manifeste un air pas content du tout. Tous les deux cherchent sans cesse quelqu’un, notamment Ezéchiel, leur enfant qui se cache quelque part dans la maison. Simultanément à cette recherche, les deux hommes entreprennent aussi un jeu entre eux à partir de sons du jardin et des objets qui se trouvent dans leur valise. Cette rencontre pittoresque, parfois comique, repose sur un jeu de croisement (des personnes) entre un univers sonore et un monde spatiale. Ainsi, peut-être que l’enfant Ezéchiel est juste une note musicale rare qui se cache dans l’espace… Peut-être que ces deux hommes sont finalement deux manières de vibrer autrement, deux instruments musicaux accordés et mutualisés qui cherchent une fréquence rare… Ezéchiel et les bruits de l’ombre c’est en fait les bruits d’une éclipse solaire rare.
Par contre, avec Incidence 1327, Gaëlle Bourges et Gwendoline Robin ne profitent pas du tout du jardin du Lycée Saint-Joseph. Elles ramènent sans arrêt sur le plateau des nombreux objets tels qu’un escalier, des appareils pour faire bouillir de l’eau, des glacières, des plaques en verre, des verres, etc. Elles affichent un visage d’ennui. Elles s’y déplacent. Elles mettent en pratique le grand effet spécial à savoir faire de la vapeur à partir de la glace et de l’eau bouillante. Il y a une voix enregistrée qui raconte un texte poétique « contemporain ». Elles continuent à ramener des objets sur le plateau. Une des performeuses monte l’escalier. L’autre regarde l’eau bouillir. Elles insistent lourdement sur l’effet « spécial » qu’elles ont mis au point : de faire de la vapeur à partir de la glace et de l’eau bouillante. La voix enregistrée raconte toujours un récit inintéressant. Les performeuses continuent d’afficher un visage d’ennui. Le temps passe. Il ne se passe rien. Rien. Rien du tout. Le jardin nous semble plus expressif que leurs visages. Peut-être que la proposition était de travailler l’ennui du quotidien, la répétition de tous les jours… Mais du coup c’était juste une non-expérience esthétique, une demi-heure perdu, du temps perdu.
Dans La même chose de Joachim Latarjet et Nikolaus, on voit la rencontre puissante d’un musicien et d’un artiste de cirque lesquels profitent du jardin autrement. Il n’y a pas exactement une narration ou un fil conducteur clair. Il s’agit plutôt de petites propositions où les habilités corporelles et parfois comiques de Nikolaus dialoguent avec la capacité d’écoute et de mise en improvisation musicale de Joachim. Tous les deux sont toujours dans un rapport sensible d’écoute et réponse, d’avenir et devenir, d’équilibre et déséquilibre, soit entre eux-mêmes soit entre eux et le jardin. Par exemple, le moment où Nikolaus s’essaie à un équilibre sur une chaise un peu cassée (laquelle se trouve sur une table également pourrie), alors que l’on peut contempler les belles plantes suspendues sur la façade. Leurs propositions ainsi « encadrées » ressemblent à de petits tableaux vivants. La même chose est la mise en œuvre d’une fréquence musicale rare amalgamée au geste physique, un geste d’expérimentation radicale car l’espace est le corps, et le corps est une possibilité de rencontre, la rencontre est un geste qui ne veut plus être solitaire.
Chez Le rire pare-balles, Julien Mabiala Bissila et Adèll Nodé-Langlois proposent une soirée-bénéfice pour l’organisme humanitaire africain nommé CFRAD. Adèll en clown qui s’appelle Antigone (avec sa perruque noire et sa robe blanche tel que la protagoniste du spectacle homonyme du Festival) ; Julien comme Roméo, avec sa perruque black-power et en tenue « cool ». Pendant la « soirée », tous les deux, comme deux bouffons contemporains, entreprennent un essai afin de sensibiliser les gens et qu’ils contribuent financièrement au projet. À travers un texte d’humeur acide, critique et intelligent, Antigone se mit à chanter, à jouer de la guitare, à danser, à séduire les gens toujours très maladroitement, tandis que Roméo essaie d’animer le public comme un maître de cérémonie pittoresque. Il y a un moment, par exemple, où il parle de Paris, « Paris a volé le « A » de l’Afrique et celle-ci est devenue un pays àFric sans « A » ». Il y a autre moment où ils revêtent des t-shirts où l’on peut lire des phrases comme « Sauvez le Cfrad ». Le rire du public devient parfois un rire d’embarras, car on identifie chez les grands média et chez certains figures publiques ce comportement de « charité chrétienne médiatisée ». La pauvreté des uns devient le motif de richesse des autres… Julien et Adèll vont jusqu’aux dernières conséquences dans leur proposition, ce qui fait qu’on ne peut plus rire de certains moments (au moment par exemple où Antigone met une sorte de rembourrage sur ses fesses, et elle et Roméo dansent comme des « africains » stéréotypés selon la perspective coloniale). On ne peut plus rire de ça. Le malaise s’installe donc petit à petit et la soirée arrive à sa fin. Et les deux bouffons nous ont montrés pendant la « soirée-bénéfice », encadrée par le beau jardin d’architecture néoclassique, la médiocrité de notre temps, le rire comme dénonciation.
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Koltès / Gabily : la vie en face https://www.insense-scenes.net/article/koltes-gabily-la-vie-en-face/ Thu, 13 Jul 2017 14:35:46 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1736
Comment parler de la dernière pièce de Koltès, sinon comme d’un seuil ? Ce qui s’offre au-delà — la mort qui achève la vie et commence l’œuvre close — appartient à l’écriture dans la mesure où elle cède aussi. Alors quand de jeunes acteurs s’en emparent, disent les mots de la mort au lieu vital de leur corps où tout commence pour eux, ce qui change tient à la nature du théâtre peut-être : et l’élégie funèbre, ce drame à stations d’un meurtrier au regard d’ange, est soulevé par la rage tendre de seize comédiens issus du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, qui font de Roberto Zucco une hypothèse sans cesse recommencée qu’ils éprouvent dans leur chair, dans leur voix, sur leur peau. Mais quelles hypothèses ? Dans le gymnase du Lycée Saint-Joseph, Yann-Joël Collin voudrait négocier avec l’exercice délicat d’une sortie d’école – ses contraintes, ses nécessités, ses limites. Pour cela, il fait de chaque acteur un Zucco en puissance, en devenir, refusant l’arrêt sur l’identité. Aussi, il fracture l’écriture de Koltès avec les mots de Gabily, et du frottement des corps sur les autres, des langues l’une sur l’autre, naissent d’autres hypothèses, d’autres lignes de fuite : celles d’identités fébrilement, terriblement, maladroitement mises en pièces. Et sur tout cela plane le seul regard qui vaille : face, toujours, et encore. Sur quoi ?
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© Christophe Raynaud de Lage
« Quelle est la plus belle de vos pièces ? — Celle que je suis en train d’écrire. »
Si toujours pour Koltès seul comptait le présent, nulle autre pièce que Roberto Zucco n’aura possédé à ses yeux cette évidente nécessité, ravageuse et définitive, de la beauté. Ultime pièce de l’auteur composée en 1988 quelques mois avant d’être emporté par la maladie, à 41 ans, la pièce aura été pour lui un face à face avec la mort, sous le beau visage d’un meurtrier, Roberto Succo, dont il croisa le regard sur l’affiche d’un avis de recherche. Dans la défiguration du S au Z, c’est tout le passage à l’écriture qui s’est opéré en lui : la cicatrice du théâtre sur la vie. Au lieu même de la réalité sordide d’un malade qui tua des jeunes filles de passage, Koltès scruta le mythe d’un Héros invincible, qui tua père, mère, et policier — et qui fut vendu par une femme. Sanson, trahi par Dalila.

C’était le dernier coup de foudre de Koltès : écrite par éclats de noirs tableaux où chaque fois se tranche un lien — Koltès ajouta à l’horreur des crimes l’abjection d’un meurtre d’enfant, pour boucler le cycle des meurtres symboliques —, la pièce raconte comment se défait tous les liens pour mieux se libérer de la mort et se donner naissance. Zucco tue l’ascendance, la descendance, et la Police (l’autorité du pouvoir : la violence légitime) pour qu’il ne reste rien. Et de ce rien, puiser la force d’être. Car il ne tue pas « pour une rayure à sa voiture, il tue pour rien ». Un déraillement, dira-Koltès. L’image prend dans la pièce l’allure d’un motif récurrent : dérailler, comme on fait une crise d’épilepsie – et Zucco rejoint Dostoïevski, parce que tuer devient le synonyme d’écrire, le contraire de la mort, plutôt l’analogue de la création.

Qu’est-ce à dire : écrire, tuer ? Pour Koltès, écrire, cela veut dire mettre à mort la vie — lui donner naissance. Non pas tâcher de expliquer ce monde, mais chercher des espaces d’intensité neufs. Conquérir, par la fable, des récits qui sauraient venger l’Histoire. Zucco n’est pas le double de Succo, mais son revers — et il n’est pas le miroir de Koltès, mais son autre. Dès lors l’altérité est un affrontement, qu’il soit amoureux ou criminel : quelle différence ? L’enjeu, partout et toujours : la recherche d’identités toujours provisoires, toujours fragiles, toujours à rebours de celles héritées.

Zucco est une pièce dangereuse : en elle, il est facile — et donc faux — de prendre la proie pour l’ombre et vouloir lire la fascination pour un meurtrier, la solution de la vie trouvée dans la mort, la radicale dispersion des énergies par le néant. Il y a une scène de prise d’otage et Zucco exécute un enfant : la pièce fut interdite à Chambéry dans la région où tua Succo parce qu’il est aisé de confondre le réel et la fiction pour mieux faire porter à la fiction la responsabilité du réel. Et pourtant, cette pièce ne lève des meurtres que pour fabriquer un mythe vitaliste qui se clôt sur un rituel sacré, messe noire puisée dans la liturgie de Mithra où le sexe du soleil est célébré, et la Chute de l’homme Zucco renversée en envol au ciel — visée de refondation anthropologique. Mais non : beaucoup préfèrent lire une histoire sur un tueur, un criminel, un terroriste. À vrai dire, c’est la lecture habituelle, elle désole autant qu’elle console : le théâtre serait donc incapable d’endosser cette écriture ?
C’est que Koltès avait opéré ici un virage, un de plus dans sa trajectoire faite de revirements, de dialogues hostiles avec lui-même : là, une composition en travelling prenait de vitesse ses anciennes pièces ; les dialogues tranchaient dans le vif — Koltès avait même écrit une scène d’intérieur, dans une cuisine, ce qui jusqu’alors lui faisait horreur. Il faut dire que dans la course contre la montre engagée avec la mort, il n’avait plus de temps à prendre. D’ailleurs, il ne la remporta qu’en partie. S’il acheva la pièce, il ne verra jamais Peter Stein la créer à Berlin en 1990, après le refus posthume de Chéreau.

Quinze hypothèses pour un grand incendie
Nous sommes près de trente ans après – et même quarante ans tout juste après la création de La nuit juste avant les forêts dans le off d’Avignon [1], que Koltès considérait (en récrivant son histoire), comme la première de ses pièces. Auteur devenu classique, célébré, joué partout, Koltès charrie ces malentendus et demeure une énigme, un appel, le contraire d’un testament. Comment puiser dans cette œuvre ce qui l’a incitée, et quel monde y trouver, quel espace d’invention inventer avec elle, en elle ?
Yann-Joël Collin, compagnon de route de Gabily, puis élève d’Antoine Vitez à Chaillot, a proposé à seize jeunes acteurs du Conservatoire de Paris de travailler sur Roberto Zucco. Sur, ou avec, donc — et avec cette intuition première, qui marque ce travail : le meurtrier Zucco sera interprété à chaque tableau par un acteur différent. C’est toute la logique faussement réaliste qui s’affaisse : « l’hypothèse de l’illusion réaliste » comme l’avait appelé et fabriqué Koltès pour Combat de nègre et de chiens devient ici une hypothèse de travail recommencée à chaque tableau. Parce que chaque tableau, — interrompu par les riffs rageurs des guitares du Grand Incendiede Noir Désir — va devoir reposer la question non seulement du personnage Zucco, mais aussi de l’espace, du mode de jeu, du traitement du temps et de sa durée, de la nature de l’adresse ou des dialogues…
Ce qu’on perd, du long travelling coulé dans le désespoir et la force de vouloir repousser la mort, est considérable évidemment, avec les ruptures qu’une telle proposition lève : ce qu’on gagne, c’est un désir recommencé d’invention. Mais comme chaque acteur aura pour lui, un tableau pour jouer (avec) Zucco, on n’échappera pas vraiment au morceau de bravoure, à l’exercice où montrer muscles et forces, là où justement Zucco puisait sa puissance dans sa fragilité. C’est peut-être la nature même de ces sorties d’école : c’est peut-être aussi dans la rage de faire entendre ces devenirs, une sorte de puissance intransitive qui laisse parfois l’hypothèse à l’endroit de sa naissance.
Car le spectateur d’assister non pas à quinze tableaux qui dessineraient la ligne fatale d’une trajectoire d’un corps, mais quinze esquisses de dramaturgie élaborées à l’os d’un plateau rendu à sa matérialité quasi pure. Quasipure : au centre, une caméra filmera pratiquement en continu, et projettera en fond de scène l’image – on jouera avec les adresses redoublées entre corps sur scène et présence à l’écran, face caméra, ou profondeur de champ… Finalement, c’est à chaque fois la pièce qui recommence, tâche de se donner points d’appui et solutions possibles et impossibles ; ou plutôt : prise d’initiatives (comme on dit dans les arts martiaux qu’aimait tant Koltès) et tentatives d’en échapper. Quinze théâtres possibles qui tâchent de rendre impossible le théâtre : ou peut-être est-ce parce que le théâtre de Koltès est impossible que c’est par l’impossible répété qu’on pourrait le rendre possible ? Quinze fois, on s’essaira au rôle, et on en changera (parfois, le hasard (il n’y a jamais de hasard) fait que celui qui jouait Zucco devient, au tableau suivant, le flic qui l’interroge : et la pièce se creuse d’une singulière question sur le crime et le châtiment) ; quinze fois on reviendra, et si on n’évite pas les maladresses, c’est surtout pour les oser toutes, et travailler en elles les drôleries qui évitent de prendre le texte au sérieux, autant que prolonger les mélancolies qui s’affirment. En tout : affronter le texte partout où il fraie, pourvu qu’aucune hypothèse ne vienne résoudre définitivement le texte.

Évidemment, ces essais successifs de corps contreviennent à l’une des lois majeures de la dramaturgie koltésienne : « on ne joue pas plus un corps qu’un sexe ». Zucco en prenant tous les visages devient l’abstraction sensible d’un théâtre qui renonce à faire du corps l’espace où se constitue la fable. Mais autre chose opère, par les hypothèses, jeu qui déjoue sans cesse l’arrêt sur ce qu’on aurait acquis. Si Roberto Zucco est le seul dans la pièce à avoir un nom (les autres ne sont que Mère, Gamine, Frère, Commissaire, Pute…), il n’est pas pour autant l’espace d’un saisissement d’une identité. C’est la force, l’audace, le risque de la proposition : sous les traits des jeunes acteurs du CNSAD, Zucco est tout, et son contraire, et en retour, via Zucco, ces jeunes acteurs peuvent explorer des possibles d’eux mêmes, possibles aberrants et souvent lumineux – cette noirceur lumineuse que Koltès ici plus qu’ailleurs puise dans Genet relu avec Dostoïevski.
Ainsi ces possibles vont parfois à la limite de ce théâtre : prenant souvent le parti de rendre lisible le faux, visible la fabrique, il sait pourtant combien l’artifice est la condition d’une nécessité plus intérieure, mais fragile. Les acteurs sortiront fréquemment du théâtre pour voir ailleurs, s’il y est : et il y est : on filme dans les coulisses où on se maquille et se déshabille et s’habille, ou dehors le quartier nocturne du Petit-Chicago censé être rempli de putes et de truands, mais on est en direct dans la cour d’un jardin qui borde le théâtre sous les cris des grillons en plein soleil de 15 h. Cette désinvolture joyeuse du code prend le risque de la gratuité, mais aussi de violents retours à la rage, à la terreur. Ainsi quand Zucco est arrêté, à la fin de cette scène filmée dehors, il est reconnu face caméra – Zucco, c’est soudain le dernier visage possible, celui qui n’en pas besoin : l’objectif qui filmait. Et tous les acteurs l’entourent alors, et le ramènent, de force, dans le théâtre. La fiction peut reprendre, frontalement, au sein du théâtre — « le contraire de la vie », disait Koltès —, théâtre qui aura avalé la vie, dévisagée par le théâtre — « seul endroit où l’on peut dire le contraire de la vie ».
Tout au long de ces hypothèses, un même fil conducteur : l’adresse face public, ou face caméra. C’est l’autre condition de la conquête d’identités nouvelles, autres, impossibles. On regarde en face ce qui se joue, et dès lors, ce qu’on scrute, c’est l’intériorité bruissante de soi, multiple, insensée. Férocité de ces regards jetés à la caméra qui sont autant de regards intérieurs ; rage de ces regards lancés à nous, et qu’on en fasse quelque chose ; douceur de ces essais d’identités qui visent à s’arracher aux identités acquises, données, offertes en héritage.

Koltès, Gabily, quel(s) dialogue(s) ?
Alors pour creuser davantage ce face à face avec la mort, qui est surtout un face à face avec la vie (celle qui reste, intraitable) (« je ne veux pas mourir, je vais mourir ») ; pour prolonger davantage ce face à face avec soi, qui n’est jamais l’occasion de se retrouver, plutôt de se perdre davantage pour tâcher de se trouver autre, Yann-Joël Collin propose un autre face à face : celui de Koltès avec Gabily, en regard ou en voix.
Koltès avait-il lu Gabily ? Et Gabily Koltès ? La question est ouverte et belle. En tous cas, le frottement est singulier. Collin donne à entendre, par la voix des actrices, le monologue extrait du roman Physiologie d’un accouplement, que Gabily reprendra dans la pièce Lalla (ou la terreur), qui témoigne d’un viol, d’un infanticide, de la prison, de la terre noire, de la fuite : « Et maintenant je suis là » — violence que la langue rejoue pour défier, terriblement. C’est l’occasion de redonner la parole à la Gamine violée par Zucco et vendue par son frère à un mac. L’occasion aussi de poser théâtralement la question de la violence et de la langue, celle du théâtre tout entier et du dialogue entre ces deux écritures. En intitulant ce texte « Prologue. Sur le théâtre », Gabily avait voulu désigner combien le texte traversait aussi et surtout le nature même de la scène : dire un trajet qui l’accomplit, fabriquer pour soi une langue capable d’endosser le pire, ne pas faire de la beauté la forme d’ornement du réel, mais sa force d’appropriation qui nous en émancipe.

Puissance de ces moments de monologues interrompus par Zucco, à moins que ce ne soit Gabily qui interrompt Zucco. Deux monologues qui se coupent : « chacun répond à côté, et ainsi le texte se balade, avait confié Koltès à propos de Dans la solitude des champs de coton. Quand une situation exige un dialogue, il est la confrontation de deux monologues qui cherchent à cohabiter ». Vertige de ces monologues qui sont à chaque fois des opérations de réinventions, d’hypothèses de soi.
Il revenait sans doute à cette anfractuosité impossible entre Koltès et Gabily d’être l’espace où frayer l’impossible des êtres, comme ceux des jeunes et rageurs acteurs du CNSAD. Il importait surtout à ces jeunes acteurs d’essayer leurs vies sur des hypothèses de théâtre pour mieux rendre possible en nous l’invention d’autres mondes où mourir n’est pas le terme, plutôt la condition première d’autres vies.
Notes
[1Ce 17 juillet, à 15 h 40, au théâtre de Loulle, certains amis se souviendront de cela
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Saïgon… le théâtre du nombril qui plait (en plus) ! https://www.insense-scenes.net/article/saigon-le-theatre-du-nombril-qui-plait-en-plus/ Thu, 13 Jul 2017 14:35:14 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1734
C’est connu, tous les vietnamiens ouvrent un restaurant quand ils débarquent en France, comme les « arabes » un Kebab, etc. Et de regarder le décor échelle 1 du restau de la tante, de la mère, avec sa cuisine alu, ses tables de salle alu, ses chaises alu, ses ventilos alu, son distributeur de coca cola, bière et eau gazeuse… On regarde la mise en scène de Caroline Guiela Nguyen avec autant d’intérêt que si l’on visitait une grande surface avec ses soldes d’après l’été. Ou, mais il paraît que ça fait le buzz dans le in, comme « les larmes de Gégé l’agriculteur, 52 patates, pour Angélique, dans L’Amour est dans le pré ».

De 1956 à 1996… de l’Indochine française (et non du Vietnam comme on l’entend dire sur scène) à un restaurant situé dans le XIIème à Paris (comme on l’entend sur scène alors que le programme dit XIIIème)… Moins une période historique qu’une tranche de vie où à travers la vie d’une famille de Viet Kieu (littéralement « vietnamien de l’étranger ») on revient à travers le récit sur les aléas de l’Histoire qui se mêle à celle des histoires familiales.Retour ligne automatique
De l’indochine française qui enterre ses rêves impériaux à Diên Biên Phu, en passant par le Vietnam américanisé qui se fera débarqué en 1973-1974 après avoir utilisé massivement le napalm et l’agent orange, de la division d’un pays entre un Etat du Nord (communiste) et un Etat du Sud nourri par l’économie américaine et occidentale ; d’un peuple colonisé, martyrisé, meurtri, exilé, décimé… on aimerait penser qu’une metteur en scène de 35 ans puisse nous permettre de regarder une Histoire autrement qu’à travers les larmes.Retour ligne automatique
Même si, mais c’est hors contexte ici, comme l’écrivait Klaus Mickael Grüber, « il faut que le théâtre passe à travers les larmes ». Première référence étrangère à une mise en scène qui s’inspire plutôt de Denis Diderot et de son théâtre lacrymal. Comprenons que l’encyclopédiste du XVIIIème pensait que « pleurer » au théâtre, était le signe d’une empathie permettant de croire à la compréhension du spectateur.Retour ligne automatique
Déroutant tout cela quand Spinoza, plus avant, dans une scholie dont il avait le secret écrivait « NI rire, NI pleurer, Mais comprendre ».Retour ligne automatique
Alors dans Saïgon, ça chiale, ça geint, ça chouigne, ça renifle, ça piaule, ça n’en finit pas de verser des larmes de crocodiles (on est tout de même au théâtre). Flot de larmes qui incarnent les déchirements, la perte, la douleur, la rupture, l’oubli… Tsunami de sanglots longs, comme des violons, de sanglots plus courts, quand l’issue est heureuse (séquence mélodramatique à répétition), larmes rentrées (quand on est un homme et qui plus est un bidasse, on ne pleure pas)…Retour ligne automatique
Bref, c’est « Un » kleenex qu’on aimerait offrir à ses comédiens qui mettent en danger leur équilibre physiologique à perdre autant de sels minéraux et de lysosyme (antibiotique corporel).Retour ligne automatique
Et c’est d’autant plus ennuyeux tout ça que l’on a sous le nez un « théâtre qui fait mine ». Pas d’autre mot trouvé pour désigner un jeu de comédiens tellement surfait de naturalisme et de réalisme. Quelque chose que l’on pourrait rapporter à une expression « c’est gros comme une maison », comme « une poutre dans l’œil ».Retour ligne automatique
Aussi, Saïgon n’est peut-être pas le spectacle le plus plombant de cette 71ème édition, mais il est vraisemblablement dans le TOP 5 des flops de l’été.Retour ligne automatique
Et c’est dommage, et l’énervement qui nous a gagné pendant la représentation, qui nous a conduit à jeter l’éponge, n’est pas réjouissant, car il y avait un truc, sans doute, à explorer. Ne serait-ce que cette nécessité qu’il y a à ré-écrire une histoire coloniale écrite par les vainqueurs. Là, on pouvait attendre Caroline Guiela Nguyen au tournant de l’Histoire. Mais la metteure en scène a préféré un récit biographique, voire autobiographique. Un focus sur la famille et les parents et les amis… Bref un album de famille avec son lot d’anecdotes sans relief, sinon ceux que l’on peut imaginer : la maladie, le mariage, l’arrivée en France, etc.Retour ligne automatique
Et de se demander parfois si ce monde de voyeur élevé par les écrans plasma et autres avatars de la TV peut se satisfaire de ça aussi au théâtre ?Retour ligne automatique
S’inquiéter de la même manière de voir la création théâtrale à ce point dans l’ignorance, au point de faire de son EGO le seul objet d’étude.Retour ligne automatique
Il y a quelques semaines Gatti cassait sa pipe. Il laissait « V comme Vietnam » produit en 1967 à la demande du Collectif intersyndical universitaire d’action pour la paix au Vietnam qui « entendait ainsi souligner le rôle du syndicalisme universitaire au carrefour de la culture et de l’action militante et, en organisant la représentation de l’œuvre de Gatti, manifester pour le droit du peuple vietnamien à vivre libre et indépendant ».Retour ligne automatique
Ça serait bien de temps en temps qu’au théâtre, ceux qui en font s’intéresse à autre chose que leur nombril… Oui, ça serait bien d’avoir de la mémoire puisque le théâtre c’est aussi ça.
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Casser les murs – Focus Afrique https://www.insense-scenes.net/article/casser-les-murs-focus-afrique/ Thu, 13 Jul 2017 14:32:43 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1732
Un travail que nous demande un autre regard, d’autres paramètres… Des corps puissants qui expriment surtout le plaisir de jouer, d’être ensemble.

Moi je suis toute prête pour accéder à la salle du théâtre avec mon ticket. Je le donne à l’agent d’accueil pour qu’elle le scanne. Trois seconds après… Bip sonore négatif : pour des raisons inconnues le PDA ne lit pas le codes-barre de mon ticket. Elle essaie encore 1 fois. En vain. Elle appelle donc sa responsable qui vient vers moi pour m’inviter à patienter un peu. Tous les spectateurs passent et entrent en salle, sauf moi. Je suis encore dans le hall du théâtre. J’attends. Ensuite elle me demande le nom de la personne ou de la structure qui a commandé le ticket… Elle me demande comment j’ai acheté mon ticket… Elle me demande quelle était la quantité de billets de ma commande… Enfin elle ne sait plus quelle question me poser… L’interrogatoire ne finit pas. Ensuite elle me prie de passer à la billetterie. Mêmes questions, mêmes réponses. Ils trouvent enfin dans une liste d’acheteurs de places pour ce spectacle le nom de l’association qui a commandé le ticket. Ils scannent le code-barres qui se trouve dans cette liste. Trois seconds après… Bip sonore négatif. Ils décident de vérifier s’il y a quelqu’un assis à la place marquée pour mon ticket. Il n’y a personne. Ils me demandent encore 1 fois les mêmes questions. Ils me prennent pour une menteuse… « Menteuse » évidemment, car ce qui est perçu comme différent n’est jamais honnête, fiable… Une minute avant que le spectacle démarre, ils se mettent d’accord pour me permettre d’entrer. J’entre. Je vois sur le plateau un mur.
Alors je pense au MUR, celui qui divise, celui qui sépare, cela qui protège certains contre les autres, celui qui marque la frontière entre les espaces pour certains considérés comme prestigieux, ceux qui marquent le territoire, en apparence, des espaces réputés ; et ceux qui tiennent à distance ceux qui sont différents par leurs cheveux, leurs accents, leurs peaux… Mur qui manifeste la distinction, le différent dont il faut se méfier.
LE MUR est, encore ici, ce qui représente le Focus Afrique, puisque normalement ou habituellement, on ne voit pas les artistes de l’Afrique subsaharienne sur un plateau du Festival. Plus précisémen, on ne voit ni de l’Afrique, ni de l’Amérique Latine, ni l’Asie, sauf exceptions, toujours des exceptions relèvent des quotas « exotiques » et de la « thématique » du Festival, sauf quand c’est encore une énorme production…
LE MUR qui est également ce qui sépare le centre d’Avignon, du reste de la ville : intra-muros/extra-muros « zone » qui abrite les habitants qui n’ont pas les moyens financiers d’accéder aux spectacles du In. LE MUR médiéval est encore là. Il est devant nous et il marque la difficulté pour certains, comme moi, d’être intégré. Il souligne la manière de regarder les choses, la manière dont on porte un regard sur les choses. Regard qui se conçoit en définitive comme un ensemble de paramètres : narratif, historique, jeu du signifiant et du signifié… Mais qui pourrait ignorer que le signifié est conceptuel et qu’il relève d’une conception mentale, qu’il procède du cerveau lequel, parfois, est fermé aux diverses expériences. Comme par exemple, la façon de bouger son corps, de se mettre en mouvement dans l’espace. Comme danser, le fait de voir juste danser et bouger un corps, le voir marquer sa puissance en tant que corps qui n’exprime que lui-même. Et je songe qu’il faut, de façon urgente, réinventer le regard, réinventer la façon de rencontrer l’autre : l’autrui.
Voici donc les trois propositions de danse, contemporaine, du Focus Afrique qui correspondraient à la seule idée de faire bouger les murs, de déplacer les frontières et d’espérer les abolir… Les murs qui sont toujours là :

Tichèlbè, choréographie de Kettly Noël, avec Ibrahima Camara et Oumaïna Manaï, développe une thématique plutôt féminine où on voit d’abord une femme toute seule sur une sorte de fil invisible entre équilibre-déséquilibre comportemental en raison de cette pression qui s’exerce toujours sur imposée la femme. Elle maintient un jeu rythmique accéléré avec ses soutiens-gorges, ses longs cheveux, son corps. Elle se perçoit comme un contraste corporel entre l’envie d’être fermée dans son monde et le désir de fuite. Ensuite un homme la retrouve, et tous les deux entretiennent un jeu de séduction-domination où le plus important n’est pas de gagner ou de perdre, mais plutôt d’être en relation avec soi-même, avec l’autre, avec l’espace, avec les sons que cet espace produit, avec le mur… Le petit mur chez Tichèlbè est là-bas, il est tapé, il fait du bruit…

Puis il y a Sans Repères, choréographie de Béatrice Kombé, reprise par Nadia Beugré et Nina Kipré, avec Gbahi Rachelle Goualy, Désirée Larissa Koffi, Eloi Hortence N’Da et Yvonne Binta N’Da. Là, on voit quatre femmes qui, d’abord, portent de gros chapeaux et de grosses tenues, qui dissimulent en cachant leurs visages, leurs corps. Si au début l’ambiance est plutôt mystérieuse (notamment par le recours aux ombres), on comprend que cette chorégraphie nous rappelle la tradition africaine des contes et des histoires. C’est un moyen de revendiquer leur ancestralité. Ensuite les danseuses seront habillées d’un vêtement basiquement beige et continuent de produire des mouvements corporels inspirés des danses traditionnelles africaines, tout en les amalgamant au son de musiques érudites. Le contraste entre le geste physique et la musique met en évidence la force gestuelle de ces quatre femmes, peut-être aussi comme une façon de nous rappeler le geste de résistance vis-à-vis du processus de massification politico-économique et culturel imposé par la globalisation. Comme une bande, elles deviennent, durant leur performance de plus en plus forte justement parce que, comme un ensemble puissant de textures, de couleurs, de sons, d’énergies, leur rapport est d’une complicité qui traverse toute la scène. Le petit mur présent également dans Sans Repères est aussi percuté. C’est une surface battue… et ce bruit s’entend comme un bruit de revendication qui exige l’écoute de la pluralité des identités, des couleurs de peau et des cheveux.

Dans Figninto – L’œil Troué, choréographie de Seydou Boro et Salia Sanou, avec Ousséni Dabare, Jean Robert Kiki Koudogbo, Ibrahim Zongo, trois hommes jouent corporellement la condition humaine dans le monde contemporain. À partir de mouvements de matrice africaine où les bras et les jambes sont la base principale de leur proposition chorégraphique, ils entretiennent un rapport avec le sol, avec la matière naturelle, notamment avec le sable, comme une sorte de contreproposition au monde artificiel des grandes villes. C’est du sol que toute la vie naturelle naît, et c’est peut-être pour cette raison que les danseurs cherchent des gestuels plutôt rampantes. Dans Figninto le mur n’est plus là-bas : il est devenu sable. Les frontières ainsi sont devenues plus souples, jusqu’à disparaître.
Et l’on regarde ces trois propositions en songeant à ce que Jean-François Lyotard écrit dans Les dispositifs pulsionnels : « L’enjeu du ou des siècles à venir paraît défini : réorganiser les dispositifs de canalisation des forces, lever les inhibitions, préparer le système à admettre beaucoup plus d’énergies que celles dont il dispose à présent, et pour cela, accepter de dépenser une part de celles-ci afin de rendre celles-là utiles. Question d’éducation, encore une fois, à l’échelle de l’espèce, question d’économie politique et culturelle. Il faudra détruire ce qui reste des cultures non capitalistes, considérées inévitablement comme des “théories infantiles” et des pratiques sauvages ou barbares, et incorporer les peuples déshérités dans le marché mondial. »
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Cogne https://www.insense-scenes.net/article/cogne/ Wed, 12 Jul 2017 17:54:49 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1602  
Die Kabale der Scheinheiligen. Das Leben des Herrn de Molière, dernière pièce de Frank Castorf à la Volksbühne, est présenté du 8 au 13 juillet au Festival d’Avignon. Un théâtre qui cogne.
 
Je laisserai l’analyse sémiologique, dramaturgique et autres ique aux professeurs et experts de l’art théâtral. Je laisserai le fait de juger si Castorf a vieilli aux vieux et vieilles qui ont déjà tant vu. Je laisserai la question de l’accessibilité de l’œuvre à celles et ceux dont c’est le métier de juger l’accessibilité d’un œuvre. Je laisserai la lecture aux camarades de l’insensé (v.ici, d’autres vont suivre). Je dirais qu’il faudrait d’abord « jouer », qu’il s’agisse « de la banane sur laquelle on glisse, et la tête qui se fracasse sur le trottoir ». On est du moins en droit de dire que c’est jusqu’ici le seul spectacle du festival qui n’avance pas timidement vers une bancale reproduction des idées dramaturgiques préexistantes, reproduction si adorée de celles et ceux qui préfèrent lire et comprendre et pouvoir dire qu’ils ont compris et discuter vivement avec les autres de leurs compréhensions réciproques et se glorifier dans leur compréhension que les autres n’ont pas compris et qui les rend meilleurs et qui le rend plus intelligents que n’importe qui d’autres, compréhension intelligente et éclairée, vif et tout à fait perspicace qui les élève et qui leur permet de dire : je suis ; reproduction qui semble faire si souvent l’affaire des idolâtres d’un ordre et de sa stabilité et de son autorité. Et de rajouter Castorf qui nous fait entendre Meyerhold qui écrit sur son chevet de mort, torturé : « À force de faire la chasse au formalisme, vous avez tuer l’art. » Si vous tenez à votre respectabilité générale, avant donc de dire : « Je n’ai rien compris », il vaut encore mieux dire aujourd’hui : « Il y avait des choses à comprendre, mais la lisibilité était difficile. » Si vous tenez à votre respectabilité générale, il vaut encore mieux s’accrocher bravement aux surtitrages pour pouvoir détailler, en sortant, quelques idées, références, pensées, faits historiques, liens dramaturgiques, etc. Si vous tenez à votre respectabilité générale, il vaut mieux parler, savoir et parler, que de pleurer. Par exemple au changement du décors, où une vingtaine de techniciens poussent, tournent, triment, tirent, marchent, frappent, retournent, orientent, roulent, démarrent, s’arrêtent, reculent, avancent, accrochent, décrochent afin que la calèche de 10 mètres de haut avec ses goupilles et ses plateaux, ses câbles et ses guindes se meut lentement du point A au point B accompagné d’une musique baroque, où l’aventure humaine devient semblable à celle des fourmis, mais qui lui rend toute sa beauté si cela veut encore dire quelque chose. Où la conquête de l’inutile comme dirait l’autre est la seule conquête qui vaille. C’est que Castorf, pour moi comme pour celle et ceux qui ne l’ont jamais vu auparavant, fait une sorte de déclaration d’amour pour le théâtre, pour son théâtre aussi peut-être, mais je laisserai aux juges des cabotins de juger le cabotinage. Une sorte de déclaration pour la peau de banane et la tête, pour ce qu’on pourrait appeler le corps, sa fragilité et la puissance de cette fragilité, et son impuissance. Plus qu’une déclaration – ce n’est pas une déclaration du tout – c’est une démonstration. C’est une démonstration de ce que peut un corps. Ce que peut un corps à côté et face à l’écran, face aux écrans et leurs images. Et c’est pas simple, c’est pas facile. C’est qu’un corps sue, et sa voix est un muscle, et courir 50 mètres avant de pouvoir commencer le dialogue du fait que les loges soient à 50 mètres du public est un long chemin à parcourir. Et plus que ce que peut un corps, c’est un questionnement sur ce que peut le théâtre avec ses papiers peints et ses rideaux, ses calèches qui ici roulent, fonctionnement pour de vrai comme dit le camarade, même si c’est pour de faux. Et ce n’est pas un questionnement, mais c’est une affirmation que cette théâtralité ou que le fait même de venir dire un texte que quelqu’un d’autre a écrit en faisant semblant que quelqu’un d’autre le dit, que ces mots dans un espace faux, peints, adressés à un public, peuvent encore quelque chose. Les moments deviennent rares et quand par un heureux hasard Balibar ou Scheer ou n’importe quel autre comédien ou comédienne dont aucuns n’a besoin de prouver sa virtuosité et dont chacun et chacune peut se moquer de la virtuosité, la détruire, la mener par le bout du nez, car il s’agit d’autre chose ici que de bien faire, quand par un heureux hasard, dis-je, l’un ou l’une de ces bêtes sortent de l’écran et arrivent devant nous et que les corps s’affaissent ou se roulent dans le foin ou font semblant de se taper comme les grands guignols et que Phèdre se lamente alors qu’Hypolite boit du cuba libre, eh bien, on peut encore se dire que le théâtre existe pour quelque chose. Il nous rappelle quelque part qu’il y ait une vie au-delà et en deçà des images, que cette vie est certainement insuffisante, que même à hurler à ne plus en pouvoir, d’être débout sur cette terre avec deux pieds et deux jambes et une ventre et le reste et tout ce que vous savez et de se mettre débout autrement pour être sur ces deux jambes autrement, cela n’est pas suffisant. Mais cela prouve que la délivrance ne peut pas être dans l’écran. Pas seulement. Le plateau est vide devant nous, les actrices et acteurs jouent au fond à 50 mètres devant une caméra sans se soucier de notre présence physiques sans plus que nous nous soucions de leur présence physique puisque nous regardons bêtement l’écran à la place de regarder les corps lointains et petits qui produisent cet image sur l’écran, on est si éloignés, si étrangers parce que cet intermédiaire s’est posé entre nous. Intermédiaire d’une virtuosité, d’une maîtrise technique hallucinante. Des champs et contre-champs, des travellings, des panoramiques, des cadrages en directe d’une précisions étonnante. Il est clair que le gros plan manque au théâtre. Il est clair que cet intermédiaire nous peut faire croire des choses où le théâtre nous ferait rire de le tenter. Ce n’est pas ici le théâtre contre le reste du monde qui en ferait un lieu reclus, sacré, qui serait le porteur d’une promesse de bonheur – l’idée même que certains peuvent le croire fait rire si elle ne fait pas pleurer – mais un théâtre ancré dans les forces terrestres. Un théâtre qui cogne. Et à repenser à Artaud. Artaud qui a l’honneur que la rue d’une zone commerciale dans le banlieue avignonnaise soit nommée d’après lui, rue complètement bouchée qui nous menait au Parc des Expositions. Artaud, donc, qui écrivait :
« Cogne et foutre,
dans l’infernal brasier où plus jamais la question de la parole ne se pose ni de l’idée.
Cogne à mort et foutre la gueule, foutre sur la gueule, est la dernière langue, la dernière musique
que je connais,
et je vous jure qu’il en sort des corps
et que ce sont des CORPS animés. »
Quelque part, au milieu de ce bordel, se dresse une déchirure qui ne nous laisse pas indemne. Elle nous pousse à faire quelque chose. Elle nous pousse à faire n’importe quoi plutôt que rien du tout. Quelque chose pour que la vie a la chance de devenir, peut-être, un peu plus « supportable ».

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Maleine : la princesse aux cils blancs https://www.insense-scenes.net/article/maleine-la-princesse-aux-cils-blancs/ Wed, 12 Jul 2017 14:36:22 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=1738
Dans ce lieu incroyable qu’est le Cloître des Célestins où platanes et murs historiques intouchables imposent scénographie, dramaturgie et jeu, Pascal Kirsch reprend La Princesse Maleine de Maeterlinck. Un travail d’une attention rare, construit sur le principe d’une esthétique du tableau (classique et baroque) où les écrans figurent le passage où se croisent tantôt les paysages extérieurs, tantôt les espaces intérieurs (cérébraux) aux prises avec l’imaginaire. Exercice baroque pour rendre un texte fou…

M.M.M
Première pièce de Maurice Maeterlinck, La Princesse Maleine paraît en 1889. Octave Mirbeau en fera l’éloge en 1890 dans le Figaro : « Je ne sais rien de M. Maurice Maeterlinck […]. Je sais seulement qu’aucun homme n’est plus inconnu que lui et je sais aussi qu’il a fait un chef-d’oeuvre […]. M. Maurice Maeterlinck nous a donné l’œuvre la plus géniale de ce temps […] et oserais-je le dire ? supérieure en beauté à ce qu’il y a de plus beau dans Shakespeare ».
Préambule à une succession de poèmes dramatiques (L’Intruse, Intérieur, Les Aveugles, La Mort de Tintagiles… et autres essais Le Trésor des humbles entre autres), La Princesse Maleine, drame en cinq actes, ne relève pas du drame statique tel qu’il s’incarnera ultérieurement chez l’auteur belge, mais figure déjà l’étude et un travail minutieux sur la langue et l’écriture, récurrent chez Maeterlinck, à même de faire entendre cette « minute supérieure » qui est comme le point d’orgue de chacune de ses créations. C’est que Maeterlinck, en désaccord avec le théâtre naturaliste de son temps, comme avec le mélodrame qui privilégie le pathos, a choisi de faire entendre les vies intérieures, les zones d’ombres de la conscience, les dialogues silencieux entre les êtres… recourant au conte, à la magie, aux fables moyenâgeuses, pour tenter d’exprimer l’inexprimable, de saisir l’impalpable, de donner une sonorité à ce qui est muet. Théâtre ardu, catalogué dans le mouvement symboliste et le théâtre d’art ; théâtre d’écoute qui, pour autant, ne rechigne pas à entretenir avec le vu un lien repensé…
Première pièce de Maeterlinck, La Princesse Maleine contient et annonce tout cela, et c’est à raison qu’Arnaud Rykner (l’un des spécialistes européens de l’auteur) peut souligner que la pièce se construit sur des dialogues répétitifs, hachés, syncopés, « pulvérisés ». Soit un traitement poétique qui rend ardu, moins la lecture que le jeu et l’interprétation.
Quant à la fable, elle repose d’entrée de jeu sur le dérèglement soudain de la nature, alors que l’on célèbre les fiançailles de Maleine avec Hjalmar, filles du Roi Marcellus et fils du Roi Hjalmar (père). Ainsi, une comète qui apparaît semble « verser du sang sur le château […]. On dit que ces étoiles à longue chevelure annoncent la mort des princesses ». Il n’en faut pas moins pour que la cérémonie s’arrête, et s’ouvre sur une histoire d’amour contrarié où Maleine, qui disparaît tout d’abord, réapparaît en suivante, et part à la reconquête de son prince qui s’est déjà lié à Uglyane, fille de la Reine Anne, la femme du Roi Hjalmar qui n’a d’yeux que pour elle.
Franchissant périples, forêt, épreuves… Maleine, qui regagne l’amour de son prince, mourra assassinée, étranglée par la Reine Anne. Le drame est là dans son entier, et d’évidence Maeterlinck, entre autres influences, a puisé dans le Hamlet et le Macbeth de Shakespeare, l’univers que figure La Princesse Maleine. Et l’on pourrait crier au « pastiche », si Maeterlinck ne peuplait ce poème d’éléments insolites, énigmatiques, et insondables, car quelque chose rode dans ce château qui finira en ruines. Quelque chose hante toute la pièce, baignée par une nature hostile (l’air des marais qui environnent le château), qui pourrait être la mort, toquant à la porte, prenant la forme aussi d’une langueur qui étreint Maleine, conduisant le prince Hjalmar au suicide, etc.
Ainsi, alors que La Princesse Maleine semble sortie des écuries shakespeariennes (figures de la folie, de la dégénérescence, de la trahison, du poison et du complot, figure d’Ophélie…), c’est aussi un drame où se déploie, à même l’écriture, une langue qui refuse l’action, la ralentit, la hache… Langue qui mêle curieusement interjections, répétitions, paradigmes lexicaux croisés développant une complexité de lecture, une angoisse propre au langage. La signature de Maeterlinck est alors, ici, à l’endroit d’un théâtre d’ombres, d’un théâtre de marionnettes métaphysique (les archives de Maeterlinck souligne qu’il eut ce désir). A l’endroit d’une dramatisation qui porte sur la langue et qui amplifie l’effet du langage dramatique sur la fiction.
Les Célestins envoutés
Dans la cour du cloître des Célestins, une table noire luisante et oblongue est cernée de chaises. Dans quelques instants, on viendra y disposer des blocs de glaces, aux formats différents, qui se regarderont comme autant de chandeliers insolites à la couleur blanchâtre. Ils sont promis à la destruction, à la collision contre les murs et le sol, à la fureur de gestes d’emportement et de refus.
Dans les voutes du cloître, de grands écrans ont été disposés qui trouveront divers emplois : fenêtres, paysages, cieux lactés, forêts obscurs, œilleton qui donne sur l’invisible… et, à un moment, scène de crime où le corps de Maleine y trouvera un logement photographique. C’est l’un, sans doute, des instants les plus impressionnants de la mise en scène de Pascal Kirsch. Cet instant où le corps de Maleine au sol trouve un écho sur l’écran et semble grandir à l’infini pour souligner peut-être le crime odieux dont elle a été l’objet.
D’un bout à l’autre de cette Princesse Maleine, les variations de décor auront accompagné l’intrigue évitant soigneusement d’entrer dans une logique de représentation trop réaliste, trop naturaliste, trop symboliste même. Ainsi, c’est le son d’une rythmique presque hard qui est en charge des « mouvements » de la fable. C’est un son distordu par des capteurs au sol qui accompagnent la parole alarmée du petit Allan « ou- ouvrez les yeux. Ma-aleine » dit-il, en faisant rebondir une balle. C’est un spectre de papier qui vient à figurer le fou. C’est un mobilier contemporain, aussi, qui sert à passer d’un point à un autre de ce poème (un divan, un éclairage…). C’est un imperméable rouge tout droit sorti du XXème siècle qui devient emblématique de la trahison et du meurtre.C’est une toile de Pieter Bruegel l’Ancien « le Massacre des innocents » qui est posée au sol (et d’ajouter que Le massacre des Innocents, publié en 1886, est considéré comme le vrai début littéraire de Maurice Maeterlinck).
Et rien de ce qui sert à Pascal Kirsch pour passer d’un endroit à l’autre du poème n’est inutile ou nécessaire, mais tout se justifie par le choix revendiqué de montrer quelque chose d’inattendu et d’insolite puisque La Princesse Maleine est, avant tout, l’histoire d’un passage vers l’inconnu, vers l’insu…
Des comédiens qui sont le peuple de ces châteaux qui finissent en ruines, sous la grêle et le feu, on dira qu’ils sont les porteurs de voix du drame. Bonimenteurs, personnages, figures… des comédiens on soulignera que leur jeu s’inscrit dans la tentative difficile de rendre un texte in extenso. De jouer ce texte, entendons par-là, de le dire et de lui donner une forme sonore.
Et c’est à cet endroit, vraisemblablement, que le travail de Bénédicte Cerutti, Arnaud Chéron, Cécile Coustillac, Mattias de Gail, Victoire Du Bois, Vincent Guédon, Loïc Le Roux, François Tizon, Florence Valéro et Charles-Henri Wolff est remarquable. Remarquable oui, dans la restitution d’un texte des plus difficiles à dire. Car qui a lu Maeterlinck (et nous parlons-là de langue) sait que c’est une langue à part entière. Langue qui brise le langage connu, l’augmente d’onomatopées qui sont les marqueurs sensibles d’états intérieurs, langue qui bégaie parce que nommer précisément est plus difficile que dire. Langue qui répète en boucle… Langue brisée et « pulvérisée ». Langue simple aussi, désarçonnante parfois d’énoncés naïfs qui frôlent l’illogique et simultanément langue poétique qui élève le langage au rang de secret.
Qui a lu Maeterlinck est en mesure de comprendre que la tâche des comédiens est immense parce que la matière dont ils usent est un écueil au dialogue facile, aux conversations théâtralisées, aux réalismes de tous poils.
Faire entendre cette langue n’est rien moins que se placer sur le seuil d’un puit sans fond où l’on peut s’abimer.
Or, le travail de mise en scène qu’accomplissent Pascal Kirsch et ses comédiens rend cette difficulté, la dompte en introduisant à l’endroit d’un drame que l’on pourrait figer dans un statisme anachronique (lire plus haut svp. Et l’on imagine que la critique vit sur ces préjugés didactiques), une vitalité baroque, un jeu parfois qui s’amuse en conscience de l’impossibilité pour un comédien de restituer la pensée sonore de ce texte. Et si d’aucuns déplorent le ton parfois enjoué, les écarts dramaturgiques, il faut reconnaître que cette bande qui est au plateau rappelle que jouer, tout jouer, relève parfois d’un défi casse-gueule.
Mais en l’occurrence, cette version de La Princesse Maleine mise en scène par Pascal Kirsch, est tout simplement une réussite qui repose sur la générosité et la maîtrise des comédiens. Un succès, vraiment, lié à une lecture savante qui n’a cherché à aucun moment à éviter le MUR qu’est ce texte. Et c’est en rentrant dedans, comme on rentre dans une mêlée, que les acteurs le franchissent, le dépassent.
Superbe, sincèrement.

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Le Sec et l’Humide : trop tiède ! https://www.insense-scenes.net/article/le-sec-et-lhumide-trop-tiede/ Tue, 11 Jul 2017 17:53:54 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1600 A Vedene, Guy Cassiers présentait Le Sec et l’Humide, interprété par un comédien qui peine à être autonome dans les voix dont il a la charge. Une mise en scène décevante où le simplisme l’emporte sur un enjeu d’actualité.
 
Littell exhume Degrelle
C’est alors qu’il écrivait Les Bienveillantes que Jonathan Littell rédigeait, en 2008, Le Sec et l’Humide. Texte consacré au fasciste rexiste (mouvement Rex, après être passé par l’Action catholique) belge, Léon Degrelle, né en 1906 dans un milieu petit bourgeois, d’un père brasseur dans les Ardennes. Ce que d’aucuns commentent comme l’esquisse d’une théorisation du premier opus. Le Sec et l’Humide, d’une centaine de pages, augmenté de nombreux documents iconographiques, s’est ainsi construit sur le commentaire des « mémoires » ou journal monographique de Degrelle déposé dans La Campagne de Russie (publié en 1949) et sur la thèse de Klaus Theweleit exposée dans Männerphantasien (1977) où Theweilt, recourant à la psychanalyse de l’enfance et à la psychose, entend cerner les motivations du développement du fascisme chez l’individu et dans la société. C’est ainsi à partir de ces deux sources que Littell écrit Le Sec et l’Humide, cherchant dans l’écriture et le récit de Degrelle les éléments qui valideraient la thèse de Theweleit et mettraient en évidence le concept de « moi-carapace » propre au fasciste.
Mis en scène, Le Sec et l’Humide arpente donc La Campagne de Russie et, à travers les modalités tant sémantiques, lexicales et syntaxiques de l’écriture, dresse le portrait du fondateur du mouvement nationaliste wallon, lieutenant-colonel et responsable de la 28ème division SS de Wallonie sur le front de l’Est qui vivra paisiblement sous le soleil méditerranéen, en Espagne, jusqu’à la fin de ses jours en 1994.
A la différence d’un Serge Klarsfeld qui débusquera physiquement les barbares nazis et leurs complices afin qu’ils soient jugés pour leurs crime, Littell, lui, s’en tient à une étude « poétique » du texte de Degrelle. Il y débusque dans la langue les syndromes qui lui permettent d’établir les fondements cachés de l’archétype du « fasciste vulgaire » enclin à développer une supériorité qui passe naturellement par le culte du corps, la virilité, mais également la peur de la dissolution, de la liquéfaction, de la putréfaction qui sont autant de symptômes qui portent atteinte à la sculpture fantasmée de ce corps idéologisé. La surenchère lexicale valant pour miroir déformant, ce que souligne LIttell à la suite du philosophe Theweleit, c’est le goût de Degrelle pour la comparaison qui oppose d’un côté le « bolchevique », le « rouge », le « soviet », rapidement confondu aux parasites, aux virus, à la bactérie au corps pourrissant sur les champs de bataille et relevant d’une mythologie de la contagion, de la lèpre, du fléau qui se propage et se reproduit. De l’autre, le corps du soldat fasciste qui, vivant ou mourant, relève d’un hygiénisme philosophique auquel Degrelle donne des accents épiques, voire lyriques et exubérants. Corps magnifié, même dans la mort, qui conserve son esprit et où, en définitive, « la maintenance du moi » comme l’écrit Theweleit semble assurée. Conservant même dans la débâcle son aura, sa silhouette de pierre ; développant un extraordinaire système immunitaire le protégeant de tout. Et, par-là, lui permettant d’être cet « être à part », cet » être rare », ce « surhomme » que Degrelle embellit en campant ces SS dans les paysages hostiles de l’Union soviétique. Enjolivant la réalité (« le fascisme est un mode de production de réalité […] pas une question de forme de gouvernement ou de forme d’économie, ou d’un système quel qu’il soit. », écrit-il), mentant sur la réalité historique (mensonge déjà à l’œuvre dans le journal Le Pays Réel quand il y officiait), cru et parfois se révélant dans la vulgarité (« Peut-être ne lui manquait-il justement, pour devenir un être humain, qu’un bon coup de pine au cul. ») … Degrelle ne rechigne devant rien quand il s’agit de mettre en œuvre l’iconographie/iconoclastie du soldat SS.
S’appropriant le « sec » et « l’humide », Degrelle tisse ainsi une isotopie des qualités négatives et positives du genre humain ramené au seul soldat, où bien entendu le « sec » est loué quand « l’humide » relève du carencé. La première risquant, comme la peste ou la gangrène de contaminer l’autre. Et c’est en définitive la peur de la souillure qui innerve le cerveau de Degrelle : « la Marée rouge, et, par extension, le grouillement, la boue, la fange, le mélange de sang et de merde dont le mâle-soldat, menacé par la fragmentation, craint qu’il n’emplisse ses entrailles »
Et d’ajouter que c’est Theweleit qui, définissant le fasciste, s’entend à le cerner au plus proche de ce qu’il est « Le fasciste, ou « mâle-soldat », est un être psychiquement différent, qui n’a « jamais achevé sa séparation d’avec la mère », est un « pas-encore-complètement-né » dont l’absence de Moi est compensée par un « Moi-carapace ». Contre tout ce qui menace cette carapace, Degrelle, en bon fasciste, érige un arsenal de métaphores : le sec contre l’humide, donc, le soldat droit comme un « I » contre le Russe qui se couche, le phallus bandé contre la mollesse qui ne peut être que féminine.
Loin de figurer l’appauvrissement linguistique que soulignait Victor Klemperer dans son essai LTI, la langue du IIIe Reich, (Pocket, collection Agora, 2002), Degrelle est un poète des bas-fonds qui parlent une langue ornementale, empoulée, sclérosée par le détail superficiel qui donne au discours ses accents surannés. Une langue complexée par la représentation qu’il se fait du « bien parler » dont il tente en vain de s’habiller afin de dissimuler sa laideur idéologique.
La conférence de Cassiers.
Dans la salle presque pleine de Vedène, Guy Cassiers a installé son petit dispositif pour Le Sec et l’Humide dont les voix seront interprétées par le comédien Filip Jordens. Un dispositif technique où un écran de TV (sur lequel passe des photos d’archives de la campagne de Russie et des portraits de Degrelle) est surplombé par un écran de cinéma. En sus, une petite table et une caméra. A quoi s’ajoute un magnéto à Bande imposant placé juste derrière un pupitre de tribune. Et c’est une conférence qui constitue donc, la mise en scène. Soit une sorte d’exposé scientifique où la parole se fait didactique et analytique, adressée à la salle sans autre artifice que le son de la voix de l’exposant, soutenue ponctuellement par la couverture du livre dont il fait l’autopsie : La Campagne de Russie, et le numéro des pages d’où sont extraits les fragments qui sont lus (voix de Degrelle) et commentés voix de Jordens.
Viendront ultérieurement les processus de morphing (visage déformés de l’acteur, façon Bacon) et ceux de la technique du Voice follower (distorsion de la voix).
C’est tout, ou presque, puisque le dispositif implique le déplacement du comédien d’un point à un autre afin de mettre en branle les séquences vidéo ou audio.
C’est tout, juste ça pendant une heure, où le texte est accroché par un acteur qui peine parfois à mobiliser sa mémoire.
C’est tout, et c’est insuffisant pour parvenir réellement à une chirurgie qui devait être appliquée à la langue utilisée afin de mettre en évidence l’enjeu d’une question ou d’une hypothèse « à quoi se reconnaît un fasciste ? ». En guise de commentaire sur une syntaxe et un lexique propre à l’identité fasciste, c’est d’abord surtout un relevé de formes sémantiques et thématiques qui est proposé. De l’idée donc, plus que de la structure. D’évidence, la langue dite « fasciste » ne se réduirait pas si facilement à une étude, et l’on doit se contenter d’une étude poétique à défaut d’être linguistique. Dès lors, et peut-être y a-t-il là une conséquence, mais le propos de Cassiers (repris dans le programme) tend à questionner la frontière fragile entre fasciste et non fasciste, ou, et pour le dire autrement, à quel moment ou comment un individu étranger à ce registre de brutalité, de férocité, d’imbécilité passe du côté du fasciste pour en endosser toutes les qualités ?
Dès lors, dis-je, la question de cette mutation, cette transformation devient la chose traitée sur scène et, bien entendu les processus de morphing (vidéo et audio) sont là pour rendre sensible le passage de l’un à l’autre. Ou, c’est une autre piste que la vidéo et l’audio laissent poindre comment le fascisme est présent, virtuellement en chacun de nous.
D’évidence, cette animalité et cette humanité qui se cotoîent et dont Heidegger a longuement parlé, n’est pas une question, mais un constat. L’équilibre entre les deux est toujours fragile. Mais le travail que produit Cassiers ne permet pas de l’approfondir, mais juste de la rappeler et de la constater.
In fine, on sort donc du Sec et l’Humide déçu par une proposition qui a fait la part belle au narcissisme et à la bêtise de Degrelle, quand on aurait aimé comprendre que le fascisme est, avant d’être incarné par un seul, un processus à l’œuvre dans le champ social, jamais lointain, jamais étranger aux conduites inciviles qui vont crescendo jusqu’à se structurer en violence idéologique. On aurait peut-être aimé entendre et voir comment nos sociétés contemporaines sont dans ce mouvement qui, d’élections en élections, devient plus vivant dans l’électorat. Comment le « molaire » prend le dessus sur le « moléculaire » dirait Deleuze. Ce qui, loin de dédouaner l’individu soulignerait simplement que c’est l’agrégation des individus qui fait la force du fascisme.

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Des nuages et autre chose https://www.insense-scenes.net/article/des-nuages-et-autre-chose/ Mon, 10 Jul 2017 17:52:53 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1598  
C’est un été où il y a des évènements culturelles à en avoir ras le bol. La Dokumenta 14 à Kassel, la SkulpturenProjekte à Münster, en ne pas oubliant la Biennale de Venise et bien évidemment notre annuel Festival d’Avignon. On peut y trouver, comme à chaque année, une (au moins) mise en scène du directeur. Cela ne change pas. Des Parisiens— et autres notes.
De l’apprentissage d’Athen à l’engagement politique des nuages
Il y a au moins une raison pour visiter la Dokumenta 14 à Kassel avec le titre de travail « Von Athen lernen » (Apprendre d’Athen) cette année : c’est se rendre compte que les arts plastiques ne vont pas mieux que le théâtre.
Alors que les deux événements se veulent explicitement politique (au moins dans leur édito), il faut cependant se faire à l’idée que chez l’un comme l’autre règne la perdition actuelle de ce que « politique » pourrait nommer.
Alors qu’à Kassel, l’art est soumis à une sorte de réalisme documentariste qui voudrait du moins informer le spectateur de la barbarie de ce monde (dont on peut déduire au moins que les instances classiques comme les médias ne le font plus comme ils devraient, mais on le savait), il y est explicitement fait référence à un apprentissage, à Avignon le « politique » se réduit à la beauté des nuages.
À Kassel, si les œuvres en elles-mêmes n’arrivent pas à faire ce qu’on attend d’eux, une médiation culturelle nous aide promptement à clarifier nos incompréhensions. À la SkulpturenProjekte à Münster (autre exposition importante de cette année), nombreuses sculptures n’arrivent pas non plus de se passer d’un texte explicatif d’une abstraction étonnante qui se sert volontiers de grands mots philosophiques afin de ne rien dire de spécifique. Certaines réactions (v. S. Heidenreich) appellent déjà à en finir avec les curateurs, intéressés par leurs carrières personnelles, servant le consensus politique et rendant l’art dépendant de leur médiation culturelle qui sert le plus souvent à faire avaler aux spectatrices et spectateurs ce qui leur est servi sans expérience ou réflexion propre. Pour pousser l’hypocrisie à son maximum, le programme de médiation à la Dokumenta s’appelle « Une expérience ».
Quand la Dokumenta attaque encore volontairement et de manière volontariste les conditions actuelles du monde, Olivier Py voudrait voir dans le fait unique de se rassembler dans une salle devant une scène un acte politique. Il est alors difficile de n’y voir qu’un discours qui voudrait nous vendre, par supercherie, ce qui n’y est pas, afin d’empêcher ce qui n’y est pas d’arriver. Autrement dit : contenter les spectatrices et spectateurs en leur faire croire qu’ils commettent un acte politique tout en rendant impossible de faire un réel acte politique ou ne serait-ce que de le penser. Le pouvoir semble nous dire : « Asseyez-vous dans le palais des papes, c’est politique. Vous avez ainsi participer au monde. Vous pouvez aller vous coucher tranquillement. »
Qu’est-ce que cela veut dire « l’engagement politique des nuages » ? Est-ce que M. Olivier Py fait semblant ou n’aurait-il toujours pas compris que nous ne voulons pas de l’espoir ? Que l’espoir est l’allié du pouvoir et produit par lui ? Tant qu’il y a de l’espoir…
« C’est quand même beau un bel espace » ou « l’effondrement du politique »
Mais revenons à nos moutons. Dans Les parisiens, Olivier Py voudrait nous parler avec une comédie de « l’effondrement du politique ». On peut se demander ce que cela voudrait dire, comment le politique pourrait s’effondrer, que tout au plus il s’agirait de l’effondrement d’une politique et que là encore, on est en droit de dire qu’elle se porte plutôt à merveille dans ces temps de crises. On pourrait ressasser les lieux communs de la fin des idéologies, du cynisme et de la détresse de la jeunesse, du nihilisme. Et on pourrait alors voir dans la pièce d’Olivier Py un miroir de notre société, une sorte de critique dénonçant l’absurdité de la société bourgeoise, la bêtise, la brutalité et la barbarie du monde capitaliste. On pourrait voir dans ce jeu artificiel, dans ce théâtre qui ne cesse de parler de vérité et d’amour mais dans lequel tout est faux, une mise en abîme du monde dans lequel nous vivons. On pourrait, en se foutant de l’extrême droite et des chrétiens intégristes tout en se moquant des réunions d’une gauche qui se voudrait radicale, on pourrait y voir la « montée des extrémismes » et la situation historique pour le moins compliquée. On pourrait encore voir dans le masque et l’apologie du masque comme seule possibilité face à la mort une critique d’une situation dite post-moderne qui aurait enlevé toute profondeur possible. On pourrait voir dans le principale enjeu des personnages, celui du pouvoir, une critique et une parodie du pouvoir.
Mais à essayer de voir un peu plus clair dans l’opération de M. Olivier Py, on est obligé de voir qu’il procède lui-même à, non pas un effondrement du politique, mais un effondrement politique par un évidement du politique. Les Parisiens conclut les échecs (pseudo-)révolutionnaires par une consolation dans le divin. À la fin, Aurélien a bien retrouvé son père, cette fois-ci en costume de prêtre et a trouvé la joie. C’est la quête de la joie qui a compté. C’était le chemin de croix où il fallait presque se faire enculer par le chien de son père. Le fait que les théories féministes sont plus ou moins réduites à des citations bien connues qu’on dit bien proprement au public pour qu’il puisse se dire : « On ne naît pas femme, on le devient. Ça, je connais » ; que les raisons de révolutions ne sont jamais qu’affectives, pour se sentir vivre, etc. qu’ils leur manquent toujours tout fondement d’une analyse politique et économique ; que le projet révolutionnaire comme la souffrance individuelle des personnages ne semble jamais autre chose qu’une petite crise pubertaire, ce fait, dis-je, nous pousse à croire (encore !?) qu’il s’agit là d’une politique à la Macron qui ose d’écrire un livre s’intitulant « Révolution », c’est-à-dire, pour dire vite et bêtement, une politique de droite qui se donne à voir comme une politique d’émancipation en vidant le vocabulaire classique de la gauche traditionnelle. C’est ainsi qu’Olivier Py peut sans cesse se braver contre le théâtre bourgeois tout en en faisant. C’est ainsi qu’il s’oppose aux rideaux du théâtre bourgeois, mais qu’ils sont rétablis immédiatement en pensée parce que derrière il n’y a que la saleté, la mort.
Regardant Les Parisiens, on peut avoir l’impression qu’il s’agit d’un mec qui a peur de regarder cette saleté et d’en tirer les conséquences, mais ne peut pas non plus se convaincre de se satisfaire des masques et des rideaux et des salons bourgeois. Un mec qui ne supporte pas l’odeur du mur de saleté et de la mort ou ne sait pas quoi en faire, mais qui sent que la mondanité devant le rideau et du pouvoir puent autant même ou surtout parce qu’il y participe pleinement. Dans ce dilemme qu’il n’arrive pas à résoudre, Olivier Py nous simplifie l’affaire dans un dualisme, tertium non datur. Un dualisme qui n’arrive pas à échapper aux injonctions capitalistes. C’est la concurrence entre metteurs en scène et le jeu de pouvoir avec l’émergence artistique nationale, comme c’est la marchandisation du corps absolue. « Il faut accepter : nous vivons dans un monde de commerce, que veux-tu faire d’autre ? » dit l’une des deux « féministes ». On peut oublier que le queer auquel Olivier Py se réfère est aussi une pratique qui tente de retirer dans une sorte de politique pré-figurative le contrôle de l’état et du patriarcat de nos modes de vie, qui tend de construire, dans une vision anarchiste, une révolution sociale plutôt qu’une révolution symbolique. Pour finir, Olivier Py résout le problème en et avec Dieu. Le père demeure, le père nous sauve de l’intenable contradiction ; malgré les godemichés bleu, blanc, rouge qui déchirent les culs du paternalisme ce qui se veut une « révolution symbolique », des révolution à faire « par ma bite ». Il s’agit de toute façon d’abord de jouir et toute opposition se fait contre l’ennui et rien de plus. Quand cela devient évident que cela n’attrape rien, on est vite à appeler la guerre comme notre ultime échappée à défaut d’avoir eu le courage de regarder soi et le monde sans masque, sans grandiloquence pathétique. On prône d’être « superficiel par profondeur ». Une intellectualité est défait avec la moquerie : « Je voulais faire ennuyeux pour faire intelligent. » Du coup, cela fait bête et est d’un ennui qui voudrait se cacher par une logorrhée criée pendant quatre heure et demi.
C’est sûrement l’histoire d’une obsession qui n’arrive pas à trouver sa solution. Ce n’est pas seulement les thèmes, ses contradictions et les histoires qui sont les mêmes, c’est aussi la scénographie avec son sol en damier et les néons du fond en sorte de perspective que nous reconnaissons d’Orlando. La volonté de « changer son style » par un écrit qui dépasse son théâtre (écrit venant de sa propre main, la tautologie y est déjà là) n’a pas eu lieu, sans parler d’une mise en question des fondements de son théâtre. Et le théâtre bourgeois contre lequel Olivier Py voudrait s’opposer, est peut-être d’abord cela même : la reproduction du même où le différent, à défaut de devenir un différend, est mesuré par le goût et intégré par là à l’idéologie bourgeoise. C’est un certain goût qu’Olivier Py voudrait attaquer. Il n’a pas encore compris que tout le monde s’en fout, que personne n’est choqué et que son entreprise tourne dans le vide depuis des années. Nous pouvons lui accorder, puisqu’il est ainsi, que regarder « les nuages, les merveilleux nuages » soient préférable à quatre heure et demi de criaillement. Encore faudrait-il qu’il y en ait sous ce soleil provençal. Mais ça, c’est autre chose…
 
 

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Die Kabale… Acteurs et théâtre en cavale. https://www.insense-scenes.net/article/die-kabale-acteurs-et-theatre-en-cavale/ Sun, 09 Jul 2017 21:49:07 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1592  
Sous l’arc du bâtiment prestige du parc des expositions, Franck Castorf, débarque avec la Volkbühne, y compris le totem d’acier qui annonce la possession du territoire avignonnais. Et de dire que la 71ème édition du festival d’Avignon commence vraiment-là, avec Die Kabale, une tripotée d’acteurs de fougue, furieux porte-voix de l’histoire du théâtre, dans une scénographie d’Aleksandar Denic où l’échelle est hors de portée naturaliste.
 
Enfin un programme qui raconte quelque chose…
Enfin, car à lire Franck Castorf qui présente au Parc des expositions Die Kabale der Scheinheiligen, Das leben des Herrn de Molière d’après Le Roman de Monsieur Molière de Mikhaïl Boulgakov, on s’approcherait de fait d’une pensée sur l’art, crayonnée en l’état pour avertir le festivalier que le théâtre ce n’est pas contempler les nuages (made in Hamlet qui se paie la poire de Polonius). Non pas une dissertation ou un édito à rallonge où l’on brasse les lieux convenus et recyle le lexique de la bourgeoisie éternellement aliénée au divertissement et qui aime la « vérité », la « beauté » et autres ferments de « l’art bonnasse » comme l’écrirait Badiou.
Lire le programme où s’exprime brièvement Castorf fait du bien aux neurones de ceux qui ont le goût de la vie terrestre, et qui ne jettent pas au feu (pratique d’inquisiteur du XXIème siècle, encore) la politique, ses batailles, ses échecs, ses utopies malheureuses… Lire Castorf, dans le programme, c’est s’écarter du paradis des bisounours (en définitive un monde entropique : mort donc) où l’art serait perçu comme le royaume étincelant et épargné par l’aventure humaine. On trouvera toujours un aveugle pour séparer l’art, du quotidien ; pour faire de la pratique artistique et des œuvres, un mode de vie à part ; pour prétendre que les œuvres préparent à un monde qui est pour demain, toujours demain… Au croyant du « Demain », il faudrait expliquer une bonne fois pour toute qu’il n’a qu’à relire le calendrier de ces dernières dizaines d’années pour voir que chaque demain n’a jamais conduit à rien d’autre qu’au lendemain.
Mais bref, il y a Castorf… hip hip hip hourra !
Lui, c’est le camp de penseurs, où l’art est indépassablement un mode de vie comme un autre, PARMI les autres, avec son langage, avec ses formes, pas moins ni plus que ceux auprès desquels il voisine.
A avoir la tête dans les nuages, on finit par fouler un étron ou se cogner un poteau… Faut donc faire attention à la pensée, à là où elle met les pieds.
Et Castorf alors de mettre les pieds dans le plat, ou disons dans le programme où l’on peut lire avec le plus intense des intérêts qu’il « croit au conflit… plutôt qu’à l’arrangement compensatoire ». Lire encore que « le théâtre n’est pas un lieu protégé et clos où l’on produit de l’art pour des niches… au contraire nous nous considérons comme un instrument politiquement actif ». Et pour finir,
« l’art doit porter lui-même la responsabilité de son existence et de son caractère tranchant. C’est la tâche de l’artiste. Quand celui-ci se plaint des circonstances inopportunes, cela révèle déjà que quelque chose ne va pas avec l’artiste, dans son rapport au monde, au réel, au concret. Les conditions proposées par notre société sont toujours sources de plaintes. Ce à quoi s’opposent les utopies pour lesquelles travaille l’art. L’art constitue une contre-proposition qui démontre que la vie, la réalité ne sont pas supportables. Ce fait-là, la révélation de l’impossible accommodation à la réalité est la fonction même de l’artiste ».
En son temps, et Castorf le sait, Brecht cherchait à promouvoir un théâtre qui en finisse avec le viol et l’hypnose, il cherchait un langage qui touche au but, un langage projectile comme une arme.
De son passage à la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz de Berlin, Castorf, de 1992 à 2017 (vingt-cinq ans et aujourd’hui « remercié » par le Sénat de Berlin) aura marqué la scène mondiale et européenne. Dans les pas de Max Reinhardt et d’Erwin Piscator (ex-directeur de la Maison), dans ceux de Brecht et de Müller (dont il est une progéniture spirituelle), il aura été le témoin et l’acteur de l’Histoire berlinoise qui est aussi le Récit d’un monde transformé. Son théâtre n’en est pas le reflet, mais sa pratique en porte la trace, l’emprunte, le stigmate.
Du Roman de Molière
Que rappeler de ce roman de Boulgakov aux prises avec les agents de Staline ? Peut-être relire encore ce qu’en disait Christiane Rouquet dans le tome 1 de la revue Slavica de 1995 :
« Boulgakov a entamé sa pièce sur Molière en octobre 1929, dans une période particulièrement dramatique. C’est l’année 1929, « l’année fatale », date à laquelle toutes ses pièces sont interdites, son nom rayé de la liste des dramaturges soviétiques. Dans les premières ébauches de la pièce, il fixe les deux axes de l’œuvre, les relations de Molière et du Roi et l’affaire du « Tartuffe ». Il y développe un thème qui lui paraît essentiel : l’opposition de l’ombre et de la lumière (…) lumière des bougies et des lustres qui symbolise la joie de la création, l’exaltation du succès, le bonheur que génère l’art ; et l’ombre des forces occultes de la Cabale qui envahit progressivement la pièce et provoque la chute de Molière.
L’ombre de la mort plane dans la pièce comme elle plane dans la vie de Boulgakov à cette période, alors qu’il est atteint « d’une forme grave de neurasthénie » selon sa définition, telle qu’il l’a formulée dans sa lettre à Staline du 30 mai 1931. 
Aussi, dans la pièce, Molière, un peu avant de mourir, s’effraie de voir une religieuse dans les coulisses du théâtre :
Renée : Une religieuse est venue vous voir.
Molière (effrayé) : Comment ? Quelle religieuse ?
Dans la biographie de Molière, celui-ci s’écrie :
Pourquoi des nonnes errent-elles dans la maison ?
Boulgakov utilisera un symbole voisin, emprunté à la nouvelle de A. Tchékhov Le moine noir, pour exprimer son angoisse devant la mort dans un petit poème, retrouvé dans ses archives.
« Je laisserai tomber ma tête blonde /
Sur ma feuille à demi-noircie, /
Le moine m’enlacera… »
Dans une lettre à P.S. Popov du 14 avril 1932, il reprend le même symbole.
« Il n’y a pas bien longtemps, un être proche m’a réconforté en me prédisant que je mourrai bientôt et que, quand j’appellerai, personne ne viendra si ce n’est le Moine noir. Quelle coïncidence ! Bien avant cette prédiction, ce récit me hantait… »
Aussi, La cabale des dévots, bien qu’elle ait une base historique, n’est pas à véritablement parler une pièce « historique ». Elle entre dans une réflexion plus large sur les rapports de l’artiste et du pouvoir et, par conséquent, est étroitement liée aux grandes œuvres de Boulgakov, Les derniers jours, Le roman théâtral et Le Maître et Marguerite. Elle permet de mieux comprendre sa conception de l’Art en tant que valeur universelle, immortelle, « extratemporelIe » et, de ce fait, éclaire le rôle essentiel qu’il attribue à l’artiste dans une société soumise aux turbulences d’un pouvoir temporaire, trop souvent destructeur ».
Mais la véritable entorse à la réalité historique n’est pas là, et les critiques de Boulgakov ne furent pas dupes. Elle est dans sa volonté de faire de Molière un révolté qui s’insurge contre la tyrannie du roi, idée qui paraît trop moderne et caractéristique de la problématique des rapports de l’artiste et du pouvoir, telle que Boulgakov, homme du XXe siècle, victime du stalinisme, l’appréhendait. Molière ne s’est jamais révolté contre le Roi Soleil ; en bon courtisan, il s’est plié à toutes ses volontés et l’idée que l’artiste puisse créer indépendamment du pouvoir politique alors que l’art au XVIIe siècle ne se concevait que sous la protection d’un mécène, roi ou riche dignitaire, semble anachronique.
Dès lors, à partir de 1929, à travers les personnages de Molière, Boulgakov projette sa conception de l’écrivain et de ses rapports avec le pouvoir : l’écrivain se doit d’imposer l’originalité de sa création, de son regard face à un pouvoir qui tend nécessairement à en faire un outil de sa politique et à réduire ainsi sa liberté, pouvoir qui, quand il est tyrannique, revêt un caractère inconséquent et imprévisible.
Du Die Kabale… de Castorf
On dira que pour autant que la liberté est à l’œuvre dans la restitution du roman de Boulgakov (comment faire autrement ?), Castorf en restitue par touches les nuances et les enjeux, s’attarde sur des détails précis comme, par exemple, les figures de moines qui hantent la scène dans la dernière partie et annoncent la mort. Et d’ajouter que la mise en scène de Castorf est structurée sur le rapport étroit entre Eros et Thanatos, entre désir de théâtre et mort du théâtre ou de ceux qui le commettent. Entre désir de vivre par le théâtre et du théâtre sans cesse rattrapé par les cabales du monde des dévots et autres censeurs qu’il cerne. Aussi regarde-t-on les six heures qui sont offertes comme une course à rebours, un compte à rebours où l’histoire et sa fin connues, Castorf nous fait vivre à grande vitesse les dédales de celles-ci. Grande vitesse où le quatrième mur ne résiste pas aux sons et songs qui ponctuent les séquences parlées et filmées. Sous l’immense aire de jeu que forme l’enclos du pavillon du parc des expositions, sous la charpente de bois de ce chapiteau cerclé à sa base par une succession de néon, Castorf, en patron de barnum, livre l’histoire du théâtre, d’hier à aujourd’hui, empruntant à celle-ci ses genres (comédies, tragédies, lyriques, drame, formes performatives et théâtre vidéo), ses auteurs (Molière, Corneille, Racine, Müller…), ses codes de jeu à la rampe et dell’arte… ses directions d’acteur de Stanislavski à Meyerhold, ses processus de distanciation, son indémêlable goût pour le naturalisme, la symbolisme, ses improvisations agrégeant réalités et fictions, ses modes de collage-montage où l’on peut dès lors convoquer aussi bien l’Outrage au public de Handke qu’une ligne de Müller pastichée quand il s’agit de déclarer sa flamme « Mon cœur c’est une braise »…
Die Kabale ressemble ainsi à un gigantesque anachronisme où plus que le déterminisme des règles temporelles qui s’exercent sur le théâtre, c’est le désir qui le dérègle et exerce son contrôle indiscipliné, l’affranchissant de toutes les lois pour ne poursuivre que le goût de jouer, d’entrer dans la cuisine du théâtre… et de faire du théâtre la scène de la grande abbuffata.
Du grotesque, du burlesque, du comique répétitif, du tragique décalé, du drame impromptu, du grave soudain, du grand guignol, de l’intime, de l’harmonie classique, du baroque… Castorf ne négocie rien avec son désir de donner du théâtre l’image de la vie démesurée, du chaos et des tempêtes de ceux qui s’y embarquent, des douleurs et des accalmies qui s’y déploient. Jouant de tous les registres en même temps, maestro de la discontinuité et du grand écart, il donne ainsi à Die Kabale son contenu frénétique, l’autre nom pour dire les couleurs du désir et de la passion : l’ardeur, le déchaînement, la fougue, l’ouragan, la rage, la transe… Soit autant de termes qui s’opposent, en définitive, à tous les pisse froid, publics ou décideurs, censeurs royaux ou technocrates du spectacle vivant, hystériques de la mesure, de la poésie rangée et de l’endormissement général qui préfèrent un monde apollinien, une vie lissée, un théâtre des unités… Un théâtre ou un art sans nuage en quelque sorte. Tous ces gardiens du temple, espèce de monsieur météo de la scène qui veulent passer à travers les gouttes, éviter les grains, s’abonner au « soleil qu’on vient revoir à chaque fois ».
Castorf, lui, résolument, est pour les tempêtes, les ouragans, les coups de torchon et de trafalgar… au risque de prendre la foudre d’un public qui verrait d’un mauvais œil qu’on lui siphonne Phèdre (même quand c’est la magnifique et effrayante Jeanne Balibar habillée en meneuse de revue qui dans sa première vie de « Balibéjart » (dans le texte) encaisse l’affront sur scène et dans sa vie de Madeleine, d’être éconduite et remplacée par sa fille, sa sœur, bref Armande). La même qui dira quelques minutes plus tard que « Tartuffe sera la seule pièce qui reste après Hiroshima »… Et de voir Louis XIV (Georg Friedrich) le cadavérique vapoter et tirer sur ses clopes en hommage à l’éloge du Tabac que le Molière ne manqua pas de faire. C’était dans Dom Juan. Ou de le suivre faire des mines de pervers à un dévot qui lui apprend la diction jusqu’à aller voir sous la soutane si j’y gis.
Oui, Die Kabale balaie tout sur son passage du théâtre qui serait figé dans la convention. Ou disons plutôt que maîtrisant parfaitement celle-ci, Die Kabale s’en amuse et s’en saisit pour jouer et déjouer ce que n’importe quel Turlupin s’empresserait d’espérer.
Et c’est ainsi un coup de chaud et de vent que l’on prend à suivre sur le « plateau » de 6000 m2 du bâtiment prestige du parc des expo, la tempête qu’orchestre Castorf.
Tempête vidéo où les acteurs disséminés dans les alcôves ou sur la grande surface du chapiteau sont filmés alors que, comme Molière (Alexander Scheer) l’a annoncé, il veut réunir la production pour la réalisation d’un film sur la brutalité.
Et c’est sans doute à cet endroit que Die Kabale fait sens et s’organise malgré le sentiment de maesltrom. C’est que des presque 6 heures qui passent, c’est six heures qui saisissent la brutalité à l’endroit de l’art, à travers l’art, à même la vie de ceux qui jouent la brutalité sans y être étrangers dans leur vie privée. Vie d’amour, de trahison, de luttes, de vie d’acteur aussi pris par quelques tristesses alors que sous le mode de l’aparté (mais ce n’est pas ça, et peut-être que cela relève de l’improvisation), Jean-Damien Barbin qui aura été de tous les coups, mauvais coups de cette cabale jouant Orsini et le Diable, avoue qu’il n’a plus envie de jouer parce que l’aventure de la Volksbühne et celle de Die Kabale s’arrêtent à Avignon. Moment de réel où le théâtre renvoie ce qu’il sait faire de plus pertinent : être un théâtre d’actualité en s’inscrivant dans la réalité.
Ainsi en va-t-il de Die Kabale, pièce qui se construit sur le motif de Tartuffe (dont l’abbé Longuerue écrivait que ce nom était dérivé de l’allemand der Teufel : le diable). Motif et prétexte non pas à faire « n’importe quoi » chez Castorf, mais plutôt à s’aventurer en tous les recoins, replis et zones d’ombre du théâtre. Manière de regarder cet art que d’aucuns aimeraient simplifier (genre, etc) quand en définitive ils pensent en simpliste.
Castorf, lui, aime sans aucun doute trop le théâtre pour le penser autrement que sous la forme de la diversité, de l’hétérogénéité, de la multiplicité.
Ainsi en va-t-il de Die Kabale, pièce parlée, chantée, en français, en allemand au milieu de mobiles surdimensionnés (poussés par les techniciens ces autres artisans de l’art) qui représentent un balcon de la comédie française, un appartement royal, une chambre à coucher, etc… Et au milieu de tout cela, une Roulotte, transformable, avec son proscenium de bois. Curieuse Roulotte, emblématique du Théâtre, de ses voyages, mais surtout de sa précarité, de sa fragilité, de sa nomadité.
« Roulotte » somptueuse, certes, mais qui comme un vaisseau, possède un canot de survie, une roulotte plus petite, plus humble, encore plus fragile et dévolue au sauvetage en catastrophe… Car n’en doutons pas, l’art du théâtre quand il pue (comme l’aurait dit Genet) parce que le théâtre des autres sent bon, alors l’art du théâtre, dis-je, s’expose à l’anathème puisque nombreux sont les Lully et autres cabalistes. Au théâtre, comme ailleurs et comme le montraient les roues immenses, la roue tourne… Castorf en sait quelque chose.
 

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Dimensions cosmiques et pourtant https://www.insense-scenes.net/article/dimensions-cosmiques-et-pourtant/ Sun, 09 Jul 2017 17:51:56 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1596  
Standing in time, dans le cadre du 71e festival d’Avignon au Cour du Lycée Saint-Joseph, est une sorte de cérémonie symboliste, un ralenti, une sorte d’apnée de 1h30 conçu par Lemi Ponifasio. Neuf femmes y traversent quelque chose qui s’apparente à un sacrifice, une violence, une injustice, une réconciliation… pour « rétablir » « la dignité et l’harmonie humaine ».
 
Elles bougent lentement, les genoux légèrement pliés, le regard au lointain ou à l’intérieur, habillées en noir. Elles dressent des lignes lentes. Elles chantent. D’abord sept jeunes femmes sur une côté, à l’opposé une femme plus âgée. Elles chantent et se répondent pour évoquer quelque chose. Une jeune femme en gris et avec une sorte de bâton apparaît du fond noir. Au début, on peut douter de la réalité de ce corps. N’est-ce pas qu’un fantôme ? Nous reconnaissons Justicia (à moins que ce ne serait Hine-Nui-Te-Po), avec dans les yeux une colère face à l’injustice du monde. Pour la première fois, le regard se pose directement sur les spectateurs. Des gestes aussi. Une sorte de cri chanté qui annonce un malheur. Une annonciation avec le regard comme si nous en étions responsable, ou du moins, coupable par notre passivité, par notre conscience de la chose à venir et notre passivité malgré tout. Des gestes rapides, secs, une incessante oscillation de la main gauche que nous reconnaissons chez d’autres plus tard, comme les vibrations des ailes d’un insecte nocturne. Une puissance rare émane de ces neuf femmes aux longues chevelures noires, à défaut de ne pas penser au film The Ring.
Les hasards, peut-être, font sortir une du lot, comme la sacrifiée du printemps. Mais la cause, dirait-on, est presque triviale. C’est la seule qui n’a pas laissé tombé la pierre. Serait-ce parce qu’elle seule n’avait pas de chaussures à ses pieds ? Probablement pas. Quelques raisons « cosmiques » auront l’ordonné, à part si on ne serait porté à penser que le malheur est purement accidentel et que c’est justement dans le fortuit de la chose que réside tout l’injustice.
Une sorte de sarcophage noir arrive, ou un autel, qui devient rapidement un podium pour exposer le corps nu de cette femme qui fait penser à une statue grecque. Le sang lui coule dessus.
Auparavant des frontières se sont dessinées. Un tas de gravats comme le reste d’un météorite chuté – ou plus tard ruines, décombres – sont mis en ligne qui sépare le plateau en deux. Comme s’il fallait structurer quelque chose avec les gravats de la destruction, d’un bombardement. Comme s’il fallait que ce soit une frontière pour instaurer une dualité dans cet espace qui, dès lors, permet un rapport avec un au-delà, un espace sacré. Traverser cette ligne ne semble pas évident et, sans incantation, impossible. L’usage commun, s’il a existé un jour, en a été destitué.
Dans leur rapport sacré à la chose, les femmes font preuve d’une réelle virtuosité dans le rituel. Des sortes de balles blanches accrochées sur une corde sont balancées de droite à gauche, derrière le dos et devant, en créant un rythme d’une synchronicité parfaite et hallucinante. Ces balles blanches bougent devant elles, alors qu’elles restent immobiles et l’expressivité de leurs visages, s’il y en a une, est celle d’une douleur ancestrale.
Avant que le sang coule, pendant que le corps est hissé sur le podium et que la robe noire tombe lentement, les bruits du monde augmente. Une foule dans la rue. Manifestation, révolte,… Et on a pour un instant l’impression que peut-être cette femme est morte pour une cause humaine. Mais les cris des foules disparaissent rapidement et laissent la place au bourdonnement du début. Là où la mort aurait presque compté pour la vie humaine sur terre, elle est arrachée du terrestre et amenée au « cosmique » et avec lui, toute révolte d’ici bas. La solidarité des femmes se résume à affronter cet espace opposé et offrir au corps ses derniers honneurs. Ce corps se rappelle encore une dernière fois de la violence subie en nous rappelant « l’origine du monde », mais c’est une sorte d’appel d’un fantôme, un post-scriptum qui a déjà dit adieu au monde.
Les autres femmes chantent alors en cercle une chanson, une sorte de consolation de l’injustice et de la violence. Des chansons qui ont la force des millénaires avec eux. Et pourtant…
Et pourtant, on ne peut pas s’empêcher de penser que, encore une fois, le « cosmique », le surnaturel, le mystique et autres spiritualités sont au service de la réaction en nous consolant de l’injustice du monde parce que relativisée dans l’immensité du temps. Et on peut alors comprendre que Standing in Time prend parfaitement place dans la programmation de cette 71e édition où ce qui éloigne l’être humain de sa capacité d’émancipation semble être célébré de manière de moins en moins dissimulée. La violence, la misère et l’injuste subie par ces femmes dont Lemi Ponifasio semble nous vouloir témoigner et qu’il revendique de changer dans le travail en leur « donnant un visage et une présence face à leur entourage, en leur attribuant un rôle de dirigeantes en matière de langue, de santé, de logement et de tous les autres aspects de leur vie quotidienne » tend à échapper, sur le plateau, à toute action humaine. Là, c’est dans un rapport mystique au cosmos que Lemi Ponifasio semble vouloir « rétablir » « la dignité et l’harmonie humaine ». Nous pouvons imaginer de quel « re » il parle. Nous pouvons imaginer de quelle « beauté et vérité » il parle. Nous pouvons essayer de croire que cette « harmonie » serait possible, voire souhaitable… Ou pas, en restant terrien.

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J’ai bien fait ? https://www.insense-scenes.net/article/jai-bien-fait/ Sun, 09 Jul 2017 17:50:54 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1594  
Au théâtre 11 qui réunit le théâtre Gilgamesh et le théâtre de Belleville, Le Théâtre du Préau – CDN de Normandie présente deux créations « Toute entière » de Guillaume Poix avec Aurélie Edeline à 15h10 et « J’ai bien fait ? » à 17h30, texte et mise en scène de Pauline Sales codirectrice du Préau. Ce spectacle met en scène un quatuor qui à partir d’un évènement déclencheur s’interrogent sur l’être. Qui ils sont ? Qui ils ont rêvé d’être ? Comment ils agissent avec leurs vies, leurs peurs ? Les quatre personnages sont interprétés par Hélène Viviès, Anthony Poupard, Gauthier Baillot et Olivia Chatain.
Ce texte est disponible aux Solitaires Intempestifs.
 
J’ai bien fait ? met en scène quatre personnages qui à partir d’un évènement déclencheur s’interrogent sur l’être, le leur. Qui ils sont ? Qui ils ont rêvé d’être ? Comment ils agissent avec leurs vies, leurs peurs ?
Valentine (Hélène Viviès), 40 ans débarque un soir dans l’atelier de son frère Paul (Anthony Poupard). Ils ne se voyaient plus ou presque, n’ont rien à partager croient-ils. Elle est prof de français dans une ville normande, il est artiste peintre et plasticien en banlieue parisienne. Elle a un mari, Sven (Gauthier Baillot), biologiste, spécialiste de l’ADN, deux enfants presque grands. Il vit seul dans son atelier, n’a pas la reconnaissance qu’il attendait. Ils ont leurs parents, vivants, vieillissants, encombrants. Elle débarque. Un débarquement dans l’atelier plein de traversins blanc. Sans doute une installation plastique de son frère à laquelle personne ne comprendra grand chose, à laquelle personne ne voudra comprendre quelque chose. Mais pour le spectateur, les traversins sont les objets qui accueillent le sommeil, le repos, le temps suspendu, les rêves, les désirs. Ces mêmes désirs que Valentine interroge en faisant irruption chez Paul. Cette explosion dans sa famille, dans cette familiarité, dans cette fraternité pour se retourner sur ses désirs et sur ce qu’elle en a fait. Mais cette question produit comme une bombe, un impact. Là où elle tombe et ceux qu’elle touche : Paul, son frère, Sven son mari, Manhattan (Olivia Chatain) une ancienne élève brillante mais en rupture qui est la femme de ménage de l’atelier. Tous reçoivent la détresse de Valentine et tous répandent leurs doutes et leurs inquiétudes.
Dans un premier temps, c’est le temps des retrouvailles. Valentine et Paul, la quarantaine mais ils savent qu’ils sont encore les enfants d’un couple de vieux. Leurs parents sont là, vivants, ils n’ont pas laissé la place. Ils doivent faire avec ça : avoir des parents et comme le dit Paul : « c’est fou comme on conserve ses parents aujourd’hui. » Dans ces retrouvailles, Paul tente de sortir du lieu, de son lieu. Elle au contraire reste, s’accroche à un lieu, comme un refuge, un endroit où se poser. Ils parlent mais ne s’entendent pas. Si elle lui demande : « c’est quoi ça ? » en montrant une œuvre. Il pense qu’elle lui demande des comptes sur son travail artistique qu’elle trouve à chier. Chaque phrase est sujette à interprétation. Les conflits sont partout : du mode de vie à la présence aux parents en passant par l’égoïsme supposé de l’autre. A travers cette scène, Valentine dit à son frère qu’elle est là parce qu’elle veut « l’encombrer ». Un encombrement en forme de remise en cause de tout. Mais Valentine explique à Paul qu’elle accompagnait des élèves à Paris pour un voyage scolaire et qu’elle les a laissé tout seuls quelque part en ville. Paul sentant le vacillement de sa sœur, la couche et l’abandonne. Cette première scène travaille à la fois sur la tension et sur la mauvaise foi qui permet de naviguer entre humour et gravité.
Sven, le mari de Valentine débarque en avant scène, il rompt l’espace qui a été mis en place en s’adressant directement aux spectateurs. C’est un conférencier. Sa conférence commence par la capacité de son laboratoire d’analyser et de séquencer l’ADN à l’intérieur des os retrouvés de la préhistoire. Mais avec simplicité Gauthier Baillot permet à Sven de faire cette conférence et dans le même temps et avec la même énergie de faire un exposé sur sa vie de couple. Cet exposé alterne de l’espace scientifique à l’espace intime. Ou plus précisément, il analyse et présente de manière analogue ses recherches de biologiste et l’observation de sa femme qui dit-il cherche à ne pas montrer qu’elle existe. Elle ne laisse rien trainer, ne sent rien, n’a plus de saveur… Cette parole de Sven est peut-être le fantasme que sa femme Valentine fait pendant qu’elle dort sur la scène.
L’arrivée de la femme de ménage réveille Valentine et fait entrer dans l’histoire le quatrième personnage : Manhattan. C’est une ancienne élève, brillante mais en échec scolaire. Elles se retrouvent et ont l’une pour l’autre une admiration. Valentine car c’est une élève à qui elle a donné le goût d’écrire et de lire. C’est sa réussite. Manhattan car c’est une prof qui la regardée et qui a eu du désir de succès pour elle. Mais à travers cette scène, Manhattan raconte sa rencontre avec Paul le soir des attentats du 13 novembre 2015. Valentine découvre son frère et dévoile ce que les ados d’aujourd’hui dont sa fille pense de sa génération : « Vous avez eu de la chance. Vous avez eu beaucoup trop de chance, ta génération, j’espère que tu t’en rends compte. Vous n’avez connu aucune guerre. Vous avez vécu tranquilles, vous avez pu faire vos vies sans vous préoccuper de rien. Même pas du futur. Vous ne vous êtes pas gênés. Vous vous êtes servis sans penser à rien. Des vandales, des morfales. Et vous nous demandez d’être bien élevés ? Vous avez tout saccagé. ».
Voilà, Valentine regroupe trois dimensions de sa vie, celle de sa famille qu’elle n’a pas choisie, celle de sa vie amoureuse qu’elle interroge et celle de son métier dont Manhattan est pour elle le résultat de son échec. Dans cette création, le texte, la parole est au centre mais le jeu des interprètes permet au réel multiple et dense des personnages d’être visible et tangible. Les personnages dans ce texte ont la possibilité de dire et de se contredire, ce qui leur donne un contour et une épaisseur. C’est à travers ses quatre personnages complexes que Pauline Sales et son équipe nous plongent dans une introspection du monde dans lequel nous vivons ou nous essayons de vivre. Ce questionnement sur le sens de la vie qu’amène Valentine et qui irradie les autres personnages renvoie au titre : J’ai bien fait ? Ce titre et cette pièce qui avec humour inspecte, interroge avec force et violence la société et la remise en cause régulière des individus qui la compose pour qu’ils définissent eux-mêmes s’ils sont productifs et si leur productivité est nécessaire.
 
Du 6 au 28 juillet 2017 à 17h30 au 11-Gilgameh Belleville à Avignon, 11 bd Raspail
 

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Scena madre* scène de qui, de quoi… https://www.insense-scenes.net/article/scena-madre-scene-de-qui-de-quoi/ Sat, 08 Jul 2017 21:47:57 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1590  
D’inattendus en insolites, c’est l’esprit d’escalier qui structure Scena Madre de la chorégraphe Ambra Senatore du CCN de Nantes. Au Gymnase du Lycée Mistral, le temps de 60 minutes, il est ainsi donné à voir une pièce chorégraphique qui semble n’obéir qu’aux lois de la série et de la cascade où la reprise, le développement, l’échec, la tentative… sont autant de figures qui prennent corps géométriquement et rythmiquement.
 
Flux, reflux
Carré de lumière encadré par des rideaux noirs. Apparition et disparition des interprètes. Présences furtives ou plus « appuyées » soumises à quelques urgences de « dégager » provisoirement l’espace. Solo, duo, mouvement de groupe… paroles anonnées et gestes écourtés ou embarrassés, aboutis ou échoués. Gestes dupliqués, reproduits-répétés, déplacés et glissés, sans autre signification que d’être « geste » jusqu’au moment où un semblant d’histoire prend forme et se déforme à nouveau, dans l’instant…Pratique du retrait du sens, de la mutilation du signifié, de l’amputation du signe… Ici une réplique de polar (peut-être), ici une séquence de western (peut-être) et un geste qui la valide, ici un zoom « nouvelle vague » (Tsunami cinématographique qui problématisa enfin la narration, histoire d’en finir avec la continuité des histoires), ici et là, des morceaux de pub (peut-être), des flashs ou de souvenirs qu’on prêterait à l’enfance (peut-être), à l’imaginaire qui auréole l’enfance. Ici et là, donc, des bouts d’images qui font écran plus qu’ils ne livrent passage à « quelque chose ». Manière de faire de l’image un but en soi sans lui assigner une destination. Manière d’inscrire l’image et ce qu’elle charrie ou pas, avant toute chose, dans un hors-piste, hors champs, fausse piste… soit autant d’invitation plastique à pister ces énigmes, à les pister en espérant y dépister (trouver) quelque chose qui nous regarderait.
En définitive, Scena Madre * se ressent comme un anti-manuel de Didi Huberman où la triste question « comment regardons-nous ? » serait périmée, avariée, obsolète… Et où Ambra Senatore reviendrait à la seule question fondamentale qui vaille quand on entend parler d’œuvre d’art. Comprenons quand on prend la parole sur une œuvre d’art.
Et la question n’est autre que « En quoi ça nous regarde ? »
En quoi ça nous regarde ?
Comme une manière de rappeler « de quoi je me mêle ? ». Ou, et ça serait une autre façon de penser cet énoncé, « comment ça nous concerne ? », « pourquoi ça nous concerne ? », voire « est-ce qu’on est concerné non par ce qu’on regarde, mais plutôt par ce qui s’impose à la vue ? ».
Scena Madre* est ainsi de ce côté qui porte le nom de vue. La vue, soit une manière de subir ou de croiser ce qui passe, ce qui se passe. Scena Madre * sollicite donc la vue. C’est-à-dire juste ce qui se détache, ce qui se distingue, ce qui apparaît… sans autre souci. Moins le regard, le fait de poser le regard (mode coercitif de la faculté rétinienne) que la vue : simplement voir. Et donc s’assurer que l’un des sens est bien opératoire. Alors voilà, « On a vu Scena Madre * ». Et si d’aucuns s’essaient à regarder, Scena Madre* était peut-être plus justement ce qui se laisse voir. Heureux de pouvoir enfin éprouver cette alternative au regard qui raisonne, on a vu des danseurs qui se jouent d’humour, d’ironie, de cocasserie… Il donnait à voir ça, une danse qui, pour autant qu’elle pouvait être cérébrale, n’en finissait pas de se laisser voir. Laisser voir ses traits de construction comme s’il s’agissait de mettre en avant, avant toute chose, un processus. Et devant ce processus, alors il faut bien dire que Scena Madre * ne revendiquait rien d’autre que l’écart, le détournement, le rythme parodique…
Quelque chose qui, comme le laisse entendre la parodie (para : à côté, odé : chant) était une sorte de dansé à côté. Et c’est dans cet à côté que la rencontre peut-être pouvait avoir lieu. Non plus une rencontre à la croisée de la laquelle il y aurait le sens, la signification. Non plus une rencontre où se jouerait la valeur d’usage et d’échange de ce qui était présenté. Mais, et de manière inattendue, une rencontre tournée vers une « petite expérience » construite sur quelques « phrases » simples et drôles. Une rencontre avec ce qu’il y a de vivant dans le geste chorégraphique. Juste ça… une succession de choses vivantes.
 

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Antigone : rituel universel https://www.insense-scenes.net/article/antigone-rituel-universel/ Sat, 08 Jul 2017 21:46:34 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1587 Antigone : rituel universel
Antonin Ménard – 8 juillet 2017
Le Festival d’Avignon 2017 ouvre sa 71ème édition par Antigone de Sophocle mis en scène par Satoshi Miyagi. Ce metteur en scène Japonais est le directeur du Shizuoka Performing Act Center près du mont Fuji. Il construit ses spectacles à partir de textes du répertoire en empruntant aux traditions théâtrales et rituelles japonaises et asiatiques. Il fait référence aux arts martiaux, à la méditation et à la gymnastique orientale. Il a développé depuis des années son travail à partir de la séparation du jeu et de la voix. Dans Antigone, chaque personnage est construit à partir de deux acteurs : celui de la voix et celui du corps. Une séparation qui crée une distance et un accompagnement narratif.
Lorsque nous entrons dans la Cour du palais des papes, après avoir montré patte blanche aux services d’ordres : ouvertures des sacs, palpations, détecteurs de métaux, nous sommes face à un rituel. Dans un bassin qui recouvre toute la scène, jonchés ça et là d’imposants rochers les actrices et acteurs, bougies à la main voguent sur scène lentement. Une marche silencieuse qui navigue entre la cérémonie et un rituel de concentration. Les bougies sont dans des verres en cristal que les interprètes font résonner. Chaque son long des vibrations du cristal entre en écho avec les autres et nous indique un rituel lié au passage de la vie à la mort. Satoshi Miyagi et son scénographe Junpei Kiz ont plongé les acteurs dans un bassin d’eau qui recouvre tout le plateau de la Cour d’Honneur. Cette eau c’est l’achéron, fleuve qui coule au royaume d’Hadès, dieu des enfers, les croyances japonaises évoquent le fleuve Sanzu, c’est celui que les morts doivent traverser pendant sept jours avant d’arriver.
Antigone, le mythe de Sophocle commence par la mort : la mort des fils d’Œdipe et de Jocaste, Etéocle et Polynice. Les frères, nés d’un inceste, qui chacun fut tué par l’autre. Les rivaux unis dans la malédiction de leur famille qui chacun tua l’autre. Deux fratricides pour l’exercice du pouvoir qu’ils n’ont pu se partager. Quand Etéocle dirigeait Thèbes, il envoya son frère en exil qui revint avec des alliés pour conquérir le trône de Thèbes. C’est d’ailleurs par un résumé expédié en cinq minutes que les actrices et acteurs japonais nous proposent en préambule. Ce résumé en français et dans un jeu très démonstratif nous raconte l’histoire d’Antigone. Une entrée en matière qui rompt avec le rituel jusque là proposé engageant du même coup acteurs et spectateurs dans le voyage du spectacle. Au fond de la cour, le long du mur d’enceinte, des instruments de musiques sont alignés. Il y a une dizaine de xylophones et de percussions amplifiés. Ce sont ces mêmes instruments qui rythmeront la narration de cette tragédie. Ils servent à accentuer la dynamique des conflits qui se jouent. Celui initial entre Ismène et Antigone (les sœurs des disparus et les filles de Jocaste et d’Œdipe) mais qui révèle la confrontation plus profonde entre Antigone et Créon (frère de Jocaste). À la mort des deux frères, Créon trône sur Thèbes et décrète des funérailles dans la plus pure tradition pour Etéocle. Mais il refuse à quiconque d’honorer la mort de Polynice. Il impose que son corps sera livré aux chiens errants et aux vautours. Antigone refuse et veut enterrer son frère, elle demande à Ismène de l’aider. Cette dernière refuse parce que c’est contraire à la loi proclamée. La mise en scène de Satoshi Miyagi s’organise sur la multiplicité. La voix et le corps des personnages sont séparés mais les corps des personnages sont multipliés grâce d’une part au reflet dans l’eau mais d’autre part avec l’utilisation du mur d’enceinte de la Cour d’Honneur comme d’un support des ombres. Les ombres des personnages qui sur le mur deviennent géantes. Ces ombres donne à voir les personnages mais ils sont déformés. Le corps qui produit l’ombre n’emet pas le même impact que l’ombre elle même. L’ombre peut paraître monstrueuse quand le l’acteur donne à voir une pitié ou une douleur. Pour un personnage, nous avons quatre visions distinctes. Une multiplicité qui tente de rendre la complexité d’un sujet, d’une psyché. Car dans Antigone, la part des dieux dans le malheur des protagonistes est réduite et ce sont leurs choix qui les entrainent dans la tragédie. La mise en scène ajoute de la multiplicité quand pour certain personnage comme Ismène ou Créon, la voix est démultipliée. Un chœur accompagne l’acteur (voix) ce qui donne à la parole du personnage un écho de la pensée de la cité. La musique donne une dimension supplémentaire en accompagnant les personnages. Les personnages exploités par ces prismes de reflets, d’ombres, de voix, d’échos et de musique deviennent complexes. C’est un puzzle que nous devons recomposer avec ce que nous sommes qui nous donne à entendre une vérité de chacun. Nous comprenons ce qui mène Antigone à vouloir enterrer son frère, mais a t’elle raison d’évoquer les dieux pour le faire ? 
Tout au long du spectacle, l’eau qui couvre la scène est trouble, troublée par les interprètes qui se meuvent dedans. Mais lorsque Hémon (fils de Créon et fiancée d’Antigone) entre en conflit avec son père, c’est le seul moment où l’eau est stable. Or l’étymologie d’Antigone pour certains s’apparente à « s’oppose aux pères ». L’opposition entre le père et son fils est dans la mise en scène de Satoshi Miyagi la scène la plus limpide. Une opposition qui renvoie une opposition du même. Dans le texte de Sophocle le parrallélisme entre les répliques de Créon et son fils révèlent en même temps l’opposition que la proximité de penser. CRÉON : « On dirait qu’il prend le parti de cette femme. » HÉMON : « Si tu es une femme, c’est pour toi que je m’inquiète. ». Dans cette mise en scène, il y a cette nécessité de s’opposer, de dire et d’affirmer son opposition. Ces conflits accentués par la présence presque continue de la musique faite à partir de percussions. Cette musique qui fait penser aux concerts de tambours japonais (Taiko) qui avec une synchronisation exemplaire qui allie la danse, l’art martial et la méditation. Il y a pour Antigone la nécessité de dire ce qu’elle pense et même d’être en percussion contre Créon, contre ce que le pouvoir à engendrer de malédictions pour les siens.
Dans une solennité et un soin apporté à l’image et à la musique, cette création nous replonge dans ce mythe grec en lui donnant une esthétique orientale. Nous voyions cette histoire projetée dans une temporalité et une esthétique inhabituelle. Mais cette esthétique reprends en même temps des formes très codifiées comme le wayang kulit (théâtre d’ombre indonésien) ou le nô japonais. L’universalité de ce mythe apparaît. Pendant deux heures la Cour d’honneur disparaît au profit de ce qui y est raconté. Les 2000 spectateurs dans une concentration et un silence ont suivi Antigone et sont entrés dans l’énergie de la proposition artistique. Satoshi Miyagi et son équipe font entendre Antigone et sa voix. Celle qui refuse de n’être pas humaine. Celle qui a chevillé au corps la nécessité pour l’humanité de rendre hommage aux morts.

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Antigone à l’ombre du Mont Fuji https://www.insense-scenes.net/article/antigone-a-lombre-du-mont-fuji/ Fri, 07 Jul 2017 17:44:40 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1585 Du poème de Sophocle Antigone, Satoshi Miyagi fait un coffret sonore et visuel plastiquement, scénographiquement, choralement, presque parfait. « Beau », trop beau et élégant si ces adjectifs servent encore à désigner ce qui se donne au regard sans susciter d’autres dépaysements plus critiques.
 
D’Antigones…
« A propos d’Antigone tout est dit et l’on vient trop tard. Aussi ne me risquerai-je pas à une interprétation d’ensemble de la tragédie : il m’importe de ne pas rouvrir les débats, illustres autant que balisés, qui, depuis Hegel et Hölderlin au moins, se sont consacrés à cerner l’enjeu de pensée à l’œuvre dans le conflit d’Antigone et de Créon… » écrit Nicole Loraux dans La Main d’Antigone. Avant de conclure, après avoir longuement commenté un fait de langue qui a à voir avec le droit, avec la diké et la récurrence du Soi et du Même, « Antigone ou ce qu’il advient lorsque le pathos du même se mue en pathologie : c’est cette histoire que, dans la traversée des figures du auto-, la tragédie raconte, entre grammaire et droit, faisant jouer l’un sur l’autre et jouant des deux ».
Du destin tragique d’Antigone rejeton incestueux de Jocaste et Œdipe ; du fratricide entre Etéocle et Polynice (ses frères) ; de l’ascendance d’Antigone sur Ismène (sa sœur) ; de la parole avertie de Tirésias ; de l’arbitrage de Créon qui refuse la sépulture à Polynice et se tient sur « le tranchant du sort » ; du suicide d’Antigone et d’Hémon fils de Créon contestant la parole de son père-roi qui, par son autorité, installe le chaos entre le monde des vivants et des morts en retenant Polynice mort parmi les vivants ; de la réclusion d’Antigone condamnée à être enfermée alors que Créon avait émis, devant le peuple, une loi tenant à une sentence de mort pour celui qui contrarierait ses ordres… gageons que les lecteurs contemporains auront un avis de lecteur/spectateur sur cette fable écrite par Sophocle.
Mais, assurément sensible au motif de cette tragédie, où est mis en débat, repris par le jeu dialectique, le clivage entre un geste humain singulier et la loi qui vaut pour la communauté, le lecteur/spectateur sera interpellé par ce seul aspect oubliant les différentes strates de ce tragique destin. D’un coup, alors, c’est la complexité du poème dramatique de Sophocle qui sera appauvri, réduite à vrai dire à la contemplation et l’écoute d’un choix intenable, impossible (en cela tragique) entre, d’une part la langue juridique et politique, et d’autre part la langue quotidienne de ceux qui ne défendent que leur idée. Soit la mise en place d’un théâtre où le Soi s’affronte au Nous. Comment échapper à cela, à la fascination de la fable, de l’intrigue ? Comment se défaire de ces héros du Vème siècle grec. Héros qui, à la différence de l’épopée, ne sont plus des modèles, mais seulement devenus des problèmes.
Comment ignorer qu’Antigone quête la mort, agit en connaissance de cause, cherche les « emmerdes » dirait-on aujourd’hui : « Créon : Connaissais-tu la défense que j’avais fait proclamer ? Antigone : Oui, je la connaissais : pouvais-je l’ignorer ? Elle était des plus claires. ».
Répliques qui passeraient presque inaperçues, si elle ne soulevait en définitive l’un des enjeux majeurs que soulignera Jacques Lacan.
Ah, relire Lacan, peut-être, notamment l’entendre parler d’Antigone, lors de son séminaire de l’année 1959-1960, dont il fait le modèle de la « vérité du désir », du « désir pur » comme « pur désir de mort ». Avant d’ajouter que « La seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective analytique, c’est d’avoir cédé sur son désir. ». Au point qu’il souligne que le destin d’Antigone est de représenter le « point absolu » du désir comme but idéal de « ne céder sur rien ».
A moins, comme Julia Kristeva le fait dans Antigone, la limite et l’horizon (texte d’août 2008, publié dans L’infini, n°115, en 2011), de revenir à la naïveté d’une question « Qui êtes-vous, Antigone ? Un enfant (pais, néais), une fille (korê), un rejeton (gennêmo) d’Œdipe, une fiancé (nymphê), une vierge (parthenos), ainsi nommée seulement à l’état de cadavre désiré par Hémon, votre cousin, le fils de votre ennemi Créon ? »… Et de poursuivre (pardonnez-vous de couper) : « la magistrale solitude d’Antigone atteint un sommet lorsque son auto-analyse de la cohabitation avec la pulsion de mort se revendique rebelle, non seulement à l’esprit politique (de Créon), mais aussi à celui des dieux eux-mêmes. Lacan avait raison : ce n’est pas à Créon qu’Antigone ne reconnaît pas le droit de se reconnaître dans Zeus ; c’est elle-même qui se désolidarise et de Zeus (« Car nullement Zeus était celui qui a proclamé ces choses à moi », v. 450), et de la Dikè des dieux. Sa déliaison ne relève pas de leurs « lois » puisque celles-ci « ne sont pas des lois écrites », mais une sorte de trace sans représentation qu’un humain ne puisse transgresser. Moins ou plus que la dikè des dieux, il s’agirait seulement d’un horizon (oros) qu’Antigone s’autorise à viser jusqu’à se l’approprier dans le rayonnement de son identité souveraine. […]
Lisons ainsi son débat avec Créon sur la Dikè : seule dans l’aperception de cette onde porteuse de la pulsion de vie qu’est la pulsion de mort, Antigone se tient dans cette doublure aveuglante, illisible, des lois que seraient les lois non-écrites des dieux : là où ça ne prescrit ni n’interdit, mais ça se sent, ça s’éprouve, ça se vit et ça se meurt. A la limite de la folie, peut s’ouvrir l’horizon de la souveraineté psychique.
Et d’ajouter que l’on pourrait ainsi multiplier les plis de la lecture d’Antigone, mais, et parce que le tête à tête que nous avons avec ce texte nous impose de le souligner, il nous faut juste dire, simplement, qu’Antigone n’est peut-être rien moins que l’un des poèmes de Sophocle où à nouveau est mis en œuvre (thématisé donc) un dialogue.
C’est-à-dire, et précisons-le, que le discours qu’oppose Antigone à Créon, est un discours simplement humain, délié de toutes forces extérieures et étrangères. Soit une parole d’Homme ou, disons, une parole qui ne tiendrait qu’à l’Homme, quand Créon, lui, est le dépositaire d’une parole fragilisée qui l’excède, qu’il s’agisse du discours rapporté des dieux ou du discours politique lequel réfléchit, même imparfaitement, l’ordre divin.
En cela, et c’est l’un des intérêts d’Antigone, la désobéissance d’Antigone est d’abord et avant toute chose, la condition nécessaire pour faire exister un dialogue. Antigone parlant, c’est le dialogue qui apparaît, qui est exposé. C’est la parole de l’Homme qui parle par lui-même qui trouve à se manifester à un moment de l’histoire grecque où, justement, à la marge du discours politique, de la logique, de l’éthique… le discours épidictique (parler par soi-même) risque de perdre en audibilité, en présence, en existence. Soit, en définitive, une pièce qui rappelle et problématise le rapport que l’individu entretient à la communauté, le rapport que la parole singulière entretient à la parole partagée de la communauté. Une pièce qui pose, in fine, la seule question qui demeure d’actualité : y a-t-il une place pour le dialogue dans l’espace politisé qui s’incarne comme la parole de tous et de toutes ?
A la question de Kristeva « qui êtes-vous Antigone ? », peut-être est-il alors possible d’esquisser une réponse où l’on pourrait dire : « je suis la voix des sans voix, la voix des délaissés, la voix des gens de peu… je suis la voix qui veut faire entendre ce que je suis dans le grand discours du Nous qui mutile de toutes les singularités ». Ou quand Antigone, enfin, rappellerait que la représentativité du politique n’induit pas la présence de l’être singulier.
Antigone au soleil levant de Satoshi Miyagi
De l’Antigone de Satoshi Miyagi, des 29 interprètes qui peuplent le plateau de la cour d’Honneur du Palais des Papes, de l’étendue d’eau qui masque ce même plateau et sur lequel prend place un ensemble de percussions qui donnent leur rythme aux protagonistes du poème de Sophocle … des images ciselées par la lumière, du geste chorégraphique ralenti, processionnel, énigmatique, du monde nippon impérieusement spectral où les étoffes légères et blanches viennent à la rencontre du regard, des rochers disposés sur la scène qui pourraient représenter Bouddha et ses disciples, de l’ésotérisme qui vient à naître des paroles scandées, des chants psalmodiés, des ombres qui se détachent sur les murs de l’enceinte de la cour… de ce monde iconographique traditionnel et sonore, tourné vers une modernité délicate, le spectateur saisit qu’il était invité à parcourir des mondes intérieurs qui affleurent dans les formes exposées.
D’Antigone, Satoshi Miyagi entreprend de raconter l’histoire ou la fable, tout en réduisant ou coupant dans le texte de Sophocle. Privilégiant de mettre en avant, peut-être, le suicide d’Antigone et d’Hémon ; faisant entendre dans de longues séquences parlées le duel spirituel qui oppose les premiers à Créon. Faire entendre, dis-je, autant que faire voir un monde d’ombres, de presque marionnettes surexposées. Faire entendre moins une plainte, qu’une révolte sans issue et par-là, concevant la scène comme le lieu de celle-ci en jouant sur les rythmes qui alternent et en rendent les soubresauts. Antigone, dès lors, s’apparente à une pièce chorégraphique et chantée où le dérèglement passe par l’eau qui se trouble, le déséquilibre des chœurs et autres formes chorales qui accompagnent les protagonistes. Antigone, Créon, Hémon… se trouvent ainsi multipliés, polymorphiques… au point que parfois le lieu de l’énonciation disparaît pour ne faire entendre que la voix ou les voix qui reprennent à l’unisson les paroles. C’est là, vraisemblablement, la marque de Satoshi Miyagi que de dissoudre les « caractères » et ainsi d’augmenter la force de percussion de la parole qui vient d’ailleurs, du collectif et non de la seule « bouche qui touche » pour reprendre l’expression à Nancy et Lacoue-Labarthe.
Et tout cela, en sus de la scène d’ouverture qui est un résumé d’Antigone en français donné par des interprètes mi clown, mi pantomime qui sert de captatio benevolae… ou d’une figure de vierge presque immobile posée sur un rocher tout le long du spectacle… donne à voir un travail esthétisé, parfaitement et plastiquement exposé.
Reste, en définitive, l’enjeu de tout cela… Et peut-être le regret que Miyagi ne livre pas une lecture dramaturgique d’Antigone où l’on distinguerait ce que ce mythe lui raconte en propre, au-delà de la belle image qu’il fabrique et livre. Regret donc qu’il n’ait pas été plus loin dans le rapport anthropophagique (au sens d’Andrade) qu’il décrit dans le programme afin que le syncrétisme qu’il revendique ne soit de fait plus visible encore, plus païen mêlant art de l’acteur, croyances et mouvements spirituels…
Anthropophagie qui conduirait à une mise en scène s’écartant de l’esthétique nipponne trop reconnaissable.
Au final, la cour aura observé ce travail précieux et aura en mémoire les petites lanternes éclairées qui glissent sur l’eau à la fin d’Antigone. Lumières de deuil qui s’associaient au son du chant de cristal des verres qui étaient dès le début audibles et qui referment la marche d’Antigone. Effet luciole, en quelque sorte, où Antigone apparaissante c’est aussi son anagramme qui la menace et surgit ( soit « négation » comme le rappellent les camarades de l’insensé).

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Matière à silence : rêve et folie https://www.insense-scenes.net/article/matiere-a-silence-reve-et-folie-2/ Thu, 04 May 2017 08:37:56 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1465
Rêve et Folie de G. Trakl, mis en scène par C. Régy, avec Y. Boudaud ; Nanterre-Amandiers, 15 septembre – 21 octobre 2016 (Festival d’Automne)
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 « Si par ailleurs, de l’autre côté, on arrivait à déranger quelque chose dans le libéralisme triomphant et pourtant en crise, dans le matérialisme omniprésent du capitalisme, qui est, en soi, un crime contre l’humanité aussi grave que ceux qu’on a connus et dénoncés à l’Est, peut-être ce serait un gain pour l’humanité. Mais ce n’est certainement pas en faisant un théâtre directement politique qu’on y arrivera. »((Claude Régy, L’Ordre des morts, Les Solitaires Intempestifs, 1999, p. 15))

Régy était revenu récemment deux fois auprès du romancier norvégien Tarjei Vesaas. Dans Brume de Dieu (2010, TNB), il avait choisi un extrait des Oiseaux dans lequel un idiot du village, Mattis (Laurent Cazanave), sombre avec son frêle esquif dans un lac. Dans La Barque le soir (2012, Ateliers Berthier), il avait pris un chapitre ‒ « Voguer parmi les miroirs » ‒ du livre éponyme de Vesaas : un homme (Yann Boudaud) tombe du haut d’une falaise dans une rivière bouillonnante.((Voir « La barque le soir… ombres marines » posté par Yannick Butel sur L’Insensé le 30 octobre 2013.))
Dans les deux cas, le personnage est sauvé in extremis de la noyade : Mattis aboutit sur les rivages d’une île, comme par miracle ; un promeneur sort le noyé en puissance hors de l’eau, alerté par les aboiements de son chien.
Entre-temps, le spectateur était plongé dans le flux de conscience ou d’inconscience du personnage qui perd pied, dans un bain amniotique et vénéneux d’images et de sensations qui se détachent progressivement, comme une mue, du sujet vacillant dont elles proviennent. Un fil narratif, ténu comme la vie, était maintenu. Mais ni Cazanave ni Boudaud n’interprétait le personnage ou ne mimait une action. Ils étaient aussi bien les narrateurs de leur propre mésaventure, à la fois au dedans et au dehors du personnage, en un dédoublement qui est le mourir même.
La salvation restait ambiguë : revenaient-ils à la vie ou passaient-ils à leur manière, si peu mythique tout en rappelant les enfers antiques, de l’autre côté du létal ou du Léthé d’où l’on ne revient pas ?
Autre retour : en 1985, Régy avait mis en scène Intérieur de Maeterlinck au Théâtre Gérard Philippe ; presque trente après, il aura rejoué cette même pièce avec des acteurs japonais, proposant de tracer à « l’encre de la mélancolie » (Jean Starobinski) une épure sur le sable vouée à effacer les vestiges de leurs pas. ((Voir « Intérieur… une Encre » posté par Yannick Butel sur L’Insensé le 18 juillet 2014.))
Le dernier spectacle de Régy, Rêve et Folie, se tourne vers un poème en prose éponyme de l’allemand Georg Trakl. C’est sans doute le plus sombre en regard de ses trois dernières mises en scène. Plus de sauvetage, de salvation ou de salut, fût-ce in extremis ou teintés d’ambiguïté mortifère. Pas d’autre transcendance que les mots de Trakl – autrement dit aucune. Trakl est le poète qui n’a fait aucun compromis avec la mort, qui a déchristianisé la mort, au commencement de la Grande Boucherie de 14-18. Plus d’agonie démesurément dilatée ici ; pas non plus d’enfant gisant qui tarde à faire reconnaître son absence.
Nous sommes plongés directement dans la dernière vision d’un mourant qui se cadavérise irrémédiablement. Le fil narratif, auquel se raccrocher comme à la vie, est effiloché. Régy radicalise l’éclatement des images et des sonorités qui travaille déjà le poème de Trakl comme un obus troue le sol en une explosion irréelle. Boudaud se tient immobile dans une nuit épaisse mais striée d’une luminescence spectrale, sous ce qui semble être l’arche d’un tunnel mais qui est tout aussi bien une caverne vocale. Des mois après, dans l’après coup, hantise de ce genre d’évocations, désarrimées, flottantes, insistantes : « taches vertes de la décomposition sur leurs belles mains ». ((Voir l’édition que Régy a utilisée : Georg Trakl, Œuvres complètes [1939], traduit de l’allemand par Marc Petit et Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1972, p. 140-144. Il s’est longuement entretenu avec Marc Petit. Au temps de Comme un chant de David (2005), c’était avec Meschonnic. Seul un travail approfondi avec les traducteurs pouvait l’amener à étreindre la « matière silencieuse qui est bien plus vaste que les mots », formule de Sarraute qu’il cite dans le programme de Rêve et Folie.)) Reste surtout en mémoire la diction de Boudaud, sensible au corps des mots par l’allitération en r notamment : « front pourpre », « fleurs pourpres », « vent pourpre », « masques pourpres », « nuage pourpre »… Où le rouge vif du théâtre se confond avec un massacre aux dimensions apocalyptiques. Un immense linceul empourpré recouvre alors l’Europe. Boudaud semble malaxer dans sa bouche chaque r. Le râle contamine la parole articulée et s’immisce dans la jointure des mots pour en disséminer images et syllabes. Le choix du poème cauchemardesque de Trakl après les spectacles plus « optimistes » inspirés de Vesaas n’est pas anodin : la Méditerranée est devenue entre-temps un charnier de noyés sans miracles ; la Bataille de Grodek (novembre 1914), aux marges de laquelle le pharmacien-soldat Trakl succombe à une overdose de cocaïne, fait place dans l’horrible aux pilonnages chimiques de la Syrie.
Pourtant, Boudaud garde d’un bout à l’autre du spectacle, jusque dans les vanités les plus macabres et les sonorités les plus déchirantes, un sourire béat. C’est bien l’adjectif qui convient si l’on se souvient de son double sens : sourire de l’idiot et sourire de la béatitude. Nulle contradiction : c’est par l’idiotie, l’unicité irréductible, qu’une extase mystique, à l’état sauvage, peut se frayer un passage. L’idiome poétique de Trakl, si hermétique et pénétrant, en est l’obole éperdue sur le passage du Styx. Un instant il aura donné forme au chaos historique et intime ‒ sans le rédimer.
Je ne dirai rien de la relation incestueuse de Trakl avec sa sœur, de la nécessité absolue de cette relation dans son écriture, où chaque poème était envoyé dans une lettre à elle seule adressée. D’autres l’ont magnifiquement dit, non sans ramener Trakl et Grete dans le giron chrétien où ils ont grandi et qu’ils avaient tenté de dissoudre. ((Voir Claude Louis-Combet, Blesse, ronce noire, 3e édition, José Corti, coll. « Les Massicotés », 2004. Louis-Combet évoque « les poèmes de rêve et de folie qu[e Trakl] écrivait pour sa sœur et dont il lui envoyait, de loin en loin, pour la frapper au centre, quelques vers hermétiques d’une musique chargée de mélancolie » p. 46.))
Je ne dirai rien de la teneur philosophique de chaque poème de Trakl. D’autres l’ont dit tout aussi magnifiquement, non sans arraisonner les poèmes dans une ontologie de « la parole », les images et les sensations n’étant que de passage, inessentielles, alors que ce sont elles le passage, « l’acheminement ».((Voir Heidegger, « La parole » et « La parole dans l’élément du poème. Situation du Dict de Georg Trakl », dans Acheminement vers la parole [1959], traduit par Jean Beaufret, Wolfgang Brokmeier et François Fédier, Gallimard, coll. « Tel », 1976, p. 11-83.))
Laissons le dernier mot à Régy : « Laconique et intense, Trakl utilise la force de rapprochements inconciliables. / Soucieux des rythmes et des sons, attentif au silence, il ouvre en nous des espaces intérieurs : on entre dans un mode de perception au-delà de la pure intelligibilité. » (Régy, programme du Festival d’Automne) Ou quand un irréconciliable rencontre un autre irréconciliable ‒ jusqu’au bout.((Voir le recueil des Écrits de Régy paru chez Les Solitaires Intempestifs en 2016.))

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Rêve et folie… de Régy, une fois de plus https://www.insense-scenes.net/article/reve-et-folie-de-regy-une-fois-de-plus/ Sat, 08 Apr 2017 08:50:32 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1476 Rêve et Folie de G. Trakl, mis en scène par C. Régy, avec Y. Boudaud ; Nanterre-Amandiers, 15 septembre – 21 octobre 2016 (Festival d’Automne)

Ne pas avoir écrit… immédiatement. Retarder le geste et l’écriture qui s’apparentent toujours moins au délimitant qu’au définitif. Savoir que passer à l’acte s’inscrit simultanément dans la trahison et l’érotisation. Trahison de l’œuvre, trahison de la pensée de celui qui écrit. Erotisation du regard, du regard dans l’écriture : tentative d’intimité. Tentative vouée à l’échec. Avoir repoussé l’écriture… pour que ça pousse à l’intérieur, jusqu’à ce que ça vienne affleurer dans le dehors : les mots, la phrase, la musicalité peut-être. Mesurer encore une fois l’inanité du geste.
Rêve et Folie de Trakl, de Claude Régy, présent comme toujours devant Yann Boudaud, dans la petite salle de Nanterre… Parler de l’effet de Rêve et Folie, tenter…
Peut-être que l’écrit s’élèvera à cet endroit-là de la parole qui danse plus qu’elle ne porte. On ne sait pas… ce que l’écrit saisira de l’insaisissable. Et revendiquer, pour cette fois, de ne pas écrire jusqu’au bout… de refuser la critique achevée… Revenir à cette idée première que l’écriture est en travail, qu’elle travaillera encore longtemps alors que Claude Régy donne là sa dernière création… Dernière.

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Hésidé…
Au devant de l’écriture, il y a toujours un seuil que l’écrivant éprouve juste à frotter sa pensée à un inconnu. C’est là la constante de l’écriture, cette sinuosité imprévisible où l’idée n’est rien tout le temps que le geste ne la forme pas dans le tracé. C’est à l’écriture que se heurte toujours celui qui parle aux limbes, aux cieux, à l’horizon où il n’y a jamais rien et qui le renvoie à un tête-à-tête sans fin avec ce qu’il quête sans voir ce qui vient au plus loin. L’écriture va ainsi de mots pensés en sons aboyés ou murmurés… Somme des inquiétudes et des enthousiasmes, des questionnements, et des sans réponses, l’écriture ressemble au travail de l’arpenteur qui marche sans savoir ce que sera sa mesure. Et rien de la grammaire maitrisée ou du lexique antérieur à l’écriture ne peut servir celle-ci. Elle a son propre rythme insoupçonné, sa syntaxe provisoire, son lexique crayonné. L’écriture n’a d’autres fidélités que celle qu’elle entretient avec un besoin de nommer qui se retire à mesure… Ecrire n’a pas plus à voir avec l’inspiration : cette respiration exogène que l’on prête aux muses-oxygène. Ecrire n’a rien à voir avec l’inquiétante communication. Ça ne parle pas à ceux qui attendent. Pas plus à ceux qui mendient ou espèrent. Il n’y a aucun destin, ni issue… au mieux un qui serait un destin-à-terre.
Ecrire n’est jamais qu’un soubresaut de celui qui sait qu’il peut y laisser sa peau, quand écrire-vraiment tient celui qui s’y risque dans l’ombre de tous les tourments. Vouloir écrire n’est rien et nous tient en lisière de la sauvagerie de l’instant de la rencontre entre l’alphabet et la pensée. Vouloir écrire n’est pas suffisant pour écrire quelque chose. Vouloir n’est pas le verbe qui convient. Celui qui écrit le sait bien qui ne veut rien que trouver une issue à un geste suspendu. Ecrire de son vivant, dans la proximité de la mort en embuscade, est le seul territoire de l’écriture. L’écriture est ainsi un territoire étranger aux règnes des conquêtes. C’est un territoire de défaites. Nul ne peut contraindre l’écriture qui, brusquée, s’arrête. Ecrire revient à entrer humblement au creux d’une auberge où parlent les langues étranges. C’est là que l’écriture se forge, dans l’entre-langue, ce territoire intermédiaire.
C’est là que vit l’incomplétude qu’accompagne l’obsolescence… Là que l’écriture berce celui qui écoute les langues des attablés, qui trinquent, donnant au contenant du vin le son du glas… C’est là que les rejoignent les poètes quand ils suspendent leur ouvrage qui les ternit à l’éternel des visages sans fard ni autre vie que le tourment. Trakl, ce nom qui craque en le disant, livre sa déchirure poétique. Lui a fini de regarder l’alentour, le regard crevé, l’œil sur le flanc… son écriture donne en miroitement le vide qui a gagné sur la lumière. Chaque pensée est ici une histoire des larmes absentées qu’absorbe le papier. Trakl, nom qui dit le froissement, le pli et l’épaisseur de ce que le regard ne contient plus : espoir, joie, finitude, naïveté… c’est le vide qui emplit définitivement le repu de l’alentour en putréfaction, en danse funèbre. Ici, dans Rêve et folie, la vie est antérieure à l’écriture et ce qui se condense n’est autre que la dure mélancolie. Figure d’Acedia que celle de Trakl, celui qui porte un nom brisé. Poète de l’au-delà de l’attente, de l’au-delà des horizons clairs, de l’au-delà des lisières et des clartés… Trakl connaît le tourment des mots, le silence qui précède leur apparition, et la solitude sonore de la parole et de la langue qui ne s’échangent avec personne. Trakl parle de mendiants, des lépreux, des anges, des visages de pierre, des neiges, des cendres, des sentiers rocheux, de prière muette, d’oiseau noir… Tout est là, dans le désordre du poème qui est fait de glissements, d’aléatoires, d’ombres, de trous gâchés à coup de mots-sons… Trakl écrit, a écrit, tel un encyclopédiste mutilé sur l’histoire du désastre des-astré. Privée d’astres en quelque sorte ou plus simplement d’une géométrie qui renverrait l’espace poétique à un ordre sonore. Trakl est muet, en définitive. Le silence ou l’écriture sont… l’exclusif entretien, le chant couché de la « noire pourriture » abandonnée à la lecture.
Vint la lueur
C’est avant que ça ne commence et pourtant c’est le début. C’est le commencement. Et il a fallu attendre que le noir ne soit pas atteint par une déchirure sonore : un mot de trop, un bruit en plus. Il fallait attendre ça qui installe le vertige que vit l’œil qui se frotte au noir intense et profond dans le silence. Il fallait attendre que chacun prenne conscience qu’il n’avait rien à dire et que seule sa présence muette était de circonstance. Il fallait à mesure que le noir ne vienne, que chacun sache qu’il était solidaire de ce noir à venir. L’oubli de soi, de son mouvement, de sa voix, voilà ce qui était demandé afin que le noir vienne comme la somme et le résultat du silence de chacun. Alors, longtemps après être entré dans la salle, le silence obtenu, c’est le noir qui est venu. Un noir immense, profond. Un noir massif, étranger à la moindre lumière. Un désert noir au point, ressenti peut-être, que le noir lui-même s’était retiré pour laisser la place à une cécité. De celle que l’on vit, quand rien n’atteint plus la rétine, pas même ce noir. Là où la distance n’est plus qu’imaginaire, le volume rêvé, l’espace inventé…là où l’esprit amputé de ses limites s’éveille à une autre sensibilité. Là où tout est intérieur…
Et puis dans ce noir qui persistait est venue, lentement, presque terriblement, une lueur à peine perceptible qui se donna d’abord, au commencement, comme une fragile déchirure à peine visible. Une fragile lueur, dis-je, qui lentement pris la forme d’une lumière plus affirmée. Une lueur si faible qu’elle se donnait presque de manière indistincte avant qu’elle ne devienne lentement un filament incandescent. Une sorte de trainée lumineuse, frêle, mais éclatante. Soit une manière de déchirer le noir ou de le raturer jusqu’à ce que la rature se précise et que naisse d’elle Yann Boudaud. De cet anévrisme lumineux, c’est Yann Boudaud qui apparait comme poussé vers le front de scène, se séparant, à mesure qu’il paraît, de cette membrane evanescente.
Puis viendront les premiers mots comme tenus en suspension par les membres d’un corps soumis à d’autres lois que la gravitation. Corps chancelant, presque dansant, tenu à la renverse et dépris d’un équilibre certain…Yann Boudaud porteur d’une voix et danseur d’un mouvement aérien et suspensif se tient en front de scène. Le corps happé vers l’arrière par quelques forces inconnues, la langue qu’il parle semble faire contrepoids à la chute qui le menace. Elle lui offre un sursis, semble un point d’appui…une jetée.

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 Lettre au spectateur qui n’est pas là https://www.insense-scenes.net/article/lettre-au-spectateur-qui-nest-pas-la/ Mon, 27 Mar 2017 18:02:53 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1350
Texte extrait du programme de salle du spectacle Moi, Corinne Dadat
La Colline – théâtre national.

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j’aimerais vous tutoyer même si longtemps j’ai trouvé ça indélicat et pas très élégant de tutoyer les gens dont on n’est pas familier, j’avais même un peu honte quand mon père, lors des réunions parents/profs, tutoyait mes profs qui semblaient s’en offusquer, alors que simplement, lui ne faisait pas la différence, ni la moindre déférence, il tutoyait indifféremment le monde entier parce que c’était comme ça et pas autrement, un peu comme le you en anglais, là c’était le youyou arabe, et un jour on avait rendez-vous à la banque, le Crédit Agricole – avec mes soeurs on disait le Crédit patates – et mon père voulait faire un emprunt pour tenter d’acheter le pavillon dans lequel on vivait à sept dans deux chambres et demi, et le conseiller a fait une drôle de tête quand mon père lui a dit “écoutez monsieur, il faut vraiment que tu me prêtes l’argent là, tu comprends, parce que je peux pas jeter l’argent par les fenêtres”, et ce conseiller nous a refusé le prêt, et je ne peux pas dire formellement que c’est à cause du tutoiement, peut-être qu’il avait des critères carrés dans lesquels nos croix ne rentraient pas, mais moi j’ai toujours pensé que c’est parce que mon père l’avait tutoyé, et longtemps ça m’a crispé, et aujourd’hui je n’en veux plus à mon père parce qu’en faisant ça, je crois qu’il brisait quelque chose de la bienséance, sans le savoir, qui le mettait d’égal à égal avec son interlocuteur, car le vouvoiement nivelle par le haut, mais te renvoie au fait que de toute façon le haut c’est pas pour toi, ou formellement, et de façon temporaire (c’est je crois le moment d’ouvrir une parenthèse pour dire que atttttteeeeeennnnttttiooooonnnnnn, quand l’aristocrate tutoie son palefrenier en lui tapotant sur l’épaule l’air de dire “toi et moi on est pareils, on se dit tu”, ce “tapotis” rappelle juste qu’il faut être tellement sûr de sa hauteur pour faire semblant de s’abaisser – d’ailleurs, il ne manquera pas de remonter très vite à cheval, parce que sinon ça voudrait dire que le palefrenier pourrait rester dîner à la maison – je referme la parenthèse) je disais donc que le tutoiement est une marque d’attention délicate, et si j’en suis arrivé à cette conclusion, c’est que le banquier à qui mon père dit “tu”, mais ça peut s’appliquer à tous, mon père pourrait tout à fait dire “Monsieur Hollande je dois vous dire que t’as sérieusement merdé sur la déchéance de nationalité, tu vois, ça fait trente ans que je suis en France et que ton tonton Mitterrand il nous a promis le droit de vote pour nous les étrangers qui payons des impôts depuis trente ans en France et je sais bien que les promesses n’engagent que blablabla… mais toi, voilà que tu fais pareil, et ce tutoiement-là, il désarme, il te dit “OK on arrête de faire semblant deux minutes, tu me regardes dans les yeux et on se parle à hauteur d’homme ou de femme”, d’ailleurs mon père il tutoie pas que les femmes, il tutoie tout le monde, il n’a pas l’égalité misogyne, et quand tu verras mon spectacle Moi, Corinne Dadat tu te rendras compte que Corinne, elle est comme mon père, elle fait pas semblant, elle va te tutoyer et te maltraiter parce que la vie c’est pas une fraise Tagada, et elle te parlera comme elle est, ce sera rugueux, parce que moi je lui dis pas, “Corinne ça serait bien que tu fasses des efforts sur scène et que tu parles mieux”, et encore moins “vas-y Corinne accentue le côté popu”, parce que j’ai pas envie qu’on se foute de sa gueule, j’ai envie qu’on la voie comme elle est, c’est-à-dire comme ma mère, et l’avantage avec ta mère, c’est que tu peux l’aimer et que tu peux aussi ne pas l’aimer, comme la classe ouvrière tu peux la trouver noble et en même temps la trouver violente, misogyne, raciste, homophobe mais atttttteeeeeennnnttttiooooonnnnnnn, pas plus ni moins que la moyenne, on ne peut pas élever l’authenticité au rang de sublime parce que tu peux être authentiquement médiocre, et dans ce cas ton authenticité elle ne vaut pas plus que Chasse pêche nature et traditions mais ce que je veux dire c’est que l’amour inconditionnel qu’un fils peut porter à sa mère, ça n’empêche en rien, avec tendresse, d’être profondément critique envers sa mère et envers tous les pauvres, non pas parce que ce serait de leur faute, hein, c’est la question des conditions, avant d’aller plus loin dans la lecture de cette lettre, par exemple, dis-moi combien tu gagnes dis-moi où tu habites et surtout dis-moi où sont scolarisés tes enfants, et là tu vois, tu vas peut-être me décevoir et faire comme mes amis de gauche qui me disent que la mixité tu vois, c’est très très très important, mais alors je note qu’ils ont mis leurs enfants dans le privé, alors je leur dis “mais, la mixité et votre engagement politique pour plus de justice socio-spatiale et nos valeurs de gauche”, et là ils me disent – écoute bien parce que là c’est formidable – ils me disent “écoute, avant on avait des principes, mais maintenant on a des enfants”, et bien voilà, je viens de résumer malgré moi cinquante ans de socialisme à la française, et donc tu penses bien que le prochain type qui va me dire, la main sur le coeur, “la vie de ma mère on va donner le droit de vote à tes parents et faire de l’éducation dans les banlieues une priorité et on va même faire de la mixité sociale dans les théâtres mais surtout à l’école” et bien le type qui va me dire ça, et si ce type-là il a dans la poche une carte du parti socialiste, moi je vais pas le faire, parce que j’ai gagné le Grand Prix de Littérature dramatique en 2016, mais si mon père avait été là, il l’aurait probablement giflé, et ma mère par-dessus le marché, qui a fait beaucoup le ménage pour des gens qui n’avaient pas le temps ou l’envie de faire le ménage chez eux et bien elle l’aurait disqualifié en le traitant de juif, parce qu’à l’époque c’était l’insulte à la mode – je dois ici ouvrir une mégaparenthèse avant atttttteeeeeennnnttttiooooonnnnnnn de passer pour un antisémite notoire, c’est que ma mère elle regardait beaucoup la parabole, et à la parabole, on voit beaucoup d’Israéliens qui détruisent des maisons de Palestiniens pour y installer des colonies, et qui rendent la vie des Palestiniens invivable, et que ma mère elle regardait ça en boucle, et j’avais beau lui dire “mais maman tu peux pas dire ça, tu peux pas dire “les Juifs”, tu comprends, ça n’existe pas”, tu ne peux pas ESSENTIALISER, tu peux à la rigueur être critique à l’égard d’un gouvernement de droite-droite élu démocratiquement, mais tu ne peux pas tout mélanger, ou alors c’est comme quand j’ai cherché à louer un appartement à Paris tu vois, et que le type au téléphone dès que j’ai dit mon prénom il m’a répondu que non, les musulmans djihadistes il n’en veut pas, et je lui dis que je ne suis pas terroriste et que j’ai gagné le Grand Prix de Littérature dramatique en 2016 – et si tu veux savoir à mon avis doit pas y avoir beaucoup de terroristes qui gagnent des prix littéraires –, mais lui, il s’en fout de mon Grand Prix blabla, il est comme ma mère, il regarde trop la parabole française qui s’appelle ici BFMTV et qu’on peut capter sans parabole, alors pour en finir avec la classe ouvrière qu’on appelle pudiquement la “classe populaire” – en réalité pas hyper-populaire, je veux juste dire que si je fais du théâtre, c’est grâce à ma mère, parce qu’au théâtre c’est l’endroit où on peut pleurer alors que moi, ma mère, elle me disait toujours qu’il faut pas pleurer, que la seule fois d’ailleurs où j’ai pleuré devant ma mère pendant toute sa maladie (oui elle était très malade vers la fin de sa vie, mais à cette époque je ne savais pas que c’était la fin de sa vie, c’est le genre de truc que tu sais qu’après coup) et je crois que ce qui m’a f
ait pleurer, c’est que précisément je ne l’avais jamais vu pleurer, c’était donc vers la fin, elle était gravement malade et on avait dû appeler le SAMU, le diagnostic est rapide et les médecins nous disent qu’il faut l’emmener aux Urgences, et là d’un coup, ma mère s’est mise à pleurer en disant qu’elle voulait rester à la maison, mais eux ils l’ont mise de force dans le brancard et en pleurant elle me disait “les laisse-pas faire les laisse-pas m’emmener mon fils” moi je pleurais en lui disant qu’il fallait pas pleurer, je lui disais que tout allait bien se passer alors que je savais que ça allait mal se passer, et voir ma mère pleurer ce jour-là, je ne l’oublierai jamais, et je dois avouer qu’en écrivant ce texte je pleure de nouveau en revoyant cette scène, ça faisait longtemps que ma mère ne m’avait pas fait pleurer, et dans mon travail d’écriture j’ai toujours fui l’émotion afin d’éviter toute forme de lamento pathétique, et puis un jour Ariane Mnouchkine m’a dit “ton geste théâtral, soit il doit nous faire rire, soit nous faire pleurer, soit nous faire réfléchir et s’il ne produit rien de cela tu t’abstiens”, alors je crois qu’elle a réhabilité les larmes dans mon travail, et maintenant j’adore les textes qui débordent les textes qui coulent les textes qui font pleurer dans les chaumières – ça existe encore les chaumières ? – après tout il y a tellement de raisons de pleurer qu’on va pas se priver, et pleurer ensemble c’est réconfortant, et en cherchant bien on trouvera toujours quelques raisons de rire aussi, d’ailleurs à ce propos je connais une excellente blague juive sur les larmes… mais dans le fond ce qui m’a empêché de fêter mon Grand Prix de Littérature dramatique 2016, ce n’est pas tant que cette distinction institutionnelle, dotée de 4 000 euros qui m’ont permis d’acheter un Tiguan Volkswagen d’occasion avec un grand coffre pour mettre la poussette du bébé que je viens d’avoir, il faut la rejeter comme toutes les formes de distinction arbitraire établies par un groupe édictant les règles du théâtre en vigueur, mais c’est parce que les spectateurs auxquels je veux aussi m’adresser, ils ne viennent pas au théâtre, et que ça me rend triste, alors je n’ai pas trouvé d’autre stratégie, et je m’en excuse et aussi de la gêne occasionnée et aussi du dérangement, et j’espère qu’on laissera l’endroit propre en partant, mais comme le spectateur auquel j’aimerais aussi m’adresser il ne veut pas venir au théâtre, ou l’idée ne lui effleure même pas l’esprit de s’asseoir dans un fauteuil et de regarder du théâtre, alors j’ai décidé que mon travail consisterait dorénavant à les faire entrer par la scène, y a pas de raison, quand quelqu’un frappait à la porte de la maison et qu’on était en train de manger du couscous – faut pas prendre ici couscous au pied de la lettre –, quand il y en avait pour sept, y’en avait forcément pour neuf, alors ma mère disait « on va se serrer un peu on va leur faire de la place », alors en se serrant un peu on devrait réussir à rentrer, et si ça passe pas, je vais demander au nouveau directeur d’agrandir la porte d’entrée parce qu’il a dit que son projet de théâtre, c’est avant tout un projet d’hospitalité, parce que si on fait pas du théâtre pour accueillir l’autre, alors je le dis tout net, autant faire autre chose.

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Le show Werther https://www.insense-scenes.net/article/le-show-werther-2/ Thu, 16 Mar 2017 23:12:23 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1348 Le metteur en scène Nicolas Stemann recrée en allemand et en français un spectacle en allemand datant de 1997. Seul en scène, l’acteur Philipp Hochmair joue la comédie de l’égo romantique, démonte le processus d’identification du lecteur au personnage, suit la formation du mythe et suggère l’absence d’horizon politique dont il serait le symptôme.

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Les Souffrances du jeune Werther (1774) est le premier roman de Goethe, qui adopte à cette occasion le genre épistolaire. Livre emblématique de la génération romantique, il aurait suscité une vague de suicides dans toute l’Europe. Mais Philipp Hochmair ‒ acteur permanent au Burgtheater (Vienne) ‒ ne campe pas ce Werther romantique. Il est un Werther en représentation, qui joue la comédie à ses correspondants, à Charlotte notamment mais aussi et surtout à lui-même : c’est un histrion, un poseur attachant dont la dernière pose serait le suicide, seule balle réelle dans la roulette après épuisement du barillet quasi vide, personne d’autre ne le forçant à ce jeu que lui-même. Faute d’avoir le premier rôle auprès de Charlotte, Werther veut laisser de lui une image, secondaire mais indélébile, un cliché, voire un mythe ‒ Werther pistolet sur la tempe qui se fait sauter la cervelle par amour infiniment enduré, fui et déçu. Ainsi, la fin du spectacle montre la projection vidéo du visage d’Hochmair, avec arrêt sur image, dans la pénombre, sur un rideau blanc tiré à l’avant-scène comme un linceul ou un suaire, dans le silence assourdissant d’une absence de dénotation. Il fixe le public en même temps qu’il se fixe.
Hochmair incarne également le processus même de l’identification du lecteur au personnage, identification qui a donc pu conduire certains au suicide et dont Madame Bovary (1857) de Flaubert sera la clôture historique. Un théâtre du décalage comique s’en fait ici le contrepoison. Sortant de derrière le rideau blanc, Hochmair réapparaît en tant que lecteur détaché du personnage, puis s’écrase un micro sur la tête, ce qui produit à retardement la détonation attendue. Il joue devant et avec le public, mélangeant improvisations selon les lieux de représentation et maîtrise de son rôle. Il fait feu de tout bois avec une poignée d’accessoires scéniques. Ainsi, Hochmair-Werther nous raconte et se raconte littéralement des salades : il se prépare une salade dans les temps heureux, puis dans le temps du délire amoureux jette furieusement les feuilles sur les spectateurs.
Tout commence par ce qui prend l’allure d’une lecture publique. La scénographie est celle des festivals, fêtes et autres foires (inter)nationales du livre où l’on invite un romancier ou un comédien célèbre à lire des passages de l’œuvre choisie. Le roman de Goethe parut d’ailleurs à l’occasion de la foire du livre de Leipzig. Goethe est lui-même l’inventeur de l’expression « littérature mondiale » (Weltliteratur).[[Voir Jérôme David, Spectres de Goethe. Les métamorphoses de la « littérature mondiale », Les Prairies ordinaires, 2012.]] Les spectateurs se trouvent donc devant un plateau nu sur lequel est posée une estrade sur laquelle est posée une table sur laquelle est posée un vase, un micro et le livre. La couverture est projetée sur le mur du lointain via un petit appareil numérique sur trépied : Die Leiden des jungen Werther. Mais dès la lecture des premiers extraits, Hochmair ‒ chaussures de ville, treillis, tee-shirt en v portant l’inscription Berliner Ensemble et veste de costume, cheveux hirsutes ‒ détraque le cérémoniel attendu, met le bazar, revêt un chapeau de cow-boy, fume la seule clope de son paquet, enlève le bouquet, jette le vase, envoie balader le livre… Il devient peu à peu Werther mais sans aller jamais jusqu’à l’identification complète. Il ne quitte pas définitivement sa position de lecteur ni même d’acteur tout en adressant parfois des extraits au public comme si c’était Werther lui-même qui les proférait directement. Au théâtre une lettre ne reste jamais morte. À l’instar du fil qui s’étend de cour à jardin, où coulissera le rideau blanc vers la fin, il se tient en équilibre entre lecteur et personnage, tanguant d’un côté et de l’autre au lieu de se déplacer sereinement sur cette limite vertigineuse. Certes, un acteur qui joue un lecteur qui devient presque le personnage de l’œuvre qu’il lit n’est pas nouveau sur une scène contemporaine. Mais s’il y a bien une œuvre où cette quasi métamorphose est justifiée, c’est bien ce premier roman contagieux de Goethe.
Le biais comique ne maltraite pas la langue. C’est un point essentiel. Les surtitres deviennent un personnage à part entière qu’Hochmair apostrophe, provoque… Il se retourne régulièrement et lit en haut du mur comme sur une page immense. Lui-même profère souvent les extraits de lettre d’abord en allemand, puis en français, en plus des surtitres. Ou alors seulement en allemand, toujours avec les surtitres. Ou bien en allemand mais sans surtitres, voire avec la mention « traduction impossible ». Ou directement en français, avec un accent allemand qui n’est heureusement pas utilisé comme une source supplémentaire de comique mais plutôt de joie à entendre un comédien osciller ainsi sur le fil des langues comme il oscille sur le fil de la fiction romanesque. Certains spectateurs qui connaissent la langue allemande peuvent rire isolément au grand dam amusé des autres isolés dans la leur. On devient ainsi attentif à la matière sonore de l’allemand et même du français. L’affect passe par des intonations qui façonnent en direct le matériau linguistique de manière à transmettre le sens par le son plutôt que par la signification des mots.
Une rengaine cisaille le premier tiers du spectacle. Werther savait que Charlotte était fiancée et que son fiancé parti en voyage allait revenir tôt ou tard. Rien n’y a fait. C’était peut-être même un aiguillon supplémentaire à la cristallisation amoureuse. L’autre revient. Et Hochmair-Werther de (se) répéter : « Albert est là, donc il faut partir. » Il devient finalement davantage obsédé par Albert que par Charlotte. Il multiplie les fausses sorties hors du bâtiment théâtral, les saluts improvisés au public. Il y a quelque chose de Thomas Bernhard qui surgit tout d’un coup en plein Goethe : une haine obsédante et obsidionale d’un nom qu’on ressasse pour le rogner petit à petit comme ferait un acide.
Mais c’est finalement un comédien à l’énergie communicative plus qu’au désespoir mimétique qu’on retient. Il y a une énergie du désespoir. Son Werther est l’enfant du siècle Facebook. Le petit ego maniaco-dépressif en manque d’Amour ne peut être que risible tout en étant plus viral que jamais. Contraint de quitter un salon quand on lui fait observer que les roturiers n’y sont pas admis, Werther revient de plus bel vers Charlotte qu’il croyait avoir fui pour de bon. L’amour impossible, puis le suicide, sont un alibi. Werther, c’est l’expérience même d’une dissociation entre l’intime et le politique.
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Libres pérégrinations du regard https://www.insense-scenes.net/article/libres-peregrinations-du-regard/ Mon, 13 Mar 2017 17:04:08 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1345 La plasticienne propose au Théâtre de l’Échangeur à Bagnolet sa dernière création, Lignes de fuite. Entre proposition plastique et performance visuelle, l’artiste contredit le rythme d’hyperproduction contemporaine des images et nous invite à de libres pérégrinations du regard où chaque image surprend par sa beauté volatile et mouvante.

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Vous connaissez ces instants où, autour de soi, l’espace semble animé soudain par une matérialité différente, comme accentuée ? Lorsque son regard s’oublie sur des horizons que ne bloquent plus les façades d’immeubles, sur le sourire d’une personne qui marche, perdue dans ses pensées et qu’on se prend à sourire aussi, ou encore sur une maison usée qu’on aurait oublié de détruire et qui trône au milieu d’immeubles modernes et clinquants. Autant de lignes de fuite qui s’ouvrent à partir d’un détail, d’une légère incohérence dans le déroulement de l’existence. Des arrêts sur image qui, loin de figer le paysage, le mettent en mouvement autrement. Moments suspendus d’une poésie au quotidien dirait l’autre, une poésie ne cherchant pas à rendre le monde meilleur ou à le transcender mais qui s’impose au regard silencieux du témoin anonyme.
Ce sont de telles expériences poétiques de regard que nous propose l’artiste Marie Marfaing dans sa dernière création, Lignes de fuite, présentée au Théâtre de l’Échangeur à Bagnolet en mars 2017. Arpentant le plateau de sa silhouette fine et noire sur de hauts talons elle place, déplace et fait tourner des projecteurs vidéo parfois capricieux et compose moins des images que des espaces de regard. Espaces entravés par ces énormes ballons suspendus qui reflètent, décalent ou obstruent la lumière, comme ces billes avec lesquelles on jouait enfant, entre ses doigts, pour en découvrir toutes les couleurs. Elle mélange images fixes et images mouvantes, ajoute ou retire avec un soin minutieux des caches de couleur, branche un ventilateur dont la durée de vie sera aussi courte que celle d’une fleur.
« Un homme qui lit au ralenti dans la gare de Nancy – une loupe à la main – tournant les pages par paquets – marchant dans une tout autre temporalité de ses contemporains.
Une rue à Istanbul où suivant sur trois étages un câble électrique et révélant une triplette se balançant dans le vide au milieu de la rue en suspend une triplette ménagère abandonnée.
Des vitrines de Noël à Paris – des marionnettes monstrueuses en guise de Père-Noël – vitrines qui se succèdent et donnent la nausée.
Un merle joyeux picorant sur une tombe. Et bondissant hors champ.»
[/Marie Marfaing,
extrait du texte de présentation du spectacle/]

Les images construites par Marie Marfaing s’entremêlent en échappant à toute narration possible. Nul besoin de chercher à produire du sens, ou de la pensée. Là n’est pas la question. Ce que la plasticienne nous offre, ce n’est précisément pas une question, mais un espace pluriel pour prendre le temps de regarder. Pour laisser son regard déambuler avec elle entre ces murs qu’elle habille d’images en mouvement, pour se placer avec elle à l’avant d’un bateau et observer les nuages bas qui semblent sur le point de se confondre avec l’eau. On se surprend à sourire lorsqu’au milieu des images projetées du manège monstrueux des marionnettes colorées aux yeux globuleux, tout ce que l’on parvient à voir c’est ce panneau de sens interdit qui reste étrangement fixe. Ou encore lorsque, le spectacle étant achevé depuis une heure déjà, trotte encore dans la tête cette mélodie entêtante que Marie Marfaing avait enfermé dans une balle en mousse noire et qu’elle faisait rouler sur le plateau. Une heure pour s’autoriser à rêver à d’autres lignes de fuite, sans qu’il soit question d’aller quelque part, pour le seul plaisir d’une pérégrination du regard.
Henri Cartier-Bresson parlait de l’instant décisif pour désigner la fraction de seconde au cours de laquelle le photographe capture l’image sur le point de naître et de mourir. Marie Marfaing, avec Lignes de fuite, préfère suspendre cet instant et nous laisser le temps de voir apparaître et disparaître des images qui ne se figent jamais. Des images volatiles qu’elle met en scène par des assemblages plastiques faits de bric et de broc souvent, et dont la beauté vient nous toucher entre deux sourires amusés et surpris. Comme ce visage apparaissant et disparaissant derrière un rideau de pluie ou cet escargot qui décide, au milieu de son trajet, de sortir du champ par une ligne de fuite détournée.

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Tentatives de Fougues https://www.insense-scenes.net/article/tentatives-de-fougues-2/ Wed, 01 Mar 2017 11:11:12 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1343 Tentatives de fugue (et la joie ?… Que Faire ?) est à regarder, à écouter et à entendre pour l’ambiguïté que promet le titre. Une tentative d’évasion vers un monde meilleur ou un monde agencé autrement. Mais aussi, et simultanément, la tentation de mettre en musique l’Histoire des pères faite d’abandons, de trahisons, d’hésitations… Avec cette première création, au Théâtre Antoine Vitez, la compagnie en Devenir du metteur en scène Malte Schwind reprenait le travail en son territoire La Déviation à l’Estaque. Un premier essai esthétique, poétique, lyrique et politique… loin des modes de production rouillés de la grande diffusion et de l’industrie culturelle. Et si ce travail est perfectible, il relève déjà d’une œuvre de la maturité…

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Le maçon Schwind…
Faire du théâtre chez Malte Schwind relève de l’amour et du désarroi devant tant de « business produce » qui laissent si peu de place à un geste authentique et ancestral. De quoi lui donner parfois l’envie de changer de voie et de prendre une truelle pour faire des murs et des redoutes. A moins que ce désir de devenir un maçon – un jour peut-être – ne soit juste lié à l’ancienne cimenterie qu’occupe aujourd’hui « La Déviation ». Un nom, un programme, un ilôt d’utopie coincé dans les flancs rugueux et escarpés de l’Estaque qui fait de La Déviation la carrière Boulbon des pauvres et des délaissés. C’est là que Schwind et plusieurs autres artistes ont élu domicile dans des caravanes afin de fabriquer une histoire artistique différente.
Plasticiens, circassiens, gens de théâtre… s’y retrouvent à pied d’œuvre d’abord pour aménager un lieu, puis le faire vivre de la création. Pour le public qui se sentira concerné, La Déviation, c’est un peu un pôle emploi bis inversé. On y fabrique le travail, on ne l’attend pas. Comme le dit un ami en parlant de François Tanguy et du Radeau : « François ne peut pas imaginer faire du théâtre, sans planter un clou ». Et d’imaginer que Schwind serait un peu pareil… ou comme Yann Boudaud, encore, qui quitta Claude Régy pour devenir maçon, avant de revenir auprès de lui.
Etudiant en psycho au Canada, rentré en France où il suivra un cursus d’études théâtrales, allemand de naissance, européen par conviction, altermondialiste par idéalisme, Schwind ne compte ni les heures, ni les énergies qu’il met à faire exister ce territoire atypique planté au fond de l’Estaque et devenu le voisin des habitants du quartier. Pas simple parfois de faire exister tout cela quand un bougon dans la population se sent privé du bruit mélodieux des moteurs d’avion en approche vers l’aéroport de Marseille Provence. Pas simple, non, de faire exister une différence où le bruit de la mobylette et le moteur essouflé de la 4 L sont les dernières acquisitions motorisées de La Déviation. Sans doute qu’ils gênent ces « jeunes » à vivre leur art qui s’accorde mal avec le bougon et son « art de vivre » qui réclame de la police qu’elle s’occupe de ces « loustics ». Reste que la mayonnaise semble prendre. Les demandes de résidence sont de plus en plus nombreuses. Les artistes se pressent petit à petit pour venir travailler. Gageons que le mode économique n’y est pas pour rien, puisqu’à La Déviation, les prix sont libres. Chacun donne en son âme et conscience ce qu’il peut et veut. On l’aura compris, ceux qui viennent à La Déviation, comme ceux qui y vivent et y travaillent, ont choisi un autre modèle économique, un autre rapport à l’organisation du travail, une autre forme sociale, un rapport différent à la consommation qui, ici, a changé de nom et s’appelle désormais : la participation.
Ainsi, c’est bien une alternative que les uns et les autres proposent à La Déviation puisque le projet artistique se double ici d’un rapport critique et politique à l’agencement et l’organisation du champ social. Et si l’on ne peut faire de Schwind un brechtien, on se doute que la transformation du monde, à une échelle réduite, ne peut se satisfaire seulement de paroles mais qu’il lui faut aussi des actes. Soit un geste articulé à une pensée : ce qui est de fait à la Déviation…
Tentatives de Fugue (etc.) naîtra donc de tout cela, représente tout cela… quelque chose comme « un théâtre énergétique » pourrions-nous dire en empruntant à Jean-François Lyotard. Quelque chose qui cherche une intensité sincère qui viendrait se substituer à la dilution qu’induisent juste les produits de la société du spectacle.
Et la joie ? Que Faire ?
Alors Tentatives de Fugue… ? C’est d’abord une épopée ; une fresque historique qui balaie les deux cents ans d’Histoire révolutionnaire qui viennent de passer et qui ont délivré leurs flots de joies, de peines, d’espoirs et de déceptions. Quelque chose comme la mise en scène des chimères du Grand Soir où, ici et là, sur tous les continents (essentiellement européens et latino-américains), des peuples se sont soulevés, se soulèvent. Ici, une horde de prolétaires. Là, une révolution des commis agraires. Aujourd’hui des pauvres qui travaillent ou essaient. Et ces masses organiques saisies par les peintres (projections sur le mur de reproductions picturales, entre autres de Carcova « Pan y Trabajo ») muettes, aux visages flamboyants et angoissés, aux traits sculptés par le travail asservissant… trouvent dans la bande de comédiens et comédiennes, au plateau, quelques voix pour faire entendre les causes, les origines, les ferments singuliers de ces soulèvements. Sur un mode le plus souvent burlesque et parfois tenant à un grotesque qui tient aux portraits caricaturaux qu’offrent les acteurs, Schwind a ainsi identifié, et fait jouer et dire les causes qui sont tout autant religieuses que bourgeoises, narcissiques que grandiloquentes et politiques.
C’est que le monde connaît un ver qui le ronge de l’intérieur où les travers des « singularités quelconque » sont le foyer des soubresauts qui agitent l’Histoire. Et Schwind afin de les rendre reconnaissables travaille à une échelle énorme où le ventru, le poilu, le bedonnant, la bite pendante exhibée, la mamelle difforme, l’avachissement, la pensée grasse… mais aussi la sécheresse des silhouettes monastiques, l’aridité du verbe déshumanisés parce que trop humanisés sont les symptômes du royaume des petites sociétés bestiales, bancales, fécales aux tourments anales.
C’est un monde animal d’être politiques (parce qu’ils en font, ou n’en font pas) que livre avec férocité Schwind. Un monde avarié et rabelaisien fait de ventripotents et d’exsangues, les premiers se nourrissant des seconds ; les seconds désespérés n’offrant aucune autre résistance que leurs mines spectrales, fantomatiques et cadavériques… et parfois un soubresaut révolutionnaire. Et c’est là que Tentatives de Fugue (Et la joie ?… Que faire ?) s’ouvre aux formes d’un lyrisme mélancolique, recourant à Artaud, à Holderlin, à Proust, à Schubert, à Pärt, Mahler… qui font exister une plainte lointaine écho profond de l’idée d’un monde autrement. Geste chez Malte Schwind qui tend à dépasser (fugue donc) ce qu’il met en débat : un état des sociétés indépassablement liés à une société des États, encombrants, comme lorsqu’il donne à lire à Johana Giacardi (rigoureuse et habitée) un extrait d’Hypérion d’Holderlin.
Un théâtre poético-sarcastique
Que dire de ces épisodes qui se suivent, se ressemblent, s’écartent les uns des autres… ? Que penser en définitive de ces scènes qui charient ce monde risible et grave de bouleversements ? Que voit-on au juste à travers ces silhouettes du désagrégement ? Qu’entendons-nous dans les voix de ces acteurs pris dans le tourbillon des vibrations de la boule à cris ? Comment se saisir de ces choses furtives, de ce motif de Révolution de Chagall qui vient orner brièvement la palissade ? De cette phrase au commencement de Tentatives de fugue, en haut, à gauche, « Depuis la langue a pris peur… » qui figure comme un « Il était une fois » que le travail de Schwind développera sous ses formes fragiles et caricaturales, mais aussi simples et humbles … ? Comment regarder ce mur sur lequel s’appuie les comédiens avant qu’il ne soit pris d’assaut et tombe, ouvrant sur l’arrière fond de la cimenterie de la Déviation ? A-t-on perçu, dans ces méandres rythmiques, le fil constant de l’élégie : cette parole de deuil et de mort ? A-t-on aperçu dans le désastre que réfléchissent ces scènes, la crise de la capacité de l’homme et de l’être à se saisir du destin ?
Oui, la palissade tombera comme tombent les murs, mais sur quoi ouvrira-t-elle qui dessine enfin un horizon. Oui, les mots qui cherchent en vain la consolation chez Holderlin trouvent un écho fougueux, révolté et batailleur chez Saint Just… Oui, les armes brandies, au final, sont peut-être une alternative à ce déficit chronique et inflammatoire qui siège au sein de la rhétorique révolutionnaire.
Mais en définitive, regardant Tentatives de Fugue, c’est un isolement qui est le fil continu de ce travail. Un isolement qui, comme Maurice Blanchot l’écrit dans Le Dernier Mot, convoque « l’heure de la solitude ». Et de regarder ainsi la mise en scène de Malte Schwind comme un écho à la mélancolie de Pessoa, un vers de Georg Trakl… Là où le désir moléculaire ne trouve aucune réalisation dans les formes molaires de l’organisation du social. Là où l’individu devient étranger à la volonté. Là où la fraternité (mot que l’on entendra distinctement) est moribonde. Et de voir, alors, dans la palissade prise d’assaut qui bascule, moins la victoire sur un mur, qu’un décor vertical de chausse-trappes pris à Feydeau. Manière chez Schwind, peut-être, de se réclamer tout à la fois d’un théâtre de boulevard féroce, que d’une société de boulevard amorphe et endormie à laquelle il s’agit d’échapper.
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Sujets déviants: Tentatives de fugue https://www.insense-scenes.net/article/sujets-deviants-tentatives-de-fugue-2/ Sat, 25 Feb 2017 19:51:36 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1339 Tentatives de fugue (Et la joie ?… Que faire ?), mise en scène de Malte Schwind, à La Déviation (L’Estaque, Marseille) les 22-25 février 2017 – Cie. En Devenir

De la fugue…
Tentatives de fugue fait entrer en collision « matériaux textuels », « matériaux musicaux » et ce qu’on pourrait nommer « matériaux picturaux » ‒ tableaux de foules révolutionnaires projetés par Morgane Leseur sur un grand mur en bois conçu par Camille Lemonnier. Les acteurs portent des costumes bouffons imaginés par Élise Py : ventres postiches, queues qui pendouillent entre les jambes, travestissements, couvre-chefs, fausses moustaches, perruques… Chaque séquence est prise dans un mouvement ininterrompu, tantôt ralenti tantôt accéléré, qui fait d’autant mieux percevoir la discontinuité intrinsèque des « matériaux » convoqués. Ici deux goinfres comparent leurs restaurants et plats préférés, là un savant fou décrit sa méthode pour obtenir un rat blanc et un rat noir, ailleurs une tante divague sur tous les membres restants ou fantômes de sa famille…
Deux pôles opposés, au sens électrique du terme, font circuler l’énergie au sein des sept acteurs sur le plateau : d’un côté, un pôle maniaque, burlesque, comique ; de l’autre, un pôle mélancolique, apathique, insondable. Pour le premier, Naïs Desiles est virtuose en Mme Verdurin hystérique quand ses habitués lui proposent d’écouter la sonate de Vinteuil. Pour le deuxième, Johana Giacardi énonce avec une sobriété bouleversante un texte de Hölderlin, entourée sur une chaise de ses comparses à quatre pattes comme des chiens :
« Ainsi, osez ! votre héritage, votre acquis, / Histoires, leçons de la bouche de vos pères, / Lois et coutumes, noms de Dieux anciens, / Oubliez-les hardiment pour lever les yeux, / Comme des nouveau-nés, sur la nature divine. »
C’est qu’un fil rouge est tendu d’un bout à l’autre du spectacle, fil sur lequel tangue cette association de funambules « En Devenir » : le désarroi politique. Il se résumerait par la perversion des trois idéaux révolutionnaires. Presque au début du spectacle, la Liberté guidant le peuple dévoile burlesquement ses seins postiches. Vers le milieu, le verbe « fraterniser » est l’objet de toutes les confusions. Puis c’est l’idée d’égalité qui devient glaçante dans la bouche de Saint-Just vers la fin du spectacle. La tentation est de s’adonner à la jouissance esthétique telle que Swann la décrit ad libitum dans le salon des Verdurin à propos de la fameuse sonate.
C’est alors que le groupe d’acteurs lance une corde et abat littéralement le quatrième mur de Berlin qui bouchait l’horizon du plateau. Voici une première proposition politique qui aurait pu être la fin complaisante du spectacle et aurait fait oublier à bon compte le désarroi jusque-là traversé. Mais on assiste encore à trois fins du politique, avec toute l’ambiguïté de cette expression : but et agonie.
Le groupe met une table au lieu du mur effondré. Mais la Cène pend vite des allures parodiques : Jésus s’accapare l’assiette et le verre laissés par un convive qui part inopinément. Tous boivent et mangent… de l’eau. Ils essaient d’y croire. Deuxième fin qui est aussi une faim inapaisable par quelque mystique communielle que ce soit.
L’acteur (Geoffrey Perrin) qui s’était levé de table revient sous les traits de Saint-Just : long manteau bleu marine et visage blême, il monte sur la table et harangue le public. L’idée d’égalité doit se concrétiser quitte à laisser des monceaux de cadavres guillotinés derrière elle en chemin tout comme les lois de la nature s’incarnent parfois sous forme d’inondations ou d’éruptions meurtrières. Discours intenable qui tend à naturaliser ce qui relève du politique et donc du non-naturel. Saint-Just distribue fusils et mitraillettes aux convives désemparés qui ne savent trop qu’en faire. Troisième fin ‒ qui fait froid dans le dos.
La quatrième est un poème de Pasolini magnifiquement énoncé par Anne-Sophie Derouet :
« Mais faisons fête, prenons les bouteilles / du bon vin de la Coopérative… / À de nouvelles victoires, à de nouvelles Bastilles ! »
Telles sont les dernières paroles entendues mais dites sur un ton neutre, à partir d’une position esseulée sur le plateau, tandis que des larmes coulent sur le visage de l’actrice. C’est le contraire de l’ivresse révolutionnaire que le contenu des vers cherche pourtant à susciter. Fin résolument ouverte donc : chacun peut se focaliser sur le propos ou au contraire sur la manière atone de le proférer ou sur le point d’entrecroisement d’un chiasme qui suscite une émotion d’autant plus poignante que contenue.
…à La Déviation
On aurait pu en rester là, sur ces cendres de propositions divergentes que des luttes en cours réveillent et auxquelles peut faire indirectement allusion le spectacle à certains moments (Tarnac, ZAD, émeutes…). C’est du moins ce que j’ai vu et reçu le vendredi 24 février au soir. La veille était sûrement autre chose et le lendemain aura été sûrement autre chose. Aucun sens ici à distinguer répétitions et spectacle achevé, recherches et résultat…
La véritable proposition en acte, qui ne se contente pas de faire le constat lucide d’un désarroi dans la conjoncture actuelle, se trouve en amont et en aval du spectacle. Et elle pousse également par son milieu en l’ouvrant au dehors où il s’inscrit. Naïs Desiles fait entendre un texte d’Artaud sur les rapports contrariés entre théâtre et révolution :
« Cette révolte intégrale viendra, André Breton, mais elle ne viendra pas dans un théâtre, car si sincère soit-on les planches avec le public devant font de l’homme le plus désintéressé un cabotin. / Mais elle viendra par quelque chose qui rappelle le théâtre : la vie dans ce qu’elle a de plus palpitant et enfiévré. »
Lorsque le groupe abat le mur, ce qui est découvert à notre regard n’est pas un espace fictif mais l’immense bâtiment où se joue le spectacle dont le lieu de représentation délimité par des pandrillons n’est qu’une petite partie.
La Déviation à L’Estaque fait rhizome avec le Théâtre du Soleil à Vincennes, La Fonderie au Mans ou Ramdam à Sainte-Foy-lès-Lyon. Faire d’une ancienne cimenterie un « lieu de vie et de recherche artistique » nécessite chez ces vingtenaires et trentenaires un courage politique au moins aussi radical que dans les précédentes décennies. On dort dans des caravanes rassemblées près d’un chapiteau de cirque que surplombent des falaises où se promènent au petit matin des chèvres très agiles. Ailleurs on répète, on travaille le bois, on édite, on enregistre de la musique, on stocke du matériel, on prend le petit déjeuner, on s’isole dans les bureaux. Des compagnies viennent en résidence en adoptant le principe du prix libre. Les soirs de représentation, le public est accueilli dans une « guinguette ». Le poêle près des canapés est alimenté en cas de Mistral. La Déviation est un foyer d’une rare hospitalité et au rayonnement qui définit autrement marge et centralité. Le totem de ce havre d’inquiétude, outre les chèvres alpines, est un duo de chats qui hante les plateaux et côtoie les « chiens romantiques » (Roberto Bolaño). L’écart entre déroute du désarroi et déviation active est ainsi infime mais décisif.

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La Mouette, emblème réactionnaire ? https://www.insense-scenes.net/article/la-mouette-embleme-reactionnaire-2/ Sun, 12 Feb 2017 10:22:04 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1337

En s’installant dans la salle, on peut voir projetée en fond de scène une photographie en noir et blanc de bagnards et un propos de Tchekhov revenant sur sa découverte de Sakhaline en 1890. L’instituteur transi Medvedenko (Cédric Feckhout) et l’endeuillée Macha (Bénédicte Cerutti) se lèvent de la banquette qui ceint le plateau et entament leur dialogue face public et micro sur pied devant soi. Mais à peine entamé, leur dialogue dévie vers ce qui semble une digression improvisée de Cédric Feckhout sur l’actualité internationale (la Syrie) et nationale (les élections présidentielles à venir en France où gronde la menace frontiste). Ce faux départ sonne comme une déclaration d’intention d’Ostermeier : retrouver aujourd’hui, à l’occasion de cette énième mise en scène de La Mouette, le progressisme politique et humanitaire du médecin Tchekhov qui aura vécu le crépuscule du régime tsariste. La Mouette n’est pas donnée ici comme une variation russe sur le theatrum mundi élisabéthain. Le monde, l’état du monde de la fin du 19e siècle à aujourd’hui en passant par les années 1960, compte avant tout théâtre et autre préoccupation artistique.
La suite immédiate le confirme. Par une ambiguïté concertée et désarmante, on annonce que la pièce – la mise en scène d’Ostermeier que nous sommes venus voir et le spectacle de Treplev (Matthieu Sampeur) que les personnages attendent – va enfin débuter. Une deuxième longue digression est alors prise en charge sur le même mode énonciatif trouble par Matthieu Sampeur. Celui-ci épingle les « tics » des spectacles de ces dernières années : nudité, acteur qui fait l’hélicoptère avec sa bite, acteur en slip blanc, projection vidéo géante du visage de l’acteur pendant qu’il parle, micro HF, manie de prononcer bizarrement des répliques insignifiantes, scénographie dépouillée, mise en scène ennuyeuse de classiques du répertoire à destination d’un public captif – les scolaires – ainsi dégoûté d’emblée du théâtre… Sur ce dernier point, les lycéens que l’on aurait forcés à voir le spectacle, fruit d’une adaptation par Ostermeier lui-même et d’une traduction d’Olivier Cadiot, ont sans doute été séduits quand Trigorine (François Loriquet) se prend avec Nina (Mélodie Richard) en selfie avec son smartphone ou quand Treplev verse un verre d’eau sur son ordinateur portable. Treplev est d’ailleurs habillé comme eux: New Balance, pantalon de jogging, tee-shirt et blouson en cuir. Les parents et grands-parents des lycéens ont sans doute appréciés eux d’entendre David Bowie et The Doors interprétés par Dorn (Sébastien Pouderoux) et Nina ou diffusés plein volume entre les actes pendant les changements de décor à vue. Il flotte dans l’air comme un parfum de Mai 68 tué dans l’œuf du microcosme provincial.
Le spectacle de Treplev est la synthèse d’une grande partie des tics que Matthieu Sampeur vient de pointer. On goûte l’ironie. Arkadina (Valérie Dréville), Trigorine, Sorine (Jean-Pierre Gos), Dorn, Medvedenko et Macha, descendus s’asseoir au premier rang de la salle sur des chaises mais éclairés parmi les spectateurs soudain plongés dans le noir, assistent à une parodie de Castellucci (le bouc suspendu et la voix monstrueusement amplifiée et déformée de Mélodie Richard), de Cassiers (la projection vidéo inversée du visage de Mélodie Richard sur son propre corps) et de Régy (un texte énigmatique, poétique et non dramatique proféré en solo). Si Ostermeier ne se range pas totalement du côté du théâtre traditionnel prôné par Arkadina, il apparaît malgré tout plus proche d’elle que de son fils appelant éperdument un nouveau théâtre.
Certes, la scénographie grise de Jan Pappelbaum est minimaliste elle aussi. La musique jouée en live peut également apparaître comme un tic contemporain. La neige suggérée par des billes de polystyrène que propulse un ventilateur satisfait ceux qui se croiraient « brechtiens ». Disons qu’Ostermeier tente d’élaborer une troisième voie. Par exemple, il contourne sa moquerie à l’encontre des projections vidéo par deux moyens :

 Revenir à la peinture pariétale en conviant Marine Dillard sur scène. Sur le mur gris du lointain, elle exécute au rouleau enduit de peinture noire à l’eau ce qui apparaît progressivement comme le paysage que sont censés côtoyer les personnages, entre estampe japonisante et aquarelle mélancolique. Au dernier acte, elle recouvre de noir son œuvre, faisant signe cette fois vers Soulages ou Mondrian ;

 A la fin du spectacle, Arkadina et ses compagnons sont assis autour d’une table de jeu face public. Une coupure de courant intervient. La lampe posée sur la table devient alors une lanterne magique qui projette leurs ombres immenses sur chaque face de la boîte scénique, dans un clair-obscur aux tons chauds. Pour éviter la projection vidéo, l’effet n’en est pas moins appuyé. Dorn annonce ensuite à Trigorine que Treplev s’est suicidé. Et la salle de s’illuminer dans le noir comme sous l’effet d’une boule à facettes : tout se referme sur un bal macabre.
Ostermeier a effectué une distribution perverse des rôles. On retrouve peu ou prou les acteurs des Revenants d’Ibsen qu’il avait monté aux Amandiers en avril 2013. Valérie Dréville est choisie cette fois pour jouer le rôle d’Arkadina. Son parcours est nourri par un compagnonnage approfondi avec des maîtres de la mise en scène et de l’expérimentation du jeu d’acteur : Vitez, Vassiliev (Médée-Matériau), Régy (Comme un chant de David), Lupa (Perturbation), Castellucci (Schwanengesang D744)… Lui faire jouer Arkadina constitue donc ce qu’on appelle en rhétorique un oxymore et en dramaturgie un contre-emploi. Dans une ambivalence insidieuse entre personnage et actrice, Ostermeier lui fait exécrer ceux qui l’ont formée. De même, Mélodie Richard est choisie pour interpréter Nina comme pour signifier l’égarement aporétique que constitueraient les deux spectacles de Lupa (Salle d’attente, Perturbation) où elle s’était révélée auparavant.
Pourtant, les moments où Valérie Dréville et Mélodie Richard excèdent le système Ostermeier sont singulièrement émouvants. Il y a quelque chose de Médée qui fait retour dans le jeu de Valérie Dréville tout en explosivité rentrée, dans sa façon de passer d’un état extrême à l’autre en quelques instants, dans sa manière de renouer par la voix avec une enfance muette, un narcissisme fêlé qui refuse l’obsolescence et, surtout, dans sa manière de tuer indirectement Treplev, fût-ce à son corps défendant. Lors des retrouvailles abyssales entre Treplev et Nina au dernier acte, il y a quelque chose de la direction d’acteur de Lupa qui fait aussi retour chez Mélodie Richard : un funambulisme des affects, une anesthésie poignante de soi. La tonalité affective qu’arrivent à atteindre les acteurs par contraste avec un système dramaturgique verrouillé suscite parfois un émoi véritable : pleutrerie engluée de Cédric Feckhout, cruauté mélancolique de Bénédicte Cerutti, transparence falote de Matthieu Sampeur, positivisme décomplexé de Sébastien Pouderoux, opportunisme à contretemps de François Loriquet, fragilité infinie et immense bonté de Jean-Pierre Gos…
Tchekhov résumait ainsi sa pièce : « Quatre actes, un paysage (vue sur le lac), beaucoup de discours sur la littérature, peu d’action, cinq tonnes d’amour. […] Il n’y a pas besoin de sujet. La vie ne connaît pas de sujet, dans la vie tout est mélangé, le profond et l’insignifiant, le sublime et le ridicule. »[[Cité dans le programme du spectacle.]] L’adaptation d’Ostermeier et la traduction de Cadiot convertissent une « pièce-paysage », contemplative, insondable et fragmentaire, en « pièce-machine », au sens bien clos, sans beaucoup de jeu entre ses constituants.[[Sur la distinction entre « pièce-paysage » et « pièce-machine », voir Michel Vinaver (sous la direction de), Écritures dramatiques : essais d’analyse de textes de théâtre, Actes Sud, coll. « Babel », 2000.]]
C’est un spectacle réglé comme du papier à musique, même et surtout quand les acteurs prennent à partie un spectateur et donnent l’impression d’improviser sur les actualités. Se voulant politiquement progressiste, se montrant réactionnaire esthétiquement, la position ambiguë d’Ostermeier est intenable. Quand Arkadina-Dréville lit au public deux passages du roman Plateforme de Michel Houellebecq, au lieu de Maupassant (Sur l’eau) dans la pièce de Tchekhov, il y a de quoi s’inquiéter…[[Parmi le concert de louanges plus ou moins mesurées dans la presse, Jean-Pierre Thibaudat est un des seuls à avoir fait entendre une note nettement discordante. Voir « Thomas Ostermeier : vol saisissant d’une ‟Mouette” au-dessus d’un lit de couacs » dans son blog Balagan, hébergé par Mediapart, posté le 5 avril 2016.]]

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Le spectre du pire: Les Bienveillantes https://www.insense-scenes.net/article/le-spectre-du-pire-les-bienveillantes/ Thu, 02 Feb 2017 20:40:39 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1335 Pour Juliette

Guy Cassiers condense les 1390 pages du roman de Jonathan Littell[[Jonathan Littell, Les Bienveillantes, Gallimard, 2006.]] en 03h30. Max Aue, patron allemand d’une dentellerie française, relate son ascension au sein de la SS pendant la Seconde Guerre mondiale : de l’ordre reçu d’éliminer 50 000 Juifs à Kiev en 1941 à sa fuite hors de Berlin assailli par les Russes en passant par la bataille de Stalingrad où il est blessé. Cassiers se concentre sur les volets ukrainiens et berlinois. Nous n’avons du volet russe que la projection du bulletin météorologique de Stalingrad (- 31 °C le 2 février 1943) et un récit de cauchemar lié à la blessure de guerre. Un entracte tient lieu d’ellipse.
Le metteur en scène flamand résume ainsi la teneur de son adaptation : « Au théâtre, à cause de l’acteur, l’empathie du spectateur envers Max Aue, le narrateur officier SS (un intellectuel, en plus !), peut advenir. C’est un risque que j’ai pris volontairement. […] [J]’ai gommé tous les aspects biographiques qui le rendent différent (l’inceste, le meurtre éventuel de ses parents) et pourraient gêner l’identification du public au personnage. Max Aue est comme vous et moi. C’est la situation – la guerre – qui le fait changer, le pousse aux extrémités. » (Entretien paru dans Télérama, 22 mars 2016)
Hans Kesting (Max Aue) ‒ le Richard III du Kings of War d’Ivo van Hove ‒ se tient à l’avant-scène. Les lumières sont encore allumées dans la salle. Le public s’est à peine installé. Kesting s’adresse directement à nous dans un prologue qui tourne autour de cette affirmation lapidaire : « je suis comme vous ». Et de scruter la salle pour voir si l’un des spectateurs souhaiterait sortir. Les lumières s’éteignent progressivement et laissent apparaître une file de lampes qui vont de la salle vers la scène ‒ comme si ces lampes indiquaient un chemin s’enfonçant dans une mine. Le plateau s’éclaire lentement. Avant-scène et arrière-scène sont séparées par un rail, celui qu’emprunteront les trains de la mort, mais qui dans le spectacle restera inutilisé, sa seule présence muette suffisant à les évoquer. Au fond du plateau, se dresse un imposant mur de casiers rouillés surplombant des acteurs assis contre. Nous sommes à Kiev. L’ordre vient d’être donné de supprimer 50 000 Juifs ukrainiens. On oscillera désormais sans cesse entre l’équivalent d’un présent de narration au théâtre, des scènes du passé vécues au présent dans leur rémanence traumatique, et le récit où le narrateur rend sensible l’écart entre le présent de son énonciation et le passé du déroulement des faits, jusqu’à l’impossibilité de raconter et la hantise des cauchemars.
Max Aue relate chaque détail atroce d’une logistique de l’annihilation qui se cherche, s’expérimente, se raffine, jusqu’à s’autonomiser progressivement des besoins économiques du Reich et supplanter l’objectif de victoire militaire lui-même. Tout commence donc par l’ordre d’éliminer 50 000 Juifs ukrainiens. Cet ordre est vivement discuté au sein des SS. Certains choisissent d’être mutés. Max Aue reste. Faut-il tuer chaque Juif d’une balle dans la nuque ? Combien de ravins l’ensevelissement des corps nécessite-t-il ? De quelles dimensions ? Comment faire tenir physiquement et mentalement les hommes chargés d’assassiner tous ces Juifs ? Comment détruire toute trace matérielle et psychique de l’acte ? De 50 000 Juifs ukrainiens on passe insidieusement à des millions de Juifs européens. Les camions ‒ chambres à gaz mobiles ‒ ne suffisent plus. L’agonie peut durer plus d’une dizaine de minutes et provoque des vomissements à nettoyer. Puis ce sont les fours crématoires : Max Aue raconte comment en suivant au sol une file de fourmis il est arrivé jusqu’au four crématoire d’un camp où littéralement il n’a rien vu, rien à voir que le devenir rien de tout, ce qui est rendu sensible sur scène par un rectangle noir dressé et entouré de taches aveugles.
Les nazis ont voulu effacer toute trace et même la trace de l’effacement de toute trace, abstraction et rationalité folles qui dénient au réel et aux corps singuliers quelque consistance que ce soit. Eichmann incarne cette rationalité bureaucratique de la Solution finale à laquelle ont participé sans y toucher des milliers d’Eichmann. Eichmann est le seul personnage historique présent sur le plateau. Mais il est incarné par la comédienne Katelijne Damen. Celle-ci jouait Orlando dans un spectacle précédent de Cassiers, tiré du roman éponyme de Virginia Woolf…[[Sur Orlando mais aussi Marathon Musil et MCBTH, voir le bel article de Christophe Bident et Chloé Larmet, « Guy Cassiers, les images entravées », Théâtre/Public n° 212, « États de la scène actuelle : 2012-2013 », avril-juin 2014, p. 42-48.]] Eichmann est ici un obsessionnel des statistiques, du classement de dossiers dans les casiers et de la propreté de ses mains. Les Juifs sont réduits pour lui à des chiffres. Il croit ainsi garder les mains propres là où Max Aue met en œuvre l’extermination. C’est justement l’espace entre la décision bureaucratique et son exécution concrète qui est l’abîme dans lequel s’engouffre Max Aue.
Il y aura en effet toujours des traces, y compris du côté des bourreaux. Les cauchemars de Max Aue en sont la manifestation flagrante, dans l’après coup de l’exécution des 50 000 Juifs ukrainiens, de la pendaison sous la neige d’une partisane de Kiev qu’on embrasse de force, d’une grave blessure à la tête reçue ou cherchée à Stalingrad et de tous ces casiers qui sont autant de tombeaux mal refermés.
La hantise des traces s’incarne aussi dans le personnage de Jacov (Diego De Ridder). Max Aue aime l’écouter jouer du violon, comme avant l’exécution des Juifs ukrainiens. Mais ce jeune Juif est par ailleurs contraint de réparer des voitures. Max Aue demande à Eichmann de lui apporter des partitions de Rameau et de Couperin pour enrichir le répertoire de Jacov. Quand Eichmann les lui fournit, il est trop tard. Max Aue apprend incidemment que Jacov a été exécuté après s’être écrasé la main en travaillant ‒ comble de l’ironie. Mais ce personnage revient hanter régulièrement sa boîte crânienne. Il réapparaît notamment vers la fin dans une projection vidéo à échelle humaine sur un des angles du mur de casiers.
Autre trace marquante, pendant que Max Aue dialogue avec un médecin sous une lampe, des acteurs disposent derrière eux d’innombrables paires de chaussures au sol et les relient à des cordelettes qui partent des cintres. Quand les cordelettes se tendent, l’ensemble donne lieu à un forme pyramidale qui, tout comme le mur de casiers ‒ on l’a remarqué dans la presse ‒, est proche d’une installation que Christian Boltanski avait réalisée au Grand Palais en février 2010. En plus monumental.
Cassiers va au cœur de la « zone grise » où le spectateur ne peut prendre de haut ce fonctionnaire de la Shoah qui fait carrière sur des monceaux de corps. Notre assurance morale vacille dans la fracture des identifications. Certains moments du spectacle ouvrent fugacement un abîme de questionnements. Max Aue est homosexuel. Ce trait est beaucoup plus appuyé dans le roman que dans le spectacle. Ses supérieurs insistent pour qu’il perpétue la race aryenne en se mariant. Il répond en s’appuyant également sur des points de la doctrine nazie mais qui prennent alors dans sa bouche une coloration ironique, fausse, hypocrite. En outre, son homosexualité fait de lui une victime potentielle. Il ne peut pas la dissimuler tout à fait. Elle occasionne une provocation en duel avec un autre officier et sa mutation forcée à Stalingrad.
Autre moment de vacillement : de retour à Berlin suite à une grave blessure, il s’emploie à préserver un grand nombre de Juifs en vue de l’effort économique accru que demande la position fragilisée du Reich pris en étau par les États-Unis et la Russie. Ceci à l’encontre de ses supérieurs qui restent focalisés sur l’annihilation de tout Juif, fidèles jusqu’au bout à leur idéologie mortifère. Mais est-ce seulement pour sauver ce qui reste du Reich que Max Aue agit ainsi à leur encontre ?
Dans l’avant-dernière scène du spectacle, il se dispute violemment avec une civile allemande qui croyait pouvoir faire sa vie avec lui, et lui crie haut et fort que personne n’est irresponsable ni innocent dans cette entreprise de meurtres à grande échelle.
Kesting est un bloc de présence ou un trou noir qui suscite ou capte les énergies troubles émanant du plateau. Il se liquéfie dans des visions cauchemardesques et des logorrhées de merde ou de vomi dont le flot imperturbable envahit parfois toute l’image scénique. Tout au long du spectacle, les lumières instaurent un clair-obscur permanent, une moirure d’où sourdent parfois une dominante gris foncé et des éclats de blancheur clinique. Un rideau de gaze descend avant chaque récit de cauchemar qui ponctue le spectacle et entrecoupe les séquences dialoguées. Ces récits sont l’ossature du spectral.
Le rideau descend des cintres comme Max Aue tombe de sommeil. Il devient la proie de visions difformes sur l’écran blanc de son inconscient. Ce sont tous les morts anonymes, sans tombeaux, qui reviennent hanter ses nuits. En surimpression de son visage, ils creusent de grouillantes vanités à la bougie atroce de leur consumation. Max Aue ne peut définitivement plus se regarder dans une glace. Aussi, il se tient face public, écran derrière lui : son visage immense en voie de décomposition menace de le submerger, en dépit de son corps si massif par ailleurs. Sa voix s’amplifie, elle se déverse dans la salle comme dans une immense chambre d’échos, sans répondants, condamnée à sa propre monstruosité.
Cassiers brise là aussitôt que l’effet visuel et sonore virerait vers le spectaculaire. Ainsi, il ne nous laisse jamais transis par l’effet, le moment éprouvant de terreur nocturne, mais sur une rupture de l’effet, un ressaisissement en somme. Le dispositif audio-visuel est le prolongement du jeu impeccable de Kesting. L’image scénique ne fige pas ce que suscite mentalement en nous et en lui le récit de ses cauchemars. Elle restitue le magma et le bruissement sous-jacents à la matérialité des mots et de leur diction en néerlandais. Ainsi, Cassiers réussit à faire l’impossible : que le représenté soit habité par l’irreprésentable. Transposé sur le plan des polémiques qu’ont pu susciter les diverses représentations de l’extermination juive, il concilie les positions de Claude Lanzmann (Shoah, 1985) et de Georges Didi-Huberman (Images malgré tout, Minuit, 2003).
Le théâtre de Cassiers est une pensée en acte et l’acte d’une pensée. Il y a chez lui une vigilance politique et une manière de penser son utilisation de la vidéo qui est sa touche esthétique par ailleurs. Quand la vidéo n’est plus une manière sensible de penser mais le cache-misère du spectaculaire, Cassiers coupe court et n’hésite pas à ménager de longs moments où l’acteur s’expose par la seule parole. On pense ici à la fin hallucinante du spectacle. Kesting revient à la place qu’il occupait pendant le prologue. Dans une quasi-obscurité, il relate comment il s’est retrouvé dans le zoo de Berlin lors de sa fuite, au milieu de chimpanzés, de lions, d’hippopotames et d’autruches déboussolés, éventrés ou agonisants. C’est tout un bestiaire convoqué au fil du spectacle qui converge en sa fin. Les SS purs et durs n’hésitaient pas à comparer les Juifs au bacille de Koch (tuberculose). Des fourmis avaient mené Max Aue vers un four crématoire.
« Sobriété » est le mot qui revient le plus souvent dans la presse pour qualifier le spectacle. Ce mot n’est pas un simple synonyme de dépouillement. Ce mot dit bien l’endurance d’un excès contenu qui peut toujours resurgir un jour.
Hormis les bottes noires, rien ne rappelle directement l’imagerie nazie dans les costumes et la scénographie. Les SS portent des treillis militaires intemporels. On ne voit aucun insigne ni drapeau. Eichmann est joué par une femme. Cassiers précise : « Je ne fais pas de reconstitution. […] Car Les Bienveillantes est bien une fiction, et c’est grâce à cette dimension que ce texte sera toujours d’actualité… » (Entretien paru dans Télérama, le 22 mars 2016) Ce spectacle s’inscrit dans une préoccupation au long cours qui remonte au Triptyque du pouvoir (2006-2008) ainsi qu’à ses adaptations de Proust et de Musil. Il est contemporain de Place des Héros de Krystian Lupa, des Damnés d’Ivo van Hove ou de 2666 de Julien Gosselin. Si ces spectacles partagent une même inquiétude, ils sont pourtant aussi divers que possible. Celui de Cassiers n’a été joué en France qu’à Montreuil, Valenciennes et Amiens. Il s’accompagne d’un site traduit en plusieurs langues ‒ testofcivilisation.eu ‒ qui retrace en quinze étapes l’imprégnation progressive de l’antisémitisme dans l’Allemagne nazie et leurs échos aujourd’hui dans le monde, notamment avec ce qu’il est convenu d’appeler « la crise des migrants ».
La simplification idéologique de la langue, comme l’avait observé quotidiennement le philologue juif allemand Victor Klemperer (LTI, la langue du IIIe Reich), a été déterminante. Dans un moment de divagation sur les mots, Max Aue remarque combien Tod évoque « la raideur d’un cadavre déjà froid », smiert’ est « lourd et gras », « la Mort » suscite « images presque chaudes et tendres » quand Thanatos est lui « terrible ». Et de glisser vers Endlösung (« Solution finale »), « beau mot » pour désigner « l’abîme ». Toute proportion gardée, n’a-t-on pas une simplification idéologique analogue de la langue, lorsque politiques et médias parlaient en France il y a peu de « la jungle de Calais » ? Le spectacle de Cassiers pèse ses mots et c’est dans cette pesée des mots et des images qu’il nous donne à penser notre situation actuelle, là où le danger croît.

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Médée, la postface de Cervantes. https://www.insense-scenes.net/article/medee-la-postface-de-cervantes/ Mon, 23 Jan 2017 21:12:16 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1333 Sur la scène du Théâtre du Merlan, à Marseille, François Cervantes présentait Face à Médée. Dans une salle comble, ce 19 janvier, les trois comédiennes (Catherine Germain, Hayet Darwich, Anna Carlier) rapportaient une histoire… celle d’une Barbare, d’une Chamane qui hante l’histoire du théâtre et de la conscience collective. Baroque dans l’écriture, humble au plateau, le travail de Cervantes est avant tout une lecture ou une appropriation singulière servie par trois comédiennes.

Retour sur Médée, l’histoire de Bollack
Que lit-on lorsqu’un soir, tard, la nuit venue, on découvre la Médée d’Euripide, après que l’on a appris, sous la plume d’Hésiode, que l’immortelle était innocente et heureuse avec Jason ? Quel souvenir, abrité dans la mémoire, garde-t-on de Médée après qu’Euripide en souligne la colère et la radicalité ? De Valérie Dréville dans Matériau-Médée mis en scène par Anatoli Vassiliev au visage de Maria Callas dans le film de Pasolini… que reste-t-il qui fait trace à jamais ? Un cri, un regard, un geste, un immobilisme, un visage, un vêtement ?
Que commente celui qui, ayant lu cette histoire chez d’autres, va prolonger cette histoire ? l’infanticide ? Un amour trahi ? La vengeance cruelle de la barbare sur ses enfants ? Une haine inégalable pour Jason ? Le destin d’une femme ? La mort horrible de Glaukè, la princesse corinthienne brûlée au jour de ses noces avec Jason ?
Au vrai, à la lecture que nous pourrions faire, rappelons plutôt la pensée de Jean Bollack à propos de cette figure : « Médée, dans Euripide, tue Jason en ne le tuant pas ; elle veut que l’homme qui l’a abandonnée vive toutes les morts, qu’elle a semées autour de lui, comme des privations qui le ruinent. Elle n’a pas eu besoin d’apprendre à faire le mal. Elle dispose divinement de cette arme. Qu’est-ce qui l’a attirée dans la personne de Jason, l’étranger, qu’elle a rencontré en Colchide ? Sans doute l’attirance d’un autre avenir que le sien, l’humain ; le sien était solaire. Elle n’a plus à se servir de sa violence homicide, et cela simplement pour éloigner de ses nouveaux amis les dangers qui les menaçaient. Jason voulait cette femme d’une beauté démoniaque, mais à la grecque : elle devait lui faire des enfants. Il n’avait que faire du reste, de tout ce que Médée inventait pour lui plaire. Le beau monde de Corinthe ne le tolérerait pas – ni l’éclat, la splendeur antique et « orientale », ni les ressources supérieures, obscures et diaboliques. Pour elle, c’était tout ou rien. Le tout qu’elle a choisi ne pouvait se maintenir, il était trop humain et trop envahissant. Médée, la divine, la sorcière, s’est trompée, elle a échoué. Jason ne pouvait pas être un partenaire. Il devait être brûlé et anéanti, comme un homme » et plus loin l’auteur de Au jour le jour de poursuivre « Jason a choisi une femme. Médée, telle qu’elle est, avec les pouvoirs qu’elle a, pense qu’il n’y a pas plus femme qu’elle, puisqu’elle a choisi de l’être et de vivre aux côtés d’un homme grec. Jason la trahit. On pourrait comprendre le nouveau mariage qu’il a conclu comme un acte politique de réinsertion. Il devait occuper avec Glaukè, la princesse corinthienne, une place dans la société des gouvernants ; la puissance de Médée, l’étrangère, la magicienne, ne peut pas être reconnue, ou invoquée, ni montrée dans ce milieu […] la mort des enfants s’impose dès lors que leur existence se présente comme une concession faite aux valeurs grecques ».
Et de voir en ces lignes, un autre cheminement du lecteur qu’est Jean Bollack. Une autre lecture, La Seule Lecture, en définitive, où l’origine du geste de Médée est lié à une alliance contre-nature, l’union de deux mondes irraprochables : celui des immortels et celui des humains, celui de la solaire et celui du terrien. Cheminement de lecteur que celui de Bollack qui souligne que l’amour, l’histoire d’amour trahi, n’est qu’un voile pour petits humains aux pensées en mal de passions et de compassions comme peuvent l’être les judéo-chrétiens qui, lisant, oublient une complexité héllène.
Alors ?
Alors Médée n’est pas qu’une histoire d’amour, pas qu’une histoire de meurtre, pas qu’une histoire de trahison… tout cela n’est que le résultat et la part visible, non décisive, ou plutôt le poème où se regarde l’effet d’un défi. En revanche, et Bollack y invite, Médée est une histoire de frondeurs : celle de Jason et Médée qui, s’alliant pour des intérêts différents, ont cru que les bénéfices de leur union leur vaudraient un dividende commun à vie. Une histoire de cumul en quelque sorte où la fusion de deux sociétés (immortelle/mortel) leur donnerait une ascendance et un pouvoir inégalés. Jason et Médée ou les marqueurs de la réussite d’associés qui passent un contrat, après que la Toison d’or fut le lot d’appât.
Vu d’aujourd’hui, et le paradigme du boursicoteur que nous développons vaut pour parabole brechtienne, Médée n’est rien moins qu’une fusion de capitaux qui vire au fiasco parce que l’un des deux partenaires (Jason), changeant de cap et investissant autrement à titre privé, doit donner des gages, pour sa « réinsertion », de moralité à l’autre société (celle des gouvernants). La seule qui, en définitive, règle toujours tout. Ainsi en est-il du monde grec et du monde contemporain, et de la tragédie reconduite, où le monde entrepris (petites entreprises et sociétés financières) développe un « petit monde » (belle société) qu’abrite et arbitre le monde en commun (société civile) et ses représentants, ses gouvernants.
Valeurs contre principes, CAC 40 contre COB, Bygmalion contre Trésor public… Médée fera les frais de la « mise en examen » de Jason, soucieux de se redorer le blason, qui la charge ou la décharge – comme on pourrait dire « la débarque » – quand il faut donner des preuves à la société qui le juge. Out Médée, exit la partenaire, terminus du voyage où Médée, deux lardons en prime en guise de valises, se retrouve sur le quai de la gare de Corinthe pendant que Jason – genre Plastic Bertrand – pourrait entonner un « ça plane pour moi » à l’horizon d’un nouveau mariage où il prévoit de s’envoyer en l’air avec une jeunette pas finaude mais au joli minois comme il faut. « Rayonnante » la Glaukè, dit-on chez les grecs, mais pas solaire comme l’ex. qui bientôt va faire feu en balançant tous les scud « sol/air » en direction de Jason. Précisément tout autour de lui pour lui garantir à vie, un champ de ruines existentielles et une solitude aeternam, sans héritiers, sans avenir… où « le nom de ta race disparaît » dirait certains cadors de quartier.
Ergo, Médée tue ses enfants (non, disons plutôt « les enfants de Jason »), brûle la nouvelle mariée (non, disons plutôt « prive Jason de sa soirée nuptiale »), regarde Jason détruit (Non, plutôt « mutilé ». C’est mieux, ça dure, oui) et s’offre au regard de jason (oui, « s’offre », c’est bien ça, c’est presque « souffre »). Et François Cervantes, sa Médée, alors ? Sa « Face à Médée » ?
La Postface de Cervantes
Ne pas se fier, tout d’abord, à la note d’intention que l’on prêtera à François Cervantes, dans les petits cahiers de la compagnie de l’Entreprise où le commentaire prend le pas sur le poème qu’il écrira. Ne pas se fier au mode d’écriture empathique où Cervantes rappelle que Médée est « une porte d’entrée dans le territoire du tragique », mais relever qu’il sent que Médée met aux prises « deux visions du monde ». Relever aussi dans la foulée que Cervantes est parti à « la rencontre d’une histoire de Médée […] un territoire de larmes ». Entre ce texte qui tend à expliquer une démarche et le poème à venir comme la mise en scène en devenir, c’est une histoire du théâtre comprise entre communication et esthétique.
Communication, dis-je, où, Cervantes ne peut y couper, il faut donner des gages à la société du spectacle. Donner en quelque sorte de sa personne puisqu’elle exige, toujours, un partage qui passe par un fil conducteur. Aussi, Cervantes s’exécute (au risque de se perdre) et écrit moins sur Médée que sur le rapport que tout un chacun entretient à l’héritage de pensée qu’a laissé Médée. Héritage de pensée, dis-je, où chacun y va de la répétition et de la reconduction de ce qui fut entendu sans en avoir fait l’expérience de la lecture ou du spectacle. « Infanticide, Impensable, Force de destruction, Trahie… » chaque mot dit la colonisation de la pensée par Lagarde et Michard, la leçon apprise qui se substitue à l’expérience…
Esthétique, alors, et le poème de Cervantes vient en définitive défaire l’acte de communication.
Il vient rompre avec la tradition de la répétition. Moment où Cervantes s’approprie Médée à travers une écriture libérée, et une langue qui n’hésite plus ou pas à faire de Médée une pièce d’actualité. Une histoire où la proximité est affaire de mémoire. On songe, soudainement, à l’affaire du petit Gregory et à l’article de Duras, « Sublime forcément sublime Christine V. » publié dans Libé le 17 juillet 1985. Juste une pensée furtive que celle-là où l’infanticide renvoie à une histoire plus complexe, plus tissée… qui ferait de Médée un fait divers. L’histoire et le drame d’une femme, celui de Jaqueline Sauvage… puisque « Médée tue Jason en ne le tuant pas » comme écrit Bollack.
Et Cervantes, dès les premiers instants de son poème, d’écrire d’un geste baroque, une ouverture où le monde de la Jet Set, de la fiesta, du bling bling, des paillettes, des rolex, des plages privées des starlettes ornementant les marches des palais et les investitures des géants du monde… s’invite anachroniquement. Anachronique, soit, mais surtout réfléchissant un archaïsme de toutes les époques où le monde divisé entre « base et sommet » est aussi incongru qu’il est solidement médiatisé. Soit une ouverture qui souligne le superficiel, l’artificiel, le spéculatif… où se délecte Jason… Et Cervantes, alors à l’œuvre, de commencer à écrire Sa Médée.
Puis s’éloignant de ce registre, revenant à l’essentiel, au tragique qui l’a étreint à la lecture de Médée, Cervantes avance en territoire plus grave et va le saisir autrement, plus profondément. Se dit alors, pendant un peu plus d’une heure, une étrangeté construite sur la peur de « vivre ça ». Soit, de fait, un rapport au tragique.
Peur de vivre « ça quoi » ?
L’infanticide devient alors un motif secondaire ou le motif de peurs intermédiaires. Ce que l’écriture de Cervantes fait apparaître et saisit au premier plan : c’est « le deuil ». Deuil de la mère, Deuil de l’enfance, Deuil de la mère chérie, Deuil blanc qui marque l’éloignement, Deuil de la « merveilleuse » (« mère veilleuse ») comme l’écrivait Sartre. Cervantes affranchit de Médée, et au plus proche de Médée, ne réécrit plus un mythe lointain ; il parle d’aujourd’hui. De ce qui concerne chacun dans l’aujourd’hui… Là, la trahison se fait anecdote journalière. Là, le meurtre devient quotidien quand il est juste une pensée ou un espoir sans lendemain. Et l’amour, valeur refuge, n’est plus qu’un portefeuille d’actions menacé par toutes les crises… Cervantes fera alors dialoguer des solitudes qui s’inquiètent de cet horizon.
Véritable postface poétique que ce Face à Médée où Cervantes écrit pour dire ce qui fut senti à la lecture. Non pas une adaptation, non pas un lifting de l’écriture, non pas une traduction… mais juste un acte de lecteur qui écrit sa lecture. Non pas une Postface qui viendrait maladroitement souligner le commun, l’universel, mais bien un poème qui explicite le ressassement éternel des peurs qui nous étreignent. Comme cette question, au détour de la mise en scène, où comme dans un jeu de petite fille, l’une des interprètes accroupie (Anna Carlier) à l’interrogation « et ta mère si elle te tuait ? » répond juste, inquiète, apeurée : « si elle oubliait de venir me chercher à l’école ». Simple, brutal, actuel… où quand dans le poème apparâit le désarroi, le « désêtre » écrirait Lacan. Celui que convoque le langage, celui que le langage permet aussi de dépasser.
De Médée, chez Cervantes, il sera question d’un bout à l’autre, mais sur un mode autographique où s’écrit la peur, commune à tous, et prenant des formes diverses pour chacun. Là, in fine, ou Face à Médée, comme devant un miroir, si on écoute cette histoire extérieur, on entend sa vie de dedans.
Chroniqueuses, témoins, biographies…
Aucune image ou presque. Seules trois comédiennes, en front de scène comme prise dans une promenade arrêtée. « Trois sœurs » de peine ou d’armes qui se parleraient, précisément se reprendraient sur un souvenir, une histoire passée qui resterait à vue au plus profond de soi. Elles – Catherine Germain, Hayet Darwich, Anna Carlier – se disputent la précision du souvenir que la mémoire et le récit ont toujours tendance à diminuer, à dissimuler, à embrouiller. Alors régulièrement, comme une ponctuation, s’entendra le « pas si vite » qui est la phrase qui exige du récit qu’il soit allongé. Pas une image, ou presque, quand des cintres descendent des petits morceaux de tulles transparents. D’aucuns y verront une métaphore des larmes, peut-être. A quoi bon chercher le sens ? Quelque chose, dans la respiration des lumières qui se fait spasmodique, quelque chose descend qui relève du lambeau, d’une forme d’imprévu… Et si la métaphore suffit à rassurer, disons plus simplement que quelque chose très matériellement, très concrètement, se décompose et glisse sur le plateau. Seule la décomposition devrait nous intéresser, comme le Précis du même nom qu’a écrit Cioran et qui exprime tout l’amer qu’il y a à vivre, et parfois la haine d’avoir vécu. Aucune image ou presque, sinon trois couleurs de robes différentes pour ces chroniqueuses ou ce chœur qui témoigne de l’histoire de Médée qu’elles racontent et qui s’entend bien au-delà du seul meurtre des enfants. Elles témoignent, oui, d’une rencontre, d’un amour fou, d’une trahison, puis d’une autre vie qui commencera par la mort : une « explosion de la mariée », disent-elles. Elles témoignent et précisent. Telles les archivistes, elles sont la mémoire et les scribes de l’histoire de Médée et Jason. Telles des archéologues et des déchiffreuses d’énigme, elles fouillent chacun des plis du récit. Et comme si elles étaient atteintes par ce qu’elles racontent, souffrantes à la souffrance, tristes à la tristesse, inquiètes devant l’inquiétude…elles se soutiennent les unes et les autres. Elles sont unies, sœurs en âme et en détresse, et s’épaulent dans quelques gestes rares et délicats, front contre front, main dans la main…
Aucune image de Médée, ou presque, sinon celle acoustique qui maintient la Chamane dans l’ombre des mots. Elles parlent au long cours, regardent à l’horizon, butent sur Médée invisible, omniprésente, foyer de présence et figure absente.
Médée absente, donc, c’est leurs paroles qui la tiennent dans l’adresse qu’elles destinent à la salle. Moins un artifice théâtral, que des mots qui fixent le commun et la ligne de partage. Médée est loin, mais elles, proches au risque de venir empiéter la salle muette, s’avancent pour raconter cet avortement tardif.
Car c’est bien d’un avortement dont il est question ici au sens où ce que portait Médée, ce qu’elle portait en elle, a été mis à mort. Quelque chose a donc avorté, et Médée Victime et Bourreau, comme Jason Victime et Bourreau, seront les seuls survivants exposés à la lumière rayonnante qui gagne l’espace vide de la grande salle du Merlan.
Histoire d’un avortement qui n’est pas réductible à un acte chirurgical, mais renvoie explicitement à ce qui n’a pas marché, à l’espoir qui n’a pas abouti, à une vie qui a perdu sa couleur…
Cervantes, dans une mise en scène qui tend au pictural, à la toile peinte, fige ainsi toute action, lui préférant la voix de l’écriture, la voix de l’encre qui vient à s’écouter dans le timbre presque désincarné des trois comédiennes. Presque, dis-je, car cet exercice des plus difficile qui fait tenir l’instant du théâtre à la seule voix, à l’articulatoire et à la phoné d’un Choeur… est parfois maladroitement entretenu, rattrapé par quelques accents pathétiques ou mime de la douleur et de l’inquiétude quand il suffisait juste de jouer en observant une neutralité.
Devant « l’impensable », j’imagine que Cervantes a pu vouloir rendre un indicible, un injouable même, et peut-être, où paradoxalement, c’est tout l’art du comédien que d’arriver à s’absenter et d’être-là.

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NUIRe. Chronique d’une revue malfaisante https://www.insense-scenes.net/article/nuire-chronique-dune-revue-malfaisante/ Fri, 06 Jan 2017 19:57:28 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1331 Les années paires, NUIRe est une revue. Les années impaires, ce n’est pas tant que NUIRe n’est pas une revue, mais plutôt que la Biennale Internationale de poésie visuelle d’Ille-sur-Têt est bien une biennale.

Je m’explique.
En bref, NUIRe se trouve être la dernière émanation des Éditions K’A, tenues par André Robèr et Carpanin Marimoutou. André Robèr est peintre, mais également éditeur, et, entre autres, de 5 volumes d’Art et anarchie, revue publiée entre 2013 et 2014, liée au groupe John Cage de la Fédération anarchiste, mais aussi de livres, nombreux, et de livres d’artistes, non moins nombreux. Il est par ailleurs galeriste et à l’initiative, les années impaires, donc, de cette Biennale Internationale de poésie visuelle d’Ille-sur-Têt. Elle existe depuis 2013 et verra à nouveau, en 2017, André Robèr à la manœuvre.
2016, année paire, est l’année de NUIRe. On l’aura compris. Disons, pour aller à l’essentiel, que la revue est un prolongement poétique, tout dans l’inédit, et non pas strictement un catalogue. Un développement éditorial confié au poète et sculpteur Daniel Van de Velde, scénographe de la Biennale Internationale de poésie visuelle d’Ille-sur-Têt, et, ici, complice et comparse des aventures d’André Robèr.
Voilà qui est fait en ce qui concerne les présentations !
Lu en “Z”, NUIRe, d’un point de vue poétique, semble revenir sur les pas d’une poésie, a priori connue et appréciée de ses amateurs, a fortiori bornée par la critique dans le champ de la production poétique du dernier siècle écoulé. L’impression de déjà v/l-u ne tarde cependant pas à s’estomper tant les rapprochements opérés par Daniel Van de Velde stimulent aussi bien l’esprit que la rétine.
Bien sûr, vous direz-vous, NUIRe répond à des principes bien rodés dans le domaine des revues de poésie expérimentale. D’abord, en s’ouvrant sans distinction ou presque à toutes les propositions poétiques, la revue s’offre comme une place de choix pour un ensemble de poèmes hétéroclites d’un point de vue formel. On y trouve au fil des pages des poèmes aussi bien textuels (cf. Maxime Hortance Pascal, p. 53-55 ; Carpanin Marimoutou, p. 111-112, p. 147-148) que visuels (cf. Adriano Spatola, p. 71-75 ; Clemente Padín, p. 63-64), typographiques (cf. Sergio Monteiro de Almedia, p. 137-141 ; Daniel Van de Velde, p. 117-122) que spatialistes (cf. Shin Tanabe, p. 101-105), à la croisée de procédés poétiques et de protocoles plastiques aussi divers que variés[[ Je passe ici sur la présence d’extraits de correspondances de Daniel Van de Velde et de rubriques embryonnaires telles que des coups de cœur, des « Questions posées à… », un texte théorique dit « essentiel » (son auteur s’en trouve honoré, cher Daniel…, NDA), des « Cartes blanches »…]]. Soulignons, ensuite, que cette pluralité stylistique se double d’une ouverture géographique, éminemment internationale, qui laisse à sentir la vitalité d’un réseau de poètes se réclamant de l’expérimentation (de l’Autriche à l’Argentine, de la France au Brésil, de la Hongrie à l’Italie, du Japon à l’Irak…). Puis, il n’échappera à la lecture de personne que l’ensemble des poèmes que NUIRe réunit relève et s’inscrit dans le tumultueux sillage des avant-gardes et de leurs descendance séculaire de perpétrateurs en tous genres (on y retrouve des références à dada et à André Breton, mais aussi bien à Shohashiro Takahashi qu’à Pierre Garnier). Enfin, et cette fois la manière est suffisamment rare pour être soulignée, cette nuée de poèmes expérimentaux trouve, en la personne de Daniel Van de Velde, un ambassadeur de choix. Chaque poème ou presque se voit ainsi affubler d’un discours d’escorte. Des récits qui font office de médiation non seulement parce qu’ils mettent en dialogue ces poèmes, mais, de surcroit, parce qu’ils s’offrent comme un contrechant à toutes les lectures envisageables et un contre-champ à tous les regards possibles. Cette parole-limite souligne, pour l’essentiel, un double processus d’absorption propre à la poésie expérimentale. Assimilation de toutes les écoles formelles, et formalistes pour certaines, issues des avant-gardes historiques et dont ces poèmes « tirent parti », comme l’écrit Daniel Van de Velde. Rumination sémantique et sémiotique de tous les signes langagiers et visuels, mais aussi de tous les langages.
Cela étant dit, et pour autant que NUIRe poursuive cette tradition des revues poétiques d’avant-garde, quelque chose d’une interrogation transparait en surplomb de l’ouvrage etlui confère toute sa légitimité : la langue se serait-elle à ce point affranchie de l’ensemble des langages sémantiques et sémiotiques aliénés si ce n’est à la communication fonctionnelle et marchande, du moins soumis à la logique du sens, qu’il ne vaudrait plus la peine d’y revenir ?
Une fois la revue refermée, la myriade de poèmes qu’elle présente reste à l’esprit. Elle se manifeste et proteste d’une seule voix. Non, la langue n’a pas fini d’en découdre avec toutes les cultures langagières dominantes qui la réduisent à n’être jamais autre chose qu’un moyen d’expression et de communication, dominé et formaté. La langue, comme le suggère le poème de Cédric Lerible (cf. Giratoires, p. 33-36), tourne encore aujourd’hui sur elle-même, comme à vide, rimes et vers liés aux langages hégémoniques, dans une sorte de malaise ou de vertige giratoire. La langue, alors, vire et tournique sans savoir quelle issue langagière elle empruntera pour se libérer de son rapport métaphysique à la substance et de son indéfectible lien phénoménologique à la vérité.
Pour le lecteur de NUIRe, tout l’intérêt tient alors au fait qu’une part non négligeable de ces poèmes essaye d’en sortir d’une manière ou d’une autre. Et, évidemment, tous n’y parviennent pas. Ce n’est pas aussi simple de nuire, de causer du tort aux langages assujettissants, de les emboutir pour fragiliser leur pouvoir asservissant. Pas si simple d’extirper la langue de sa gangue culturelle. L’affaissement pathologique et autoréférentiel de l’auteur sur la langue réduit encore à néant, dans certains de ces poèmes, tout espoir de libération de la langue. L’asservissement de la langue à l’expression de ses états d’âme noyant le poème dans l’émotion et le sentimentalisme. Quelques autres, sous des atours de manifestes poético-insurrectionnels, n’en finissent pas d’attendre au pied de la barricade. Alors qu’ils appellent de leurs vœux une révolution concrète, plus que jamais leur pratique réelle, poétique, fait l’impasse sur le seul bouleversement dont elle puisse être à l’origine : une métamorphose des conditions énonciatives de la langue.
Quelle joie, aussi, lorsqu’au détour d’une page – heureusement nombreuses dans ce premier numéro de NUIRe -, un poème porte préjudice au langage. Quel enthousiasme quand l’un d’entre eux lui fait obstacle, gêne et contrarie son bon développement. Quand il fait entrer dans la langue quelque chose d’inacceptable, quelque chose d’un rapport tendu ou critique à ce monde qui pèse de tout son poids sur la langue. Alors seulement, nous percevons en quoi s’en prendre à la langue, lui nuire, en somme, ne peut pas nuire !
Les procédés de discréditation des langages dominants, dès lors, se multiplient. Les techniques qui les contrecarrent, tout à coup, ne se comptent plus. Tout est bon et tout y passe, en somme, pourvu que cela porte atteinte à toutes les formes de dictatures langagières qui s’appliquent à la langue. Certains poèmes enchâssent des images dans la langue et des langues dans l’image (cf. Julien Blaine, p. 107-109), comme d’autres contrarient les modes de lisibilité et expérimentent toutes les formes possibles d’illisibilité (cf. Jorgen Olbricht). Ils entaillent les conditions langagières qui contiennent la langue dans des systèmes de rationalité instrumentale et communicationnelle. Et, de ces brèches poétiques qu’ils ouvrent, ils se dégagent comme de nouvelles situations langagières, certainement plus poétiques, peut-être plus politiques, en tous cas plus libres. Alors la langue se ressaisit et propose au lecteur, sur la base de ces conditions d’énonciation inédites, d’autres états de lisibilité et d’autres modes de lecture.
On éprouve alors, à leur contact, un sentiment de dépossession qui n’est pas sans rapport avec ce que nous serions tenté d’appeler une esthétique de la déprise. Tout d’abord, comme le note Daniel Van de Velde lui-même, qui fait écho à l’expression chère au Claude Levi-Strauss de La Pensée sauvage (1962), et qui fit long feu de Paul Ricœur à Jacques Derrida, ces poèmes relèvent d’une logique du « bricolage ». Ce qui importe, en somme, c’est que le lecteur ait affaire à des poèmes dont les assemblages ou les montages relèvent d’une certaine efficacité formelle et de ce que notre guide appelle, non sans une certainement finesse, un « relâchement de l’histoire (de l’art, NDA) ». Dessaisissement, donc, que l’on retrouve tantôt sous la forme d’essais de créolisations (cf. André Robèr, p. 25, p. 40) ou de figures élémentaires (cf. Julien Blaine, p. 107-109), concrètes (cf. József Bíró, p. 27-32) et conceptuelles (cf. Anatol Knotek, p. 8-9). Ensuite, nous semble-t-il, ces poèmes se révèlent d’une portée particulièrement émancipatrice en cela qu’ils libèrent la langue du dispositif textuel classique : à s’avoir, sémantique et syntaxique. Avec Shin Tanabe (cf. Shin Tanabe, p. 101-105), par exemple, on touche à quelque chose d’une disjonction intense et absolue de la triade peircienne entre le sens, le signe et la signification. Entendons par-là que nous n’avons pas tant affaire à une forme de transgression, c’est-à-dire à une expression qui serait simplement, peut-être même un peu trop facilement, contre-culturelle ou oppositionnelle. Comment ne pas voir, en effet, dans ces poèmes visuels de Shin Tanabe, l’ombre culturelle persistante de Kanji ? C’est, de fait, que le poème ne rompt pas totalement avec le langage, mais, bien plutôt, qu’il laisse un rapport de force s’y instaurer. Le poème, nous semble-t-il, plutôt qu’il ne se refuse à la culture, laisse le signe se cambrer face à toutes les formes de la réduction interprétative à une signification, qu’elle soit métaphysique, phénoménologique ou herméneutique, et se libérer de ce que la culture fait habituellement de lui : le signifiant d’un sens à lire et à comprendre. On sent bien, enfin, que ces poèmes prennent un tour politique. De par leurs formes abordables, qui mettent à égalité signes linguistiques et signes visuels, profondément antihiérarchiques et peut-être en cela plus démocratiques, ces poèmes rejettent toutes les hégémonies sémantiques et sémiotiques. Ils existent ainsi dans une résistance qui entraîne l’œil et l’esprit dans une lutte entre la poésie et toutes les formes d’assignations textuelles et plastiques conformes aux normes marchandes, médiatiques et académiques qui structurent la production, la diffusion et la réception du langage humain. La langue, alors, en ressort désapparier, au moins momentanément, de l’ensemble des dispositifs et des systèmes qui la corsètent. Jusqu’à quand ?

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Joie de détruire : Déjeuner chez Wittgenstein https://www.insense-scenes.net/article/joie-de-detruire-dejeuner-chez-wittgenstein/ https://www.insense-scenes.net/article/joie-de-detruire-dejeuner-chez-wittgenstein/#respond Fri, 30 Dec 2016 14:11:29 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1329 Déjeuner chez Wittgenstein (1984) de Thomas Bernhard, mis en scène par Krystian Lupa, avec Malgorzata Hajewska-Krzysztofik (la cadette), Agnieszka Mandat (l’aînée) et Piotr Skiba (Ludwig), au Théâtre des Abbesses les 13-18 décembre 2016 lors du Festival d’Automne à Paris. Durée: 3h plus entractes.

Comme souvent chez Bernhard dramaturge ou romancier, l’intrigue se réduit à l’attente d’un convive et la préparation du repas, le repas proprement dit, l’après repas, ou le café, qui a du mal à passer. Pensons à Des arbres à abattre et Place des héros : deux Cènes funéraires à Vienne sur fond de mondanités irritantes ou de hantise du nazisme, deux spectacles de Lupa qui précèdent Déjeuner chez Wittgenstein lors du Festival d’Automne 2016 pour former comme un triptyque autour du metteur en scène polonais et de l’écrivain autrichien.
Pas de deuil inaugural dans cette dernière pièce : deux sœurs comédiennes préparent le retour de leur frère philosophe, Ludwig, après un long séjour dans l’asile de Steinhof. Ludwig est l’auteur d’une Logique en deux tomes qu’il a dictée à sa sœur aînée. Ses sœurs le décrivent obsédé par une phrase de Schopenhauer, « sa haine des Allemands » ou ses séjours en Angleterre et en Norvège. Leur père, mort il y a vingt ans d’un cancer de la langue que Ludwig croit héréditaire, était un riche industriel nommé Worringer. Ses filles ont hérité entre autres de 51 % d’actions au théâtre Josefstadt. Elles sont donc assurées de jouer quand elles veulent, à 1 % près… L’aînée prépare le rôle d’une aveugle qui doit apparaître sur scène quelques minutes tandis que la cadette aspire à du Shakespeare malgré les remarques narquoises que leur frère consigne dans un minuscule carnet et qu’il ne manque pas de leur lire.
Bernhard joue ironiquement de l’homonymie de Ludwig avec l’auteur du Tractatus logico-philosophicus (1921). La traduction française saute résolument de l’homonymie à la confusion. [[Voir Thomas Bernhard, Déjeuner chez Wittgenstein, texte français Michel Nebenzahl, L’Arche, 1989.]] Il s’agit en fait d’un déjeuner chez les Worringer, ou ce qu’il en reste. Les échos avec la famille de l’illustre philosophe sont indiqués par Bernhard dans une note liminaire : « [M]es pensées se sont essentiellement concentrées sur mon ami Paul et sur son oncle Ludwig Wittgenstein. »
Comme il est remarqué dans le programme du Festival, le médecin de famille, Docteur Frege, évoque lui aussi un philosophe logicien ayant précédé Wittgenstein. Absent, il n’en est pas moins le quatrième personnage de cette pièce qui compte une distribution plus nombreuse qu’il n’y paraît, si on ajoute également tous les portraits de famille qui trônent sur les cimaises de la salle à manger. « Docteur Frege » est un de ces mots mana, mantra et trauma dont le style de Bernhard est friand. Ludwig le répète à intervalles plus ou moins réguliers, comme un leitmotiv instable et sur le mode en partie de la dénégation : « Je n’irai pas chez le Docteur Frege. » Par synecdoque, c’est l’intrication de l’institution médicale et familiale qui est visée. À y revenir avec une telle insistance, il en est toujours dépendant. Mais à faire entrer ce nom dans une ritournelle destructrice, une émancipation est en cours.
La singularité de cette pièce est justement cette joie communicative de détruire dont fait preuve Ludwig, sauf si l’on considère Famille, École, Hôpital, Église et Théâtre comme des valeurs inébranlables, meilleur moyen de les scléroser : « Je me souviens / de la dernière fois où Frege était ici à la maison / et où j’étais présent / il y avait aussi cet archevêque / ces gens vont bien ensemble / […] d’abord ce sont les parents / ensuite ce sont nos professeurs / ensuite ce sont ces Frege et compagnie » (p. 100). Ludwig énumère les institutions du dressage social dans leur complicité objective.
Les relations entre frère et sœurs, trois célibataires, sont une parodie des conséquences affectives du type de famille patriarcal ayant suscité la naissance de la psychanalyse freudienne un siècle avant dans la même ville. L’une accuse l’autre d’entretenir en secret un désir incestueux à l’égard du frère tandis qu’elle fait montre sur scène d’un même désir. Le « complexe Ludwig » (p. 49) remplace le complexe d’Œdipe.
L’asile est celui d’un directeur sans doute aussi fou que ses patients. Ludwig y a carte blanche du moment qu’il soudoie tout le monde, du moins est-ce sa version. En outre, la « soupe aux pois » (p. 154) serait en sursis !
Le théâtre est une petite entreprise comme une autre dont les comédiennes peuvent être actionnaires.
Ludwig est doté d’une « petite santé » nietzschéenne mais habité par un « increvable désir » beckettien. Bernhard rend sans doute hommage à la fin d’En attendant Godot lorsque Ludwig tient à essayer dans la salle à manger un des caleçons en coton offerts par sa sœur aînée sur une recommandation de Frege. Cette pantalonnade vaut bien celle d’Estragon qui prend sa ceinture pour tenter de se pendre. On connaît la lettre de Beckett à Roger Blin où il stipulait que ce jeu de scène était indispensable à sa pièce. Ludwig garde des traces de pendaison au cou…
Le début de Déjeuner chez Wittgenstein rappelle également celui d’En attendant Godot quand la cadette enlève un caillou d’une de ses chaussures ou que l’aînée pointe l’habitude de son frère d’être pieds nus dans ses chaussures et regrette qu’il ait donné aux autres malades les quatre paires qu’elle lui avait offertes.
Que trahit cette podologie ? La cadette est démangée par l’envie d’aller à Paris et à Rome mais ne bouge pas de la demeure familiale. Ludwig est le nomade qui a écrit les deux tomes de sa Logique à Londres et à Sognefjord. À peine de retour qu’il désire repartir. L’aînée est sédentaire, autochtone.
Son rôle minuté d’aveugle comporte une danse, ce qui rappelle « la danse du filet » qu’ exécute le mutique Lucky avant de penser.
Les deux sœurs en attente du frère sont chacune enfermées dans une humeur contraire : l’une s’affaire dans le vide à dresser parfaitement la table sous le regard désabusé de l’autre qui reste alanguie dans les sofas, un peu à la manière d’Estragon l’endormi et de Vladimir l’agité.
L’aînée s’est substituée à la bonne pour qu’elle et sa sœur soient seules avec leur frère. Une porte au fond communique avec la cuisine par l’intermédiaire d’un couloir. Une autre porte côté cour permet d’accéder au grenier. Une fenêtre aux volets clos se trouve à jardin. L’espace semble à la fois immense et confiné : on fait allusion à une plus petite salle à manger que celle où les personnages se trouvent, les allées-et-venues de l’aînée entre la salle à manger et la cuisine semblent parfois étrangement longues ou rapides, de là-bas elle peut entendre tout ou rien… Le poids d’un décor qui reste le même lors des trois parties, malgré les entractes, devient de plus en plus sensible. Chaque meuble, chaque portrait et chaque couvert doit être à la place qui est la sienne depuis toujours. La sœur aînée agit selon une « manie de géométrie » : « Je vais dresser la table pour lui / comme il l’aime / comme la mère la dressait / comme père l’aimait » (p. 35). Le futur proche est ramené au présent d’habitude lui-même absorbé par l’imparfait itératif. Le singulier est étouffé par un empilement de comparaisons. Après la bonne, l’aînée s’assimile donc à la mère et assimile son frère à leur père. « C’est comme dans un caveau ici / nous sommes déjà enterrés » (p. 105), finit par constater Ludwig. Ce repas a en fait quelque chose de funéraire : cannibales mélancoliques, à table !
Chaque objet est patiné de toutes les mains d’ancêtres qui l’ont manipulé. Les morts ont plus de présence que les vivants. Tout est fétichisé. La cadette constate : « nous tartinons depuis trente ans / la même chose sur le même pain / et nous buvons le même thé en plus / tu ne trouves pas / que nous devrions nous suicider / uniquement à cause de ce fait » (p. 30). Les deux sœurs ont ainsi un pied sur la rive des aïeux. Ludwig devine après le déjeuner qu’elles aussi ont fait réaliser leurs portraits malgré l’aînée qui avait caché les tableaux avant son retour. Lupa surligne en rouge le cadre de scène et ajoute un fil tendu de jardin à cour qui suggère un immense châssis. Les lumières chaudes et le confinement provoquent une satiété picturale.
Ludwig est celui qui bouscule cette immobilité de chaque chose et cette réification des valeurs. Il va littéralement tout renverser. Face à ses sœurs, l’une résignée dans l’alcool et les calmants, l’autre enfermée dans une névrose ménagère, il introduit une force de dérangement, en cela esprit dérangé certes. Sans attendre le retournement final et furieux de chaque portrait contre les murs, Héroïque de Beethoven à plein volume sur le tourne-disque, Ludwig est celui qui ouvre les volets de la fenêtre pour laisser percer la lumière du jour, qui tire violemment la nappe brodée par grand-mère pour mettre à sac tout le dressage de la table, qui fait voler en éclats les services en porcelaine, qui bouge le meuble du fond contenant toute la précieuse vaisselle, qui déplace la vieille pendule au temps momifié, qui recrache les profiteroles d’une sœur trop maternelle (des beignets chez Lupa, encore pire !), qui se balance sur sa chaise, qui s’étend sur le tapis… Il oscille entre abattement et exaltation, entre une sœur et l’autre, tangue, lui le déséquilibré. Mais sans déséquilibre, pas de tango, pas de mouvement, pas de force vitale, fût-elle si proche d’une mélancolique colère.
Seul objet qui reste fixe : l’imposante table noire au centre du plateau, comme dans une peinture de Balthus, concentration de tout ce qui est refoulé. Cependant, par les gestes millimétrés de Piotr Skiba, la nappe de grand-mère devient une arme de destruction, un fouet tournoyant avec lequel se déplacer, une couverture pour faire une sieste digestive, un linceul mortuaire, une cape… Il détourne de même couteau et serviette de table. Le bris de porcelaine symbolise à lui seul le refus d’hériter. « Maladie de porcelaine » (p. 141), dit Ludwig. C’est la métonymie des cadeaux de mariage, l’héritage réifié et sacralisé, la fétichisation des époques révolues et du suranné de grand-mère. Immense jubilation de voir briser cette porcelaine par Ludwig et de l’entendre diagnostiquée comme « maladie ».
Il y a bel et bien une « maladie » lorsqu’on se conforme à l’excès aux normes sociales. La normopathie est sans doute même beaucoup plus dangereuse que vouloir s’excepter sans cesse des normes. Ludwig tente d’être « toujours à la frontière de la folie / quittons-nous cette région frontière / nous sommes morts » (p. 38) : « morts » précisément moins de l’avoir franchie que de s’en être éloignés… En somme, Ludwig a su préserver ce que la cadette nomme sa « récalcitrance » (p. 43) et ce que Deleuze appellerait le grain de folie qui fait le charme d’une personne. Piotr Skiba joue précisément comme un funambule sur cette frontière aussi mince qu’un fil: un geste trop poussé et il verse de l’autre côté, un geste trop en retrait et on retombe dans le naturalisme bourgeois.
Le titre original de la pièce, Ritter, Dene, Voss, reprend le nom des trois acteurs allemands ayant créé ces rôles et bien d’autres de Bernhard qui souhaitait ainsi leur rendre hommage. Le spectacle de Lupa aurait pu s’intituler Malgorzata, Agnieszka, Piotr. Ces trois acteurs polonais l’ont créé en 1996, rejoué en 2006, repris dix ans après pour le Festival d’Automne. Lupa est présent chaque soir. Il n’est pas sur le plateau comme Kantor, ni dans le public comme Régy, ni invisible comme la plupart. Il est assis dans une galerie, le premier et le dernier spectateur, réagissant à tout, riant au polonais en décalage avec le public français qui lit les surtitres, venant saluer avec espièglerie à la fin. On pourrait avoir le sentiment d’assister à une générale, de voir se dissiper la distinction entre représentation et répétitions, recherche et œuvre achevée. Pourtant, j’imagine Lupa redevenu spectateur naïf, riant simplement devant le jeu de ses magnifiques acteurs et à l’écoute des répliques cinglantes de Bernhard, riant avec eux et certains d’entre nous, faisant le liant entre scène et salle de façon incongrue. D’autres rient jaune, ou pas du tout. Mais rarement un tel approfondissement du jeu d’acteur aura rejoint malgré tout une « enfance retrouvée à volonté » (Baudelaire). [[Sur le travail du jeu d’acteur chez Lupa voir Krystian Lupa, Utopia. Lettres aux acteurs, traduction et avant-propos d’Erik Veaux, introduction de Georges Banu, Actes Sud, coll. « Le Temps du théâtre », 2016; Persona. Factory 2, Marilyn, Le Corps de Simone, traduction Agnieszka Zgieb, édition établie par Agnieszka Zgieb et Christophe Triau, L’Entretemps, coll. « Matériau »,Lavérune, 2014.]]

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Soubresaut : une puissance de déplacements https://www.insense-scenes.net/article/soubresaut-une-puissance-de-deplacements/ https://www.insense-scenes.net/article/soubresaut-une-puissance-de-deplacements/#respond Wed, 21 Dec 2016 17:58:04 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1327 Soubresaut par le Théâtre du Radeau, mise en scène et scénographie de François Tanguy, du 1er au 16 décembre 2016 à La Fonderie (Le Mans), créé le 2 novembre 2016 au TNB (Rennes) lors du Festival Mettre en scène. Avec Didier Bardoux, Frode Bjørnstad, Laurence Chable, Muriel Hélary, Ida Hertu, Vincent Joly, Karine Pierre, Jean Rochereau.

Soubresaut débute comme un spectacle muet. C’est une boucle d’abord : une femme vient s’asseoir de profil à l’avant-scène et surprend ainsi les derniers murmures du public qui vient d’entrer. Elle se relève et sort. Elle revient au bout d’un certain temps, le temps sans doute de son passage par les coulisses, temps déjà qui glisse vers un autre temps. Les coulisses sont inimaginables dans un tel espace encombré de chaises, de tables, de planches et de châssis. La femme revient s’asseoir à la même place. Entre-temps, le public est devenu plus attentif.
Une autre boucle se met en place : un homme bizarrement accoutré, souriant, entre en scène par un toboggan qui aboutit juste en face de la femme toujours prostrée sur sa chaise, rigide comme un mannequin. Il lui offre à chaque fois un cadeau, comme pour tenter de la réanimer.
Comment entrer et sortir de scène ? Magnifique choix de ce toboggan, une longue planche inclinée, sur laquelle on peut glisser de haut en bas comme un enfant ou remonter de bas en haut comme Sisyphe, l’espace de quelques instants.
Le spectacle restera muet sans doute. Mais un autre homme se met à parler. Aucune emphase. Le long silence précédent suffit à dramatiser ces premiers mots énoncés avec sobriété. C’est un extrait du journal de Kafka, peu importe qu’on ait lu le programme avant ou après, ou qu’on ne l’ait pas lu du tout. Cet extrait donne comme une définition indirecte du titre choisi pour ce spectacle, qui n’a rien à envier aux énigmatiques Onzième et Passim auxquels il succède. L’homme parle de « ce qui l’empêche de se lever » et de « ce qui l’empêche de rester couché », de « ses hauts et ses bas » en somme. Il affirme in fine : « dans le vol est aussi le repos, et dans le repos, le vol ». Ce chiasme qui entrecroise, c’est-à-dire conjoint et disjoint « vol » et « repos », abattement et soulèvement, définit exactement un « soubresaut ». Le chiasme entre deux mouvements contradictoires laisse perplexe: l’immobilité est-elle en puissance de mouvement ou ce mouvement n’est-il que le dernier ? Perçoit-on un mouvement qui anime un corps qu’on croyait jusque-là inanimé ? Est-ce seulement dans notre tête ? « Soubresaut » relève à l’origine du vocabulaire guerrier et équestre. C’est le saut brusque, inattendu, du cheval qui peut désarçonner son cavalier d’un coup. Puis le mot dérive vers le domaine médical : c’est une convulsion pathologique, irrégulière, du corps. Pour finir dans le lexique chorégraphique : saut absolument vertical du corps. Le destin étymologique du terme va vers de plus en plus de domestication et de régularisation. Tanguy semble en appeler à retrouver le soubresaut du cheval mal dressé.
De Passim, on retrouve justement, mais sur un mode amplifié, cavaliers sur montures improbables et figures assises de profil à l’avant-scène, prostration en attente d’un sursaut et chevaliers dérisoires sur un cheval de bois sans soubresaut aucun. Dans cette ménagerie de vers et de sons, l’énergie circule, pourtant. Tanguy met en scène comme un électricien autodidacte branche le courant d’une maison qu’il aurait bricolée elle aussi, à la fois en marge et au centre de la ville. On le soupçonnerait même de braconner un peu l’électricité. Le courant passe, on ne sait trop comment. Il y a bien cependant une polarité sans cesse présente. Elle fait justement que le courant passe. Mais elle en est la principale menace d’extinction, de court-circuitage, de plombs qui sautent. Il ne semble pas y avoir de fusibles. Les circuits sont plein de méandres, tel un dédale, pour reprendre un texte d’Ovide proféré sur scène. La joie fragile éprouvée devant ce spectacle est de sentir que le courant passe, malgré tout, entre le pôle mélancolique et le pôle exalté, les lumières chaudes et les lumières froides, les corps sautillants et les corps inanimés. Comment peut-on passer d’un état à l’autre ? Comment faire qu’aucun ne soit définitif ? C’est un théâtre d’animation guetté par l’anémie et qui déjoue celle-ci presque au dernier moment. Un instant de trop eut été fatal, se dit-on à chaque reprise du mouvement. On utilise bien le terme « prise » en électricité également.
« Un souffle ouvre des brèches opéradiques / dans les cloisons » (« Nocturne vulgaire »), écrivait Rimbaud. Sans doute a-t-il encore une trop grande foi en sa propre puissance. Mais c’est bien ce qui se passe sans cesse sur le plateau du Radeau. Les acteurs se fraient un passage parmi l’encombrement, quitte à déplacer quelques planches. Les mots se fraient un passage parmi un silence palpable ou un brouhaha qui les recouvre. Les morceaux opératiques se fraient un passage tonitruant ou rhapsodique. Les hiérarchies culturelles sont mises sens dessus dessous. Tanguy fait feu de tout bois : l’opéra (du classique le plus reconnaissable à la musique contemporaine la plus difficile en passant par la rumeur du dehors), les poèmes (Labiche et Kierkegaard sont sur un radeau…), le fatras d’un grenier, des acteurs accoutrés de manière bouffonne, des « joujoux du pauvre » (Baudelaire) sortis d’un carton qui traîne… Un « vrai » violon coexiste avec un instrument fait de bric et de broc, un bras rembourré avec un « vrai » couteau. Et les anges mélancoliques ont des ailes en plastique. C’est un théâtre toujours en instance de déménagement mais qui vous accueille avec une « hospitalité inconditionnelle » (Derrida).
La Fonderie n’a rien de standardisé comme la plupart des théâtres où le Radeau tourne. La salle ménage une disproportion flagrante entre le plateau et la jauge. La jauge est réduite à quelques bancs. Elle est peu profonde mais les bancs sont extrêmement allongés. Cet allongement est nécessité par l’étirement du plateau de cour à jardin, qu’il épouse ainsi. Mais le plateau, lui, est très profond, sans commune mesure avec la jauge. Acteurs et public au premier rang sont cependant de plain-pied : pas de vision en plongée ou en contre-plongée, sauf quand les acteurs se déplacent dans les airs. L’important est cet étirement du plateau, doublé d’une immense profondeur de champ et relativisé par une hauteur du cadre de scène assez réduite. Le public, par cette disproportion même, est comme attiré, voire happé, vers le plateau, sa profondeur de champ. D’autant plus que Tanguy joue sans cesse de cette profondeur de champ. Il la montre et la cache à la fois.
Il y a une érotique de la scénographie dans ses spectacles par ailleurs sans érotisme ‒ dans Soubresaut, on voit parfois des jambes nues, ce qui me semble inédit au moins depuis Onzième, mais globalement on retrouve les acteurs dans des « vêtements-emballages » (Kantor). L’encombrement cache en partie la profondeur de champ et l’exhausse en même temps. L’encombrement est rarement tel qu’il obture tout et permet la percée luminescente d’une ligne de fuite, d’une porte lointaine qu’il suffirait d’ouvrir et qui repousse les coulisses à l’infini. Il y a une alliance paradoxale entre la perspective classique et l’embrouillamini baroque.
Pourtant, avec Soubresaut, le plateau semble cette fois aller comme jamais vers le public, irradier vers lui: plus centrifuge que centripète. Je pense à une autre séquence du spectacle issue du journal de Kafka où est transcrit un dialogue intérieur à propos d’un « commandement » entendu par intermittence. Une lanterne magique, dont la lumière blanche provient du fond du plateau, traverse un panneau translucide derrière lequel se trouve un homme incliné soutenu par un autre et qui matérialisent les deux voix internes à Kafka. Les corps sont comme radiographiés par la lumière. C’est l’inverse exact d’un écran de cinéma où le faisceau lumineux provient de la salle, derrière les spectateurs, en hauteur, et projette ses images sur l’écran blanc. Ici le faisceau vient du fond, de derrière l’écran, qui est ainsi transpercé par la lumière en même temps qu’il en atténue l’éblouissement. Les corps se confondent avec leur ombre. Paroles et corps sont dissociés. Cette séquence fait l’objet d’une des rares photographies du spectacle, avec une autre où Vincent Joly en violoniste exalté contraste avec Muriel Hélary immobile comme une poupée de cire. Ces deux photographies donnent en raccourci le déplacement centrifuge, rare chez Tanguy, du plateau vers la salle, non sans osciller dangereusement entre les deux pôles contraires de l’immobilité et du mouvement : déplacement par « soubresaut » donc.
Autre point remarquable, ce nouveau spectacle met en abyme, comme jamais peut-être, la position de Tanguy et du Radeau au sein de l’institution théâtrale et, surtout, de l’état du monde. En témoigne le choix de recueillir « les fragments de textes de Celan, de Kafka, de Bruno, de Coleridge… [qui] ressemblent à des pensées testamentaires où la fin du règne de la “communauté des esprits” a fait place à celle des anachorètes atemporels » (Yannick Butel). Ajoutons à cette liste le poète russe Joseph Brodsky, condamné puis expulsé par le régime soviétique pour « parasitisme social » et exilé aux États-Unis. Tanguy fait entendre dans sa langue d’adoption un de ses Vingt sonnets à Marie Stuart. La profération de ces textes est souvent sobre, par contraste avec ce qu’ils charrient : le Minotaure tapi au centre du labyrinthe et « une engeance de serpents enserrant le ventre et le cou », l’enlisement obscur dans la Tamise et la complainte d’un vieux marin, une flamme qui danse comme un esprit et une flamme qui aveugle mais fait parler… Me reviennent la voix profonde de Jean Rochereau et le fragile accent de Frode Bjørnstad.
Peu à peu semble se déployer un art poétique et politique en même temps qu’il s’énonce : dans cette approche de ce que serait véritablement « la danse » par le biais d’une « flamme » (on pense aux déplacements si précis des acteurs dans le fouillis du plateau et à leur qualité de présence si contradictoire, qui se consume en se manifestant), à ce « petit essai » qui « donne ce chef-d’œuvre répugnant », à l’espièglerie que demande une « farce » réussie (propos tenu par Laurence Chable en tapant sur une machine à écrire, comme un double humoristique de Tanguy, deux complices depuis quelques décennies), à cet autoportrait du metteur en scène en sanglier peu sociable…
Et de finir quasiment sur un extrait de Labiche qui ressemble à du Ionesco, comme un ultime coup de pied de l’âne dont le bonnet orne la tête des acteurs. Mais là où le vaudeville déploie une énergie artificielle et joue en surrégime, Tanguy révèle le vide dont le vaudeville a peur et sa secrète dépression. La véritable énergie, celle du soulèvement, est ailleurs.
On pense à la blague de Nagg : « “En six jours, vous entendez, six jours, Dieu fit le monde. Oui Monsieur, parfaitement Monsieur, le MONDE ! Et vous, vous n’êtes pas foutu de me faire un pantalon en trois mois !” (Voix du tailleur, scandalisée.) “Mais Milord ! Mais Milord ! Regardez ‒ (geste méprisant, avec dégoût) ‒ le monde… (un temps)… et regardez ‒ (geste amoureux, avec orgueil) ‒ mon PANTALON !” » (Fin de partie) Beckett en savait long aussi sur le soubresaut. Sa dernière prose s’intitulait Stirrings Still avant qu’il ne la traduise lui-même en français par Soubresauts. Du pluriel au singulier, la pantalonnade de Tanguy semble plus pessimiste… ou plus optimiste, qui sait ?

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Et si c’était l’inverse ? https://www.insense-scenes.net/article/et-si-cetait-linverse/ https://www.insense-scenes.net/article/et-si-cetait-linverse/#respond Tue, 20 Dec 2016 08:55:52 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1325 Premier partenariat entre les sites Insensé et Agora: critique à propos de l’intervention artistique Réplique d’Evelise Mendes, présentée dans le cadre du colloque La critique, un art de la rencontre. Ce texte sera également publié sur AgoraCritica

Au cours des dernières années, sous le gouvernement du Parti des Travailleurs/ Partido dos Trabalhadores, PT (2003 – 2016), le Brésil a connu la mise en oeuvre de politiques publiques de « discrimation positive », d’initiatives en faveur des populations démunies et à engager une lutte contre la misère. Cette politique s’est traduite par l’élèvation des taux de scolarisation, à quoi s’est ajoutée la création de conditions afin que les pauvres, noirs et indigènes, puissent accéder à l’école.
Dilma Rousseff (PT), présidente élue avec 55,7 millions de votes en 2014, a été destituée du pouvoir en raison d’un coup d’État parlementaire à la fin du mois d’août 2016. Les politiques qui ont soutenu son processus d’impeachment sont les mêmes qui défendent le projet de loi d’externalisation de la force de travail, dont les principales conséquences sont la flexibilisation et la précarisation des droits des travailleurs.
Il existe beaucoup de monde pour croire que le réel objectif de ce « coup d’Etat » était de transférer Petrobrás (entreprise pétrolière de l’État brésilien) vers un capital privé, et de libérer l’exploitation des gisements pétrolifères (dits pré-sel) aux grandes puissances mondiales. De fait, un député brésilien a déjà déposé un projet de loi pour ouvrir la possibilité d’exploitation du « pré-sel » par des multinationales sans avoir l’obligation de passer par la Petrobrás.
Il y a d’autres personnes qui ne savent plus qui croire.
L’intervention artistique Réplique, de la brésilienne Evelise Mendes reprenait ces « motifs de l’histoire du Brésil ». Présentée dans le cadre du colloque international La critique, un art de la rencontre (du 2 au 4 novembre 2016) à Marseille, Réplique était une manière de dénoncer la situation actuelle du Brésil qui vient de se soumettre aux intérêts internationaux.
Librement inspirée de l’oeuvre d’Eduardo Galeano (1940-2015) Les Veines ouvertes de l’Amérique latine (1971), la performance d’Evelise Mendes travaillait cette question des effets du colonialisme jusqu’à aujourd’hui. Jouée pendant les communications des universitaires qui exposaient leur pensée, c’était une manière de rapprocher esthétique et politique, de rappeler l’actualité de cet essai qui est toujours éclairant aujourd’hui.
Au moment de rentrer dans la salle du « petit théâtre » du Théâtre National de la Criée, le public a ainsi pu découvrir une femme inerte (Evelise Mendes), au pied de la table où les universitaires prenaient la parole. Sous la grande table des communications, aux pieds des intervenants – des hommes blancs européens –, une partie de son corps était recouvert par le tissu rouge du meuble. Sa tête, penchée d’un côté. Dans sa main gauche, une langue de bœuf.
L’intervention artistique était fortement symbolique. À côté de cette figure, il y avait un autel rempli d’images de jésuites, de penseurs classiques européens, et de colonisateurs de l’Amérique du Sud – puisque le Brésil était déjà habité par les indiens ; il faut toujours se souvenir que Pedro Alvares Cabral ne l’a pas découvert, mais il l’a envahi. Sur l’autel, il y avait aussi du sucre (un des symboles de l’exploitation brésilienne) et des bougies.
« Soignée » par la performeuse Isabelle Lorenzi, Mendes s’est maintenue par terre pendant longtemps. Jusqu’au moment où l’autre performeuse (la danseuse Anais Poulet), comme un spectre triste, est venue sur le plateau exécuter une partition chorégraphique dans l’ombre, loin de la table des communications.
Ensuite, Mendes s’est levée, puis a retourné les objets à l’envers, à 180°, sur l’autel. Acte qui cherchait à inverser la place de l’Amérique latine : référence directe à l’artiste uruguayen Joaquin Torres Garcia (1874 -1949). En 1941, ce dernier a créé son oeuvre la plus célèbre, l’Amérique inversée.
« J’ai dit École du Sud car en vérité notre Sud est le Nord. Notre Sud ne se détermine pas par opposition au Nord. C’est pourquoi maintenant nous mettons la carte à l’envers, et donc nous avons déjà une idée juste de notre position et non comme le reste du monde veut nous voir. La pointe de l’Amérique, dès lors, tout en se prolongeant, marque instamment le Sud, notre Nord. »
Joaquín Torres García.

Au début, la présence de ce corps-là (celui de Evelise Mendes) par terre a déclenché une réaction d’étrangeté chez le public, un dérangement, avant de finalement être invisible, car les paroles des intervenants ne feront aucune mention de la performance. Symptomatique.
La création très organique et physique d’Evelise Mendes a réussi à trouver sa place parmi les discours, et cela rendait son travail puissant : elle, femme, métisse, et brésilienne, artiste, de 29 ans, née à Porto Alegre (Rio grande do Sul) où elle a travaillé avec les groupes de théâtre Povo da Rua et Pindaibanos pendant quelques années. À l’Université Fédérale du Rio Grande do Sul, à Porto Alegre, elle a poursuivi une Licence et un Master en arts de la scène qui réfléchissait sur le théâtre de rue comme moyen de contestation politique dans le contexte contemporain. Actuellement, elle s’est installée à Marseille où elle prépare un Doctorat sur le thème de l’anthropophagisation de l’espace urbain : caractère transgressif et enjeu du désordre dans les mises en scène de rue, sous la direction des professeurs Yannick Butel (AMU) et Marta Isaacsson (UFRGS). C’est la première co-tutelle de thèse entre les deux universités, et il faut y voir un symbole de rapprochement, et peut-être une manière de rapprocher Sud et Nord.
Réplique peut être aussi compris à travers la question de l’espace où elle a lieu. C’est-à-dire que cette question de l’espace est récurrente dans le travail et la trajectoire de Mendes. Il lui permet de créer un nouveau spectacle, et à chaque fois l’espace agit en tant que discours. La mise en scène, chez Evelise Mendes, est toujours articulée à l’espace et c’est l’espace qui est le liant de toute l’action théâtrale. Par conséquent, l’intervention artistique était imprégnée par la représentation de l’espace du colloque : un lieu de savoir.
Mais Réplique d’Evelise Mendes, dans le rapport organique et physique qu’elle entretient à l’espace, c’était principalement un instant où les temps s’amalgamaient. Temps du passé où la cohorte des morts de la colonisation venait hanter la scène à la marge des paroles des intervenants, temps de l’immobilisme où le passé colonial vient se figer à l’endroit du temps présent… Manière de faire de Réplique une image actuelle où le passé revient dans le présent. Façon de prétendre que l’actualité oublieuse, qui ne cesse de revendiquer son rapport à la mémoire, trouvait une forme esthétique et plastique. En regardant Réplique, il était difficile d’ignorer que le passé colonial est et a été ce qui nourrit le présent. Dans le corps inerte de Mendes, vivante, il y avait ainsi, convoqués, indépassables, présents, les morts d’hier. Ceux que Galeano, dans son Essai terrible et factuel, n’a de cesse de ramener à la vue des lecteurs. Réplique de Mendes était ainsi une sorte de mausolée vivant à la mémoire des victimes d’une extermination, d’une Shoah ignorée. D’un geste chorégraphique et théâtral humble, presque invisible dans son silence, Evelise Mendes, Anaïs Poulet, Isabelle Lorenzi (trois artistes de la scène marseillaise) faisaient exister une histoire qui est un présent.
Pour une pensée décoloniale
Ce travail-là est courageux, C’est encore une fois une manière d’opposer une résistance au mouvement de domination étrangère. À travers l’exploitation économique, mais aussi la domination culturelle, puisque l’imaginaire des dominés est habité par l’idée que la culture étrangère est un modèle universel.
« Aujourd’hui le discours officiel nous dit de croire à la liberté du commerce (même si elle n’existe pas), d’honorer la dette (même si elle est déshonorante), d’attirer les investissements (même s’ils sont indignes), et d’entrer dans le monde (même si c’est par la porte de service). »
Eduardo Galeano.

Les conséquences de la colonisation sont incontestables partout dans le monde. Au Brésil, parce que le pays a reçu des millions d’esclaves africains, l’effet de la colonisation se voit à travers la difficile insertion du peuple noir sur le marché de travail, par exemple. En Europe, les immigrants eux, des anciennes colonies, arrivent à la recherche de la sécurité et de l’emploi. D’évidence, le colonialisme se maintient aujourd’hui, mais son nom est devenu plus imposant : impérialisme ou néocolonialisme. Ce que l’artiste Mendes nous proposait avec Réplique nous renvoyait à notre compréhension de la décolonisation qui passe avant tout par l’affirmation du corps. Un corps politique sur la scène, un corps de femme métisse qui représentait les milliers de corps violés et mutilés de leurs droits.
Sans doute cette création, Réplique, a-t-elle difficilement touché les spectateurs européens. Le dialogue ne se faisant que douloureusement parce que les symboles échappent à ce public. Mais de cela, nous pouvons tirer une conclusion, c’est que l’Histoire n’est pas neutre. L’Histoire est écrite par une race, un genre, une religion, une classe sociale. C’est un récit composé par les dominateurs qui le constituent comme un discours de vérité. Réplique, performance muette, chorégraphique, soulignait en définitive ce qu’on oublie toujours… Écrire l’Histoire relève d’un choix. Mendes a fait le choix d’une autre narration, d’autres symboles… et l’existence de cette performance prouve que c’est possible.


E se fosse o inverso?

Nos últimos anos, com o governo do Partido dos Trabalhadores – PT (2003 – 2016), o Brasil experimentou avanços nas políticas afirmativas, aumentou a escolaridade no País, fez progressos no combate à miséria e proporcionou que negros, indígenas e pobres pudessem entrar na universidade.
No final de agosto passado, a presidenta eleita em 2014 com 55,7 milhões de votos, Dilma Rousseff (PT), sofreu um golpe de estado parlamentar. Os defensores do impeachment são os mesmos que defendem o Projeto de Lei da terceirização, o qual propõe precarização dos direitos trabalhistas.
Muitos acreditam que o golpe foi orquestrado para que fosse possível vender a Petrobras (majoritariamente uma empresa estatal) e liberar o pré-sal para a exploração das grandes potências. Inclusive já há um projeto na Câmara dos Deputados para ser votado, que abre possibilidades de multinacionais explorarem o pré-sal brasileiro, sem a participação da Petrobras.
E outros, ainda, nem sabem mais no que acreditar.
A intervenção artística Réplique da brasileira Evelise Mendes, apresentada no contexto do colóquio La critique, un art de la reencontre (de 2 a 4 de novembro de 2016, em Marselha – França), retoma tais temas da história do Brasil. De certa forma, denuncia o momento atual do País, o qual se rende aos interesses internacionais.
Livremente inspirada no livro As Veias Abertas da América Latina (1971), de Eduardo Galeano (1940-2015), a referida performance trabalha essa questão dos efeitos do colonialismo nos dias atuais. Ela foi apresentada durante as comunicações dos universitários ali presentes, sendo assim uma maneira de aproximar estética e política – além de nos fazer lembrar que o livro segue atual, infelizmente.
Ao entrar na sala do “petit théâtre” do Teatro Nacional la Criée, local onde o colóquio estava acontecendo, o público se deparava com uma mulher inerte (Evelise Mendes), embaixo da mesa onde os universitários expunham suas comunicações. Com o ventre coberto pela toalha que vermelha que cobria o móvel, aos pés dos palestrantes – homens brancos e europeus –, sua cabeça se encontrava tombada para um lado. Em sua mão esquerda, uma língua de boi.
A intervenção era carregada de simbolismo. Ao seu lado estava um altar com imagens de jesuítas, de pensadores clássicos europeus, e de colonizadores da América do Sul – sempre é bom lembrar que Pedro Alvares Cabral não descobriu o Brasil, ele o invadiu, pois povos indígenas habitavam o local. Também havia no altar açúcar (um dos símbolos da exploração brasileira) e velas.
Sendo “amparada” pela performer Isabelle Lorenzi, Mendes se manteve na mesma posição deitada, estática, durante bastante tempo. Ao mesmo tempo, a outra performer (a bailarina Anais Poulet), como um espectro triste, realizava uma partitura coreográfica na penumbra, um tanto distante do local onde se desenrolavam as falas dos participantes.
Depois de algum tempo, Mendes levanta-se e faz um movimento de virar de ponta-cabeça as imagens que ali estavam. Um ato que busca inverter o lugar da América Latina, fazendo referência direta ao artista uruguaio Joaquin Torres Garcia (1874 -1949) que, em 1941, realizou sua obra mais famosa A América invertida.
« Tenho dito Escola do Sul porque, na realidade, nosso norte é o Sul. Não deve haver norte, para nós, senão por oposição ao nosso Sul. Por isso agora colocamos o mapa ao contrário, e então já temos uma justa ideia de nossa posição, e não como querem no resto do mundo. A ponta da América, desde já, prolongando-se, aponta insistentemente para o Sul, nosso norte.”
Joaquín Torres García.

A presença daquele corpo no chão provocava na plateia uma reação de estranhamento, que logo dava lugar ao incômodo e, por fim, à invisibilidade. As falas dos palestrantes seguiam sem fazer qualquer menção à intervenção. Sintomático.
A criação bastante orgânica e física de Evelise Mendes conseguiu encontrar seu lugar em meio aos discursos, o que tornou mais potente seu trabalho: ela é mulher, mestiça e brasileira. A artista, de 29 anos, é natural de Porto Alegre (RS), cidade onde ela trabalhou por alguns anos nos grupos teatrais Povo da Rua e Pindaibanos, e desenvolveu a graduação e mestrado em artes cênicas na UFRGS buscando pensar o teatro de rua como uma ferramenta de contestação política no contexto da contemporaneidade. Atualmente, em Marselha, ela desenvolve sua pesquisa de doutorado a respeito do tema Anthropophagisation de l’espace urbain : caractère transgressif et enjeu du désordre dans les mises en scène de rue, sob a orientação dos professores Yannick Butel (AMU) e Marta Isaacsson (UFRGS). Como primeira cotutela de tese em Artes Cênicas entre as duas universidades, é preciso ver tal ato artístico como um símbolo de aproximação entre ambas as partes – talvez também uma aproximação entre o Sul e o Norte.
Réplique também pode ser avaliada pela ótica espacial em que aconteceu. O espaço, tema recorrente nos trabalhos da atriz Mendes, permite que ela crie um novo espetáculo a cada apresentação. E, a cada apresentação, o espaço atua como discurso do espetáculo, permitindo que a carga semântica do local esteja entre as lacunas da encenação. Portanto, boa parte da intervenção está contaminada pelo que o espaço representa: no caso do colóquio, um espaço de saber.
Devido a sua ligação orgânica e física com o espaço, Réplique foi sobretudo um instante através do qual os tempos se fundiram: alusão ao tempo passado, onde uma procissão de mortos da colonização subiu ao palco para vagar à margem das comunicações teóricas; alusão a um tempo paralisado, no qual o passado colonial veio se condensar ao tempo presente… De forma estética e plástica, como uma imagem em fluxo temporal, Réplique reivindica uma memória que a mídia insiste em esquecer. Ao ver sua intervenção artística, tornou-se difícil de ignorar o passado colonial – e de como ele ainda alimenta o presente. No corpo estático e vivo de Mendes, os mortos de ontem (narrados por Galeano de maneira contundente no seu Veias Abertas) estavam convocados, presentes, indomináveis, como uma espécie de mausoléu vivo em memória às vítimas de um genocídio, de um holocausto ignorado. Com um gesto coreográfico e teatral reservado, quase invisível no seu silêncio, Evelise Mendes, Anais Poulet e Isabelle Lorenzi (três artistas da cena marselhesa) fizeram existir uma história que ainda está presente.
Por um pensamento descolonial

O trabalho é corajoso, na medida em que busca fazer resistência frente ao movimento de dominação estrangeira que se dá não apenas pela exploração econômica, mas pela dominação cultural, que incide pelo povoamento do imaginário dos dominados, que passam a acreditar que a cultura estrangeira é um modelo universal.
“Segundo a voz de quem manda, os países do sul do mundo devem acreditar na liberdade de comércio (embora não exista), em honrar a dívida (embora seja desonrosa), em atrair investimentos (embora sejam indignos) e em entrar no mundo (embora pela porta de serviço).”
Eduardo Galeano.

No mundo são inegáveis os rastros dessa colonização. No Brasil, que recebeu milhões de africanos escravizados, o reflexo pode ser visto, por exemplo, na difícil inserção do negro no mercado de trabalho. Na Europa, chegam imigrantes de países que foram suas colônias e que fogem em busca de segurança e emprego. O colonialismo segue, mudou apenas de nome, ganhou um mais pomposo: imperialismo ou neocolonialismo. O que a atriz propõe vai ao encontro da descolonização que passa primeiramente pela afirmação do corpo. Um corpo político que está em cena, de mulher mestiça, e que representa os milhares de corpos que foram violentados e mutilados nos seus direitos.
Sem dúvida, trabalhos como Réplique pouco dialogam com espectadores europeus, já que maioria não identifica o que está por trás dos símbolos, nos fazendo lembrar que a história não é neutra: ela tem raça, gênero, religião e classe social. Ela é contada pelos dominadores e de forma perversa é reproduzida como verdade indiscutível pelos dominados. Mas Réplique, performance sem fala, coreográfica, está ali para salientar o que não podemos esquecer… Escrever História depende de escolhas. Mendes escolheu outro tipo de narração, outros símbolos, mostrando assim que outras narrativas são possíveis.

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Soubresaut… et le sursaut du funambule https://www.insense-scenes.net/article/soubresaut-et-le-sursaut-du-funambule/ https://www.insense-scenes.net/article/soubresaut-et-le-sursaut-du-funambule/#respond Mon, 12 Dec 2016 22:18:51 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1323 Soubresaut est la nouvelle création du Radeau et de François Tanguy. Un univers plastique et textuel soutenu par l’élaboration sonore d’Eric Goudard et les voix/corps de Didier Bardoux, Frode Bjornstad, Laurence Chable, Muriel Hélary, Ida Hertu, Vincent Joly, Karine Pierre, Jean Rochereau et Jean-Pierre Dupuy. Un travail qui, présenté en novembre dernier au TNB lors du festival « Mettre en scène », était repris à la Fonderie, au Mans. 1H30 où viennent, par vague d’Einfall, des bribes de pensée… Façon, à travers Soubresaut de rappeler et de faire vivre la pensée qu’« une solitude intangible est pour l’intellectuel la seule attitude où il puisse encore faire acte de solidarité. », comme l’écrivait Adorno dans Minima Moralia, Réflexions sur la vie Mutilée.

Et si… Et si personne n’échappait à l’état-d’être un Lenglumé ou un Mistingue… Si Labiche, dans sa comédie, avec sa « Lourcine », avait pointé en définitive un universel au même titre que quelques-unes des intuitions justes qui traînent dans les poèmes pensés, dans les pièces graves, dans la littérature où l’écriture s’approche du saisissement des profondeurs. Et si la vie, dans son actualité brutale, aujourd’hui mais hier encore, et sans doute demain… ressemblait traits pour traits aux visages de juges perruqués grotesques des Langlumé et Mistingue qu’expose François Tanguy dans Soubresaut.
Et si, donc, il n’y avait d’autre vérité que celle cruelle, prescriptive en quelque sorte, que celle donc qui désigne l’Homme comme un endormi. « L’Homme, cet endormi »… Enoncé ambigu (« l’homme s’est endormi », peut-on entendre encore) qui souligne une fatigue, un épuisement, un abandon, une cécité et simultanément la baisse de la garde, le repos naïf et celui du guerrier encore… « L’Homme, cet endormi », dis-je, peut-être encore et aussi, cet idiot incapable de sentir les dangers qui le guettent, la proie qu’il est toujours, l’amnésique éternel qu’il incarne et qui le prive de son passé qui s’en retourne sans cesse… Cet éternel retour où, dans les plis des gouvernances séjournent aux aguêts « les couteaux de bouchers qui traversent les chambres à coucher ».
Et si la vérité dévoilée était là, chez Lenglumé et Mistingue, les parents d’une humanité qui au risque de l’endormissement et de l’oubli demeurait in fine la responsable première de ce que l’époque fera arriver, accoucher… L’endormi surpris, encore, au réveil, quand l’Histoire mise au monde se trouble…
Lenglumé et Mistingue, personnages aux patronymes qui ne sont pas des noms, mais peut-être une manière de nommer ce qu’il en est de cette humanité somnolante, gagnée par la lassitude et la fatigue des combats perdus, toujours prompte à perdre de vue, aussi, ce qui l’environne, et les combats à mener.
De Soubresaut, on ne pourra jamais donner la clé, mais regardant la mine de Langlumé miroir de celle de Mistingue, l’un et l’autre aux yeux pochés, dans la périphérie de l’ouverture de Sourbresaut, cette pensée tape à l’œil comme un clin d’œil… Soit, Nietzsche l’écrivait, un « œil exercé ou un clignement de l’œil » pour désigner quelque chose d’affolant et d’aveuglant… ou déjà un soubresaut infime.
Et Tanguy alors de mettre en place, dans un mouvement simultané, les figures des endormis, des somnolants et celles du tressaillement puisque les unes ne peuvent aller sans les autres. Et ainsi de faire de Soubresaut l’aire d’in-repos où se croisent les topiques infernales du sommeil, du rêve et du rév-eil, illimitant le mouvement d’un ballet puisque « Danser, c’est penser ».
Dès lors, la construction de l’espace qu’est la scène, habituellement faite d’angles, de recoins, de panneaux mobiles, d’angles morts… s’orne de tobbogans et de glissières. A l’impression première d’un jardin d’enfants où s’ébroueraient comédiens et comédiennes vient bientôt se substituer l’autre pensée d’un jardin des délices où s’amalgament les rituels infernaux, les joutes duelles, la cohorte des spectres, des martyrs et des brûlés, les suppliciés inattendus aux feux de la rampe. Comme inéluctablement pris dans l’ordre de l’attraction, les corps sont tirés, contre eux malgré eux, vers une béance centripète. On y verra parfois le rythme d’une évacuation, parfois un cul de basse fosse, parfois un cimetière… sans jamais qu’une pensée plus qu’une autre ne prenne le pas sur l’autre.
C’est que Soubresaut mêle les rêveries colorées et les songes lugubres où le dialogue habituel entre les interprètes se trouve remplacé par plusieurs monologues qui marquent une forme de désolation, une forme d’isolement, un monde de chemins sans passants. Manière de parler à côté… Là, à l’endroit de la parole qui n’est plus destinée à une oreille, les fragments de textes de Celan, de Kafka, de Bruno, de Coleridge… ressemblent à des pensées testamentaires où la fin du règne de la « communauté des esprits » a fait place à celle des anachorètes atemporels. De ceux qui parlent en sachant que le secours de la voix poétique n’est plus que l’alambique vide de l’ivresse désertée.
Et alors, dans l’ombre sonore de ces mots tinte le son guerrier des canonnades et autres bombardements qui s’entendent comme le contrepoint des orchestrations symphoniques aux belles harmonies. Au poème, aux pensées ciselées, à tout ce qui fait le plaisir de vivre et d’espérer croiser l’intensité d’une pensée s’est substitué un son meurtrier qui endeuille l’écoute. Et d’entendre les livres de la bibliothéque de Tanguy, finalement, esquisser un miserere contemporain sur ce champ de bataille où les corps sont jetés, à moins que ce ne soit le son des luttes perpétuellement perdues, inéluctablement reconduites, et perdues encore.
Et si, alors, le soubresaut était encore un sanglot, le hocquet qui gagne ceux qui pleurent sur un monde non pas perdu, mais plutôt, et toujours, en perdition. Et si le soubresaut, encore, n’était autre qu’un spasme qui n’en finit plus de nous alerter sur l’irrespirable, et précisément sur l’impossible possibilité paradoxale de mal vivre le monde, mais toujours d’habiter l’Histoire. En lieu et place de la scène, dans la petite salle de la fonderie, il y a dans Soubresaut une charge comique qui ne peut s’envisager que comme le recto d’un tragique. Il y a un souffle, le premier, peut-être aussi indistinct du dernier… celui de l’agonie.
« Ni rire, ni pleurer mais comprendre » sur le mode d’une scolie de Spinoza, Tanguy écrit Soubresaut tel un livre des intuitions du vacillement et du glissement qui viennent articuler le jeu des comédiens. A cet endroit où le voile prend le pas sur la clarté, ce qui est donné à voir relève d’un monde anamorphique où l’idéalisme et ses formes rêvées est pris dans un mouvement de mutations. Qu’est-ce que la métamorphose d’une joie ? Qu’est-ce que la mutation d’un idéal ? Qu’est-ce que la transformation d’un temps espéré ? Qu’est-ce qu’un rêve politique ? Qu’est-ce qu’une âme sœur sans fraternité ? Qu’est-ce que se lever sans direction où aller ? Moins des questions que des doutes nés de ce qui est resté sur le bas côté de toutes les routes des grands soirs. Moins des doutes, in fine, que des constats qui font du « qu’est-ce que… » l’embrayeur philosophique d’une parole qui est sorti de ses gonds.
Soubresaut est sans doute une réponse en forme d’énigme qui tient à part égale ce qui a été et ce qui n’est pas encore… Au vrai, Soubresaut peut ainsi figurer l’interregnum dont Gramsci se sert pour désigner un temps historique négatif où ce qui n’est plus n’a pas encore livré ce qui va venir… Soit un intervalle incertain… un temps de crise qui met le temps en crise, en quelque sorte. Moment où le Démos est concurrencé par le Pléthos (ce pluriel qui légitime l’idée abstraite de « majorité »).
Soubresaut ne parle pas explicitement de cela, mais l’évoque à mot couvert/ à mots poétiques, et c’est bien une pièce politique que livre François Tanguy. Une pièce politique, oui, qui passe par une parole où le recours aux mots de l’espace littéraire n’est l’objet d’aucun compromis avec la pensée. Là où parler peut être violent, là où dire peut-être brutal et familier…
Alors se presse une multitude de formes et de couleurs, d’ombres plastiques et d’ondes poétiques, où un cavalier d’acier voisine avec la tête d’un sanglier, quelques personnages en quête de devenir avec des pantins démembrés, une femme au teint de marionnette avec un violoniste fou, une baillonnette-porte-manteau à la poursuite d’un combat, des perruques de toutes formes, quelques maquillages lourdement appliqués soulignant des rictus d’emplatrés, quelques anges dés-ailés avec une bande d’âmes perdues… Et tous pourraient être les naufragés de quelques paquebots transatlantiques. Tous pourraient être les jouets anciens d’un magasin au destin…
Dire quelque chose de cela ne peut venir que d’un ressenti intérieur. C’est un monde qui se presse tout à côté des travées de spectateurs. Un monde d’ailleurs, peut-être et sans doute le nôtre aperçu différemment au prisme des livres, et mis à jour dans la faible clarté que Goya donne à l’effroi. C’est-à-dire ce qui est là, quand le deuil de la beauté est accompli. Mais, et de la même manière que la fragile lumière scénique est encore une luciole pasolienne, il faut peut-être voir dans Soubresaut qui convoque un fragment d’Esthétique de la résistance de Weiss… un sursaut. Et, faire sien l’énoncé de Dante entendu parmi d’autres « Et pense qu’en toi la vue est égarée mais non défunte ».
Alors, peut-être – mais encore n’est-ce là qu’un ressenti – voir dans le déséquilibre chorégraphique des comédiens, toujours dans l’inquiétude acrobatique, ceux qui, conscients de la fragilité du monde déraciné de ses points d’appui, sont les cantonniers, toujours, d’un chantier-scène à la recherche d’une refondation. Regarder ces funambules à l’œuvre, dans le dédale qu’aime mettre à vue Tanguy, dégager les chemins poétiques et réfléchir la traversée de l’Histoire. Observer ces presque contorsionnistes, dis-je, d’un théâtre qui ne passe jamais en force mais seulement en douceur, sur le fil, dans l’esquive et le frôlement, au risque qu’induit la contorsion, c’est-à-dire de l’épreuve de la douleur pour soi… sentie en soi. Ultime signe ou soubresaut que l’on doit à ceux du Radeau, à Tanguy, de se sentir vivant même mutilé.

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Haine du théâtre https://www.insense-scenes.net/article/haine-du-theatre/ https://www.insense-scenes.net/article/haine-du-theatre/#respond Sun, 27 Nov 2016 20:11:22 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1321 Le Temps et la Chambre de Botho Strauss mis en scène par Alain Françon au TNP de Villeurbanne les 22-26 novembre 2016.

Françon réduit Le Temps et la Chambre (1988) de Botho Strauss à un drame bourgeois et à un enchaînement quasi boulevardier de saynètes. Le « décor » de Jacques Gabel verse dans le naturalisme et le monumental. Il a dû engloutir une grande partie du budget, se dit-on d’emblée. Il reconstitue le salon d’un grand appartement donnant sur rue : tout le mur côté cour est lambrissé de boiseries, la colonne prévue dans le texte est imposante et tapissée de pourpre, une armoire blanche au fond renferme vaisselle et liqueurs à profusion, les deux fauteuils sont en cuir, le plafond ajouré par des verrières est très haut, tout près des cintres…
La distribution clinquante et hétéroclite a dû absorber l’autre partie du budget, se dit-on au fur et à mesure des entrées. C’est un casting : Antoine Mathieu (L’Homme en manteau d’hiver, Rudolf, Troisième Homme, Un Client), Charlie Nelson (Franck Arnold, Premier Homme), Gilles Privat (Olaf), Aurélie Reinhorn (La Femme Sommeil, La Chef de service), Georgia Scalliet de la Comédie-Française (Marie Steuber), Renaud Triffault (Le Parfait Inconnu, Deuxième Homme, Le Graphiste), Dominique Valadié (L’Impatiente, La Collègue), Jacques Weber (Julius), Wladimir Yordanoff (L’Homme sans montre, Ansgar) et la voix de Anouk Grinberg (la colonne parlante).
Leur jeu consiste principalement à jouir de leurs beaux costumes, autre partie conséquente du budget, se dit-on : vestons parfaitement coupés, chemises blanches, cravates élégantes, écharpes blanches, robe de dentelle noire, trench beiges ou bleus, bijoux… « Maladies du costume de théâtre », diagnostiquait Roland Barthes (Théâtre populaire, 1955, ne pas confondre avec le TNP). Dans le langage des notaires, on parle de jouissance d’un bien ou d’un capital. Jouir, ici, c’est posséder un beau costume.
Chacun.e cabotine et s’enferme dans le stéréotype de son emploi habituel. Le fringant Jacques Weber, l’éternel don juan du théâtre privé, a évidemment sur ses genoux une jeune et jolie actrice, auparavant endormie et presque nue dans son fauteuil. Sa gestuelle se résume à remettre en place la mèche de son inénarrable crinière blanche. La comédienne du Français conjoint quant à elle hystérie, narcissisme et minauderies. Elle était plus inspirée dans Après la répétition (créé au Théâtre Garonne à Toulouse en 2013, vu au Théâtre Kantor à Lyon le 21 novembre 2016). Elle gagnait au change en se confrontant à Frank Vercruyssen des tg STAN, aux antipodes du Français (une belle « maison »).
Dans le programme, Françon se réfère exclusivement à Bondy, qui avait créé Le Temps et la Chambre à la Schaubühne en 1989. Il n’évoque pas Chéreau, qui l’a mis en scène en 1991 à l’Odéon, comme une réponse amicale mais ferme à Bondy. Plus largement, il ne cite pas Régy qui a fait reconnaître le dramaturge allemand en France via La Trilogie du revoir, Grand et Petit et Le Parc dès 1981. Françon se méfie du mot ‟déconstruction”, qui sonne trop à ses oreilles avec « destruction ». Les décalages métaphysiques, l’inquiétante étrangeté des apparitions et la dramaturgie fragmentaire de Strauss ainsi évacués, ne reste plus qu’une pièce, une valeur immobilière. La parole des acteurs retentit dans un grand vide. La bourgeoisie (alsacienne, parisienne ou lyonnaise) s’y complaît avec un enthousiasme poli, bien comme il faut.
De Régy à Françon se dessine alors une trajectoire, heureusement pas la seule possible, qui va de l’exception d’une recherche sans compromis à une médiocrité satisfaite qui amène le boulevard dans le théâtre public. Il est temps d’affirmer notre haine du théâtre dont Françon et d’autres sont le nom. Il s’agit de transmuer cette haine en force de refus.

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Balistique d’une mue glaciaire https://www.insense-scenes.net/article/balistique-dune-mue-glaciaire/ https://www.insense-scenes.net/article/balistique-dune-mue-glaciaire/#respond Sun, 13 Nov 2016 02:32:53 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1319 Le solo P.P.P. (Position Parallèle au Plancher) de Phia Ménard, entre jonglage, danse et performance, est rejoué dans le cadre du Festival Best of aux Subsistances à Lyon les 10-12 novembre 2017, 8 ans après sa création dans ce même Laboratoire international de création artistique et des tournées qui s’étendent de la Thaïlande au Mexique en passant par l’Afrique. Durée : 1h.

Une centaine de lampes semblent suspendues aux cintres. Elles gouttent sur le plateau recouvert d’une bâche noire. Ce sont des globes de glace, d’une taille allant du grêlon à la boule de pétanque.
Pour illustrer sa distinction entre le temps, objectif, mesurable, et la durée, subjective, incommensurable, Bergson disait : « Il faut attendre que le sucre fonde. » (L’Évolution créatrice) Il faut attendre que la glace fonde. Ainsi, le public fait une expérience sensible du temps là où d’autres spectacles se contentent de le faire passer.
Dans ce temps qui coule, une menace ne tarde pas à poindre : certaines boules de glace se fracassent au sol sous l’effet de leur délitement. Le ballet des tombées est certes régi par Rodolphe Thibaud, mais Phia Ménard s’expose malgré tout à un risque physique certain.
Peut-être que les plus beaux spectacles sont ceux qui produisent un écart hallucinant entre la situation de départ et celle d’arrivée, en un laps de temps relativement bref : ici, chaos de glace, éboulement qui serait le versant hivernal des installations telluriques du poète Jean-Luc Parant.[[Voir Traité de physique parantale (Jean-Michel Place, 2006) qui est un essai de Jean-Louis Giovannoni sur Parant et une anthologie de ses poèmes les plus marquants. Coïncidence : on peut voir au Musée d’Art Contemporain de Lyon, à l’occasion de l’exposition « Le bonheur de deviner peu à peu » (30 septembre 2016-15 janvier 2017), l’œuvre Éboulement que Parant ne cesse d’enrichir depuis 1991. Le catalogue de son travail plastique a été publié chez Actes Sud en 2007.]]
À l’avant-scène, un bloc rectangulaire de glace friable et deux énormes glaçons verticaux sur lesquels Phia Ménard est assise immobile, le dos mélancoliquement prostré. Des congélateurs sont disposés aux trois côtés de la scène. Mais ce sont aussi des robots amovibles, construits par Philippe Ragot, qui peuvent servir de coulisses : tour à tour, cabines d’essayage, de maquillage ou de stockage d’accessoires divers. Phia Ménard y puise, par exemple, un hachoir effilé avec lequel elle entame une chorégraphie risquée : déplacement onirique d’une traversée difficile de la mélancolie, d’une décision tranchante et d’un instrument chirurgical.
De Philippe à Phia, la circassienne est transsexuelle. Rien d’anecdotique à le préciser : c’est la substance, ou la transsubstantiation même du spectacle. Comment défiger une identité sexuelle et, par extension, toute identité ? Ce qui importe est le préfixe « trans- », que l’on trouve aussi dans « transgression », « transport » ou « transfuge » : moins l’identité imposée, comme on dit d’une figure, ni celle issue d’une opération, où il y a va d’une coupure et d’une œuvre, que le passage, le mouvement, la mue.
Le matériau glacé incarne parfaitement cet enjeu : dureté identitaire qui se délite, menace qui peut tomber sur la tête mais avec laquelle on peut jongler. Les mains, le ventre et les pieds font avec le gel et la glissade. Dans ce spectacle thermodynamique, l’énergie circule et cherche un fragile point d’équilibre, tout contre la glaciation des affects.
Lampe opalescente, grêlon qui tombe, boule à lécher ou à lancer, ballon au pied, ventre arrondi, orbe d’un sein : la sphère peut suggérer tout cela quand elle interagit avec des gestes. Je revois le moment où Phia Ménard glisse un globe de glace sous sa robe et semble fantasmer une maternité. La sphère devient un objet transitionnel qui dépasse sa forme géométrique vers le symbolique. Mais le symbole n’évapore pas le concret du matériau, un équilibre précaire là encore se fraie un passage, celui du sens et des sens.
Au choix d’un matériau rude mais transformable malgré tout, ajoutons les changements de costumes, autant de peaux mortes qui retracent et se confondent avec le parcours d’une mue toujours en cours, tel ce passage par le travestissement en star de cinéma des années 50 avec boa autour du cou. Je retiens surtout le corps dénudé de Phia Ménard, en soutien-gorge et slip noirs, jouant avec humour de sa prise de poids due aux hormones. Cette exposition d’un corps qui ne va pas de soi est d’emblée un acte de résistance à la bio-politique actuelle du corps. La mue est d’autant plus sensible pour les spectateurs aujourd’hui qui avaient vu la création hier dont cette mue relève. Le projet, partout refusé, avait trouvé le soutien nécessaire. Depuis, Phia Ménard s’est alliée au philosophe trans Paul B. Preciado (anciennement Beatriz)[[Voir Testo Junkie: sexe, drogue et biopolitique (Grasse, 2008).]] et travaille sur l’élément vent (L’Après-midi d’un foehn, VORTEX) au sein du projet I.C.E. (Injonglabilité Complémentaire des Eléments).
Entre tombeau de neige et siège de glace, une robe dressée, sans personne dedans, vide de corps, appelant un corps par son absence même. La robe s’effondre sur son vide. Phia Ménard s’en sert de serpillière. Joie communicative quand elle s’en revêt, toute imbibée d’eau chaude, au milieu de cercles concentriques de neige, ceux d’un cirque – n’est-ce pas aussi un terme familier aux alpinistes ?
Tout concourt ainsi à matérialiser sur le plateau un espace mental, oscillant entre rêve et cauchemar, ce qu’a dû vivre une personne engagée dans un processus de changement de sexe : phases mélancoliques ou clownesques, formations et déformations du corps, fantasmes de maternité ou de jouissance, coupure et relance d’un flux… Mais le pas n’est jamais définitivement gagné: un bloc de glace empiège la robe dont Phia Ménard est obligée de se dépouiller à nouveau. Baignant dans une lumière crépusculaire, créée par Robin Decaux, elle dégrafe son soutien-gorge, se détourne et ôte délicatement des seins postiches. Faire que le changement de sexe devienne aussi naturel que glace qui fond, c’est faire l’impossible et susciter une responsabilité.
Après les saluts, Phia Ménard tient un discours engagé pour la cause trans à l’encontre du Sénat patriarcal qui fragilise leur existence même. À mille lieues de la harangue, c’est un tremblement, moins une prise de parole qu’une déprise, toute imprégnée de l’idiome mutique qu’elle vient de développer patiemment à base de gestes et qui suffit à partager l’impartageable.

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La Dictadura de lo cool : La dictature du son https://www.insense-scenes.net/article/la-dictadura-de-lo-cool-la-dictature-du-son/ https://www.insense-scenes.net/article/la-dictadura-de-lo-cool-la-dictature-du-son/#respond Mon, 25 Jul 2016 10:02:59 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1298 Le goût du procès… le goût du jugement moral, celui aussi de l’emphase, de la démesure… Avec La Dictadura de lo cool, le « metteur en scène » chilien Marco Layera continue de s’initier à la pratique théâtrale. Après le révisionnisme de L’imaginacion del futuro (point de vue stérile sur les dernières heures de Salvador Allende), la nouvelle messe de Layera s’en prend aux Bobos… un peu moins de deux heures pathétiques, tant du point de vue théâtral que du point de vue sémantique.

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Discours de Beauf aux bobos…
Au prétexte de faire dans l’actualité des formes immersives, prenez en otage un groupe de spectateurs et placez-le sur la scène… affublez-le d’un « couvre-chef » idiot, et au top départ d’un spectacle aux relents potaches mièvres, faites-le mimer une fête « bobo », un verre à la main, parmi les ballons, sous les parasols, les chaises de salon de jardin et la piscine (plastique gonflable), en compagnie des interprètes de La Dictadura. Dégagez ces « accessoires » que sont les spectateurs au bout de cinq minutes et faites-les commenter par les acteurs pros qui restent sur le plateau et les cataloguent soit en « connards », soit en « gros ».
Imitez ensuite une soirée, entre artistes superficiels (représentation du bobo chez Layera) et genre humain décervelé n’ayant, pour seul rapport à l’existence, que : le cul, le sexe violent, le narcissisme, l’alcool, le rail d’héroïne, le goût du confort « retour aux valeurs naturelles », et la sape à la mode… Faites en sorte que les dialogues qu’ils auront reposent exclusivement sur les lieux communs, et que leurs pensées intimes (effet de monologue intérieur) ne renvoient jamais qu’à leur nombril…
Placez au cœur de ce tableau caricatural, un « nouveau ministre de la culture » qui développerait le « syndrome de Hal » (relire le Henri V de Shakespeare où un prince est touché par la grâce et fuit comme la peste sa vie passée pour devenir un modèle intransigeant de lutte contre la corruption, au point de bannir ses amis, notamment Falstaff)…
Jouez de cette opposition et de ce clivage entre la communauté artistique en perdition et le ministre de la rédemption. N’oubliez pas d’ajouter – cerise sur le gateau – une figure prolétaire en la personne d’une servante déguisée en ours (« être un ours » signifiant, rappelons-le, n’avoir aucune éducation).
Faites de la scène un capharnaüm bling-bling avec paillette, ponctuez ce qui se déroulera des musiques et autres chansons du Top 10. Bloquez le régulateur de décibels sur le maximum. Ajoutez un écran vidéo qui relaiera ce qui se passe en catimini et ne joue ici que pour augmenter le clivage manichéen des situations. Faites en sorte de construire un espace dialectique où ce qui est exposé sur scène se trouve relayé autrement derrière le rideau en agitant la caméra qui filme des acteurs formés à l’inertie. Jouez de ces deux dimensions afin d’espérer obtenir un effet dramatique (pathétique, tragique, comique).
Partant de tout cela, improvisez un scénario où d’un côté les mauvais ne sont pas si inhumains et le sauveur pas si blanc… Bref, tentez de réecrire la préface de Cromwell. Entretenez le fil conducteur du discours sur la culture branchée, la culture populaire, l’abandon de valeurs morales, les artistes dégénérés, le politique qui a failli…
Heu, j’en oublie…
Et de la salle où s’empilent les sons saturés et les images vidéos ineptes, les voix aboyantes, les situations de jeux pseudo trash matinées de grotesque caricatural, les propos stériles pseudo critiques, le spectateur subit deux heures durant la bêtise d’un « metteur en scène » (qui endosse le rôle titre du ministre). Au pire de ce qui n’est que déjection, tissu de vomis, crachats d’imbécilités, le spectateur prendra dans la gueule (il n’y a pas d’autres noms à ces formes larvaires de terrorisme) quelques moments supérieurs à gerber. Instants de l’humiliation du gay à qui l’on fourre une cigarette dans l’anus, instant populiste sur la fonction de l’art et paroles infamantes sur la performance (on croit reconnaître une critique explicite du travail d’Angelica Lidell), instant vague d’allusion au film de Pasolini pour leur encouragement à « baiser un chat », instant de la performeuse violantée (stéréotype de la femme violée au théâtre reconduit), etc. Soit, en définitive, un ensemble de séquences réactionnaires qui, sous couvert de dénoncer ou d’adopter un point de vue critique sur un fonctionnement social (la disparition d’un art articulé à l’éducation), se contemple comme une succession de rapports fachos d’un « beauf » aux bobos…
D’un mot à propos de La Dictadura ? comme l’aurait dit Ubu, c’est de la « MERDE ».
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On ne se fera pas que des amis…
dans l’exercice de ce métier qui s’appelle la critique. Variation un peu plus prudente que les vignettes du net où J.T., commençant ses allocutions par un « c’est simple » fait un sort à tout ce qui bouge (au théâtre) en deux minutes, et entre autres, à la « critique qui n’a pas d’amis ». Se faire des amis… quelle drôle d’idée que celle qui réglerait la finalité du geste critique sur l’amitié à gagner, à acheter ( ?). Il faudrait prendre le temps d’un bref rappel de cours de licence pour expliquer que la critique a à voir avec la parrhesia (cf. Foucault). C’est-à-dire un « parler vrai » que l’on peut traduire par « parler en toute sincérité » qui n’induit d’aucune manière une vérité, mais une manière de s’adresser à l’autre qui s’écarte de la séduction dont Aristote disait qu’il fallait se méfier.
Entre J.T., quelques autres et finalement Marco Layera, les points de convergence sont multiples : le raccourci, le schématisme, la gouaille plus que le développement… sans compter cette manière de figurer toujours au centre, au cœur et d’endosser le « rôle principal » puisque M. comme T. aime la posture de visibilité… Narcissisme ou opinion de soi qui tend à prétendre qu’il n’y en aura qu’un pour donner le LA.
Mais bref… critique, il faut s’aventurer encore et essayer de revenir sur ce format esthétique qui, lorgnant la chose politique, n’en finit pas de l’éconduire à coups d’effets, à coups de rebondissements, à grand renfort de paillettes et de visuels clinquants. Au vrai, qu’il s’agisse du lien qu’ils entretiennent à la pensée ou à l’image, ces metteurs en scène que l’on croise sur le festival d’Avignon, et qui sont désormais les locataires de la programmation, relèvent d’une certaine esthétique. Non pas le trash sur lequel ils ont quelques vues, mais l’esthétique du flash. Au mieux, faut-il ainsi considérer que c’est une génération de flashplayer. Elevés au spot publicitaire, bercés par l’illusion que tout se vaut, couvés par untel, privilégiant le coup au développement, confondant l’ennui avec le développement ou l’approfondissement… une génération qui pense le théâtre comme ils pratiquement le téléchargement. Ça me plait, je télécharge… À défaut de cultiver une pensée, ils développent une forme d’addiction à un théâtre de communication. Communication de quoi ? D’eux-mêmes, de leurs isolements, de leurs regards gangrenés par le petit écran qui finit par faire écran à quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes.
Théâtre d’aujourd’hui, en quelque sorte, où l’on fera les frais de leur conscience d’être les ambassadeurs critiques d’un monde qu’ils entretiennent par un geste défunt. Car c’est un geste défunt que celui de ces metteurs en scène. Un théâtre mort, in fine, où il s’agit juste de remuer les cendres : eux-mêmes. Un théâtre de l’ère industrielle de la valorisation du grossier.
Et si d’aventure quelques critiques sont adressées à ce peuple des cimetières, il est rabroué au prétexte que la critique n’a pas l’exclusive de « l’esprit critique ». C’est faire peu de cas, du spectateur (le critique l’est aussi). L’esprit… toujours drôle, ça, quand on sait comme Barthes le soulignait que « le corps n’a pas les mêmes pensées que moi ». C’est le corps que vous malmenez, que vous estropiez, que vous oubliez… Ce corps qui, au théâtre, reçoit vos mots, vos gestes… comme autant de mauvais coups, de coups bas…
Où va le théâtre ? demandait l’un des critiques de ce siècle ? Et de lui répondre que la question est faussée… « Où en est-il ? » serait plus juste, quand on voit « où vous l’avez remisé ».
Rideau !
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Espæce, jeu des espaces-traces-mémoires-ponctuations https://www.insense-scenes.net/article/espaece-jeu-des-espaces-traces-memoires-ponctuations/ https://www.insense-scenes.net/article/espaece-jeu-des-espaces-traces-memoires-ponctuations/#respond Sun, 24 Jul 2016 17:38:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1304 Pour nous « raconter » l’univers créatif de l’écrivain Georges Perec (1936-1982), et surtout son célèbre livre Espèces d’espaces, le metteur en scène Aurélien Bory manie l’idée de traces, de marques, de taches dans l’espace… Peut-être est-ce une métaphore de notre propre vie, une infinité de trajectoires dispersées pendant un certain intervalle de temps, où on rencontre par hasard d’autres êtres aux trajectoires également infinies… Peut-être est-ce une métaphore du processus artistique de Perec, pour qui le geste artistique aura été marqué par des situations traumatiques vécues dans son enfance… Peut-être est-ce une métaphore de notre propre rapport à l’œuvre d’art (comme producteur ou récepteur de cet art), où nos mémoires et surtout nos oublis réapparaissent ou émergent… Il y a plein de « peut-être » et de « points de suspension », car tout ici est incertain. Ce que je sais, en revanche, (mais la certitude est subjective) c’est que Espæce est une écriture et surtout une ponctuation en mouvement. Un intervalle, de 1h20 environ, qui forme un espace de points de suspension, de virgules, de points d’interrogation et d’exclamation… et jamais de point final…

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Des univers inventifs de Perec et Bory
[/Mais l’enfance n’est ni nostalgie, ni terreur, ni paradis perdu, ni Toison d’Or,
mais peut-être horizon, point de départ, coordonnées

à partir desquels les axes de ma vie pourront trouver leur sens.

Georges Perec/]

Cinq artistes sur le plateau, tous habillés d’une grosse veste, côte à côte, chacun avec un livre. Il y a une obscurité à la Kafka. À partir de la forme qu’ils donnent à leurs livres (en tant qu’objets malléables, puisqu’ils sont vivants…), des caractères et des signes sont sculptés. En conséquence, une phrase est formée :
“Vivre, c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner”.
Le public rigole. Les artistes sont debout, contre le mur. L’une chante de belle façon « Le Voyage d’Hiver », de Franz Schubert. Ce mur-là, étonnamment, bouge d’un côté à l’autre, et s’avance sur les figures. L’art nous absorbe. Par la suite, les réminiscences nous dévorent l’intérieur, même si nous essayons d’échapper à ce sentiment…
C’est comme ça : les premières minutes du voyage inventif proposé par Aurélien Bory. Un voyage frappant à cause de la relation entre les cinq figures et l’énorme mur noir mobile (déplacé en différents types de trajectoire : rotation horaire et antihoraire, diagonale, angle droit). Dans Espæce, un pareil dispositif n’est pas qu’un simple décor mobile… Il est une allusion concrète à l’univers de Perec, dont l’originalité était de transformer le mot en matière dansante, vivante, en s’éloignant de l’idée du livre comme œuvre intouchable, divine… En outre, à certains moments, le décor devient un grand livre qui s’ouvre et se ferme, et qui est écrit et taché par les artistes…
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Espace d’évocations
Les parents de Georges Perec, Icek Peretz (1909-1940) et Cyrla Szulewicz (1913-1943), juifs d’origine polonaise, se sont mariés en 1934. Icek (engagé volontaire contre l’Allemagne) est mort en 1940 pendant la guerre franco-allemande. Perec a été envoyé par sa mère à Villard-de-Lans via un train de la Croix-Rouge, pour lui sauver la vie. Sa mère, elle, sera déportée à Auschwitz en février 1943. Puis Georges est revenu à Paris en 1945, où il a été adopté par sa tante.
Dans le spectacle, la figure de sa mère est évoquée au travers de la voix de l’artiste-chanteuse : aux moments où elle chante « Le Voyage d’Hiver », la trajectoire de l’artiste-barbu (sa barbe est une claire référence à la barbe de Perec) est modifiée.
De plus, précisément la tragique séparation entre la mère et son fils est rappelée par la scène comique de l’alter ego de l’écrivain. Il fait un mime de manière exagérée et chantée (comme un spectacle d’opéra) pour nous raconter l’histoire d’une mère qui reçoit un appel bizarre alors qu’elle prépare à manger à son fils. Ensuite, elle s’échappe avec lui à travers la ville. Ce qui pourrait être une simple scène dramatique, le metteur en scène la transforme en ironie, car il estime sans doute que ce moyen est plus cohérent et correspond à l’univers ludique de Georges.
PS : Lisez la critique de Yannick Butel, “Espæce… (en voie de disparition) »
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Une rencontre concrète des artistes
Plus précisément, il y a une artiste qui chante, l’autre qui chante et représente, d’autres qui font des contorsions corporels et dansent. Cinq artistes dans l’espace. A un moment, un des artistes, avec un livre, se met à danser (la pensée danse…). L’autre artiste grimpe le grand mur jusqu’en haut, en se permettant ensuite de tomber sur le dos (dans la vie on se lance vers l’inconnu…). Une artiste effectue des contorsions corporelles avec le livre, sans perdre la relation visuelle directe avec l’artiste-barbu (mention à l’univers ludique de Perec). Les cinq se rencontrent et se perdent dans l’espace, s’enlacent, se permettent d’être absorbés par le mur ; enfin, la relation entre eux est physique et joue du principe d’interdépendance. Au moment où le mur est totalement tourné, le public peut regarder sa structure. Il y a des livres à son intérieur. Oui, l’art est « pensée »… Cirque, théâtre, danse, peinture, sculpture, musique, écriture, etc., l’art est production de savoir… Savoir du monde, de l’autre, de soi-même… Et parce qu’il est matière subjective, il est mouvement, fluidité, car on a la sensation que le passé et le futur se mélangent au temps présent pendant l’expérience artistique…

[/Il n’y a pas du temps sans un concept de mémoire ;

il n’y a pas le présent sans un concept de temps ;

il n’y a pas de réalité sans mémoire et sans une notion de présent, passé et futur.
[ …] La mémoire est nôtre sans historique et nôtre sans identité personnelle

(je suis qui je suis, car je me souviens qui je suis)./]

[/Ivan Izquierdo/]

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Une feuille en Blanc…
Au final de Espæce, il y a sur le plateau un grand tissu blanc. Avec l’effet de phosphorescence, chaque artiste trace une ligne sur le tissu. Ils font des traces sur la grande feuille, comme si c’était les lignes de la vie… Ensuite, l’artiste-chanteuse va jusqu’au centre du tissu, et sa silhouette est dessinée par le même effet… Puis, d’autres artistes restent côte à côte, et leurs silhouettes sont également dessinées, imprimées… Finalement, à travers un drone, des caractères comme E, R et C sont enregistrés sur le même tissu…
Il y a une phrase de l’écrivian Eduardo Galeano :
« La mémoire retiendra ce qui vaut la peine. La mémoire sait de moi plus que moi-même ; et elle ne perd pas ce qui mérite d’être retenu ».
J’ai le souvenir de la voix de l’artiste-chanteuse au moment où elle chante « Le Voyage d’Hiver » et de l’artiste-barbu qui chante un « Kaddish »… je retiens ces images qui m’écrivent…
Espæce est un jeu de trajectoires et, surtout, des temps.
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Espæce, um jogo de espaços-traços-memórias-pontuações


Espæce é um espetáculo difícil de descrever porque ele segue um caminho de não-obviedade…
Para nos “contar” o universo criativo do escritor Georges Perec (1936-1982), sobretudo de seu famoso livro Espèces d’espaces, o encenador Aurélien Bory se utiliza da ideia de traços, de marcas, de borrões pelo espaço… Talvez metáfora da nossa própria vida, que nada mais é que uma infinidade de trajetórias num determinado intervalo de tempo, onde cruzamos com outros seres também em infinitas trajetórias… Talvez metáfora do processo artístico de Perec, no qual algumas situações traumáticas da sua infância marcariam para sempre seu fazer artístico… Talvez metáfora da nossa própria relação com uma obra artística (como fazedores ou como receptores dessa arte), através do qual nossas memórias e principalmente nossos esquecimentos vêm à tona…São muitos talvez e muitas reticências porque tudo é incertitude, mas o que sei (e a certeza é um parâmetro subjetivo) é que Espæce é escrita e, principalmente, pontuação em movimento, o que tornou meu intervalo de mais ou menos 1h20 de tempo um espaço de reticências, vírgulas, interrogações e exclamações… Jamais de ponto final…

Universos inventivos de Perec e Bory
[/Mas a infância não é nem nostalgia, nem terror, nem paraíso perdido, nem Velo de Ouro, mas talvez um horizonte, um ponto de partida, ou coordenadas com as quais os eixos da minha vida poderão encontrar seu sentido. (Georges Perec)/]
Cinco artistas sobre o palco, todos de casaco, lado a lado, cada qual segurando um livro. O clima obscuro remete a um universo kafkaniano. Dependendo da forma que estes dão a seus livros (como objetos maleáveis, já que livros também possuem vida), “esculpem-se” letras e sinais gráficos que, consequentemente, formam uma frase.“Vivre, c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner”. Risos na platéia. Eles estão ao fundo do palco, contra a parede. Uma das artistas canta lindamente « Le Voyage d’Hiver », de Franz Schubert. A tal parede, surpreendentemente, começa a se movimentar de um lado para outro, até avançar sobre as figuras e engoli-los. A arte nos engole. Através dela, as reminiscências nos devoram por dentro, mesmo que tentemos fugir delas…
É assim os primeiros minutos da viagem inventiva proposta por Aurélien Bory, que a todo o momento nos surpreendeatravés da relação entre as cinco figuras e a enorme parede negra móvel (a qual é deslocada pelo espaço em diferentes tipos de trajetória, como em rotação horária e anti-horária, em diagonal, em ângulo reto, etc.). Em Espæce, tal dispositivo é muito mais que um simples cenário móvel… Ele serve de alusão concreta ao universo de Perec, cuja genialidade consistiu justamente em tornar a palavra uma matéria dançante, viva, e consequentemente distanciou a ideia de livro como obra intocada, divina… Mais do que isso, em certo momento, o cenário se torna um grande livro que abre, que fecha, que é escrito e que é borrado pelos próprios artistas…
Espaço de evocações
Os pais de Georges Perec, Icek Peretz (1909-1940) e Cyrla Szulewicz (1913-1943), judeus de origem polonesa, se casaram em 1934. Icek, voluntário do lado francês na guerra franco-alemã em 1939, é morto em 1940. Perec é enviado por sua mãe em 1941 à uma “zona livre” em Villard-de-Lans através de um trem da Cruz Vermelha, a fim de salvar sua vida. Já sua mãe é deportada à Auschwitz em fevereiro de 1943. Em 1945, Georges retorna à Paris, sendo adotado por sua tia.
No espetáculo, a figura da mãe é evocada através da voz da artista-cantora: nos instantes que ela canta« Le Voyage d’Hiver », a trajetória do artista-de-barba é modificada (sua barba é referência à barba de Perec). Além disso, mais precisamente, a trágica despedida entre mãe e filho é relembrada através do solo cômico do mesmo artista, o qual mimetiza de maneira exagerada e cantada (como se fosse um espetáculo de ópera) a história de uma mãe que prepara uma comida ao seu filho pequeno, e que ao receber um estranho telefonema, decide então fugir com ele pela cidade. O que poderia ter sido uma simples cena dramática, o encenador, sabiamente, transforma em ironia, pois ele sabe que tal recurso combina mais com o universo lúdico de Georges.
PS: ler a crítica de Yannick Butel, “Espæce… (en voie de disparition)”
Um encontro concreto de artistas
Mais precisamente, há uma artista que canta, outro que canta e representa, outros que fazem contorções corporais e dançam. Cinco artistas no espaço. Num momento, um dos artistas, portando um livro, começa a dançar (o pensamento dança…). Em outro momento, outro artista escala a grande parede até seu topo, deixando-se cair de costas logo em seguida (a vida é um lançar-se no desconhecido permanente…). Mais adiante, uma artista faz contorções corporais com o livro, tendo uma relação visual direta com o artista-de-barba (referência ao universo lúdico de Perec). Os cinco se encontram e se desencontram pelo espaço, se abraçam, se perdem, se deixam ser engolidos pela parede, enfim, a relação entre eles é essencialmente física, concreta, de interdependência. No momento que a parede é completamente girada, permitindo ao público de mirar sua estrutura, vêem-se livros em seu interior. Sim, arte é pensamento… Seja circo, teatro, dança, pintura, escultura, música, escritura, seja o que for, arte é produção de conhecimento… Conhecimento do mundo, do outro, de si mesmo… E por ser essencialmente matéria subjetiva, ela é movimento e fluidez, porque na experiência artística temos a sensação de que o passado e futuro se fundem no tempo presente…
[/Não há tempo sem um conceito de memória; não há presente sem um conceito do tempo; não há realidade sem memória e sem uma noção de presente, passado e futuro. […] Memória é nosso senso histórico e nosso senso de identidade pessoal (sou quem sou porque me lembro quem sou). (Ivan Izquierdo)/]
Uma folha em branco…
Mais ao final de Espæce, há sobre o palco um grande tecido branco. Com a chamada luz fosforescente, cada artista desenha uma linha horizontal sobre o tecido (como se este fosse uma grande folha em branco)… Eles fazem traços sobre o grande papel, ou as linhas da vida… Em seguida, a artista-cantora se dirige ao centro do tecido, e sua silhueta é desenhada com o mesmo tipo de luz… Após, outros artistas são colocados lado a lado, e suas silhuetas são igualmente desenhadas… Por fim, através de um drone, letras são registradas sobre o grande tecido, como o E, R, C…
Há uma frase do escritor Eduardo Galeano, que diz: “A memória guardará o que valer a pena. A memória sabe de mim mais que eu; e ela não perde o que merece ser salvo.”Guardo a lembrança da voz da artista-cantora cantando “Le Voyage d’Hiver” e do artista-de-barba cantando “Kaddish”, guardo imagens do espetáculo como essas que acabei de descrever… Espæce é um jogo de trajetórias e, principalmente, um jogo temporal.

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L’émergence des fils https://www.insense-scenes.net/article/lemergence-des-fils/ https://www.insense-scenes.net/article/lemergence-des-fils/#respond Sun, 24 Jul 2016 16:50:59 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1293 Lotissement, mis en scène de Tommy Milliot et la Cie Man Haast, a été montré du 22 au 24 juillet dans le cadre du 70e Festival d’Avignon. C’est le lauréat – autre mot pour vainqueur ou gagnant ou champion – du Festival Impatience de cette année. Notes brutes autour du réalisme, du père et de la sainte émergence.

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De l’émergence
Depuis 8 ans, le Festival Impatience se donne la mission, en collaboration avec Télérama, le CENTQUATRE-PARIS, et La Colline, de montrer un « théâtre émergent » à un public large. Cette année, le lauréat de ce festival, Tommy Milliot avec Lotissement, a pour la première fois la chance de montrer son travail au Festival d’Avignon, en plus de la « belle » diffusion habituelle. Certes, un besoin existe pour les jeunes artistes et compagnies de trouver des endroits de visibilité, et elles ne sont pas nombreuses les structures qui se donnent la mission du Festival Impatience. Gloire et honneur.
Il faudrait tout de même s’interroger sur la manière dont l’institution choisit ce qui est émergent et qu’est-ce que cela veut dire… Avant l’émergence, ce théâtre est où, est quoi ? Et après émergence – même si de nos jours, on peut rester émergent pendant des décennies (?!) – que devient ce théâtre ? Et, si émergence veut dire « apparition soudaine d’une idée, d’un fait social, économique, politique » – il faudrait se demander si l’institution n’est pas à un endroit complexe, pour ne pas dire problématique, à partir duquel quelque chose qui émerge d’un ailleurs pourrait se nommer. Pour être plus clair : avec la logique marchande et la mise en concurrence des artistes, l’institution ne pourra que fabriquer sa propre émergence, celle qui confirme sa légitimité, sa nécessité et son pouvoir. Décerner un tel prix ne répond-t-il pas à cette même logique ? Et pour quelques idéalistes, il faudrait rappeler un petit fait historique parmi d’autres : la marche par les institutions, en Allemagne, tentative des années 70 – 80 de changer l’institution de l’intérieur. Nous devons constater aujourd’hui ce que cela a donné. Rien d’étonnant. Il suffit de lire quelques mots de Kafka pour connaître la force aliénante et le fonctionnement tautologique de l’institution. Personne n’est coupable, c’est la machine qui fonctionne tout seul. Puisque c’est elle qui détient le pouvoir ou le représente, l’institution dans sa généralité aura tout intérêt à faire appel au « principe de réalité » qui n’est jamais rien d’autre que le reflet de l’ordre dominant ; de nos jours, une injonction économique que l’on connaît. Et le pouvoir a toujours tendance à oublier que le « principe de réalité » n’est toujours qu’un aveu d’impuissance envers la réalité. Encore une fois : « C’est comme ça. » L’idée que la réalité pourrait être celle qu’on voudrait bien se donner comme telle n’y a pas sa place, évidemment. Ce serait un danger pour la continuité institutionnelle, comme ce serait un danger pour le père et sa loi. À partir de là, comment est-ce que l’institution peut nommer un théâtre émergent qui est, par définition, un théâtre qui apparaît comme un fait différencié de ce qui est déjà émergé, et non sa reproduction à l’identique ? Comment peut-elle nommer un fait nouveau, puisque l’émergence du même ne semble pas vraiment être une émergence ? Autrement dit : il n’y a pas d’émergence des fils, mais seulement des traîtres et des frères sans père.
Papa
Lotissement de Tommy Milliot nous présente alors une histoire. Une histoire de petit bourgeois qui tourne mal. Une autre histoire de papa. Un CRS en retraite couche avec une nana de l’âge de son fils. Ça tourne mal. Jalousie du fils. Fantasmes. Papa pas cool. Enfin… une langue quotidienne, banale, vulgaire… bref, réaliste. Situations réalistes. Dialogues réalistes. Quelque chose qui pourrait se rapprocher de l’écriture de Schimmelpfennig moins son jeu dramaturgique avec les identités et les propriétaires des énoncés. Un réalisme socio-psychologique, peut-être. Quelque chose qui n’échappe pas à la platitude d’une vie quotidienne, jusqu’au meurtre. Faudrait tout de même s’interroger sur le fait que ce serait le meurtre, le seul, issu de ce monde ennuyeux. Meurtre du père, parricide, mais qui n’est évidemment pas la libération du père, juste une suite d’un paternalisme reconduit jusqu’à l’éternité. On voit déjà venir Œdipe et co avec leurs remords. Éternellement. Réalisme donc du paternalisme, peut-être un peu daté, mais évidemment toujours opérant, peu importe si c’est sous sa forme autoritaire ou non.
Réalisme donc qui a, peut-être dès son départ, eu la fonction de nous montrer la réalité : son injustice, sa mocheté, sa banalité, sa bêtise contre un romantisme ou un idéalisme hors sol, se référant à un ailleurs ou une autre vie. Réalisme qui avait donc à montrer quelque chose, c’est-à-dire qui avait une longueur d’avance sur quelque chose que les spectateurs n’avaient pas. De là, le saut dans une pédagogie n’est pas loin. De là, faire du théâtre l’enseignement moral des spectateurs n’est pas loin. Et de se dire qu’à partir du fait que l’art s’est proposé comme une expérience du sensible et non plus comme la communication d’une idée ou d’une morale ou d’une histoire édifiante, il semble problématique de faire de cette expérience sensible, le miroir de l’expérience du monde tel qu’il est. Ce serait mettre le théâtre au service de ce qui existe, en le confirmant, en l’enfermant. Ce serait le mettre au service de l’ordre dominant. Ce serait faire du théâtre un miroir et non une fenêtre.
Et n’est-ce pas un acte paternaliste de la scène de nous tenir le miroir ? N’est-ce pas un acte paternaliste de nous dire : regardez ! Regarde ce que t’as fait ! ? Nous voilà devant une forme qui voudrait « critiquer » les conséquences d’un fonctionnement qu’elle reproduit.
freresoutai
Loin de promouvoir un théâtre privé, il faudra donc, frères et sœurs sans père, se battre pour conquérir de nouveaux territoires, peu importe lesquels. Il faudra se dire qu’il ne s’agit pas d’être prince et de prendre le trône des rois, mais qu’il s’agit de créer de nouveaux royaumes, de nouvelles terres, de nouveaux territoires, de nouvelles mers, de nouveaux océans… Il s’agira de se battre avec la confiance et la joie que nous n’avons pas besoin de pères et avec le savoir que tant que le capitalisme y sera, il ira là où il y aura quelque chose. Il ira avec de l’argent, il ira pour se l’approprier. À nous de lutter. À nous de fuir. Que ceux qui veulent déserter et trahir, viennent avec nous. À nous, le nouveau monde et l’homme nouveau.

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Baby Babel https://www.insense-scenes.net/article/baby-babel/ https://www.insense-scenes.net/article/baby-babel/#respond Sun, 24 Jul 2016 14:09:45 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1290 Avec Babel 7.16, Cherkaoui et Jalet occupent la Cour d’Honneur. Comprenons qu’ils la divertissent, à moins qu’ils ne prennent en otage une partie du public qui se demande, après avoir entendu chez Lupa que le théâtre peut être parfois digestif, s’ils ne vont pas quitter leur siège…

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Proposer à un artiste la Cour d’Honneur… c’est l’inviter à se saisir, dans un seul mouvement, d’un lieu patrimonial, d’une histoire du théâtre et de la mise en scène, d’un volume (hauteur par largeur par longueur) à scénographier, accessoirement de 2000 spectateurs… et proposer une expérience dramaturgique, plastique, poétique… via des interprètes.
Et sans doute peut-on imaginer que pour celui (metteur en scène) qui s’y installe, c’est espérer « être à la hauteur ». Entendons par-là, « ne pas se rater », « ne pas faire un four, un bide… » ou, disons-le autrement, espérer que le geste, le mouvement, le son qui ont été proposés soient reconnus en leur singularité, en leur maîtrise, en leur pertinence. C’est à cet endroit, en définitive, dans la rencontre entre ce qu’il conviendra d’appeler une œuvre, et le regard du public, que naîtra ou pas une histoire qui, c’est selon, prolongera l’œuvre ou pas, à travers les paroles des uns et des autres. C’est à cet endroit qu’il y aura un effet mémoire. Le Babel de Cherkaoui, présenté dans la cour d’Honneur ne gagnera vraisemblablement pas cette région mémorielle.
Babel de Cherkaoui
Dans la mythologie, Babel fait le récit d’une entreprise humaine qui parlait d’une seule voix, la même langue, et qui curieuse des cieux où figuraient Dieu, décida de s’élever jusqu’à lui. Le peuple des hommes unis entreprit donc de construire une tour si haute qu’elle viendrait titiller les chevilles du divin lequel, en prenant ombrage, inventa les langues afin de ralentir la construction des hommes. Dieu arriva ainsi à ses fins et les hommes ne se comprenant plus, la construction resta inachevée.
La petite morale de cette histoire est souvent commentée pour inviter l’auditeur à penser la diversité, l’hétérogénéité… en rappelant que celles-ci a un socle commun. Manière et matière philosophiques qui nourrissent toute réflexion sur l’altérité : reconnaissance de l’autre ou altercation avec cet autre.
En fait, une autre lecture existe. Celle qui veut que les hommes asservis aient connu une première histoire (sous le joug du divin). Une histoire qui, pour autant qu’elle était la leur, les mettait néanmoins dans la position d’êtres déterminés.
Babel marquerait alors une histoire proprement humaine, où l’homme, rejeté par Dieu, découvrait à travers l’apprentissage des langues la politique. Nouvelle histoire de l’homme en quelque sorte… où le Verbe (celui qui commande à toute chose) était mis en balance, voire concurrencé, par le discours humain, l’ordre du discours (si ce n’est pas trop d’emprunter un titre à Foucault).
Bribes de Babel
Percussions asiatiques, chants et vocalises médiévaux et arabisants… le travail scénique sera tout d’abord un atelier sonore où le syncrétisme de Cherkaoui (visibles dans les développements dramatugiques sur le plateau) aura son foyer, également, dans la phoné. Peur du silence et de sa puissance ? Mise en place d’un « esperanto » que serait la musique pour rapprocher les peuples séparés par la barrière de la langue ? La mise en scène se veut volontairement et intentionnellement sonore, saturant la cour d’un océan de sons qui, à la manière d’un flux-reflux, fait entendre, à travers parfois des effets de cacophonies, l’harmonie qui guette systématiquement. Quant au mouvement de la vingtaine d’interprètes, en prise avec des modules tubulaires qu’ils déplacent sur scène, ils forment une communauté qui s’affronte ou, au contraire, qui se soutient. Ainsi, sur un mode manichéen, les voit-on s’entraider, se défier, faire corps-solidaire ou le contraire.
C’est que Cherkaoui a décidé, via ce travail, de dessiner une fresque (à prendre au pied de la lettre sur les nombreux passages où les corps relèvent véritablement du pictural) de l’humanité.
Et comme cela pouvait être prévisible, c’est une ode chorégraphique et plastique à l’humanité, au goût du commun, au goût de l’autre qui est mis en avant. Beaux sentiments et belles histoires… on croirait un happy end hollywoodien agrémenté de quelques touches, éventuellement burlesque aura-t-il pensé (épisode de l’évaluation du prix du Palais des Papes : 7,16 milliards d’euros. La vague flamande et la séquence de l’homme des cavernes. La femme robot tri et sélection des passagers pour le bus…).
Regarder Babel, c’est comme s’étonner que la cour puisse accueillir un travail vide, sans perspective politique, sinon deux trois bricolettes et références à l’actualité. C’est effectivement mesurer que le discours ici ne sert à rien. Que le narcissisme a tout balayé… Bref, et rappelons-le à tous, le spectateur n’attend rien des artistes. Rien, sinon que leur geste permette de croire que le mot qui les désigne ne relève pas de l’usurpation. Ce n’est pas que c’est inintéressant, c’est juste que ce Babel est superficiel, insipide, prévisible dans le propos, convenu dans la corporéité…
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Gruwez : Une danse de communication https://www.insense-scenes.net/article/gruwez-une-danse-de-communication/ https://www.insense-scenes.net/article/gruwez-une-danse-de-communication/#respond Sun, 24 Jul 2016 10:03:45 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1286 We’re pretty fuckin’ far from okay, – ne pas traduire par On baise pas mal loin d’ok, mais plutôt On est putain de loin d’okay –, a été présenté du 18 au 24 juillet au Gymnase Paul Giéra. Lisbeth Gruwez nous propose une performance d’un énorme effort physique et d’une précision corporelle étonnante. Les deux fétiches ne sont malheureusement pas au service d’une déformation du corps, mais d’une communication névrotique.

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Cela commence lentement, au ralenti. Une femme, Lisbeth Gruwez, et un homme, Nicolas Vladyslas, sur une chaise chacun. Ils commencent à bouger lentement et accélèrent. Crescendo. Pareil pour le son : des respirations. Ça monte et ça accélère. La même chose une heure plus tard, mais debout avec un mur au fond. Entre les deux : Un couple. Les deux qui se sont rencontrés. Rédemption pour un moment, puis un combat entre volonté de s’arracher l’un à l’autre et combat sexuel.
La recherche du salut revient à plusieurs reprises. Une musique qui surplombe l’agitation générale comme l’arrivée d’une transcendance. Ça finit sur la même chose. Comme une paix après la mort.
Lisbeth Gruwez a alors travaillé à partir des gestes quotidiens de peur, inspirés des films de Hitchcock. Elle tient à la possibilité de reconnaissance, à la valeur communicative d’une danse, à l’abstrait et à l’universel (cf. programme). On ne peut alors pas s’empêcher de penser que là où la danse pouvait nous ouvrir des lignes de fuite pour le théâtre, Gruwez fait de la danse ce dont on voudrait se passer au théâtre : communication, illustration, signification, identification, catharsis.
Ainsi, les corps de We’re pretty fuckin’ far from okay demeurent des corps névrotiques. Alors qu’encore dans It’s going to get worse and worse and worse, my friend quelque chose excédait la communication, ici, sont-ils, au mieux, dans l’imitation de la peur. Le tout reste illustratif. On veut signifier quelque chose.
L’organisme, c’est-à-dire l’organisation des organes, demeure tel que nous le connaissons afin de pouvoir le reconnaître. La bouche reste à la place de la bouche, l’anus à la place de l’anus. « Je souhaite rendre le public conscient de sa respiration. » Une thérapeutique en gros. On aurait peut-être préféré une sexualité far from ok, et non un état d’âme névrotique, pour voir des anus solaires ou autres déformations.
Le spectaculaire de Gruwez, sa virtuosité – dont elle parle elle-même et qui a donc une valeur pour elle, et pour le public enthousiasmé – se base essentiellement sur une technique et une précision corporelle à outrance et un effort physique énorme. Pour être un peu simpliste, je dirais : deux fétiches de la subjectivité post-fordiste. Sport extrême, rapport au monde.
Demeure un souvenir d’il y a quatre ans, un spectacle de l’autre côté de l’échelle, à l’opposé : une expérience. C’était The Old King de Miguel Moreira et Romeu Runa (lire les critiques sur l’Insensé par Marielle Pellisero, ou par Yannick Butel…)
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Hearing. C’est comme ça. https://www.insense-scenes.net/article/hearing-cest-comme-ca/ https://www.insense-scenes.net/article/hearing-cest-comme-ca/#respond Sat, 23 Jul 2016 15:14:42 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1276 Du 21 au 24 juillet, Hearing de Amir Reza Koohestani joue au théâtre Benoit XII. Une histoire, un interrogatoire, une caméra, quatre comédiennes. Le pouvoir arbitraire. C’est comme ça.

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Quand j’entre dans le théâtre Benoît XII, les sacs sont, comme chaque fois, fouillés dans ce temps d’hystérie généralisée. Croire que ces gentilles ouvreurs et ouvreuses pourraient arrêter un tueur décidé relève quand même de la pensée magique. Je ressors parce que ça ne rentre pas encore, dans la salle. En retraversant le seuil, on me contrôle encore. « Vous êtes déjà passé, non ? » « Oui, mais je suis ressorti parce que ça n’entrait pas encore. » « La petite poche aussi svp. » Soupire. « Eh oui, c’est comme ça. »
C’est comme ça, donc. Et on se dit que les « C’est comme ça. » ont redoublé en masse en 33 et après. Et on se dit que ces « C’est comme ça. » avec toute leur déférence pour l’autorité préparent bien le fascisme à venir. On se dit bien que c’est le début et la cause de ce dont la pièce Hearing parle. Écouter ce qu’on nous dit. Et répondre. Que dans cette logique, il y a toujours un supérieur, que ce n’est jamais nous le responsable, que l’on est toujours victime et bourreau, que les victimes produisent des bourreaux et que lorsque l’autorité lui plaira d’appliquer des procédures arbitraires, on pourra dire bye-bye à quelque chose qui se rapprochait à la justice. On pourra dire bye-bye aux preuves. Mais, c’est comme ça. Point.
Ça parle donc de ça. C’est donc un interrogatoire qui tourne en rond, infiniment. Une camarade d’école a entendu une voix masculine dans la chambre à côté, en parle. Ou :
« Chaque fois qu’elle prend son vélo, Samaneh repense à Neda qui dévalait, libre, les rues encore désertes de Téhéran, à Neda qui ne reviendra pas de son exil en Suède. Elle repense à ce soir de Nouvel An où, restée à l’internat pour filles de son université, elle croit entendre le rire d’un homme provenant de la chambre de sa camarade. Voix réelle aux côtés de son amie censée rester seule ou voix tapie au creux de ses fantasmes d’adolescente ? Trop tard. La rumeur de la transgression absolue a couru. Un rapport est remis à la surveillante. Depuis douze ans, Samaneh revit en boucle l’interrogatoire subi, ressasse les réponses qu’elle ne peut plus changer, revit son « cauchemar de femme coincée dans la culpabilité ». Une sanction inconsciente qu’Amir Reza Koohestani, dans cet opus en clair-obscur, souligne d’un trait bleu qui ne la quittera plus. Cette voix, c’est aussi le ressort dramaturgique de la pièce. C’est la caméra subjective du metteur en scène iranien qui explose les limites spatiales du théâtre et les limites sensorielles de la représentation ; une navigation délicate dans les eaux elliptiques mais universelles de l’implicite. Là où courants intimes et sociaux se télescopent faisant rejaillir la violence sourde d’une vie passée sous les interdits. »
Programme du Festival.
Rien à rajouter.
Sauf peut-être ce vague sentiment qu’une certaine idée bien-pensante pousse les spectateurs d’Avignon à applaudir n’importe quel théâtre dès qu’il vient de pays qu’on bombarde, bombardait ou bombardera. Croire que taper dans leurs mains rachèterait leur responsabilité relève peut-être autant de la pensée magique, mais au moins ç’aura racheté leurs consciences. C’est comme ça.
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Gogol, le trafiquant d’âmes https://www.insense-scenes.net/article/gogol-le-trafiquant-dames/ https://www.insense-scenes.net/article/gogol-le-trafiquant-dames/#respond Sat, 23 Jul 2016 15:06:06 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1272 A la Fabrica, le Russe Serebrennikov reprend Les Âmes mortes de Gogol, pièce qu’il a créé en 2014 à Moscou. Un spectacle tout en force, aux acteurs généreux qui manquent de rythme, et marque une défaillance dramaturgique.

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Les âmes mortes… panamapaper déjà.
En deux phrases, Nabokov expédiera la lecture de Les Âmes mortes de Gogol. Je cite :
« Il serait aussi vain de chercher dans Les Âmes mortes un arrière plan russe authentique que d’essayer de se faire une idée du Danemark à partir de la mince affaire qui se déroula jadis dans les brumes d’Elseneur. »
Voilà qui règle la sempiternelle question de l’âme russe[Sur le site Russie Info : [Les Âmes mortes de Gogol « renferme l’ADN de la Russie ».]] ; avant d’ajouter plus loin, à propos de la qualité littéraire de ce que Gogol a appelé un Roman-poème :
« Les Âmes mortes offrent au lecteur attentif une collection d’âmes bouffies […] décrites avec brio […] et cette foison de détails singuliers élève l’œuvre au niveau d’un fantastique poème épique ».
De quoi est-il question alors ?
De bassesse humaine, de corruption de fonctionnaire, d’ignorance… d’un monde qui aurait perdu son en-haut et son en-bas, lui préférant un espace intermédiaire qui pourrait être nommé monde médiocre : obscur, immoral, intéressé, chevillé aux mensonges, aveugle… Ainsi, le Roman-Poème Les Âmes mortes ou les aventures de Tchitchikov, écrit en 1842, censuré, dont Gogol n’écrira jamais la seconde partie initialement prévue (titre : les âmes vivantes), procède de l’épopée. Celle d’un petit escroc qui parcourt la campagne russe afin de racheter aux propriétaires terriens les « âmes mortes » ??? C’est-à-dire, et rappelons-le, que le mot « âme » désignant au XIXème les serfs mâles (esclaves mis disposition des propriétaires), leurs propriétaires étant taxés sur leur nombre. Or, comme le recensement des serfs par l’administration était aléatoire, ou trop irrégulier, les pauvres propriétaires payaient parfois une taxe pour un serf mort. Quelle injustice – fiscale – non ? Tchitchikov, petit fonctionnaire ayant de la suite dans les idées malsaines, monte alors sa combine construite sur l’appât du gain du grippe-sou auquel correspond le genre humain (notamment les propriétaires). Grippe-sou qui, chez Gogol, a son « roi », en la personne du procureur Zolotoukha (La justice n’est donc pas épargnée par les travers humains, elle qui devrait les corriger… CQFD : corruption, etc.). En spéculant sur le rachat des âmes, notre petit malin de fonctionnaire – certains y verront le Malin en personne – entend donc s’enrichir et développer un business recoupant « rachat d’âmes à bas prix, emprunt foncier, etc ». C’est Panamapaper déjà…
Serebrennikov…Googlise
« Googliser », en langage d’internaut, signifie manifester une curiosité intensive pour quelque chose ou quelqu’un qui conduit le chercheur à prospecter tous azimuts. Au vrai, regardant Les Âmes mortes de Serebrennikov, c’est ce mot de « googliser » qui vient ou qui synthétise le travail du russe qui ne s’économise pas et cherche dans plusieurs directions formelles qui le ramènent toutes à un grotesque de situation, mené tambour battant, « à la hussarde » serait-on en droit de dire. Autant dire que le rythme participe de celui du « diable et tout son train », que démarrant haut (voix, mouvement, posture) ça ne redescendra pratiquement jamais (paradoxalement ça finira par produire du plat), que le registre de jeu occupe celui de la farce, que les comédiens (pas tous russes, mais rompus au chant, au cirque, à la gymnastique et à la formation reçue au Théâtre MxhAT de Moscou) donnent tout ce qu’ils ont « dans le ventre »… au point que l’esprit vient à disparaître…
Dans la boite à l’intérieur incliné, se changeant à vue, déboulant sur le plancher, chantant à capella avec le pianiste qui les soutient, travesti, déguisé, ici en femmes baba yaga XXL, là en animaux, plus loin en propriétaires obséquieux, cruels, idiots, etc., le groupe de bonhommes sont à leur affaire. Mais que dire de plus… qu’en penser ?
D’évidence, si Gogol est bien loin d’être étranger à l’univers sarcastique et grotesque ou burlesque (1 point pour Serebrennikov), il n’est pas étranger non plus, dans Les Âmes mortes, à une critique sociale plus noire qui ne s’accorde pas exclusivement avec le tempo observé par le metteur en scène russe. Comprenons par-là que si le corps (expression visible d’âmes tordues et bouffies) est à mettre en avant, les psychologies, ou disons les états mentaux, ne sont pas moins importants.
Au vrai, c’est à cet endroit que le « bas blaisse » dans la proposition faite. Et c’est d’autant plus dommage que Serebrennikov aurait pu s’inspirer des nouvelles éditions du roman augmenté par les encres de Chagall réalisées pour Les Âmes mortes. Son rapport à la comédie musicale, au spectacle de cabaret se serait épaissi d’un travail plus structuré, plus aérien tout en nous ramenant vers les contrées de l’incompréhensible, de la fluidité, de l’inattendu.
Regardant ces encres faites pour le roman-poème, on peut y lire une certaine monstruosité, voire et surtout difformité qui a peu à voir avec la caricature. C’est davantage une difformité, une laideur inscrite dans une réalité sombre. C’est aussi un bric à brac ou le symptôme de désorientation est à l’œuvre, loin d’être réduite à l’absurde (propre de la mise en scène) la lecture que semble faire Chagall du roman de Gogol l’inscrit dans un territoire du funèbre déroutant. Là où la grimace, le rictus, le rire… sont tournés vers un mal brouillon, mais un mal présent, que les visages et les corps expriment.


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Illustration de Marc Chagall pour Les Ames mortes :

le portrait de Tchitchikov

avec le cheval de sa britchka et la mallette qui renferme le nécessaire
pour dresser les contrats d’achat des « âmes mortes »

]]> https://www.insense-scenes.net/article/gogol-le-trafiquant-dames/feed/ 0 Rumeurs de grands soirs, récit des petits jours https://www.insense-scenes.net/article/rumeurs-de-grands-soirs-recit-des-petits-jours/ https://www.insense-scenes.net/article/rumeurs-de-grands-soirs-recit-des-petits-jours/#respond Sat, 23 Jul 2016 12:35:11 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1268 Dans La condition postmoderne, Jean-François Lyotard définissait notre époque comme celle de la « crise des récits » et tenait pour « postmoderne, l’incrédulité à l’égard des méta-récits ». Ces méta-récits ou grands récits, comme les nomme Lyotard, héritage des Lumières, promettaient aux individus l’émancipation par le savoir, la marche inéluctable vers le progrès et permettaient au pouvoir (intellectuel ou politique) de légitimer son autorité en assurant la cohérence du groupe autour de valeurs partagées. Mais l’espoir des grands soirs a vécu, et nous vivons aujourd’hui sans récits fédérateurs, pris dans une crise constante des récits. Leur disparition laisse l’individu face à lui-même, à ses croyances : « Chacun est renvoyé à soi. Et chacun sait que soi est peu ».

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Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations
Enfants des années 70, sinon des années 80, que nous reste-il alors ? Comment faire groupe, lier commerce, dans une époque où tout s’atomise, s’émiette, où semble triompher l’individualisme le plus effréné ? L’écho de Podémos, de la Grèce, de Nuit debout, ces recherches d’une nouvelle forme de démocratie, c’est-à-dire d’une nouvelle manière d’être ensemble, ont traversé l’édition de ce Festival, irrigué de nombreuses créations, en donnant lieu parfois à des réponses et à des esthétiques que l’on n’a pu s’empêcher de trouver un peu simplistes, comme si l’ironie et la dérision face à toute tentative de créer de nouveaux récits, faisait aujourd’hui partie intégrante de notre héritage post-moderne.
A ces questions, les cinq jeunes belges du Raoul Collectif répondent au contraire par une attitude post-moderne assumée, dans laquelle les savoirs les plus savants sont travaillés par une distance critique et ironique. Le nom même de ce groupe porte en germe toutes les questions autour desquelles se structure leur travail. Raoul collectif, voilà qui sonne comme une bonne blague belge, un peu potache. Et pourtant. « Raoul », pour l’hommage à Raoul Vaneigem, situationniste belge, compagnon de route de Debord dans les années 60, qui a fourni, avec son Traité du savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, un bréviaire de la pensée contestataire. Et « collectif », parce que derrière ce nom, se cachent cinq jeunes gens, qui se sont rencontrés au conservatoire de Liège, et qui cherchent ensemble une nouvelle manière de créer, de faire groupe, dans un paysage théâtral contemporain qui laisse si peu de place à la jeune création. A la recherche d’une forme neuve, caractéristique des époques modernes, ils préfèrent l’esthétique du recyclage, de la citation, de la parodie. De fait, leur nouvelle création, Rumeurs et petits jours se construit comme une reconstitution, une archive, qui exhumerait un morceau de passé, celui précisément, qui a vu mourir, croit-on, (ou peut-être nous raconte-t-on) les derniers grands récits. Plus de grands soirs, mais des petits jours, plus de récits, mais des rumeurs. Et voilà établi, semble-t-il, le certificat de décès des grandes utopies !
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Effet de direct et différé : symptômes postmodernes.
Rumeurs et petits jours propose à ses spectateurs une plongée dans un passé proche. Sans prétendre à la méticulosité et à un théâtre qui tiendrait de l’archive, (comme celui que développe par exemple Milo Rau, et que les spectateurs du Festival d’Avignon avaient pu voir en 2013 dans Hate Radio), la pièce se construit néanmoins dans un mouvement de convocation du passé. A l’image de ces vidéos que propose l’INA et que l’on regarde autant pour l’effet de dépaysement qu’elle provoquent que par leur capacité à faire naitre la nostalgie d’une époque révolue, les cinq jeunes acteurs récréent sur scène le studio d’une émission de radio des années 70, pour nous faire assister à l’enregistrement de la dernière émission, en direct, d’Epigraphe, une émission culturelle qui réunit, autour d’une table, cinq chroniqueurs, et que la direction de la radio a brutalement décidé de déprogrammer. L’effet de reconstitution est complet, toute l’imagerie des années 70 est là : la scie musicale un peu sautillante du générique, le vinyle, le télex qui permet les interventions en direct des auditeurs, la clope à la main à longueur de temps, la séance de diapositives un peu floues et bien sûr, le col roulé rentré dans le pantalon taille haute.
Passé proche qui n’en finit pas de revenir, vinyles qui envahissent aujourd’hui les appartements des jeunes trentenaires, sites internet qui célèbrent, en collectionnant les clichés de Chirac et Pompidou, le style des politiques d’antan : regrets et nostalgies d’une époque que le grain un peu vieilli des photos et des images rend bien plus libre, plus vivante, plus transgressive que la nôtre. Nostalgie des cols roulés, des gitanes que l’on grillait sans se soucier des lois Evin. Nostalgie d’une technologie rudimentaire, qui permettait les premiers effets de direct à coups de télex. Nostalgie d’une époque où les intellectuels avaient droit de cité à la télé, dans la presse, et à la radio justement. Et pourtant, semble dire le Raoul Collectif, époque qui vit aussi la disparition des grandes utopies, et pire peut-être, qui accepta de les laisser mourir. Car, si l’émission de radio est en direct (et cela donnera lieu à toute une série de ratages, réjouissant et drôles), nous la recevons avec un différé de 40 ans, temps qui autorise autant la nostalgie que l’ironie de la parodie.
C’est que, dans la reconstitution même des années 70, opère un premier récit. Les Raoul collectif convoquent, non pas les années 70, mais l’image que l’on se fait d’elles, l’histoire que l’on se raconte à leur propos. Et si l’écoute de la bande-audio de l’émission que l’on enregistre devant nous aurait pu conforter cette image, le présent du plateau, offert à la contemplation du specatteur, ne cesse au contraire d’opérer des décentrements. Confrontés à l’arrêt de leur émission, le groupe des chroniqueurs de l’émission se lézarde. Il y a ceux qui luttent et dénoncent, livrant à l’antenne le nom du directeur, qui, alors même qu’il est un intellectuel de gauche, n’a pas soutenu leur projet. Et puis, il y a ceux qui ont justement déjeuné, le midi avec ce même directeur, dans l’espoir, suppose-t-on, de se recaser rapidement à l’antenne.
Et puis, il y a celui qui se tait. Enfin, il y a celui qui n’est pas là, souffrant, et qui s’est contenté d’envoyer, en geste de soutien, un cactus. Ces cinq chroniqueurs n’en finissent pas de parler, de se perdre dans des circonvolutions méandreuses, verbeuses et bien vaines, corrigeant sans cesse les mots de l’autre, refusant par exemple que l’on stigmatise encore le Seine, en la traitant de fleuve pollué, alors que tant d’autres fleuves pollués en France pourraient servir d’exemples. Portait savoureux, et souvent jubilatoire, féroce et très drôle, qui n’est pas sans évoquer parfois (recyclage, quand tu nous tiens) les parodies que les Nuls ou les Inconnus, livraient dans les années 90, des émissions culturelles. Mais les Raoul vont plus loin que la seule parodie : ils mettent en scène, et déconstruisent un certain mode de fonctionnement des discours. Atomisation des points de vue, déconstruction systématique des discours des autres, faillite d’une idéologie de gauche face à l’arrivé inéluctable du libéralisme, mesquineries personnelles, impossibilité de s’accorder sur le sens des mots que l’on ne cesse de discuter sans fin, bref, « crise des récits » dirait Lyotard. Et l’on ajouterait même : enfermement dans les récits individuels de ces cinq hommes que plus personne n’écoute, même pas eux-mêmes, sauf peut-être cette Benoite Grioult ( !) qui ne cesse d’intervenir dans l’émission par des télex haineux, pour défendre, elle aussi, sa chapelle, les femmes, et les non-fumeurs. Mort d’une pensée quand elle se prend elle-même pour objet. Epigraphe ou éloge funèbre des intellectuels en cols roulés ! Portait d’une espèce en voie de disparition, comme celles que l’un des chroniqueurs nous fait découvrir, dans une mémorable séance de diapositives. Mort du groupe, quand un autre chroniqueur décide « d’assumer personnellement une responsabilité collective »
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La fabrique du présent : du récit critique à l’action.
Et pourtant, dans un des télex de Benoite figure un petit récit, comme un apologue : l’histoire d’un cheval et d’une vache, enfermés dans un pré exigu, et confrontés à la nécessité de se nourrir, sous la coupe d’un maitre dominateur et de son fils. Et dans le commentaire de ce récit, le groupe rejoue son conflit. Lecture marxisante contre lecture utopique, lecture néolibérale contre lecture empathique : chacun instrumentalise la vache, le cheval, le pré pour imposer à l’autre sa vision et proposer une lecture de la crise de leur groupe. Mais déjà, dans cet exercice de crise de l’interprétation, le groupe se reconstitue : dans le débat, dans la confrontation, quelque chose dérape, qui se traduit concrètement par la mise à mal du studio d’enregistrement. Les tables se brisent, l’électricité et les plombs sautent. Efficacité du direct, qui impose à chacun de sortir de la routine de l’émission, comme ces temps de synthèse où l’un des chroniqueurs, prélevant de manière arbitraire dans la masse des discours certains termes, livre une relecture poétique et presque surréaliste de ce qui vient de se dire. Et c’est dans ce dérèglement, dans ce jeu, au sens presque physique du terme, que le groupe conquiert peut à peu sa liberté, se réunit et se retrouve. Dans une atmosphère de fin du monde, les cinq chroniqueurs, perdu pour perdu, décident de faire l’émission dont ils rêvent. Et le discours retrouve son efficacité quand il s’agit d’inviter une Idée. L’idée est blonde, travestie, elle s’appelle T.I.N.A, acronyme de « there is no alternative » selon la formule chère à Margaret Thatcher. Et cette idée, ils auraient pu l’appeler « récit ». Si l’idéologie, c’est la création de récits qui permettent à un pouvoir de légitimer son autorité, alors TINA est peut-être le dernier grand-récit de notre époque, le dernier méta-récit qui nous gouverne aujourd’hui.
Produit de l’idéologie néo-libérale, produit forgé au Mont Pèlerin dès 1947, par les membres du groupe du même nom, qui décidèrent, après la guerre, de diffuser, à coup de think tank, de prix Nobels, et de théories économiques, cette idéologie, qui leur apparaissait comme le seul rempart contre les autres grands récits, ceux du fascisme et du communisme, dont les ruines recouvraient maintenant l’Europe. Et cette emprise de T.I.N.A nous ramène au présent, au direct : à cette impossibilité de trouver, d’imaginer ou de vivre des plans B. A cette main mise de l’idéologie et de l’économie sur nos sociétés.
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Petite fabrique de l’utopie.
A ce constat, pas de solutions miracles ! Impossible pour nos chroniqueurs de tuer TINA. Alors, quoi ? Retour au désert, comme dirait l’autre ! Le cactus, qui faisait signe depuis le début de la pièce, sur la table des chroniqueurs, prend son sens. Une histoire de graine, donnée par un vieil indien, du sable que l’on déverse, au plateau, en nombre. Le saccage. Le foutraque comme forme de libération. Masque de cheval, masque de vache qui collaborent pour chasser les mouches et inventer une manière d’être à l’autre. Dans le dossier de presse de leur spectacle, les Raoul évoquent leur rencontre au Mexique avec les huichols, une tribu qui se raconte, elle, d’autres récits pour expliquer et comprendre le monde. Une tribu qui n’a pas oublié le Soleil, une tribu pré-moderne, une tribu qui nous rappelle qu’il existe, ailleurs, loin, très loin, d’autres vies possibles. Mais comme dans une utopie, le voyageur doit être expulsé, rapidement, revenir dans son pays, porteur d’un récit, qu’il livrera à sa communauté, sans espoir d’être entendu. Alors les chroniqueur se rassoient, et livrent une dernière parole, empruntée, cela ne nous étonnera pas au titre du dernier livre de Raoul Vaneigem : « rien n’est fini, tout commence ».
Pas sûr que dans ce « rien n’est fini, tout commence » se dessine une voie radicale et nouvelle. Les Raoul assument une certaine dérision, un art du bricolage et du ratage, du foutraque, du mineur donc, qui d’une certaine manière peut apparaitre comme le dernier symptôme d’une génération qui ne croit plus aux grands soirs et qui convoque, peut-être un peu trop facilement, les sables du désert mexicains. Mais laissons alors les derniers mots à Michaux, poète belge qui fit néanmoins le choix de mourir en France : « Faute de soleil [mexicain], sache mûrir dans la glace » !
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Gogol et glaire, quelque chose comme ça https://www.insense-scenes.net/article/gogol-et-glaire-quelque-chose-comme-ca/ https://www.insense-scenes.net/article/gogol-et-glaire-quelque-chose-comme-ca/#respond Sat, 23 Jul 2016 09:54:35 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1261 Les âmes mortes, d’après le texte de Nikolai Gogol, mis en scène par Kirill Serebrennikov se joue à la FabricA du 20 au 23 juillet. Écriture chorale et corporelle d’un cynisme, conséquence du ravage de la logique marchande. Difficile à supporter, quelque part nouveau.

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Ceci sera un papier pénible. Ne le lisez pas.
Les âmes mortes : Tchitchikov, esprit d’un homme d’affaire logique capitaliste pragmatique, achète des titres de propriété de serfs morts Kirill Serebrennikov nous montre alors trois ou quatre scènes où le marchandage a eu lieu ; on glisse d’une situation à une autre, sans signifier le changement de lieu… blablabla… tout le monde pourra relire l’action…
On est alors devant une corporalité nouvelle. Une corporalité qui peut nous faire penser à quelque chose qui a lieu dans Il est difficile d’être un Dieu, film de A. Guerman, ou encore le Faust de A. Sokurov. Une corporalité qui fait du corps humain un objet comme un autre. Le corps humain, l’objet corps, est posé sur un autre, objet pneu. Ou objet corps sur objet corps. Ou objet corps à travers objet pneu. Bousculé, jeté dans un coin. Imbriqué l’un dans l’autre, comme un tas d’objets. Des puces, des crachats, une sexualité bestiale. Le brut du corps. L’immédiateté corporelle. Et ce brut du corps déborde alors. Il produit un excès du corps. Des baisers grotesques. De la viande. Une corporalité qui engloutie le pragmatisme du capitaliste, mais qui demeure malgré sa force engloutissante impuissante. La banalité du cadavre. Ça pue.
Et de cette corporalité est produit alors un jeu théâtral qui a définitivement vaincu toute psychologisme, des corps sans âmes. Non pas des âmes mortes, mais des corps sans âmes. Sans sentiments. Sans ressenties. Un corps et des affects. Pas de continuité psychologique. Basculement d’un affect à un autre. C’est comme cela qu’ils peuvent jouer, arnaquer, être des crapules. D’où les grimaces, d’où ce qui peut se rapprocher d’un Klamauk, d’un humour potache (mais le mot n’est pas bon), de quelque chose qui est entre potache, grotesque, burlesque, nourri d’un cynisme sans fond. D’où des présences, des actes, une agitation violente, difficile à supporter. Des corps non pas ressentis, non pas habités, mais des corps dans leur brutalité d’être. Un humour de fin de quelque chose. Faudra tout de même qu’on en rit ! Mais un rire vulgaire. Un rire de crachats, de morve, de merde. Personne est à sauver. Pas d’élévation, pas de morale, pas de principe, pas de sophistication. Un rire du corps empêtré dans ses liquides. Quelque chose comme ça. Les flics sauvent la crapule capitaliste d’autres crapules. L’ordre du monde a toujours été au service des riches. Quelque chose comme ça.
L’écriture de cette choralité corporelle, ou de cette corporalité chorale, est soutenue par des moments de piano, joués en direct à côté, ou intercalés par des vers chantés, éclairés par une poursuite, satyre d’un lyrisme, moquerie d’une « distanciation » à l’opéra de quat’sous, d’une forme dépassée, archaïque, de divertissement ou de critique. Ça aussi, c’est un crachat. De la glaire.
C’est juste à la fin, après le passage de la haute bourgeoisie, des crapules et des arnaqués, reste un banc de travailleurs, de Shell ou de Total, assis et chantant : « Russie, que veux-tu de moi ? » pendant que notre petit acheteur d’âmes mortes, court et crie : « Fonce ! Fonce ! » marquant alors la définitive rupture entre le projet de société bourgeois et capitaliste et les exploités, laissant des « laissés-pour-compte », oubliés. Mais peut-être oubliés même du cours du monde, de celui qui a perdu son peuple. Demeure quelques parts, projetés au fond de la boîte scénographique en OSB, les ombres dissipant d’un peuple.
Quelques instants avant, celui qui fonce aura oublié quelque chose. Tel un Faust qui est visité à la fin par le souci, notre pragmatique capitaliste aura oublié quelque chose. Une ancienne crapule arnaqué-arnaqueur lui répond : tes amis. Et on aurait pu voir dans la camaraderie de ces mecs à casquettes une amitié qu’on ne saura où trouver désormais.
Cela cependant est déjà trop moraliste. Reste le souvenir de ces mecs, cette meute, qu’elle soit riche ou pauvre, arnaqueurs ou exploiteurs. Il n’y a pas une femme. Les femmes sont joués par des mecs. Une chance pour la femme de ne pas y être. Une meute. Des chiens.
Sans cesse des actes en parallèle. Des actions derrière, à côté. Surchargé. Dissémination. Comme la perdition d’un sens (dans le sens de direction) à la fin d’un monde. Les Âmes mortes, publié en 1842, 1861 abolition du servage, quelques quarantaine d’année plus tard les révolutions que l’on connaît.
Et peut-être peut-on retrouver quelque chose de ces corps dans notre situation post-fordiste où la tentative d’habiter quelque chose, où le ressenti le plus intime et privé même est investi et aliéné par la logique marchande qui ne peut laisser, derrière son ravage, que du cynisme.
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Karamazov ou Dostojewski ne suce pas que de la glace https://www.insense-scenes.net/article/karamazov-ou-dostojewski-ne-suce-pas-que-de-la-glace/ https://www.insense-scenes.net/article/karamazov-ou-dostojewski-ne-suce-pas-que-de-la-glace/#respond Fri, 22 Jul 2016 23:09:58 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1257 On le savait pas. Il faut remercier Bellorini pour nous avoir appris cela. Du 11 au 22 Juillet dans la carrière de Boulbon, 70e Festival d’Avignon, Fjodor se retourne dans sa tombe. On s’en fout, le pire c’est pour nous. Merci B… ellorini.

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Il fallait donc un grand art pour faire des mots de Dostojewski ce que Jean Bellorini en a fait. Pour son « service public », nous sommes tout à fait d’accord qu’il fallait enlever toute urgence aux actions des personnages, comme toute leur nécessité profonde d’agir. Il fallait aussi nous raconter cette belle histoire avec un peu de musique chouette qui nous conforte dans nos sentiments de petits bourgeois névrosés. Nous devons remercier Jean Bellorini pour avoir conforté nos idées sur les noirs et les femmes et autres minorités. Dimitri, « être pulsionnel et débauché », doit bien être le seul comédien noir de la distribution. « Un tigre. » Les femmes ne sont que des cruches dignes de Ma concierge est frappadingue. Merci Jean, d’avoir enlevé toute leurs complexités possibles. De les présenter dans une scénographie qui n’a rien à envier aux décors des Galéries Lafayette comme des belles marchandises sur des plateaux roulants, au mieux un plateau de télé, mais plutôt comme des putains dans les vitrines des supermarchés du cul. Et encore merci pour nous réédifier dans le combat si éternel du Bien et du Mal (majuscule à ne pas manquer). Dostojewski, notre catéchiste, nous aidera à vivre.
Peut-être, on pourrait conseiller à notre ami Jean Bellorini de monter la prochaine année Fantasmes et Frustrations, Faux culs un jour faux culs toujours, Ne dites pas à ma femme que je suis marseillais, Moi, mon mari, mes emmerdes, Prêtes à tout !, Tous nos vœux de bonheur !, Prête moi ta femme !, La cruche, Jackpot, Folles en scènes, Mange les saucisses, sinon on va s’asseoir dessus et quelques autre merveilles de plus. C’aurait coûté un peu moins cher à notre « service public » que Karamazov, et le Festival d’Avignon, la Criée, Théâtre de Carouge, la Scène national du Sud-Aquitain – Bayonne, le Théâtre de Caen, Théâtre Firmin Gémier, le Pôle national des arts du cirque (???) d’Antony et de Châtenay-Malabry, l’Opéra de Massy, la Comédie de Clermont-Ferrand, la Maison de la Culture d’Amiens, la Maison des Arts de Créteil, la Scène national de Sète et du bassin de Thau, le Grand R (scène nationale), les Treize Arche (scène conventionnée), Espace Jean Legendre (scène nationale), ainsi que le département Seine-Saint-Denis et la Région Île-de-France, et bien sûr son propre théâtre Gérard Philipe (CDN), c’aurait coûté un peu moins cher dis-je et ces chers partenaires de cet art remarquable aurait pu produire quelques autres possibilités d’expériences cruciales pour sauver notre racisme et notre misogynie, entre autre…
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Tigern : quand l’expérience esthétique se vide… https://www.insense-scenes.net/article/tigern-quand-lexperience-esthetique-se-vide/ https://www.insense-scenes.net/article/tigern-quand-lexperience-esthetique-se-vide/#respond Fri, 22 Jul 2016 22:38:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1282 Comment est-ce possible de faire une critique d’un spectacle qui te rend vide ? Ce n’est pas un vide inquiétant qui t’oblige à bouger… C’est un vide d’expérience théâtrale/ artistique/ esthétique.

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Rappelons le résumée du spectacle :
Un chauffeur de taxi, des touristes, trois volatiles et quelques autres témoignent. Tous ont eu affaire à Mihaela, une étrange créature apparemment peu au fait des us et coutumes locaux et tous hésitent sur son identité : il, elle, cet individu… Et pour cause, Mihaela est une tigresse, une tigresse qui s’est échappée du zoo pour découvrir la ville et le monde. À travers cette fable fantasque, dont la narration répond aux codes du film documentaire, Gianina Cărbunariu et Sofia Jupither livrent une satire joyeuse et puissante de notre rapport à l’étranger. Le regard est tendre mais sans concession : La Tigresse est l’histoire d’êtres vulnérables mais tous intégrés au système urbain – du sans domicile au banquier – qui manifestent désarroi, mesquinerie et parfois même violence dès lors qu’ils sont confrontés à l’altérité. Si l’ombre de Ceaușescu plane à un moment donné sur la vraie/fausse ville en panique, ce sont bien les démons européens contemporains qui menacent. Sofia Jupither évite costumes et décors figuratifs, préférant dessiner un espace abstrait où les récits subjectifs se transforment en bruits médiatiques. Ses cinq comédiens campent des archétypes plus que des personnages, tendant au public un miroir troublant mais non déformant.
Il y a des chaises et une table sur le plateau. Les comédiens nous racontent des petites histoires liées à la figure de Mihaela, la bizarre créature, la « tigresse » qui s’échappe du zoo pour découvrir le monde. Et ils n’arrêtent pas de nos parler. Et il n’y a rien d’intéressant visuellement ou sonorement pour attirer l’attention. Le texte développe un quotidien fade, incolore. Les comédiens essaient de forcer le rire du public, mais il n’y a aucun motif pour la plaisanterie (ou peut-être c’est moi qui suis trop sérieuse…). Je n’ai pas quitté le théâtre en détestant le travail de Sofia Jupither. Le grand problème est que sa proposition ne « m’ajoute» rien. Ce travail ne me fait pas réfléchir, ni rire, ni m’émouvoir, ni me révolter, ni rien. Je me sens vide.
Quotidien pour quotidien, je préfère le quotidien de la rue : il est plus réel et plus vivant…
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Tigern: quando a experiência estética se esvazia…

Como fazer a crítica de um espetáculo que te deixa com uma sensação de vazio? Não se trata de um vazio inquietante que te faz movimentar… È um vazio de experiência.

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(O resumo que consta no programa do espetáculo é esse):

Um motorista de táxi, alguns turistas, três instáveis e outras testemunhas. Todos tiveram algum tipo de relação com Mihaela, uma estranha criatura, à primeira vista pouco acostumada a eles e aos hábitos locais. Todos hesitam sobre sua identidade: ele, ela, esse indivíduo… Em razão disso, Mihaela é uma tigresa, uma tigresa que fugiu do zoológico para descobrir a cidade e o mundo. Através dessa fábula fantástica, cuja narração responde aos códigos de um filme documentário, Gianina Cărbunariu e Sofia Jupither nos entregam uma sátira alegre e potente de nossa relação com o estranho, com o exótico. O olhar é bondoso mas sem concessão: a Tigresa é a história de seres vulneráveis os quais todos estão integrados ao sistema urbano – do desabrigado ao banqueiro -, manifestando transtorno, mesquinharia e até mesmo violência quando são confrontados com a alteridade. Se a sombra de Ceaușescu (presidente da Romênia socialista de 1965 até 1989, quando foi executado na sequência da Revolução Romena) voa num dado momento sobre a verdadeira/falsa cidade em pânico, mostra-se dessa forma os demônios europeus contemporâneos que ameaçam. Sofia Jupither evita figurinos e cenários figurativos, preferindo desenhar um espaço abstrato onde as histórias subjetivas se transformam em ruídos midiáticos. Seus cinco atores trabalham numa ideia de arquétipos (e não tanto de personagens), mostrando ao público um espelho estranho mas não deformante.

Há cadeiras e uma mesa dispostas sobre o palco. Os atores nos contam sobre o que acontece em torno de Mihaela, a estranha criatura, a “tigresa” que foge do zoológico para descobrir o mundo. E eles falam sem parar. E não há nada de interessante visualmente ou sonoramente que chame atenção. O texto trata de um cotidiano sem graça. Os atores forçam trejeitos para que o público ria. Não há graça em nada (ou talvez seja eu a estar sem graça). Não se trata de que saí odiando o trabalho de Sofia Jupither. É que sua proposição não me acrescenta nem subtrai. Não me faz refletir, nem rir, nem me emocionar, nem me revoltar. Eu me sinto vazia.
Cotidiano pelo cotidiano, prefiro o cotidiano da rua: ele é mais real e mais vivo…
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Eschyle, Pièces de guerre d’Olivier Py, ou la contemplation des ruines https://www.insense-scenes.net/article/eschyle-pieces-de-guerre-dolivier-py-ou-la-contemplation-des-ruines/ https://www.insense-scenes.net/article/eschyle-pieces-de-guerre-dolivier-py-ou-la-contemplation-des-ruines/#respond Fri, 22 Jul 2016 18:06:31 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1254 Sous les voutes en partie effondrées de l’église de la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon, Olivier Py présente Eschyle, Pièces de guerre, titre qui nomme ce qui ressemble à un parcours long de plus de quatre heures, commencé dans le jour brûlant et achevé à la nuit tombée. Ce seront quatre tragédies d’Eschyle – Prométhée Enchaîné ; Les Suppliantes ; Les Sept contre Thèbes ; Les Perses – donné dans leur plus simple appareil : trois acteurs seulement qui se partagent tous les rôles, un podium de part et d’autre duquel le public se placera pour seule scénographie, et le texte d’Eschyle purement levé dans la traduction lyrique de Py. Ce pourrait être un contre-pied, une réponse à ceux qui lui reprochent l’inflation spectaculaire de son théâtre. « Théâtre pauvre », revendique ici Py dans la feuille de salle. Et pourtant. Pourtant, au fil de ce qui devient peu à peu une cérémonie civique offerte à la contemplation, le retrait apparent du spectaculaire est l’occasion d’une opération qui, en soustrayant le spectacle, spectacularise une langue et son emphase de surface, dont l’usage pur dépolitise la tragédie, et nous dépossède des outils pour la penser : réduit le théâtre à du patrimoine et ce tragique à une leçon qui est une lâcheté de plus, une lâcheté de trop.

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@Christophe Raynaud de Lage

Py : cap au pur
Retour à l’origine. C’est le but avoué. Voici donc les plus « anciennes pièces de théâtre de l’humanité », nous dit Py dans l’entretien distribué en entrant dans l’église. [[Évidemment, c’est réduire l’humanité à l’Europe, voire à la Grèce : sur les plaines d’Afrique de l’Ouest des milliers d’années avant Eschyle, ou autour des lacs intérieurs d’Ontorio, on n’a pas entendu les hexamètres des poètes grecs pour faire du théâtre – tout retour à l’origine est un mensonge qui masque mal ses prétentions à revendiquer un héritage à soi seul.]]. Dans ce geste déjà se dévoile une certaine lecture de l’histoire : celle d’une source où l’on puiserait le vrai, d’un fondement inaltéré que le temps va peu à peu dégrader. Revenir à cet état premier [[ici encore, c’est un leurre, un fantasme]] de l’art, c’est revenir à l’essence : essence suprême que va exhausser davantage la proposition formelle de Py – celle d’une réduction à l’os de ce théâtre.
Manière de ne laisser aucun os à ronger à ses détracteurs, qui lui ont suffisamment reproché – l’an dernier notamment – ses boursouflures scéniques. Ici, c’est une forme de retrait que propose Py. Loin de la Cour d’Honneur – où il avait présenté l’an dernier Le Roi Lear [Voir la critique de [Yannick Butel sur l’Insensé : Combien d’arbres à abattre.]] –, Py revendique une démarche décentralisante et itinérante. Loin d’Avignon, loin du spectacle : le texte, rien que le texte, et des comédiens[[Philippe Girard, Mireille Herbstmeyer, rédéric Le Sacripan (autrefois Frédéric Giroutru)]] en costume atemporel venus le délivrer, purement. Sur le podium étroit, ils traverseront ce texte avec une certaine efficacité : moins d’une heure à chaque fois pour donner la totalité des quatre chefs d’œuvres d’Eschyle [[les seuls qu’on dispose encore, avec l’Orestie, sur la centaine de pièces qu’il aurait écrites : et encore, ces œuvres ne sont souvent que la première partie de trilogie dans laquelle elles trouvaient tout leur sens, anthropologique et esthétique, au sein des concours organisés au début du 5e siècle av J.-C.]].
Théâtre décharné : le premier acteur – Frédéric Le Sacripan – s’avancera pour dire les mots d’un Prométhée torse nu, visage émacié – et les quatre heures s’achèveront sur ce même acteur, interprétant le roi vaincu Xerxès, torse nu également : façon de souligner d’un bout à l’autre la nudité de cette proposition, sa fragilité consentie à l’exposition pure du texte.
Car au mythe de l’origine s’ajoute celui de la pureté : comme toujours, la tentation de revenir aux sources s’accompagne de celle de les penser comme primordiales, frustes, concentrées – pensée de l’origine et de la réduction, qui conçoit l’histoire comme un développement dégénéré. Au commencement, au moins, tout est mieux rangé. L’homme vint ensuite, ce salaud, qui mit le désordre. On connaît le sermon. Il est d’ailleurs rappelé dans l’arc dramaturgique édifiant présenté par Py, qui ouvre la soirée sur Prométhée Enchaîné. Un Prométhée condamné pour avoir donné à l’homme la science et les arts, la médecine et l’astrologie, le feu de la connaissance et de la vie : porte ouverte aux saccages commis par l’homme. Ainsi, après cette pièce où l’homme est absent, c’est au spectacle de la guerre qu’on assiste – guerre qui menace seulement et qu’on fuit dans Les Suppliantes ; guerre aux sept portes de la ville et face à laquelle on s’organise dans Les Sept Contre Thèbes ; guerre qui a fini par déferler et a massacré dans Les Perses. Revenir à l’origine et à la pureté originelle qui serait censée être enclose dans l’œuvre d’Eschyle serait une manière de relire l’Histoire : et le panorama qui s’en dégage chante la nostalgie d’un temps premier vécu auprès des dieux, un temps gâté par la liberté de l’homme.
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@Christophe Raynaud de Lage

Emphase avec la lune : ou la grandiloquence incarnée
Mais dans cette lecture et la proposition formelle qui la rejoint – présentée comme une fidélité à la puissance, un retour salvateur aux fondamentaux –, on oublie de voir que cette pseudo-origine était fort éloignée de la pureté : qu’elle est elle-même issue d’une histoire des formes et que ce théâtre est abâtardi par tout ce qui pourrait attaquer le texte. Rêvées comme des spectacles de la totalité – emmêlés de musique, de danse, de corps hurlant, de peintures gigantesques, d’architecture grandiose, de foule –, ces tragédies sont des puissances opératiques où le texte n’est qu’un appui, qu’un levier, non une fin. Était recherché l’équilibre entre le spectacle (l’opsis) et le texte (poiesis) comme une mise en tension. On sait bien qu’Aristote – spectateur lointain, un siècle plus tard, d’un théâtre qui lui était étranger –, a occulté le spectacle pour ne conserver que le poème. On sait aussi que vouloir revenir au texte, c’est faire retour à un endroit qui n’a jamais existé : c’est véritablement perdre de vue la puissance que contiennent et délivrent ces tragédies. C’est à peu de choses près projeter silencieusement dans une salle de spectacle les manuscrits d’une partition de musique.
À cet égard, ce théâtre pauvre est un leurre. Il l’est davantage qu’on entend ce sur quoi il repose. Car Py ne renonce à son spectaculaire qu’en apparence : dans cet « à l’os », l’outrance est d’autant plus présente. Théâtre pauvre ? Ce serait le contraire. Dans le creux concédé au spectaculaire, Py s’engouffre et fraie sa propre langue qu’il exhibe, comme s’exhibe un geste – une gesticulation plutôt – tragique, où tout converge vers une démonstration du sentiment pathétique plutôt que vers sa levée. L’interprétation y est incarnation : le jeu, plutôt un mime d’une syntaxe tragique telle qu’on pourrait l’imaginer, et qui correspond à l’idée abstraite des sentiments. Comme s’il suffisait de se mettre en colère pour dire la colère, ou de contrefaire la tristesse pour montrer qu’on est triste, de sembler inquiet pour désigner l’inquiétude. Ce théâtre pauvre l’est surtout dans son épaisseur sensible. Il propose comme seule énergie l’emphase : et comme unique pulsion, celle de sa propre grandiloquence.
Oui, théâtre riche de lui-même, qui finit par crouler sous le poids de sa théâtralité. Ici, l’absence de décor ne cesse de faire signe vers le décor naturel, puissant, du lieu [[Il faut malgré tout préciser que ce n’est pas pour un tel lieu que le spectacle a été conçu, puisque le projet de Py est avant tout itinérant, et que le spectacle a été représenté dans bien des endroits, gymnases, salles de spectacles de moyennes communes…]] : cette église tombée sur elle-même. Singulière décentralisation, que de sortir des remparts d’Avignon pour investir une autre centralité : sacrée, déchirée entre les ruines et le ciel, sanctuaire abandonné et que le théâtre vient de nouveau faire vivre. Ici, au fond du trou à travers lequel on voit le ciel, on y aurait donc jeté un théâtre. Signe qui porte ici encore toute une conception de l’art de Py. Grotowski aimait citer cette phrase de Brecht : « c’est vrai, l’origine du théâtre c’est le rituel ; mais le théâtre commence là où le rituel n’existe plus » [[Peter Brook, Avec Grotowski, préface de Georges Banu, Arles, Actes-Sud, 2009, p. 119.]]. Ici, le théâtre devient le rituel, sacré et civique, d’un culte rendu à ses Anciens, ceux qui savaient encore le secret de l’être ensemble pur et de la Beauté perdue.

 Déradicalisation : un sacré geste patrimonial
Car c’est le sens de ce projet : dresser à vue un monument à la Culture voué à être admiré. « Il y a dans ces pièces un élément pédagogique, une leçon de civisme ». On est là pour se faire (ré) éduquer : ou pour le dire avec les mots d’aujourd’hui : dans cet espace du consensus culturel le plus absolu, on est là pour se faire dé-radicaliser.
Eschyle est le nom inattaquable d’un héraut de la civilisation (la nôtre, paraît-il : Histoire contée comme à des enfants, où la Grèce est source de l’Europe, de la politique, et du théâtre : et où revenir à cette origine serait gage de retrouver une vérité – on a le droit de choisir d’autres histoires, d’autres origines, plus aberrantes et fécondes : de se rêver d’ailleurs pour se vouloir autre que soi-même). Dans ces tragédies, le summum de cette civilisation. La quintessence de la beauté. On se rend à ce spectacle comme à une messe : le chœur est effondré, mais le théâtre viendra justement à cet endroit de l’église pour combler le trou. « Le public sait d’emblée qu’il touche là à des textes patrimoniaux indispensables [[O. Py, feuille de salle.]] ». Expérience touristique : surtout ne pas toucher aux ruines. La bi-frontalité de la scénographie ne fera que souligner cette révérence : le public se regardera regardant le spectacle. « Ainsi, le public peut se contempler lui-même, contemplant les acteurs [[O. Py, feuille de salle]]. » Ce à quoi il assiste, littéralement, c’est au spectacle de son propre regard content de contempler l’Art Majuscule : le podium sur lequel passeront les acteurs sera légèrement surélevé pour qu’on puisse lever la tête vers l’Objet à vénérer.
Reste que durant les quatre heures, on aura le temps de regarder les murs, et de rêver à partir des inscriptions cabalistiques griffées sur les parois : signes des maçons du XVIe, payés à la tâche et qu’on appelait : les tâcherons. Sous ces signes s’agiteront les poses tragiques de seconde main, impeccables de technique et d’énonciation (les dames s’exclameront en sortant, ravies : « on entend parfaitement le texte », tandis que je saluerai avec tendresse et fraternité, un dernier regard au-dessus de l’épaule, les signes des tâcherons).
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De cette cérémonie citoyenne, finit par s’imposer le sentiment d’une escroquerie politique. Car s’il faut prendre Py au mot, c’est aussi pour ne pas le prendre pour dit. Politique : ce mot, Olivier Py ne cesse de le prononcer : dans les médias, dans les feuilles de salle, dans les conférences de presse, sur le plateau… Mais quelle est cette politique qu’il lève, dans cette église et sous le ciel noir ?
Les pièces d’Eschyle – « Eschyle m’apprend à vivre, à penser, à faire du théâtre [[O. Py, feuille de salle]] » – exposent leur drame hors de tout agir : ici tout est déjà passé ou à venir ou à prévoir. On attend de voir où le sort va tomber. Règne la pensée du destin, où la conséquence se trouve immanquablement écrite dans la cause. Prométhée raconte à Io ce qui va lui arriver : destin dont on verra l’accomplissement une heure plus tard, dans Les Suppliantes… Mais dans cette couture que propose Py, le destin devient une fatalité, teintée de fatalisme. Prométhée a confié aux hommes la liberté et qu’en font-ils ? Ils s’aliènent aux prédictions ; demeurent suspendus aux décisions que d’autres prendront : ainsi du roi Pélagos dans Les Suppliantes ; ainsi de la Reine dans Les Perses, ainsi de tous ceux qui, en jetant la pièce, attendent qu’elles tombent.
Py jettent ces pièces de guerre comme autant d’images, reflets d’une sidération incapacitante : dans Les Sept contre Thèbes, on décrit à Etéocle les boucliers des assiégeants qui vont livrer bataille, et dont les armoiries portent le récit de leur combat à venir. Chez Eschyle, qui fait tenir tout le poème sur cette action dramatique – Étéocle doit choisir dans ses rangs le combattant adéquat susceptible d’affronter ces adversaires en fonction de leurs forces et faiblesses –, la langue vient ici remplir l’image pour la dynamiser, l’inscrire dans l’espace de Thèbes et le temps du combat imminent. Tout le contraire ici. Olivier Py fait installer une télévision en bout de scène : et l’acteur qui joue le messager, posé devant l’image, sera spectateur d’un monde effroyable, qu’il ne fera que désigner au Roi. Renversement : on ne serait donc plus que cela, spectateur posté de l’autre côté de l’écran de télévision qui nous sépare du monde, condamné à ne faire qu’assister aux catastrophes, gratte-ciels qui tombent, camion qui déferlent sur les foules… 
Ces pièces ne sont ainsi pas sans résonance : Les Suppliantes décrivent jusqu’au vertige la situation des migrants traversant la Méditerranée pour trouver refuge et hospitalité. Les Perses chante la déploration des guerres inutiles qui ne charrient qu’horreur et désolation… Mais précisément, le politique est ici toujours réduit à un thème, un motif, une toile anhistorique qui fonctionne pour tous les temps, et donc pour aucun en particulier ; il ne saurait être une arme singulière pour notre présent. Face à ces thèmes, le théâtre ne produit aucune capacité [[Le mot est celui que dégage Olivier Neveux dans ces travaux, notamment dans Politiques du spectateur]] pour lire le monde. Il expose la pure contemplation des impuissances – que le spectateur lira sur le visage des spectateurs face à lui. Les forces de mort s’abattent sur nous : mais qu’y pouvons-nous ? Il faut accepter son sort : Prométhée lui-même, enchaîné, s’il conteste le pouvoir du roi absolu, finit par accepter son sort au nom d’une émancipation à venir, qui ne le concerne pas.
Oui, face à ce théâtre, on est comme dépossédé du monde : entre nous et le monde, la Culture se dresse, avec cette injonction : tu l’aimes ou tu nous quittes.
Théâtre politique, oui : mais une politique qui pose les yeux sur le monde et chante la peine d’être pour toujours séparé de l’origine en tâchant de la rejoindre, déplore les formes et les usages que l’Histoire lui a donnés et voudrait s’en extraire. Théâtre politique certes : mais définitivement pas la nôtre.
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@Christophe Raynaud de Lage

Le jour est tombé lentement sur tout cela au moment où s’achève Les Perses, et la nuit s’est levée dehors. Le ciel est plus lourd, lourd de tout ce festival qui se termine et de l’orage qui gronde, va éclater, ne s’abat pas encore ; j’entends certains spectateurs, les yeux vers le ciel, espérer qu’il va pleuvoir et tout nettoyer ; on serait tenté de céder à cet espoir, comme à une foi. Mais non : de l’orage aussi, il faut refuser l’espérance, comme on refuse de se confier aux forces qui ne seraient pas les nôtres. Il faut rentrer : c’est-à-dire, comme toujours, sortir de l’église, du théâtre, s’enfoncer dans la nuit et rejoindre les camarades que je devine autour de la table de la Maison de l’Insensé, écrire et en découdre : et ne pas renoncer.
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We’re pretty fuckin’ far from okay… : enfumage https://www.insense-scenes.net/article/were-pretty-fuckin-far-from-okay-enfumage/ https://www.insense-scenes.net/article/were-pretty-fuckin-far-from-okay-enfumage/#respond Fri, 22 Jul 2016 17:23:07 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1247 Gymnase Paul Giera… ils ont peur du tabac… Y avait pourtant pas de quoi pour cette performance qui n’en fera pas un…


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Sur deux chaises, en front de scène comme en exposition – en vitrine – les interprètes Lisbeth Gruwez (par ailleurs conceptrice de cette performance) et Nicolas Vladyslav observent, assis, une lenteur grave. Un long temps sépare cette station du début d’un mouvement où le corps sera articulé. Un long temps d’immersion dans les nappes lointaines de quelques territoires obscurs constitue donc le commencement de cette pièce chorégraphique performative où le corps au repos, il est encore dans une activité intense tournée vers l’intérieur. Ce corps-là n’est plus ou pas dans la socialisation, il est tout entier dans une tension qui, ultérieurement, dans un second temps va se déchaîner. Une lutte ou une étreinte, quelque chose qui relève d’un combat avec soi, contre soi, qui exige le soutien de l’autre, l’appui de l’autre… gagne alors un espace de visibilité sur le plateau gris borné, en fond de scène, par des néons verticaux qui les exposent davantage. Comme pris dans le halo des phares d’un véhicule inconnu, le duo peut se contempler comme une espèce de papillon affolé. Rien d’autre n’arrivera, sinon deux monolithes gris, énormes, qui viennent dans l’intervalle, entre les néons et les corps, et qui à mesure que le couple s’exécute, les privent petit à petit de lumières.
C’est tout, ou presque, sinon la perception audible, claire, et voulu de sons qui s’échappent de cette performance constrictive. Espace sonore lissé sur un thème unique qui augmente l’inquiétude qui semble être à l’œuvre, à l’origine de l’œuvre aussi…
Car, et Lisbeth Gruwez le confie, cette pièce est toute entière tournée vers l’angoisse, la peur… et aussi surprenant que l’on puisse le constater, un aveu
« mon but personnel avec cette pièce était d’arrêter de fumer, car c’était lié à une angoisse, et il s’agit de regarder la peur, l’angoisse, dans les yeux[[cf. le programme]]
… »
Ah, c’est une bonne idée ça… ou disons que c’est juste une idée qui appellerait une pensée qui ne viendra pas. « Avoir une idée », c’est un début… Alors imaginons le développement lié à cette peur (thème du travail)… « Arrêter de fumer »…
En soi, le corps médical ne cesse de le marteler, « fumer nuit à la santé », et même les producteurs et les vendeurs déploient, à la demande de l’Etat pris en otage par les familles de victimes, sur les paquets de tabac, des diaporamas impressionnants : visuels de tumeurs, photos de corps anéantis, d’accidents en tous genres… Spectateur de « ça », le fumeur que l’on culpabilise en estimant le coût de revient Sécu pour la collectivité, devrait étre accablé. Mais cet égoiste inconscient, libertin du plaisir individuel, cet entêté continue de têter la roulée, la sans filtre, la blonde, la brune, etc… Il suce et salive sur la clopinette, jouant du bout comme du téton des nymphettes, il est dans l’érotisme… Et tout cela n’a rien d’incroyable, puisque c’est dans Don Juan, que l’on peut entendre « il n’est rien d’égal au tabac », ou « qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre ».
Bref, oui, il faut avoir peur du tabac, comme on peut avoir peur des votes populistes. Oui, fumer tue, comme aussi le capitalisme sauvage… etc.
Mais la performance proposée n’allait pas au-delà d’une forme énigmatique sans fin qui répandait un écran de fumée sur quelque chose qui définitivement n’apparaîtrait jamais… Et de songer à la clope de Camus, celle de Prévert, celle de Deleuze, de Gainsbourg… Ah, la cigarette, celle des plans de Rohmer, celle de Ventura dans l’armée des ombres, de Montand dans le salaire de la peur… Et se souvenir de Müller et de son havane.
Ah, fumer, au risque de… casser sa pipe.

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Gabily : Des bouches qui bougent https://www.insense-scenes.net/article/gabily-des-bouches-qui-bougent/ https://www.insense-scenes.net/article/gabily-des-bouches-qui-bougent/#respond Fri, 22 Jul 2016 11:53:43 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1244 Du 17 au 21 Juillet, lecture de textes de Didier-Georges Gabily, à la Maison Jean Vilar. Des mots qui pourraient nous faire imaginer de quel travail il s’agissait. Des mots qui pourraient faire entendre une violence quelconque. Pour ceux qui sauraient écouter.

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Ce 21 juillet 2016, journée de chaleur plombante, étouffante de cette 70e édition du Festival d’Avignon. Journée (pour moi) post-Lupa. Post. Encore épuisé d’une nuit trop arrosée pour oublier, pour supporter la vie, qu’en sais-je ? Post-Lupa, avec aucun envie de retourner au théâtre ou voir quelconques agitations pour masquer le nihilisme qui nous habite. Post, de quelque chose qui pouvait tenir encore. Les premiers mots de Marguerite L. me poussent presque les larmes aux yeux : « depuis quinze ans » Quoi ? Qui ? Mais cet énoncé à lui, tout seul, m’oblige à reprendre possession de moi. Fini les sentimentalités.
« Reconstitution », impossible. Quelques bribes de phrases parviennent à mes oreilles. Cette France qui se grattait le ventre avec le Théâtre du quotidien.
Fétichisation de la compréhension. Qu’est-ce qui a changé ? C’était il y a plus de vingt ans.
Un martèlement de pas d’un cheval, mais cela n’a rien à voir, avec toi.
Et en demi sommeil, je me demande, presque systématiquement dans les lectures, si c’est moi qui ne comprends pas, si c’est moi qui ne voit que des bouches qui bougent et produisent des sons, qui veulent me faire parvenir un sens quelconque, mais c’est comme un mur qui me sépare des ces agitations buccales, une limite infranchissable sans un effort énorme, surhumain, comme une langue étrangère devant moi dont je reste exclu et je retourne dans mes pensées. « Si quelqu’un pouvait faire que ça se taise là, dans la tête ». Que ça se taise, dans la tête et devant moi, que ça se taise.
Plèvre dans la bouche. Inconsciente honte. Tu pue. Demain tu te prendras un bain. Doigts dans le sexe féminin. Nourrisson humain éclaté tel un chaton de trop dans une portée, contre un mur. Douze ans de silence.
Agitations buccales et phoniques. Mais quels corps avec ces mots ? Du Gabily post-Gabily. Il en faisait quoi, lui ?
On aurait pu voir quelques extraits à la NEF, mais le matin, quelqu’un pensait que c’était une bonne idée d’inter-changer le programme, commencer avec ces extraits et finir avec la captation de Matignon. Je les ai donc ratés.
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Place des héros…Tableau d’une extinction https://www.insense-scenes.net/article/place-des-herostableau-dune-extinction/ https://www.insense-scenes.net/article/place-des-herostableau-dune-extinction/#respond Thu, 21 Jul 2016 14:07:25 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1240 Il y a ce monde qui n’est pas le monde. Et nous en sommes les héritiers, mais aussi ceux qui le façonnent, avec la mémoire, avec l’oubli, avec la volonté… Les héritiers de Lupa répondent au mort, répondent du mort. Et les 4 h 15 de Place des héros de Thomas Bernhard, données en lituanien surtitré, ponctuées de charges musicales, harmonieuses et déconstruites de Bogumit Misala sont cruelles parce qu’elles rappellent la condition de l’héritage… une conscience.

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Du The Times is out of joint… à No Future .
« Et comment que c’est vrai » écrit Thomas Bernhard dans Heldenplatz, publié en 1988 (il meurt quelques mois plus tard). Et de tous les énoncés qui s’entendent comme un énième réquisitoire contre l’Autriche « catholique et nazi », une énième condamnation d’un peuple de vassaux invertébrés qui sont le modèle européen de la collaboration muette fascinée par cette mère qu’est Germania, un énième pamphlet contre la Républik Osterreich qui est à l’engagement ce que la Suisse est à l’accueil des réfugiés, une énième charge contre ce monde qui n’est pas le monde… il y a cet énoncé, dit par Madame Zittel, gouvernante de son état, dame de compagnie à ses heures – élevée au rang de confidente, de singe-savant et de disciple du professeur Josef Schuster – porteuse de petite croix, à vue, sur sa gorge.
« Et comment que c’est vrai » dit-elle, ou un énoncé presque agrammatical, infirme en quelque sorte, qui rapporte le vrai sous sa forme mutilée et populaire. De ces vérités qui ont le goût du bon sens élevé au rang de vérité dans le monde domestique lequel ne s’embarrasse pas de philosophie.
« Et comment que c’est vrai », énoncé qui marque l’étonnement de celui qui ne comprend pas que l’on puisse douter et qui s’inquiète que cette vérité évidente ne soumette pas l’entourage. Phrase finalement superficielle, presque anecdotique au regard des multiples énoncés qui forment la pièce Place des héros. Phrase simple, presque trop simple eu égard aux différents moments où Bernhard fait mouche avec des formes réflexives plus enlevées et relevées… Phrase anonyme et accessoire, en définitive, qui ne fait pas le poids des idées devant le philosophe Robert (bien portant), frère de Josef le mathématicien-philosophe-suicidé qui lui disserte sur la finalité et le but de la vie. Le philosophe caustique, critique, cynique, pathétique aussi… dont le discours est maintes fois plus mâtiné de vernis que la petite phrase de Madame Zittel. Entre ces deux mondes qui cohabitent, ce monde d’en haut et celui d’en bas, celui des maîtres et des gens de peu, celui des héritiers/rentiers et celui des « gens de maison »/des petits personnels de service… entre le philosophe et la domestique, le discours argumenté et ciselé de l’un et la pensée brute de l’autre… c’est moins la question de la lutte des classes, qu’une différence entre ceux qui fréquentèrent les meilleures classes et n’ont rien appris et les autres, les déclassés qui, pour autant, qu’ils copient les premiers, ont aussi leur mot à dire, leur mot à eux… Entre les deux, entre le discours développé de l’un et la pensée en voie de développement de l’autre, il y aura ainsi le commun de la Place des héros qui, en 1938, les unira autour de l’Anschluss qui ne fera plus entendre qu’une seule voix.



« Et comment que c’est vrai », dit tout juste deux fois dès le premier épisode d’une pièce qui en compte trois, marque ainsi de son sceau Place des héros qui s’écoute comme une longue suite de pensées arbitrales, de remarques légiférantes et de considérations subjectives sur l’état dévasté et désœuvré du monde : celui de l’art (vivier de narcisses stériles), celui de la politique (réserve de pourris illettrés), celui des journaux (fosse de gratte-papiers imbéciles), celui du religieux (stock d’idées viles), celui de l’État (espace vide)…, et à une échelle moindre, mais finalement déterminante pour les appareils structurants nommés ci-dessus, celui de l’humain dont Bernhard, lors de sentences accablantes, souligne le peu de goût pour le travail de l’esprit. L’humain dont on comprend – à écouter Bernhard – que le droit de penser qu’il revendique individuellement n’est finalement que l’antichambre funèbre de la pensée abandonnée. Pensée parquée, toujours prise au piège de la délégation, qui loin de délivrer, se trouve livrer l’humain à ses terres maudites que sont les territoires du cynisme, de l’abandon, du repliement… Là, en définitive, où le droit de penser finit par ne plus figurer, par facilité, par lâcheté, par trahison, par indifférence… qu’une forme de droit, pour n’être plus incarné que dans le Droit.
Et Bernhard de faire le procès de ce glissement ou de cette déchirure-séparation entre « Droit » et « Penser » où si le second des deux termes induit un mouvement continu, une incertitude et une instabilité, une aventure et, in fine, une peur… le premier, en revanche, n’est que borne, limite, frontière, arrêt… rassurant. Manière chez Bernhard de faire la critique du délibératif, du législatif, du notarié, du légal, du légitime… qui sont les mortiers de tous les conservatismes. Manière d’organiser, de planifier ou d’aplanir et de lisser… les différences en appliquant une égalité juridique fondée sur la reconnaissance de toute chose… au point de faire de l’art de repasser (« l’art du repassage est l’un des arts le plus haut », paroles de Josef le suicidé reprises par Madame Zittel) l’égal d’un poème de Goethe, de Descartes, de Kleist, l’égal de Faust, de Mademoiselle Julie, de La Mort de Danton (exemples pris au texte)… Ou quand l’indistinct devient la règle, « l’indistinct » qui est l’autre mot de « l’uniforme »…
Écrivant Place des Héros, Bernhard n’a pas écrit sur l’Autriche, il a écrit sur le nid, le poumon, le ventre fécond où gîte la bête ; la matrice ovulaire couveuse et pondeuse qu’est l’Autriche qui n’est que l’un des organes reproducteurs d’un corps plus complexe en attente d’être fécondé.
Alors qui ?
Au compte des géniteurs Bernhard répond : Dieu, l’américanisme, le socialisme ou le National Socialisme, le désengagement, l’entre-soi… Zittel, Schuster le suicidé, Robert le philosophe, Liebig, la veuve, Olga, Anna, Lukas,… Peut-être la jeune Herta à la crinière de Rosa la rouge… les uns et les autres, les familles unies et leurs contraires, les familles opposées aussi… et de distinguer dans ce monde le peuple uni contre le peuple élu… puisque, et Bernhard n’a de cesse de le rappeler, c’est là qu’est le bouc-émissaire ad vitam aeternam.
« Times is out of joint » faisait dire Shakespeare à Hamlet… et l’élisabéthain de croire qu’il y aurait un horizon, un monde à redresser… Et Bernhard de lui répondre, l’histoire de l’infamie vécue, d’Oxford, de Cambridge, Neuhaus et d’ailleurs (basta toutes les Utopia), en plantant en front de scène un magnifique bouquet de fleurs, façon Sex Pistol « nous sommes les fleurs de la benne à ordure »… oh, Will, there is No Future.
« Et comment que c’est vrai… », deux fois dit, à peine entendu peut-être. Ou un énoncé qui ne fait pas mentir Foucault sur la rareté de l’énoncé, la rareté qui est sa condition de vérité.
La maison des petits cochons…
Qu’est-ce qu’un décor de théâtre ? Pourquoi un ornement ? Comment choisir la forme et la matière d’une pensée immatérielle ? Comment épaissir une idée, et lui trouver une visibilité dans un objet ?… Et qu’est-ce qu’une scénographie ? Comprenons un parcours sur le plateau, hors du plateau, un mouvement, un état ?
Dans quel relief tombe l’œil et comment mettre en mouvement le regard ?
Ce qui ressemble à un appartement bourgeois au plafond démesurément haut, ce qui se donne comme un appartement aux fenêtres incroyablement grandes, ce qui fait croire à un intérieur étonnamment évidé… finit par imposer qu’il y a là un autre espace. Qu’il n’y a, à l’endroit qu’offre Kristian Lupa, non plus un appartement, mais plutôt un bien immobilier. Expression juste que celle de « bien immobilier » qui dit explicitement autre chose. Expression qui induit le commerce, la vente, le départ ou l’arrivée, une histoire passée (mémoire, souvenir, vie), et peut-être un avenir encore incertain, où ceux qui ont vécu là, propriétaires ou locataires, sont désormais ailleurs.
Ce qui ressemble à un bien immobilier quand s’impriment sur les murs quelques arbres épars, quand s’imprime par effet vidéo la silhouette floue d’un château, quand, entre les quatre murs, se trouve un banc public, est plus qu’un bien immobilier. C’est peut-être un jardin public ou peut-être le parc d’une maison de maître . Expression qui désigne plus qu’une architecture et induit une généalogie, avec pignon sur rue, car la maison de maître connote toujours ceux qui regardent d’en haut, puisqu’ils sont de la « haute ». Et Kristian Lupa, à ce nouvel endroit, donne à voir le monde d’en haut, celui des hauteurs et des hautains.
Au troisième épisode, ce qui ressemble à une maison de maître et son parc quand monte un brouillard épais à l’extérieur des fenêtres qui donnent sur la Place des héros, n’est qu’une maison de paille sur laquelle le loup va souffler. Et Lupa donne à voir une porcherie bien pensante (table dressée et soupe servie), délicate et attablée à s’engraisser, gérant les dessous de table et autres transactions financières, petits spéculateurs et percepteurs de loyers… C’est la maison des petites cochonneries, propres sur eux, sales au-dedans, sous l’œil des domestiques en retrait, à leur service…
Ce qui est une porcherie, à l’image finale, est rattrapée par la nuit et la vocifération qui couvre la digestion des porcs qui habitaient la maison de maître… Le loup fera désormais la loi dans « la bergerie ». Nacht und Nebel… embrasse les campeurs du « camp de Neuhaus »… qui gardaient la fenêtre fermée afin de se protéger du bruit furieux qui grandissait et a balayé tous les clapots environnants… Plus de gazouillis, plus de petites musiques, même plus un corbeau de Villon à écouter. Ça hurle à faire voler la vitre de la fenêtre, ce verre de protection… qui abritait le ver…
Des cartons de déménagement estampillés Oxford, des chaussures cirées qui font des domestiques des cireurs de pompes, de l’évocation de Glenn Gould sans jamais l’entendre, des quelques meubles sous plastiques, des chemises blanches du mort repassées de manière pavlovienne, du spectre du professeur projeté sur le mur qui fait de l’ombre à Zittel mise au fer (à repasser), des arbres maigres qui feraient pleurer Hölderlin, des cannes qui soutiennent ce monde de morts vivants, d’une caisse marquée par la croix gammée au terme d’une phrase « les masses, le peuple est comme toutes les femmes qui veulent être violées »… tout relève de la naphtaline. Ce conservateur chimique de tissu, ici social, bientôt bouffé par la racine que sont les hérédités.
C’est dans ce décor que les comédiens de Place des héros, habillés de noir tout au long des épisodes, se donnent le change, sans jamais un écart. Naturels non. Réalistes non. Hors d’eux-mêmes au service d’un phrasé blasé, intérieurs « jusqu’à cœur » comme on dit « à point », ils ne jouent pas, ils subliment quelque chose qui leur est par nature étranger. Ils respirent. C’est juste, ça, la respiration qui fait que ce qui est dit ne se révèle pas autrement que sous le naturel. Ils respirent oui, c’est juste ça qui donne à la voix son accent, sa hauteur, son rythme… sans l’artifice de la distance qui guette toujours le rapport de l’acteur au texte. Et dans cette respiration se forme le souffle spirituel, le Geist, et le pneuma derridien, qui s’introduit dans l’oreille de celui qui, à l’écoute, n’a besoin de faire aucun effort pour être hanté par le texte. Exercice d’Hantologie que celui de la phonologie.
L’autour et l’axial…
Et de regarder la boite qu’est le plateau – hanté par des dialogues qui tous témoignent de la présence/absence du mort – comme un creux dans une matière qu’elle voile et dans laquelle elle baigne. Le creux, tout d’abord, lieu de la parole articulée, espace du déplacement, territoire d’exposition et niche d’exécution… Topographiquement, le creux est une déformation dont on ne peut prévoir s’il s’accentuera, s’ouvrira, formera une béance ou pas. C’est un entre-deux, à l’image de ceux qui y ont élu domicile qui sont eux-mêmes, par leurs paroles portées à s’en sortir, par leur inaction à y être enterrée. Le creux… le creux de la vague, le creux des propos, l’en creux du discours qui travestit, comme encore le ce qui sonne creux parce que le geste n’est pas en accord avec la pensée. La scène chez Lupa a donc à voir avec le creux qui n’est pas sans rapport avec la croix (creuz en allemand…)… Mais le creux n’est rien sans l’arrière-fond qui lui donne corps.
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C’est là que repose en définitive l’esthétique de Lupa. Esthétique du frottement, de l’achoppement qui repose sur les presque ouvertures que sont les fenêtres qui sont comme le passage annoncé et interdit, l’espace intermédiaire et l’intervalle obstrué. Lieu simultanément de la transparence et de l’épaisseur redoublée. Et les fenêtres laissent passer quelques bruits, quelques clapots sonores, quelques clartés, quelques bribes de sons de la rue… Les fenêtres sont la lucarne sur l’autour. L’autour du creux. Comprenons qu’il ne s’agit plus de relayer scénographiquement une dialectique qui reposerait sur le devant et le derrière, sur le montré et sur le caché… Mais bien plutôt de mettre en perspective que la surface est la partie émergée de la profondeur et qu’il y a un lien consubstantiel entre les deux. La mise en scène de Lupa fonctionne ainsi sur des montées, des remontées, des relents, des reflux… esthétiques magmatiques que transpirent les murs quand quelques impressions laissent entendre et voir que l’entour vient à la surface du creux. Esthétique du frottement entre non pas les mondes, mais les énergies complexes, et ici exclusivement négatives, du monde.
Énergies dévorantes qui incorporent l’autre « autour » qu’était la salle soudainement projetée à la fin de l’épisode 2. Disparition, en quelque sorte du quatrième mur qui fait du spectateur non plus un témoin, mais un complice… Terrifiant non ! Et néanmoins théâtre de l’espérance, ou espérance dans le théâtre qui jette son corps dans la bataille, encore, et encore, et encore… avant l’extinction. Quand s’achève Place des héros, c’est au roman de François Chatelet que je songe, précisément au titre de son roman, Les Années de démolition… et à la première page, à l’exergue qui, sous la forme d’une notice de dictionnaire, décline le mot « classe »… et de m’inquiéter de ce qui, de manière récurrente, fait « la classe des héros »…
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Lupa, l’expérience d’un effondrement https://www.insense-scenes.net/article/lupa-lexperience-dun-effondrement/ https://www.insense-scenes.net/article/lupa-lexperience-dun-effondrement/#respond Thu, 21 Jul 2016 14:04:58 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1236 Du 18 au 24 juillet, Place des Héros, dernier texte de Thomas Bernhard, mis en scène par Krystian Lupa. Une expérience qui nous fait toucher l’abîme, sans issue.

 
C’est à partir d’aujourd’hui… que je ne pourrai plus retourner au théâtre sans trembler. Non pas de peur d’aller chez le dentiste comme Artaud le suggérait, mais pour quelque chose qui dépasse infiniment la terreur du dentiste. À partir d’aujourd’hui, je ne pourrai plus retourner au théâtre sans trembler… à cause de la possibilité d’aller à ma mort. Il serait possible que je ne le survive pas. Il serait possible que le théâtre me fasse craquer. Il est possible que le théâtre tue. Et je rajouterai que tout le théâtre, qui ne frôlera pas la mort que je me donnerai, n’a pas lieu d’être.
Un rideau de lumière nous aveugle.
La lumière bascule.
Un monde est là.
Comment écrire alors après le ravage ? Où trouver encore la force pour agir, pour faire quoi que ce soit, pour produire quelque chose avec l’épuisement qui est la suite de cette traversée, de cet anéantissement ? Épuisement par larmes, par tremblement, par peur. Savoir que ce n’était pas loin que tout se serait effondré, qu’il ne manquait pas grand-chose.

Lupa nous présente ces trois scènes, séparées chacune d’un entracte, d’une pause de trente, puis de vingt minutes. Ces vingt minutes après la deuxième scène, où tout fut détruit, où il ne restait plus d’issue (Et depuis, nous savons : « l’homme sans issue se tue, se supprime. »), cette scène où il ne restait plus d’échappatoire, plus de lieux à sauver, plus d’espoir aucun, cette scène qui nomme la montée de la haine, de l’antisémitisme, de la bêtise et de la barbarie, ces vingt minutes de pause étaient remplies par ce combat contre l’effondrement, ce combat contre les larmes et l’angoisse, mais aussi le désir de l’abîme, pour traverser les fonds… et éventuellement renaître. N’y aurait-il pas eu la troisième partie, une vague de suicide aurait traversé le pays…
Scène Un : Quelque part, la boucle ici nous prépare pour notre destruction. Le repassage. La redite. La méchanceté des gens qui n’arrivent pas à parler en leurs noms, qui répètent. En cela, la gouvernante est déjà un professeur, un universitaire. (Tout mon respect pour mes camarades universitaires de l’insensé. Leur discours ne l’est pas.) Mme Zittel, gouvernante du professeur défunt, le joue, l’imite, répète ses leçons reçues et laisse sortir toute sa méchanceté – il n’y a pas d’autres noms – contre Herta, la bonne, son inférieur. C’est seulement quand elle a le doigt levé, que sa main ne tremble pas.
Un monde advint donc. Il s’agit d’une pièce d’un appartement de la haute bourgeoisie, ancien, mais vide. Presque vide. En déménagement. Les meubles là, en attente. Objets, comme abandonnés des hommes. Objets dans leurs solitudes d’être. Leurs fonctions recouvrent encore celles du passé, mais les chemises et les chaussures qu’ils protègent n’ont plus de propriétaire. Et pourtant, les chemises sont encore repassées, pliées. Les chaussures cirées. À voir Zittel le faire, le raconter, le refaire, en pleurer. À voir le fantôme projeté sur le mur du fond — comme quoi le cinéma et non le théâtre est réellement l’art des fantômes et le théâtre peut-être celui de ceux qui en sont hantés – et à voir Zittel qui répète infiniment cette tâche désormais inutile, nous commençons doucement à perdre le sens des activités humaines. À quoi bon repasser les chemises d’un mort ? À quoi bon cirer ses chaussures ? Mais nous ne pouvons pas faire autrement, comme « une habitude qui s’est plu chez nous et ne veut plus repartir. » (Rilke) ou « Oui, l’habitude est une grande chose. Le diable sait jusqu’où l’habitude peut mener l’homme. » (Dostoïevski) En tout cas, une prison. Et nous n’avons même pas l’imagination d’une sortie éventuelle. Nous ne savons que continuer nos labeurs quotidiens, peu importe l’absence totale d’un sens pour ces activités. Nous continuons à tourner en rond, à répéter les gestes, les mots. Répétition des mots des autres, répétition des maux de soi, mais toujours les mêmes, toujours les mêmes. Comme l’impossibilité de faire sens du traumatisme. Une boucle infinie. Et ce repassage des chemises d’un mort nous prépare peut-être notre chemise de mort à venir.
Toute la pièce semble faite d’un repassage d’un lieu à un autre, par des lieux du passé, par un souvenir, frère du deuil, et les glissements du souvenir vers l’accusation de l’autre et du monde. Quand il s’agit d’ici, quand parfois ces personnages s’adressent la parole, cela devient particulièrement violent, foudroyant. Herta devient la bonne à rien. Zittel veut être payé, avoir un retour pour sa bonne action. Rien n’est gratuit. Il n’y a pas de bonté. Il n’y a rien à sauver. Plus tard, l’oncle accuse — le mot est faible — ce monde injuste, pourri, perfide, méchant, bête, brutal, barbare…
Composition des couleurs : Murs gris granite, hauts. Brun bois cerise des meubles. Chemises blanches ou bleu pastel, blanc cassé. Fenêtre, lumière diffuse de l’extérieur, qui par moment, se réchauffe, entre dans les jaunes, dans des solitudes d’espoir ? Dans des rêveries possibles ? Quand Herta ose, pendant une courte absence de sa supérieure, prendre sa place et rejouer le repassage, déjà joué par sa supérieure qui a imité le fantôme, le patriarche mort, suicidé. Cartons bruns, adressés à Oxford, en attente d’une expédition vers nulle part. Ou vers quelque part où il n’y aura plus personne. Seul le piano est déjà parti. Plus de musique possible…
Au milieu, les femmes en noir. Ressort peut-être la chevelure rousse-blonde, éclatante de Herta, qui ne cesse de regarder par la fenêtre, d’être à la fenêtre. C’est elle qui a vu le suicide. Défenestration.

Scène deux : « Das Volk (die Masse) ist wie ein Weib, es will vergewaltigt sein. » Suivi d’une croix gammée. C’est-à-dire : le peuple, la masse, est comme la femme, il veut être violé. Le peuple est comme une femme. Elle veut être violée. Le peuple, la masse, comme la femme, veut être violé. La masse (le peuple) est comme la femme. Elle est là pour être violée. Suivi d’une croix gammée. Écrit quelque part dans le Volksgarten, le jardin du peuple.
Gris. Cris des corneilles. Cris des oiseaux gris. Brume. Encore le « chœur de l’hiver », le mois de mars. Pas de feuille, même pas pourris. Rien pour nous dire tel un Kirillow que tout est bien, tout. Il n’y a simplement rien. Des squelettes d’arbres. Paysage mort projeté sur les murs de la pièce de la scène précédente. Des bruits, pendant toute la pièce, à créer ce monde. Monde qui est derrière les murs, autour… que Herta attend peut-être…
C’est alors le frère du défunt, l’oncle des deux filles, qui m’achèvera. À plusieurs reprises, comme des vagues de lames coupantes, ses mots se rouent sur notre corps. Et Lupa ne nous laissera pas d’échappatoire. Les lumières dans la salle s’allument. C’est de vous qu’on parle. Nous sommes responsables devant l’horreur de ce monde. On nous regarde. On nous attend tout en sachant qu’il n’y a rien à attendre. Que la salle sera vide à nouveau ce soir, comme l’image projetée face à nous pendant quelques secondes. Vide, vidé, abandonné, mort. On nous regarde, on attend notre mort. On attend la fin. On attend la fin de nous tous. « Le but c’est la fin. » Et c’est alors quelque chose que je n’ai encore jamais vécu. Des frissons me traversent. C’est à glacer le sang. Seule réplique : des larmes. Mais cette terreur n’est pas la terreur d’une situation ni d’un état psychologique ou émotionnel d’un personnage, mais c’est les mots, ces mots qui ont creusé des sillons comme la gale pour planter une lame coupante dans votre moelle. Une terreur secoue le corps sans savoir pourquoi, sans pouvoir l’identifier. Quelque chose se brise. Tout édifice s’effondre. Le pire, c’est quand il rit, quand il nomme la perfidie, le cynisme de ce monde comme si c’était une blague. Ils rient. Ils rient. Les spasmes perdurent encore dehors, dans l’attente pour la troisième scène.
Il y a parfois de la musique. Musique qui, soit, arrache la situation à elle-même et l’amène loin et on la regarde et on regarde les acteurs comme quelque chose qui a toujours été vrai et qui sera vrai toujours. Ça gagne en hauteur pour marteler ce fait du sans issue avec plus d’amplitude. Soit, la musique enfonce les lieux, les mots, les personnages et nous amène, nous pousse, nous arrache de notre place édifiée pour nous bousculer dans l’abîme. Ou encore, elle soutient une apparition mystérieuse, peut-être quelque chose qui sera là, après le passage des hommes sur terre, et regarde cela avec indifférence.
« Personnages » est d’ailleurs un mauvais mot. Ces comédiennes et comédiens nous livrent ce texte avec un naturel qui ne fait que répéter la chose close sur elle-même. Nous ne pouvons plus dire personnage et se dire que c’est du théâtre. Là non plus, il n’y a pas d’issue. Et le rêve, l’idée même d’un homme nouveau semble être morte depuis des lustres. Il n’y a donc pas de corps nouveaux.
À part… et c’est là très vague, douteux, mais c’est la nécessité que j’ai pour continuer à vivre… à part, peut-être, qui sait, un quelque chose à sauver… un coin où il y a encore du jeu, à partir duquel, peut-être, une ligne de fuite, une perspective, peut naître. C’est Herta. C’est la bonne à rien. C’est celle qui regarde par la fenêtre. C’est celle qui ne sert à rien. C’est celle, fille d’un alcoolique et d’une voleuse, qui est au plus bas de l’échelle sociale. Quelques phrases simples. Presque un Bartleby. Une figure qui ne participe pas à ce monde, mais trouve des endroits, des tout petits endroits, de jeu. Le chapeau de Madame, veuve. Elle le lui enlève et derrière son dos, se le pose sur la tête, presque. Endroit de jeu dans cette assemblée de deuil. Et même si au final, ce n’est que le jeu et le rêve d’être maître, d’être à la place de son maître et reproduire la même chose, il y a là une ouverture possible, la possibilité d’une ligne qui pourra peut-être par quelconque hasard ouvrir un monde à venir.
Car ce monde-ci est foutu.
Scène trois, le critique terrible de l’ordre du monde se place comme le nouveau patriarche. Ils continuent. Dehors, les rumeurs montent. Les rumeurs qui acclament l’arrivée de Hitler. À force d’attendre, notre assemblée est solidaire, complice du fascisme. Mais il semble qu’ils n’ont pas d’autres choix. Il n’y avait pas d’issue, pas de possibilité de l’arrêter, de s’opposer à la bêtise et la barbarie. Le monde court à sa perte. Jamais cette course ne fut aussi concrète, aussi réelle, aussi traversée. À la fin, les rumeurs montent, montent et la vitre de la grande fenêtre au centre éclate. Et cet éclatement est peut-être notre sauvetage, à nous, spectateurs lâches. Le fait que quelque chose se brise sur la scène nous libère de la nécessité de briser quelque chose, définitivement, en nous. C’était peut-être l’éclatement de trop qui, au final, nous console avec le théâtre. Car sans cela, il aurait fallu que quelque chose pète en dehors de la salle. Quelque part : si les fascistes arrivent dans le théâtre, on peut encore se dire qu’ils ne sont pas encore aux portes de nos maisons. C’est l’éclatement final qui sauve le pays d’une vague de suicides.

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Jolly et Le Radeau de la Méduse | naufrages ô désespoir https://www.insense-scenes.net/article/jolly-et-le-radeau-de-la-meduse-naufrages-o-desespoir/ https://www.insense-scenes.net/article/jolly-et-le-radeau-de-la-meduse-naufrages-o-desespoir/#respond Wed, 20 Jul 2016 20:11:46 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1226 Les moments de seuils sont décisifs. Sortir d’une école, par exemple : entrer dans ce qu’on nomme vulgairement la vie professionnelle, ou plus brutalement la vie active. Passer de l’enfance à l’âge adulte aussi ; de la vie à la mort, de la mort à la vie, de la communauté à la solitude. D’une rive à l’autre. On devine le dessein de superposer ici ces enjeux de seuil – pédagogique et existentiel, intime et collectif – dans le projet de Thomas Jolly, à qui Stanislas Nordey a confié la tâche de monter ce spectacle de sortie[[ou d’entrée, comme le voudrait T. Jolly]] des jeunes élèves du groupe 42 du théâtre National de Strasbourg. Dès lors, ce à quoi on assiste, sous la pièce d’emprunt du Radeau de la Méduse – ce texte tardif du dramaturge allemand Georg Kaiser, écrit depuis son exil suisse en 1942 – excède largement la simple morale de la fable édifiante, écrasée dans son allégorie christique d’un autre âge. L’enjeu théâtral, celui d’une transmission, devient central – et ce dont il témoigne (dans la conception de la scène ou de l’expérience, du rapport politique au sacrifice comme du sentiment de l’autre, de l’espace de travail et de l’émancipation) consterne d’abord, accable rapidement, désole finalement.

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Ils sont douze enfants – rescapés d’un navire torpillé – qui ont trouvé refuge dans une barque à la dérive pendant sept jours. Douze enfants jetés dans le monde, littéralement et allégoriquement (l’allégorie pèse de tout son poids d’édification morale et poétique : trousseau de clés qui ouvre les portes, sans mystère, d’un récit descellé). Douze enfants qui, égarés loin du monde des grands, vont finalement faire l’épreuve du passage à l’âge adulte. Il y a quelque chose du récit de Golding, Sa Majesté des mouches : cette communauté d’enfants, victimes d’abord protégées par leur innocence, qui deviennent peu à peu adultes au prix d’une sauvagerie conquise dans l’organisation de son collectif. Ce qui va détruire la pureté originelle de leur communauté est comme toujours – comme partout – l’effraction d’un autre qui viendra miner l’intégrité originelle : un treizième enfant, plus jeune, muet et secret, est retrouvé caché au fond d’une cale.
Ce treizième est de trop : il l’est d’abord parce qu’il est étranger, roux de surcroit – porteur d’un stigmate ici encore, ici comme partout d’un symbolisme souligné au marqueur – ; il l’est ensuite parce qu’il vient après l’origine de cette communauté. Il l’est enfin parce qu’il semble porter un secret qu’il refuse de délivrer. Et puis, à cause de lui, ils sont treize : treize comme autour du dernier repas du Christ – ils ont bien retenu la leçon du catéchisme. Il faut donc éliminer l’intrus pour être sauvés. C’est tout l’enjeu dramatique de cette fable : ces enfants vont se constituer en communauté contre un autre, et deviendront adultes à ce titre. Et ce devenir ne pourra s’accomplir qu’en reproduisant (en répétant) ce qu’ils ont vu de la vie des adultes : littéralement, en reproduisant les mots entendus dans la bouche de leurs parents. Leur seul horizon de sens réside dans ces paroles d’adulte, qui finissent par trouver leur vérité dans la Parole. C’est donc le récit biblique, mais de seconde main, qu’ils vont appliquer à la lettre.
Car ces enfants sont avant tout des héritiers, muni d’un solide testament : la Bible comme seule manière de lire le monde et de le comprendre, mais une Bible qui ne leur est parvenue que sous des récits de superstition, parsemée de chiffres magiques et de gestes criminels et salvateurs. Finalement, l’un d’eux, Allan (Rémi Fortin, d’une étonnante violence dans la fragilité), s’opposera à l’éviction du petit garçon : mais pris au piège de son propre devenir, aveuglé[[la Méduse est sans doute pour lui celle de la divinité]] par son désir lui aussi de grandir et de reproduire la geste adulte (en se mariant avec Ann (Emma Liégeois, d’une profonde douceur dans la terreur), une des filles de cette barque, la plus virulente à l’égard du petit roux), il ne verra pas qu’on profitera de lui pour évincer le jeune garçon. Dès sa disparition – évidemment, la Bible disait vrai –, un avion les secourt. C’est le septième jour (pour les lecteurs quelque peu distraits à ce stade de l’article, il faut rappeler à toutes fins utiles que ce chiffre a quelque chose à voir avec la Création, les sept jours de la semaine, ou les sept doigts de la main, qui sait), Allan refuse d’être sauvé, et meurt sous les rafales d’un avion ennemi, les bras en croix.
Résumant à grands traits cette fable – et passant sous les innombrables signes balisant la fatalité tragique en destins charriant son océan de larmes –, on réalise combien sous quel poids de sacralité et de moralisme épique on croule. Une pièce comme on n’en écrit plus, et on comprend, à l’entendre sur scène, pourquoi. Bien sûr, on devine sa nécessité, en 1942, chez un auteur allemand chassé par l’Allemagne nazie, qui a vu ses ouvrages brûlés, et qui s’éprouve comme un jeune enfant perdu dans l’océan de l’Histoire, sacrifié. On devine le besoin de dénoncer les fanatismes, les crimes commis au nom d’une transcendance dévaluée, l’abjection des religions devenues des récits d’exclusion à appliquer à la lettre. Qui pour n’être pas d’accord ? Dans cette œuvre, tous les signes convergent vers une dénonciation consensuelle qui finit par se vider de son sens : oui, tuer est mal ; oui, tuer un enfant est l’abjection ultime ; oui, la religion est un outil de domination ; oui : oui.
À lire aujourd’hui cette pièce, n’apparaît qu’une pure forme à distance, objet déposé dans un coin du théâtre qui se regarde et occupe la place comme on occupe des enfants. Dans le symbolisme mort-né de la fable, rien qui ne demeure vif d’une urgence qui concernerait notre présent. L’enjeu de la migration (comme certains critiques voudraient le lire) ? Mais ici tout au contraire, les enfants ne cherchent pas à aller quelque part, et errent littéralement au milieu de nulle part : si la pièce cherche un écho avec nos jours, celui avec les drames en Méditerranée est au mieux lointain, au pire douteux. En dehors de ce motif illusoire, rien qui n’attache ce récit à une nécessité ; tout respire pourtant d’intentions transparentes qui se superposent à la fable pour la faire parler : et ce théâtre voudrait se donner les moyens de la faire parler.
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De quoi Jolly est-il le oui ?
« Théâtre exigeant, populaire, festif » dit de Thomas Jolly Thomas Jolly lui-même. Pour l’exigence, on supposera qu’elle réside dans le choix d’une forme purement spectaculaire, et on dira qu’elle est plutôt sa facilité labile. Sur le plateau, une barque tournera sur elle-même dans la brume – il faut dire que Kaiser avait écrit qu’il y avait une barque, dans la brume : voilà pour l’exigence. Pure image donc, dans sa matérialité non seulement immédiate, mais aussi figée : rien qui ne viendra renouveler cette image, l’interroger ou la dynamiser, en dynamiter le sens et le projet. Autour de cette idée de scénographie (tout ici est idée de mise en scène plutôt que geste, idée jetée sur le plateau pour voir si ça marche : si ça fait image, si ça fonctionne comme idée), une lumière tamisera les corps. Il faudrait peut-être s’interroger sur ces créations lumières qui ne fabriquent que des demi-jours : et qui travaillent à rendre invisible les acteurs, mais visibles les invisibilités. Là encore, outre le narcissisme ampoulé du procédé, l’idée réalise en acte ce retournement : pour un projet de sortie / entrée, on ne voit qu’un truc de metteur en scène, et on perçoit à peine les acteurs.
Tous les signes qui s’accumulent sur le plateau comme on jette ce qu’on a – ou comme à l’heure de la mise aux baquets des repas une fois de plus ingurgités – sont à l’avenant : ouverture cinématographique avec bande-son et voix off ; poursuite lumière comme projecteur d’avion cherchant une cible ; panneau qui descend pour annoncer le premier jour, qui descend pour annoncer le deuxième jour, qui descend pour annoncer le troisième jour, qui descend pour annoncer le quatrième jour, qui descend pour annoncer le cinquième jour, qui descend pour annoncer le sixième jour, qui descend pour annoncer le septième jour, etc. En guise de théâtre, un spectaculaire de façade, formalisme qui lorgne vers le cinéma qui lorgne vers la publicité, et dans ce vertige où tout lorgne vers ce qui paraît le plus efficace, le plus immédiat, une immédiateté qui pourtant tient à distance. L’adhésion publique à Thomas Jolly relève de cette compromission permanente à la syntaxe dominante de l’image, où tout est expliqué de l’intérieur, où tout est appuyé comme signe, où rien n’est laissé en dehors : marchandisation d’un art de l’artefact. Les lumières voudraient faire image : elles ne fabriquent qu’une joliesse d’apparence, où se lit la volonté de faire précisément telle image (volonté, mort de l’art, écrivait Michaux). Depuis qu’il a fait ses armes dans le festival amateur étudiant des fous de la rampe à Caen, Jolly est peut-être la figure qui incarne le mieux cet envers absolu de la radicalité.
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De seconde main
Même à l’endroit où la pièce travaille, Jolly épouse les formes consensuelles d’une convergence des signes qui ne cessent de souligner leurs effets jusqu’à confondre signes et effets, sens et volonté de sens, idées et réalisation. Cet espace de travail tient précisément à la présence des jeunes acteurs en travail. Or, ces jeunes acteurs jouent des enfants qui jouent à être des adultes : dans ce jeu de bascule permanent où les identités sont dynamisées par le désir d’être autre au risque de soi, et dans le sacrifice de soi aussi, il aurait pu y avoir un espace de danger et de création qui aurait soulevé le spectacle ailleurs. Mais c’est à cet endroit que réside ce qui finalement désespère le plus. Car Jolly fait travailler ces acteurs comme des fantasmes d’acteurs, sans presque ne jamais leur donner la possibilité de frayer dans du jeu – comme on dit d’une mécanique qu’il y a du jeu entre des pièces : du vide – un espace de conquête d’une singularité à eux-mêmes inconnue. La syntaxe des gestes ou de l’énonciation que dirige Jolly se pose ici sur des corps qui en endossent une charge stérile. C’est avec l’image de ce que doit faire un acteur que Jolly conduit ces acteurs : image qui ressemble à cet égard – mais malgré Jolly – à ce que dénonce précisément la pièce de Kayser : une superstition d’autant plus dangereuse qu’elle est de seconde main.
Et à travers cette redondance de signes qui fait écran à l’émancipation en posant une butée artificielle sur l’artificialité du théâtre, il est un signe plus stérile et consternant que tout autre : le collectif à l’unisson qui remplace toute possibilité de communauté et de monde. On sait Jolly attaché à ces notions de famille[[le nom de sa compagnie affiche le programme politique de l’entre-soi]], au besoin empathique de fabriquer un consensus à tout prix : on le voit ici à la tâche, faisant de cet ensemble d’acteurs un chœur chantant à l’unisson la beauté morte des chants religieux. Les harmonies sont impeccables – sans péché. Et toutes les singularités sont écrasées par un collectif qui fait basculer cette communauté dans la communion lisse, dans laquelle chacun de ses membres est identique à l’autre, sculpté dans la lumière crépusculaire qui rend les visages à leur neutralité indistincte, où se dissout toute relativité, toute différence, toute altérité : pour lever la glaçante unanimité du sacré transcendant où s’abime toute pensée sensible.
On devine ces jeunes acteurs piégés par cette seconde main, comme on les pressent avides d’explorer des territoires plus propices à l’invention d’eux-mêmes et du monde que cet océan sans marée qui tourne à vide sur place. Finalement, devant ce spectacle à la dérive parce que trop soucieux de ne surtout jamais se mouiller, une dernière pensée : dans cette pièce où l’enjeu est de faire sa place au détriment d’un autre, d’un plus faible que soi ; où il s’agit de devenir adulte en écrasant l’enfant — qu’il soit l’autre, ou celui qui nous habite — ; où il faut devenir soi-même dans le sacrifice de l’étranger bouc-émissaire : on espère ne pas lire le regard de Jolly sur notre époque et sur ce monde de l’art dans lequel ces jeunes gens et jeunes femmes se lancent avec joie : on voudrait ne pas lire, surtout, une façon de lier chez le metteur en scène, à travers ces acteurs, la religion, l’ordre marchand, et le monde de l’intermittence : la purge du plus faible.
Et puis on sort, en saluant les jeunes élèves acteurs, scénographes, techniciens du plateau : dans leurs yeux, rien qui ne ressemblait à la docilité, au sacrifice, à l’enfance soumise. Bon vent, diraient les donneurs de leçon, hautains ou arrogants : le vent, on sait qu’ils ne l’attendront pas pour prendre le large, alors qu’ils le prennent.
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Le linge sale de l’Europe : Place des héros de K. Lupa https://www.insense-scenes.net/article/le-linge-sale-de-leurope-place-des-heros-de-k-lupa/ https://www.insense-scenes.net/article/le-linge-sale-de-leurope-place-des-heros-de-k-lupa/#respond Wed, 20 Jul 2016 09:18:55 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1220 Créé en mars 1988 au corps défendant du président autrichien Waldheim dont le passé nazi n’était plus un secret pour personne, la dernière pièce de Bernhard est sans doute le brûlot le plus implacable qu’il ait écrit à l’encontre de ses concitoyens. La mise en scène de Lupa place le spectateur d’aujourd’hui à un endroit où il lui est impossible de dénier le devenir Autriche de l’Europe (« les Anglais ont aussi leur fascisme […] / En Europe où que puisse aller le juif / il est partout haï » , est-il précisé) : nationalisme, antisémitisme, catholicisme, pseudo socialisme, capitalisme…

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Image D. Matvejevas


Le professeur Joseph Schuster et son épouse devaient quitter Vienne et revenir à Oxford où ils s’étaient exilés pendant la Seconde Guerre pour échapper à la déportation ; mais la veille du départ, alors que tout était emballé et que le piano les avait précédés, le professeur s’est jeté par la fenêtre de leur appartement qui donne Place des héros ; Madame ne cesse depuis leur retour à Vienne d’entendre la clameur populaire qui y avait accueilli Hitler lors de l’Anschluss en 1938.
La pièce s’ouvre sur le dialogue de la gouvernante et de la bonne qui cirent et repassent chemises et chaussures du défunt ; elle se poursuit avec ses deux filles et son frère au retour de l’enterrement ; elle s’achève sur le repas qui rassemble les précédents ainsi que des proches, le fils et, surtout, l’épouse.
L’art du repassage
Cette pièce apparaît comme la version dramatique et quintessenciée du roman Des arbres à abattre (1984) puisque on retrouve à peu près la même ossature : un suicide énigmatique qui vient d’avoir lieu, les propos des uns et des autres sur la personne fraîchement défunte, l’exercice de ventriloquie qui en découle, l’enterrement auquel on n’assiste pas directement, les préparatifs du dîner funéraire, l’attente interminable du principal convive, le repas proprement dit qui se fait dans une ambiance d’inquiétante étrangeté de plus en plus prégnante.
En regard de sa mise en scène de Des arbres à abattre présentée lors de l’édition précédente du Festival, Lupa tend lui aussi vers l’épure : de la FabricA à Vedène, de ses acteurs polonais à ceux du Lithuanian National Drama Theater[[Spectacle créé le 27 mars 2015 au Lithuanian National Drama Theater à Vilnius.]], des 04h20 divisées en deux longues parties par un entracte à trois parties d’environ une heure chacune séparées par deux entractes, des imposantes projections vidéo et du tournoiement scénographique à trois tableaux quasi immobiles et d’une sobriété poignante avivés par quelques rares effets, des monologues ininterrompus à une parole qui n’a plus vraiment l’énergie de s’épandre malgré quelques cinglants soubresauts, voire au silence assourdissant de certains personnages, notamment Madame, femme du défunt, gagnée par la rumeur intérieure et persécutrice d’un national-socialisme qui ne s’est jamais vraiment éteint.
Il faut imaginer comment Bernhard infligeait aux spectateurs du Burgtheater durant la première heure de la pièce une actrice en train de repasser les chemises du défunt tout en rapportant ses propos acerbes sur les Viennois, néo-nazis décomplexés, pendant que sa comparse nettoie les chaussures. On apprend que Monsieur se présentait comme « le plus célèbre des fanatiques de l’exactitude » (p. 28), donnait de sévères leçons de pliage de chemises à sa gouvernante et considérait ainsi le repassage : « Repasser est un art […] / le repassage est toujours sous-estimé / le repassage est l’un des arts les plus hauts » (p. 43). L’itération maniaque n’est-elle pas le condensé de l’art poétique bernardhien ?
Lupa évide la scénographie que Bernhard prévoyait dans la didascalie (« Plusieurs placards à vêtements fermés ou ouverts / montant jusqu’au plafond, sur tous les murs ») : juste deux armoires près du fond au centre ; des chaussures posées au sol et que l’absent semble encore habiter. La gouvernante déverse les autres en tas dans un moment de mélancolie rageuse ; un instant laissée seule, la bonne tient face public le fer à repasser et une des chaussures : évocations discrètes de la mémoire des camps ? C’est à cette hantise qu’aura succombé brutalement le professeur et c’est cette hantise qui fait sombrer sa femme insidieusement, en dépit d’y avoir échappé pendant la guerre.
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Cryptes
La boîte scénique se présente en tant que telle, son cadre étant surligné, comme Lupa en a l’habitude depuis ses dernières mises en scène. Elle est en bois, dénudée, comme si les acteurs eux-mêmes étaient à l’intérieur d’une des caisses de déménagement qui jonchent le sol, ou d’un cercueil.
Dans la « première scène », « grande lingerie » de l’appartement de Vienne, Lupa esquisse un tableau hollandais. La lumière du « début de la matinée » tombe de biais à travers une immense fenêtre à jardin tandis que lui font face Madame Zittel et Herta l’une derrière l’autre et de profil. On pense par exemple à La Liseuse à la fenêtre (1657) ou La Femme à la balance (1662) de Vermeer. Sauf que le tableau hollandais est ici singulièrement dépeuplé et décharné.
La pièce commence donc par les coulisses. On devine par une porte à cour dans le mur du fond la présence de la salle à manger qui sera l’espace de la dernière scène, à la manière d’un champ / contre-champ. Deux scènes d’intérieur encadrent donc la « deuxième scène » qui, elle, se passe en extérieur : le Jardin du peuple.
Chez Lupa, le jardin ressemble davantage à un prolongement grisâtre du cimetière qu’il jouxte hors-scène côté cour et d’où tarde à revenir l’oncle Robert qu’Olga et Anna attendent dans un coin à l’opposé. Juste un banc face public et une énorme caisse de bois bâchée côté cour, tout le reste est vide, une fumée brumeuse se retirant peu à peu du sol. Sur les trois côtés de la boîte scénique est projeté ce qui censé environner le jardin − Parlement et Burgtheater lui-même − mais que Lupa transpose au Vilnius de 2016. À peine perçoit-on du mouvement, autrement dit que la vidéo n’est pas une photographie : quelques silhouettes passent, un minuscule oiseau. Le croassement des corbeaux ponctue ironiquement le dialogue d’Olga, d’Anna et de leur oncle qui finissent par s’asseoir sur le banc. La caisse dont l’oncle soulève la bâche avec une de ses cannes laisse apparaître des inscriptions néo-nazies. Choix de Lupa que cette caisse absente des didascalies bernhardiennes : l’oncle perçoit que l’antisémitisme est en pleine recrudescence à Vienne en 1988, mais il ne veut pas le savoir. Il préfère se réfugier dans le grand âge et sa maison de campagne, comme le lui fait remarquer amèrement Anna.
C’est malgré tout lui qui reproche plus loin à la frileuse Olga, prostrée silencieusement dans son manteau de fourrure et son petit sac à main en cuir – costume sciemment choisi par Piotr Skiba −, de minimiser un crachat qu’elle a reçu en pleine rue. C’est également lui qui prononce les diatribes les plus cinglantes : « le pape offre dans ses appartements / ce qu’on appelle un repas chaud aux sans-abris / et fait publier la chose dans le monde entier / un monde cynique / le monde entier n’est qu’un grand cynisme / des acteurs mégalomanes / exploitent le Sahel / des directeurs pervers d’organisations de charité / prennent l’avion en première classe pour l’Érythrée / et se font photographier pour la presse mondiale / avec les morts de faim / le chancelier fédéral s’avance vers le podium en costume rayé / et se gargarise de camarades / les dirigeants syndicaux jonglent / dans leurs villas du Salzkammergut avec les milliards / et voient leur principale mission dans des spéculations bancaires sans scrupules / Des écrivains pas très nets / vont dans les prisons / et lisent aux prisonniers / leurs hypocrites déjections comme des œuvres d’art » [[Thomas Bernhard, Place des héros [1988], traduit de l’allemand par Claude Porcell, L’Arche, 1990-2016, p. 90-91.]] ou « je ne parle pas seulement de l’Église catholique / toutes les religions mettent leur bon Dieu en fermage / la foi n’est rien d’autre qu’un contrat de fermage / Des milliards de fermiers paient tous les ans leur gros fermage / à leur église / et s’y saignent » (p. 93). L’agencement typographique des segments phrastiques est au service d’un art de la pointe acérée. Robert, à force de citer son frère défunt depuis le début de la scène, en vient donc à parler comme lui.
La séquence se clôt sur un noir strié par la projection d’inscriptions hébraïques sur ce qui était dans la « première scène » des fenêtres et maintenant semble deux stèles. Implacable. Choix de Lupa à nouveau.
Le metteur en scène polonais referme la pièce comme un tombeau en faisant du troisième et dernier moment une Cène : triptyque, ou trinité, d’un mal européen récurrent. C’est le dernier repas, funèbre qui plus est, dans l’appartement viennois. Alors que Bernhard plaçait à table Madame et son beau-frère l’un en face de l’autre, Lupa les place l’un à côté de l’autre, au milieu des autres convives, face public.
On continue de manger la soupe et de discourir dans le vide pendant que la mère entend ce qu’on n’entend pas, ou qu’on choisit de ne pas entendre, par démission générationnelle (l’oncle Robert), insouciance dandy (le fils), déni timoré (Olga) ou rage impuissante (Anna), clameur qui enfle « jusqu’à la limite du supportable » et qui clôt la pièce, explicitement chez Bernhard, sur la mort de Madame qui « tombe le visage en avant contre le plateau de la table / Tous ont des réactions d’effroi » tandis que Lupa fait éclater la fenêtre centrale. Cette fois, la fenêtre-stèle ressemblait à un vitrail derrière lequel transparaissaient de gros nuages, ou de la fumée…
Le théâtre à l’estomac
Le questionnement de Hölderlin, « À quoi bon des poètes en temps de détresse ? », ouvrait la modernité. Un siècle et demi plus tard, le philosophe Adorno ouvrait la postmodernité par une formule de type cette fois assertif sur l’impossibilité d’écrire des poèmes après Auschwitz. Bernhard ressaisit à sa façon la nécessité qui traverse ce questionnement et cette assertion.
Anna rappelle à quel point il était devenu difficile pour son père mélomane, contrairement à son oncle, de distinguer entre la musique et son instrumentalisation totalitaire : « l’oncle Robert peut entendre Beethoven / sans penser au congrès de Nuremberg / c’est ce qui était justement impossible à notre père » (p. 64). Elle nuance en parlant d’un « double effort / car il ne pouvait entendre la musique / qu’après s’être forcé à ne plus entendre / la mentalité national-socialiste des auditeurs du Musikverein » (id.).
C’est pourtant Robert qui reconnaît que lors de certaines conjonctures historiques le refuge dans l’art devient dérisoire : « Mon frère a fui lui aussi ces gens effroyables / dans Kleist Goethe Kafka / mais on ne peut pas toute sa vie / se contenter de fuir dans la littérature et dans la musique » (p. 101). La dernière pièce de Bernhard n’a ainsi de sens qu’à se détruire en tant que pièce et de coïncider avec la mort jusque au bout vigilante de son auteur qui se savait condamné : ni complaisance illusoire sur la nécessité qui serait intrinsèquement démocratique du théâtre dans la cité, ni contradiction performative d’une insuffisance du théâtre qui resterait toujours du théâtre. Haine de l’art thérapeutique (« Vous verrez avec Tolstoï vous la calmerez a dit le professeur », conseil donné à Madame Zittel pour sa mère grabataire de quatre-vingt-douze ans). Haine de l’art digestif (« pour ces gens le théâtre ne sert en fait qu’à réguler la digestion », dit Anna à propos de sa mère).
Il y a un point sur lequel ne transigent pas Robert et un proche collègue : « PROFESSEUR ROBERT / Rien que la langue de ces gens / est si répugnante / écoutez donc le chancelier fédéral / il n’est même pas capable de terminer correctement une phrase / et les autres non plus / de tous ces gens ne sort toujours que de l’ordure / ce qu’ils pensent est de l’ordure / et leur manière de l’exprimer aussi est de l’ordure / PROFESSEUR LIEBIG / Et les journaux écrivent de l’ordure / dans les journaux aussi on écrit une langue / qui vous retourne l’estomac / sur la moindre page de journal je vous le garantis / sans parler des mensonges qui y sont imprimés / des centaines d’erreurs / les rédactions des journaux en Autriche / ne sont en fait rien d’autre que des porcheries sans scrupules au service des partis » (p. 106). Le philologue Victor Klemperer en a su lui aussi quelque chose lorsqu’il tenait clandestinement le journal du pourrissement idéologique de la langue allemande dans ce qui deviendra LTI, la langue du IIIe Reich : carnets d’un philologue [[Voir l’édition de Pocket, traduction de l’allemand par Elisabeth Guillot, coll. « Sciences humaines – Agora », 2003.]] De sorte que s’il y a bien une nécessité irréfragable de l’écriture littéraire et scénique, elle est dans cette veille de la langue au coeur du nihilisme.

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Ça pouvait marcher… Soft Virtuosity, still humid, on the edge https://www.insense-scenes.net/article/ca-pouvait-marcher-soft-virtuosity-still-humid-on-the-edge/ https://www.insense-scenes.net/article/ca-pouvait-marcher-soft-virtuosity-still-humid-on-the-edge/#respond Wed, 20 Jul 2016 09:06:50 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1216 Imaginer Deleuze, dans la cour du Lycée Saint-Joseph regardant Soft Virtuosity, still humid, on the edge de Marie Chouinard… Non ! Se souvenir de l’un de ses cours, à Vincennes, en 1987, sur « Qu’est-ce qu’un acte de création ? ». En avoir la mémoire partielle, et ne pas avoir oublié ce qu’il disait à propos des arts… Qu’est-ce que faire du cinéma ? Qu’est-ce que faire de la philosophie ? Question et réponse immédiate : c’est « avoir une idée ». Et de là, à la fraîche sous le sureau, pas loin de la table de jardin, commencer à écrire non pas « sur », mais essayer de parler « avec » Marie Chouinard. Essayer de faire en sorte que la critique « parle avec… »

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Marcher… marcher… en écho à Cunningham qui rappelait que « La danse peut parler de n’importe quoi, mais traite fondamentalement et avant tout du corps humain et de ses mouvements à commencer par la marche ». 7ème principe énoncé sur l’art chorégraphique par lui-même.
Donc marcher, donner à voir une idée de ce que c’est que marcher. Non pas marcher vers, marcher pour, marcher contre… Non pas faire de la marche un moyen… marcher pour rejoindre un point (on parle de direction). Non pas marcher vers (c’est-à-dire s’éloigner de). Non pas marcher contre (on dit s’opposer). Mais juste marcher, comme si, soudainement, la pensée se portait sur ce geste quotidien qui finit par être oublié par celui qui entreprend de marcher. Donc, s’en tenir à penser la marche ou se mettre à penser la marche, c’est-à-dire à mettre aussi la pensée en marche. Mettre la pensée en marche, sur la marche. C’est-à-dire, encore, faire attention à la marche… ou être attentif au pas. Oui, ne pas oublier ça… le Pas qui est à la marche ce que la respiration est à l’oxygénation. Pas et marche. Et concevoir que la marche est une succession de pas : petit, allongé, de travers, pressé, lent, trainant, hésitant… Marcher, disons-le, c’est faire des pas. Un pas de deux, un pas de côté, un pas à pas… marcher c’est organiser autant que possible le pas, les pas et prendre soin de ne pas en rater un. Rater un pas, et marcher serait « tomber ». Eviter donc le « tomber », le « déséquilibrer », le « vasciller »… éviter aussi le « marcher au pas » qui prive la marche de ce qu’elle entretient avec la promenade (celle du sceptique de Diderot nous ramène à la philosophie). Marcher et philosopher. Non pas (it’s a joke) marcher pour philosopher, mais mettre en fusion les deux. C’est l’idée…
Sans doute celle de Marie Chouinard qui, alors, fait marcher ses danseurs dans l’espace vide qu’est la cour du Lycée Saint-Joseph. Et de les regarder, ces danseurs, marcher avec ce qu’il faut bien imaginer un handicap dont ils détiennent la clé. Alors ça marche et livre des formes de marches. Des marches déformées parce qu’un membre, une articulation, une coordination – c’est le principe qui règle la chorégraphie – serait un peu grippé. La marche grippée, traversant la scène oblongue, rend manifeste la difficulté de marcher. C’est tout un peuple bancal qui vient à défiler : marcheurs cassés, vrillés, tordus, au pas dysharmonieux, à la vertèbre déboitée… marcheurs privés de l’élégance et de l’équilibre qui semblent à la peine avec le pas.
Et de passer des pieds à la tête, et précisément aux visages des interprètes qui expriment, sous la forme du rictus, une forme de douleur ou de contentement. Regarder ces visages projetés sur le mur (images XXL) réfléchir un corps à la torture : visages plissés, visages contrariés, regards effrayés, etc et parfois sourires naïfs, apaisement de courtes durées… quand, de manière aléatoire, l’une des danseuses vient crier une douleur, ou quelque chose qui s’en rapproche.
Face caméra et dos caméra, Marie Chouinard organise son monde où le pas, et donc la marche, est l’objet de sa recherche. C’est essentiellement, sous une modalité déconstruite, un défilé de mode de « gueules cassées », de « corps tordus », de silhouettes prises au piège d’une agonie… et parfois viennent s’intercaler quelques brèves scènes autres, une mariée nue couverte d’un tulle, un duo assis qui tourne comme sur un présentoire… et tous et toutes se servent d’un vêtement dont ils jouent et qui, principalement, fonctionne comme un filtre, une sorte de voile emprunté aux Amants de Magritte.
En soi, il y aurait là une idée. Peut-êter celle qui nous rappelle que la marche (le mouvement, peu importe son organisation) est la seule alternative au figé. Soit, dans une conversion/traduction du « marcher » et du « figer », une mise en place dialectico-chorégraphique du « vivant » et du « mort ». Ou, et dans une topique plus complexe, une manière de se saisir de la marche comme d’une variation sur la fuite, afin d’échapper à la mort. Marche ou crève dit l’autre… Marcher jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’essouflement, jusqu’à ne plus tenir debout… Dès lors, il y aurait là comme une proposition paradoxale que Marie Chouinard, peut-être, n’exclut… Marcher, à en perdre haleine, c’est aller au devant d’un arrêt. Là est le paradoxe où marcher (se sauver) relève en définitive d’une lente marche où, à l’horizon, le funèbre est au tournant… Marche funèbre ?
Peut-être que ces scènes où tous les interprètes sont ramassés (regroupés), semblant porter l’un d’entre eux à tour de rôle, n’excluaient pas ce rapport à la procession.
J’avoue alors que la saturation sonore qui était à l’œuvre, comme la surenchère de l’image dans Soft Virtuosity, still humid, on the edge qui finit par créer un « effet tableau » appauvrissant… venaient contrarier ce qui aurait simplement exigé un silence de plomb en écho au mouvement muet et au seul cri du corps ou du coeur qui était à l’oeuvre.

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Fatmeh d’Ali Chahrour | érotique de l’élégie https://www.insense-scenes.net/article/fatmeh-dali-chahrour-erotique-de-lelegie/ https://www.insense-scenes.net/article/fatmeh-dali-chahrour-erotique-de-lelegie/#respond Tue, 19 Jul 2016 17:51:25 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1208 En regard de l’œuvre de mort qu’élabore patiemment notre monde, les théâtres qui se dressent face à elle semblent si dérisoires. Et pourtant. Si l’art n’efface pas la perte, peut-être peut-il lui répondre. Un peu moins d’une heure entre les murs du Cloître des Célestins aura ainsi levé la force de chanter les morts : et dans ce vieux geste élégiaque qui puise loin dans les temps immémoriaux des hommes, y trouver la beauté d’affronter notre présent. C’est une heure, un peu moins, où deux corps, deux femmes, vont danser avec les ombres des ombres pour soulever dans la beauté les puissances. Et patiemment retourner sur la mort ses propres ruines : Fatmeh, du chorégraphe Ali Chahrour, ou le nom donné sur nos jours aux pulsions de vie, Fatmeh, pour nommer la nécessité érotique afin de traverser la douleur, renouer aux rites funéraires, pleurer la joie d’être de ce côté de la mort, vivant encore.

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C’est avant que cela commence. Ali Chahrour descend les marches et se tourne vers nous pour nous parler. Il s’excuse de le faire en arabe, et nous rassure : quelqu’un traduira ses propos. Dans sa langue, on entend quelques mots empruntés à la nôtre : « Nice », « contexte ». La jeune femme à ses côtés traduit : La direction du festival d’Avignon lui a demandé s’il voulait dire quelques mots après la tragédie survenue le 14 juillet à Nice[[C’est le seul spectacle où un tel prologue nous est proposé depuis l’horreur du 14/07. À aucun autre spectacle, je n’ai entendu cette demande : était-elle réservée à Ali Chahrour uniquement ? On espère vivement, puissamment, que non.]]. Lorsque le spectacle était en répétition, poursuit sans transition le chorégraphe, plusieurs attentats ont eu lieu à Beyrouth. D’autres en Irak, en Turquie. Presque à chaque fois, pendant des jours de fête et de grands rassemblements. Puis, on nous invite à consacrer une minute d’applaudissements. D’emblée, avec retenue et justesse, nous est rappelée cette évidence : sans les morts du 14 juillet, aurait-on honoré la mémoire des victimes d’autres pays ? Oui, dans cette solidarité des douleurs, il n’y a pas d’hiérarchie : mais si une vie en vaut une autre, nos sociétés ont parfois la mémoire sélective, et la douleur réservée. Au seuil du spectacle qui affrontera plus qu’aucun autre cet enjeu de la mort et des gestes à tenir face à elle, c’est déjà une leçon, mais donnée sans arrogance ni moralisme : habitée cependant par une nécessité profonde qui sera le socle du spectacle.
Cette nécessité, si précieuse – si rare… – est la situation de ce théâtre : un souci constant de s’inscrire dans son temps. Au pseudo-injonctions réalistes de notre époque et de nos théâtres, Ali Chahour arrache à sa ville et son présent sa force. Être chorégraphe chiite à Beyrouth, c’est vivre singulièrement dans le feu croisé d’une époque. C’est travailler avec un temps qui enveloppe le présent : où le rite vit encore dans les gestes, où l’ancestral n’est pas encore un folklore culturel, et où le corps est toujours un enjeu politique, celui de sa visibilité ou de son visibilité – de son voilement ou de son dévoilement.
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Le Chiisme reconnaît dans la figure de Fatima Zahra, la fille du prophète, une source majeure qui féconde un rapport charnel au sacré : à la mort de Mahomet, cette jeune fille ne cessera de chanter son chagrin jusqu’à sa mort, destin d’Orphée au féminin. Dans ces lamentations – dont l’une sera chantée à la fin du spectacle –, se trouve une manière d’habiter le chant et la mort, la vie quand on s’en trouve arraché, la mort quand on voudrait l’injurier, le corps quand il désire lever sous sa douleur les puissances de vie. À cette figure divine se superpose dans le spectacle une seconde icône : Oum Kalsoum, fille d’un imam du Caire et dont le nom véritable était Fatima : sa voix ne cessera de peupler cette heure durant où les morts sont ce qui nous relient à la vie. Fatmeh, c’est la conjonction de ces deux corps, sacré et profane, unies dans le chant et la douleur qui à travers elle devenait la beauté charnelle de l’incarner tout en la traversant.
Sur scène, les deux corps n’interprètent pas ces deux femmes, mais deux manières de parcourir le deuil avec le corps. Yumna Marwan et Rania Al Rafei ne sont pas danseuses : l’une est comédienne, l’autre vidéaste. Mais elles sont habitées toutes d’eux par les femmes nombreuses qui les ont succédées : et dans leurs gestes se prolongent les gestes anciens. C’est ici que le travail d’Ali Chahrour est le plus fulgurant, dense, et nécessaire. Il voudrait non pas reproduire techniquement la syntaxe de la danse — occidentale ou orientale –, mais puiser dans les gestes les plus nus, les plus radicaux (tissés à la racine de gestes premiers), ceux qu’on exécute depuis des milliers d’années au-dessus des corps sans vie des ancêtres.
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Cette archéologie du geste – ce travail quasi-anthropologique – n’est pourtant pas celui qui vise à mettre au jour le passé : au contraire. À l’ouverture, les deux jeunes femmes se sont avancées et lentement se frappent la poitrine. Une fois, et recommence. Lentement, mais fortement. Lentement et plus fort encore. (Bruit de la main frappant la poitrine). Et de plus en plus fort, et de plus en plus rapidement. Jusqu’à épuiser la main et le souffle, et le corps convulsant sous les coups, haletant, au bord de l’effondrement (une fois atteint ce point, continuer). Sous ce geste, on reconnaît celui des pleureuses : celui qui désigne dans le cœur l’endroit de la douleur. Celui qui mime aussi la vie pour conjurer la mort, ce battement de cœur qui manque au cadavre. Et dans le visage des jeunes filles, la douleur d’être celle qui pleure le mort indifférent à sa mort. Ouverture d’une telle puissance qu’elle résonnera tout le spectacle[[En écho, peut-être, aux applaudissements du public frappés en hommage aux victimes du 14 juillet ? Et en écho, mais renversé, aux applaudissements de la fin du spectacle ?]]. Ouverture qui est aussi une clôture : l’initiale de la mort. Sur le cercle levé majestueusement en scène, s’affiche le nom de cette section : épilogue.
Une heure durant, dans ce lieu majuscule et mineur qu’est le Cloître des Célestins – dont la beauté tient à ces deux platanes levés au milieu de la cour, aux murs lépreux, à la danse des voutes qui nous font face, à la densité qui se dresse devant nous –, les deux danseuses vont donc danser les rites funéraires. C’est le contraire de glorifier la mort, l’envers d’y placer l’Espérance, ou de vouloir la rejoindre. Danser les morts, c’est ici faire de son corps l’espace d’une conquête de la vie. Erotisme. L’érotisme dont Georges Bataille disait qu’il était « l’approbation de la vie jusque dans la mort » [[ XI, 112. (L’Au-delà du sérieux)]]» L’érotisme, cette substitution de l’instant ou de l’inconnu à ce que nous croyions connaître », ajoutait-il. Devant nous, l’approbation de la vie se livre excessivement, furieusement. Et l’inconnu est chaque seconde l’avancée dans la nuit qui nous enveloppe.
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Cet érotisme de la mort[Je dois cette expression au camarade Malte Schwind, avec qui j’ai vu le spectacle. Comme je lui dois une part du titre de mon article — et davantage. Lire aussi [son propre article.]] tient aussi dans une certaine part au blasphème, à l’audace politique et culturelle du ce geste chorégraphique. Le martèlement de la poitrine avec le plat de la main n’était pas le début du spectacle, et il faut remonter un peu avant : avec l’entrée des danseuses, à jardin. Elle longe le fond de scène, puis, arrivées presque au centre du plateau, ôtent leur chaussure. Comme devant l’espace sacré – comme au seuil d’une mosquée –, on refuse de souiller avec le dehors ce dedans qui est la centralité du dieu. Mais l’espace sacré qui est le plateau n’est pas celui de la transcendance, au contraire. Plutôt celui d’une immanence : c’est dans le corps qu’on va chercher les forces qui vont l’animer. Et la syntaxe des gestes de cette danse renverse celle de la religion : la verticalité est tellurique, et non pas tournée vers le ciel. Et l’horizontalité serait une loi, celle de la spirale, qui tourne sur elle-même pour accélérer sa danse.
Blasphème donc, redoublé par ces moments entre chaque tableau où les jeunes filles s’habillent et se déshabillent à vue : se maquillent. Exposent leur visage à une beauté consentie librement, provocante. Peu avant s’être maquillées, elles auront dansé terriblement avec leur vêtement devenu voile leur recouvrant partiellement, puis totalement leur visage. Cette mise en visibilité du corps est un scandale en regard de la loi de la République. Mais c’est un scandale plus grand que cette danse, qui soudain devient danse du visage[[si proche de ce qu’avait rêvé Artaud à partir des danseurs Balinais…]], visage qui dévore peu à peu le tissu, avale le voile, arrache de l’intérieur ce voilement du corps pour mieux travailler à son émancipation par elle-même. Puissance de déflagration de la mort que de libérer les êtres dans la folle puissance de leur finitude ; Beauté de cette convulsion[[« La beauté sera convulsive ou ne sera pas », exigeait Breton]] ; Dignité de cette violence qui libère, affranchit, déchire.
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Une heure durant, ou presque, deux femmes auront dansé, dans la voix de Oum Kalsoum, la mort – non pour la célébrer, mais pour à la fois la conjurer et la traverser. Avec les armes du désir, et la férocité de la vie qui reste, encore, deux femmes, jusqu’à évanouissement des forces, ont soulevé devant nous les forces qui chercheraient à évanouir la sidération qu’on pourrait éprouver face à la mort. Reste justement ces forces de vie qu’elles nous ont délivrées. Vers la fin du spectacle, elles chanteront de dos les lamentations de Fatima Zahra, projetant sur les murs levés les mots qu’il faut pour passer outre. De dos, les yeux tournés dans la même direction que nous, elles nous ont rendu responsable devant la mort.
Et face à la vie qu’elles inventaient soudain, face à la lune qui lentement se levait dans la nuit, elles ont levé davantage que la douleur devant la mort : la joie d’être devant la nuit et ses morts, et capables d’affronter l’aube.
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Nicolas Truong : Encore perdu… https://www.insense-scenes.net/article/encore-perdu/ https://www.insense-scenes.net/article/encore-perdu/#respond Tue, 19 Jul 2016 15:16:11 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1200 Il y a trois ans, Nicolas Truong présentait Projet Luciole. Cette année, il présente Interview et renouvelle son… geste (?) à l’identique. Il y a trois ans, j’ai écrit Théâtre de boulevard : 1 – Les lucioles : 0. Rien à rajouter. Il n’y a qu’à relire : À part un billet d’humeur.

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Rien à rajouter, car il n’y a rien. Rien à part l’ennui. Quel ennui ! Quelle douleur, quelle souffrance… Quelle torture ! Une heure trente de torture, de prise en otage par ce bavardage.
Il n’y a rien. Pas de langue, pas de rythme, pas d’espace, pas de corps, pas de tension, pas de pulsion, pas de désir, pas de vie, pas de pensée, pas de questions, pas de problèmes, pas d’idée, pas de risque, pas de devenirs, pas d’affect… Même plus de gags potaches…
C’est un énième discours sur. C’est au mieux un théâtre pédagogique. C’est du bavardage. C’est du contentement de soi bourgeois. Ça joue d’être un lieu de doute et d’ouverture sur l’inconnu et des devenirs, mais se prend au fond pour un lieu du savoir et de la connaissance. Ça veut nous apprendre quelque chose en nous posant des questions. C’est redondant. C’est complaisant. C’est une esthétique IKEA. C’est pire que la plus ennuyeuse conférence universitaire. C’est illustratif. C’est bien intentionné, mais complètement raté.
Je ne peux que souhaiter qu’il reste à faire ses interview. Mais pas de théâtre, s’il-vous-plaît…
Que des gens « aiment bien » parce que le sujet les intéresse, je veux bien. Mais il suffit de le lire, non ? Ça coûte moins cher. Ça libère un beau plateau…

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Liddell em Avignon: em busca da verdadeira beleza https://www.insense-scenes.net/article/liddell-em-avignon-em-busca-da-verdadeira-beleza/ https://www.insense-scenes.net/article/liddell-em-avignon-em-busca-da-verdadeira-beleza/#respond Tue, 19 Jul 2016 12:25:21 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1198 Adentrei ao teatro a poucos minutos do início do espetáculo e, para minha surpresa, a primeira fileira estava quase vazia. Os espectadores tinham medo da grande proximidade física, tinham receio do que lhes pode ocorrer… Sim, desde sua estreia no Festival d’Avignon 2016, havia um murmúrio nos bastidores sobre o trabalho (geralmente quem o tinha visto era o amigo do amigo): de que era forte, de que havia a famosa cena do polvo, de que a encenadora havia ultrapassado os limites, e blábláblá… Já havia igualmente lido algumas críticas na internet a respeito. A maioria tratava a artista como louca, doente, neurótica, que seu trabalho era de mau-gosto, e blábláblá de novo… Confesso que tive receio do que me esperava. Ao final de 5 horas (com intervalos), saí do teatro com a certeza de ter visto uma artista no auge da sua maturidade estética e ideológica. Sim, Angélica Liddell é mulher-artista-espanhola, e ela assume com muito orgulho esse papel de figura bufonesca/ de louca/ de estrangeira num espaço como o Festival d’Avignon (um dos pilares culturais da sociedade francesa). Só aquele com olhar exterior aos fatos detém a liberdade de dizer as verdades mais cortantes… Cortante como uma espada… E Liddell mostra que a questão do político em cena, grande pauta do festival desse ano, é muito mais profunda que velhas discussões sobre ética…

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[/DIONISIO: Sê sensata, Ariadne!
Tens orelhas pequenas, tens as minhas orelhas:
acolhe nelas uma palavra sagaz!
Não há que odiar primeiro, antes de amar? …
Eu sou teu labirinto…
(Nietzsche)/]

Um circo à la Jodorowsky
Dividido em 3 partes, Que ferai-je, moi, de cette épée ? é a saga de uma artista cuja busca é justa: como atingir o verdadeiro estado de beleza num mundo como o nosso? Para Liddell, o conceito de beleza é de ordem da essência, do primitivo, não sendo, portanto, compatível com o estilo de vida contemporâneo (onde estamos cada vez mais sugados pela máquina burocrática e por regras castradoras de desejos, de impulsos). E quem a artista escolhe como símbolo desse mundo normatizado ao extremo? Justamente a sociedade francesa: a que gerou grandes artistas e pensadores, mas a que também deu ao mundo uma estrutura burocrática difícil de qualquer ser-humano-com-sangue-nas-veias lidar… Por isso, já no início do espetáculo, há uma projeção de um texto bastante irônico dizendo, dentre outras coisas, que o destino da França é ter uma morte decente…
O solo do palco é de material cor azul repleto de estrelas brancas, e a performer usa um vestido brilhante dourado (daqueles do tipo extravagante, de estética “cassino de Miami”). Sua alusão ao picadeiro de circo é evidente, e serve como crítica ao grande circo de egos que hoje é o Festival d’Avignon (peça importante da grande engrenagem que hoje é a tal “indústria do entretenimento”). O tempo industrial é rápido, contínuo, barulhento, de uma relação incessante de compra e venda, de acumulação de capital… Já o tempo artesanal é artístico, contemplativo, a intenção é de “acumular experiências” (W. Benjamin). Por isso, Liddell transforma o palco num circo de “acrobatas de desejos”, fazendo uso de uma estética muito semelhante ao dos filmes do multiartista chileno Alejandro Jodorowsky. Ou seja, a performer trabalha o tempo todo com a ideia de junção de opostos, de “grotesco” (segundo V. Meyerhold). Cenas belas/ poéticas/ eróticas são intercaladas a cenas que beiram ao trash, ao monstruoso, ao não tão facilmente digerível.
Máquinas desejantes

[/O que define precisamente as máquinas desejantes é o seu poder de conexão ao infinito, em todos os sentidos e em todas as direções. (Deleuze e Guattari)/]

Num primeiro instante, Liddell entra em cena. Levanta seu vestido, mostra sua bunda e sua vagina, e a molha com água (referência ao banho de assento, procedimento bastante feminino). Ao fundo, uma música erudita instrumental (tom de importância como contraponto a um hábito tão cotidiano da mulher na sua intimidade). Ela diz um texto sobre desejo. Não é uma descrição idealizada, romântica, nem nada disso. É o desejo que devora o outro de tal maneira que ele se transforma em um ato de canibalismo. A performer diz querer ser desejada mesmo quando for um cadáver (máquina de desejos deleuziana, outro contraponto à abstenção da produção de desejos do sistema capitalista).
Em seguida, sai Liddell, e entram em cena 8 moças-jovens-loiras, de quase mesma estatura e tipo físico, de idade próximo de 20 anos, usando vestido preto. Entram em cena também 3 rapazes asiáticos-jovens-magros, portando camisa branca e calça preta, bem como uma mulher asiática nua, de maquiagem e cabelo de gueixa, com círculos brancos marcados em todo seu corpo. As 8 moças, os 3 rapazes e a gueixa se movimentam no palco numa relação de simetria perfeita (o conceito de beleza grega passa pela questão do simétrico). A coreografia entre esses 2 grupos distintos sugere uma relação de desejo e culpa. Todos desejam, do ocidente ao oriente, mas todos têm medo de seguir seus impulsos. Num dado momento, um dos jovens asiáticos dança liricamente pelo espaço, e confessa timidamente que sua fantasia é ser devorado por jovens loiras. Em outro momento, sempre numa relação de simetria, as jovens se despem completamente, lêem um livro (o pensamento pode ser erótico), e dançam as diferentes facetas da libido. Ou seja, cada uma, num espaço diferente do palco, faz movimentos repetidos que remetem a diferentes posições sexuais. A cena segue num ritmo crescente, com auxílio da trilha sonora. A partir daí, seus movimentos passam a sugerir uma relação de dominação e submissão, e o ato sexual se transforma enfim em matéria de natureza amoral, comandada exclusivamente por impulsos (clara evocação à Pasolini).
A primeira parte do Que ferai-je… é claramente inspirada pelo entendimento de de Nietzsche sobre a natureza dos homens na tragédia grega, a qual seria formada pelos pólos apolíneo (razão, pensamento moderado) e dionisíaco (êxtase, emoção, embriaguez de espírito). O espetáculo se desenvolve em direção ao pólo dionisíaco a fim de atingir um estado de êxtase rumo ao divino… O divino que reside em cada um de nós, que reside no corpo…
Quando a fala vira musicalidade, e o político se afasta do político, político, político
A segunda parte de Que ferai-je, moi, de cette épée ? é a mais curta e a de tom mais melancólico. Liddell fala quase ininterruptamente. Ela se coloca como Medeia: um estrangeiro será sempre visto como um bárbaro… Ela fala fala fala até cansar nossos ouvidos, e esse ato repetitivo de “narrar” detalhadamente em língua espanhola a permite de brincar com a musicalidade das palavras. A sonoridade das suas frases passa a ser mais importante que seu sentido. Num diálogo paranóico com ela mesma em que ela se coloca como a co-responsável pelos atentados de Paris em novembro de 2015, o espetáculo só ganha novo fôlego com a entrada das máquinas desejantes.
Já a terceira parte inicia com Liddell com um macacão estampado de esqueleto e um casaco colorido brilhante. Aqui ela evidencia seu papel de apresentadora do grande circo… Com uma fala cortante, sua arma mais poderosa, ela desfere contra tudo e todos: contra a “sociedade francesa” (vocês que são responsáveis pelos atentados em Paris), e até mesmo contra o festival (o político, o político, o político, blábláblá). Após o discurso feroz, a performer trabalha novamente por ideia de oposição. Por exemplo, enquanto os rapazes asiáticos festejam com uma garrafa de champagne, toca-se a música Malagueña Salerosa (cuja letra descreve uma moça muito bonita). Nesse momento, é mostrada na tela a imagem de um corpo em decomposição… Outro exemplo, enquanto as jovens loiras e Liddell pulam repetidamente sobre o palco, há uma música da banda de rock Eagles of Death Metal (que tocou no teatro Bataclan na noite do massacre do dia 13 de novembro de 2015 em Paris). Novo momento de desconforto do público…
Grande espelho deformante

[/O grotesco molesta o contraste, conscientemente criando a agudeza das contradições e jogando conjuntamente com sua particularidade. (…) O grotesco aprofunda o cotidiano de tal maneira que ele deixa de ser em si somente natural. Na vida, além daquilo que vemos, há ainda uma enorme esfera do enigmático. O grotesco, que busca o supernatural, vincula na síntese extratos das contradições, cria o quadro do fenomenal e leva o espectador à tentativa de adivinhar o não adivinhável. (Meyerhold)/]

A teoria de Meyerhold a respeito do assunto tem como principal objetivo instigar um novo modo de percepção no espectador. E Liddell o faz: através da sua bufonaria erótica-filosófica, ela obriga o espectador a se mexer…
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[/DIONYSOS : Sois avisée, Ariane !…
Tu as de petites oreilles, tu as mes oreilles :
mets-y un mot avisé ! –
Ne faut-il pas d’abord se haïr, si l’on doit s’aimer ?…
Je suis ton labyrinthe.
(Nietzsche)/]

Une piste de cirque à la Jodorowsky
Divisé en 3 parties, Que ferai-je, moi, de cette épée ? montre la saga d’une artiste dont sa recherche est juste : comment arriver au vrai état de beauté dans ce monde merdique actuel ? Pour Liddell, le concept de beauté a un rapport à l’essence, au primitif, et n’est pas compatible avec le style de vie contemporain (où nous sommes, la plupart du temps, absorbés par la machine bureaucratique et par des règles castratrices des désirs, et des impulsions). Et qu’est-ce que choisit l’artiste comme symbole de ce monde normatif à l’extrème ? Précisément la société française : celle qui a généré des grands artistes et penseurs, mais celle aussi qui a produit une structure bureaucratique difficile pour « n’importe-quel-être-humaine-de-sang-dans-ses-veines »… Donc, au début du spectacle, il y a une projection d’un texte très ironique qui dit, par exemple, que le destin de la France est d’avoir une mort décente…
Le plateau, lui, est d’une couleur bleue, marqué par des étoiles blanches, et la performer a passé une robe brillante dorée extravagante, d’esthétique « casino de Miami ». Son allusion évidente à la piste de cirque est une critique au grand cirque d’égos du Festival (actuellement une pièce importante du grand engrenage de l’« industrie du divertissement »). Le temps industriel est rapide, constant, bruyant, et il y a toujours une relation d’achat et de vente, d’accumulation de capital…
Chez Liddell, désormais, le temps artisanal est artistique, contemplatif. C’est un temps (et c’est son intention) d’accumulation des expériences (W. Benjamin). Par la suite, Liddell convertit le plateau en une piste de cirque avec des « acrobates du désir », au travers d’une esthétique très similaire aux films du multi-artiste chilien Alejandro Jodorowsky. C’est-à-dire, que la performer travaille tout le temps à partir de la jonction des contraires et du « grotesque » (V. Meyerhold). Les scènes belles et trashes, poétiques et monstrueuses, érotiques et désagréables sont intercalées continuellement.
Machines désirantes
[/Ce qui définit précisément les machines désirantes, c’est leur pouvoir de connexion à l’infini, en tous sens et dans toutes les directions. (Deleuze et Guattari)/]
Au premier instant, Liddell se met en scène. Elle lève sa robe, montre ses fesses, ensuite son vagin, et le baigne avec de l’eau (une référence au bain de siège, procédure très féminine). Puis, il y a l’accompagnement d’une musique classique instrumentale qui sublime une forme d’intimité féminine. Liddell raconte un texte sur le désir qui n’est pas romantique ni idéalisé. C’est le désir de dévorer l’autre de telle manière qu’il devient un acte de cannibalisme. La performer veut être désirée même morte (machine désirante, autre contrepoint à l’abstention de production des désirs du système capitaliste).
Ensuite, Liddell quitte le plateau, et il vient sur scène 8 jeunes blondes (de presque même taille et d’un type physique, de 20 ans environ, habillées de robe noire), puis 3 mecs asiatiques maigres (en chemise blanche et pantalon noir), ainsi qu’une femme asiatique toute nue, au visage de geisha, avec son corps marqué par les cercles blancs. Les 8 blondes, les 3 mecs et la geisha se déplacent sur le plateau dans une relation de parfaite symétrie (le concept de beauté grecque a un rapport au symétrique). La chorégraphie entre ces 2 groupes suggère une relation de désir et de culpabilité. Tous désirent, de l’occident à l’orient, mais tous, aussi, ont peur de leurs impulsions. A un moment, un des jeunes asiatiques danse lyriquement, et timidement il admet son fantasme d’être dévoré par de jeunes blondes… Ensuite, encore dans une relation de symétrie, les jeunes se déshabillent totalement. Elles lisent un livre (la pensée est aussi érotique), et dansent les différents aspects de la libido. C’est-à-dire que chacune fait des mouvements répétés qui resemblent à des positions sexuelles.
Cette scène continue dans un rythme croissant (avec l’aide de la bande sonore), et à partir de ce moment-là leurs mouvements suggèrent une relation de domination et de soumissions. L’acte sexuel devient enfin une matière amorale, dirigée uniquement par des impulsions (évidente évocation à Pasolini).
La première partie de Que ferai-je… est inspirée par la compréhension de Nietzsche à propos de la nature des hommes à l’époque de la tragédie grecque, formée par les pôles apollonique (raison, pensée modérée) et dionysiaque (extase, émotion, ivresse d’esprit). Le spectacle se développe lui vers le pôle dionysiaque afin de trouver le divin… Le divin qui existe dans nos corps…
Au moment où la parole devient la musicalité, et où le politique s’éloigne du politique, politique, politique
La deuxième partie de Que ferai-je, moi, de cette épée ? est la plus courte et la plus mélancolique. Liddell parle au public presque sans arrêt. Elle se met comme Medea : un étranger sera toujours regardé comme un barbare… Elle parle parle parle jusqu’à fatiguer et saturer nos oreilles, et cet acte répétitif de nous raconter en langue espagnole lui permet de jouer avec la musicalité des mots. La sonorité de ses phrases est plus importante que leur sens… Au travers d’un dialogue paranoïde avec elle-même, l’artiste se présente comme coresponsable des attentats à Paris (novembre 2015). Le spectacle gagne nouveau souffle à partir de la rentré des machines désirantes.
Désormais, la troisième partie montre une Liddell habillée d’une combinaison de crâne et un blazer coloré brillant. Ici elle manifeste son rôle d’animatrice du grand cirque… À partir d’une parole cinglante – son arme la plus vigoureuse – elle « arrose » et mitraille tout le monde : la « société française » (vous êtes responsables par les attentats à Paris), et le festival (le politique, le politique, le politique, bla-bla-bla). Après son discours féroce, la performer travaille encore avec l’idée de « grotesque ». Par exemple, lorsque les mecs asiatiques fêtent sur le plateau, il y a la chanson Malagueña Salerosa (dont la parole décrit une jolie femme). Simultanément sur l’écran, les images d’un corps en décomposition sont montrées… Autre exemple, lorsque les jeunes blondes semi-nues, ainsi que la performer, sautent de façon répétitive sur le plateau. Là, il y a la chanson du groupe de rock Eagles of Death Metal (lequel a joué au théâtre Bataclan le soir de l’attentat de 13 novembre 2015 à Paris). Nouveau moment d’incommodité du public…
Le grand miroir déformant
[/Le grotesque provoque le contraste, en créant des contradictions et en jouant simultanément avec sa particularité. (…) Le grotesque approfondit le quotidien, car il cesse d’être naturel. Au-delà de ce que l’on voit, il y a encore une énorme sphère de l’énigmatique. Le grotesque lie des contradictions, crée un cadre phénoménal et invite le spectateur à deviner l’indevinable. (Meyerhold) /]
La théorie de Meyerhold veut encourager une nouvelle perception chez le spectateur. Et Angelica Liddell le fait : au travers de sa bouffonnerie érotique-philosophique, elle oblige le spectateur à bouger…
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Liddell à Avignon : à la recherche de la vraie beauté https://www.insense-scenes.net/article/liddell-a-avignon-a-la-recherche-de-la-vraie-beaute/ https://www.insense-scenes.net/article/liddell-a-avignon-a-la-recherche-de-la-vraie-beaute/#respond Tue, 19 Jul 2016 11:53:10 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1196 J’ai accédé au théâtre et, à ma grande surprise, j’ai remarqué que le premier rang était presque vide. Les spectateurs avaient peur de la grande proximité physique, avaient le taf (mot qui désigne un tremblement des fesses pour signifier que l’on a peur) de ce qui pourrait se passer devant eux… Oui, depuis sa première au Festival d’Avignon 2016, il y a une rumeur (généralement, un ami d’un ami d’un ami avait dit que… à propos du spectacle de Lidell) : comme quoi ce spectacle était « fort », qu’il y avait la célèbre scène du poulpe, que la metteure en scène avait dépassé toutes les limites, et bla-bla-bla…
J’ai également lu certaines critiques à propos de ce travail. La plupart du temps, les critiques décrivaient l’artiste comme folle, malade, névrotique ; que son travail était mauvais, et bla-bla-bla encore…
Je vous concède que j’avais l’appréhension de ce qui m’attendait. Au terme de 5 heures (entracte compris), je suis sortie du théâtre avec la certitude d’avoir vu une artiste à son apogée. Une artiste à la maturité esthétique et idéologique. Oui, Angélica Liddell est une femme-artiste-espagnole, et elle sait assumer son rôle de figure bouffonesque / de foule / d’étrangère dans un espace comme le Festival d’Avignon, un des piliers culturels de la société française. Ceux qui ont un regard extérieur apportent la liberté, et selon moi disent des vérités plus cinglantes… Cinglantes, oui, comme un coup épée… Et Liddell montre que la question du « politique » en scène, grande inquiétude du festival de cette année, est plus profonde que les vieilles discussions sur l’éthique…

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[/DIONYSOS : Sois avisée, Ariane !…
Tu as de petites oreilles, tu as mes oreilles :
mets-y un mot avisé ! –
Ne faut-il pas d’abord se haïr, si l’on doit s’aimer ?…
Je suis ton labyrinthe.
(Nietzsche)/]

Une piste de cirque à la Jodorowsky
Divisé en 3 parties, Que ferai-je, moi, de cette épée ? montre la saga d’une artiste dont la recherche est juste : comment arriver à un vrai état de beauté dans ce monde merdique actuel ? Pour Liddell, le concept de beauté a un rapport à l’essence, au primitif, et n’est pas compatible avec le style de vie contemporain (où nous sommes, la plupart du temps, absorbés par la machine bureaucratique et par des règles castratrices des désirs, et des impulsions). Et qu’est-ce que choisit l’artiste comme symbole de ce monde normatif à l’extrême ? Précisément la société française : celle qui a généré grands artistes et penseurs, mais celle aussi qui a produit une structure bureaucratique difficile pour « n’importe-quel-être-humaine-de-sang-dans-ses-veines »… Donc, au début du spectacle, il y a une projection d’un texte très ironique qui dit, par exemple, que le destin de la France est d’avoir une mort décente…
Le plateau, lui, est d’une couleur bleue, marqué par des étoiles blanches, et la performer a passé une robe brillante dorée extravagante, d’esthétique « casino de Miami ». Son allusion évidente à la piste de cirque est une critique du grand cirque d’égos du Festival (actuellement une pièce importante du grand engrenage de l’« industrie du divertissement »). Le temps industriel est rapide, constant, bruyant, et il y a toujours une relation d’achat et de vente, d’accumulation de capital…
Chez Liddell, désormais, le temps artisanal est artistique, contemplatif. C’est un temps (et c’est son intention) d’accumulation des expériences (W. Benjamin). Par la suite, Liddell convertit le plateau en une piste de cirque avec des « acrobates du désir », à travers une esthétique très similaire aux films du multi-artiste chilien Alejandro Jodorowsky. C’est-à-dire, que la performer travaille tout le temps à partir de la jonction des contraires et du « grotesque » (V. Meyerhold). Les scènes belles et trashes, poétiques et monstrueuses, érotiques et désagréables sont intercalées continuellement.
Machines désirantes
[/Ce qui définit précisément les machines désirantes, c’est leur pouvoir de connexion à l’infini, en tous sens et dans toutes les directions. (Deleuze et Guattari)/]
Au premier instant, Liddell se met en scène. Elle lève sa robe, montre ses fesses, ensuite son vagin, et le baigne avec de l’eau (une référence au bain de siège, procédure très féminine). Puis, il y a l’accompagnement d’une musique classique instrumentale qui sublime une forme d’intimité féminine. Liddell raconte un texte sur le désir qui n’est pas romantique ni idéalisé. C’est le désir de dévorer l’autre de telle manière qu’il devient un acte de cannibalisme. La performer veut être désirée même morte (machine désirante, autre contrepoint à l’abstention de production des désirs du système capitaliste).
Ensuite, Liddell quitte le plateau, et il vient sur scène 8 jeunes blondes (de presque même taille et d’un type physique, de 20 ans environ, habillées de robe noire), puis 3 mecs asiatiques maigres (en chemise blanche et pantalon noir), ainsi qu’une femme asiatique toute nue, au visage de geisha, avec son corps marqué par les cercles blancs. Les 8 blondes, les 3 mecs et la geisha se déplacent sur le plateau dans une relation de parfaite symétrie (le concept de beauté grecque a un rapport au symétrique). La chorégraphie entre ces 2 groupes suggère une relation de désir et de culpabilité. Tous désirent, de l’occident à l’orient, mais tous, aussi, ont peur de leurs impulsions. A un moment, un des jeunes asiatiques danse lyriquement, et timidement il admet son fantasme d’être dévoré par de jeunes blondes… Ensuite, encore dans une relation de symétrie, les jeunes se déshabillent totalement. Elles lisent un livre (la pensée est aussi érotique), et dansent les différents aspects de la libido. C’est-à-dire que chacune fait des mouvements répétés qui ressemblent à des positions sexuelles.
Cette scène continue dans un rythme croissant (avec l’aide de la bande sonore), et à partir de ce moment-là leurs mouvements suggèrent une relation de domination et de soumissions. L’acte sexuel devient enfin une matière amorale, dirigée uniquement par des impulsions (évidente évocation à Pasolini).
La première partie de Que ferai-je… est inspirée par la compréhension de Nietzsche à propos de la nature des hommes à l’époque de la tragédie grecque, formée par les pôles apollonique (raison, pensée modérée) et dionysiaque (extase, émotion, ivresse d’esprit). Le spectacle se développe lui vers le pôle dionysiaque afin de trouver le divin… Le divin qui existe dans nos corps…
Au moment où la parole devient musicalité, et où le politique s’éloigne du politique, politique, politique
La deuxième partie de Que ferai-je, moi, de cette épée ? est la plus courte et la plus mélancolique. Liddell parle au public presque sans arrêt. Elle se met comme Medea : un étranger sera toujours regardé comme un barbare… Elle parle parle parle jusqu’à fatiguer et saturer nos oreilles, et cet acte répétitif de nous raconter en langue espagnole lui permet de jouer avec la musicalité des mots. La sonorité de ses phrases est plus importante que leur sens… Au travers un dialogue paranoïde avec elle-même, l’artiste se présente comme coresponsable des attentats à Paris (novembre 2015). Le spectacle gagne un nouveau souffle à partir de l’entrée des machines désirantes.
Désormais, la troisième partie montre une Liddell habillée d’une combinaison de crâne et un blazer coloré brillant. Ici, elle manifeste son rôle d’animatrice du grand cirque… À partir d’une parole cinglante – son arme la plus vigoureuse – elle « arrose » et mitraille tout le monde : la « société française » (vous êtes responsables des attentats à Paris), et le festival (le politique, le politique, le politique, bla-bla-bla). Après son discours féroce, la performer travaille encore avec l’idée de « grotesque ». Par exemple, lorsque les mecs asiatiques fêtent sur le plateau, on entend la chanson Malagueña Salerosa (dont la parole décrit une jolie femme). Simultanément sur l’écran, les images d’un corps en décomposition sont montrées… Autre exemple, lorsque les jeunes blondes semi-nues, ainsi que la performer, sautent de façon répétitive sur le plateau. Là, on entend la chanson du groupe de rock Eagles of Death Metal (lequel a joué au théâtre Bataclan le soir de l’attentat de 13 novembre 2015 à Paris). Nouveau moment d’incommodité du public…
Le grand miroir déformant
[/Le grotesque provoque le contraste, en créant des contradictions et en jouant simultanément avec sa particularité. (…) Le grotesque approfondit le quotidien, car il cesse d’être naturel. Au-delà de ce que l’on voit, il y a encore une énorme sphère de l’énigmatique. Le grotesque lie des contradictions, crée un cadre phénoménal et invite le spectateur à deviner l’indevinable. (Meyerhold) /]
La théorie de Meyerhold veut encourager une nouvelle perception chez le spectateur. Et Angelica Liddell le fait : au travers de sa bouffonnerie érotique-philosophique, elle oblige le spectateur à bouger…
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Liddell em Avignon: em busca da verdadeira beleza

Adentrei ao teatro a poucos minutos do início do espetáculo e, para minha surpresa, a primeira fileira estava quase vazia. Os espectadores tinham medo da grande proximidade física, tinham receio do que lhes pode ocorrer… Sim, desde sua estreia no Festival d’Avignon 2016, havia um murmúrio nos bastidores sobre o trabalho (geralmente quem o tinha visto era o amigo do amigo): de que era forte, de que havia a famosa cena do polvo, de que a encenadora havia ultrapassado os limites, e blábláblá… Já havia igualmente lido algumas críticas na internet a respeito. A maioria tratava a artista como louca, doente, neurótica, que seu trabalho era de mau-gosto, e blábláblá de novo… Confesso que tive receio do que me esperava. Ao final de 5 horas (com intervalos), saí do teatro com a certeza de ter visto uma artista no auge da sua maturidade estética e ideológica. Sim, Angélica Liddell é mulher-artista-espanhola, e ela assume com muito orgulho esse papel de figura bufonesca/ de louca/ de estrangeira num espaço como o Festival d’Avignon (um dos pilares culturais da sociedade francesa). Só aquele com olhar exterior aos fatos detém a liberdade de dizer as verdades mais cortantes… Cortante como uma espada… E Liddell mostra que a questão do político em cena, grande pauta do festival desse ano, é muito mais profunda que velhas discussões sobre ética…

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[/DIONISIO: Sê sensata, Ariadne!
Tens orelhas pequenas, tens as minhas orelhas:
acolhe nelas uma palavra sagaz!
Não há que odiar primeiro, antes de amar? …
Eu sou teu labirinto…
(Nietzsche)/]

Um circo à la Jodorowsky
Dividido em 3 partes, Que ferai-je, moi, de cette épée ? é a saga de uma artista cuja busca é justa: como atingir o verdadeiro estado de beleza num mundo como o nosso? Para Liddell, o conceito de beleza é de ordem da essência, do primitivo, não sendo, portanto, compatível com o estilo de vida contemporâneo (onde estamos cada vez mais sugados pela máquina burocrática e por regras castradoras de desejos, de impulsos). E quem a artista escolhe como símbolo desse mundo normatizado ao extremo? Justamente a sociedade francesa: a que gerou grandes artistas e pensadores, mas a que também deu ao mundo uma estrutura burocrática difícil de qualquer ser-humano-com-sangue-nas-veias lidar… Por isso, já no início do espetáculo, há uma projeção de um texto bastante irônico dizendo, dentre outras coisas, que o destino da França é ter uma morte decente…
O solo do palco é de material cor azul repleto de estrelas brancas, e a performer usa um vestido brilhante dourado (daqueles do tipo extravagante, de estética “cassino de Miami”). Sua alusão ao picadeiro de circo é evidente, e serve como crítica ao grande circo de egos que hoje é o Festival d’Avignon (peça importante da grande engrenagem que hoje é a tal “indústria do entretenimento”). O tempo industrial é rápido, contínuo, barulhento, de uma relação incessante de compra e venda, de acumulação de capital… Já o tempo artesanal é artístico, contemplativo, a intenção é de “acumular experiências” (W. Benjamin). Por isso, Liddell transforma o palco num circo de “acrobatas de desejos”, fazendo uso de uma estética muito semelhante ao dos filmes do multiartista chileno Alejandro Jodorowsky. Ou seja, a performer trabalha o tempo todo com a ideia de junção de opostos, de “grotesco” (segundo V. Meyerhold). Cenas belas/ poéticas/ eróticas são intercaladas a cenas que beiram ao trash, ao monstruoso, ao não tão facilmente digerível.
Máquinas desejantes

[/O que define precisamente as máquinas desejantes é o seu poder de conexão ao infinito, em todos os sentidos e em todas as direções. (Deleuze e Guattari)/]

Num primeiro instante, Liddell entra em cena. Levanta seu vestido, mostra sua bunda e sua vagina, e a molha com água (referência ao banho de assento, procedimento bastante feminino). Ao fundo, uma música erudita instrumental (tom de importância como contraponto a um hábito tão cotidiano da mulher na sua intimidade). Ela diz um texto sobre desejo. Não é uma descrição idealizada, romântica, nem nada disso. É o desejo que devora o outro de tal maneira que ele se transforma em um ato de canibalismo. A performer diz querer ser desejada mesmo quando for um cadáver (máquina de desejos deleuziana, outro contraponto à abstenção da produção de desejos do sistema capitalista).
Em seguida, sai Liddell, e entram em cena 8 moças-jovens-loiras, de quase mesma estatura e tipo físico, de idade próximo de 20 anos, usando vestido preto. Entram em cena também 3 rapazes asiáticos-jovens-magros, portando camisa branca e calça preta, bem como uma mulher asiática nua, de maquiagem e cabelo de gueixa, com círculos brancos marcados em todo seu corpo. As 8 moças, os 3 rapazes e a gueixa se movimentam no palco numa relação de simetria perfeita (o conceito de beleza grega passa pela questão do simétrico). A coreografia entre esses 2 grupos distintos sugere uma relação de desejo e culpa. Todos desejam, do ocidente ao oriente, mas todos têm medo de seguir seus impulsos. Num dado momento, um dos jovens asiáticos dança liricamente pelo espaço, e confessa timidamente que sua fantasia é ser devorado por jovens loiras. Em outro momento, sempre numa relação de simetria, as jovens se despem completamente, lêem um livro (o pensamento pode ser erótico), e dançam as diferentes facetas da libido. Ou seja, cada uma, num espaço diferente do palco, faz movimentos repetidos que remetem a diferentes posições sexuais. A cena segue num ritmo crescente, com auxílio da trilha sonora. A partir daí, seus movimentos passam a sugerir uma relação de dominação e submissão, e o ato sexual se transforma enfim em matéria de natureza amoral, comandada exclusivamente por impulsos (clara evocação à Pasolini).
A primeira parte do Que ferai-je… é claramente inspirada pelo entendimento de de Nietzsche sobre a natureza dos homens na tragédia grega, a qual seria formada pelos pólos apolíneo (razão, pensamento moderado) e dionisíaco (êxtase, emoção, embriaguez de espírito). O espetáculo se desenvolve em direção ao pólo dionisíaco a fim de atingir um estado de êxtase rumo ao divino… O divino que reside em cada um de nós, que reside no corpo…
Quando a fala vira musicalidade, e o político se afasta do político, político, político
A segunda parte de Que ferai-je, moi, de cette épée ? é a mais curta e a de tom mais melancólico. Liddell fala quase ininterruptamente. Ela se coloca como Medeia: um estrangeiro será sempre visto como um bárbaro… Ela fala fala fala até cansar nossos ouvidos, e esse ato repetitivo de “narrar” detalhadamente em língua espanhola a permite de brincar com a musicalidade das palavras. A sonoridade das suas frases passa a ser mais importante que seu sentido. Num diálogo paranóico com ela mesma em que ela se coloca como a co-responsável pelos atentados de Paris em novembro de 2015, o espetáculo só ganha novo fôlego com a entrada das máquinas desejantes.
Já a terceira parte inicia com Liddell com um macacão estampado de esqueleto e um casaco colorido brilhante. Aqui ela evidencia seu papel de apresentadora do grande circo… Com uma fala cortante, sua arma mais poderosa, ela desfere contra tudo e todos: contra a “sociedade francesa” (vocês que são responsáveis pelos atentados em Paris), e até mesmo contra o festival (o político, o político, o político, blábláblá). Após o discurso feroz, a performer trabalha novamente por ideia de oposição. Por exemplo, enquanto os rapazes asiáticos festejam com uma garrafa de champagne, toca-se a música Malagueña Salerosa (cuja letra descreve uma moça muito bonita). Nesse momento, é mostrada na tela a imagem de um corpo em decomposição… Outro exemplo, enquanto as jovens loiras e Liddell pulam repetidamente sobre o palco, há uma música da banda de rock Eagles of Death Metal (que tocou no teatro Bataclan na noite do massacre do dia 13 de novembro de 2015 em Paris). Novo momento de desconforto do público…
Grande espelho deformante

[/O grotesco molesta o contraste, conscientemente criando a agudeza das contradições e jogando conjuntamente com sua particularidade. (…) O grotesco aprofunda o cotidiano de tal maneira que ele deixa de ser em si somente natural. Na vida, além daquilo que vemos, há ainda uma enorme esfera do enigmático. O grotesco, que busca o supernatural, vincula na síntese extratos das contradições, cria o quadro do fenomenal e leva o espectador à tentativa de adivinhar o não adivinhável. (Meyerhold)/]

A teoria de Meyerhold a respeito do assunto tem como principal objetivo instigar um novo modo de percepção no espectador. E Liddell o faz: através da sua bufonaria erótica-filosófica, ela obriga o espectador a se mexer…
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Fatmeh, Vie et Désir https://www.insense-scenes.net/article/fatmeh-vie-et-desir/ https://www.insense-scenes.net/article/fatmeh-vie-et-desir/#respond Tue, 19 Jul 2016 09:52:12 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1190 Du 16 au 18 juillet, Ali Chahrour nous présente Fatmeh avec Rania Al Rafei et Yumna Marwan, sur peut-être le plus beau plateau du festival, le cloître des Célestins. 55 minutes de corps sans exotisme, sans sensationnalisme, sans effets spectaculaires, sans sacralité, mais en mobilisant des forces telluriques qui bouleversent notre certitude cérébrale.

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Avant de commencer Ali Chahrour prend la parole : La direction du Festival lui aurait demandé s’il ne voulait pas dire quelques mots à propos de l’attaque de Nice. (Pourquoi lui ? Ou pourquoi Sofia Jupither et Aurélien Bory et les autres n’ont rien dit ? …espérant qu’on l’ait demandé à tout le monde et pas seulement à lui parce qu’il s’appelle Ali… ) Ce qu’Ali fait est alors un geste digne. Contre ce nationalisme des morts, il rappelle que pendant les répétitions il y a eu six attentats chez lui, quelques autres pas beaucoup plus loin, avec quelques centaines de morts et il demande une minute d’applaudissement pour les victimes de Nice.
(Étrange de manière de faire, d’applaudir des morts pour celui qui est habitué au silence pour ces choses. Étrange pour ne pas dire, vulgaire ou blasphématoire… mais apparemment ces choses se font de plus en plus…)
Entre alors deux femmes. Elles se changent et mettent des longues robes noires. Ce rapport désacralisé à la scène perdura durant tout le spectacle. On s’arrête. On se change. On se maquille. La fabrication de l’objet est à vue. Et on se doute que ce n’est pas la problématique de Brecht qui est à l’œuvre ici.
Commencent alors des frappes sur la poitrine, des flagellations qui remontent à de vieux rites de lamentation. Des rougeurs y apparaissent. Les mouvements s’agrandissent jusqu’à une espèce de transe qu’on peut reconnaître de quelques mouvements orientales ou du headbanging des métaleux. Tout ici va jusqu’à l’épuisement.
C’était le prologue.
Je rate le premier et le deuxième chapitre dont leurs titres apparaissent sur un écran rond qui repose la lune sur scène alors que la pleine lune se lève au dessus du cloître. Je les rate happé par ces deux corps qui vont au bout de leurs forces pour faire venir ou pour rendre visible des forces qui les excèdent, qu’elles soient du monde ou au-delà.
Des mouvements rythmiques, des mouvements derviches, sans virtuosité (les deux danseuses ne sont pas des danseuses professionnelles. Un choix de Chahrour pour travailler avec des corps pas encore codés par la danse occidentale.) se relancent désespéramment, accompagnés à un moment par les frappes régulières des mains des spectateurs, comme la frappe saccadée et certaine qui achèvera ces corps et les amènera dans la mort. Les applaudissements du début pour les morts de Nice sont en écho de ce geste. Et elle se jette en avant et se relève, le vêtement noir vole autour d’elle. Une sorcière qui tente de convoquer des puissances que nous ignorons. Et on sent qu’une libération des cadres trop fermés ait lieu dans ces danses, mais que ce mouvement de vie ne pourra qu’être aussi leurs morts. Quand il faudra alors remettre les voiles, leurs linceuls, deux têtes de morts, de La Mort, nous regardent. Mais les mortes en dessous se réveillent et mâchent leurs voiles noirs, peut-être jusqu’à la fin des jours. Ce ne sont plus les forces de vie, mais des forces mauvaises et tristes qui restent là, à nous regarder de leurs regards sans yeux, sans nez, sans visage. Et je ne peux m’empêcher de penser que tous les pères ne pouvaient et ne peuvent toujours pas supporter cette puissance qui émanent de ces corps féminins et doivent alors les condamnés, ne leurs laisser aucun échappatoire.
Puis elles se maquillent. Des sœurs. Elles dansent avec ces lignes rondes que nous connaissons des clichés orientales, mais qui demeurent ici pudiques, sans exotisme, véritables, habités, avec la confiance dans la force de ces mouvements et non avec le savoir qu’ils plaisent aux touristes. Les lumières ouvrent le plateau, le bousculent ainsi, le sortent du rite funèbre et de la nuit, l’amènent dans la fête, et à nouveau les puissances de la vie et du désir regagnent du terrain, nous bouleversent, nous charment, nous font désirer, nous font vivre et pleurer.
Les lumières sont ici comme les danseuses. Sans virtuosité. Parfois on a l’impression que c’est mal calé, que les lumières s’allument en retard ou pas dans le rythme de la musique. Et cela participe alors à la simplicité de ce geste et en quadruple sa force. Et cela fait du bien dans ces temps du fétichisme de la technique. Il suffit de deux corps sœurs pour bouleverser un monde.
Un chant, dos à nous. Une lamentation. Une plainte portée contre la douleur de la vie, avec la douleur et la vie. Une voix, seule dans la nuit, plaine, forte, puissante. Elle accuse le monde en entier, à elle, toute seule, à nue. Le monde se met à écouter et peut-être à entendre quelque chose. Je pleure.
À la mort d’une de ces sœurs, la ligne de sorcière continue et ressort de la lamentation avec toute la puissance terrestre du désir. Les larmes coulèrent, la plainte portée contre l’injustice de ce monde a eu lieu et au-delà de la traversée de douleur une nouvelle puissance naît, les forces se retrouvent à partir d’une puissance érotique, immanente, libérée de la peur du père, ancrée, bouleversante comme si on vient de se rendre compte d’avoir traversé la chose la plus douloureuse et qu’à partir de là rien ne pourra nous arrêter dans nos devenirs. Ni morale, ni douleur, ni rien. Elles avancent le dos tourné vers les spectateurs. De plus en plus amplement leurs hanches tournent. On a traversé toute une érotique. Et à la fin elles ne montrent pas leurs visages seulement pour cause stratégique, seulement dans le savoir que leur dos suffira pour l’instant d’ensorceler. Leurs visages ne sont pas dissimulés, défigurés par un voile, mais cachés, en puissance, tournés dans la même direction que les nôtres, une arme pour une conquête terrestre. Montrer ses visages serait jouer toutes les cartes en même temps, mais la bataille sera encore longue…

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Espæce d’A. Bory | de la page au plateau, un espace-palimpseste https://www.insense-scenes.net/article/espaece-da-bory-de-la-page-au-plateau-un-espace-palimpseste/ https://www.insense-scenes.net/article/espaece-da-bory-de-la-page-au-plateau-un-espace-palimpseste/#respond Tue, 19 Jul 2016 04:04:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1213 Par Caroline Veaux, dans le cadre des ateliers d’écriture critique de l’Insensé


Dans Espaece, sa dernière création inspirée par la lecture d’Espèces d’Espaces, Aurélien Bory déploie sur le plateau les mots de Perec. Un titre cryptique pour une quête fantomatique, celle d’un espace dans lequel on pourrait enclore le vide, garder la trace de ceux qui ne sont plus là.


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Au début, il n’y a rien. Du vide, de l’espace, seulement de l’espace. Mais on ne le sait pas. Alors on ne l’appelle pas encore « espace ». On ne l’appelle même pas du tout.
Et puis, un jour, quelqu’un trace un cercle au sol, érige un mur. On élève des maisons, on trace des rues, des frontières, on explore les continents, on envoie des fusées sur la lune. On appelle ça des espaces, et parfois, même, on parle de « la conquête de l’espace ». Alors, on donne des noms. On quadrille, on nomme, on segmente, on découpe. On a une adresse : on sait où on habite, c’est bien, c’est rassurant. On peut se trouver, se retrouver, s’écrire même.
Ces espaces, on les charge. On accroche des cadres au murs, des photos de famille, on met des plaques dans les rues pour célébrer les grands hommes, des drapeaux aux fenêtres, des garde-frontières aux frontières, et même des drapeaux sur la lune. On les charge de souvenirs, de mémoire, on en fait des hauts-lieux.
Et pourtant, derrière (ou peut-être même dessous, on ne sait plus bien), le vide subsiste, est là.
Le blanc.
Et ça marche pour tout le monde.
Les écrivains d’abord.
Au début, pour l’écrivain, il n’y a rien.
Pour écrire, il faut d’abord qu’il y ait un espace, un support. Ça peut être une pierre, du papyrus, de la cire, les ponts de l’ile de la cité (pour Restif de la Bretonne uniquement) ou même une page, ce n’est pas grave. Ce qu’il faut, c’est d’abord le geste d’une découpe. Ce geste qui circonscrit un espace, qui le cadre, et qui ensuite trace des signes dessus.
Tout le vocabulaire de l’écriture garde le souvenir de ce lien entre l’écriture et l’espace. La page, par exemple, se dit en latin pagina. Les dictionnaires savent que pagina en latin désigne d’abord une rangée de vignes formant un rectangle. Les lignes, les vers de même, ce sont d’abord les versus, les sillons que trace la charrue sur la terre.
Ecrire, c’est donc composer avec l’espace de la page. Mallarmé, Reverdy, Apollinaire, Simon, nombreux sont les écrivains qui ont joué avec la page.
Et ceux-là savent que finalement, ce avec quoi compose l’écrivain, ce n’est pas tant les signes, les lettres, que le blanc, le vide, sur lesquelles on les trace.
Les metteurs en scène, aussi le savent, et les danseurs, et les acteurs, et les acrobates aussi.
Peter Brook l’a dit. Pour que le théâtre naisse, il suffit d’un espace (vide).
Cette espace, ce premier espace, ce rond, on l’a ensuite enclos, quadrillé, on a construit des salles autour, des gradins, des salles à l’italienne, des Palais des Papes même. On y a mis des décors, des dispositifs, des lumières, des acteurs, des quartiers de viande. On l’a chargé. On l’a appelé théâtre.
Et puis, comme pour les livres, on a oublié le blanc dessous, l’espace derrière, on n’a plus regardé que les acteurs, les décors.
Mais que se passerait il si on dépouillait l’espace du théâtre de tout ce qui l’encombre ? Si on faisait de lui, de cet espace, le principal acteur de la pièce ? Ce sont précisément ces questions qui animent Aurélien Bory. Le metteur en scène ne cesse d’explorer et de se confronter à ce qu’il y a de plus minimal au théâtre, de plus concret : l’espace, l’acteur, le corps de l’acteur dans l’espace. Après la ligne (dans Plus ou moins l’infini), le plan (dans Plan B) puis les trois dimensions (dans XYZ), Aurélien Bory s’empare aujourd’hui de l’œuvre de Perec, dont la lecture l’accompagne depuis longtemps. Si c’est Espèces d’espaces qui sert de point de départ à ce spectacle, c’est néanmoins toute l’œuvre de Perec à laquelle Aurélien Bory rend hommage.
De fait, le livre de Perec est là, dès début du spectacle. Sept comédiens entrent. Ils ont entre les mains un livre. Et nous, spectateurs aussi, nous sommes d’abord sollicités comme lecteur. Et si on lit, c ‘est qu’il n’y a pas grand à voir : un cadre nu, le fond noir de la scène avec deux portes, et la petite lampe qui indique l’ « issue de secours ». L’espace vidé du théâtre. Les acteurs sont en ligne, avec un livre à la main, donc. Rien de saillant. Rien qui arrête le regard. Comme il n’y a pas grand chose à voir, comme « pas grand chose ne se passe », et bien on lit. Parce que des mots s’inscrivent sur le mur du fonde de la scène, et semblent légender le spectacle. Ces mots donnent des consignes : « lire », « lire, lire, lire », « lire la première phrase d’Espèces d’Espaces » puis « la dernière phrase ». Ce faisant, déjà, l’écriture enclot, délimite, découpe son espace. Elle dit un début : « j’écris » et une fin « quelques signes », désignant l’œuvre de Perec comme l’espace à explorer. Mais elle désigne aussi son support, sa pagina : en projetant des lettres sur les murs de la scène, Aurélien Bory les fait glisser d’un espace à un autre, leur fait quitter la page pour les inscrire sur le mur de la cage de scène. Enfin, l’écriture demande aux acteurs de lire « la phrase la plus importante du livre » avant de se corriger et de demander plutôt de  « la faire ». Dans ce passage du verbe « lire » au verbe « faire » se dit précisément le travail de Bory, celui qui a amené le lecteur de Perec qu’il est à « faire », à créer, à partir de ces mots, un objet théâtral. Et donc, pour que le spectacle naisse, il faut d’abord réinscrire ces mots dans l’espace, les déployer. A cette injonction, les comédiens répondent en pliant leur livre, en le courbant, en le déformant, de manière à en faire des lettres qui peu à peu tracent sur le mur la phrase la plus importante du livre :
« vivre, c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner ».
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Voilà donc assuré le premier glissement, celui qui nous a fait passer de la page à l’espace du théâtre. Mais cet espace lui-même, ce mur qui semble constituer le seul décor de la pièce, qui enclot le vide de la représentation, est peu à peu mis en mouvement. Il tangue, de gauche à droite. Comme les pages des livres précédemment, il se tord, se plie, se courbe, avance, recule, disparaît. C’est d’ailleurs le bruit de cette structure mise en mouvement que captent les micros et qui constitue la bande-son du spectacle. Dans une longue séquence hypnotique, cet étonnant dispositif scénographique va jusqu’à composer les lettres d’un alphabet que le lecteur-spectateur n’est pas toujours à même de reconnaître, mais qui lui font désormais signe. L’espace est devenu plus que de l’espace : il est une écriture. Dessine-t-il des S, des W, des P, toutes ces lettres chères à Perec qui organisent le déploiement de son autobiographie, W ou le souvenir d’enfance ? Il faudrait pouvoir voir plusieurs fois la pièce pour y répondre. Mais déjà, le regard est happé par les acteurs qui évoluent dans cette écriture faite espace, et qui essaient « le plus possible de ne pas se cogner » : en passant sous le mur, en y grimpant dessus, en s’y lançant. Et pourtant, ils ne cessent de se cogner à l’espace, puisque comme le dit Perec, « l’espace, c’est ce qui arrête le regard, ce sur quoi la vue bute : l’obstacle : des briques, un angle, un point de fuite : l’espace, c’est quand ça fait un angle, quand ça s’arrête, quand il faut tourner pour que ça reparte » (Espèces d’espaces). Dans cet espace, les corps se perdent, se retrouvent, s’étreignent, se croisent. Un acteur semble prendre entre ses bras l’empreinte des angles formés par le dispositif et en chercher la trace. Pantomime burlesque, jeux de croisement, d’interférences. Dans cette mise en mouvement de l’espace, dans la façon dont elle sépare ou réunit les uns et les autres, déjà commence à se dire ce qu’un espace peut avoir de dramatique quand il devient inhabitable. « Inhabitable », c’est d’ailleurs le nom d’une des dernières séquences de l’ouvrage de Perec : dans la liste des espaces inhabitables que déroule Perec, succède à « la mer dépotoir », aux « bidonvilles » et « cours d’école », la mention d’une conversation entre Rudolf Hosss et le Sturmbannführer Bishoff à propos d’une « collecte de plantes destinées à garnir les fours crématoires I et II du camp de concentration d’une bande de verdure ». Où l’on retrouve la pagina, la page, le cadre. Mais la page d’une Histoire qui a privé le jeune Perec de sa mère, juive, déportée à Auschwitz, et la laisse sans tombe, sans lieu, sans espace. Cette mère qu’évoque peut-être cette chanteuse qui pendant le spectacle nous fait entendre des extraits des Winterreise de Schubert : le lieder 6, le24, qui raconte le dernier jour d’un joueur de vielle, mais aussi le lieder 20 dont le texte dit :
Pourquoi évité-je les routes
Que prennent les autres voyageurs ?
Est-ce un sentier secret que je cherche
Sur ces escarpements enneigés ?
Je n’ai pourtant commis aucun méfait
Pour fuir ainsi les hommes.
Quel espoir insensé
M’entraîne dans ces lieux déserts ?
Et puis au centre du spectacle, juste au centre, une scène burlesque, une pantomime jouée par Olivier Martin-Salvan, à la silhouette perecquienne en diable : une mère, un enfant, un repas interrompu, une fuite à la gare, un chat qu’on abandonne, des chants allemands. Une scène comme une parodie, comme un pastiche, mais suffisamment transparente pour laisser transparaitre, en filigrane, la scène cryptique qui l’a inspirée : celle que Perec justement a oubliée, et qu’il n’aura de cesse de faire remonter à la surface, à la faveur de la psychanalyse et de l’écriture : cette scène pendant laquelle sa mère, jeune veuve de guerre, confie son fils de cinq ans à un train de la Croix-Rouge pour l’évacuer en zone libre, lui sauvant ainsi la vie. Scène dont Perec livrera trois versions dans W ou le souvenir d’enfance. Scène d’adieu sans adieux avant le départ de la mère. Direction Auschwitz, et le blanc. A tout jamais. Le blanc de la disparition. Le blanc du vide. De ce vide qui occupa Perec tout sa vie. De ce vide qui fait naitre l’espace.
Après cette scène, le dispositif se met à nouveau en mouvement, mais cette fois-ci pour laisser voir son envers. Comme si, après ce passage par l’origine, le blanc du souvenir et du vide pouvait enfin s’offrir au regard. Et ce blanc nous ramène au livre : l’envers du dispositif est couvert de livres, que les acteurs lisent, dans toutes les positions possibles, (comme en écho à Perec enfant, qui dévorait les livres et écrira ensuite, dans Penser/Classer, un texte formidable sur les multiples positions pour livre). Mais ces livres ne contiennent que des pages blanches.
Et dans le dernier tableau, la page blanche s’élargit jusqu’à devenir un écran blanc sur lequel les corps des acteurs laissent des traces. Sillage après sillage, versus après versus, les comédiens passent et grâce à une petite lampe y déposent leur empreinte phosphorescente. La trace, la ligne, la page, voilà l’écriture qui réapparait. Comme une révélation photographique, qui rappelle que tout corps plongé dans un espace et soumis à une lumière laisse une trace invisible que seule l’opération de développement pourra faire apparaitre. Corps après corps, sillon après sillon, dans les lignes tracées au début s’inscrivent peu à peu des silhouettes, évoquant les trains de déportés, comme si en filigrane apparaissait sous la trame blanche de la page le souvenir de ceux que Perec n’a jamais connus, dont il a perdu le souvenir : un père, une mère, une vie avec eux, dont il parle si justement dans W :
« J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leurs corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie ».
Eux, ou E, c’est justement cette lettre qui vient clore le spectacle dans un dernier tableau. Retour à l’espace en deux dimensions de la page que parcourt une étrange machine à écrire phosphorescente et qui trace des lettres : des E d’abord, puis d’autres lettres, jusqu’à dessiner des mots que les amateurs de mots croisés comme Perec devinent peu à peu : ECRIRE – CRI- ERRER- REECRIT. Cette danse de la machine à écrire, sur la partition chantée par Claire Lefilliâtre, du Kaddish de Ravel, vient clore le spectacle, et rappeler que Bory voit, dans toute l’œuvre de Perec, un long Kaddish, cette prière aux morts que chantent les juifs pour accompagner les leurs. Ne reste plus alors, dans ce retour au livre, qu’à se souvenir de la magnifique définition livrée par Perec à la fin d’Espaces Espèces, dont le metteur en scène n’avait livré au début du spectacle que les derniers mots
« Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes au vide qui se creuse, laisser quelque part un sillon, une trace, une marque ou quelques signes. »
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Au risque du nihilisme : 2666 par Julien Gosselin https://www.insense-scenes.net/article/au-risque-du-nihilisme-2666-par-julien-gosselin/ https://www.insense-scenes.net/article/au-risque-du-nihilisme-2666-par-julien-gosselin/#respond Mon, 18 Jul 2016 22:10:57 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1188 Le roman 2666 de Roberto Bolaño, créé au théâtre par Alex Rigola en 2010 à la MC 93, a été réadapté par Julien Gosselin le 18 juin 2016 au Phénix Scène nationale de Valenciennes, puis repris à la FabricA (Avignon) les 8-16 juillet, pour 11h30 de spectacle, entractes compris.

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Image Christophe Raynaud de Lage

Un tombeau littéraire
Une de ces « grandes œuvres, imparfaites, torrentielles, celles qui ouvrent des chemins dans l’inconnu […], vrais combats, où les grands maîtres luttent contre ça, ce ça qui nous terrifie tous, ce qui effraie et charge cornes baissées, et il y a du sang et des blessures mortelles et de la puanteur » [[Roberto Bolaño, 2666, traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio, Gallimard, coll. « Folio », 2008, p. 349.]], tel est 2666 défini indirectement par un de ses personnages centraux. Ce roman marque une vie de lecteur. Ses 1353 pages m’ont accompagné quotidiennement pendant plus d’un mois. Assumant une lecture dite « naïve », j’ai fini par m’attacher à certains personnages, sans compromis avec leur ligne de vie et de mort au sein du monde. J’ai éprouvé une fascination, à la fois attraction et répulsion, pour un innommable de la modernité aux multiples facettes rarement approché aussi près, tête de Méduse regardée en face. Le volume refermé laisse un vide profond qui ne cesse de travailler souterrainement en soi, ayant défait entre-temps des représentations qu’on croyait arrêtées, lézardant l’histoire du grand vingtième siècle, de l’Europe au Mexique en passant par les États-Unis.
Paradoxalement, la lecture de ce roman fleuve allie vitesse fulgurante et lenteur insidieuse : lenteur des plus de mille pages que la vie de tous les jours ne permet pas d’épuiser en quelques longues après-midi de lecture qu’affectionnait Proust, lenteur qui ancre la lecture dans une expérience de la durée, roman vécu in fine comme compagnon, au sens de Blanchot (Celui qui ne m’accompagnait pas) ; en même temps, vitesse d’une écriture qui opère par fragments plus ou moins brefs, qui évite les longs tunnels sans paragraphes ni blancs, roman au contraire dont la masse est aérée, fragmentaire, comme une roche volcanique dont le volume apparent n’a d’égal que la légèreté une fois prise en mains.
Les fragments parfois se suivent, parfois jouent d’un montage discontinu. Ils sont eux-mêmes ordonnés en cinq grandes parties, que le romancier chilien mort prématurément en 2003 avait pensé faire publier à part, mais que l’édition posthume de 2004 donne d’un bloc. Chaque partie développe sa propre intrigue, fût-elle rhapsodique et non résolutive, tandis que des personnages et des motifs communs établissent des échos dans ce qui apparaît au plus profond comme un puissant thrène…
Dans « La partie des critique », quatre universitaires − le français Jean-Claude, l’espagnol Manuel, l’italien Piero et l’anglaise Liz – partent en quête d’un romancier allemand, inventé par Bolaño, dont ils sont spécialistes et qui signe ses œuvres « Benno von Archimboldi ». Sa trace se perd à Santa Teresa, toponyme lui aussi fictif, dans l’État du Sonora au Mexique, à la frontière des États-Unis. « La partie d’Amalfitano » se centre sur un personnage secondaire que nos universitaires avaient rencontré dans cette ville : Amalfitano, seul spécialiste mexicain d’Archimboldi. Un retour en arrière relate la vie errante de son ex compagne dont il a eu une fille prénommée Rosa et qui finira par mourir du sida. Rosa voit son père sombrer peu à peu dans la folie, entendant des voix ou suspendant au fil à linges un ouvrage de géométrie pour reproduire une installation de Marcel Duchamp. « La partie de Fate » se focalise sur Rosa, via Fate, journaliste politique au Black Dawn à Détroit: envoyé en dépannage couvrir un match de boxe au Sonora, il tombe amoureux de Rosa qu’il rencontre à cette occasion et l’extirpe de ses fréquentations délétères. Il dérive peu à peu du match qu’il devait couvrir vers une affaire de meurtres massifs de femmes à Santa Teresa, ce qui nous mène au cœur du roman : « La partie des crimes », la plus longue. Elle est inspirée de ce que l’on a pu qualifier de « féminicide »[[Voir Marylène Lapalus, «Feminicidio/Femicidio : les enjeux théoriques et politiques d’un discours définitoire de la violence contre les femmes», dans Enfances Familles Générations, [S.l.], n° 22, mai 2015, p. 85-113 et « Féminicide : comment « la théorie du genre » entre dans l’arène définitionnelle de la violence contre les femmes au Mexique », Sextant, Revue du Groupe Interdisciplinaire d’Etudes sur les Femmes (Bruxelles), n°31, pp.191-206.]] à Ciudad Juarez. Bolaño était en lien étroit avec le journaliste Sergio Gonzales Rodriguez, qui a mené au péril de sa vie l’enquête la plus approfondie sur le sujet[[Voir Sergio Gonzales Rodriguez, Des os dans le désert, traduit de l’espagnol (Mexique) par Isabelle Gugnon, préface de Vincent Raynaud, Passage du Nord-Ouest, 2007 [2002].]], au point d’en faire un des personnages de son roman. Depuis au moins 1993, des centaines de femmes sont assassinées là-bas de manière atroce et quasiment en toute impunité, abandonnées dans des décharges clandestines ou derrière un buisson dans le désert, parfois retrouvées, quand elles le sont, plusieurs mois après leur mort. L’hypothèse d’un tueur en série, suscitant des imitateurs, s’est très vite révélée réductrice tant la nature et la cause de ces meurtres massifs sont diverses : par exemple, une femme au foyer violée et assassinée par son mari et le cousin de son mari ivres après avoir regardé un match de foot, ou bien une adolescente tuée par son petit copain au sortir du cinéma après avoir tenté d’avoir un rapport dans sa voiture et pour qu’elle ne le dise pas à ses parents. De même, la plupart des victimes sont des ouvrières précaires des maquiladoras, usines exonérées des droits de douane à la frontière des Etats-Unis, et qui arrondissent parfois leur salaire de pacotille avec de la prostitution occasionnelle. Il s’agit donc, en fait, d’une violence généralisée faite aux femmes en tant que femmes, d’une misogynie qui n’a plus le corset des lois et de la justice pour être contenue. Les causes sont multiples et forment un faisceau désarmant, notamment la collusion entre politiques, industriels, policiers et narcotrafiquants. Le geste scripturaire de Bolaño est magnifique : donner un tombeau littéraire à chaque corps, souvent impossible à identifier ou non réclamé et jeté dans la fosse commune du cimetière, donner à chaque femme assassinée entre 1993 et 1997 un fragment aussi long que les éléments biographiques retrouvés le permettent et qui épouse la tonalité clinique, d’autant plus éprouvante, des rapports d’autopsie. Le temps silencieux de la lecture devient temps du recueillement et affrontement du déni. Bolaño fait exister des stèles irréfragables dans le désert du réel. « La partie d’Archimboldi » révèle enfin la vie jusque-là mystérieuse du romancier allemand et recoupe ainsi la première partie. Archimboldi, de son vrai nom Hans Reiter, traverse la vieille noblesse prussienne au service des von Zumpe, la montée du nazisme, les fronts de la Seconde Guerre, la révélation des camps de concentration, l’amour fou avec Ingeborg, l’errance solitaire à travers l’Europe, l’advenue progressive et opiniâtre de l’écriture. Son propre neveu, Klaus Haas, à la vie tout aussi picaresque, se révèle être le présumé meurtrier des femmes du Sonora, emprisonné alors que les assassinats ne cessent pas et que son procès est sans cesse repoussé. À 80 ans passés, voici donc Archimboldi en partance pour Santa Teresa sur les instances de sa sœur désemparée. Et c’est ici que le roman s’achève.
L’avancée procède par poupées gigognes, emboîtements à multiples fonds, dont le secret ultime est à jamais différé. Une histoire ouvre sur une autre histoire qui à son tour peut ouvrir sur une autre histoire avant que le lecteur ne revienne comme hébété au premier niveau : narrateurs changeants, digressions, déséquilibres, lignes de fuite, enfoncements, excavations… Le jeune Archimboldi était passionné par les fonds marins, il passait son temps à plonger, nager, observer l’ondoiement des algues, son livre de chevet étant celui d’un naturaliste sur le littoral méditerranéen. Cet état de submersion, à désirer presque la noyade, est ressenti par plusieurs personnages et n’est pas sans définir l’expérience de lecture suscitée par le roman. Ainsi, lorsque Jean-Claude et Manuel choisissent de prolonger leur séjour à Santa Teresa, sans plus trop se soucier d’y retrouver la trace d’Archimboldi, alors que Liz mal à l’aise dans cette ville a préféré rentrer. L’un et l’autre sont happés peu à peu par le lieu : Manuel fréquente assidûment une jeune femme qui vend de l’artisanat traditionnel au marché ; Jean-Claude reste cloîtré dans l’hôtel à lire et relire les mêmes romans archimboldiens. Long passage que Gosselin préfère passer sous silence.
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Image Christophe Raynaud de Lage

En direct live

Le metteur en scène oriente le spectateur en projetant, avec une typographie différente, les titres de chaque partie et ce qu’on peut nommer des didascalies locatives et temporelles. La scénographie (Hubert Colas) est aussi « économe » qu’efficace : un immense écran rectangulaire qui s’abaisse ou s’élève, servant parfois de mur de fond et rétrécissant ainsi la profondeur du plateau ; trois praticables amovibles avec des rideaux coulissants ou des baies vitrées, utilisés parfois également comme autant d’écrans. Avec le travail des lumières (Nicolas Joubert) et du son (Julien Feryn), éventuellement deux ventilateurs qui descendent des cintres, cela suffit à suggérer la diversité impressionnante des espaces arpentés.
Non seulement des musiciens (Guillaume Bachelé et Rémi Alexandre) jouent en live durant le spectacle, mais aussi l’usage de la vidéo réalisée en direct et à vue par un cameraman est lui aussi quasiment continu. On peut le rapprocher du spectacle d’Ivo van Hove, Les Damnés, adaptation du film de Visconti, qui a ouvert la Cour d’Honneur lors de cette 70e édition du Festival. On ne peut pas ne pas penser non plus au travail de la metteuse en scène Katie Mitchell, dont Voyage à travers la nuit avait été programmé lors de la dernière édition du Festival dirigée par Archambault et Baudriller en 2013. Chacun s’approprie singulièrement le procédé – utilisons ce terme au regard de sa systématisation, au point qu’on pourrait parler d’une patte van Hove, Mitchell ou Gosselin.
Chez le Flamand, la présence de l’écran est, proportionnellement à la scénographie, réduite. Pour cause, il ne s’agit pas de défigurer l’écrin de la Cour d’Honneur mais de l’intégrer pleinement à sa touche de metteur en scène, allant jusqu’à filmer en direct Elsa Lepoivre qui arpente fébrilement l’intérieur du Palais des papes. En outre, van Hove fausse le direct en ajoutant des effets virtuels, notamment lors de la séquence du massacre des SA par les SS, où deux acteurs du Français bel et bien seuls sur le plateau sont pourtant entourés d’une foule de comparses à l’écran, exécutés littéralement dans un bain de sang.
Chez Gosselin, pas de retouche autre qu’un noir et blanc stylisé. Surtout, la présence de l’écran écrase progressivement la scénographie. Cette progression est en lien avec le contenu propre à chaque partie. Le mouvement s’enclenche lors de la deuxième : un praticable à même le plateau reconstitue l’appartement d’Amalfitano avec ses baies vitrées ; au-dessus, un écran disproportionné retransmet ce qui est filmé en direct au-dessous. Que l’écran prenne le pas sur la scénographie, pour dire vite le cinéma sur le théâtre, accompagne la plongée dans la folie du personnage. L’acmé est atteinte dans la partie suivante lorsque Fate se retrouve à Santa Teresa embarqué dans une nuit hallucinante avec Rosa et sa bande : l’écran sature quasiment la totalité de la scène de la FabricA, multiplié à l’aide des trois praticables. À peine perçoit-on encore que tout est filmé en direct. Le corps des acteurs apparaît minuscule en contrebas. On devine l’embrasure de la porte menant vers les coulisses à jardin où le cameraman suit l’avancée des comédiens.
C’est là que se marque la différence avec Mitchell. Chez elle, un équilibre savant et tenu se fait entre l’écran en haut et la scénographie en bas, autrement dit le produit de ce qui est filmé et le film qui se réalise en direct sous nos yeux. Le processus de fabrication de l’image compte tout autant que l’image elle-même.
Point intéressant chez Gosselin et qui me semble absent chez Mitchell et van Hove : les projections textuelles. Dès le début, on lit titres et didascalies, la police pouvant être de taille gigantesque. Mais de plus en plus d’extraits du roman lui-même sont également donnés à lire. Le spectateur se fait concurremment lecteur. Ce choix éclate dans « La partie des crimes », qui est traitée sur le mode de la ritournelle, au sens musical et littéraire du terme : musical car une séquence électronique lancinante tourne en boucle pendant les deux tiers des 02h20 qui constituent cette partie ; littéraire car est projetée dans la boîte scénique vide l’énumération patiente de chaque assassinat de 1993 à 1997, entrecoupée de scènes avec une voyante surnommée La Santa, avec des policiers ou avec le présumé coupable. On peut rechigner à cette spectacularisation du deuil, Gosselin rétorque à l’avance : « Le théâtre ne peut pas être guilleret pour aborder ce thème et, d’un autre côté, je refuse tout aspect moralisateur qui voudrait que les acteurs égrainent gravement le nom des mortes dans le silence. » (Programme)
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Image Christophe Raynaud de Lage


Ambiguïtés esthétiques et politiques
Gosselin met en relief la misogynie généralisée, et non la perversion individuelle, dont sont victimes ces femmes en choisissant notamment de jouer la scène du commissariat où un policier récite toutes les blagues misogynes qu’il connait − silence de mort dans le public, quelques rires gênés. Il montre aussi comment ces crimes quasi quotidiens colonisent les inconscients (scènes avec La Santa, suicide d’une professeure qui ne supportait plus de vivre parmi tous ces crimes…) et plongent la population dans le déni (la vie continue, on fête Noël comme d’habitude…). Il met en relief, par certains choix, des figures de femmes émancipées, contrepoints à la réification des victimes. Par-delà la traduction en français, il fait entendre dans certaines scènes l’espagnol, l’anglais et l’allemand.
D’autres choix me semblent par contre relever d’un nihilisme inquiétant. Le personnage de Liz est mis en valeur dans la première partie, notamment lorsque Gosselin place l’actrice Noémie Gantier à l’avant-scène, au centre, dans un moment d’intensification musicale, pour proférer un monologue relatant comment Jean-Claude et Manuel ont passé à tabac un chauffeur de taxi pakistanais après que celui-ci ait traité Liz de pute et ses deux compagnons de maquereaux. Les deux amis accompagnent leurs coups de cette phrase, entre autres : « enfonce-toi l’islam dans le cul ». L’un est pris de remords face à ce qu’il perçoit comme le déchaînement de son inconscient « xénophobe ». L’autre lui rétorque que le « véritable type de droite misogyne était le Pakistanais ». Le passage est bien dans le roman.[[Voir p. 121-132.]] Mais Gosselin le monte en épingle au détriment d’autres tus et l’instrumentalise aux fins d’application à l’actualité. Il se trouve que j’ai vu le spectacle le lendemain de l’attentat de Nice. Il a été créé alors que la France était depuis plusieurs mois en Etat d’urgence. Cette scène pouvait sonner comme une revanche cathartique et à bon compte sur l’islam. On mesure l’amalgame possible… Lorsqu’on sait que Gosselin a adapté Les Particules élémentaires de Houellebecq, on est droit de se demander s’il ne tirait pas ici Bolaño vers l’auteur de Soumission (2015). On lit plus tard dans « La Partie de Fate » que les États-Unis mènent des opérations illégales au Pakistan et on entend le discours délirant sur le 11 septembre d’un militant noir américain ayant manifesté sous la bannière de Ben Laden. On se dit alors que Gosselin aurait pu se passer de ces applications faciles et qui ne nourrissent pas vraiment la pensée politique du spectateur.
Autre choix douteux, Gosselin traite différemment le « féminicide » et le génocide juif : d’un côté, l’intensité spectaculaire et musicale ; de l’autre, la sobriété glaçante de Frédéric Leidgens qui joue un prisonnier allemand minimisant l’exécution d’une centaine de juifs lors d’un long monologue en allemand surtitré et dans un silence assourdissant. Gosselin ne peut s’empêcher de diffuser ensuite de la fumée dans le praticable vitrifié, sans doute pour rappeler les camps d’extermination.
Enfin, si nous ne voyons pas passer les douze heures du spectacle, ponctuées d’entractes entre chaque partie, l’effet est celui d’une grosse machine spectaculaire faite pour emporter tout sur son passage. Le metteur en scène a beau chercher à « lier deux zones qui se touchent très rarement. La première est intellectuelle, extrêmement fine, extrêmement précise, elle vise la pure poésie. La deuxième zone, c’est un immédiat physique – qui est lié généralement à la musique, l’art le plus fort pour apporter ça −, c’est-à-dire une émotion qui ne soit plus intellectuelle mais qui soit presque animale, purement sensorielle » (programme). Le micro HF n’est pas utilisé pour distancier la voix mais pour en intensifier le pathos. Les gros plans se font parfois sur le visage d’une actrice en larmes où coule le rimmel. Vincent Macaigne apparaît en guest star − murmures dans le public. La musique est live, la vidéo est en direct. Il y a finalement peu d’éléments qui viendraient déconstruire, inquiéter, cette machinerie quasi pléonastique, sauf ces projections du roman de Bolaño, « noyau infracassable de nuit » (Breton) qui, lui, restera certainement intact sur la grève, une fois retirée cette vague impressionnante et l’écume un peu trop séduisante.

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Espæce… (en voie de disparition) https://www.insense-scenes.net/article/espaece-en-voie-de-disparition/ https://www.insense-scenes.net/article/espaece-en-voie-de-disparition/#respond Mon, 18 Jul 2016 14:42:26 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1181 Quel petit vélo a bien pu passer par la tête d’Aurélien Bory quand il a ouvert Espèces d’espaces de Georges Perec, publié chez Galilée ? A quelle angoisse – semblable à celle du gardien de but devant le penalty – ses interprètes ont-ils été soumis une heure durant quand il s’est agi de « faire » ESPÆCE, présenté à l’Opéra Théâtre d’Avignon ?… En livrant ESPÆCE, Aurélien Bory s’engage dans un processus d’écriture théâtrale et chorégraphique, une sorte de phrase plastique où c’est le trait, le mouvement et le son qui sont recueillis, laissant le soin au spectateur d’y greffer un sens… ESPÆCE, comme le titre l’affirme graphiquement, est un jeu d’emboîtements, un lieu de fusion de mondes en métamorphoses.


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ESPÆCE’s métamorphoses…
Lieu de transformations, espace de mutations, territoire de métamorphoses… oui, mais de quoi ? Aucune forme référente n’étant donnée au départ, aucun modèle ne préexistant, le monde tremblé d’Aurélien Bory s’inscrit dans un paradigme volontairement énigmatique et secret. En cela, finalement très proche de ce curieux livre qu’est Espèces d’espaces de Perec où la table des matières procède davantage d’une table des opérations empiriques. C’est-à-dire une table où l’on passe du coq à l’âne sans reconnaître ni l’un ni l’autre, une tabula rasa du petit monde logico-sémantique. La disparition ou disons plutôt la fragilisation de l’attendu dans Espèces d’espaces fait du livre et de son architecture, une succession de chapitres où la pensée syncopée est à l’œuvre sans que cela forme un récit. Exit le récit, le développement, la suite, etc… Espèces d’espaces est davantage tourné vers le symptôme, le signe, le « ce qui fait signe » comme on dirait « coucou, c’est là ». Là quoi ? Là où ?
A lire Espèces d’espaces on se trouve devant un mur de sensations et d’expériences où pointe parfois une revendication qui vivote à l’ombre, un exercice typographique expérimental, un essai de « zénitude », un questionnement…sur l’espace, les espaces, leurs limites, leurs formes aériennes, oniriques, insoupçonnés, relatifs à la manière que nous avons de les fuir, de les occuper, de les construire, de les subir…
Extraits :
« habiter un lieu, est-ce se l’approprier ? Qu’est-ce que s’approprier un lieu ? A partir de quand un lieu devient-il vraiment vôtre ?
plus loin, autres extraits, chapitre Murs,
« Je mets un tableau sur un mur. Ensuite j’oublie qu’il y a un mur. Je ne sais plus ce qu’il y a derrière ce mur, je ne sais plus qu’il y a un mur, je ne sais plus que ce mur est un mur, je ne sais plus ce que c’est un mur. Je ne sais plus que dans mon appartement, il y a des murs et que s’il n’y avait pas de murs, il n’y aurait pas d’appartement. Le mur n’est plus ce qui délimite et définit le lieu où je vis, ce qui le sépare des autres lieux où les autres vivent, il n’est plus qu’un support pour le tableau ».
Construit (ou plutôt déconstruit) comme une invitation à retrouver des sensations, des tics et des tocs sensibles, le livre, aux pensées inclassées, dissident grammatical, résistant à la première parole, est à l’image du goût de Perec pour les pistes, les hors pistes, les jeux de mots et les coups de langage… Manière chez Perec de procéder par touches, par petites touches qui finissent par toucher le lecteur à l’endroit du ventricule gauche quand la langue est devenue un muscle cardiaque. C’est une langue qui bat que celle de Perec. Une langue tachycardique, au poul filant, résistante à l’effort, à la logique de la performance narrative… un geste d’écrivain dont on sait, au premier mot, que l’enjeu n’est autre que l’écriture, et précisément le geste d’écrire : « J’écris ».
ESPÆCE lu, ce qui reste tient peut-être au dernier paragraphe du livre. Extraits :
« Ecrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes ». Ou quand l’écriture est l’espace-même qui soutiendrait tous les autres, véhicule conquérant des territoires liés à l’imagination, obligé de se retirer quand la pensée se rétracte, brouillonne et incertaine, sans cesse en devenir…
Ecriture et labyrinthe
L’écrit convoque ou l’écrit connecte… ? Aurélien Bory évite l’image redondante du livre, ou disons-le autrement, s’écarte de la tentation de vouloir trouver des images plastiques et esthétiques qui « reprendraient » celles du livre. Ne pas pas faire comme, ne pas prétendre au miroir, éviter l’illustration ou le « copié/collé » des épisodes du livre qui, d’ailleurs, ne se donne sous ce format qu’à travers l’anecdotique. Et s’écartant de l’écriture qui convoquerait une référence même fragile, Bory connecte donc ESPÆCE au monde imaginaire tel qu’il a pu naître à la lecture de l’œuvre, et plus généralement de l’œuvre de Perec. Espèces d’espaces, mais également sans doute La Vie mode d’emploi ou encore W ou le souvenir d’enfance… se regardera comme modelé sur des matériaux structurants l’œuvre de Perec. A commencer vraisemblablement par celui du labyrinthe qui est bien souvent dans les œuvres de Perec, mais et évidemment, à même l’écriture qui est le lieu de tous les coups inattendus. Lieu de l’imprévisible et de l’insolite. Bory, lui, choisit de camper avec ESPÆCE un monde désorienté, pris dans un maelstrom sonore et topographique, mouvant et oppressant. Quelque chose qui lorgne du côté de la bilbiothèque borgésienne ou des univers kafkaïens est mis en place et les cinq interprétes sont soumis à l’espace qu’ils habitent.
Car c’est bien l’espace qui les guide, dicte le mouvement, les conduit à se réorganiser, à s’inventer des issues, où s’installe un curieux rapport de force entre intérprètes et structures. D’évidence, ESPÆCE fonctionnera comme le plan où s’affrontent des résistances.
Faisant ainsi suite, aux écritures apparues à l’ouverture et qui leur imposait une sorte de challeng sur le thème de l’écriture (mots projetés, injonctifs, venus d’un Deux Ex Machina qui les mettait en demeure d’agir), la bande des cinq (Guilhem Benoit, Desseigne Ravel, Katell le Brenn, Claire Lefilliâtre et Olivier Martin-Salvan) en est donc réduit à composer avec une « machine infernale ». Le mur se déplace, les menace, les absorbe… Ici, il faut l’escalader, là s’engouffrer dans une porte qui semble une issue, mais qui s’avère en définitive une impasse, etc. Mur qui abrite une multitude d’exemplaire de l’ouvrage de Perec et qui finit par apparaître enfin dans sa dimension cachée… C’est une bibliothèque : soit un monde ouvert, un univers-organisme vivant…
Et pendant tout le temps que dure ESPÆCE, Bory n’a de cesse de ponctuer l’action d’instants furtifs et cocasses. Là, la chute d’un complice dont on se dirait qu’il n’a pas survécu et réapparait immédiatement par une porte figeant le regard de ces camarades. Là, un « type à l’embonpoint manifeste » qui reste coincé là où tout le monde a été avalé, là une situation de séduction où une lectrice gymnaste fait de l’exercice de lecture un numéro de contorsionniste devant un penaud, un bénêt qui la mate avec désir… Drôle encore, parce que Perec n’a jamais cessé de l’être, quand Olivier Martin-Salvan, tout en mime grotesque et chanteur lyrique, joue une saga familliale qui semble correspondre, à la vie biographique de Perec, notamment l’épisode où sa mère le sauve d’Auschwitz en « l’abandonnant »…(relire W ou le souvenir d’enfance)
Épisode qui marque un tournant esthétique et poétique de ESPÆCE qui, pour les dix dernières minutes, devient plus sombre, marqué par un rapport à l’écriture plus énigmatique. Qu’elle se forme sous l’aspect d’un trait fluo ou de lettres blanches bruyamment imprimées par une machine lipogrammatique au geste mécanique ou d’une page blanche… plus sombre à mesure que la page blanche se verdit d’un peuple cadavérique fantôme et que Claire Lefilliâtre ne se soutient plus, comme épuisée par le Kaddish qu’elle chante (hâché, interrompu…).
Qu’est-ce qu’ ESPÆCE ? une rêverie sans doute, une manière de baguenauder dans une œuvre qui n’en finit pas de nous livrer « une vie mode d’emploi » nourrie de tout ce qui n’est pas quantifiable, mesurable, logique, prévisible. Une pièce théâtrale et chorégraphique qui n’a pas oublié de jouer en jouant, d’expérimenter en s’écrivant. Un geste et une scène qui sont – dans une période esthétique où certains martèlent qu’il faut que le théâtre donne dans le message et fasse dans la narration (au risque que l’on sait) – en voie de disparition… et qu’on a plaisir à observer encore.
Non pas un théâtre « insignifiant » (on confond l’insignifiant avec ce qui ne fait pas sens), mais une scène en rupture avec le langage abusé. Un plateau-langue qui figure une langue de terre où ça se mettrait à nouveau à parler une langue que l’on ne connaît pas encore, une langue en devenir (là est le politique) qui se regarde comme une planche de salut ou, si l’on préfère, une langue qui surferait… entre présentation et intensité, loin de la représentation. Quelque chose qui, à la manière d’Hurbinek dans la Trêve chez Primo Levi, se donne sous le mot Mass/klo ou Mastis/klo… un mot, peut-être.
Peut-être le premier mot d’une langue advenue et qui marque la possibilité de témoigner dans une langue neuve, ou une langue veuve ayant dépassé son histoire, son passé, sa mémoire. Loin de faire de la langue « cet organe d’enregistrement » comme la nommait Artaud (qui appelait à grands cris une langue et un langage autres), Perec n’a eu de cesse de marquer une rupture avec une langue bourgeoise qui fige les relations entre le sujet et l’objet, entre le regard et le regardé. Et Bory d’avoir pris la mesure de ce travail chez Perec (et l’on connaît le lien de Perec à Brecht) qui n’a jamais cessé de mettre en travail la langue au prisme de la distanciation. Et d’ajouter que si Perec a travaillé une « poétique des listes », c’est peut-être qu’elle fait écho à « la politique des listes »…, alors entre l’une et l’autre, faut-il imaginer que Espèces d’espaces serait une suite (entendons-le au sens de variation musicale) de L’Espèce humaine d’Antelme… Mais ce n’est là qu’une projection de lecteur.

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Un mur se meut – hallucinations, balivernes et puis ? https://www.insense-scenes.net/article/un-mur-se-meut-hallucinations-balivernes-et-puis/ https://www.insense-scenes.net/article/un-mur-se-meut-hallucinations-balivernes-et-puis/#respond Sun, 17 Jul 2016 21:14:52 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1178 Aurélien Bory présente du 15 au 23 juillet à l’Opéra Grand Avignon, Espaece, pièce de chorégraphie scénographique inspirée du livre de Georges Perec Espèces d’espaces. Une heure de variations et de transformations d’espaces avec cinq comédiens-chanteurs-acrobates-danseurs muets devant ce spectacle qui les dépassent. Comment l’habiter ?

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Plateau nu. À première vue. Aussi à la deuxième.
Après avoir reçu quelques ordres des phrases qui étaient projetées au dessus de leurs têtes, les cinq figures au fond écrivent une phrase en déformant chaque livre, qu’ils tiennent en main, en une lettre. Procédure quelque part un peu trop laborieuse pour celui (ou celle, le masculin sera ici utilisé uniquement pour la facilité de la lecture) qui a lu la présentation et connaît donc déjà la phrase : « Vivre, c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner. » Mais elle a la malice de faire du livre même le moyen d’écriture. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Trois perches descendent et servent de balançoires sur lesquels trois danseurs avancent tels des figurines avec des positions fixes et identiques. Un mouvement séquentiel – apparemment cher à Aurélien Bory (v. Azimut) – qui dans la répétition des gestes et son rythme identique produit dans la durée un effet visuel dérangeant, tel un trompe-l’œil, un escalier de Penrose ou autres sophistications du visuel, qui ne nous permettent plus d’identifier clairement l’avant et l’arrière, le haut, le bas. Tout s’emmêlant quelque peu. Ça tourne.
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Les trois perches remontent.
Une femme vient chanter une quelconque aria dans cette espace immense, cherchant dans l’espace son espace, son coin, là où il se laisserait chanter le mieux. Comment l’habiter ? Quelle serait cette espace sans fonction dont rêve Perec ? Des camarades entrent à travers les deux portes de sécurité et se positionnent devant ce mur énorme. Muets. Silhouettes. L’espace était donc nu et tout à coup, le mur du fond du théâtre commence à bouger. Ai-je vu comme il faut ou est-ce encore la suite de l’effet précédent ? S’ensuit alors une danse de ce mur du fond de théâtre qui se plie et s’étire, crée des diagonales, des espaces en zig-zag, à l’envers une bibliothèque gigantesque, tourne etc. etc. Peut-être fallait-il d’abord cesser d’identifier avec notre certitude quotidienne l’avant du derrière pour que l’espace lui-même peut se mettre à jouer. Il devient même menaçant quand il faillit d’écraser un de ces muets entre deux pans noirs. Quelque chose entre Karl de l’Odyssée dans l’Espace, le château de Kafka et des villes chez Borgès (auquel d’ailleurs Perec lui-même fait référence à plusieurs reprises dans son livre). Nos figures muettes y sont principalement spectateurs ou victimes tel un Charlie Chaplin dans Les Temps moderne, bougeant comme ils peuvent dans ces murs en mouvements. C’est quelques gags un peu potaches qui nous laissent respirer un autre air que ce mysterious lynchy space shuttle. Vrombissement. Bourdonnement. Mouvements de forces énigmatiques. Ainsi quand le mur avance, quatre des cinq se couchent et passent en dessous, alors que le cinquième, un peu plus opulent ne passe pas et arrête le mur d’avancer qui cogne contre son corps. Ou encore : Quelqu’un s’est échappé en haut du mur pour ne pas être écrasé. Il tombe derrière, à au moins 9 mètres. On entend un coup terrifiant d’un poids qui s’écrase par terre et il ressort l’instant après par la porte comme si rien ne s’est passé. Quelques soli comiques qui font rire quelques uns dans la salle, chantés, mimés… comme pour dire peut-être que lecture, écriture et espace imposaient le silence à la parole. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ou serait-ce l’horreur du XXe siècle ?
Si nos silhouettes, habillés principalement en noir et blanc cassé, gris, parfois bleu, costumes quelques peu théâtraux, pas trop contemporains, quelque peu circassiens… enfin… si nos silhouettes, dis-je, ne sont pas en prise avec l’espace, ne sont pas étonnés par l’espace, ils leurs arrivent de lire le livre qu’on devine d’être Espèces d’espaces de Georges Perec. Et en suivant l’appel de Georges Perec de changer sa manière de regarder le quotidien, sa rue, son immeuble, de s’imaginer des choses qu’on ne s’imagine pas (penser à un ami, à son mouvement dans l’espace, à son mouvement par rapport à ma position dans l’espace, à la hauteur de sa position, dans quel étage vit-il ? etc. etc. [[normalement interdiction d’écrire etc.. au moins : et cætera car il faut tout écrire, mais je ne joue pas, rabat-joie]], en suivant donc cet appel de faire « des expériences », les comédiens-danseurs-contorsionnistes lisent leurs livres dans les positions les plus tordus, changent ses positions, lisent sur la tête, tournent la page avec leurs doigts de pieds qui s’est retrouvé à côté de leurs épaules (ou presque), au point de se douter qu’ils puissent réellement continuer à lire avec ces acrobaties. C’est alors qu’on ne peut pas s’empêcher de penser que « faire ces expériences-là » semblent tout de même un tant soit peu stériles. On ne peut pas s’en empêcher jusqu’à ce qu’on voit que ces livres étaient, de toute façon, vides, pages blanches, des centaines de pages blanches, à remplir ? Effacés ? Et c’est en lisant le résumé de la biographie de Perec qu’on se dit soit, en effet, tout cela reste un peu vain, des balivernes, soit tous ces contorsions et « expériences » sont là pour masquer ce vide affreux, ces anéantissements du XXe siècle. Dans ce cas-là, Aurélien Bory serait une sorte de bio(choré)graphe, l’adaptation, fidèle.
Le dernier espace est construit avec une tuile phosphorescente et des lignes, des silhouettes, une femme qui semble tomber, y sont imprimés pour se dissiper dans le néant. Un robot étrange bombarde des lettres : E R R E C R I E R E E C R I R E. Traces qui ne resteront pas. Traces peut-être de tout ce qu’on entreprend, traces comme le passage d’un corps dans un théâtre. Comment l’habiter ? En écrivant ?
Ici, de cette trace, nous ne faisons pas l’expérience tragique. Aurélien Bory nous propose avec Georges Perec un drôle de mélange entre expérience ludique, divertissement et un sensationnel visuel. Au final, cela reste une expérience pour le cerveau et l’œil. Nous sommes loin du corps et de la viande. Ici nous n’écrivons pas avec notre sang. Nous ne gravons pas les lettres dans notre chair comme dans La colonie pénitentiaire. Nous expérimentons quelques hallucinations visuelles, mais nous ne sommes pas morcelés. Heureux pour celui qui le veut.
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Alors que j’attendais… https://www.insense-scenes.net/article/alors-que-jattendais/ https://www.insense-scenes.net/article/alors-que-jattendais/#respond Sat, 16 Jul 2016 20:15:43 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1173 Accueilli à Marseille, le metteur en scène Omar Abusaada a reçu le soutien des Bancs Publics, de février à avril 2016, pour créer à la Criée Alors que j’attendais. Titre emblématique d’une situation syro-libanaise où le mouvement de l’Histoire semble soumis aux variations politiques et aux conflits armés. Un théâtre didactique, un théâtre de témoignages…

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« Damas porte d’entrée au Liban » dit-on… Damas, Beyrouth… entre l’Etat syrien (principalement sunnite) et l’état libanais (mosaïque religieuse et laïque) où s’est réfugié plus d’un million et demi de syriens, c’est une longue histoire complexe, d’amitiés, de rivalités, d’occupations… La mise en scène d’Omar Abusaada, Alors que j’attendais, en rend partiellement compte au sens où elle livre l’histoire d’une famille prise dans la grande Histoire syro-libanaise. Une histoire dont un ami de Beyrouth m’explique qu’elle n’est pas la même pour les chiites, le hezzbollah, les sunnites, les Maronites, la communauté chrétienne…
Il n’y a pas de livre d’histoire commune au Liban pour les écoliers. Et de regarder les personnages brisés de Alors que J’attendais comme ceux qui sont la trace de cette histoire en devenir sans cesse différée.
Alors que…
Littéralement, « alors » (qui étymologiquement signifie « à cette heure-là, à ce moment-là ») évoque donc un espace temps, à l’intérieur d’un temps plus général. C’est une parenthèse en quelque sorte, une manière d’immobiliser en un point (une spatialité) un temps sur lequel porte l’action. Et c’est bien cela Alors que j’attendais… Un point dans l’Histoire. Ou, vu au prisme d’une famille, cette famille veille le coma d’un fils (Taim) à l’hôpital. La raison de ce coma, un passage à tabac lors du franchissement d’un chek point à Damas. Histoire tragique du fils, qui suit de près celle de la mort du père. Et d’assister alors à une histoire curieuse, une fiction mise en place, où le coma du fils est le lieu d’un regard critique. Lui, dans le coma, regarde l’Histoire, celle de son pays pris dans le printemps arabe, celle de sa famille avec son lot de petites séquences du quotidien.
Et de réaliser que Mohammad Al Attar, auteur de ce texte simple, réaliste, écrit certes une fable qu’il convient d’apparenter à un drame historique construit sur un « fait divers », mais que la forme qu’il lui donne s’inquiète de l’espace. Le coma (espace du corps figé) et la pensée intérieure (vagabondage et déambulation libre) se donnent simultanément. Question d’espace donc, à l’endroit d’un territoire en proie aux guerres, aux espaces occupés, aux espaces disputés.
Alors que j’attendais… ou un titre presque beckettien qui fait de Taim un parent de Godot (la comparaison s’arrête-là) est donc un recit syncopé, elliptique où l’on va et vient, entre petite et grande histoire. Manière d’imbriquer l’une et l’autre, de les tisser parce qu’elles sont de fait indissociables. Va et vient entre la mémoire des uns et le coma de l’autre, va et vient entre Beyrouth et Damas, va et vient d’une famille qui tente de vivre à contre-courant d’un monde ivre qui les emporte.
Sur le plateau…
Sur les planches le metteur en scène Abusaada a mis en place un espace qui joue sur la verticalité autant que sur l’horizontalité. En haut, comme poster sur une cîme qui permet de voir plus loin, Taim commente le monde avec le recul que lui donne un coma qui l’a, en définitive, libéré. En bas, la famille, affairée, en proie aux désirs de départ de Damas la cruelle. Parfois, on les regarde comme les trois sœurs de Tchekhov fantasmer une fuite en avant… En haut, un DJ et Taim sont le lieu d’une parole journalistique et philosophique qui commente l’actualité. Apparaîtront régulièrement d’ailleurs des images d’archives d’une révolution qui a accouché d’une guerre.
C’est simple, presque inscrit dans une temporalité des années 50-60 où le théâtre, chez certains, devait figurer un miroir des problématiques sociales rendues dans un geste réaliste. C’est ainsi non pas un vieux théâtre qui est proposé, mais un théâtre où la conscience politique est à l’œuvre, et se donne sur le mode de la communication (donc des dialogues qui n’en finissent pas, des thèses qui sont martelées). Un théâtre de situation en quelque sorte où ce qui est joué doit permettre d’éclairer, d’éduquer d’avertir.
Et l’on comprend qu’Omar Abusaada souligne sa parenté avec Boal, le théâtre de l’opprimé, lui-même inspiré par Brecht. Théâtre à thèse que ce Alors que j’attendais… Mais, et c’est sans doute ce qui est le plus pertinent, théâtre de témoignage puisqu’ici, l’écart entre le fait esthétique et le fait historique est infiniment réduit.

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A world of pain and shit et son miroir https://www.insense-scenes.net/article/a-world-of-pain-and-shit-et-son-miroir/ https://www.insense-scenes.net/article/a-world-of-pain-and-shit-et-son-miroir/#respond Sat, 16 Jul 2016 16:05:40 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1170 20 Novembre de Lars Norén, mis en scène de Sofia Jupither, se joue du 14 au 17 juillet au Théâtre Benoît-XII. Une pièce qui voudrait nous faire comprendre le « cheminement émotionnel » et les causes de l’acte du jeune coureur d’amok d’Emsdetten en 2006. Prônant la compréhension et l’empathie envers son voisin, ce théâtre veut participer à la paix dans notre chère Europe. Une heure dont on aurait pu se passer.

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Sofia Jupither considère que l’ « un des ressorts du théâtre est l’identification » et trouve la qualité du texte de Lars Norén dans le fait que tout le monde puisse s’y reconnaître, que « des millions d’adolescents éprouvent des sentiments similaires. » En effet. Ce monologue traverse tous les lieux communs d’un adolescent en crise. Accusant ce « world of pain and shit », nous avons bien l’impression que ce qui lui manque est une langue singulière qui pourrait rendre compte de son mal-être. Une langue qui pourrait naître d’une expérience singulière, d’une expérience d’une douleur ou d’une joie unique. Et on aurait pu espérer que le théâtre ou l’art en général pourrait participer à une nouvelle manière de voir, d’entendre, de bouger, de faire, de penser… des nouvelles manières qui pourraient creuser des brèche dans ce « world of pain and shit », mais ce quoi devant nous sommes pendant une heure ne fait que reproduire, d’un réalisme plat, notre mutisme. Il n’y en a rien à dire.
À part, peut-être, demander si l’identification n’était pas déjà combattue par l’avant-garde moderne, il y a un siècle. Si Brecht n’a pas déjà tenté de détrôner ce mécanisme qui nous laisse devant le mur, sans échappées, qu’elles soient critiques ou pulsionnelles. Si Deleuze n’a pas raison de penser que toute identification se base sur une fonction paternelle (v. Bartleby, ou la formule dans Critique et Clinique) et reproduit par là, peut-être, quelques causes de ce « world of shit and pain ». Et se demander comment cela se fait-il que nous y sommes à nouveau, devant un théâtre de l’identification.
Au final, on pourrait dire que ce théâtre participe de ce qu’il veut éviter. En mettant le spectateur dans un tel rapport, il l’oblige à s’adapter à la « forme, image ou représentation, portrait, modèle » (Deleuze), tout ce que Sebastian Bosse, auteur de la tuerie, accuse. Au nom de l’ordre actuel, contre le bousculement dans la guerre civile, Sofia Jupither nous met devant une injonction à l’empathie et la compréhension. (Mais je n’ai pas plus de mots pour pouvoir parler de Nice.) Un théâtre qui fuit comme la peste une phrase de la pièce : que toute différence est condamnée à la solitude. Un théâtre qui veut que tous, chacun, comprennent, peu importent les procédés. Au final, c’est un théâtre réactionnaire, aliénant, miroir de ce monde of pain and shit, et s’y confondant. « Sofia Jupither prend le risque de paraître naïve et l’assume. » On la croit, à défaut de pouvoir « croire en l’homme » (Olivier Py).
D’autres mots ici, sur l’Insensé : « 20 novembre… Sébastien cabossé », par Yannick Butel

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20 november… Sébastien le cabossé… https://www.insense-scenes.net/article/20-november-sebastien-le-cabosse/ https://www.insense-scenes.net/article/20-november-sebastien-le-cabosse/#respond Sat, 16 Jul 2016 14:09:42 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1168 Dans un monologue sans relief, sur le plateau de la salle Benoit XII, Sofia Jupither met en scène 20 November de Lars Noren. Un texte qui développe les coulisses de l’ultime moment où un type de 19 ans va se suicider juste après avoir « arrosé » son lycée. Jeu uniforme et plat que le comédien en service commandé pour ce 20 November.

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Presque immuablement revient au 325ème jour de l’année, à la 46ème semaine… le 20 novembre. Date aussi anonyme que les autres, sauf à la distinguer par la fête d’un Saint (Edmond) ou une loi. « Rien n’est plus important que de bâtir un monde dans lequel tous nos enfants auront la possibilité de réaliser pleinement leur potentiel et de grandir en bonne santé, dans la paix et dans la dignité » disait Kofi A. Annan, secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, lors de la ratification de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant (un texte de 54 articles), adoptée par les Nations Unies le 20 novembre 1989. Texte rejeté par deux Etats (la Somalie et les Etats-Unis) sur 193. Texte et loi, votés le 9 avril 1996 par le Parlement français qui a décidé de faire du 20 novembre « la journée Mondiale de défense et de promotion des droits de l’enfant ».
Si Lars Noren a peut-être cette histoire du droit international en tête lorsqu’il écrit 20 November ; il la mêle à celle de Sebastian Bosse, 18 ans – lequel n’a peut-être pas choisi ce jour par hasard – alors que le jeune garçon, à Emsdetten, petite ville d’Allemagne, décide de se suicider après avoir mitraillé les membres de la communauté de son lycée sans faire de victime.
Du Fait Divers
Toute une tradition théâtrale, du théâtre historique en passant par le théâtre documentaire, jusqu’aux écritures du réel… n’a de cesse de se saisir du « fait divers » comme élément et dynamisant dramaturgique. Manière d’augmenter l’effet de réel ou de diminuer l’écart qui sépare le théâtre de la vie, de ses réalités complexes. Chez Lars Noren, entre autres, il en rappelle les raisons :
« Je m’ennuie tellement au théâtre, en le regardant. J’essaie de prendre le langage dans la rue, ces choses que l’on ne voit pas normalement au théâtre. Je veux casser le mur entre le théâtre et le monde parce qu’au théâtre vous pouvez trouver des solutions aux problèmes sociaux […] La réalité de la scène peut être aussi intense qu’une séance de psychanalyse. Sur scène, vous pouvez créer une catharsis, une intense vérité. Mais cela ne veut rien dire si cela ne donne pas au public le sentiment que l’on peut changer sa manière de vivre. Si vous parvenez à « un vrai théâtre intense », vous pouvez donner au public des outils pour changer, parce qu’on voit de vraies personnes jouer et exprimer ses propres traumatismes ou ses propres désirs. Vous devez prendre le public par la main et le faire monter sur scène, le faire participer à la pièce. Je dis toujours à mes acteurs de sortir et de regarder les gens dans la rue, dans les bus, dans le train. ».
Et ailleurs, Noren ajoute :
« le public et les acteurs doivent respirer ensemble, écouter ensemble. Dire les choses en même temps. Je préfère un théâtre où le public se penche en avant pour écouter à celui qui se penche en arrière parce que c’est trop fort ».
Propos chez Noren qui conforte l’idée, comme il le martèle lui-même, qu’il est « sur le chemin d’un théâtre sociologique », là où l’environnement social n’est pas étranger aux problématiques individuelles. Là où les détails de la vie socialisée et publique forment comme l’arrière-salle ou l’antichambre conscient et/ou inconscient de la vie privée de l’être.
Norens, dans la lignée d’Ibsen et de Strindberg (on lui prête cette parenté) s’inscrit dans la topique du « Théâtre Intime » qu’il ne sépare pas de la théâtralité du jeu social comme la théorisait Jean Duvignaud. D’une certaine manière, les frontières entre les espaces de ritualisation du champ social et les conventions des territoires artistiques s’entremêlent, s’interpénètrent. Ainsi, dans l’espace dialectique ouvert entre « vie sociale » et « existence privée » qui forment la communauté, Noren observe, à des échelles variables, la manière dont la complémentarité indépassable de ces deux sphères produit des déséquilibres et des situations de crise qui relèvent, soit de l’absorption du sujet par la société, soit de l’exclusion de celui-ci par le fonctionnement social.
C’est à cet endroit d’intersection que se forme la tension dramatique et que l’écriture de Noren, in fine, se regarde comme un travail d’auteur qui rend compte, via les motifs dont il se saisit pour organiser « ses » personnages, d’une « écriture de soi ». Marginalisation, fragilisation, disparition, résistance, autodéfense… du sujet valent alors pour l’un des motifs récurrents de son œuvre théâtrale qui autopsie les modes de déséquilibre inhérent à l’inscription du sujet dans la société. Dans des périmètres aussi différents que la famille, la rue, le champ de bataille, etc. c’est cela qui est « observé » et « remodelé » dans l’écriture dramatique.
Les bosses de Sebastien


A partir du journal de Sébastien Bosse, travaillant sur l’histoire vraie de ce jeune allemand de 18 ans qui organise un raid contre son lycée afin de détruire ce qui l’a privé de la représentation qu’il avait de lui-même, Lars Noren donne à entendre les méandres d’un esprit révolté et vengeur. Loin de figurer un coureur de Amok, les mobiles du crime à venir sont ainsi fondés par une critique radicale de tout ce qui concerne la vie sociale : l’intégration, la reconnaissance, l’appartenance… Au revers de laquelle figurent aussi l’exclusion, le mépris, la jalousie, la reconnaissance, le mépris… Dans cet ensemble, c’est le déséquilibre du jeune homme qui vient à être exposé, lui qui s’estime en droit d’avoir mieux et qui revendique un droit d’arbitrage. La violence du texte de Noren est radicale, met en perspective une violence contre soi autant que dirigée vers les autres. Et le seul comédien sur scène, David Fukamachi Regnfors en rend partiellement la vitalité. C’est par la détermination que cette violence parvient, la plupart du temps de manière « froide », et parfois nourrie de quelques écarts quand il s’adresse à la salle qui devient le témoin actif de son deuil. Deuil d’une vie, deuil de l’espoir, deuil de l’avenir… Bosse le cabossé a, chevillé au corps et à l’esprit, l’idée que ce monde à qu’il doit ses « misères », ses infamies, ses injustices… doit payer le prix fort de la maltraitance. Ça sera un feu d’artifice au sein de l’école : le lieu de la fabrication des inégalités, la gare de triage entre le bon et le mauvais, la cour de récréation des petites ignominies, le terrain de jeu des conflits larvés…
Bosse fera la fête à tous…

Scène et net.
Sur le plateau, devant sa webcam ramenée ici à un matériel vidéo, l’acteur s’enregistre de profile. Son image, captée est renvoyée sur un écran : un mur en arrière-fond. Mur identique à celui de Tigern qui suggère un lien de cause à effet entre les deux spectacles, où si Tigern mettait en avant des « adultes » déglingués pscyhologiquement, dans 20 november et l’histoire de Sebastien Bosse, ce sont les enfants qui sont victimes de l’échec de leurs parents. Enfin, on peut le lire comme ça.
Dans 20 november, on assiste alors à une succession de gros plans sur le regard, le rictus, la bouche qui accable le monde.
C’est l’unique principe de jeu qu’a mis en place Sofia Jupither. Et l’on comprend que si au théâtre la vidéo est un constituant de ce que l’on nomme l’intermédialité, ici c’est aussi la trace archéologique d’un travail documentaire puisque Bosse se « postait » sur le net. Genre « Selfie » testamentaire et posthume en quelque sorte.
Sur la plateau vide, dans une chorégraphie de « fauve » qui tourne en rond comme dans une cage, ce qu’il filme relève de l’intimité et du procès. C’est un réquisitoire où lui se voit comme un ange, quand il est un ange noir (petit image fixe balancée à mi parcours de la pièce qui dure 1H15).
Reste que Sofia Jupither, dirigeant son acteur, en fait une menace que l’époque a tôt fait de renvoyer à une forme de terrorisme. Qu’elle l’inscrit dans une gravité dont l’acteur ne se départ pas. Soit, mais comment dire… que faire alors du vœu de Lars Noren qui souhaite que son théâtre puisse être conçu comme un espace léger. Et comment faire de 20 November quelque chose qui nous rappellerait qu’une « tragédie n’est jamais qu’une comédie vue de dos » comme l’écrivait Muller.

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FC Bergman en pays Nod, ou l’illusoire abri du monde https://www.insense-scenes.net/article/fc-bergman-en-pays-nod-ou-lillusoire-abri-du-monde/ https://www.insense-scenes.net/article/fc-bergman-en-pays-nod-ou-lillusoire-abri-du-monde/#respond Fri, 15 Jul 2016 14:55:10 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1165
Het Land Nod (Le pays Nod),

de FC Bergman,

Parc des Expositions – Avignon 2016

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Collectif du monumental, le FC Bergman conçoit des spectacles où les rapports d’échelle sont l’allégorie du monde et des individus souvent écrasés sous lui. S’il a, par le passé, recréé un village entier (300 el w 50 el x 30 el), c’est ici l’immense salle du
Du rapport d’échelle au regard de Dieu

Les musées ont cela d’aimable qu’ils sont comme les corps ou les machines : soumis au temps et à la destruction. Quand le Musée des Beaux Arts annonce en 2015 qu’il fermera pour
rénovation pendant dix ans, c’est tout un espace intime et collectif qui se soustrait à la vue. Pour beaucoup d’habitants d’Anvers, et pour le collectif FC Bergman qui vit dans cette ville et entretient une relation privilégiée avec ce musée, l’émotion est profonde. Lors d’une visite dans les salles dévastées par le chantier, le collectif forme le projet autant que le désir de travailler sur ce lieu, dans ce lieu. Pour des raisons évidentes de sécurité, ils ne pourront réaliser le spectacle ici, alors c’est en reconstituant à l’identique la salle des œuvres de Rubens qu’ils voudront interroger leur émotion. C’est dans ce déplacement que l’allégorie prend toute sa dimension.
Quand on pénètre dans la salle du Palais des expositions d’Avignon, la voûte cathédrale paraît d’autant plus gigantesque que tout est vide – et rend la reconstitution du Musée au centre du Palais presque minuscule : elle est pourtant immense. C’est tout ce rapport d’échelle que travaille le FC Bergman, où le petit et le grand se toisent pour raconter la mélancolie métaphysique d’une situation : la place des hommes dans ce qui les entourent les remet à leur place, littéralement, infime et dérisoire. Mais c’est sans cynisme aucun que le collectif œuvre à cette mise en situation : au contraire.
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Le contraire tient précisément dans les jeux de mise en regard disposés à travers la scénographie qui tient lieu de spectacle. Et ce contraire du cynisme relève du sacré – voire du religieux – qui soutient cet édifice plastique et intellectuel. Car lorsque nous pénétrons dans cette salle aux murs nus, à l’os, fragiles, corps de mourant, une toile reste encore à ôter : cette toile, « le coup de lance » (un christ en croix qu’on achève — à tout le moins provisoirement) est trop grande pour passer les murs du musée. C’est la première allégorie. Son sens est transparent. L’art est ce qui dure et résiste au temps ; le corps du Musée est celui d’un Christ appelé à ressusciter ; la lance qu’on plonge dans son ventre ne l’atteint qu’en apparence. Et l’impossibilité de faire sortir la toile du musée fait signe vers une autre allégorie : c’est le monde qui est bâti autour de l’œuvre, et non l’œuvre qui est levée dans le monde : les ruines qui l’entourent ne la concernent pas.
Durant tout le spectacle, le conservateur du Musée en fera une affaire personnelle : il s’échinera comme un diable pour faire sortir cette toile, jusqu’à la folie. Sous les yeux du Christ qui sans doute mâchonnera sa phrase impeccable (à laquelle semble répondre le spectacle : pardonne-nous, on ne sait pas ce qu’on fait), des types passeront tous plus ahuris les uns que les autres dessinant en chair et en os une galerie de portraits réjouissante. Il y a l’homme qui se déshabillera et contemplera nu le chef d’œuvre ; la jeune fille qui pissera d’émotions devant la toile ; celui qui est chargé d’en mesurer les dimensions et restera suspendu par la manche au cadre ; deux touristes asiatiques qui se prendront en photo devant l’œuvre sans un regard pour elle ; trois visiteurs droit sortis de la scène magistrale de Bande à part qui visiteront le musée en courant ;

et les gardiens de musée, désœuvrés devant leur tâche – qu’est-ce que garder des œuvres qui ne sont plus là ? –, mais qui, comme tous dignes fonctionnaires, fonctionneront.
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À l’Est d’Eden, le Pays de Caïn est le nôtre

On pourrait bien sûr regarder cela comme un spectacle qui amuserait la galerie (nous). On rit d’ailleurs beaucoup. L’efficacité est précise, mécanique plaquée sur du vivant, savoir-faire d’une intelligence d’ingénieur. Et puis, le spectacle, qui prétend ne pas raconter, refusant le dramatique autant que l’épique pour un comique cousu main, finit cependant par rejoindre un tragique de moins en moins secret, qui laisse perplexe.
Car ce que raconte la succession d’images déployées avec brio – par exemple, l’envahissement de serviettes de plages où deux individus mimeront gracieusement, dans une impeccable simultanéité, des mouvements de nage –, c’est la menace toujours plus précise et agressive du monde. Comme si le monde était de trop. Alors cette salle de Musée, dans sa clôture parfaite, se laisse voir bien autrement que comme un espace ludique, et devient l’allégorie des allégories, celle d’un certain rapport au monde qui finit par glacer. Ainsi ce dedans qui trouve sens et grâce dans son absolue imperméabilité est menacé par un dehors peuplé d’humains forcément irrespectueux et un peu vulgaires, toujours intrus, irrémédiablement pas à la hauteur du lieu, de ses dimensions comme de sa puissance. Les hommes, ces salauds – semble nous dire le spectacle –, finissent par ravager ce qui était censé demeuré pur et sacré : comme si elle n’était pas issue de la main d’hommes aussi, cette beauté de toiles. Devant le respect du collectif face à cette culture entre quatre murs qu’il faut à tout prix laisser intacte – au risque de l’enterrer entre quatre planches, bien lové dans son odeur renfermée –, on songe à Genet et Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes – et on tremble, un peu.
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Alors, on se penche sur le titre du spectacle, et on comprend davantage nos tremblements : Het Land Nod, c’est dans la belle langue d’Anvers Le Pays de Nod. On ouvre la Bible, Genèse 4. 16 :
Puis, Caïn s’éloigna de la face de l’Éternel, et habita dans la terre de Nod, à l’est d’Éden.
L’Est d’Eden [[Titre du film biblique d’Elia Kazan, où James Dean – Cal –, jouait le rôle d’un Caïn du Far West…]], c’est ce pays où est exilé Caïn après le meurtre de son frère, Abel. Pays de la culpabilité et de la faute, de la condamnation et de la violence – de l’errance et du désœuvrement – : ce pays est le nôtre, dit le spectacle, et le Musée est son contraire, espace de l’œuvre, préservé des fatras du monde, pur et innocent, mais entouré par le Pays de Nod et menacé par lui. C’est toute une conception de l’Art qui se dresse : un dedans arraché au temps et à l’Histoire, un abri, un refuge où se consoler des laideurs du monde, un territoire où l’Esprit se trouve pour les siècles des siècles sous les formes de la beauté – image de Dieu. Dans la déchirure du sacré et du profane – littéralement, ce qui se trouve en dehors du temple –, le monde est toujours ce qui risque de faire effraction et de tout détruire. C’est d’ailleurs ce qui se produit ici. En voulant faire sortir la toile, le conservateur finit par dynamiter la porte trop petite, mais la charge était trop forte (rapport d’échelle, encore, que l’homme mesure si mal…) et c’est tout l’édifice ou presque qui s’écroule. Reste la toile sur laquelle vient se poser une douce lumière du dehors, rayon de l’Esprit sans doute ?
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L’Art entre quatre murs ou entre quatre planches ? Éloge du dehors

Au cœur de cette déchirure, cette conception de l’art défendue par le FC Bergman a ses partisans : ils la perçoivent comme refuge loin du monde et ses menaces (on entend à intervalles réguliers des bruits de bombardements, souvenir des années de guerre où le Musée d’Anvers fut éventré par les bombes alliées). La mélancolie du spectacle réside en ce qu’il prend le risque de ce qui le menace. Mais il conserve jusqu’au bout cette foi dans la nécessaire préservation de l’œuvre contre le monde. C’est un scrupule qui peut avoir sa noblesse, partagé par les gardiens de zoos ou les collectionneurs de timbres. Mais il faut bien l’admettre : entre nous et l’injonction de la préservation, il y aura toujours la Police.
On est en droit d’incliner vers d’autres manières, plus fécondes, d’éprouver la beauté, qui passent aussi par la dégradation ou le saccage, les férocités, la dynamite et les chiottes.
Me revient les phrases qui ouvrent Le Théâtre et son double, puissant contrepoison à cette pensée de l’art pourrissant dans la tombe qui le préservera intact de nous : pages où Artaud déplore un temps où l’on a séparé l’Art et la Vie, pour fabriquer (de) la Culture qui ne sert qu’à contrôler et régenter la vie [[Ces phrases, je les retrouve en rentrant : les voici : « Jamais, quand c’est la vie elle-même qui s’en va, on n’a autant parlé de civilisation et de culture. Et il y a un étrange parallélisme entre cet effondrement généralisé de la vie qui est à la base de la démoralisation actuelle et le souci d’une culture qui n’a jamais coïncidé avec la vie, et qui est faite pour régenter la vie. Avant d’en revenir à la culture, je considère que le monde a faim, et qu’il ne se soucie pas de la culture ; et que c’est artificiellement que l’on veut ramener vers la culture des pensées qui ne sont tournées que vers la faim. Le plus urgent ne me paraît pas tant de défendre une culture dont l’existence n’a jamais sauvé un homme du souci de mieux vivre et d’avoir faim, que d’extraire de ce que l’on appelle la culture, des idées dont la force vivante est identique à celle de la faim. »]]. Un temps qui se pense suprêmement supérieur parce qu’il produit de la conservation. À cet égard, il suffit de voir les lettres de cadrage de nos ministres de la culture (et de la communication) chargés le plus souvent du patrimoine. Quand on pense le monde comme « des sanctuaires à l’abri des tourments du monde » [[Propos du FC Bergman recueilli dans le livret du spectacle — à quoi il est ajouté que cette pensée est une fiction, mais une fiction « à laquelle nous sommes attachés ».]], il est juste et heureux que parfois le monde revienne comme un appel de flamme et fasse son œuvre : reprenne son dû. « On peut brûler la bibliothèque d’Alexandrie, rêvait Artaud. Au-dessus et en dehors des papyrus, il y a des forces. On nous enlèvera pour quelque temps, la faculté de retrouver ces forces, on ne supprimera pas leur énergie ».
Bien sûr, on pense avec terreur et dépit aux désastres de Palmyre, aux pyramides égyptiennes englouties sous les barrages, aux statues ancestrales près du site d’Angkor, dont les têtes en pierre manquent parce qu’elles ont été décapitées aux sabres par les soldats Khmers Rouges [[Je pense souvent à cette révérence ridicule et digne des soldats qui ont accordé aux statues sacrées le privilège d’une mise à mort royale]], bien sûr, et on sait combien précieuses sont ces salles de musée où résident les forces, mais précisément parce qu’elles ne sont pas indifférentes au sort du monde, et qu’elles désignent les appels où dehors nous pourrons transformer le monde[[Souvenir du spectral Rêves d’Automne de Jon Fosse monté par Chéreau dans les salles du Musée du Louvre – dialectique puissante du dehors et du dedans, du cimetière dans lequel on lit les noms gravés sur les tombes : et qui sont les peintres des tableaux.]]. Bataille définissait le silence comme cette « expression voulant qu’à la fin la littérature fasse du langage cette façade échevelée par le vent et trouée, qui a l’autorité des ruines ». Devant les ruines finales et silencieuses du spectacle du FC Bergman, et alors qu’on s’apprête à rejoindre en bus non climatisé le pays de Nod et ses Caïn, nos frères en humanité, il faudrait être compatissants pour les ruines ? Que Dieu me pardonne, nous ne voulons ni de son pardon, ni de la beauté de ses œuvres : seulement des forces qui rendront ce dehors habitable et possible au présent.
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Tigern, et APRÈS https://www.insense-scenes.net/article/tigern-et-apres/ https://www.insense-scenes.net/article/tigern-et-apres/#respond Fri, 15 Jul 2016 08:59:46 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1157 Prenez un festival international (Avignon) qui s’est fixé pour sa 70ème édition d’interpeller le public sur les enjeux du politique. Sollicitez une metteure en scène suédoise : Sophia Jupither qui, sa biographie le souligne (cf. voir plus bas) n’entretient pas vraiment un rapport à cette injonction festivalière. Ajoutez-y le texte d’une auteure de 33 ans considérée comme « l’enfant terrible » des nouvelles dramaturgies roumaines et, accessoirement, portée par les médias roumains comme l’une des 100 femmes les plus influentes dans la société roumaine d’aujourd’hui (Ce qui n’en fait pas pour autant un penseur du politique, mais plutôt un résultat). Agitez le tout afin que cela devienne assez flou pour que « ce qui ne raconte rien », finisse par éventuellement « raconter autre chose ». Comprenons par-là un truc passe-partout, un machin flou dont on pourra toujours prétendre qu’il est ça, ça, ça, ça, ça, ca, ca, ca, ca… et présentez Tigern, salle Benoit XII, du 13 au 17 juillet.

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C’est dur parfois d’être critique…
Quel ennui, mais quel ennui terrible. Au point que la petite heure plus quinze minutes (dit comme ça on prend le risque), finit par apparaître sous sa forme massive… 4500 secondes. Quatre mille cinq cents secondes séparent donc le spectateur de son retour dans la rue. Soit le début d’une éternité qui aurait pour motif de départ Tigern : une pièce contemporaine.
Permettons-nous de rapporter celle-ci comme elle est présentée sur le site du festival
« Un chauffeur de taxi, des touristes, trois volatiles et quelques autres témoignent. Tous ont eu affaire à Mihaela, une étrange créature apparemment peu au fait des us et coutumes locales et tous hésitent sur son identité : il, elle, cet individu… Et pour cause, Mihaela est une tigresse, une tigresse qui s’est échappée du zoo pour découvrir la ville et le monde. À travers cette fable fantasque, dont la narration répond aux codes du film documentaire, Gianina Cărbunariu et Sofia Jupither livrent une satire joyeuse et puissante de notre rapport à l’étranger. Le regard est tendre mais sans concession : La Tigresse est l’histoire d’êtres vulnérables mais tous intégrés au système urbain – du sans domicile au banquier – qui manifestent désarroi, mesquinerie et parfois même violence dès lors qu’ils sont confrontés à l’altérité. Si l’ombre de Ceaușescu plane à un moment donné sur la vraie/fausse ville en panique, ce sont bien les démons européens contemporains qui menacent. Sofia Jupither évite costumes et décors figuratifs, préférant dessiner un espace abstrait où les récits subjectifs se transforment en bruits médiatiques. Ses cinq comédiens campent des archétypes plus que des personnages, tendant au public un miroir troublant mais non déformant ».
No comment…. dirait-on en anglais.
Ou, comme aurait dit mon grand-père qui n’avait pas internet : « le papier ne refuse pas l’encre mon garçon ».
Tigern n’est pas rien, mais vide. Pas abstrait, mais figuratif évidé. Pas le récit « d’êtres vulnérables » mais les fadaises consternantes de propos de bistrot qui eux, ont le mérite de rester attachés au Zinc. Fadaises et pensées merdiques déconstruites… on dirait parler à « mots couverts… ». C’est-à-dire cette façon très reconnaissable, chez certains fascistes et populistes qui ne se déclareront qu’au « grand soir » – quand le Front National ne faisait q’un peu moins d’1% – de parler à « mi-mots ». Manière de faire entendre un peu, sans se découvrir. Manière de caméléon en quelque sorte où la langue prend la couleur en fonction du terrain fertile ou pas des idées qui vous ressemblent.
Tigern oscillera sans cesse sur cette pratique du raconter un peu, dire un peu, évoquer un peu… et bien entendu, c’est sur le mode critique qu’il faut comprendre ça. Ce qui se dit presque là.
Mais qu’est-ce qu’on s’ennuie… devant ce mur de bois, ces 4 chaises, ce micro posé sur la table d’écolier… Qu’est-ce qu’on s’emmerde ici, devant Tigern, qui relève d’une prestation minimale d’acteur qui parle à vous saouler. Et c’est tout.
Mais peut-être que ce n’était qu’un mauvais rêve… Peut-être que je me suis endormi…
Le théâtre et Après
Vers 22H30.
Au Théâtre des Carmes où il est rendu hommage à André Benedetto, l’un de ses lecteurs attentifs, l’un de ceux qui l’ont bien connu parlera du théâtre que l’on peut espérer… Il évoquera « un théâtre responsable ».
Vers 23H30
Nice. Jour de fête nationale. Une information fend ce 14 juillet. Promenade des anglais, il semble que les spectateurs du feu d’artifice soient victimes d’un attentat. Au matin, on compte plus de 80 morts…
73ème édition du festival
(le thème du politique passé de mode, l’édition est placée sous le signe des écritures du réel)
Un collectif met en scène « La promenade des anglais », « Bataclan », « Charlie »… trilogie macabre qui porte le nom générique de « échec Libéral » écrit par les détenus de Guantanamo, jouée au Théâtre des Carmes. Durée 24H00. Captation et retransmission dans la cour d’honneur du palais des papes. Jauge réduite à un spectateur, devant un écran d’ordinateur. Le dispositif scénique de la Cour prévoit que le spectateur a accés à une documentation sur le monde et un ensemble d’intervenants est là en permanence pour donner un point de vue sur ce que le spectateur pourrait vouloir savoir. Il y a là un philosophe (celui qui met en tension), un économiste (celui qui explique), un metteur en scène (celui qui s’interroge sur le théâtre), un docteur (au cas où), une sage femme (celle qui parle du plaisir d’aider la vie), un ancien président de la République (le muet). En préambule, lecture de l’Etrange mot d’urbanisme de Jean Genet. En exergue du programme une phrase de Brecht légèrement pastichée « on a évité que le théâtre devienne lentement un bordel pour le contentement de putains ». Une bande son diffuse sur un mode plus ou moins fort, la chanson de Bertrand Cantat Droit dans le soleil. Au terme du spectacle qui dure 3 heures au Théatre des Carmes, et 24 heures dans la cour, le sauvetage du spectateur est assuré par une équipe de critiques qui publient les pensées du spectateur : celles sur le spectacle, celles sur les entretiens qu’il a eu avec les intervenants du dispositif, celles qu’il peut avoir en général . A partir de ces propos recueillis, un collectif d’auteurs contemporains, en résidence à la Chartreuse, ré-écrit un texte. Son titre prévisible est : « nous sommes encore à naître ». Phrase qui sonne Bene.


Élements de communication de TIGERN
A propos de Gianina Carbunariu

Gianina Cărbunariu (1977) est considérée comme « l’enfant terrible » du théâtre contemporain roumain. Elle commence ses études dramatiques en 1999 à l’Université Nationale de Théâtre I. L. Caragiale et Film Arts de Bucarest, département mise en scène. Trois ans après ses études, quelque chose commence à changer dans le milieu du théâtre contemporain roumain. Avec trois camarades, Cărbunariu fonde un nouveau concours de théâtre qui est rapidement devenu une plateforme passionnante pour de nouveaux dramaturges. Ce groupe, appelé DramAcum, a donné un nouveau visage au théâtre roumain, le plus fort depuis la chute du communisme. Non seulement DramAcum encourage les productions nouvelles, mais il permet de nouvelles traductions d’oeuvres écrites dans des langues européennes peu diffusées.
La première pièce de Gianina Cărbunariu, intitulée Stop the Tempo, est son travail le plus connu internationalement; elle est considérée depuis par la critique comme « la crème de la génération des nouveaux dramaturges ». En 2004, la pièce a été invitée à la Biennale de Wiesbaden (Allemagne). Depuis, elle a tourné à Paris, Berlin, Dublin, New York, Istanbul, Vienne, Nice et Leipzig. Sa deuxième pièce, Kebab, écrite en partie lors d’une résidence internationale au Royal Court Theatre à Londres, a été interdite pour son « langage indécent » par un théâtre privé à Bucarest quelques jours seulement avant la première. Après avoir été soutenue par Teatrul Foarte Mic Théâtre de Bucarest (un groupe qui a aussi encouragé la carrière de metteur en scène de Carbunariu), Kebab est devenue l’une des productions les plus fréquemment présentées à l’étranger et a attiré l’attention des théâtres du monde entier, du Japon au Royaume-Uni et du Danemark à la Grèce.
Ces dernières années, le nom de Gianina Cărbunariu a été constamment mis en avant par les critiques de théâtre roumain pour le Prix européen Nouvelles Réalités Théâtrales. À 33 ans, elle a été choisie par les médias roumains comme l’une des 100 femmes les plus influentes dans la société roumaine d’aujourd’hui.

A propos de Sophia Jupither
Sofia Jupither a débuté comme metteur en scène en 2001 avec Visites de Jon Fosse au Stadsteater d’Helsingborg. Elle a poursuivi avec des pièces comme La Fille sur le sofa au Stadsteater de Stockholm en 2002 et Le Chemin de Damas au Strindbergs Intima Teater en 2003. En 2005 Sofia a fait ses débuts de metteur en scène en Norvège avec la création mondiale de Sommeil de Jon Fosse au Théâtre National à Oslo, spectacle qui a été enregistré par la TV norvégienne et est la pièce de Fosse la plus vue en Norvège.
Depuis, Sofia a dirigé bon nombre de spectacles acclamés sur des scènes suédoises autant que norvégiennes, dont Le Canard sauvage au Rogaland Teater à Stavanger, La Ménagerie de verre et La Mouette au Théâtre National à Oslo, sa propre adaptation du Songe dans la salle Torshovs du Théâtre National, Qui a peur de Virginia Woolf ?, Les Revenants et Il ne faut pas jouer avec le feu au Stadsteater de Stockholm, de même que Maison de poupée de Ibsen et Sa Maison d’été de Jane Bowles au Théâtre Royal, Dramaten.
Depuis 2009, Sofia Jupither est artiste en résidence au Folkteatern. A l’automne 2010, elle a monté Skalv de Lars Norén et, au printemps 2012, Hiver de Jon Fosse. Comme pour Fragmente, elle a travaillé avec le scénographe Erlend Birkeland. Fragmente est leur onzième collaboration.
Depuis sa mise en scène pour Villes en scène / Cities on stage, Sofia Jupither a dirigé 3.31.93 de Lars Norén au théâtre de Stockholm et a fait ses début de metteur en scène d’opéra avec Salome de Richard Strauss à l’Opera Royal de Stockholm, avec la soprano suédoise Nina Stemme dans le rôle principal.

A propos de Tigern sur le site de Sophia Jupither
Il y a un centre historique, des terrasses de café, des pigeons, des passants, des touristes, des sans-abri… C’est une ville d’Europe du sud à la fois singulière et universelle, si lointaine et si proche où va se produire un étrange événement : une tigresse s’est échappée du zoo. Mais derrière ce prétendu félin se cache surtout une fable contemporaine, à la fois burlesque et politique, écrite par Gianina Cărbunariu (Roumanie) et mise en scène par Sofia Jupither (Suède).
Avec ce texte, la dramaturge roumaine poursuit son travail théâtral et documentaire sur des thèmes plus que jamais d’actualité : les injustices sociales, la défense des minorités, le repli identitaire… Dans Tigern, elle aborde de front un sujet particulièrement sensible en Europe : la discrimination envers les populations nomades régulièrement expulsées des villes, déplacées dans les banlieues et victimes de racisme et de violences. L’artiste aborde le sujet de façon critique et engagée et offre une pièce drôle et vivante. Un moment doux-amer sur les traces d’un tigre traqué.

A ne pas lire
gianina_carbunariu_la_tigresse_-_copie.pdf

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Warlikowski, combattre les fantômes de l’histoire https://www.insense-scenes.net/article/warlikowski-combattre-les-fantomes-de-lhistoire/ https://www.insense-scenes.net/article/warlikowski-combattre-les-fantomes-de-lhistoire/#respond Thu, 14 Jul 2016 22:58:51 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1153

Il Trionfo del Tempo e del Distinganno, Oratorio,

Livret du cardinal Benedetto Pamphili Musique de Georg Friedrich Haendel (1707)

Mise en scène Krzysztof Warlikowski,

direction musicale Emmanuelle Haïm,

Festival d’Art Lyrique – Aix-en-Provence 2016

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Depuis la cour de l’Archevêché d’Aix-en-Provence, des siècles de terreur nous contemplent : terreur d’un pouvoir religieux qui imposa sur les corps et les âmes sa loi morale, terreur politique et mentale d’une foi qui dicta les canons de la pensée et de l’art. Des siècles durant, l’Église aura été le bras armé et spirituel d’un terrorisme fanatique étendu sur chaque pan de l’existence. L’ennemi ? Le corps et sa puissance de vie, de beauté et de joie. Le combat dura si longtemps qu’on l’a oublié. La mort était la valeur, la seule, la Vraie ; il fallait incliner toute pensée vers elle, toute espérance – et réduire à néant ceux qui cherchaient ailleurs, ici et maintenant, la force de vivre. Pour ce pouvoir terroriste, la vie n’était que l’espace transitoire, éphémère et coupable de la tentation. Ces ombres existent encore : elles nous entourent ce soir où l’opéra d’Haendel Il Trionfo del Tempo e del Distinganno traversera les rafales de mistral, et dans la beauté manifeste des chants et des accords, célébrer la gloire de la terreur. C’est ici, dans ce pur scandale – redoublé par le lieu –, que Warlikowski met en scène, non pas l’opéra, mais la violence de cette terreur. C’est là qu’il agit, en nous : là qu’il prend corps et chair, dans un spectacle sidérant de puissance. Au lieu même de sa propre violence, l’opéra prend les contours d’un terrible et tragique blasphème qui venge l’Histoire et libère les forces.



L’argument : disputatio, ou l’œuvre de mort
Le livret est donc l’abjection courante de ces temps de Contre-Réforme. Benedetto Pamphili, petit neveu du Pape Innocent X – dont le visage fut pour toujours défiguré joyeusement par Bacon – n’est pas seulement cardinal à Rome, il se pique aussi de philosophie et d’écriture, de musique aussi. En 1707, il commet ce texte qu’il destine à l’opéra, dont le titre est le programme moral du siècle : Le triomphe du temps et de la désillusion. C’est une œuvre dans l’air du temps, l’air vicié et intraitable d’une époque où l’édification morale des jeunes hommes et femmes est question de vie et de mort – et où on donne aux sermons de terreur les formes plaisantes d’une fable allégorique.
La vie, c’est ici celle que porte Beauté, qui jouit de sa jeunesse avec fougue, emportée par son ami – amant ? – Plaisir. Mais dès l’ouverture, Beauté est saisie de vertige et de mélancolie face au miroir qui la dévisage : sur elle pèse la menace des ravages du temps. Or, voici précisément que surgit Temps, qui confirme ses angoisses : oui, elle est soumise à son emprise, oui, il est coupable de vouloir s’en remettre à Plaisir, qui n’est que vanité et illusion. Justement, Désillusion accompagne Temps : la jeunesse éphémère est criminelle de penser qu’elle possède la vérité. La seule vérité est de se repentir et se tourner vers Dieu. De reconnaître que Là-Haut seule se trouve Vérité, dans l’Éternité hors du temps. Le temps passe et massacre, c’est sa nature : Beauté doit se soumettre.
Pamphili suit la trame canonique des disputatio allégoriques en vogue : les figures sont des valeurs, et les échanges autant de débats qui miment faussement une dialectique inexistante. Au terme de l’oratorio, Beauté fatalement se repent, Plaisir est congédié, et la jeune fille se donne à Dieu. Le public est l’assemblée des fidèles : aux jeunes hommes et femmes, on a pu sur quelques heures montrer les dangers de la vie et conduire une dissertation incarnée sur les affres du temps – prolongement en acte du vanitas vantatis – ; à tous, l’Église prouve par les faits où mène le chemin de vérité. Fermez le ban et le rideau.
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Il y a cependant une perversion singulière dans ce drame moraliste : Pamphili confie à un musicien la tâche de porter ce livret sur scène. Et c’est Haendel, jeune homme de 22 ans fraîchement arrivé à Rome, gonflé de désir – et d’ambition – qui donnera à l’argument les grâces joyeuses et sensuelles d’une musique qui emprunte autant aux canons italianisants de l’époque qu’à ses inspirations plus librement virtuoses – la place accordée par exemple à des soli instrumentaux étincelants (que le jeune compositeur et brillant instrumentiste se réservait sans doute lors de la création), ou le troublant jeu vocal charnel et asexué — ou hypersexué – des personnages de Plaisir et de Beauté, interprétés alors par des castrats puisque les femmes n’avaient (évidemment) pas plus le droit de chanter que de vivre.
Ainsi l’œuvre de mort prend les accents du charme pour condamner le plaisir : ainsi la beauté sert-elle à condamner toute beauté, et la jeunesse à chanter l’inanité de la jeunesse – ainsi, dans ces retournements pervers, c’est à l’endroit même de la beauté que la beauté est sacrifiée.
C’est sur ce retournement que Warlikowski accomplit son geste de metteur en scène : c’est là qu’il attaque le livret et l’insulte, qu’il œuvre au sacrifice à la puissance.
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L’œuvre de vie : blasphème et contre-pouvoir
Ce soir-là de juillet 2016, on est après l’Histoire : le temps a ravagé le temps aussi, et l’Église ne semble avoir survécu que comme des murs : autour de nous, l’Archevêché n’est que son propre théâtre d’ombres qui doit aux idolâtres de la Culture de n’être pas en ruines. Désormais, on joue ici l’excellence de la création, celles d’œuvres lyriques où l’on célèbre l’art et la musique à sa plus haute perfection. « Mettre en scène Il trionfo dans le théâtre de l’Archevêché est d’ailleurs assez cocasse », écrit Warlikowski. Cocasse ? Le mot est faible. Il porte la douleur et la joie de renverser enfin l’histoire.
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Et d’abord la fable. Terme à terme, Warlikowski – comme il l’avait déjà fait, avec son récent Barbe Bleue et la voix humaine – retourne l’intrigue contre elle-même. Beauté incarne moins une valeur qu’une jeunesse, celle qui voudrait choisir sa vie et l’éprouver jusqu’à l’extrême du corps. L’ouverture cinématographique en témoigne, qui montre Beauté entourée d’amis danser dans une de ces boites de nuit brulantes de nos villes, danses mêlées d’alcool et de substances qu’on prend autant pour oublier que pour intensifier encore la puissance de vivre. Danser jusqu’à épuisement, pousser le corps dans ses retranchements pour en traquer chaque possible : quand le spectacle commence, on est précisément dans cet état limite du corps après la fatigue – la joie n’y est pas pauvrement le fade contentement, mais cet affranchissement, ce débordement, cet excès à partir de quoi la vie peut avoir lieu. Le spectacle durant, Beauté et Plaisir auront cette démarche étrange de l’ivresse mâtinée de fatigue : celle des corps photographiés par Larry Clark. Maquillage coulé pour Bella, lunettes noires comme un masque pour Plaisir, la puissance de vie que chacun des deux porte n’est pas sans douleur ni sans la provocation de la mort. Ces corps sont comme l’incarnation de ce que Bataille nommait érotisme, avec cette charge de mort que toute vie excessive porte en elle.
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Larry Clark, Untitled, 1998

Le lieu est le théâtre même, mais attaqué comme le corps. Après cette ouverture cinématographique apparaît Beauté, à jardin : dans un jardin. Warlikowski aime jouer avec les codes éculés de la représentation – comme il aime éprouver les limites de l’espace de celle-ci. C’est donc en dehors de la scène proprement dite qu’un jardin est disposé : et en fait de jardin, une pelouse artificielle, sur laquelle a poussé un arbre gigantesque. Signe – ou trace – d’un jardin d’Eden qui renvoie aussi bien à l’innocence première de la vie (quand elle était lâchée librement, non soumise au temps, à la durée et au vieillissement, mais sans passé ni avenir) qu’à cette faute qui pèse désormais sur le corps et dont la femme porte la responsabilité historique. Figure de la tentation, de la faiblesse, de la chair coupable, la femme est mère de tous les maux, fille de toutes les dépravations possibles, sœurs de douleur qu’il faut faire plier. D’une seule image, Warlikowski pose ici le renversement : là où le livret pose le signe d’une axiologie morale, le metteur en scène en recompose – ou décompose – la valeur pour faire naître la possibilité de son envers : non pas la nostalgie de revenir au temps d’avant (et d’avant la faute), mais la férocité de produire un monde qui serait le nôtre, ce monde un peu en marge du théâtre qui regarde la scène, là, sur ce débord à jardin qui excède le théâtre et le toise.
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Ainsi se déploiera ce théâtre : sur le plateau simultanément, le livret impeccablement[[littéralement : sans péché]] sera produit par le spectacle dans sa littéralité, tout comme sa traversée, sa pulvérisation, son renversement. Ainsi, ces quatre personnages semblent peu à peu comme l’image d’une (sainte) famille : le Père autoritaire, mais plus ou moins bienveillant (Temps) ; la Mère cruelle, amère jusqu’au sadisme (Désillusion) ; le Fils, révolté, impulsif et terriblement joyeux (Plaisir) ; la Fille, incertaine, provocatrice, mélancolique et insoumise (Beauté). Dans cette famille, les jeux de pouvoir recouvrent une quête pour trouver sa place. Et Warlikowsi de dynamiser incessamment ces structures pour mieux dynamiter ces rôles.
Et puis, il y a d’autres fables posées sur celle qu’on nous raconte – qui décale ou renouvelle notre regard, qui le creuse aussi d’un mystère singulier. Par exemple, cette cinquième figure, ce jeune garçon pasolinien – beau comme un dieu, c’est-à-dire : comme un homme – qui entre Beauté et Plaisir simplement passe. Il pourrait être l’allégorie du Désir : lui aussi fait l’épreuve de son corps, danse jusqu’à écroulement. Il est pour Beauté l’autre monde possible, l’envers de celui que propose Temps – la dégradation –, ou Désillusion – l’éternité auprès de Dieu. Ce corps invite à la jouissance, appelle à sa libération.
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Larry Clark, Untitled, 1992

La fable, fatale, sans pitié se déroule : Plaisir et Temps se défient, mettent en jeu le destin de Beauté. Qui des deux vaincra ? Si c’est, comme dans le livret, le Temps qui l’emporte, c’est tant pis pour lui – et c’est plutôt une tragédie qui s’accomplit sous nos yeux, non une grâce charmante. Ce qui est édifiant, c’est la violence du Père, du Pouvoir – et la fable philosophique devient chez Warlikowski une provocation morale et un hymne au déchaînement de la vie[cette dialectique de l’œuvre de mort et de puissant de vie contre l’œuvre était déjà au centre de la lecture de l’insensé camarade Yannick Butel à propos d’un précédent spectacle de Warlikowski, [Cabaret Varsovie.]]
Comment ? Sur le plateau, le geste du metteur en scène est précis, radical et spectaculaire. Il a disposé, sur toute la largeur de la scène, des gradins de cinéma qui nous font face. On songe à l’image qui ouvrait Le Château de Barbe-Bleue, ces gradins également tournés vers nous. Signe qui renverse le théâtre vers nous, et fait de la scène le spectateur de nos vies. Dans cette double adresse – sorte d’énonciation renversée sur elle-même –, ce qui se joue est l’appel, sous forme d’une question : que ferez-vous de ce monde ? C’est le regard caméra de Monika à la fin du film de Bergman.
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Ces gradins – inspirés du film After Life de Hirokazu Kore-eda – sont séparés au centre par une immense verrière transparente : de nouveau, on reconnaît ces signes que Warlikowski dispose sur son théâtre depuis dix ans. Derrière la vitre, une opacité trouble : s’y joue comme toujours un espace autre, mental, intérieur, habité par les fantômes nés de la vision du film…
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After Life, H. Kore-Eda, 1998

Là défileront des jeunes filles par dizaines, qui prendront finalement place dans les gradins. Ce sas de verre pourrait bien figurer un espace témoin, un couloir temporel qui organise la suture entre passé et présent, entre le drame de Beauté, et celle des jeunes filles de notre temps. « Je voudrais que des adolescentes de quinze ans puissent voir ce spectacle ». Sous leurs yeux passe donc la Beauté sacrifiée – sacrifice dont l’enjeu est au cœur du travail de Warlikowski, mais qui ne saurait donner raison au pouvoir religieux, au contraire…
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Sarah Kane, 1998, @Marianne Thiele

Avant même les répétitions, une ombre lancinante a hanté le metteur en scène polonais : celle de Sarah Kane, dont le suicide en 1999, à 28 ans, a tant marqué Warlikowski, et toute une génération. Au terme de la fable, Temps l’emporte donc – mais pas au paradis. Dans le livret, Beauté se donne à Dieu, entre au couvent. Ici, elle pénètre dans le sas où les jeunes filles l’attendent et l’habillent de blanc. Les noces pour lesquelles elle s’apprête ne sont pas celles que l’on croit. Seule, dans un dernier aria déchirant, Beauté lentement tend vers nous ses poignets en sang, et lentement son chant est celui d’une agonie. Dans le tableau qui précède, elle aurait pu fuir, mais Plaisir avait scellé les portes. Le suicide de Beauté doit avoir lieu pour rendre coupables les forces religieuses du Temps. Le suicide est ici encore un renversement : non pas un renoncement, mais acquiescement de la vie (« approbation de la vie jusque dans la mort », telle était la définition de Bataille de l’érotisme). Mouvement de défi, dernier crachat, ultime geste d’affranchissement, et finalement sorti hors du temps, mais consenti par soi-même.
Les jeunes filles dans les gradins ferment les yeux. Le garçon lentement pleure son amour qu’il perd, la beauté sacrifiée dans la beauté de son chant, qui ne témoigne de rien d’autre que du présent délivré.
Sacrilège, sacrifice, blasphème
Sacrilège donc, car pour que ce sacrilège ait du sens, il faut bien accorder au sacré sa raison d’être : le blasphème existe seulement dans la mesure où ce qui est blasphémé est reconnu pleinement comme puissance. Avant le suicide de Beauté, autour de la table où Temps savoure sa victoire sur la jeune femme en versant à chacun le vin amer de l’eucharistie – car ceci est son corps –, Plaisir se redresse et en hurlant la perfection de son chant, crache le vin de cette sordide communion. Sacrilège, oui, vengeance tandis que le vent frappait les murs de l’Archevêché depuis longtemps vides.
Reste qu’au terme d’un spectacle si essentiel, le public applaudissait à tous rompre les quatre beaux interprètes (Sabine Devieilhe, Franco Fagioli, Sara Mingardo, Michael Spyres), porteurs du charme de la musique, faisait un triomphe à la subtile cheffe d’orchestre, Emmanuelle Haïm (et à son ensemble le Concert d’Astrée), et réservait ses sifflets moqueurs à l’entrée de Warlikowski. Dans la déchirure que proposait le metteur en scène, le public goguenard de l’Archevêché n’aurait voulu entendre que la permanence sans histoire de l’Art et de cette Culture que certains voudraient intemporelle ? Warlikowski, son geste rageur et terrible, avait répondu, deux heures durant, et lutté avec les échos du passé et ses ombres. Ainsi, à la clôture de la première partie – dans ces espaces / temps intermédiaires où il aime tant dévoiler la fabrication secrète de son processus –, sur l’écran immense avait été projeté un court dialogue entre Pascale Ogier et Jacques Derrida. Fabuleux moment d’intelligence et d’humour, où Pascale Ogier, candide, pose cette question : croyez-vous aux fantômes ? « Est-ce qu’on demande à un fantôme s’il croit aux fantômes ? » répond d’abord Derrida, avant de rêver librement sur ces forces qui traversent les êtres et dont malgré eux ils sont empreints.

Les fantômes de l’Histoire, ceux de nos villes et de nos temps qui peuplent encore les pouvoirs qui nous gouvernent – qui nous contrôlent —, Warlikowski aura ainsi de nouveau voulu les convoquer pour mieux les combattre, utiliser contre eux les armes du théâtre et de l’opéra (cette beauté charmante des instruments au service d’une mission de mort), invoquer les terreurs pour enfin tâcher de les traverser.
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« Bonjour » Tristesses… https://www.insense-scenes.net/article/bonjour-tristesses/ https://www.insense-scenes.net/article/bonjour-tristesses/#respond Thu, 14 Jul 2016 14:26:56 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1141 Quand la metteur en scène Anne-Cécile Vandalem expose quelques-uns des traits qui ont servi à construire Tristesses (présenté au Gymnase Aubanel), elle évoque Gilles Deleuze. Notamment quand le philosophe de Vincennes, soucieux des flux et des connexions, parlait, à propos de la tristesse et de la joie, de « lignes ». Une ligne de tristesse (afin d’expliquer cet état) relevait alors de la pression inconfortable d’un corps sur un autre corps. Regardant Tristesses, on regrette que Vandalem n’ait pas pris en compte également « la ligne de sorcière » dont Deleuze dit qu’elle est la perspective de « la pensée ». Tristesses ne soulève pas celle-ci, malheureusement.

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On ne souffre plus quoi ?
C’est la question qui, finalement, pourrait faire le lien entre plusieurs des différents spectacles présentés cette année dans la programmation qui met l’accent sur le rapport que le citoyen peut encore entretenir à la chose politique et au politique.
« On ne souffre plus quoi ? » renvoie ainsi à ce qui devient insupportable, ce qui est douloureux. On ne souffre plus la corruption, le mensonge, le cynisme, les conmuniquants en ordre de marche qui oublient que parler ne relève pas seulement de la séduction… on ne souffre plus l’horizon sans cesse différé des jours meilleurs. On ne souffre plus, habitué à l’idéal démocratique, la confiscation des idées, des débats, des questions sans réponse, les accords électoraux et les consensus mous… On ne souffre plus les agences de notation, la mythologie de la croissance et de la décroissance, la légende de la rentabilité, de la flexibilité, de la mobilité… on ne souffre plus de demeurer le spectateur du politique, des médias invertébrés et compromis, les portraits de famille politique où dissidents et révoltés se rabibochent de manière récurrente. On ne souffre plus les livres, en tête de gondole, de cette classe politique… ces livres historiques, biographiques, programmatiques… qui prétendent à la pensée.
On ne souffre plus la résignation qui s’impose, la lutte désespérée méprisée, les lois autoritaires et le 49.3, le terrorisme d’état qui prétend protéger la liberté, le travail, le vivre ensemble… quand pour beaucoup cette protection n’est qu’un déguisement de plus, un enième mensonge où la démocratie est vécue comme « la mutualisation des pertes » pour les uns, « la privatisation des profits » » pour les autres, écrivait Gramsci.
Ici et là, à tous les niveaux du champ social, ça souffre donc. Et bientôt ça souffle le chaud sur les braises du politique qui n’apparaît plus, aux yeux d’un nombre grandissant, que sous la référence du « tous pourris », « tous les mêmes ». Formules synthétiques qui désignent une équivalence, un indistinct, une homogénéité ou une uniformatisation de la classe politique qui a perdu son rapport au clivage, à la différence. Et bientôt ça souffle le chaud qui, ces derniers temps, se manifeste par la montée simultané du populisme, de l’abstention et du vote blanc.
Mais ce tableau recueilli, brosser à grands traits, volontairement schématique et qui s’inspire d’une prose quotidienne et journalistique ; ce tableau de désespérances massives, d’idéaux en voie de disparition… ne dit rien. Au mieux est-il un constat, presque amiable, que chacun s’entend à promouvoir. Il ne dit rien de ce qui structure l’organisation du social.
Passons sur la critique du libéralisme : serpent de mer et motif critique de ces deux derniers siècles. Passons sur la critique machiavelienne du politique… qui souligne que le pouvoir ne peut être que fautif. Passons sur la critique psychologique et darwinienne… qui rappelle que l’homme n’est pas étranger à son destin et donc responsable de ce qu’il vit (cf. se reporter aux « trois frustrations » que décline Freud). Passons sur l’éthique, dont l’étymologie éthos, signifie clairement que le jugement fondé sur les moralités s’adapte en fonction de la situation…
Passons, sur ces lunes, vieilles lunes… qui suscitent les commentaires éternels d’une cohorte d’héritiers critiques qui en font leur fonds de commerce et nourrissent les plateaux médiatiques.
Et avançons que la fin de la souffrance passera par l’oubli définitif de l’espérance en un monde qui aurait besoin de la venue d’un Sauveur. Pas plus de Dieu que d’Homme Providentiel, de Surhomme ou de Grand homme, ne sont à attendre.
Et d’imaginer que cette idée aboutissant, avec elle seront ébranlés la vassalité, l’aliénation, la dialectique du Maître et de l’esclave, la supercherie de la connaissance de l’avenir, la dette qui lie le client et son dealer… la fin de « la fabrication du consentement » écrirait Noam Chomsky.
Aux petites voix qui privilégieront l’ordre et s’alarmeront de cette perspective qu’ils ont tôt fait de confondre avec l’anarchie, rappelons juste que le désordre est consubstanciel de l’ordre. Que jusqu’à maintenant l’expérience n’a valorisé que le dernier… Et que l’intérêt du désordre, c’est d’inscrire la pensée dans le mouvement, dans l’incertitude, dans l’invitation à nous familiariser avec ce qui, définitivement, ne serait plus figé (qui est le propre de l’ordre). En finir avec le Sauveur, avec le goût de l’ordre, c’est juste s’engager vers un autre cap, que celui qui est tenu actuellement et qui nous maintient dans un « cap au pire ». Le pire se profilant dans l’une des métamorphoses qui habitent ce système : PEDIGA en Allemagne, FPÖ, Vlaams Belang (intérêt flamand) en Belgique, Union Nationale Attaque en Bulgarie, Le parti des vrais finlandais, Aube dorée en Grèce, le Jobbik en Hongrie…
Trivial True Tristesses
Une île au large du Danemark du nom de Tristesses. 8 habitants, dans dix minutes une « suicidée », et dans deux heures 8 morts. Soit une opération immobilière en perspective qui vaudra à l’île, ses maisons et ses abattoirs, rachetés, de devenir la « cinecitta » de propagande du parti populiste Danois dont la leader, la fille du patelin, a l’avenir législatif et politique devant elle. Une île marquée par la crise économique (expression laudative qui travestit mal les intérêts financiers déplacés, les blanchiments d’argent et autres malversations, les opérations de délocalisation, le goût du dividende des actionnaires, et ici en particulier, une escroquerie aux assurances et une subvention européenne obtenue malhonnêtement (par Un père) qui serviront à fonder le parti populiste).
Mais avant cela… pendant un peu plus de deux heures, le spectacle cruel poussé jusqu’au grotesque, jusqu’à la farce même, que donne la meute des huits habitants. Meute ou petite machine sociale où s’agencent les passés (rancunes, coups bas, forfaitures, hypocrisies, délits de tous genres…). Cruauté récurrente à chaque scène où les tempéraments tyraniques et machistes se multiplient et ce dès le commencement lors d’une partie de Trivial Pursuit et d’une question (camembert rose), a priori anodine, qui met le feu aux poudres.
Sooren Petersen à sa femme Anna l’introverti soumise dépressive jusqu’au bout des cils humectés : « Comment y s’appelle le restaurant de Bob l’éponge ? ». Silence. « Tu fais chier, tu fais toujours tout pour me faire chier ». « réfléchis. Je te donne un indice… y a des pinces dans le nom du restau »… etc.
(Ah, les jeux de sociétés, produits industriels qui entretiennent à travers la débilité organisée le mythe de la culture. Eh merde alors, Horkkeimer et Adorno auront éternellement raison. Au fait la réponse à la question c’est « le crabe croustillant » pour tous les ahuris qui commençaient à jouer pour trouver et éviter une insomnie. Heu sorry.)
Le ton est donné. Tristesses sera le tableau d’un monde vulgaire, médiocre, à peine éduqué, sans avenir… qui vote Parti Populiste parce que la leader on la connaît (équation différentielle entre le connu et l’étranger réduite en 5 minutes). Tableau d’un monde obscène qui rit gras, qui cause gras, qui vit gras depuis que les deux frères de Petersen se sont suicidés suite à la fermeture des abattoirs. Monde gras, et pensée grasse… où le tableau livre sa galerie de portraits glauque corrompus, tous et toutes corrompues, complices. Le pasteur, alias bouboule, invertébré tueur perclu de culpabilité. Sa femme : ce qu’il en reste. Un père, mafieux, fascistes, blagues dégueux… qui oublie jusqu’au nom de la suicidée, sa femme Ida pendue aux mats de l’île. Et, microcosme représentatif de ce monde d’en bas, la famille Petersen : Le père-Maire autorité tyranique, la mère-esclave presque tragique qu’on imagine subissant les assauts puants de son con de mari. Et deux fillettes, genre ados énigmatiques, spectres grunges déjà.
À quoi s’ajoute Martha, fille d’Ida, l’insulaire partie faire carrière sur le continent dans le parti xénophobe qu’a financé son père. Femme des basses œuvres qui, au prétexte de ramener sa mère pour l’enterrer sur le continent, vient mettre un terme à la vilaine histoire de famille, récupérer les actes de ventes des abattoirs et accéssoirement révéler les dessous de table de qui conduit à l’hécatombe. Au passage, elle en profite pour faire entendre sa voix et, théoricienne de son parti, rappelle que la menace c’est le « renoncement »… Renoncer à son plat national, à vivre comme on veut, à « boire une bière en terrasse sans devoir affronter la rafale de Kalachnikov », etc…
Et tous oppinent du bonnet (d’âne) et forment un électorat fasciné.
Bref, aucune différence entre eux, aucune distinction génétique… les insulaires forment une réserve de « sales cons », de « putains de merdeux », de « dépressifs qui y trouvent leur compte »… et aiment tous tirer à la carabine sur les étoiles quand le ciel est dégagé… « Faire un carton » sur les étoiles… fallait y penser !!!
Et de regarder tout cela, sans s’amuser. Regarder ces façades de maisons paisibles, prise dans un halo gris, abrités le monstrueux qui y sommeille. Caméra à l’épaule, en direct, un vidéaste filme d’ailleurs les intérieurs qui sont projetés sur grand écran. Que d’images vidéo dans cette mise en scène au point que le plateau est parfois déserté longuement.
Sans doute Anne-Cecile Vandalem prête à cet utilisation massive quelques caractéristiques scéniques. Peut-être a-t-elle en tête de doubler « l’image du petit écran » : ce lieu de vérité parce que « ça a été dit à la Télé ». Peut-être, en cela de son temps, faut-il faire du théâtre en recourant à l’intermédialité… Peut-être…
Mais en définitive, l’usage oppressif de la vidéo, la saturation vidéographique produit n’augmente rien, ne développe rien. Or, et c’est peut-être le reproche majeur qu’il faut faire à cette mise en scène (en plus de celui comme disait Desproges « qu’on peut rire de tout mais pas avec n’importe qui…» Qui a vu comprendra), mais le travail de Vandalem ne soulève, in fine, rien. Il donne à voir tellement trop, qu’il ne donne à regarder rien. Citant le texte de Didi-Huberman Survivances des lucioles lequel concerne Pasolini, on est loin d’un cinéma qui pue parce qu’ailleurs il sent bon (variation de la phrase de Genet « si mon théâtre pue c’est que le vôtre sent bon ». Ici, ça serait plutôt « rien ne résiste à canard ».
Canard c’était aussi le sobriquet de la femme de Sooren. Agaçant donc ce melting pot d’idées convenues, de radotages caricaturaux…
Allez, revenons au Trivial Pursuit pour finir, là où Vandalem aurait pu commencer. Ajoutons une couleur : « jaune merde ». Et imaginons qu’Anne-Cécile Vandalem, directrice de la Fraulein Kompanie (basée à Bruxelles) ait posé au hasard une autre question… par exemple : « À quel futur peuvent bien penser Goldman-Sachs et José Manuel Barroso quand ils parlent de l’Europe ? ».

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Ceux qui errent… : Épidemie blanche, mise en scène sans couleur https://www.insense-scenes.net/article/ceux-qui-errent-epidemie-blanche-mise-en-scene-sans-couleur/ https://www.insense-scenes.net/article/ceux-qui-errent-epidemie-blanche-mise-en-scene-sans-couleur/#respond Thu, 14 Jul 2016 11:33:26 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1138 [/Hurlons, dit le chien [[Traduction Evelise Mendes. L’original est :Uivemos, disse o cão. ]]

(José Saramago, d’après La Lucidité)/]
Le seul prix Nobel de littérature de langue portugaise, José Saramago, au cours d’une interview a dit : « moi, j’ai 81 ans et je vais quitter ce monde de merde sans espoir ».[[Traduction E.M. L’original est : tenho 81 anos e vou sair da merda deste mundo sem esperança.]] Il voulait que La Lucidité soit un hurlement, car « tous nous devons élever la voix » dans « ce monde merdique ».[[Traduction E.M. L’original est : todos nós devemos levantar a voz, ensuite mundo que é péssimo.]]
Donc hurlons. Nous tous. Sans cesse.
PS : Puisque la Politique est l’Art Souverain qui règle toutes relations humaines, puisque tous nos choix résultent d’une vision de monde (A. Boal), et puisque aussi l’individu est un être historique-social dans un monde mobile (B. Brecht), dont l’art peut et doit intervenir dans l’Histoire (R. Barthes), je dois faire mention de la situation politique de mon pays… Je ne peux que hurler : Dehors, Temer ! [[Michel Temer, vice-président de Dilma Rousseft (présidente brésilienne réelue démocratiquement en 2014). Après une grande articulation de conspirations dans les coulisses de la capitale du Brésil, Dilma est éloignée du pouvoir, et Temer devient le président par intérim du pays dès le 12 mai 2016.]]

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`Les différentes faces de la couleur blanche
Publiée en 2004 pour la première fois, La Lucidité se passe dans le même pays que L’Aveuglement[[Il s’agit une épidémie blanche qui dévaste un pays, méthaphore évidente au système néolibéral qu’on vit depuis les années 90. Toute la population est aveugle (une cécité de couleur transparente lactée), sauf une seule femme. A cause de cette situation, le pays vit des temps de barbarie, de désespoir, de chaos social.]], de 1995. Un jour d’élections parlementaires dans tout ce pays imaginaire. Les électeurs se découragent à exercer leur droit de vote, et puisqu’il y a une forte tempête sur la capitale, le vote est facultatif. Mais surtout, tous sont fatigués de voir sans cesse les mêmes types de candidats. Le personnel des bureaux de vote est totalement effrayé devant la possibilité d’une énorme abstention. Mais surprise, à 16h environ, les citoyens vont y voter en masse. Et c’est l’inattendu : 83% du peuple de la capitale vote blanc. Et c’est pareil dans tout le pays (70% environ). Ici, les votes blancs représentent un éclair de vision provoqué par la cécité du dernier livre. Les autorités sont alarmées, et ne savent pas comment agir devant une telle démonstration de défiance vis-à-vis du système politique. En justifiant que la population ne sait pas profiter de ses droits, et que cette démonstration est une menace pour le système démocratique, ils décident de rechercher qui sont les leaders de cette protestation. Dehors, personne n’assume son vote blanc, même sous la pression des forces de police, jusqu’au jour où, étonnamment, la masse des électeurs descend dans les rues de manière pacifique. À partir de ce moment-là, les autorités décrètent un état de siège de la capitale, usent de tous les artifices afin de promouvoir le chaos social (par exemple, ils font exploser une bombe dans la station de métro, ensuite accusent « les blancs » du crime), et ils déplacent la capitale du pays vers une autre ville. À la recherche d’un coupable du vote blanc massif, les dirigeants du gouvernement trouvent la seule femme pas aveugle de L’Aveuglement, son chien, et un commissaire de lucidité blanche. En ce temps-là, le roman se développe dans un dialogue intratextuel avec son précédent.
Selon Saramago, la cécité et la lucidité sont blanches. Les frontières sont très subtiles…
[…] le vote blanc est une manifestation de la cécité très destructive comme l’autre. Ou de lucidité, dit le ministre de la justice, Quoi, le ministre de l’intérieur a demandé, qui a jugé entendre mal, Dit que le vote blanc pourrait être compris comme une manifestation de lucidité par qui l’a fait, Comment vous vous permettez de dire énorme absurde antidémocratique auprès du conseil du gouvernemment, vous devez être embarrassé, vous ne paraissez pas le ministre de la justice, avez explosé de la défense.[[Traduction E.M. L’original est : o voto em branco é uma manifestação de cegueira tão destrutiva como a outra.Ou de lucidez, disse o ministro da justiça, Quê, perguntou o ministro do interior, que julgou ter ouvido mal, Disse que o voto em branco poderia ser apreciado como uma manifestação de lucidez por parte de quem o usou, Como se atreve, em pleno conselho do governo, a pronunciar tamanha barbaridade antidemocrática, deveria ter vergonha, nem parece ministro da justiça, explodiu o da defesa.]] (p.172)
Saramago a réinventé les règles d’une « rédaction correcte » et, par suite, a recréé la langue portugaise au travers de ponctuations réduites, où les phrases sont marquées surtout par des virgules (manière qui montre les interventions des personnages et les pauses) ; de la presque absence des points finals ; de paragraphes grands ; d’emploi de lettre majuscule à l’intérieur de la phrase ; de l’usage prédominant du temps présent ; de dialogues en direct sans le trait d’union (en produisant ainsi un mélange des discours, c’est-à-dire, de discours direct, indirect, monologue et indirect libre, et en permettant le dialogue entre le narrateur et les personnages)… cet effet produit une simultanéité tragique et comique. D’une manière apparemment désordonnée, ses phrases ont le rythme prosodique, d’une oralité plus dynamique en général. À cause de son style particulier de l’écriture, il y a une zone intéressante d’ambigüité et d’étrangeté.
Ayant dit tout cela, comment est-il possible de déplacer toute cette « mer de subversion stylistique littéraire » de la langue portugaise à la scène française ?
Lecture incertaine
Ce théâtre est un mixte d’expériences territorial-éphémère-mémorial-individuel-collective-expérience-expérience-expérience. Je connais l’œuvre de Saramago. Je l’ai lu dans sa langue originale. Il y avait un style singulier (et génial) de l’écriture qui, sûrement, est perdu au moment de sa traduction pour le français. J’écris ici juste un point de vue… Quand on fait une adaptation d’une oeuvre littéraire pour le théâtre, maintenir l’essence de sa forme (c’est-à-dire comment c’est raconté aux gens) est plus important que d’être fidèle au schéma narratif ou aux détails de son action…
Vingt-trois morts déjà comptés, et on ne sait pas combien on ira découvrir dessous les démolitions, vingt-trois morts au moins, monsieur le ministre de l’intérieur, réitérait le premier-ministre en frappant avec sa main droite ouverte aux journaux ouverts sur la table, Les moyens de communication sont presque unanimes à créditer l’attentat à certain groupe terroriste de relation avec la rébellion des blancs, monsieur premier ministre, Tout d’abord je vous demande, s’il vous plaît, que vous ne prononciez plus en face de ma présence le mot blanc, c’est juste une question de bon goût, rien de plus, en outre explique-moi la signification, de votre bouche, l’expression presque unanime, Il signifie qu’il y a deux exceptions, ces deux petits journaux qui n’acceptent pas l’explication qui a commencé à circuler et qui exigent une profonde investigation, Intéressant, Regarde, monsieur le premier ministre, à propos de cela.[[Traduction E.M. L’original est : Vinte e três mortos já contados, e não sabemos quantos ainda se irão descobrir debaixo dos escombros, vinte e três mortos pelo menos, senhor ministro do interior, repetia o primeiro-ministro batendo com a mão direita espalmada nos jornais abertos sobre a mesa, Os meios de comunicação social são praticamente unânimes em atribuir o atentado a algum grupo terrorista relacionado com a insurreição dos brancosos, senhor primeiro-ministro, Em primeiro lugar peço-lhe, como um grande favor, que não volte a pronunciar na minha presença a palavra brancoso, é só por uma questão de bom gosto, nada mais, e em segundo lugar explique-me o que significa, na sua boca, a expressão praticamente unânimes, Significa que há apenas duas excepções, estes dois pequenos jornais que não aceitam a versão que começou a correr e exigem uma investigação a fundo, Interessante, Veja, senhor primeiro-ministro, a pergunta deste.]] (p. 129)
Dans ce cas, le rythme dynamique, l’ambigüité des discours, le désordre, l’étrangeté, la simultanéité des états d’émotion, tout cela constitue la colonne vertébrale de La Lucidité. Sa génialité vient précisément de développer un sujet encore très actuel d’une manière critique, corrosive, anarchique. Son contenu et sa forme sont anarchiques. Par contre, dans la mise en scène de Maëlle Poésy, la forme est devenue conventionnelle, carrée, sans fluidité… Ceux qui errent ne se trompent pas ne permet pas l’imagination. Tout ce qui est dit est montré. Tout est donné mâché au spectateur. Les personnages parlent de la pluie… Il pleut sur scène. Ils parlent du reportage… Un reportage est montré sur scène. Ils parlent de vote… Un bureau de vote est montré. Ainsi que l’ambiance du lieu des discussions du premier ministre, le moment de la déclaration officielle du gouvernement, les voix des manifestants, le décor, les costumes, etc., tout est littéralement copié sur scène, à la manière d’un spectacle réaliste. Il y a des petits coups intentionnels d’une exagération caricaturale des dirigeants du gouvernement, mais au lieu d’être intéressant, cela devient manichéen. Dans une société comme la nôtre, où toujours nous sommes envahis par des discours visuels et sonores, Ceux qui errent… se dilue en discours ras, puisque tous nous connaissons la nullité de notre système politique-économique. France, Portugal, Brésil… Le monde est lié par ce projet néolibéral merdique.
Et Saramago est venu contre tout cela… Il est venu pour hurler en face de nos visages. Pour nous secouer. Pour qu’on se souvienne qu’« ils » (les politiques) sont minoritaires, et que la collectivité est la force. Il est dommage que le spectacle de Poésy, en dépit des comédiens réguliers et de l’initiative de discuter un tel sujet, se regardent en fait comme une esthétique « moisie » qui ne dialogue pas avec l’importance de son contenu.


Ceux qui errent ne se trompent pas : Epidemia branca, Encenação sem cor
Uivemos, disse o cão. (José Saramago, epígrafe em Ensaio sobre a Lucidez)
O único prêmio Nobel de Literatura em língua portuguesa, José Saramago, certa vez concedeu uma entrevista dizendo que “tenho 81 anos e vou sair da merda deste mundo sem esperança”. Ele pretendia que A Lucidez fosse como um uivo, porque “todos nós devemos levantar a voz” nesse “mundo que é péssimo”.
Portanto uivemos. Todos. Sem cessar.
PS: Como a Política é a Arte Soberana que rege as relações de todos os homens já que tudo o que denota escolhas é resultado de uma determinada visão de mundo (A. Boal), e em virtude do homem, como ser histórico-social num mundo mutável (B. Brecht), na qual a arte pode e deve intervir na História (R. Barthes)… Eu não posso deixar de fazer referência à situação política de meus país… Eu só posso uivar: Fora, Temer!
As diferentes faces da cor branca
Publicado pela primeira vez em 2004, Ensaio sobre a Lucidez se passa no mesmo país desconhecido de Ensaio sobre a Cegueira[[Trata-se sobre uma epidemia branca que assola um país, clara metáfora ao sistema neoliberal que temos vivido desde os anos 90. Toda a população está cega (uma cegueira de cor transparente leitosa), com exceção de uma única mulher. Isso leva o país a viver tempos de barbárie, de desespero, de caos social.]], de 1995. É dia de eleições para o parlamento de todo o país. Os eleitores se sentem desanimados a exercerem seu direito de voto, visto que há uma forte tempestade que assola a capital, o voto é facultativo e, principalmente, estão todos cansados da mesmice dos candidatos. Os mesários das seções eleitorais estão completamente apavorados ante a possibilidade de uma enorme abstenção. No entanto, aproximadamente às 16h, os cidadãos saem em massa para votar.
O inesperado acontece: 83% da população da capital vota em branco. O mesmo acontece no resto do país (mais de 70%). Aqui, os votos em branco representam um lampejo de visão ocasionada pela cegueira do livro anterior. As autoridades ficam alarmadas, e não sabem o que fazer perante tal demonstração de descrença no sistema político. Alegando que a população não sabe usufruir dos seus direitos (“se os votos estão aí é para que façamos um uso prudente deles”), e que essa enorme demonstração é na realidade uma ameaça ao sistema democrático, decidem por investigar quem são os “líderes” desse protesto. Entretanto, ninguém assume que votou em branco, mesmo sob pressão das forças policiais, até certo dia que, surpreendentemente, a massa de eleitores vai às ruas de maneira pacífica. A partir desse momento, as autoridades decretam estado de sítio na capital, usam de todos os artifícios a fim de promover o caos social (como por exemplo, fazem explodir uma bomba na estação de metrô e acusam os brancosos, os eleitores que votaram em branco, de terem o feito), e transferem a capital do país para outra cidade. Na busca por um culpado pela massa de votos em branco, o governo esbarra na única mulher a enxergar no Ensaio sobre a Cegueira, seu cão, e um comissário tomado pela lucidez branca. A partir daí, o romance se desenvolve num diálogo intratextual com o da Cegueira.
Segundo Saramago, a cegueira e a lucidez são de cor branca. As fronteiras são sutis…
[…] o voto em branco é uma manifestação de cegueira tão destrutiva como a outra. Ou de lucidez, disse o ministro da justiça, Quê, perguntou o ministro do interior, que julgou ter ouvido mal, Disse que o voto em branco poderia ser apreciado como uma manifestação de lucidez por parte de quem o usou, Como se atreve, em pleno conselho do governo, a pronunciar tamanha barbaridade antidemocrática, deveria ter vergonha, nem parece ministro da justiça, explodiu o da defesa. (p. 172)
Com seu estilo peculiar de escrita, Saramago reinventou não só as tais normas de uma boa redação como também recriou a própria língua portuguesa, onde as frases são marcadas principalmente por vírgulas (maneira de mostrar as intervenções dos personagens e as pausas); do raro uso de pontos finais; de parágrafos longos; do emprego de maiúscula no interior das frases; da utilização predominante do tempo presente; de diálogos diretos sem travessão (misturando os discursos, isto é, discurso direto, indireto, monólogo e indireto livre, e permitindo ao narrador de dialogar com um ou mais personagens); da simultaneidade entre trágico e cômico. De maneira aparentemente desordenada, as frases possuem o ritmo prosódico, de oralidade mais dinâmica em geral. Isso gera uma zona interessante de ambiguidade e de estranheza.
Dito isso, como transpor todo esse “mar de subversão estilística literária” da língua portuguesa para uma cena francesa?!
Leitura questionável
Teatro é um misto de experiência territorial-efêmera-memorial-individual-coletiva-experiência-experiência-experiência. Eu conheço a obra de Saramago. Eu a li no idioma original. Ele possui um estilo singular (e genial) de escrita que, evidentemente, se perde na sua tradução para o francês. O que escrevo aqui é simplesmente um ponto de vista… Ao se fazer uma adaptação de uma obra literária para o teatro, mais do que a narrativa em si, mais do que a fidelidade aos detalhes do enredo, o mais interessante é manter de alguma maneira a essência da forma de como aquilo foi contado…
Vinte e três mortos já contados, e não sabemos quantos ainda se irão descobrir debaixo dos escombros, vinte e três mortos pelo menos, senhor ministro do interior, repetia o primeiro-ministro batendo com a mão direita espalmada nos jornais abertos sobre a mesa, Os meios de comunicação social são praticamente unânimes em atribuir o atentado a algum grupo terrorista relacionado com a insurreição dos brancosos, senhor primeiro-ministro, Em primeiro lugar peço-lhe, como um grande favor, que não volte a pronunciar na minha presença a palavra brancoso, é só por uma questão de bom gosto, nada mais, e em segundo lugar explique-me o que significa, na sua boca, a expressão praticamente unânimes, Significa que há apenas duas excepções, estes dois pequenos jornais que não aceitam a versão que começou a correr e exigem uma investigação a fundo, Interessante, Veja, senhor primeiro-ministro, a pergunta deste. (p. 129)
Nesse caso, o ritmo dinâmico, a ambiguidade nos discursos, a desordem, a estranheza, a simultaneidade entre estados de emoção, tudo isso compõe a espinha dorsal do Ensaio sobre a Lucidez. A sua genialidade reside justamente em abordar um tema ainda tão atual, de maneira crítica, corrosiva, anárquica. O seu conteúdo e a sua forma são anárquicos. Já na encenação de Maëlle Poésy, a forma tornou-se convencional, fechada, sem fluidez… Ceux qui errent ne se trompent pas não deixa espaço para imaginação. Tudo o que é dito é mostrado tal como é. Tudo é entregue mastigado para o espectador. Fala-se em chuva… Chove em cena. Fala-se em reportagem… Mostra-se uma reportagem sendo feita ao vivo. Fala-se em votação… Mostram-se os mesários na seção eleitoral. Assim como a ambientação do local de confabulações do primeiro-ministro, o momento do pronunciamento oficial do governo, as vozes dos manifestantes, o cenário, os figurinos, etc, tudo é literalmente reproduzido em cena tal como um espetáculo realista. Em certos momentos, há pinceladas propositais de um exagero caricatural da equipe de políticos, mas que em vez de ser interessante só torna o espetáculo maniqueísta.
Numa sociedade como a nossa, em que somos constantemente invadidos por discursos visuais e sonoros, Ceux qui errent… se dilui num discurso raso, afinal todos nós estamos carecas de saber que esse nosso sistema político-econômico está fadado ao fracasso. França, Portugal, Brasil… O mundo todo está interligado por esse projeto fedido de merda… E contra isso que Saramago veio… Veio para uivar na cara de todos. Para nos sacudir. Para nos lembrar que “eles” são minoria, que a força está na coletividade. Pena que o espetáculo, apesar de um elenco coeso, apesar da iniciativa de discutir tal tema, possui uma estética embolorada que não dialoga com a importância do seu conteúdo.

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Lenz, ou la résistible chevauchée vers la constance d’une douleur https://www.insense-scenes.net/article/lenz-ou-la-resistible-chevauchee-vers-la-constance-dune-douleur/ https://www.insense-scenes.net/article/lenz-ou-la-resistible-chevauchee-vers-la-constance-dune-douleur/#respond Thu, 14 Jul 2016 05:11:06 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1135 Présenté cour du lycée Saint Joseph, le Lenz de Cornelia Rainer, donné en allemand (surtitrage en français) met en scène un drame où la constance des uns se heurte à l’intempestif de l’autre. A ce compte-là, Lenz se regarde comme une chevauchée marquée par la douleur…


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Dichtung und Warheit
À la lisière du XVIIIème finissant, à l’endroit de la fragilisation et du déclin des modèles monarchiques remis bientôt en cause par les peuples, au moment où la doxa religieuse perd, sinon son emprise, du moins son exclusive sous les coups répétés de la pensée tempétueuse des poètes et des philosophes, dans une Europe où l’image de dieu (avec elle celle du monarque) ne suffit plus à rendre solide l’organisation stable du monde : sa marche, son sens, sa finalité… l’idéalisme se développerait au sein de Républiques comme un antidote à la solitude des hommes qui éprouvaient la complexité liée au silence des voix qui l’avaient jusqu’alors guidé.
Devant cet état d’incertitude gagnant les consciences inquiètes, la philosophie, la poésie, les arts… tentaient moins de répondre ou d’avancer un nouveau modèle (comme l’avait prétendu le discours religieux, comme l’affirmerait la science encore balbutiante, comme le politique l’incarnerait) que de se faire l’écho d’un tourment qui plaçait l’homme à un croisement existentiel où, privé d’un passé défunt, l’avenir lui ne matérialisait encore aucun autre chemin. Dans cet intervalle, où le passé formait le tissu d’une connaissance caduque et l’avenir lointain un savoir incertain, le présent serait un temps de tâtonnements.
Un temps de recherche qui procéderait d’hypothèses que la « chose » politique produirait sous la forme des idéalismes. C’est sur ce seuil – l’hypothèse relève toujours du seuil qui renvoie à la figure du risque – que se trouve Lenz, car le seuil marque la fin d’un territoire connu et simultanément le début d’une aventure de la pensée : ce qui n’a pas été encore pensé, ce qui est impensable, ce que ne dénouera pas la pensée et qui fait de la pensée une épreuve, parfois une douleur.
En cette fin du XVIII, si moins d’un siècle plus tard Marx pourra écrire qu’« un spectre hante l’Europe », il faut ainsi regarder Lenz comme celui qui constate d’abord le monde défait, le monde aux idoles brisées… le monde des cadavres que sont dieu, les rois, les princes… accessoires sans devenir-spectral.
Aussi, dans l’Histoire de la pensée des hypothèses en devenir, il faut imaginer Lenz comme le représentant de cette humanité pensante livrée à elle-même. Suspicieux à l’endroit des modes d’aliénation antérieurs encore vivaces, pas encore en tête-à-tête avec le Politique dont la place (le rôle) est encore indécise, singulier vis-à-vis de ses semblables et autres auteurs, Lenz est celui qui ne trouve plus à qui parler, celui qui se parle seul, celui qui enrage de ne trouver nulle voix audible… Il est celui qui fait l’expérience d’un monde privé du jeu agonal.
A ce jeu-là, agonal et rhétorique, dans l’histoire de la littérature allemande qui partage avec celle de la littérature française un goût pour le romantisme, si le classisme des derniers est revendiqué, celui des allemands sera riche d’une diversité aussi bien classique que baroque. Jakob Lenz, en cela bien proche des élisabéthains qui pourraient être un modèle, sera celui qui pousse loin la dérision, l’ironie, la folie, le grotesque… ici se trouvent le Sturm und Drang, ce monde de pulsions – « tempête et passions » traduit-on – qui, objet des célébrations d’un Goethe (à travers Werther ou Faust) ou plus tard d’un Holderlin (La Mort d’Empédocle, Hypérion…), n’est plus aux yeux de Jakob Lenz – et le héros éponyme de Cornelia Rainer – qu’un songe creux, une farce, une baudruche… Façon pour Lenz de susbstituer à l’obscurité énigmatique (unheimliche Dunkel) que cultiveront avec sérieux Goethe & co, un « unheimlich dumheit » (une stupidité effrayante) pour rendre compte d’un monde déboussolé, azimuté… Car s’il y a un écart de Jacob Lenz (rejeté dès lors par ses semblables et autres poètes), et que le travail de Rainer sur Lenz ne néglige pas de souligner, c’est que le délire chez Lenz est encore une manière renouvelée de lire le monde.
Lenz sera donc un arpenteur des sentiers touffus et des chemins escarpés, au vrai un Wanderer ( traduisez : « voyageur » ou « errant », figure et personnage essentiels dans la littérature et le théâtre allemands) infatiguable, désabusé… rivé à un mot d’ordre, dans le désordre dont il assure la maintenance mentale : pas d’idéalisme ! C’est-à-dire et aussi, en définitive, préférer ce qui est, à ce qui pourrait être. Soit une poésie, chez Jakob Lenz, qui privilégie le Darstellung au Vorstellung… La réprésentation à l’idée, l’image matérielle à l’imaginaire, le visuel à l’imagination. Lenz qui, pour autant qu’il partage les affres d’un Empédocle (on pense à Ganz au sommet d’une montagne chez Grüber), d’un Hypérion (chez Malis) et s’inquiéte du silence grandissant qui annihile le sens du monde, décide de s’affranchir de toutes conduites puisqu’il n’y a plus de chemin à prendre. Lenz, d’une certaine manière, est un étranglé et porte le nom d’une toile de Staël il « habite une douleur ».
Lenz montage de Rainer
Tout commence avec l’arrivée de Jakob Lenz, dans la montagne vosgienne. Lenz a suivi les conseils de Kaufmann, son docteur, qui l’encourage à soigner son mal être auprès du pasteur Oberlin. C’est ainsi qu’un 20 janvier 1778, il arrive dans la famille du chef d’une communauté du massif du Ban de la Roche. Lenz a 27 ans, n’écrit plus rien depuis 1777 et son rejet, par Goethe. L’homme, qui se tient sur le seuil de la maison d’Oberlin, a traversé la montagne, s’est blessé, a connu le froid, l’hostilité des pierres et regrette de n’avoir pas su « marcher sur la tête ». En quête d’un rêve perdu, il est poursuivi par quelque chose… « Etre poursuivi », comme on dit, « être obsédé » par une idée, par une personne, peut-être tout simplement un souvenir qui le porte à des multiples tentatives de suicide, à un enthousiasme lié à la dérision qui voisine avec la déraison aux yeux des bien-portants. Le Récit qu’en fera Büchner reprend cette histoire. L’histoire de celui qui, d’un titre de Paul Celan, observe un dialogue dans la montagne. Le temps du séjour dans la famille rangée d’Oberlin, Lenz sera comme un « chien dans un jeu de quilles » : un chien fou, excité, s’enduisant le visage de cendres, gravissant une montagne à ses périls, se baignant dans l’eau glacé, objet d’hallucination, mettant son entourage à la torture, prieur fanatique et blasphémateur hors norme, vindicatif quand il n’arrive par à ramener à la vie une jeune femme morte…
Lenz sur scène
Sur le plateau, Lenz délire, passe de la gravité à la joie impétueuse, de la parole socialisée au monologue violent lié aux idées inattendues. Dans le décor qui figure un intérieur rude (poèle, table, chaises de bois, gamelle de cuisine), en vis-à-vis de silhouettes protestantes ternes aussi étrangères que la vaisselle neutre l’est au vernis, Lenz interprété par Markus Meyer est tour à tour un être pathétique, grotesque, démesuré, introverti ridicule, forçat socialisé, reclu desespéré… Lenz ou un être inadapté parle seul ou tente de dialoguer, essaie de prier, ou revient à l’écriture qui l’a abandonné et qui se présente ici sous la forme de petits bouts de papier griffonnés. Geste d’écriture hystérisé chez Lenz, récurrent à toute la mise en scène (on se souviendra de l’écriture illisible à la craie sur toute la surface scénique), précédé de l’expérience qui ne délivre aucune clé.
Lenz ou un fardeau excentrique, incompris ou incompréhensible pour ceux qui l’entourent et se sont rangés à un monde expliqué par la présence divine en toute chose. Lenz, lui, n’est que le locataire précaire du monde qui lui échappe et qui l’emprisonne. Il ignore l’éternité et ne s’inscrit que dans un présent instable.
Sur le plateau, au milieu d’un « grand huit » nommé « montagne russe » qui se substitue à une peinture de Caspar David Friedrich (le pire a été évité), Cornelia Rainer organise Lenz sous une double partition.
D’un côté, un travail sur le jeu de l’acteur et la profération rigoureuse du texte (montage de Büchner, Lenz et Oberlin). Un travail qui la prive d’une énergie plus explosive où l’enjeu semble tenir à la fonction d’adresse du théâtre. À cet endroit, le texte devient vite le carcan de l’acteur et fait écran aux turpitudes du corps qui sont aussi en jeu. À cet endroit, les acteurs sont justes, dans ce travers naturaliste, cette tentative de « bouche qui touche » comme l’écriraient Labarthe et Nancy.
À l’exception de la domestique muette (jouée par Jele Brückner que l’on regarde comme la sœur de catherine du Mère courage de Brecht, ou celle de Strindberg dans Mademoiselle Julie), dont le corps épileptique réfléchit toute la tension d’un monde qui nie, justement toute tension, le corps est donc absent.
D’un autre côté, Cornelia Rainer, adroitement et paradoxalement, a sans doute mesurer que le drame qui était en jeu concernait le silence, ou disons-le autrement, la manière dont la langue ne peut être le véhicule de tout puisqu’aucuns des discours qui se tiennent ne peuvent couvrir le vide qu’ils portent. Alors, et c’est là un geste qu’il faut saluer, elle sature l’espace de bruits de percussions (Julian Sartorius frappe sur toute la structure scénique, fait retentir la cloche, cogne sa batterie, fait tinter la vaisselle…). À la manière d’un Pierre Schaeffer qui promut la musique concrète, ces épisodes sonores viennent couvrir le langage articulé. Jusque dans la scène finale où le cantique chanté des dévots est couvert par le volume sonore des percussions. Ultime image qui, au final, boute le dialogue, le discours, la langue pour leurs substituer un bruit tonitruant qui résonne dans le noir.
Et d’imaginer, quittant la cour Saint Joseph, que ce Lenz proposait aujourd’hui, en 2016, pourrait être le symptôme de ce qui nous menace ou est en passe de devenir. Imaginer, oui, que nous sommes tous des Lenz, puisque si le discours religieux est obsolète, si le discours scientifique a livré ses limites, le discours politique en l’état n’a, lui non plus, rien réglé.
Et de quitter la salle, donc, désorienté, mis en demeure d’inventer au silence qui clôt Lenz, « le retour d’une langue » comme le prescrivait Hölderlin dans Fête de Paix.

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Ludwig le simple et ses frères et soeurs… https://www.insense-scenes.net/article/ludwig-le-simple-et-ses-freres-et-soeurs/ Tue, 12 Jul 2016 15:56:36 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1129 Loin de reprendre le décorum des Sissi de la jeune Schneider et autres bricolettes du cinéma des années 50-60, sauf à avoir en mémoire le regard triste, illuminé, vorace, inquiet d’Helmut Berger dans le Ludwig ou le crépusucle des dieux, Le Ludwig, un roi sur la lune de Madeleine Louarn, joué par les acteurs de Catalyse (groupe de comédiens handicapés), relève d’une rêverie aux mouvements oniriques où l’adaptation du journal de Louis II de Bavière fait l’objet d’un travail sonore à l’égal de celui de la poésie du même nom…

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Dans la tourmente et la recherche du sublime…
Au dernier chapitre de La Faculté de Juger, Kant introduisait la notion de « Sublime ». Façon de marquer le territoire inexplorable d’un monde dont l’agencement demeurerait secret. Façon encore de donner à l’homme une perspective qui l’écarterait des horizons trop fermés. Je me souviens partiellement de l’une des belles phrases du philosophe allemand où il essaie de définir l’instant où l’esprit vacille devant ce qui est plus grand que lui. De mémoire, c’était quelque chose comme « devant le sublime, on a le sentiment que le cœur s’arrête brusquement, puis reprend son battement ». Et, dois-je l’avouer, j’ai souri à l’idée de voir l’auteur de la Critique de la Raison conclure sur un constat qui soulignait une altération du corps, une mise en danger de la vie qui finissait par mêler le souffle et l’esprit… ce que l’on nomme encore en allemand le Geist
Quelque chose que Derrida, joueur amusé des mots, commentait en rappelant que le Geist n’était pas sans parenté sonore avec le Ghost (« fantôme » en anglais), et qu’en définitive, parfois chez les êtres atteint d’une acuité et d’une sensibilité hors norme, Geist et Ghost formaient un couple infernal où la pensée ne peut plus être que meurtrie, prise au piège des réalités oppressantes et simultanément happée par les formes illimitées de la fantasia benjaminienne.
Endossant le rôle politique, l’héritier Louis II de Bavière fut sans doute l’un de ceux-là, pris entre devoir politique et liberté d’être. Greffé d’une part à l’exercice du pouvoir auquel il était étranger, et étranger à lui-même dans la contemplation des formes du monde. Ergo, Louis II (le II renverrait ici à cette dualité) fut en dialogue avec lui-même, parallèlement en dialogue avec ses ministres, simultanément en dialogue avec les êtres transparents qui peuplent d’autres univers. Découvrant le monde budgétaire et celui des affaires d’État, préférant à l’Art militaire, l’art et notamment celui de Wagner ; se devant de copuler pour la couronne, n’aspirant qu’à vivre une sexualité qui le guidait vers d’autres hommes… la servitude fut irréductiblement le mot thème du journal de ce Louis. Prince fou de l’espèce des Michkine et autres simples, Prince sans goût pour la chose politique, symptôme freudien d’une vie cachée… Louis II marque, dans l’histoire politique de l’empire germanique, une parenthèse poétique et existentielle ouverte sur les mondes intérieurs, avant que ne se profile le Reich des damnés qui, de Wagner, aimera le son des cuivres et la mythologie.
Frères et soeurs
Au plateau, devant une toile peinte représentant un château de Bavière perché sur quelques escarpes rocheuses en surplomb du Rhin, deux musiciens donnent le rythme rock de Ludwig, un roi sur la lune. Rien de wagnérien dans les sons que produit la guitare électrique, et le synthétiseur qui accompagnent la voix rauque du chanteur. Eux sont là, à la manière de guide ou de cannes blanches pour guider le groupe de comédiens de Catalyse. Et ceux-là, dans un geste humble et dénué d’horizon, viennent au plateau dire leurs partitions. Parfois aux prises avec l’articulation, parfois victimes d’un trou, parfois perdus dans un texte à la syntaxe déconstruite, ceux que l’on pourrait regarder comme des acteurs handicapés sont à leur affaire avec ce poème sonore. Avec ces mots qui renvoient à des espaces sensibles où pêle-mêle quelques considérations sur la sexualité et l’usage du pénis voisinent avec le souci des fleurs, le goût des arbres, les conjectures amères sur la vie politique, la beauté du ciel et de ses nuages… Moins communauté assemblée que bande à part, ils se livrent chorégraphiquement et vocalement à l’exercice pour lequel ils ont été convoqués.
C’est un rien naïf, entre phrases répétées et texte qui vient à se dérober, geste attendus et situations imprévisibles, c’est en soi professionnel et simultanément improvisé quand le « trou » apparaît. Mais, et c’est sans doute l’une des réussites incroyables de ce travail, leur présence au plateau participe d’une intensité qui tient au travail autant qu’au plaisir d’être-là. Intensité de la parole proférée sur le mode des performances sonores qui fit évoluer la poésie vers le territoire des rythmes, du corps, de l’écoute affolée. Ou quand la parole ne se dissocie plus du lieu de son émission : le corps, qui lui donne une légitimité.
Manière, dans l’ équilibre précaire où ces « frères et sœurs » se trouvent, de faire naître une fragilité vraie, sans doute au plus proche de celle du Ludwig qu’il servait avec l’amour de simples.

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Trajal’s trajectoire… Caen Amour… https://www.insense-scenes.net/article/trajals-trajectoire-caen-amour/ Sun, 10 Jul 2016 10:53:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1127 Avant le Cloître des Célestins et Caen Amour…. C’était la 5ème édition du projet SKITE et ça se tenait à Caen du 16 août au 12 septembre 2010, à l’initiative conjointe de l’association SKITE (Jean-Marc Adolphe) et l’association Danse Perspective (Michelle Latini), en partenariat avec l’Ecole supérieure d’arts et médias de Caen (ESAM), le Centre Chorégraphique National de Caen / Basse-Normandie, le CARGO, Les Ateliers intermédiaires…. et le soutien de la région Basse-Normandie, de CulturesFrance, de la Ville de Caen. Laboratoire pluridisciplinaire de formation et de recherche artistiques, le SKITE (« un chantier d’utopies » crée en 1992, au Théâtre de la Cité Internationale à Paris comme le rappelait JMA, et une implantation européenne et mondiale) réunissait une cinquantaine d’artistes émergents internationaux (danse, théâtre, arts visuels, musique…) ayant la volonté d’un projet performatif : work in progress, fragments d’expériences, dispositifs hybrides, projets participatifs… C’est là, à Caen – que Trajel Harrell regarde comme une « ville exotique » – que pour la première fois je vis le travail de Trajal Harrell.

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Trajectoire de Trajal… De (M)imosa à Caen Amour
(M)IMOSA Twenty Looks or Paris is Burning at The Judson Church (M), créé en février 2011 à The Kitchen New York, était le titre codé et référencé de la création à quatre mains des chorégraphes, danseurs et performeurs Cécilia Bengolea, Francois Chaignaud, Marlene Monteiro Freitas et Trajal Harrell. Les uns et les autres questionnaient alors les tabous chorégraphiques, les zones corporelles et les topographies du corps. Un rien provocateur, ou disons-le « nouveau », comme antérieurement Pâquerette en 2008 qui reposait sur l’utilisation dans la danse de l’anus et de sa pénétration. Trajal Harrell était déjà de la partie, en était à l’initiative et (M)imosa était la version M de la série « Twenty Looks or Paris is Burning at the Judson Church ». Un cycle de pièces de Trajal Harrell, les autres versions se déclinant de XS à XL, comme les tailles vestimentaires. Un « jeu de titre » en écho au travail sur le Voguing et au goût de l’équipe pour le vêtement, la mode, le travestissement. Né dans les années 60 dans les quartiers marginaux de Harlem, le Voguing inventé par la communauté gay et transgenres d’origine afro-latino-américaine, reposait sur l’étude et l’emprunt des attitudes du monde de la mode, du luxe et du glamour. Contre-culture ayant connue son heure de gloire dans les années 90, notamment grace à la chanson Vogue de Madonna et surtout Paris is burning, le film documentaire largement primé de Jennis Livigston. Au commement de cette série initiée par Trajal Harrel, il y avait une question s’interrogeant sur l’histoire de la danse : « Que se serait-il passé en 1963 à New York si une figure de la scène voguing de Harlem était descendue jusqu’à Greenwich Village pour danser aux côtés des pionniers de la Post Modern Dance du Judson Church Theater ? ». Autrement dit, comment se serait passée la rencontre entre un courant imitant les artifices et codes de la mode, nourri par les catégories de genre, de race et de hiérarchie sociale, et un autre à la recherche d’une authenticité du mouvement, libéré des carcans traditionnels de la représentation du corps dansant ?
(M)imosa que l’on retrouvera partiellement à l’occasion d’extraits projetés dans le cadre de la Nef des images, le 10 juillet à 11H00, église des Célestins.
Caen Amour… the Hoochie-Coochie
Chevillé à la pensée, génétiquement programmé pour explorer les territoires imprévisibles ou impensés de la Dance, Trajal Harrell est avant tout, essentiellement et indépassablement, un acteur des formes performatives. Comprenons qu’il ne s’agit pas ici de nommer un « genre en soi », mais plutôt de trouver un nom qui puisse abriter les expériences mentales qui se manifestent et s’exposent physiquement sous des formats indifférents au référencement habituel. Serait performatif tout ou partie d’une création qui, délaissant partiellement les codes et les attendus, ou les détournant, retrouve un rapport à l’expérience esthétique. Serait performatif, en soi, une zone de rupture créant un intervalle poétique, linguistique, plastique… D’une certaine manière, sans qu’il s’agisse-là d’un axiome, serait performatif, un événement d’une durée indéfinie, mettant en cause le rapport entretenu au temps et à l’espace comme bornes et repères, puisque le performatif est une forme inclusive où spatialisation et temporalité n’obéissent pas, ou plus, à la mesure (pas quantifiable, pas équilibré, pas jaugeable).
Dans l’incapacité de définir davantage les dispositifs performatifs (pas de modèles définis), il est peut-être possible d’imaginer en désespoir de cause l’effet de ce mode de création sur spectateur. Cette manière que le dispositif performatif a de favoriser un rapport à l’einfall. C’est-à-dire un rapport à la pensée furtive, à la pensée surgissante ou saisissante sans que l’on sache pourquoi elle est apparue. Ce qui, là est l’intérêt, rapproche la forme performative de l’expérience de la pensée, si penser c’est faire l’expérience de ce que l’on avait pas prévu de penser (cf. J.-L. Lyotard).
En proposant Caen Amour, Trajal Harrell raconte que c’est avec son père qu’il découvrit un type de spectacle « le Hoochie Coochie ». Quelque chose entre le « peep show » et « le strip tease » non encore organisés sous son format industriel, qui s’offrait comme l’une des attractions des foires et autres fêtes foraines. La découverte s’arrêtait pour lui à l’entrée, son père le privant de la « danse orientale » érotisée et sexualisée qui se tenait, à l’intérieur, à l’abri des regards. Première expérience d’enfant chez Trajal Harrell dont on comprend qu’elle ait pu produire chez lui le goût de « ce qui n’apparaît pas », ne « se donne pas », « se retire » ou « se dissimule » et qui, par ailleurs, l’aura inscrit dans un rapport aigü à la question du genre et de ses clivages… Questionnement qui mettrait en doute cette manière de penser un monde organisé sous la modalité inamovible du « Genre ». Dit autrement, on pourrait dire que le travail de Trajal Harrell s’inquiétera, au-delà de ce qui fonde le clivage homme-femme, de ce qui peut-être interchangeable ou commun, entre l’un et l’autre, à l’un et l’autre. Rien d’étonnant à ce que des espaces comme la mode, la danse, etc. aient dès lors constitué son territoire d’exploration. Rien d’étonnant à ce qu’un questionnement sur le « transgenre » soit, chez le créateur, à l’œuvre. En définitive, ce qui est donc en jeu dans le travail du Performer relève d’une interrogation sur l’évidence (littéralement ce qui se donne à voir). « L’évidence » qui, pour autant qu’il est le lieu de la convocation (système référentiel), est également le point de départ de connexion (dynamique d’imagination). Lui, refuse l’assignation et privilégie le « neutre ».
Une façade orientale bleue, une ouverture, quelques étagères soutenant des produits d’entretiens ménagers… le public croira être installé pour une petite heure… non ! Quelques minutes plus tard, il est dit qu’il pourra aller voir derrière et découvrir les « dessous » du devant. Tout est là, construit sur cette dialectique non de « l’envers » et de « l’endroit », du « dessous » et du « dessus », mais plutôt sur un glissement inattendu qui interroge le « devant » et le « dessous ». De l’un à l’autre, du « devant » où s’executent des danseurs lassifs qui tournent en boucle, au « dessous » où l’illusion est dévoilé, Caen Amour se regardera comme un temps ininterrompu, un passage continu, un geste répétitif et néanmoins jouant de variations. On songe au poème de Gertrud Stein The Rose, on pense à une peinture sérielle, on imagine les diagrammes de Duchamp… sans certitude. Il ne se passe ainsi presque rien, sinon l’annexion du temps que semble cultiver Caen Amour. Sinon un geste chaloupé, construit sur un flux reflux doux. Sinon la présentation/représentation d’étoffes aux couleurs chamarrées portés sur tout ce qui peut constituer une parcelle de corps. Et de regarder le public se promener dans l’espace du Cloître Célestin, pris dans une déambulation contemplative.
Caen Amour n’a rien à démontrer, mais montre. Quoi ? On ne le devine pas, on l’imagine… Caen Amour… un titre comme un trajet (une destination) que pourrait proposer la SNCF. D’un point à l’autre, comme toujours à la SNCF l’heure est extensible, prompte à agacer ou à permettre l’écriture de pages d’un voyage. Mais si c’était un peu ça, alors l’une des catégories mise en scène qui ne tient pas compte du « Genre » n’était-ce pas l’amour… toujours inconnu ce truc là, toujours dans la déclinaison…

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6 p.m. When appears the poetry https://www.insense-scenes.net/article/6-p-m-when-appears-the-poetry/ Sat, 09 Jul 2016 14:36:20 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1125 À l’Opéra Grand Avignon, nous pouvons voir jusqu’au 10 juillet à 18h la pièce du BlitzTheatreGroup : 6 A.M. How to disappear completely d’après Ainsi Ménon pleurait Diotima de Friedrich Hölderlin. Le Blitz Theatre Group est un collectif grec formé en 2004 par Angeliki Papoulia, Christos Passalis et Yorgos Valais. Leur geste artistique est pensé comme un espace d’échange autour d’un théâtre singulier éloigné des discours préfabriqués. Avec cette pièce, partant du poème d’Holderlin, ils mettent en scène un espace poétique qui s’appréhende comme une musique. Un spectacle qui nous déplace, nous transporte dans un monde de sensation, d’image dont les liens de sens se fabriquent dans l’imaginaire. Ce collectif ne recherche pas la compréhension immédiate, ni l’adhésion des spectateurs mais il propose un voyage commun dans une langue inconnue qu’est la poésie de la langue, des langues, des images et des sons.

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L’opéra est plein. Il est 18h. Le noir salle arrive. Du troisième balcon, le parterre scintille. Les portables éclairent soit pour envoyer un dernier message, pour vérifier qu’il est sur silencieux… Un dernier geste individuel avant de plonger collectivement dans une proposition de ce collectif. Un son, un bourdon comme un souffle résonne. Lumière sur une femme, en avant scène, au centre du plateau. Derrière elle, un cyclo rama masquant la profondeur de la scène. Juste au dessus de la femme, sur le cyclo, le soleil du petit jour. Elle est habillée de pourpre. Elle tient une hache de bucheron d’un mètre, rouge au deux extrémités. Au sol, poussière et terre battue mettent en jeu un espace en friche. La femme baisse la tête, immobile. Une image qui convoque notre imaginaire. C’est Médée. C’est une image du combat. C’est un appel. L’image de cette femme dure puis vient ses premiers mots. Les premiers vers de Ainsi Ménon pleurant Diotima d’Holderlin dit en grec traduit sur le cyclo en anglais, en français. Ces premiers vers qui disent une recherche infinie, une quête déjà commencée et sans aboutissement possible. Nous sommes associés à cette aventure. Il y a une convocation à participer à ce poème. Pendant le poème, le soleil se voile par un brouillard.
Noir
Le cyclo a disparu, l’espace est un terrain vague fait de terre et de poussière où se dresse des échafaudages de guingois et disparates. Un véhicule confectionné à partir de récupération a pris la place de la femme. C’est un robot, un automate. Il est fabriqué avec les moyens du bord. Il s’affranchit des standards, de l’uniformisation. C’est un automate unique qui se meut tout seul, il éclaire l’espace. Notre imaginaire bouillonne. Sommes nous dans un monde post apocalypse ? Est-ce l’espace des dépotoirs aujourd’hui ? Celui des marges pauvres ? Dans cet espace, arrivent sept personnages qui agissent mais ils sont toujours sous la menace de quelque chose. Rien n’est tranquille. Une intranquillité qui se manifeste par le son, la musique inquiétante et tendue et par de temps en temps une pluie de pierres. Les personnages s’arrêtent, se protègent comme ils peuvent, attendent avant de reprendre leurs actions. Toutes leurs actions paraissent faire partie d’un mécanisme. Un ballet que les sept actrices et acteurs doivent réaliser comme une urgence, une nécessité. Mais qui produit sur le spectateur une chorégraphie du chaos, de la résistance. C’est la danse de la poésie où tout est organisé, tout est clair pour les interprètes et où nous devons accepter de nous perdre et de nous laisser aller.
Le titre disait cette disparition, une disparition complète qui est celle du théâtre comme l’affirme Christos Passalis[[« le titre du spectacle signifie exactement cela. « 6 heures du matin. Comment disparaître complètement ? » Disparaître du théâtre mais aussi des causes et des effets, de la logique, de la réalité matérielle… »]] dans le programme de salle. Mais cette disparition c’est aussi celle du spectateur qui comprend, qui veut comprendre, qui veut se sentir intelligent. Là le Blitz Theatre Group nous demande un état réceptif aux formes, aux sons et aux lumières comme quand enfant nous acceptons de comprendre partiellement. C’est à dire de ne pas tout savoir. L’état d’inquiétude mis en scène au plateau rejoint notre état de spectateur dans la mesure où notre inconscient, notre imaginaire est convoqué. C’est un état d’incertitude dans lequel nous sommes plongés et qui passe d’un univers très métallique et mécanique à un espace presque végétal. En effet sur l’heure de représentation, la lumière révèle d’abord un dépotoir fait de ferraille et de gravats pour mettre à jour une clairière au milieu d’une forêt où tous les songes sont possibles. C’est le mot ENTHOUSIASME qui clôt le spectacle, une ouverture en guise de fin comme dans le poème d’Hölderlin qui s’achève par des vers lumineux [[(2) IX.
Aussi, ô dieux du ciel, je veux vous rendre grâces !
Enfin la prière, une fois encore, délivre et soulève la poitrine du chanteur !
Comme jadis, lorsque auprès d’elle, lorsqu’avec elle j’étais sur la hauteur ensoleillée, un dieu me parle des profondeurs du temple et me ranime !
Oui, je veux vivre aussi !
Déjà la verdure !
Déjà, là-bas, des monts d’argent, la lyre d’Apollon nous appelle !
Viens ! C’était comme on rêve ! Les ailes saignantes, les voici déjà guéries !
Déjà l’espérance vit partout rajeunie !
Il reste à découvrir bien des choses encore, bien des grandes choses, et qui aima de la sorte, il faut qu’il prenne, oui, la voie qui mène aux dieux !
Mais vous, restez présentes, heures de la révélation, heures graves de notre Jeunesse !
Assistez-nous, pressentiments sacrés, ferveurs de nos prières, et vous, enthousiasmes, et vous, ô tous les bons génies, qui aimez d’être auprès de ceux qui s’aiment, tardez auprès de nous jusqu’à ce qu’au même rivage,
là-bas où tous les bienheureux sont près à redescendre,
là-bas où sont les aigles, les astres, les messagers du Père et les Muses, et le pays des héros et de l’amour, jusqu’à notre rencontre là-bas, ou bien ici, sur l’île de rosée où les nôtres attendent, fleurs assemblées dans les jardins, où les chants sont vrais, où la beauté des printemps est plus longue,

 jusqu’à notre rencontre, et qu’à nouveau commence une année de notre âme !
Traduit de l’allemand par René Lasne]].
Le Blitz Theatre Group aura posé des images sur le poème « Ainsi Menon pleurant Diotima » sans l’illustrer. Il utilise les moyens du théâtre de manière différente pour rendre compte de la poésie qui réinvente la langue.

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Saramago, biographie inutile https://www.insense-scenes.net/article/saramago-biographie-inutile/ Sat, 09 Jul 2016 10:19:23 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1123 Pour autant qu’une biographie n’explique pas une œuvre, qu’une archive ne réduira jamais l’expérience qui a lieu dans la rencontre avec une œuvre, nous nous autorisons à livrer cet article qui, par certains aspects, renseignera le lecteur sur José Saramago. Notre titre emprunte à Pessoa dont il était un lecteur.

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L’écriture émancipatrice de José Saramago (1922-2010)
par Maria Graciete Besse


Pour parler de l’œuvre de José Saramago, nous prendrons comme point de départ une question qui taraude depuis longtemps les études littéraires, à savoir, ce que peut la littérature dans la société contemporaine, ou, dit autrement, quelles valeurs peut-elle apporter et nous transmettre ? A la fin des années 40, Sartre tente d’y répondre, à partir d’une définition de la littérature étroitement liée à l’engagement nécessaire de l’écrivain « situé ». Par la suite, d’autres critiques se demandent dans quelle mesure les écrivains changent-ils le monde, non plus comme l’entendait Sartre au sens de l’engagement politique, mais en fonction de la manière dont ils réorganisent notre perception des êtres, des valeurs, du présent ou de l’avenir. A travers ces questionnements, divers auteurs montrent que la littérature peut assumer un véritable pouvoir émancipateur, susceptible de transformer tout lecteur qui a le goût de l’interrogation.
Ceux qui connaissent un peu l’œuvre de l’écrivain portugais José Saramago pourraient certainement souscrire à cette observation dans la mesure où la lecture de ses livres, notamment les romans, constitue une expérience d’illumination, nous faisant découvrir un univers qui explore souvent la complexité des relations humaines, les paradoxes de l’Histoire ou encore la déconstruction de certaines mythologies par le biais de l’humour, de l’ironie, de la tentation allégorique, renvoyant toujours à une forme de résistance et à une grande générosité envers les plus défavorisés. Dans chacun de ses livres, Saramago invente des “mondes possibles” et nous invite à la réflexion, manifestant souvent une préférence pour les héros anonymes et opprimés, les femmes salvatrices et les situations les plus inattendues.
Le grand critique Eduardo Lourenço considère que la vie de José Saramago est un véritable miracle. En effet, né à Ribatejo, en 1922, au sein d’une modeste famille d’origine paysanne, il apprend très jeune le métier d’ajusteur, pratique ensuite le journalisme et la traduction, bien avant de devenir l’écrivain autodidacte qui connaît un succès tardif et obtient finalement le Prix Nobel de Littérature en 1998.
Dans la famille de José Saramago, il n’y avait pas de bibliothèque. Son premier livre lui est offert par sa mère à l’âge de 14 ans. Depuis sa jeunesse, il fréquente le soir la bibliothèque municipale de Lisbonne et commence à écrire. Son premier roman, Terra do Pecado, paraît en 1947 et passe complètement inaperçu. Il écrit un deuxième roman en 1953, qui reste longtemps inédit (Clarabóia, publié uniquement en 2011, à titre posthume – il vient de paraître en traduction au Seuil avec le titre La lucarne). Pendant quelques années, Saramago publie dans divers journaux et revues, des poèmes, des contes, des chroniques (réunis plus tard en volume), à la recherche d’un genre littéraire qui lui convienne. On dirait que c’est d’abord la poésie dont il publie deux recueils, puis, il revient au roman, en faisant paraître, en 1976, Manuel de Peinture et de Calligraphie, qui n’intéresse pas beaucoup la critique, malgré son importance, car on y trouve déjà certains questionnements essentiels de l’écrivain. Le théâtre enrichit à son tour la diversité de sa création. Puis, il est tenté par le récit de voyage : en 1981, à la demande d’un éditeur, il publie Pérégrinations Portugaises, une promenade très personnelle à travers les paysages de son pays.
Le virage essentiel dans le parcours de l’écrivain a lieu en 1975. Se trouvant au chômage, après avoir été écarté, pour des raisons politiques, du quotidien Diário de Notícias dont il était le directeur adjoint, Saramago décide de ne pas rechercher du travail et de se consacrer uniquement à l’écriture et aux traductions. Ce choix va s’avérer décisif dans sa vie, le conduisant l’année suivante en Alentejo, où il va vivre quelques mois dans la coopérative agricole Boa Esperança, à Lavre, qui lui fournira le thème de son premier grand roman, Levantado do Chão, paru en 1980 (la traduction française est publiée, au Seuil en 2012, avec le titre Relevé de Terre).
Le monde rural marque profondément José Saramago dont le souvenir des grands-parents maternels berce toute sa jeunesse, au rythme des vacances scolaires passées au village d’Azinhaga. Il en parlera avec émotion dans As Pequenas Memórias, ouvrage autobiographique, publié en 2006. La voix de l’écrivain est en effet empreinte de l’influence des « gens de peu », vouées au silence et à l’indifférence générale. En ouverture de son discours à Stockholm, le 7 décembre 1998, lors de la cérémonie du Prix Nobel, l’écrivain rend un hommage chaleureux à son milieu d’origine, en ces termes : L’homme le plus sage que j’ai connu durant toute ma vie ne savait ni lire ni écrire. A quatre heures du matin (…), il quittait sa couche et partait aux champs. Il emmenait avec lui une demi-douzaine de porcs dont le produit de l’élevage servait à nourrir sa femme et lui-même. Ainsi vivaient de ce peu de choses mes grands-parents maternels : de l’élevage des cochons qui, après le sevrage, étaient vendus aux voisins du village. Azinhaga, c’est le nom du village dans la province de Ribatejo. Mes grands-parents s’appelaient Jerónimo Melrinho et Josefa Caixinha. Ils étaient analphabètes l’un et l’autre.
Ces grands-parents, avec leur vie de labeur, leur grande sagesse, leur dignité, riches de leur culture populaire, ont transmis en héritage à leur petit fils une profonde humanité qui se déploie dans les paroles de l’écrivain et transparaît dans toute son œuvre.
La voix qui émerge des livres de José Saramago est celle d’un homme au parcours atypique qui construit une œuvre puissante, dotée d’une grande exigence esthétique, où s’inscrivent toujours des préoccupations sociales et politiques qui ont provoqué parfois de grandes polémiques – on pense notamment au scandale soulevé par l’Eglise lors de la parution de L’Evangile selon Jésus Christ (1991) ou de Caïn (2009), son dernier roman.
José Saramago était un homme profondément engagé contre toutes les formes d’injustice, avec une immense capacité d’indignation qui l’a fait soutenir par exemple le combat des paysans sans terre au Brésil, ou élever sa voix pour défendre la cause palestinienne, surtout après un voyage à Ramallah qui l’a beaucoup marqué, ou encore attaquer Berlusconni, qu’il n’hésite pas à traiter de délinquant (Le Cahier). Entré en 1969 au Parti Communiste, qu’il n’a jamais quitté, se définissant comme un « communiste hormonal », il considérait que la société véritablement socialiste reste toujours à construire.
Son œuvre connaît plusieurs phases: la première, qui va de 1947 à 1980, correspond à sa période de formation et se caractérise par la variété des genres pratiqués. A partir de 1980, avec Levantado do Chão/Relevé de terre, l’écrivain, qui a presque 60 ans, s’affirme pleinement dans le panorama littéraire portugais et inaugure une nouvelle étape de son parcours, caractérisée par la relecture critique du passé.
Avant l’attribution du Nobel, en 1998, José Saramago connaît déjà une première consécration internationale avec Le Dieu Manchot (1982) dont l’intrigue se situe au XVIIIe siècle, sous le règne de Jean V, qui, pour accomplir un vœu, fait bâtir le fameux couvent de Mafra, aux dimensions démesurées. En même temps, le narrateur nous raconte l’invention clandestine d’une machine volante qui représente l’utopie. On trouve dans ce roman une figure extraordinaire de femme visionnaire, Blimunda, l’un des personnages les plus marquants de l’univers saramaguien, représentant une puissance féminine capable de subvertir les fausses valeurs imposées par la Monarchie absolue et par l’Inquisition.
En 1984, José Saramago publie l’un de ses meilleurs romans, L’année de la mort de Ricardo Reis, qui redonne vie à l’un des hétéronymes de Fernando Pessoa et reconstitue les événements de l’année 1936 où l’on assiste à la montée des fascismes en Europe.
Deux ans plus tard, en 1986, lorsque le Portugal et l’Espagne rejoignent la Communauté Economique Européenne, le romancier fait paraître Le radeau de pierre, où il invente les conséquences d’une catastrophe naturelle, provoquée par une fracture géologique au niveau des Pyrénées, qui va séparer la Péninsule Ibérique du continent européen, avec toutes les conséquences, parfois cocasses, qui en découlent, transformant ainsi la péninsule en « radeau de pierre » qui vogue vers le sud, ce qui donne lieu à une intéressante réflexion sur l’ibérisme.
Le passé portugais inspire à nouveau l’écrivain dans L’histoire du siège de Lisbonne (1988) où l’action se développe sur deux plans, pour nous raconter le siège de Lisbonne par les Maures, au XIIe siècle, et les aventures d’un correcteur d’épreuves typographiques, vivant au XXe siècle, qui remet en cause l’écriture de l’Histoire et la prétendue « vérité » historique.
Le très polémique L’évangile selon Jésus Christ, paru en 1991, correspond à un nouveau virage dans le parcours littéraire de l’écrivain. Il y développe une réflexion férocement jubilatoire sur Dieu et la condition humaine. En quelque sorte, il passe du local à l’universel, inaugurant ainsi une troisième phase de son œuvre, dont la portée devient de plus en plus allégorique. Censuré tant par l’Eglise que par un obscur Secrétaire d’Etat à la Culture, l’écrivain décide alors de s’installer à Lanzarote, aux Canaries, avec sa nouvelle épouse, Pilar del Rio, journaliste espagnole, qui est aussi sa traductrice. C’est à Lanzarote qu’il disparaîtra en juin 2010.
Dans les romans publiés après L’Evangile, l’écrivain mobilise des thèmes très actuels et nous offre des allégories du monde contemporain pour dénoncer le capitalisme sauvage, la corruption, l’abus de pouvoir, l’injustice et l’aliénation, soulevant des questionnements intéressants qui concernent souvent la place et le devenir de l’individu dans une société où la Raison et les valeurs humaines de respect, de dignité et de solidarité semblent disparaître. Ainsi, L’aveuglement (1995) nous offre avec vigueur le portrait d’une société abjecte, dominée par la loi du plus fort, où l’on découvre cependant la générosité d’une femme salvatrice et l’humanité d’un chien qui pleure la disgrâce des hommes. Dans Tous les Noms (1997) c’est une quête au sein d’un univers extrêmement bureaucratisée qui se trouve au centre de l’intrigue, tandis que dans La Caverne (2000), nous avons à faire à un espace transformé par les lois du marché. La question éthique du clonage est posée dans L’Autre comme moi (2002). La notion de démocratie, vide de sens, traverse La Lucidité (2004), certainement le roman le plus politique de l’auteur, qui dénonce efficacement les manipulations, l’égoïsme, les mensonges et la corruption des puissants. Dans Les Intermittences de la mort (2005), le romancier mobilise encore une fois l’allégorie pour faire une satire des figures du pouvoir, en nous racontant, avec beaucoup de malice, un événement extraordinaire : dans un pays sans nom, la mort décide de se mettre en grève, offrant ainsi aux humains la concrétisation de leur rêve d’immortalité, avec toutes les conséquences désastreuses que cela implique. Les deux derniers romans de Saramago sont particulièrement marqués par l’humour. Dans Le Voyage de l’éléphant (2008), l’écrivain renoue avec la tradition picaresque pour nous raconter une parabole autour du périple d’un éléphant prénommé Salomon que le roi du Portugal Jean III décide d’offrir à son cousin, l’archiduc Maximilien d’Autriche. Les difficultés du voyage sont l’occasion de procéder à une virulente critique des institutions politiques et religieuses. Dans Caïn (2009), le romancier nous raconte avec beaucoup d’ironie le parcours du protagoniste, figure du Juif errant, après l’assassinat de son frère Abel, nous proposant une relecture surprenante de la Bible, considérée comme « un manuel de mauvaises mœurs ».
Par delà la variété et l’originalité thématiques, l’affirmation d’une voix, avec un style reconnaissable entre tous, le dénominateur commun de la fiction produite par José Saramago est, ainsi qu’il le souligne lui-même, « une réflexion sur l’erreur, sur l’erreur en tant que vérité installée et donc suspecte, sur l’erreur en tant que déformation intentionnelle des faits, sur l’erreur en tant qu’illusion des sens, mais aussi sur l’erreur en tant que mouvement nécessaire pour arriver à la connaissance ».
A l’intérieur de chacun de ces récits qui dessinent une trajectoire particulièrement riche, et, malgré la diversité des moyens mis au service de l’écriture, le romancier nous propose toujours une posture éminemment éthique où s’inscrit le sens profond de l’humain. Tout au long de son œuvre romanesque, José Saramago nous propose une déambulation où l’aventure du langage pense le sujet, l’Histoire et le monde. Il affirme toujours la nécessité de construire un avenir fondé sur la transformation du système social.
Dans Levantado do Chão/Relevé de terre, l’écrivain raconte un siècle d’histoire portugaise depuis la Monarchie jusqu’à la Révolution des Œillets, à travers la saga d’une famille paysanne, victime de l’oppression et de la misère – les Mau Tempo – donnant ainsi la parole aux grands oubliés de l’Histoire, ceux dont on ne parle jamais, qu’il a côtoyés au lendemain de la révolution des Œillets. Traversé par un riche intertexte biblique et épique, ce très beau roman est un hymne à la terre et au courage des hommes et des femmes qui se battent pour leur dignité.
Lors de son séjour à Lavre, Saramago a notamment connu João Domingos Serra, un paysan disparu en 1982 qui a écrit ses mémoires pour faire connaître à ses enfants ce que fut sa vie (Uma família do Alentejo, édité par la Fondation Saramago en 2010). Ce paysan va l’inspirer dans la création du personnage João Mau Tempo, qui a appris à lire et à écrire, et connait les prisons de la PIDE à cause de son engagement politique.
Le quotidien du latifundium est clairement marqué par la dualité que l’on peut lire dans le contraste entre riches et pauvres, mais aussi dans l’hypocrisie qui caractérise les tenants du pouvoir. Levantado do Chão est dédié à deux victimes du salazarisme, Germano Vidigal et José Adelino dos Santos, assassinés par la Pide. Ainsi, depuis la dédicace du roman, le lecteur est invité à se placer dans une triangulation entre l’Histoire, la fiction et l’idéologie.
Le récit commence avec une très belle référence au paysage d’Alentejo, beau et dramatique, déterminé par une organisation pyramidale dont le sommet présente une trinité constituée par les grands propriétaires, l’Etat et l’Eglise,tandis qu’à la base on trouve la masse paysanne, traditionnellement victime de la misère. Pour raconter cet univers, Saramago mobilise la culture populaire et la tradition orale, mais il utilise aussi l’ironie pour parler des prêtres qui s’appellent toujours Agamedes, ou les grands propriétaires dont les noms se terminent tous de la même façon (Bertos, Norbertos, Dagobertos, etc). De la même façon, les représentants de l’ordre portent des noms ridicules (“tenentes Contentes” “sargentos Armamento, Escarro ou Escarrilho”). Le narrateur raconte la répression qui s’abat sur les paysans qui se battent pour obtenir des salaires plus dignes mais il évoque aussi l’émancipation de certaines femmes qui refusent la passivité et luttent à côté des hommes. Son regard s’attarde sur les fourmis qui assistent à la torture appliquée à Germano Santos Vidigal, dans une scène assimilée à un épisode biblique, celui de la crucifixion.
Tout le roman dénonce la violence et nous donne à lire l’évolution de la condition paysanne à Alentejo, depuis la Monarchie jusqu’aux années 70, par le biais d’une voix profondément engagée.
Forme de résistance contre le totalitarisme, l’aveuglement et la clôture, l’œuvre de José Saramago est, de toute évidence, un remarquable instrument d’exploration du réel et d’analyse de la société qui aiguise notre sens critique et nous aide à mieux comprendre le monde qui nous entoure, car, « La littérature ne permet pas de marcher, [mais] elle permet [au moins] de respirer » (Barthes). C’est cette respiration profonde du monde que nous offre la fiction de José Saramago, faite de lucidité, de colère et de sérénité, mais également empreinte de générosité et de confiance dans un monde plus humain.
article issu du site Une saison de Nobel, consulté le 9 juillet 2016

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Les Damnés… Impasse noire en demi teinte https://www.insense-scenes.net/article/les-damnes-impasse-noire-en-demi-teinte/ Sat, 09 Jul 2016 10:15:02 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1120 Du scénario des Damnés de Visconti, le metteur en scène belge basé aux pays bas Ivo van Hove, qui dirige les comédiens du Français pour l’occasion, ouvre l’histoire du XXème siècle à l’endroit du « Mal Radical » que fut la montée du nationalisme, du nazisme et du fascisme européens. Ce 7 juillet, alors qu’à l’extérieur des murs du Palais des Papes les supporters de l’équipe de France clament leur joie à la défaite de l’Allemagne, à l’interieur de la cour le spectateur muet assiste à la mise en place et à la victoire du Reich, dans une mise en scène qui, bien que multipliant les effets, peine à installer la violence et la brutalité auxquels renvoient les intermèdes sonores et stridents. Au mieux un épisode cathartique… voire, peut-être, le souci d’un « hollandais » qui aurait peint le plateau en orange (couleur nationale) et ferait part du nationalisme qui grimpe dans son pays de résidence, comme ailleurs…

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La veille… en blanc…
Résolument, un peu plus de deux représentations plus loin, la 70ème édition du festival inscrit le souci de la démocratie au programme. Après « le vote Blanc » de Ceux qui errent ne se trompent pas de Maëlle Poésy, Les Damnés d’Ivo van Hove s’immerge dans le monde obscur, indépassablement cruel et méthodiquement violent de la montée mécanique du nazisme dans l’Allemagne des années 30. Inexorablement disparaîtront le droit, la culture, les arts, la liberté (et quelques millions de personnes)… auxquels SA tout d’abord, puis SS par la suite, substitueront la peur et l’arbitraire.
Reste qu’entre Ceux qui errent et Les Damnés, il y a une équation politique à résoudre qui donnera à n’importe quel défenseur de la démocratie le tournis puisque c’est par les urnes, par le vote, par la volonté populaire que l’Allemagne nazie se sera hissée au sommet de la pyramide politique, avant d’oublier ses électeurs en en faisant les collaborateurs contraints ou enthousiastes d’un Etat totalitaire.
Dès lors, le propos d’Ivo van Hove diverge de celui trop naïf de Maëlle Poésy puisqu’ici ce qui est donné à voir et à entendre, c’est la manière dont un corps familial et social se désorganise ou se réorganise : se recompose. Cette façon qu’a une société, composée de minables invertébrés, d’intellos frileux, de personnes compromises, de gens indifférents, de petites mains et de gens de la bonne société, se renient, s’oublient, se compromettent au point de s’amputer des membres qui ne se soumettent. Ce qui est à voir, dans Les Damnés et à travers le destin de la famille Essenbeck relève ainsi du principe d’hypnose meurtrier qui aura gouverné à l’anéantissement ou à la révélation des consciences aveugles et des volontés irrationnelles. Principe d’hypnose ou « principe du baton et de la carotte » à l’œuvre quand l’esthétique du verbe et la plastique des corps en uniforme ne suffisent pas à briser les résistances.
Alors la démocratie… ?
De la démocratie, que le péril soit blanc, soit rouge, soit noir (amalgame des deux dernières couleurs chez Susan Sontag), il faudrait en parler à la manière de Derrida et penser « la démocratie à venir ». Ou, pour le dire plus simplement, prendre en compte ce qui échappe aux états nationaux imprégnés de contraintes extérieurs qu’ils ont exporté puis importé (globalisation, mondialisation, format des guerres actuelles, mise en place d’une justice international, délocalisation des instances du pouvoir ou hétéronimie…) Il nous faudrait méditer ce que la démocratie (construite sur un ordre phallique) serait si cet ordre venait à disparaître. Il nous faudrait admettre que la démocratie ne va pas de soi et que si « un spectre hante l’Europe », c’est moins celui du nationalisme que celui structurant de l’aveuglement et de la résignation qui se satisfont du constat de l’éternel retour.
De démocratie (Aristote soulignait qu’il n’y avait là qu’un modèle dérivé du modèle idéal qu’est la politie), il faut se résoudre à admettre qu’elle n’exclut ni la sauvagerie, ni l’indifférence, ni la connerie…, malgré l’éducation, la mémoire, l’utopie de l’égalité, de la fraternité, de la liberté… et que si elle est un système de contrôle, elle demeure un dispositif fragile soumis sans cesse aux pulsions humaines et animales de l’Homme. En un mot, une « jungle » plus qu’un jardin à la française, une herbe folle plus qu’un green anglais, où, et d’une certaine manière, un territoire en mouvement, une forme tectonique indépassable, en attente du peuple qui manque.
Peste brune et lèpre noire
Sur le plateau de la cour d’honneur, à regarder les tableaux sanglants qui se succèdent, c’est d’abord une histoire chromatique qui se matérialise, car si au début les couleurs existent à travers les costumes, à mesure que s’étend l’emprise de la peste brune (SA), le noir uniforme (SS) finit par se répandre sur toute la scène (le plateau orange sera lui aussi couvert d’une bache noire). Entre les deux, Ivo van Hove recourt aux épisodes qui soulignent malignité, dégénérescence, compromis de circonstances, meurtres et exécutions, jalousie et sexualité consanguine, images d’archives rapportant la violence de la nuit des longs couteaux (élimination de Röhm et des SA) par la SS, Nuit de cristal encore appelée Kristallnacht : nom donné aux violents pogroms anti-juifs, etc. Images de propagande encore où les usines Essenbeck (Krupp dans la réalité), complices, fabriquent les canons et autres matériels militaires qui loin d’être seulement des instruments de guerre visibles et efficaces sur les champs de bataille figurent aussi l’expression ultime du capitalisme ou du désir sans bornes du monde des petits actionnaires.
Et de ces épisodes qui fourmillent, concédons qu’Ivo van Hove réussit à gérer adroitement ce qui relève d’une part des effets de réels liés à la grande Histoire (projections sur grand écran d’archives), et d’autres part les péripéties de l’aristocratique famille Essenbeck – « fictives » – qui sont jouées par les comédiens du Français sur le plateau. Ivo van Hove créant, en certains endroits de son épopée, une zone intermédiaire via l’écran où la geste de l’acteur, quand elle prend une dimension historique et collective, se trouve dupliquée visuellement, voire régulièrement aussi sur le plan sonore. Adroit encore quand l’image scénique in situ est augmentée à l’écran par le jeu de logiciels qui en modifie la configuration. Adroit oui, quand la caméra s’insinue dans les cercueils (à cour) qui se remplissent sur le côté de la cour, à mesure que la famille Essenbeck est disséminée, laminée par les tensions internes, démembrée par l’intérêt, l’appât du gain, du pouvoir, des fidélités provisoires, des voltefaces des uns et des autres soumis à la parole lancinante des membres de la SS.
Zone intermédiaire disons-nous, ou translatoire et plastique, qui souligne la proximité entre Histoire et fiction et, n’en doutons pas chez van Hove, permet de mettre en place un effet parabole dont on sait qu’il nous invite à penser la corrélation entre Arts et Histoire, l’implication de l’un et de l’autre…
C’est adroit, donc, et pour autant que cette adresse scénographique vaut à la mise en scène d’Ivo van Hove de se laisser regarder sans s’y ennuyer totalement, force est de constater que ce travail repose principalement sur une succession d’effets. C’est-à-dire, et Barthes s’attachait à en montrer la limite, que l’effet vaut à la mise en scène de reposer sur une succession de scènes juxtaposées qui finissent par se regarder comme des « soubresauts sensibles » étrangers. Au nombre de ceux-ci, l’envoi du discours vociférant du chancelier, une partouze de SA où la bière qui coule à flot vaut pour éjaculation et plaisirs bestiaux, une séquence grotesque de goudron et de plumes, un schématisme dans la représentation filée des victimes, des compromis et des cyniques, un larsen hyper sonore récurrent, une séquence « touche pipi » entre Martin à la sexualité indécise et une petite fille juive qui fera les frais de l’introverti, un début de viol de serveuse des tavernes de bohème munichoise, des pastilles soulignant pudiquement le jeu dialectique entre la psyché et l’anus, le passage éclair d’un récitant de la liste noire (établie dès 1933), les petits repas à la table, la vidéo répétitive des morts dans leur cercueil, etc. jusqu’à l’image finale où Martin (encore lui) se tourne face au public et rafale le public à la kalatchnikov (nous y reviendrons)…
Bref, sur le plateau de la cour d’honneur, Ivo van Hove semble s’être inquiété du divertissement du public à grand renfort d’effets et de scènes. Ce qui fait « récit » ici relève ainsi davantage d’un montage de flash ou de scénettes où il devient difficile de savoir ce qui est en jeu. Montage préjudiciable à une immersion plus profonde du spectateur qui, alors qu’il applaudit, pourrait se demander ce qu’il salue (sauf à se satisfaire de l’histoire de surface : la chute de la maison Essenbeck ayant fait entrer « le loup dans la bergerie ». Sauf à avoir perçu que le dernier cercueil, vide, serait un vague signal d’alarme qui rappellerait qu’il nous est possiblement destiné. Sauf à imaginer que la rafale finale (Martin le terrorisant en terroriste) serait le signe menaçant d’un actualité dont le théâtre, dans un rapport mimétique en-deça et faible, ne peut définitivement plus rendre compte depuis novembre 2015…)
Les Damnés … ou quand Van Hove écrirait son… UI

Et regardant ces Damnés, constater encore que Ivo van Hove, alors qu’il met en scène une violence historique, se trompe de registre sonore quand pour rendre celle-ci, il recourt à des extraits de musique punk. Karl Kraus, là-dessus, a écrit sans doute les plus belles pages qui soient. Soulignant que la montée du nazisme avait été parallèlement la mise en berne de la parole, la disparition de la musique, la mort sémantique de la variation et de la diversité sonore et gestuelle… puisque cette période s’est construite sur l’aboiement remplaçant la langue, le zinzin militaire et les flonflons cuivrés, l’uniformisation des sons et des gestes… Soit un appauvrissement, puis la disparition, à même la langue et la musique, de la multiplicité, le nazisme leur préférant l’unité exclusive. Ce qui est, en soi, la violence extrême et sensible puisque cette « unité » s’exposant ne masque d’aucune manière les cadavres sur lesquels elle s’édifie. Contresens majeur chez van Hove, donc, que ces extraits de musique punk (« encore un effet » dirait Barthes) qui n’étaient là que pour faire sentir une violence sonore superficielle relevant de l’artifice scénique et de l’illusion théâtrale.
Enfin, et pour autant que la mise en scène d’Ivo van Hove sera légitime en tant qu’acte de création, il est étonnant d’ignorer que ce travail, dans l’histoire du théâtre européen, est précédé par la mise en scène de La Résistible ascension d’Arturo UI d’Heiner Müller, en 1995, au Berliner Ensemble. Une œuvre majeure du théâtre allemand (Les comédiens du Berliner sont un équivalent de ceux du Français), reprise régulièrement jusqu’à aujourd’hui, et dont la parenté avec Les Damnés, fait du travail d’Ivo van Hove, un tableau transparent. Transparent, voire inexistant, quand on se souvient de la performance d’acteur de Martin Wütke haletant comme un chien fou, puis éduqué tel un chien de guerre. Mise en scène fabuleuse et tellement juste qui, pour autant qu’elle reposait sur le texte de Brecht, avait su sous la patte de Muller et de Wutke mettre en évidence que la Mal Radical, pour autant qu’il s’exerce sur la pensée, l’esprit, la langue… se donne à voir, d’abord, comme une contrainte qui s’affirme sur les corps. Corps pris dans la raideur des uniformes, corps privés de leur mouvement, corps décharnés des déportés… Ces images-là, des corps, c’est cela qui nous est parvenu et s’imposant au regard, c’est cela qui fit que ça nous regarde…
Chez Ivo van Hove, la disparition de cette corporéité réellement mise en scène, l’effacement de cette violence visuelle était en définitive absente ou ramené au seul « effet », à une forme de pathos de circonstances… Les Damnés préférant le bavardage logorrhéique et l’exploration du raffinement des psychologies auquels sont habitués les français.
Mais alors le mal dont souffre la démocratie… ?
Il y a longtemps, un jeune maître assistant de Paris VIII du nom de Jean-Michel Palmier faisait une conférence sur « quelques remarques sur la crise contemporaine du théâtre politique ». Il rappelait que « Le théâtre politique se conçoit sur le mot d’ordre de Friedrich Wolf : « Kunst ist Waffe » (l’art est une arme) ». Les coups de feu inhérents au travail d’Ivo van Hov et la rafale finale sont bien loin de nous inscrire dans cet Art Politique. Au mieux, était-on devant un savoir-faire s’inquiétant du spectaculaire.

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Des suffrages au naufrage démocratique https://www.insense-scenes.net/article/des-suffrages-au-naufrage-democratique/ Sat, 09 Jul 2016 08:45:11 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1118 6 juillet 2016, le festival d’Avignon débute dans le calme. À Paris, les frondeurs du parti du gouvernement ne réunissent pas les 58 signataires pour proposer une motion de censure. À l’assemblée nationale La loi travail passe avec le 49.3. Tout est calme pour ce 70 ème festival que son directeur Olivier Py veut poétique et littéraire contre la politique désespérante. Ceux qui errent ne se trompent pas de Kevin Keiss et Maëlle Poesy à partir de La lucidité de José Saramago est une proposition théâtrale qui s’inscrit dans cette ligne éditoriale. C’est à 15h au théâtre Benoit XII jusqu’au 10 juillet.

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L’histoire se situe dans un pays démocratique et voit lors d’une élection locale, les électeurs de la capitale voter massivement. L’abstention est nulle mais 83% des votes sont blancs. Camouflé pour la classe politique qui ne sait comment réagir face à cette défiance démocratique.
« Non, c’est le mot le plus important », c’est le mot qui préside à chaque révolution selon José Saramago. Il dit cela dans un article du monde de 2010 (1). Non, c’est le mot d’opposition et de résistance par essence. Ce mot, non, c’est celui que j’ai en tête lorsque je sors théâtre Benoît XII. Après avoir assisté à Ceux qui errent ne se trompent pas de Kevin Keiss d’après La lucidité de José Saramago mis en scène par Maëlle Poésy. Non, parce qu’il y a quelque chose qui me dérange dans ce spectacle. J’ai le sentiment que l’adaptation du texte de Saramago est une réduction. Une réduction qui taille à la hache dans l’écriture et qui ne se saisit pas de la singularité, ni du geste littéraire de José Saramago. Alors en rentrant pour écrire je cherche des extraits de La Lucidité et je trouve le début du roman :
« Quel temps de chien pour aller voter, se lamenta le président du bureau de vote numéro quatorze après avoir refermé avec violence son parapluie ruisselant et ôté une gabardine qui ne lui avait pas servi à grand-chose pendant la course hors d’haleine de quarante mètres depuis l’endroit où il avait laissé sa voiture jusqu’à la porte par laquelle il venait d’entrer, le cœur battant à se rompre… »
Je lis et je repense à la pièce où l’on assiste au début à la mise en place du bureau de vote, avec en fond sonore le bruit de la pluie. Un à un les représentants des partis politique arrivent trempés dont le président avec son parapluie et son pardessus qui visiblement n’a pas servi à grand chose. Dans la salle pendant la représentation, j’avais ce sentiment que toute la mise en place du bureau de vote était accessoire. Ensuite, lisant le début du roman, je comprends ce qui rendait le début de la pièce problématique. C’est qu’il y a pour l’équipe de création la volonté de donner à voir ce que décrit le roman. Mais je suis persuadé que si le théâtre a quelque chose à faire avec la littérature, c’est de rendre la langue de la littérature sonore. Si le théâtre calque les images que la littérature dépeint alors il réduit la langue à des images. Images qui souvent annulent l’imaginaire de la langue. Le théâtre doit inventer des images. Il n’a pas à pas mettre en scène les images décrites par les mots au risque de les détourner et les appauvrir.
La mise en scène utilise des moyens qui ne déplacent pas ce qu’ils mettent en œuvre. La journaliste utilise une caméra et se filme en direct comme les télés d’information continue. La pluie ne cesse de tomber sur le plateau pour montrer qu’il pleut. Nous assistons aux questionnements des dirigeants politiques et aux tentatives de réponses politiques face à ce qu’ils considèrent comme un séisme démocratique. Mais ces six hommes et femmes politiques ne sont que des caricatures. Leurs profondeurs, leurs doutes, leurs différents sont réduits à une partition de guignols.
Les directrices et directeurs de théâtre et de compagnie ont raison de s’indigner des prises de parole de certains politiques autour de la culture. Car parfois les propos sont déconnectés de la réalité, des enjeux du secteur de l’art et de la culture. Mais dans le spectacle de Maëlle Poésy et Kevin Keiss, il y a le processus inverse à l’œuvre. La caricature des hommes et des femmes politique proposés dans Ceux qui errent ne se trompent pas mettent mal à l’aise parce que cela donne à voir et à entendre ce dont se sert le populisme pour prospérer. Ce n’est évidemment pas le dessein de cette compagnie. Mais dans ces caricatures proposées, il n’y a pas de complexité, pas de trouble, pas de contrepoint.
La poésie du plateau pourrait alors faire contrepoint mais elle est trop fugace, trop éphémère. Elle est à l’œuvre quand le premier ministre est pris dans les flashs au moment de son discours puisque l’image dure et que sous l’effet des flashs apparaît la déformation du visage de l’acteur qui incarne le premier ministre. Là, nous sommes transposés dans une dimension où notre imaginaire est convoqué. C’est le cas aussi quand deux personnages fabriquent des images théâtrales avec une boule à facettes. Notre imagination enfin est sollicitée aussi quand à la fin du spectacle nous voyons l’image du plateau complètement inondé où dans les ruines du déluge apparaît le chaos. Ce chaos deviens une image singulière, une image théâtrale inventée pour donner à voir l’invention d’un poète et pas pour coller à la description littéraire. C’est à cet endroit que le théâtre réfléchit le monde. L’endroit où le théâtre trouve ses propres images, mets en jeu sa singularité.
Dans ce spectacle, l’intention d’interroger le public sur la capacité de la démocratie à permettre le dialogue n’est pas effective. Puisque cette proposition répond que la démocratie n’est pas le lieu du dialogue. La pièce nous explique que lorsqu’il y a une crise, un déraillement, un naufrage le pouvoir en place use des moyens autoritaires pour limiter la menace et asseoir son autorité. Ce que dit autrement José Saramago dans son roman La Lucidité : « Une règle invariable du pouvoir veut qu’il vaut mieux couper les têtes avant qu’elles ne se mettent à penser, car après ce sera probablement trop tard ».
(1) http://www.lemonde.fr/livres/article/2010/06/18/jose-saramago-nous-ne-vivons-pas-en-democratie_837678_3260.html

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La lucidité… Manque de discernement de Maëlle Poésy https://www.insense-scenes.net/article/la-lucidite-manque-de-discernement-de-maelle-poesy/ Fri, 08 Jul 2016 13:55:06 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1115 Avec Ceux qui errent ne se trompent pas, Maëlle Poésy proposait, salle Benoit XII, un travail s’inquiétant de la fragilité des démocraties. Une lecture de La Lucidité de José Saramago qui loin de laisser le spectateur sur sa faim, le prive surtout d’une réflexion efficace sur l’enjeu du « vote blanc » comme d’une proposition esthétique travaillée.

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One more time again
Dans les rues d’Avignon, à nouveau pour cette 70ème édition, se pressent les clients du spectacle vivant appelés aussi : festivaliers ou, comme l’écrivait Duvignaud, les « estivaliers ». Et sur les murs de la cité des Papes s’organisent, comme d’habitude, les montages d’affiches en tous genres mettant en avant des façades la « Création ». Affiches du Off rampantes sur les crépis, les pierres et le moindre support ascendant assurant une visibilité topographique sont ainsi « acrochées » et déjà pendantes, déjà malmenées par le mistral. Elles voisinent ainsi avec les étendards rouges, marqués du sceau du Festival, sur les bâtiments officiels qui abritent « La » création. Aussi, le Zadig qui découvrirait la ville pour la première fois s’étonnerait peut-être de cet espace dialectisé, où d’un côté une multitude de visuels hétérogènes envahissent les rues de la ville, pendant que de l’autre Le festival s’affaire pour matérialiser ou revendiquer un signe distinctif, Un et reconnaissable. Et « peu importe » les temps qui sont à vivre : les attentats à travers le monde, les crises à répétition, un brexit ou l’avant garde des « exit », le sort des réfugiés en perdition, la tragédie nationale que serait l’élimination de la France de l’euro (exit le pays de Galles déjà), et les divers sondages d’impopularité… Avignon devient immuablement Avignon IN (Vilar), Avignon Off (Benedetto) en juillet. L’ajout du suffixe valant pour les lettres de noblesse du Théâtre qui, tous en font la réclame à des échelles diverses, incarnent ici la scène du monde, le miroir de celui-ci… le Totus mundus agit histrionem ancestral.
Et chacun en conscience, et finalement entre soi, pensera avoir contribué une nouvelle fois à l’élucidation des mécanismes qui gouvernent le dit Monde. Chacun, en toute bonne foi, aura le temps d’une représentation souligné là un disfonctionnement, là une critique, là un état incertain… Et de regarder tout cela en se disant que le théâtre, à cet endroit, figure un effet placebo. Et de donner raison à Georges Balandier quand il écrit dans Le Désordre, éloge du mouvement, « Désarmorcer le désordre, c’est d’abord le traiter par le jeu, le soumettre à l’épreuve de la dérision et du rire, l’introduire dans une fiction narrée ou dramatisée qui produise cet effet. Les mots et l’imaginaire permettent d’évoquer les conduites génératrices de crise que l’ordre social refoule ordinairement, de substituer la transgression fictive à la transgression réelle, porteuse du plus haut risque dans un monde régi par la tradition, de mettre la ruse au service d’une liberté impossible en fait, mais dont l’invocation a une fonction cathartique »
Tout commencera alors, ce 6 juillet, par la présentation de « Ceux qui errent ne se trompent pas » de Maëlle Poésy, salle Benoit XII. Une piécette rassurante en soi qui brasse des idées convenues sur la fragilisation de la démocratie… interprétée avec simplicité, voire parfois un certain simplisme.
L’écho ou la résonance…
Lu, dans la presse et les déclarations d’avant festival, que cette nouvelle édition marquerait sa distance avec ce qui fut. Lu, que la littérature reviendrait afin de nous écarter de la Performance… Et de comprendre dès lors que le retour du texte voulu, espéré, revendiqué, serait une forme de réponse à des pratiques trop plastiques qui, naguère, hantèrent la programmation de la direction précédente. Ergo, la littérature est donc le nouveau mur qui protégerait de pratiques artistiques qui nous égaraient, voire nous privaient des avantages de la langue, laquelle (c’est connu ( ?)) nous inscrit dans un schéma de la communication dont ne rêvait même pas Jakobson. Langue et littérature garantissant, n’en doutons pas, la fabrique du commun ou ce que l’on appellera la « communauté ». Ainsi une certaine conception exige du théâtre qu’il parle (communique), assemble (rassemble), s’offre en partage (Rancière peut désormais s’endormir tranquillement) afin que le peuple des Estivaliers vivent son petit mois de juillet loin des limbes et de la solitude. D’un autre nom, plutôt judéo-chrétien, cela s’appelle aussi la « communion ». « Théâtre, littérature, communauté, communion… » même combat, serait-on tenté de croire parce que dans la pensée de ceux qui avancent cet argument, la littérature rassure. Et d’évidence elle rassurerait le théâtre (itou) sur sa capacité à être ce lieu de l’échange (cf. Claudel). Soit, passons sur l’idée, mais alors quelques questions viennent intempestivement… Et si Biet et Triau nous ont gratifié d’un Qu’est-ce que le théâtre ?, il faut sans doute réactualiser la question du littéraire « Qu’est-ce que la littérature ? ».
Questionnement d’arrière garde (exit Sartre) depuis que Foucault aura répondu que « c’était cette chose qui n’en finit pas de parler pour ne rien nommer », cette chose étrange qui « épaissit la transparence des signes et des mots…énigmatique ». A moins, plus deleuzien, de se rappeler que c’est toujours une affaire de « littérature mineure » (relire ses tablettes là-dessus). Ou, et pour suspendre sur la chose, donner à Barthes le dernier mot, lequel écrivait que l’au-delà de cette question conduisait illico à réfléchir sur « l’écriture ». Hypothèse plus qu’intéressante où le mode d’écriture prend le pas sur l’histoire racontée. Petit conflit en perspective pour ceux qui imaginent que la littérature relèverait seulement des histoires, des mythos, des « anecdotes »… Merci Roland ( !) pour cette ouverture qui induit que la littérature participe en premier lieu du souffle et de la respiration de la ligne… une « ligne de sorcière » dirait Deleuze quand il définit la pensée en devenir.
Bref, si la littérature a toujours eu un intérêt pour le théâtre, c’est parce qu’elle est liée, intrinséquement, à une mise en scène de l’écriture. Ce que l’on nommera « une plasticité de la langue et du langage ». C’est ainsi moins l’histoire qui est racontée que la manière de la rapporter (de la modeler) qui peut être intéressant pour le théâtre (cf. Le Maître et Marguerite de Boulgakov mis en scène par Mcburney en 2012, Les Anneaux de Saturne de Sebald par Mitchell en 2012, Les Arbres à abattre de Bernhard par Lupa…).
En cela, si la littérature intéresse le théâtre (qui participe lui de la « littérature dramatique », si le fait littéraire est indépassablement lié à la pratique théâtrale, ce n’est pas parce que la littérature et ses manifestations que sont le comte, le roman, le poème, la nouvelle… comme les récits et les personnages, les effets de narration (description en sus depuis le roman balzacien) offriraient davantage une fluidité du discours plus à même de communiquer quelque chose… mais seulement parce que recourir à la littérature (autre que dramatique) fait exister, et pour le dire plus explicitement, fait apparaître sur scène l’énigme qu’est le langage. Ce que Todorov appelait encore le « langage opaque » et qui nous rappelle que se saisir du langage poétique c’est de toutes les manières faire l’expérience d’un usage différent du langage et de la langue.
En définitive, « lire la littérature » (peu importe le livre qui sera ouvert), c’est aussi et d’emblée s’inscrire dans une aventure des sons, des rythmes, des syncopes, des limites du lecteur qui, devant l’œuvre, est à pied d’œuvre (Là-dessus, lire la critique d’Evelise Mendes qui rappelle que dans La Lucidité, il n’y a pas de point final aux phrases et que la lecture s’emballe). Lire « la littérature », c’est sans doute faire l’épreuve d’une fidélité mais surtout d’une appropriation où s’entremêlent étroitement la trace de ce qui est écrit et l’empreinte que celle-ci produit sur le lecteur. Au théâtre, dans les mains de Maëlle Poésy et Kevin Keiss (dramaturge), le livre ouvert de Saramago La Lucidité avait ainsi le choix de devenir un écho (reproduction, imitation, « adaptation » comme l’écrit Maëlle Poésy…) ou de privilégier la résonance (oscillation, ondulation, déformation, déconstruction)… Soit, pour le dire autrement et dans les termes de Saramago dans Manuel de peinture et de calligraphie (réflexion de l’auteur sur les fondements de l’art), inviter le lecteur ou la lectrice (MP en fait partie), à se libérer de l’œuvre pour non plus parler de ce qu’il a lu, mais raconter ce qu’il a senti. « Je trouve que dans les éditions des œuvres complètes d’écrivains, il serait bon de glisser quelques lettres de lecteurs. Ce qui est intéressant, ce n’est pas lorsque le lecteur raconte qu’il a adoré votre livre, mais quand il parle de lui » dit Saramago.
Ceux qui errent… et la critique littéraire
A sa sortie – juste après L’AveuglementLa Lucidité de José Saramago fut ainsi commenté par la critique littéraire, notamment chez Jack Dion, en 2007, comme ce qui : « conte l’histoire d’une capitale du sud de l’Europe plongée dans une forme d’insurrection, à la suite d’une élection municipale où les partis traditionnels sont écrabouillés par une coalition inédite, constituée d’électeurs ayant voté blanc. A quelques semaines de l’échéance présidentielle, cette fable du prix Nobel de littérature rappelle qu’il existe une catégorie de citoyens qui ne se reconnaissent aucunement dans l’offre politique, et qui demeurent néanmoins attachés au suffrage universel, au point de se rendre au bureau de vote pour y glisser un bulletin dont la couleur est un cri de colère ». Plus loin, en forme de variation qui mêlait biographie de l’auteur, actualité et analyse littéraire, on pouvait encore lire : « Voici venu le temps des paniques électorales. Dans la capitale d’un pays imaginaire qui pourrait être le Portugal, une élection tourne mal. La droite et le centre sont à égalité à 8 %, la gauche n’enregistre que 1 % des voix, et le pire est ailleurs : 83 % des votants ont mis dans l’urne un bulletin blanc. Que faire ? Les pouvoirs publics hésitent sur la conduite à tenir face à ce vote blanc qui déroge aux lois de la normalité démocratique, et, finalement, se résolvent à l’Etat d’exception. Le gouvernement quitte la ville, l’entoure d’un cordon sanitaire, fustige une tentative de déstabilisation et organise un attentat dont il veut faire endosser la responsabilité à une organisation fictive. Les « Blanchards », comme on les appelle alors, auraient donc à leur tête une femme, la seule à avoir échappé à une épidémie qui a rendu la ville aveugle, quatre ans auparavant. Peu importe que cette femme n’y soit pour rien : « Il n’y a pas de personne innocente, dit un ministre, quand on n’est pas coupable d’un crime, on est immanquablement coupable d’une faute. » Un maire et un commissaire seront les seuls à sauver l’honneur des politiques dans cette farce cruelle.
 Reprenant le personnage de L’Aveuglement (1995), qui mettait en scène l’épidémie de cécité et les débordements qu’elle engendrait, l’écrivain José Saramago est encore animé d’une sainte colère. Ce roman, une fois de plus mené tambour battant par des dialogues qui s’enchaînent sans guillemets et un récit qui bascule sans prévenir dans le fantastique, est un formidable coup de semonce contre une prétendue démocratie qui n’a de nom que le protocole électoral censé la justifier et la légitimer. Un roman politique ? Bien sûr. Quand la démocratie ne s’illustre que par ses rites électoraux et que ses ferveurs s’enlisent dans la résignation, alors s’effiloche aussi tout ce qui la retient, et l’explosion menace.
La philosophie politique exige un ton respectable, Saramago utilise celui du romancier qui peut brasser les passions et rendre vraisemblables les cataclysmes. Quand on lui demande si son roman est prémonitoire, il répond sobrement qu’il est d’abord, sous ses dehors imaginaires, un état des lieux : « J’exprime mon mécontentement contre le fonctionnement d’un système qui ne tient que par les cérémonies qu’il organise, explique-t-il. Nous sommes à une époque où l’on peut discuter de tout sauf de démocratie. Nous vivons dans un système démocratique, régenté par les seigneurs de l’argent, où le pouvoir du citoyen est extrêmement limité. J’attends qu’un jour une femme ou un homme, candidat à une élection politique, ait le courage de dire à la télévision : chers concitoyens, il faut que je vous avoue que je n’ai aucun pouvoir. » De même qu’un seul mot avait fait basculer l’histoire d’un pays et celle d’un homme dans L’Histoire du siège de Lisbonne (1989), le simple mot « blanc » pulvérise ici toutes les valeurs et réveille les passions les plus sanguinaires du pouvoir. En exergue, José Saramago cite Le Livre des Voix : « Hurlons », dit le chien ».
Ici, dans un entretien pour l’Humanité, « Le dimanche noir du vote blanc », conduit par Alain Nicolas, le 19 octobre 2006, Saramago répondait sur les intentions qui nourrissaient son roman :

— José Saramago. Mon intention, c’est de dire « qu’est-ce que cette statue intouchable qu’on appelle la démocratie ? Comment fonctionne-t-elle ? Pour quel profit ? Comment les gens peuvent-ils accepter de jouer avec des règles truquées ? Que se passerait-ils s’ils en prenaient soudain conscience ? »
— L’Humanité. Ce qui est étonnant c’est que les gens pourraient se révolter, ou refuser de voter. Là, ils disent : nous refusons de nous prononcer.

— José Saramago. Le vote blanc n’est pas un refus de se prononcer, comme l’abstention, mais un constat du fait que le choix proposé n’est apparent, et qu’en fait, entre les options A, B, ou C, il n’y a aucune réelle différence. Entre conservateurs et socialistes, par exemple. Je sais, ce n’est pas la même chose. Mais pour un communiste comme moi, qui constate que le vrai pouvoir est économique, la différence, de ce point de vue, où se trouve-t-elle ? Nous avons subi une anesthésie sociale qui a fait passer des objectifs justes et nécessaires, comme le plein-emploi, au rang d’absurdités. La réaction des citoyens est donc, en fin de compte, absolument logique. Je reconnais que cette ville est un peu idyllique. Mais, une fois le point de départ imaginaire admis, tout s’enchaîne avec rigueur, selon une logique de cause à effet, comme un mouvement d’horlogerie.
— L’Humanité. La conclusion de tout cela n’est pas très optimiste.

— José Saramago. Elle est complexe. L’ordre triomphe, mais il a montré qu’il est fragile, puisque jusqu’au plus haut niveau, ses représentants sont vulnérables, peuvent être contaminés par cette lucidité. Je pense que rien n’est définitif. D’ailleurs je vous rappelle l’épigraphe du livre : « Hurlons, dit le chien. » Je pense qu’il est temps que nous commencions à hurler. C’est pessimiste mais pas désespéré. Et surtout pas définitif. Le problème reste posé. Que va-t-il se passer avec cette ville ?
— L’Humanité. Comment ce livre a-t-il été reçu au Portugal ?

— José Saramago. De manière exemplaire, par une incompréhension quasi-totale. À quelques exceptions près, la critique et le personnel politique l’a pris comme le pamphlet d’un communiste « qui montre son vrai visage en mettant en cause la démocratie ». Du côté des lecteurs, c’est beaucoup plus nuancé : la plupart ont compris que ce que je veux, c’est qu’on discute sur ce que nous devons appeler démocratie.

Didier Jacob, pour Le Nouvel observateur, poursuivait l’interview de l’auteur le 26 octobre:

— N. O.- Vous appelez les gens à voter blanc ?


— J. Saramago.- Non. Je ne fais pas cette propagande-là. Ce que je dis, c’est que, dans une élection, on peut choisir de voter pour un parti, on peut rester chez soi, on peut rayer son vote ou on peut voter blanc. L’abstention, c’est la solution la plus facile, mais ce n’est guère significatif. Tandis que les gens qui font l’effort d’aller voter peuvent, par le vote blanc, exprimer d’une manière claire un mécontentement. Et dire, comme dans le livre, qu’ils en ont marre de voter depuis si longtemps sans voir, dans les faits, aucun, ou très peu, de changements. Même 20% de votes blancs pousseraient les gens à réfléchir. Vous savez, je ne fais pas mystère de mes convictions, je suis communiste. On me l’a souvent reproché, comme si j’étais un ennemi de la démocratie. C’est absurde. Je suis, au contraire, un communiste qui dit : sauvons la démocratie. Car ce que nous avons là, que nous appelons démocratie, n’est qu’un simulacre. On se rit des pauvres dans les cabinets du pouvoir. On rigole du pauvre troupeau que nous sommes. Il est temps de faire quelque chose.
— N. O.- Le vote blanc, dit-on en France, sert l’extrême droite. C’est du moins ce qu’affirment les hommes politiques qui appellent les électeurs à voter pour les partis démocratiques…


— J. Saramago.- De la mauvaise foi pure et simple. Au fond, ils disent : non, ne votez pas blanc, parce que nous voulons rester là où nous sommes, au pouvoir. M. Le Pen n’a d’ailleurs pas eu besoin de votes blancs pour faire le score qu’il a fait devant M. Jospin. Le droit de voter blanc est, de toute manière, un droit démocratique.

Etc. etc… jusqu’à ce que Marc Villemain dans Les Petits blancs résume tout cela en une question empruntée à l’histoire du Portugal lors de la Révolution des Œillets : « La vie peut-elle s’organiser sans la politique ? »…
Moi qui lis
Et de comprendre à travers la critique littéraire que l’essentiel des commentaires fut de souligner, eu égard aux situations électorales et aux désoeuvrements sociaux (historiques et actuels), que la lecture de La Lucidité motivait des remarques sur un « débat d’idées fléché » lié à une situation de crise européenne (Relire là-dessus l’essai intelligent d’Etienne Balibar Europe, crise et fin ? qui renouvelle les perspectives d’avenir et revient sur les « lieux communs »).
Débat et crise, donc, non pas des « valeurs » ou des fadaises « identitaires » soutenues par un questionnement sur l’interculturalité (à les entendre on croirait à la « cohabitation des impossibles ») comme le colporte l’espace médiatique aliéné aux petits bras de la communication politique qui donnent les éléments de langage aux tribuns de partis, mais bien plutôt un questionnement sur l’engagement citoyen (variation de la démission, de l’abandon, du « retrait du politique » comme l’écrivait Labarthe). C’est-à-dire, et précisément, l’absence de déliaison entre la représentation politique liée aux urnes (ici gît la démocratie) et la présence/la volonté des peuples à conserver un « droit de regard » sur les décisions qui se prennent en son nom (ici apparaissent les coordinations, les mouvements alternatifs, les Nuits Debout, etc.).
Soit, et c’est un new deal dans l’espace politique, la revendication des peuples à penser l’histoire en continu, à l’influencer dans la continuité, à inventer une Histoire en mouvement où, pour autant que le citoyen aura été convoqué ponctuellement par les urnes, il n’en demeure pas moins un interlocuteur constant (Cf. Podémos, for example…). Soit, un nouvel espace dialectique (s’écartant du calendaire) auquel il faut désormais s’habituer puisqu’il induit que le moment électoral n’est qu’un moment dans la vie politique non définitif, non délibératif, mais consultatif. Pour le résumer par une métaphore crue et populaire qu’il faut filer (le fameux « on s’est fait baiser »), en finir avec « l’électoral anal », la « sodomie des urnes » où, pour avoir voté, on devrait concevoir de « le prendre dans le cul » le temps d’un mandat législatif. Sorry pour ce registre sexuel où, si depuis 1968 on savait que « l’élection est un piège à con » (sexualité traditionnelle), la libération des mœurs nous permet d’envisager qu’il n’est d’orifices interdits ( ☺).
Si d’aventure, l’appropriation de La Lucidité devait conduire le lecteur à formuler un premier ressenti, il serait alors possible de regarder l’œuvre de Saramago comme celle qui réintroduit la question du désir (au sens deleuzien de production) qui rappelle qu’érotique et politique sont consubstanciels. Erotique (le désir, le mouvement, la production…) et politique (soit un duel entre législation et légitimité). Dès lors, lire La Lucidité reviendrait à faire l’expérience de ce couple trop rarement convoqué (on lui préfère celui de l’éthique et du politique), et pourquoi pas s’inquiéter de la pousse qui vient à apparaître à l’ombre de ce tandem une fois validé. Au prétexte du « vote blanc », on comprendra donc qu’il existe un lien ténu entre « abstention » et « abstinence ». Et que le vote blanc qui figure le motif du livre relève de l’un et de l’autre puisqu’en définitive, « voter blanc » c’est d’une certaine manière « se préserver » de se faire avoir, s’abstenir en quelque sorte ou faire vœu d’abstinence (contrôler son désir ce qui ne signifie pas sa disparition).
La Lucidité ou un roman éthnologique se construit ainsi sur une écriture documentaire (discours de communiquants comme si on y était) qui nous éloigne du désir, quand le livre in extenso s’inscrit dans une topique de la réapparition du désir. Ce qui, ne nous en étonnons pas, est le propre du plaisir toujours à l’horizon de la lecture.
Maëlle qui lit
Bien entendu, Maëlle Poésy aura lu autrement, et son adaptation de La Lucidité s’inscrit, comme elle le rapporte dans ses notes d’intention, à vouloir exposer un travail « qui (la) touche particulièrement (et s’inquiète de) qu’est ce qu’un homme libre ? Comment invente-t-on sa liberté dans le monde tel qu’il fonctionne ? ». Associé à son dramaturge, elle en vient à oublier le vœu de Saramago (voir plus haut dans le texte) et s’est astreinte à rapporter « l’enjeu d’une telle adaptation » qui « n’est pas l’illustration théâtralisée du roman, mais bel et bien un travail de traduction « pour la scène » de certains aspects de l’œuvre qui nous semblent essentiels ». S’attachant alors à « choisir, ôter, réajuster, transformer, façonner aussi parfois, de manière à restituer au plus près la force et l’intensité du roman palpables sur la scène » et « sélectionner les bons signes » afin de rendre « deux points fondamentaux ». Intention louable puisqu’elle relève d’un exercice appelé « belles infidèles » qui veut que « l’adaptation s’éloigne parfois de l’œuvre initiale pour mieux la révéler ». La « fable politique » et « la transformation d’un homme » auront été ainsi l’objet de toutes les attentions, avec pour toile de fond le souvenir du magnifique film La Vie des autres de Florian Henckel et l’acteur Ulrich Mühe (incroyable de justesse et de retenue, un temps acteur chez Heiner Müller).
Aussi, Maëlle Poésy finira son travail sur la prise de conscience du « haut commissaire » Emilien Lejeune – chargé d’élucider les raisons du vote blanc massif – qui le conduit à la trahison du système qu’il était lui-même en charge de garantir. Une détonation retentit alors : suicide, exécution ?
Le bruit terminal ne nous privera pas du souvenir d’une mise en scène qui s’est malheureusement et vaguement (désolé Maëlle Poésy vous qui y prétendiez) donnée comme « une enquête policière haletante, mêlant réel et fantastique […] pour traiter la pièce comme une tragi-comédie ». Pas plus qu’il ne fait disparaître l’absence de ce que MP voulait trouver une « langue théâtrale » qui l’éloignerait des « sentiers balisés pour retrouver les intentions de l’œuvre originale ». Ayant cherchée en vain à souligner que « ce texte parle de la fragilité du système démocratique et surtout de l’étonnante facilité avec laquelle ce système peut se transformer en totalitarisme… », c’est avant tout un travail caricatural qui est livré.
Caricatural d’un point de vue formel quand sur le plateau, la réduction de l’aire de jeu (isoloire géant d’abord, puis panneaux ramenant la surface occupée à un presque rien fragile) conduira la scène à ne plus être qu’une estrade sonore ramenant le geste théâtral à sa seule expression linguistique. Caricatural encore quand l’utilisation de la vidéo, loin d’être un prolongement, sert exclusivement à reprendre ou développer les différents motifs de la narration.
Caricatural encore dans le jeu de comédiens pris aux pièges de l’image d’eux-mêmes dans un format portrait. Caricatural dans les accentuations et l’articulation puisque l’hystérie est le mode privilégié. Caricatural enfin quand la dramaturgie de La Lucidité se résume à une exploration de la seule démocratie définie comme liberté. Tout ça, en définitif prenait l’eau (du début à la fin) comme la pluie qui ne cessa de tomber (effet scénique majeur) sans jamais rien laver.
Bref, Ceux qui errent ne se trompent pas, c’est un peu une qualité annoncée qui aurait manqué à ceux qui l’ont réalisée. Comprenons par-là que tout était à cet endroit trop ordonné, trop simplement réfléchi, juste ennuyeux en définitive. Sans ponctuation paradoxalement.

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Orage Ô désespoir ! ou un fabuleux éloge de l’intranquilité par des moins que rien https://www.insense-scenes.net/article/orage-o-desespoir-ou-un-fabuleux-eloge-de-lintranquilite-par-des-moins-que-rien/ Wed, 18 May 2016 21:17:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1112 —-

Orage Ô désespoir
Mise en scène : Marie-Laure Baudin, assisté de Clément Parly
Avec (par ordre alphabétique) Christelle Audureau, Tsellina Baleyte, Pauline Cescau, Abel De Castro, Vincent Denis, Corinne Dufetelle, Audrey Dugue, Louis-Marie Feuillet, Pauline Goudergues, Béatrice Hue, Véronique Le Souquet, Sophie Robles, Dorothée Royer, Jean-Claude Thomasse.


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[/Certains ont dans leur vie un grand rêve, et ils le trahissent.
D’autres n’ont pas dans leur vie le moindre rêve – et ils le trahissent tout autant.

Fernando Pessoa/]


Ils dépassent la douzaine… Clowns, c’est-à-dire comédiens d’occasion, à les considérer au paramètre de l’art du spectacle, ou déchet d’humanité dans l’ordre social des choses… Finalement des encombrants ou des embarrassants… même pas des intermittents !
Des paumés du narcissisme qui se regardent dans une flaque d’eau… Parce qu’il pleut évidemment !
Pas une pluie d’abondance, réjouissante promesse d’une luxuriante végétation, NON, une pluie ridicule qui goûte à goutte du toit, du mauvais abri, du mauvais logis, de la mauvaise enseigne !
Théorème de la goutte d’eau

Ainsi Orage ô désespoir commence par le mauvais cas d’une mise à l’encan… la goutte d’eau qui fait déborder le vase !
C’est vrai que la communauté se propose d’enterrer TRUMP, le roi de la démocratie spectacle…
Et en sous-main chercher Hollande… N’hésitez pas, Orage et ô désespoir est terriblement POLITIQUE.
Une mise au point impitoyable ! « Sortez vos mouchoirs, mégères d’alentour qui pleurez dedans ! » dirait Michaux : « on cherche aussi nous autres le grand secret » conclut-il dans Grand combat !
Ainsi la petite bande à Marie-Laure nous emparouille contre terre, nous rague et nous roupette jusqu’à nos drales… Bref on passe un sale quart d’heure, dans cette empoignade démente qui nous est proposée.
S’agit pas d’être des couilles molles et de se prendre le melon, NON, faut faire front à l’épreuve !
Le premier clin d’œil s’appelle UBU [[La filiation à Alfred Jarry est ici manifeste, sans oublier que ce même Jarry a écrit L’Amour absolu, Mercure de France, 1964]]/TRUMP ! Faut vous faire un dessin ?
« The show must go one ! » Et ça fait un moment qu’ça dure… honorable public à qui on ne la fait pas ! ben si justement on vous la fait… On vous la baille bien bonne : la rigolade vire au jaune…
AUTO PORTRAITS en pieds de nez

L’auto portrait… Vous voulez du théâtre miroir style Schopenhauer — regard dans la glace du dimanche matin quand on prend congé du social ? Ben on vous l’offre… Regarde toi ! Merdre et cornes au cul tu t’es vu quand t’as bu c’est-à-dire quand t’abuses… de toi, de ton image, de rire de te voir si beau, de te croire si belle !
Putainge de moine… Peuple de France ton narcissisme fout le camp… Pour qui te prends-tu et peux-tu te prendre toi ex première, puis deuxième puis cinquième et bientôt insignifiante puissance du monde ! Ton impérialisme se barre en couilles et tu t’accroches à la première mère Ubu venue qui offense le bleu marine des mirettes à Germaine, notre mini-Trumpette qui fait le Pen à voir !
Politiquement : ça cogne !

Wouais on vous le dit et le répète,  Orage, Ô désespoir politiquement ça cogne !
Ça cogne et ça remue… y’a, y’aurait un deuil à faire… Un stade comateux (les institutions présidentielles de la Ve république version grand homme) à dépasser… Crise de la démocratie… Fin du grand, du gros, de celui qui dépasse les bornes et s’accorde la légitimité de parler à ma place ! Qu’il se taise à ma place, Wouais !
Carpe Diem !
Le règne d’un grand homme (confer Louis XIV) suppose, implique un max de servilité… Louis XIV va inventer la mode… Détourner l’attention des prétentieux par la perruque, l’étiquette et les fanfreluches… Des clones déjà… Bien vu, en son temps par Rossellini avec sa célèbre « Prise du pouvoir par Louis XIV »… Tournée en 1967 par l’ORTF… Aujourd’hui la télé poursuit ses louisquatorzeries avec « shoping » de Cristina Cordula sur M6… Mais puisque la perruque vise à écarter les ambitieux de l’exercice du pouvoir, c’est bien les femmes que l’on prétendit tenir en sujétion (assujettissement) avec le shopping. Faites confiance à Marie Laure Baudin pour faire un mauvais sort à ce type d’aliénation, d’ailleurs avec ses complices clownesses, elle s’y emploie déjà sans coup férir !
C’est du « Piarrot » le fou (Molière/Godard) sauvant Don Juan des eaux qui le dit et le raconte à sa promise (Charlotte) délicieusement et peu ou prou, on reconnaîtra les tenues de la troupe qui par ailleurs se tiennent fort mal… de travers… comme un mauvais travers… La perruque vacillante sur son faîte… ça branle bas du chef… donc Piarrot le fou décrit ainsi notre petit monde :
… il a du dor à son son habit tout de pis le haut jusqu’en bas… que d’histoires et d’angigorniaux boutont ces messieurs-là les Courtisans… Quien, Charlotte ils avont des cheveux qui ne tenont point à leu teste, et ils boutont ça après tout comme un gros bonnet de filace… en glieu de pourpoint, de petites brassièresqui ne leur venont point usqu’au brichet, et en glieu de rabas un grand mouchoir de cou à reziau aveuc quatre grosse houppe de linge qui leur pendons sur l’estomaque…. Igna pas jusqu’aux souliers…
Qu’ils soient jaunes ou verts, les souliers du clown signent son déséquilibre ! Le cloun est un plantigrade qui donc, se plante régulièrement.
Ça ne marche pas… Un clown ! ça n’en finit pas de tomber… On ne peut pas tomber plus bas !
Et il faut un putain de satané courage pour assumer ça… alors on dit « chapeau bas » à la petite bande rassemblée par Marie Laure Baudin et le courage – y’a pas d’autre mot — de faire et assumer ce qu’ils font ! Wouais… chapeau !
À propos de chapeau, il me fut donné de lire récemment le petit poème que voici
« je ne sais pas pourquoi tu rejettes
la forme
de mon chapeau, car
je voudrais voir le ciel
à travers le pelage d’un tigre »
Patricio Sanchez, Terre de feu, 2013
Parce que l’habit fait le moi ne vous en déplaise… Donc tout ce petit monde de cloun e s accouche de corps des plus encombrants.. Difficile de reconnaître le sien ; il est pourtant là, la merdre au cul !
Le corps torturé

Il l’est (si laid l’est)… Et les femmes en savent quelque chose parce que — entre nous — de femme à femme [[Mauvais esprit, mauvais genre… Effet déréglementaire du cloun. Qu’un garçon s’habille en fille, ça reste poilant… derrière un éventail chinois ou pas.]] – entre celles qu’un voile emprisonne et celles qu’emprisonnent les revues de mode (moyennant une torture moyenâgeuse des mannequins !) voyez-vous une si grande différence ?
Torturé e s par la loi dite de Dieu ou les lois du marché… Torturé e s… sommes ! moi compris, que louis XIV affubla d’une jupette [[Bon ! fendons nous de cette confidence que : petit enfant mâle d’une maman couturière, le jeune garçon devait néanmoins prêter (à sa grande honte) son corps à l’essayage des robes destinées aux filles.. L’anecdote éclaire cette lourde insistance sur la jupette assez inopportune même si l’enfant ressentait bien comme une torture de se prêter à ce jeu-là. Il est vrai qu’aller au théâtre reste une expérience strictement intime dont ici, nous trahissons l’un des ressorts. On peut se le permettre à l’instar du cloun e qui n’existe que par ce type d’aveu, déguisé en pantalonnade. La pantalonnade étant le masque approprié de la jupette.]] (il paraît que la jupette revient à la mode via la primaire de droite)…
Alors le corps torturé. ?… Une clounette solo va nous en offrir d’emblée de jeu la quintessence. Affublée d’une barboteuse et sa rousse chevelure coiffée d’un casque de motard, sophitisquement équipée, et embarrassée d’un lourd sac à malice, 
elle recueille dans une bassine la goutte d’eau qui ainsi ne tombe pas sur son crâne. La torture de la goutte d’eau fut un classique du répertoire chinois des horreurs infligées par l’homme à l’homme (Cf Georges Bataille).
Aujourd’hui ce raffinement sadique semble réservé à la gent animale… Et l’homme croit de ce règne avoir fait son deuil… Idiot bête !
Donc, la goutte devient le symbole du corps livré mortellement à la merci de l’eau… On dit aller vau l’eau… On n’est pas des veaux… Ces vaux-là valent pour dévaler de val en val pour que l’eau suive son cours… d’eau !
De fait, la clown tente l’interception de la goutte… Pour du temps, détourner le cours, peut être la boire (c’est pas la mer à boire, mais bon, attraper une goutte d’eau faux fuyante suppose une certaine vivacité).
Soif de vie… L’eau en paraît la source et la goutte fait source pour la lecture du spectacle
Ne serait-ce que comme métaphore de la larme.
Pudeur ! Le rire ? rideau de quelles larmes ?
Peut-on reconnaître dans le rituel clounesque un avatar de la mort à exorciser ?
De fait — sous couvert de pitrerie —, il s’agira de ça : exorciser la mort. Reconnaître les corps en perdition pour en rire. Chute ! à quoi peut bien penser l’espèce humaine en chute libre ?
Le corps n’a pas d’autre avenir que son autodestruction [[Une star de cinéma à la plastique avantageuse fait circuler sur la toile des photos d’elle toute nue et devant l’enthousiasme que suscite son initiative elle s’empresse d’assurer ses fans de ce qu’elle le fera toujours ! ce qui a provoqué ce commentaire aigre doux du chroniqueur qui rapportait l’anecdote : « j’espère quand même qu’elle s’arrêtera à temps ! »]]… Et ça commence de bonne heure. Y’en a qui prennent les devants.
Beckett avait repéré le phénomène… Il trouvait son écriture fort drôle et tenait son « En attendant Godot » pour une superbe clownerie… Tchekhov déjà, pensait la même chose de ses « Trois sœurs »… Bon… question d’étiquette. Angle de tir, angle de rire. L’un et l’autre ont assis leur réputation sous le signe du tragique.
Tragique : Orage ô désespoir prête à rire… Service facultatif. Wouais, pour peu que l’on rende gorge, c’est-à-dire, que le rire s’étrangle au pathétique des corps en chute libre, on s’émouvera du spectacle à bon escient.
Ne rien éluder du tragique… la liberté est à ce prix. Nous sommes mortels, l’affaire est entendue… N’avons, subtile coquetterie que la ressource d’en rire. On appelle cela l’élégance. Certains cloun e s n’en sont pas dépourvu e s.
Toujours voir plus loin, voir et anticiper l’après (l’après-vie).
Fusse ne pas voir plus loin que le bout de son nez… Enfin du nez du premier cloun venu.
Les derniers seront les premiers

Pieuse consolation que de penser ce mensonge « les derniers seront les premiers ».
Il n’y a que les clouns pour en vérifier l’assertion. De quoi, nous consolent-ils ?… ces maladroits, ces inaptes et moins que rien ?
« Orage ô désespoir » a d’abord la vertu de rassembler des individus pour en faire une communauté. L’individuation se fait par le Clown c’est-à-dire la mise en commun d’un système de valeur, un certain abandon de la morale et de la métaphysique — Outre Beckett, Fellini fut un chantre assez magistral du contre système clownesque. Marie Laure B. et sa joyeuse petite bande abonde (on pourrait dire débonde) dans ce sens. S’invente sous nos yeux un deverbondage !
Un renversement de tendance… jusqu’à une révolution qui peut faire d’un mal faire, un bien !
Ça fait du bien, car fin de l’oppression et de l’intimidation culturelle. Revanche des plus pauvres (y compris d’esprit) sur les plus riches. Mettre ses chaussettes à l’envers et de préférence dépareillées. Se « déremparder » dirait Oury… de la raison, tirons notre révérence, recommandait Kafka !
Fricotons avec la folie comme on effeuille la marguerite : un peu, beaucoup passionnément… Oubliez le « pas du tout » : aucun fou ne vous en tiendra rigueur !
ILS NE RESPECTENT RIEN

Un comble… L’ob-scénité vaut mise en scène. Ce qui a pour effet premier, quand même, que le plus nul et le plus quelconque des présents sur le plateau, peut parfaitement remplir son contrat d’acteur.
En ce sens lui (elle) le dernier devient indispensable à la consistance même du spectacle qui – cela va de soi — ne sera donc pas un spectacle… Dans la foulée, le non-acteur devient star de ce système anti-star ! Para doxa… Pas étonnant de trouver là, le paradoxe fondateur d’une communauté de clowns.
À ma connaissance on peut identifier là, la réussite en forme d’acte manqué d’une société communiste.
Prenons les choses et les précautions d’usage dans le bon ordre : d’abord se débarrasser du Trump l’œil (relire La Boetie sur notre besoin de servitude… adulateur communiste compris)… Y n’a urgence, étant donné l’exploitation de la planète, du singe et de l’homme par l’homme.
La radicalité des clouns « en oragés » (ou « enragés ») serait donc d’aller jusqu’au bout de leur insignifiance… jusqu’au bout du rien…
Du rien à foutre ! pendant qu’on y est.
Nous serions dans un au-delà du théâtre, un déjouement des apparences, et la ligne de conduite de l’écriture scénique installerait une forme d’intranquillité fascinante.
On ne peut rigoler tranquillos ! Le ver est dans le fruit et le tour dans son sac (belle métamorphose fugace et fugitive d’une des clounesses rousse, en jolie et fragile anémone.) Comme quoi il faut s’attendre à tout avec ces zoziaux là : y compris de voir éclore la rose sur le tas de fumier ! Ce tout est possible met tout le monde à la même (mauvaise) enseigne… Et revoilà le signe indien de la prestation offerte. Délices du jeu des langues étrangères… Enchantement du baragouinage et jeu de mains, jeu de vilains ! Ce fut tout bon.
Outrage au public

Orage… Outrage ! Une clounesse (à la vêture très historisée, style dame de cour) nous en prévient : ce spectacle n’est pas un spectacle… Plutôt un désastre sans intérêt, servi par des comédiens d’une médiocrité consternante… Bref dûment prévenu (comme en état de délinquance) de la déliquescence du produit proposé… Nous serions invités à prendre la poudre d’escampette pour ne pas subir d’avantage les outrages et autres maladresses des ci-devants clouns. Aucun ci-devant citoyen n’obtempère.
Qu’est-ce qui nous retient ?
Sans doute la même chose qui fit dans les années 60 (cinquante ans déjà) le succès d’« Outrage au public » écrit par l’auteur autrichien Peter Handke.
La pièce n’obéissant à aucun des procédés ou conventions en usage alors, ne reposait que sur la présence des acteurs… Comme si ces derniers étaient livrés à une improvisation sans objet. Autrement dit par leur seule présence, les acteurs (et l’auteur complice) prétendaient remplir le contrat – donc l’échange — théâtral.
Outrage de l’absence (pseudo) de texte et de narrativité… En réalité la pièce de Handke procédait d’une modernité qui va faire florès jusqu’à nos jours. Le théâtre ne vaudrait que par la qualité de présence des protagonistes… Qu’ils soient sur scène ou dans la salle ! C’est donc bien cette « qualité » que notre clounesse à la vêture historique, interpelle… à quoi il nous est donné de répondre : je suis là !
Là où ? À ma place devant MON autoportrait en pied… en Narcisse fasciné s’admirant au miroir ! Fasciné tout autant par la négativité de se trouver beau en dehors de toute considération esthétique. Le clown fait l’économie du beau et en soulage tout le monde. De tous ses actes manqués, celui – là paraît des plus réussis.
Le manque à tout ne vivifie-t-il pas un désir de tout ?
Voilà la grande affaire de ces clounes-là : quel désir te travaille ?
Ils seraient fascinés – obnubilés — par le désir dont on sait qu’il rôde là où ça manque, d’être là. De nous plaire et nous séduire NOUS l’autre.
Mais le désir s’inscrit là où ça boite… Là où la pomme se perd… là où l’on se paume… Errance et égarement seraient les prix à payer d’un désir insaisissable.
Selon Adam Phillips, illustre psychanalyste new-yorkais, nous ne serions des hommes accomplis que fort de trois capacités négatives ; notion empruntée à Keats qui la définit ainsi : « capable d’être dans l’incertitude, les mystères, les doutes sans courir avec irritation après le fait et la raison »…
Pour revenir à Adam Phillips, observons que ces trois capacités négatives seraient (dans l’ordre) : l’embarras, être perdu, être impuissant.
De fait, Orage ô désespoir nous offre avec bonheur, un merveilleux florilège de ces trois capacités…
L’embarras
L’embarras serait le postulat d’existence tant de la personne sur le plateau que du clown : masque/alibi dont cette même personne prétend s’affubler.
« Je suis là » « … S’emploient – ils à nous dire aussitôt “embarrassés” de cet aveu !
Qu’est ce que je peux faire justifiant l’injustifiable ? L’arbitraire (artifice) total de ma présence sur scène ! Vaine tentative !
Pour me donner à croire que je peux y paraître, je me propose de faire le clown .. Mais de se faire je ne suis pas dupe qu’il n’en est rien… donc je ne fais qu’être là ! Une clownesse blondinette fait jeu de ce postulat. Être là sans raison sérieuse… Comme Keats l’indique : mystère x et doutes de gommes… Je suis là donc pour m’effacer.
Pour disparaître à vue. Je suis là, tombé e du ciel et je ne sais comment m’en sortir !
Qui m’a poussé dans cette vie et comment vais-je m’en sortir… Le secret et les secrets de mon existence m’échappent et inéluctablement “on” me pousse vers la sortie.
Bref cela s’appelle avoir le cul entre deux chaises et la “Marie Laure” me dit de m’asseoir !
Alors merdre et cornes aux culs, y’a pas de chaise !
Mais la Marie Laure insiste “assois-toi ! bord’elle, qu’elle me dit et là je comprends plus rien : y’a pas de chaise et pas de bordel non plus ! alors Merdre…
Je suis où ! Et là… on passe de l’embarras ontologique (dit embarras de l’existence) à l’errance de Phèdre ‘Dieu que ne suis-je assise à l’ombre des forêts’ lui fait dire Racine. Alors, allons-y ! va pour un petit tour dans les bois… histoire de voir si le loup y est pas… C’est parti mon kiki.
ARCHE, PARADIS, TOUT se perd… Le théâtre lieu de perdition par excellence !

Arche… C’est l’histoire du chat et du miaou… Quand la goutte devient gougoutte. Le cloune qui ne sait plus très bien qui il est, peut se prendre pour n’importe quoi… mais de préférence : bête à poil… Chat, Chien… Quand la troupe cherche Mirza célèbre chien de Nino Ferré… C’est la meute… ça kiffe partout… Faut avoir un nez averti ! Le clown est un renifleur à courte vue… cherchant le chien, il le trouve puisqu’il en est possédé.
Pas mieux qu’un chien pour trouver un autre chien. Voilà pour l’arche perdue… Entre chien et chat. Deux espèces qui ne s’aiment pas, disait Queneau.
Le paradis… C’est le leurre de la scène puisque peut s’y investir un corps héroïque…
Ce même corps qui se fabrique et se produit à l’Opéra Garnier… Corps de l’opéra.
Un corps rêvé, idéalisé, le plus merveilleux corps possible pour s’envoyer en l’air !
Une clounesse nous en fait la démonstration par ses lancements de jambes… une autre préfère se houlahoupiser pour atteindre le vertige !
Bref les sommets… Gagner le là-haut, bien nommé le paradis… En tous sens, l’espace a trois dimensions… Entre dehors/dedans et haut et bas… la scène n’est pas tenable… On ne peut que s’y perdre… Mais du perdu, de l’inconnu : on s’en trimballe une sacrée couche. Malheureusement les forêts sont de plus en plus civilisées et balisées… Géométrisées et géolocalisées… Impossible de s’y perdre !
Reste donc la scène comme lieu de perdition… On aime y être… heure de gloire… Paradis perdu, retrouvé avec plaisir d’enfance et goût d’éternité.
Promenons-nous dans les bois… Et justement on peut y rencontrer le loup et le questionner : que fais-tu ! et il répond : je mets mon pantalon ! Donc, le loup à poil peut nous manger tout cru. Au risque de l’amour : mon chou, mon loup, ma reine… Après le quiqui, voici venir le temps du zizi ! Parlons donc de l’impuissance !
En avoir ou pas : zi ! zi !

L’amour : tout le monde en veut et y’a eu même un savant pour dire que le zizi — itou l’amour — tout le monde en voudrait un !
Étrange histoire… qui ne marche pas comme sur des roulettes même pour une handicapée en petite voiture adéquate. Elle en réclame : de l’amour !
Tout le monde veut sa part de pied (elle y compris, qui n’en a plus l’usage)… de plaisir.
Et si, il fallait se passer d’en avoir pour en palper… ?
Nouveau paradoxe… Le paparadoxe ?… La capacité d’impuissance comme postulat de l’amour possible !
C’est peut-être dans l’approche de cette capacité négative que ‘orage ô désespoir’ pourrait s’avérer une proposition d’une extrême pertinence. Une expérience exceptionnelle et originale à vivre : l’impuissance sexuelle !
Vertu et bénéfice secondaire… De l’imaginaire bien employé.
C’est par l’état d’impuissance que ce spectacle qui n’est pas un spectacle nous donne à explorer les arcanes de l’amour !
Accessoirement, redonner à l’interdit dans le contexte du tout permissif, un bienheureux coup de fouet !
Fouette cocher ! Introuvable le fouet de l’handicapée. Il y a les actes manqués exprès et des pas exprès… Impossible de trancher !
Tout ce qui ne marche pas… marche ! que courent et nous vengent les clowns de toutes humiliations !
Nous aurons pour eux, la gratitude du ventre ! Ô rage ô désespoir ô vieillesse ennemie ! que n’ai-je tant vécu que pour cette infamie, que de voir à la Cité théâtre, rue de Bretagne, un pareil spectacle !
En avoir ou pas !!!!! Laissez-moi rire… C’est trop rigolo de sortir de ce putain de dilemme et ce fut trop de bonheur que de voir cette infamie !
Tant de générosité ! Conçu et réalisé par une maîtresse femme !
Marie — Laure, sauras-tu jamais… Combien on t’aime !


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Que faire ? La joie de traverser le chaos https://www.insense-scenes.net/article/que-faire-la-joie-de-traverser-le-chaos/ Thu, 07 Apr 2016 09:53:30 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1107

Tentatives de Fugue (Et la joie?… Que faire?),

du collectif En Devenir

mise en scène de Malte Schwind

Théâtre Antoine-Vitez, Aix-en-Provence, 30 et 31 mars 2016

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Un voile est levé soudain au fond de la scène recouverte de cadavres, barricades renversées – quand cette toile blanche se dresse, les lumières se font plus fortes : le spectacle s’achève. Les signes par lesquels le théâtre voudrait commencer marquent ici sa fin. Mais ce lever de rideau est l’appel d’un recommencement possible – sur la page blanche que ce théâtre dresse, reste à écrire notre Histoire. Car si le spectacle s’achève, oui, tout reste à faire désormais. Dans cette trajectoire radicale, la pièce du metteur en scène Malte Schwind a une heure durant battue au pas de charge une course contre la mort. Ou plutôt, elle aura œuvré à traverser tous les lieux morts de notre histoire pour tâcher de s’en dégager. Que faire ? suppliait le titre (interminable, qui est déjà l’écriture de tout un poème sans cesse poursuivi – Tentatives de fugues (et la joie ?… Que faire ?). Ceci du moins : s’emparer de notre histoire, enjamber le champ de ruines qu’elle élabore patiemment chaque jour, et inventer les corps et les mots et les espaces et les temps où l’histoire serait de nouveau possible. Dignité du geste, férocité de l’échange tendue avec nous, splendeur d’une politique qui sait tout le prix à payer pour tenir le pas gagné.
Faire feu de tous bois
C’est un assaut. Le spectacle voudrait porter le fer à nos jours et s’y emploie, sans relâche, avec la ténacité que seule permet la radicale joie d’être en colère. Assaut sur nos jours, assaut sur la lâcheté de notre temps, assaut sur toutes les formes qui emprisonnent la vie dans ses peines, ses normes, ses contentements de peu, ses impasses qui se proclament fin de l’histoire, ses gestions de crise qui sont des stratégies de guerre.
Assaut contre tout : et d’abord, puisque nous sommes au théâtre, contre le théâtre lui-même qui tend si souvent à n’être que la morne plaine d’une reproduction de notre peine face au monde, ou pire, une image de ce monde même. Assaut contre ces codes qui ne sont plus que des mises en abime de l’abime : la platitude d’un réalisme mort-né. Haine du théâtre porté au plus haut, avec Artaud, dans sa lettre à Breton : la révolte des hommes contre leur mode de vie ne viendra pas du théâtre, car si sincère soit-on, les planches avec le public font de l’homme le plus désintéressé un cabotin. À ce rejet absolu (et combien salutaire), Artaud ajoute immédiatement quelques lignes qui font tout le mouvement de ce spectacle : Mais elle viendra par quelque chose qui rappelle le théâtre : la vie dans ce qu’elle a de plus palpitant et enfiévré. C’est dans ce pli, cette dialectique terrible et impossible que se situe le spectacle : un impossible qui est moins l’horizon indépassable d’un drame politique et esthétique, qu’un appui. Puisque c’est impossible, autant renoncer à la conciliation, et choisir l’affrontement. Dialectique qui touche le théâtre comme toute chose ici : rejet sans concession de ses formes héritées, mais plongée sans répit dans ses forces, palpitantes et enfiévrées.
Alors extravagance des signes ici, alors surcroit de présence accordée aux acteurs (il faut tous les citer, précieux chacun dans leur faculté à apprivoiser leur geste, dans la patience insensée qu’ils consacrent à inventer l’espace autour d’eux : Angeline Deborde, Anne-Sophie Derouet, Nais Desiles, Johana Giacardi, Iris Julienne, Lauren Lenoir, Geoffrey Perrin).
Assaut contre tout ce qui fabrique l’idée même de théâtre, attaqué à l’endroit où il pourrait se produire : le début par exemple. Il n’y a jamais ici de début. Il n’y a que des commencements par le milieu. Aucune autre situation que des prises de paroles au début d’une phrase, d’une situation qui n’en est plus une. Ici, ça recommence sans cesse ; ça situerait une histoire, la nôtre, qui semblerait toujours après (après la fin, par exemple). Ça nommerait la tâche du théâtre : être ce labeur au milieu des jours, comme en travers de la gorge ce qui ne passe pas.
Assaut donc. Mais puisque l’assaut se fait contre le théâtre au théâtre, ce sera avec le théâtre que l’assaut est porté. Alors assaut contre les corps surtout : sur le plateau, ces corps tordus, – sexes en mousse et gueules enfarinées – semblent corps de théâtre exacerbés, d’une théâtralité excessive qui défigure tout à la fois le théâtre des représentations figées dans ses conventions, et le monde des corps tout faits, des corps par-faits des publicités langages et images de notre époque. Le théâtre est ici un lance-pierre : quand on l’utilise, il n’existe plus, et le corps en mouvement qu’on projette va se fracasser contre le crâne de celui-là bas qui se pensait à l’abri. Assaut.
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Fugues, free jazz
Et fugues. L’art ancien de Bach. Pendant nos guerres de religion, tandis que le catholicisme louait la gloire de Dieu sur les toiles peintes en immense dressées aux parois des églises (tu ne prouves pas Dieu était pourtant la deuxième tentation de Satan que le Christ avait repoussée), l’Église Réformée se refuse à la représentation pour se réfugier dans l’art musical. S’y développe (par exemple) l’art de la fugue : chanter ensemble, suivre sa voie mélodique accordée à l’écoute des voix qui l’enveloppent. Le commun qui s’invente dans le retrait du visage de Dieu, Bach – par exemple – invente la fugue dans l’espace politique laissé par le sacré. Fugues, cet entrecroisement de lignes brisées dont l’entrechoc finit par produire, par éclat, l’harmonie dans le contraste. Le commun soudain, ce n’est pas l’accord : mais ce que produit l’entremêlement des singularités, l’invention d’un espace qui n’existait pas, soudain devenu celui qui nous lie à l’autre. Dramaturgie de la fugue ici : de ces tentatives. Où chaque séquence est le recommencement d’un jaillissement, d’une tentative de sortir de la fugue par la fugue, là où la strette est free jazz, libération de la mesure musicale pour s’affranchir de la portée.
Fugues est ce geste de prendre la parole au silence qui nous entoure, et de le faire parler pour qu’en lui puisse être parlé la violence de naître. Et c’est au plus haut qu’on prendra cette parole, à ceux qui se sont attachés à prendre la parole à la beauté même de la langue : Proust, Artaud, H. Domin, Pasolini, Tchernychevski… À chaque fugue nouvelle cependant, ces paroles ne sont pas des hommages, plutôt des leviers pour soulever à soi les forces qui les contiennent. Souvent, on ne reconnaîtra rien des sources : seul compte le courant qui conduit à la mer, celui des affluents qui accélèrent la vitesse des éléments.
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Что делать?
Que faire ? est la question théâtrale par exemple, celle de Vassiliev qui la pose à ses acteurs afin qu’elle remplace pour toujours le pourquoi faire. C’est la question révolutionnaire dans son essence, celle de Lénine – dont on sait la réponse, à l’issue de son opuscule écrit en 1901 : constituer un parti en avant-garde. C’est la question lyrique par excellence : celle de Tchernychevski, dont le roman, Que faire ? Les hommes nouveaux avait « labouré de fond en comble » le jeune homme qu’était Lénine. L’enjeu de l’action à l’endroit où elle se donne comme sujet et objet de soi-même, où elle donne sens et horizon à des vies qui s’y engagent. Dans ces fugues, ces actions sont des gestes et des mouvements, jamais des réalisations conquérantes. Au produit, le spectacle voudrait préférer la production ; il n’aura pas l’arrogance d’imposer la réalisation d’un plan prévu, mais bien au contraire, cherche, tente, essaie à chaque endroit de dégager des espaces de jaillissements. « La réussite, c’est d’aller d’échec en échec », disait Churchill. On n’en est même pas là. Ici, on rate mieux. On sait tout le prix du manqué, du ratage, de la chute lamentable. Ici, c’est à l’erreur qu’on donne la plus grande chance. C’est aussi un contre-pied magnifique aux injonctions morales du succès des politiques qui nous gouvernent, celles qui échouent au nom de la réussite.
Il n’y a pour autaut nulle complaisance dans l’échec, qui redoublerait celui des luttes politiques de notre temps. Les figures qui se succèdent sur le plateau voudraient toutes esquisser des sorties hors du marasme de nos vies : c’est pour Swann, la vie dans l’art ; c’est pour Artaud, la révolte absolue ; pour Tchernychevski, la révolution possible. Et pour tous, l’impossibilité de totalement s’affranchir des pesanteurs sociales qui les entourent : ce ridicule des conventions bourgeoises qui sont désormais la norme des relations humaines. Et cependant. Et cependant : à chaque moment, quelque chose s’affirme de soi : un cependant qui résiste ; une défaite qui n’a pas dit son dernier mot. S’affirme ce cependant , le refus de la résignation précisément en dehors de ces normes qui les démasque pour ce qu’elles sont.
Si la libération est impossible, le mouvement, lui, aura été soudain rendu non pas seulement visible, mais éprouvé comme une force traversée – comme les acteurs ne cessent de traverser les surfaces que le théâtre a ici dressées, ce mur de bois levé comme un écho à tous les murs de l’histoire, de Berlin ou de Palestine, et fantasmé (sur la frontière du Mexique comme dans nos Méditerrannées, en Grèce, en Turquie), ou intérieur : en nous, ce qui nous sépare des autres, et de soi. Contre ces murs, la scène bat le rappel. On franchit incessamment des portes sur ce mur, portes qui se ressoudent et qu’il faut de nouveau franchir, de nouveau abattre. Dans le théâtre de François Tanguy, on passe aussi, on ne cesse de passer d’un espace à l’autre en franchissant des cadres levés sur le plateau : ici, on se heurte physiquement à ces portes qui ne sont pas seulement des seuils d’intensité, mais des réalités tangibles. Le réel, c’est quand on se cogne, disait Lacan. Se cogner aux portes de l’Histoire, c’est éprouver, théâtralement la possibilité de son impossible : être celui qui franchit inlassablement les portes murées de nos destins collectifs : être celui qui tombe, mais qui abat ; celui qui se fracasse, mais qui cogne ; celui qui se heurte, mais qui heurte, cependant.
Chaque séquence des fugues est opérée vivante par une dialectique à l’intérieur d’elle-même : au cœur des ridicules de ces figures et des situations soudain émane comme une mélancolie violente, et dans le rire froissé des échecs, la grimace se tord en colère, et la dérision en défi au monde. Dans chacune des séquences, c’est le mépris pour l’échec et les peaux mortes de nos existences qui se fissurent en tendresse. Les regards alors se détournent de la scène ravagée du spectacle : se dessine une adresse.
(Reste ce moment révolutionnaire : l’espace de la Révolution, où la figure de la Terreur surgit, prend l’ascendant, s’élève de la scène – le corps de Saint-Just incarné sur une tribune au-dessus de nous lance les discours majestueux de la Terreur. Reste dès lors cela comme un reste – et comme semble un reste (culinaire) aujourd’hui la question révolutionnaire, son legs impossible –, sans dialectique. La parole lâchée d’en haut réclame des corps, justifie les cadavres au nom de la geste révolutionnaire impitoyable. Comment entendre ces mots dans la distance des siècles et l’impitoyable actualité ? Ainsi la révolution espérée ne pourrait s’accomplir qu’au prix des morts ? Un moment, suspendu : on est sans dialectique, dans une adresse qui lance cette parole pour une fois dans le spectacle pur de sa profération. Puis immédiatement, sous les paroles de la Terreur, une barricade sur la scène surgit, un assaut est mené vers nous, fauché par les balles, semble-t-il tiré depuis notre direction. Aux discours immenses qui ont inspiré l’Histoire, mais dont l’Histoire nous a tant appris le coût, vient répondre la véritable action : celle de corps qui se lèvent et se lancent à l’assaut des paroles et des fantômes de son histoire.)
Geste politique : lequel ? Il y a d’emblée un refus : celui d’offrir un spectacle (celui de nos renoncements ou de nos possibles, de nos lamentations ou de nos espoirs) : spectacle dont nous pourrions faire jouissance et accomplir par procuration l’agir qui manque à nos vies. Aucune catharsis morale ou symbolique, politique ou éthique ici. Simplement la saisie, en nous à chaque instant, d’un espace intérieur mis en travail. L’impossible repos. L’évidence d’une trajectoire qui nous parcourt à mesure du spectacle. La joie infinie d’un théâtre débarrassé de lui-même en somme, et traversé par des failles qui le mettent en mouvement, en nous.
Dès lors tous les signes politiques, drapeaux français, discours patriotards, iconographie nationaliste de nos révoltes, sont ici des signes de théâtre renvoyés sur le même plan que les ventres postiches ou les dictions excentriques. Seulement des signes de théâtre, certes, mais des signes de théâtre qui possèdent en eux la force enclose qui les anime ; signes appelés à être resaisis en armes intimes et collectives.
D’où ces moments où l’on dépose les armes : acteurs presque nus, à quelques endroits du spectacle : paroles mises à nu, adresse directe – digne, la conclusion du spectacle, intense le monologue final qui traverse tout le spectacle pour à la fois le réaliser et lui donner fin : l’accomplir. Dans ces moments, rares et graves, d’une intensité inouïe – au sens propre : où il ne s’agit pas de bien entendre le texte, ici retenu, tendu, latent, déchiré parfois dans la voix et le corps, ou tout près de l’acteur, exigeant qu’on s’en approche, intérieurement –, dans ces moments quelque chose rejoint l’impossible recherché : celui d’un lyrisme collectif, d’une quatrième personne du singulier inventée sans affectation, et conduit dans le souci de viser juste, de porter haut, de soulever enfin en nous, ce nous qui nous peuple.
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En devenir : des soulèvements
Une heure durant, le spectacle de la compagnie En Devenir aura montré les histoires mortes et passées qui toutes ont fait signe vers notre temps présent. Une heure durant, des corps ont voulu sur cette scène chercher des espaces où naître, et inventer la possibilité de surgir en dehors de ce champ de ruine qui nomme notre époque. Oui, que faire ? Traverser ce champ.
Une image à cet égard d’une simplicité féroce, d’une radicalité joyeuse et terrible : vers la fin du spectacle et de l’histoire, la scène est jonchée de ses propres ruines, la barricade vient de se soulever et d’être écrasée, un corps à jardin est allongé, puis se redresse, immédiatement étranglé par le Soldat, l’Histoire, la Réaction, la Sociale-Démocratie (liste non exhaustive). Mort de nouveau, le cadavre de nos jeunesses, de nos mouvements insensés vers la vie. Mort, mais pas enterré. Car la mort ne passe pas : et le cadavre bien vivant se redresse : immédiatement étranglé par le Soldat tout près qui ne se lasse pas de tuer la vie. Même jeu. Corps allongé, qui se redresse, étranglé, qui s’affaisse. Etc. Ad Libitum (ad libido). Dans ce désir de vie de nos corps et cette pulsion de mort des sociétés qui les contrôlent, une mécanique hilarante – et déchirante – se met en place, tranquillement, au lointain, tandis qu’un personnage monologue à l’avant-scène. C’est l’image infime, minuscule, discrète et essentielle de ce spectacle : une image marginale, une action a minima, théâtrale et politique, dont l’allégorie maintient ses mystères et sa beauté. Le corps se relève de sa mort, toujours : on épuisera plus sûrement l’énergie des meurtres que les soulèvements. Le spectacle s’est exécuté selon cette image et cette logique musicale : comme on exécute une partition, comme on exécute un otage. Comme l’exécution réalise et délivre. Ou comme l’exécution libère de la vie enclose, inépuisable. Cette image impossible, tout le spectacle a travaillé à la rendre habitable ; tout un peuple s’y agglomère, et dans nos solitudes préservées, toute une part de nos rêves s’y fracasse mais pour y puiser la force d’un soulèvement intégral, essentiel, à venir.
À chaque séquence, quelque chose a ainsi frayé hors de ; a voulu sortir depuis ; s’est dégagé de. Tout à la fois contre la mélancolie défaitiste d’une certaine gauche, et contre la résignation à notre époque – l’acception des injustices du présent qui serait comme l’air qu’on respire –, le spectacle fore des ouvertures qui ne sont ni des illusions ni des leçons. Seulement des tentatives qui soulèvent en nous la force de nous en saisir.
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Que faire ? | Rencontre & échange autour des jeunes compagnies https://www.insense-scenes.net/article/que-faire-rencontre-echange-autour-des-jeunes-compagnies/ Wed, 30 Mar 2016 11:55:12 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1098

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Dans le cadre de son compagnonnage avec le Théâtre Antoine Vitez, le Collectif En Devenir organise le 31 mars à 15h au Théâtre A. Vitez une table ronde où il partagera ses questions avec d’autres jeunes compagnies ou professionnels du théâtre, les étudiants du Master professionnel “Dramaturgie et écritures scéniques” d’AMU et les spectateurs intéressés.


Attendus

Vivant dans une époque qui voit à nouveau monter le nationalisme et la xénophobie, qui est témoin du démantèlement de l’état de droit, qui voit accroître une présence militaire dans la vie quotidienne, qui ne peut plus dire avec certitude qu’elle ne vivra point de conflit violent ou de guerre ;
Vivant dans une époque où le sentiment d’impuissance face à de nombreuses catastrophes, qu’elles soient écologiques, politiques ou sociales, domine depuis longtemps ; entraînant dans notre génération, cynisme et obéissance exclusive aux stratégies de rentabilité ;
Vivant dans cette époque où l’art échappe moins que jamais à ses formes classiques d’instrumentalisation : assimilation des œuvres à des marchandises et à des outils de pacification sociale ; ces formes d’instrumentalisation entraînent ce que nous refusons : l’individualisation des artistes et leur mise en concurrence, l’uniformisation des formes esthétiques et la diminution de leurs enjeux, articulés exclusivement au respect de la diversité des goûts.
Enfin, vivant dans une époque où ces phrases ne semblent plus être que des lieux communs – ce qui devrait nous inquiéter d’autant plus – nous voulons partager un questionnement entre jeunes artistes de théâtre, auquel nous souhaitons aussi associer le public :
Armés de ce refus et du désir d’échappées, face à ce contexte : Que faire ? Quel théâtre pour ce temps ?
Nous vous proposons de discuter sur trois questions. À partir des différentes positions des compagnies présentes, en mesurant nos divergences, oppositions ou similitudes, nous aimerions faire avancer la pensée collective. Malgré notre place fragile dans la production – thème de parole systématique dans la professionnalisation des jeunes compagnies – nous avons choisi de concentrer le débat sur la forme esthétique, ceci à partir de trois questions principales :
1) Quelles formes esthétiques désirons-nous et comment faisons-nous politiquement du théâtre ? Au théâtre, est-ce qu’il nous faut des histoires? Quel rapport désirons-nous avec le public? Comment jouer? Quel place faite au texte? Quels corps ? etc. etc.
2) Quels liens existent-ils entre choix esthétiques et fonctionnement professionnel ? Quelle influence a notre professionnalisation sur nos choix esthétiques? Nos désirs esthétiques sont- ils corrompus par les obligations de la production ? Et si oui, comment y échapper ?
3) Quel but politique poursuivons-nous dans le théâtre ? Quelle est notre position par rapport à un théâtre politique, et quelle est notre pratique ?


Dispositif

L’esprit du débat est le suivant : à partir de la parole d’un certain nombre d’invités, représentant de positions diverses, mais aussi intéressés par ce questionnement, il s’agira de traverser le questionnement proposé. On tentera de fabriquer collectivement du sens aussi bien grâce aux interactions entre les invités que par les réactions et les questions des assistants.
Un modérateur aura comme fonction d’articuler ce foisonnement collectif aux trois questions énoncées plus haut.
Pour que ce dispositif soit efficace, nous avons pensé que la parole des invités devrait être une parole un peu structurée en amont et que la parole des assistants n’avait pas pour objet de leur permettre d’exposer leurs identités, mais d’être acteur de la fabrication collective du sens.
En fin de débat, la parole sera donnée à deux témoins, particulièrement concernés par ces questions, qui feront retour à l’ensemble de l’assistance sur ce qu’ils ont perçu et sur les ouvertures possibles qu’ils ont notées.



Liste des invités à l’heure actuel


 Invités confirmés :

— Mirabelle Rousseau – Théâtre Obsessionnel compulsif (Paris)

— Raphaelle Bouvier et Maxime Potard – Muerto Coco (Marseille)

— Bertrand Cauchois – ET ALORS ! Cie (Le Mans)

— Malte Schwind – Collectif En Devenir (Marseille)

— Vincent Franchi – Cie Souricière (Toulon)

 Invitée pressentie :

— Collectif Le Grand Cerf Bleu

 Témoins:

— Arnaud Maïsetti – Maître de conférences AMU

— Frédéric Fachena – Collectif 12 (Mantes-la-Jolie)

 Modérateur:

— Danielle Bré – Présidente et Chargée de la programmation Théâtre A. Vitez


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Jatahy, re-tenue de soirée https://www.insense-scenes.net/article/jatahy-re-tenue-de-soiree/ Sat, 19 Mar 2016 21:09:55 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1095
Christiane Jatahy, What if they went to Moscou

Théâtre de la Colline, mars 2016

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Orange (théâtre) ou bleu (film) ? De la couleur du billet d’entrée dépendra la perception du spectateur qui, au Théâtre de la Colline, est venu voir le travail – la recherche – de Christiane Jatahy sur Les Trois Sœurs de Tchekhov. Traversée par un théâtre intime que la metteure en scène brésilienne de Rio arpente déjà depuis quelques années, la lecture de Jatahy de ce texte – que Tchekhov apparentait à une comédie – est un lieu de métamorphoses. Au vrai un espace de passages entre des formes oniriques et des gestes quotidiens subordonnés à une théâtralité de l’actualité et de la simultanéité qui intercallent réel et fiction. Espaces clos et ouverts qui jouent de différés, de renouvellement de différences et d’inférences.
À l’image du titre What if they went to Moscou (traduisons librement par « Et si elles gagnaient Moscou ? »), Jatahy déambule dans « ce classique ». Elle l’éclate, le fragmente, s’en affranchit… au point de privilégier un mouvement d’errance casanier où la fratrie réunie forme, le temps d’une fête d’anniversaire, un peuple de solitudes assemblées, une communauté unie par les liens du désarroi, les gènes de la peine, un ADN de douleurs qui est la couleur de la vie. Un travail qui repose sur les soubresauts, les spasmes, les élans du cœur, la nostalgie des belles heures de bonheur et les états d’âme de trois sœurs…

Tchekhov : les 3 frangines en peine en panne
Que dire des Trois sœurs de Tchekhov qui n’ait été déjà dit ? Que faire des Trois Sœurs ? Que faire ou comment mettre en scène « ça » qui immobilise le temps, fige le mouvement, ouvre sur des vies intérieures, donne à la pensée sa forme suspensive où la décision vient à s’absenter…
Faire de « ça », comme Eric Lacascade, une forme chorale déglinguée reposant sur une énergie collective sur le plateau du Théâtre d’Hérouville ?
Faire comme Stéphane Braunschweig, à la Colline, disposer dans un intérieur bourgeois les trois sœurs, apparentées à des biblots, que l’on observera derrière un cordon de musée… ?
Que faire de « ça » où les allées et venues raréfiées des personnages forment des cercles qui se regardent comme l’onde qui se forme autour des noyés ? Ramener le tout à trois répliques n’est pas recevable pour ceux qui voient dans « ça », trois orphelines solidaires au milieu d’un désert, une crise de fin de siècle d’une famille désargentée, une expérience du désœuvrement à l’œuvre qui rouille tout jusqu’à la pensée des trois « petites filles », un drame de la non-issue où les paroles échangées tournent courts, une histoire de l’attente subordonnée à un départ toujours repoussé, une fresque de la Russie finissante dans un horizon sans fin… Pourquoi pas… ?
Mais il y a ces trois répliques qui n’en finissent pas de résonner.
Celle d’Olga, « notre père est mort, il y a juste un an aujourd’hui, le cinq mai, le jour de ta fête, Irina ». Une phrase ou un humus sémantique qui se livre comme le périmètre à l’intérieur duquel se déploie un geste archéologique à venir.
Celle d’André qui, un bref instant, au tournant de la pièce, habille presque sa pensée du vêtement de Faust : « Où est-il, mon passé, où a-t-il disparu ? J’ai été jeune, gai, intelligent, j’avais de beaux rêves et de belles pensées, mon présent et mon avenir illuminés d’espoir… Pourquoi, à peine nous commençons à vivre, devenons-nous ennuyeux, ternes, insignifiants, paresseux, indifférents, inutiles, malheureux ?… ». Soit un souvenir, ou disons plutôt un deuil de soi plus vif alors que la vie nous a enterré vivant.
Celle d’Olga, encore, « la musique est si gaie, si encourageante, et on a envie de vivre! […] Le temps passera […] on nous oubliera, on oubliera nos visages, nos voix, […] Oh, mes sœurs chéries, notre vie n’est pas encore terminée. Il faut vivre ! La musique est si gaie, si joyeuse! Un peu de temps encore, et nous saurons pourquoi cette vie, pourquoi ces souffrances… Si l’on savait ! Si l’on savait ! », qui fait confiance à l’oubli pour que s’entendent à nouveau le chant et l’avenir de la vie…
Dans l’écho que forment ces résonnances, la mort du père, l’errance à vie de la vie, et à l’horizon l’avenir et l’utopie de compagnie, Les Trois sœurs se regardent comme une variation sur un désir ennuyé et fragilisé, peut-être un peu cassé, certainement un désir embarrassé moins par la mémoire et les souvenirs, que par l’expérience d’une vie qui, jusqu’à maintenant, au seuil du départ fantasmé pour Moscou, n’a pas tenue ses promesses au point de livrer, surtout, une succession de désillusions, une vie d’éclats cassés.
Et de commencer à comprendre que « la fête », qui est l’espace de ralliement d’une communauté aux singularités quelconque, est avant tout, et peut-être seulement et finalement simplement, le lieu de rendez-vous de ceux qui entretiennent un besoin de consolation.
Bref, les dialogues dans Les Trois sœurs, moins sœurs Bronté en définitive, que sœurs bonnasses ou « sœur Emmanuelle au cube », s’apparentent malheureusement à de la guimauve, à de la poudre de Perlimpinpin, à du light alourdi par des propos d’oribus. Ou comment, finalement, les trois sœurs assurent le passage de la rêverie à la mièvrerie…
Et de voir se profiler l’épopée des frangines en peine et en panne qui « imagine what the people » … sans savoir (« si l’on savait » dit Olga) encore que la « Russie de papa » passera l’arme à gauche. Ou comment, avec l’ère soviétique qui se profile, on passera des pensées à l’eau de rose des trois sœurs de saccharose, à la cause commune du Sovkhose.
Alors que faire avec « ça », « aujourd’hui le 3 mars 2016, à 19H30 au Théâtre de la Colline… ? ». Phrase dite par Irina (Julia Bernat) qui demande l’heure au public, avant qu’elle ne poursuive par ce qui est ou sera en jeu « Nous voudrions parler du désir de changer et de la difficulté de changer »…
Le geste radical…What if they went to Moscou

Car il y a un geste radical chez Christiane Jatahy qui la conduit à disposer en toute liberté du texte de Tchekhov, pour n’en plus garder que l’expérience de lectrice qu’elle en a fait. Dire sa lecture donc, ou comme l’aurait prétendu Roland Barthes, mettre en scène une « hémorragie permanente », un « déplacement infini ». Œuvrer à une « science de l’inépuisement » et revendiquer une « structure qui s’affole ». Non pas décoder, mais sur-coder. Non plus déchiffrer, mais aux contraire « entasser les langages » dont le lecteur est le destinataire, dont il est la croisée… et dont il est traversé. Et, enfin – et Jatahy en est l’expression – sentir que la « lecture est conductrice du Désir d’écrire ». Non plus interpréter donc, mais devenir écrivain (de plateau). What If They went to Moscou relève ainsi à part entière d’un désir d’écrire qui, chez Christiane Jatahy, prendra la forme (car l’écriture est avant tout une forme) d’un rapport au théâtre autant qu’au cinéma. Un rapport à la scène autant qu’à l’écran où ce que la scène couve, l’écran le dévoile… et réciproquement. Du plateau à l’écran, du jeu en direct au mixage en coulisse, de la scène immédiate à l’image différée… de l’un à l’autre, Jatahy fait jouer ainsi le « point de vue » (le sien, et celui du spectateur aussi) et « la vue du point » que sont aussi l’écran et le plateau. Variation sur « l’esthétique du point » en quelque sorte, où il s’agit dès lors pour Christiane Jatahy de « faire le point » (constat et bilan sur Les Trois sœurs et/ou des trois sœurs sur leur vie), mais aussi et encore (comme en photographie ou au cinéma), faire le point signifie « produire » la netteté ou, et disons-le autrement, tenter d’évacuer le flou, le flouté, le non-dit et gagner ainsi une forme de transparence qui éloigne les trois sœurs de ce qu’elles se refusaient de s’avouer.
Dès lors, What If They went to Moscou reléverait en quelque sorte d’un travail de recherche sur l’optique : « ce qui est à voir » et « d’où l’on voit ». Passant de l’un à l’autre, mêlant l’un à l’autre, l’exercice théâtral procéderait donc d’un souci de localisation. Voir ce qui est « là » et regarder « d’ici », et accepter, en définitive, que la combinaison plastique et poétique se mêlant à l’imagination créatrice entre l’un et l’autre produisent moins la précision qu’une complexité où le plateau et l’écran deviennent une ligne de fuite. C’est-à-dire, comme l’écrivait Gilles Deleuze dans Pourparlers, « une ligne de sorcière » qui désigne l’activité de la pensée… celle de Jatahy sur Les Trois sœurs, celle encore des trois sœurs sur elles-mêmes.
Et de sentir alors, dans ce va et vient, dans ce jeu de miroir déformant entre la scène et les images, d’abord, que le poids des trois sœurs pèse sur chacune d’elle. Comprenons par-là que la fratrie, pour autant qu’elle livre les énergies du collectif est, à part égale, un système carcéral qui prive les unes et les autres d’une liberté singulière. Les trois sœurs (entité) sont ainsi prisonnières de ce qui les constitue et les annihile en tant que singularité (Olga/Isabel Teixeira, Irina, Macha devenue Maria/Stella Rabello) vivante. La nostalgie, le souvenir, la mémoire, la vie commune… se regardent dès lors comme des formes corrosives et hostiles au vivre, mais des formes indépassables parce qu’elles sont aussi la vie. « Il faut vivre » dira Olga, dans Tchekhov.
Et de voir dès lors dans les petits séismes affectifs que met en scène Jatahy, les symptômes du déréglement de l’harmonie qui gouverne, a priori, à l’unité des trois sœurs. Comme, par exemple, Irina qui rentre dans une colère violente quand on lui pique son portable. Comme, par exemple, les trois notes d’une basse triste qui vient contredire « la musique gaie ». Comme, par exemple, les larmes rentrées d’Olga en marche vers la dépression. Comme, par exemple, l’invitation récurrente faite au public de venir les rejoindre et d’y apporter un air frais là où le confiné, le huis clos, le carcéral n’en finissent plus d’éroder les tissus de trois sœurs à fleur de peau.
Jatahy fait donc, à partir du deuil récurrent qu’observent les trois sœurs (celui lointain de la mère, celui proche du père et ajoutons y celui présent de leur vie singulière), « un point » sur le seuil où elles se tiennent. Seuil, ou espace intermédiaire, où l’amour manque d’amour, la vie manque de vie, et où la solitude elle-même semble amputée.
Côté scène, les verres de vin et de champagne ont un goût amer, le gâteau d’anniversaire est orné, finalement, de bougies funèbres, les portes-fenêtres n’ouvrent sur aucune perspective, les téléphones qui sonnent isolent, la musique rock ou populaire, de Lou Reed à Stings, n’adoucit plus les moeurs… et si le plateau est le lieu d’une énergie collective (propre à l’héritage des collectivo brésilien), il est aussi l’espace d’exposition de la manifestation d’un disfonctionnement qui souligne des pensées à la torture. Soit une façon de mettre à vue, dans l’apparence d’une vie socialisée habillée par l’artifice de la fête, un ensemble qui les inscrit dans un tragique domestique. Exilées en devenir, exilées en passe de partir, elles sont à l’image de ceux qui, en partance in-volontaire, se tiennent « une main devant, une main derrière ». Image, oui… image d’une déchirure !
Et alors que l’affection les conduit à s’enlacer, c’est un tub désuet de Françoise Hardy qu’elles reprennent en chœur « Tous les garçons et les filles de mon âge… » qui fait entendre une pure mélancolie.
Ainsi en va-t-il de What if they went to Moscou où Olga, Irina, Maria… esclaves d’un désir ou figures inconscientes d’un désir-esclave fait des trois slaves des ombres d’elles-mêmes.
Côté film, mauvais terme pour désigner ce qui relève en définitive du « documentaire », le cameraman sur le plateau saisit le tout venant où le gros plan trouve un contrepoint dans le saisissement du furtif et de l’éphémère. Images à la marge, en quelque sorte où la scène qui développait une force centrifuge (liée à la polarisation qu’exerce l’acteur qui joue) trouve dans l’image filmée un effet centripète. Observé à la loupe, pour ainsi dire, c’est le détail qui est ici privilégié, les conversations dans ses replis, les larmes qui viennent au coin de l’œil et ne sont visibles que par un « effet gros plan ». Le film que découvre le spectateur, après qu’il a vu la pièce, livre son lot de « secret story » où s’entendent les paroles out, les gestes off, et c’est tout un monde d’en-dessous qui vient à la surface de l’écran. Comme vient aussi une image de Datcha qui ressemble étrangement à une « maison de poupée ». Référence à Ibsen ( ?) qui posait la question lui « d’être soi-même » ou le pendant de la question de Jatahy « comment changer vraiment »… pour devenir soi ?
Et de regarder, sur le matelas à vue, le corps nu de Maria étreint par Alexandre où l’amour adultère ne renvoie qu’à rien d’autre qu’à un désir éphémère de rompre avec une solitude dont l’être a pris l’habitude. Episode d’enfermement auprès de l’autre qui laisse Maria, l’une des voix des trois sœurs, dans l’isolement.
Face A, Face B… Face à face
Sur le divan en front de scène ou sur le petit banc qu’elle rejoigne après la projection, face au public, Irina, Olga et Maria finissent presque comme elles ont commencé. Une question vient ainsi mettre un point au dispositif « Comment changer vraiment »… et Irina de reprendre en marquant l’accentuation « Mais vraiment »… Une question testamentaire, en quelque sorte, où l’intensité du « vraiment » souligne la volonté radicale et l’espoir d’en finir avec la disparition à soi, avec l’absence à soi… Un motif central dans What if they went to Moscou, ou un concept que Christiane Jatahy n’a peut-être plus quitté depuis qu’au terme d’un master en philosophie et arts, elle traita du concept « d’absence » chez Nietzsche et Schopenhauer. Et de quitter la salle, en ayant en mémoire Irina qui demandait l’heure, une nouvelle fois, au public… et qui à sa manière, souriante et inquiète, rappelait que le temps, à l’endroit de What if they went to Moscou s’invite comme un paramètre réel, une donnée qui renvoie ce travail théâtral à une actualité, à une présence.


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Godot sans Absurde https://www.insense-scenes.net/article/godot-sans-absurde/ Tue, 26 Jan 2016 11:26:59 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1092 —-

En attendant Godot, de Samuel Beckett

mise en scène de Laurent Fréchuret

Théâtre de la Croix-Rousse, 19-30 janvier 2016.

Tournée à Privas, Voiron, Roanne, Villefranche-sur-Saône, Montbrison, Villefontaine et Firminy.


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Photo Théâtre de l’Incendie


Fréchuret délaisse l’Absurde qui englue la réception de la pièce de Beckett presque depuis sa création. Il donne un Godot sans Dérision, sans Métaphysique, sans Nihilisme, sans Désespoir, sans Parabole. Un Beckett de moins en somme.


La distribution, ici tout particulièrement, est décisive : Jean-Claude Bolle-Reddat (Estragon), à la voix et la bouille enfantines malgré les ans, passe subtilement d’une fatigue demi-feinte à un sursaut de vie après une saute d’humeur ; David Houri (Vladimir), beaucoup plus jeune, très protecteur envers son comparse, se démène pour le distraire quand tout flanche ; Vincent Schmitt (Pozzo), sourcils broussailleux et torse velu, oscille entre rodomontades et fragilité ; Maxime Dambrin (Lucky), grand jeune homme dégingandé qui dépasse Pozzo d’une tête, est à mille lieues d’une victime pathétique ; Antoine Besson (le Garçon), petit d’homme sans âge assignable, déboule à deux reprises du haut de la salle en tee-shirt et jean.
Le plateau est entièrement recouvert d’une matière rêche et empoussiérée habituellement utilisée pour les paillassons au seuil des portes d’entrée. Un arbre plastifié et voûté par un vent absent trône à jardin. Entre les deux actes, un technicien juché sur un escabeau vient rajouter trois feuilles aux branches. Les côtés de la scène sont bordés par des pendrillons noirs. Le disque lunaire d’une poursuite vient se projeter sur celui du fond à la fin de chaque acte. La scénographie de Damien Schahmaneche retrouve ainsi le mélange de la pièce entre une « route à la campagne, avec arbre » et un bâtiment théâtral qui permet à Vladimir de sortir pour aller aux toilettes. La poussière et les lumières de Franck Thévenon apportent juste assez de plasticité à l’image scénique pour susciter un trouble entre rêve et réalité, notamment quand Pozzo, Lucky, Vladimir et Estragon se retrouvent par terre autour de l’arbre. La surface du plateau du Théâtre de la Croix-Rousse est suffisamment grande pour que le fébrile Vladimir l’arpente dans tous les sens, préfigurant à sa manière les dernières pièces de Beckett (Quad I et II, 1980), et pour qu’elle donne un sentiment de vide peuplé d’autant plus vaillamment par ces quelques figures.
Le monologue de Lucky a été hissé comme emblème de l’Absurde et du Dérisoire. Dambrin le profère non comme un pur matériau sonore, amas de signifiants sans signification, mais comme un véritable discours, fût-il parodique de la logique au point de rendre fous Estragon, Vladimir et Pozzo qui finissent par se ruer sur Lucky pour le faire taire, puis par écraser son chapeau qui lui permet seul de penser. Il y a pourtant bel et bien une ossature syntaxique qui peut être extraite de cette logorrhée, une proposition principale en regard de laquelle tout le reste, malgré son volume et le déséquilibre, n’est que secondaire : « […] [L]’homme […] est en train de maigrir et […] de rapetisser […]. » Ce rapetissement et cet amaigrissement de l’homme avaient une résonance très concrète quand Beckett écrivait la pièce en 1948-1949 et quand elle fût créée par Roger Blin en 1953 : au sortir de la Seconde Guerre, on ne pouvait pas ne pas penser aux êtres qui revenaient des camps. Giacometti, que Beckett rencontre en ces mêmes années, ne sculptait pas autre chose lui aussi.[[Voir la passionnante biographie de James Knowlson, Beckett, traduit de l’anglais par Oristelle Bonis, Actes Sud, Arles, 1999 [1996 pour la version anglaise].]]
Vers le début du deuxième acte, Estragon et Vladimir entendent des « voix mortes » et hallucinent un « charnier ». Juste avant, ils évoquent les « vendanges » qu’ils auraient faites chez un certain « Bonnelly » à « Roussillon » dans le « Vaucluse ». Le résistant Beckett s’était précisément caché avec sa femme dans ce village. Il aidait les paysans du coin, dont un vigneron du même nom, pour survivre. Dans un état antérieur du texte, Estragon s’appelait Lévy. En 2008, des chercheurs français ont soulevé cette présence discrète mais insistante du contexte historique dans une pièce trop souvent considérée sous un angle exclusivement métaphysique. Mais leurs travaux n’ont été publiés qu’en Allemagne et en langue allemande…[[Voir Pierre Temkine, (dir.), Warten auf Godot. Das Absurde und die Geschichte (À la recherche de Godot, L’absurde et l’histoire), Matthes&Seitz, Berlin, 2008 ; traduit du français par Tim Trzaskalik. Textes de Pierre Temkine, Valentin Temkine, Raymonde Temkine, François Rastier, Denis Thouard, Tim Trzaskalik. Une recension éclairante de ce volume a été publiée par Ariel Suhamy dans le site La Vie des Idées le 17 septembre 2008.]]
Fréchuret fait entendre toutes ces allusions et leurs possibles échos avec aujourd’hui. Mais il s’attache à tous les signes de vie qui dans la pièce persévèrent malgré tout. Ainsi de ce fragment irréductible de langage dans le monologue de Lucky qui semble pourtant être la démolition du langage. Les statues de Giacometti elles aussi tiennent bon sur leur mince socle et continuent leur marche immobile vers nous. Le corps et le visage de Bolle-Reddat ont été esquintés hors scène quand la pièce débute, puis quand elle repart pour un deuxième acte. Estragon est victime d’une violence gratuite malgré les efforts de Vladimir pour lui donner une explication plausible. Mais comment tient-il encore débout ? Comment continuer à vivre dans de telles conditions ?
Le spectacle de Fréchuret n’est pas optimiste par goût du contrepied. Rien n’est dissimulé de l’état de clochardisation des personnages, leurs vêtements maculés et déchirés, la violence, l’épuisement ou la vieillesse qui marquent les corps et les postures. Reste que le lien à l’autre et aux autres est maintenu coûte que coûte. Ce lien et sa nécessité n’ont rien d’abstrait. La pièce est hantée par les totalitarismes qui rendraient compréhensibles une suspicion, voire une méfiance viscérale, vis-à-vis du lien humain. La solidarité qui s’est nouée dans la résistance ne suffit pas à dissiper les doutes aux yeux de Beckett. Aujourd’hui, le lien se distord entre hyper-connectivité virtuelle et individualisme néo-libéral : autres menaces, autre époque. Fréchuret choisit de prendre au mot Beckett, notamment lorsque Estragon et Vladimir se demandent s’ils sont « pieds et poings liés » à Godot. Le lien, ce sont les lacets de la chaussure d’Estragon, la corde introuvable ou frêle avec laquelle lui et Vladimir pourraient se pendre et bander, la corde avec laquelle Pozzo tient (à) Lucky… Avant de faire son envolée calamiteuse sur le « crépuscule », Schmitt confie sa corde à un des spectateurs des premiers rangs.
C’est que les comédiens ne cessent d’établir et d’entretenir un lien avec le public dont ils ont conscience qu’il ne va pas de soi et qu’il est fragile lui aussi. Bolle-Reddat et Houri jouent souvent de face et à la face, côte à côte, transformant des dialogues a priori désabusés en vivantes stichomythies. Fréchuret a rappelé à ses acteurs l’admiration de Beckett pour Buster Keaton et Charlie Chaplin, au point d’imprégner les didascalies du texte d’évocations de leurs démarches et accoutrements reconnaissables entre tous : entrée de Vladimir « s’approchant à petits pas raides, les jambes écartés », chapeaux melon pour Vladimir, Estragon, Pozzo et Lucky, etc. Mais il n’oublie pas que le burlesque était chez eux une forme de résistance aux pulsions de mort qui gangrenaient les années 30-40. Ce burlesque est d’autant plus vital qu’il est traversé d’inquiétude.
Godot ici n’est donc pas une fin en soi ni l’objet d’un questionnement métaphysique sans fin. C’est un jeu qui englobe tous les autres moins élaborés qu’essaient tour à tour les personnages. On peut toujours se raccrocher au jeu qui consiste à attendre Godot quand tous les autres jeux foirent l’un après l’autre. Dans la mise en scène de Fréchuret, Vladimir et Estragon sont les premiers conscients que Godot est une fiction de leur propre cru. Le jeu ne se réduit pas au ludique. C’est l’autre nom d’une éthique, d’un lien à l’autre et aux autres maintenu envers et contre tout. Et tant pis si les multiples jeux successifs sont des fiascos. Rien de tel que d’en rire ou d’en sourire.
Vladimir prend souvent l’initiative, notamment ici : « On pourrait jouer à Pozzo et Lucky. » Dans le texte, on lit seulement : « VLADIMIR.– Engueule-moi ! ESTRAGON.– Salaud ! VLADIMIR.– Plus fort ! ESTRAGON.– Fumier ! Crapule ! » Dans le spectacle, ce qui est sans doute le résultat d’une improvisation lors des répétitions, Bolle-Reddat et Houri s’en donnent à cœur joie. Comme dans un match de boxe, ils s’envoient chacun à son tour des injures de cet acabit : « architecte », « républicain »… Le jeu s’arrête avant d’en venir aux mains et se clôt par une franche embrassade. Cet ajout est le plus fidèle qui soit à l’esprit du texte de Beckett. En effet, la pièce n’est pas composée autrement que d’une succession de numéros interrompus qui permettent de « passer le temps » et de préserver le lien. C’est du pain béni pour le spectacle vivant. L’interruption des jeux à peine engagés (cf. les exercices d’assouplissement) en fait justement des canevas pour improvisations, appelle d’autant plus à les reprendre à notre tour, suscite un désir de jouer. La pièce contient ainsi plusieurs pièces en puissance. Que ce soit précisément le jeu des insultes qui ait été développé par les comédiens de Fréchuret n’est sans doute pas un hasard : le lien, la tendresse, sont dits avec les mots qui semblent en être la négation. Les personnages essaient d’être méchants mais n’y arrivent pas tout en se prenant au jeu d’insultes plus hilarantes qu’autre chose. Les personnages sont d’une infinie tendresse l’un envers l’autre, même au milieu des pires vacheries. Et Dieu sait si les conditions dans lesquelles ils se trouvent pourraient engendrer la méchanceté. Ainsi imitent-ils véritablement Pozzo et Lucky qui ne se réduisent nullement eux aussi à un rapport caricatural maître esclave (I) ou esclave maître (II).
L’image du spectacle peut-être la plus marquante a lieu lors du deuxième et dernier dialogue de Vladimir avec le Garçon vers la toute fin de la pièce. Houri se trouve à cour assis sur une cagette en plastique. Besson se tient debout à jardin. Entre les deux, Bolle-Reddat dort recroquevillé au sol. C’est ce choix qui me touche : faire dialoguer un Vladimir lucide et un Garçon amnésique à travers le corps endormi d’Estragon. Vladimir veille et nous avec lui. Le Garçon peut retourner voir ailleurs si Godot y est.


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Entretien avec Anne Alvaro et Audrey Bonnet https://www.insense-scenes.net/article/entretien-avec-anne-alvaro-et-audrey-bonnet/ Tue, 12 Jan 2016 23:08:26 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1089 ——–

Entretien réalisé le jeudi 30 avril 2015 à 11h dans la deuxième salle,

la Célestine, du théâtre des Célestins à Lyon.


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© Christophe Raynaud de Lage


Anne Alvaro et Audrey Bonnet ont joué le rôle du Dealer et du Client de Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès, dans une mise en scène de Roland Auzet, en mai 2015 hors les murs du Théâtre des Célestins à Lyon, au Centre commercial de la Part-Dieu. Le spectacle est repris aux Bouffes du Nord en février 2016 dans un dispositif différent.


Jérémie Majorel : Avant la rencontre de deux rôles, celui du Dealer et du Client, il y a la rencontre avec un texte dramatique, celui de Koltès. Anne Alvaro, c’est la première fois que vous jouez dans une pièce de Koltès, Audrey Bonnet il s’agit de la deuxième fois, après Sallinger mis en scène par Jean-Christophe Saïs en 1999 : quel sentiment avez-vous eu pour cette première ou nouvelle rencontre avec un texte de Koltès ?
Audrey Bonnet : Une dramaturgie du corps à l’épreuve de l’espace que créent ces mots-là. C’est fort, Koltès embarque les choses à un endroit qui n’est pas reconnaissable : on va à la rencontre comme d’une langue étrangère et pourtant c’est des mots que notre mémoire porte, on les sculpte à nouveau, on les redécouvre. Koltès travaille énormément sur la mémoire, ce que l’être humain a en soi.
Anne Alvaro : Je ne dirais pas « étrangeté ». Personnages, langue et dramaturgie sont inséparables dans La Solitude. Je ne me suis pas penchée sur les autres pièces. Nous sommes à la mi-temps des répétitions, il est donc difficile d’en parler de manière claire et avec la distance. On est vraiment dans la plongée, plongée dans la langue, mais aussi dans ce lieu qui fait office presque de dramaturgie malgré nous : le Centre commercial de la Part-Dieu. Le rapport qu’on a toutes les deux dans les essais, les expériences − chaque répétition est une expérience − qui nous font au fur et à mesure descendre dans les étages, est complètement mêlé. Cette pièce parle du secret. Comme dit Le Dealer : « devant le mystère il convient de s’ouvrir et de se dévoiler tout entier afin de forcer le mystère à se dévoiler à son tour »[[Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, Minuit, 1986, p. 48.]]. Koltès nous donne des pistes profondes, comme des mantras, à chaque détour de phrase. Quand on va au bout, quand on parcourt toute la pièce au cours des répétitions − cela nous est arrivé ici dans cette salle, au foyer là-haut, dans différents lieux du théâtre, et puis par deux fois seulement on est allé au bout du parcours dans le Centre commercial −, on sort de là et on se dit : « qu’est-ce qui s’est passé pour être aussi abîmées ? »
AB : C’est cela qui est étrange, ce sont des mots reconnaissables mais le voyage qu’ils font mènent à un endroit qui ne l’est pas…
AA : …qui nous dépasse complètement et qui fait que la seule chose qu’on peut tenir en ce moment, qui peut servir de boussole − pas fiable, la nôtre à chacune, elle peut devenir folle, elle nous fait nous perdre et nous retrouver −, la seule chose qui nous tienne, c’est le texte, c’est la langue. La langue, c’est le balancier pour ne pas tomber, ce qui demande des forces psychiques et techniques comme dans toute pièce de théâtre et avec tout auteur dignes ce nom.
JM : Ce que Koltès aurait en propre et que vous n’avez pas rencontré ailleurs serait donc ce point caché, profond, cette étrangeté, cet abîme, cette désorientation ?
AA : Lors d’un travail à la table de trois jours en décembre, on évoquait les textes du 18e siècle, ceux de Diderot, de Crébillon… cette nature-là d’échanges, de temps passé entre deux protagonistes, ne tenant que sur la langue et dans une langue très ciselée, très classique, admirablement construite. J’ai l’impression que c’est cela qui doit être assez bouleversant, dans le lieu du Centre commercial, dans cet endroit sauvage et tellement policé qu’il en devient obscène. Il y a la beauté de la langue, pas comme une langue hors de nous, poétique, au contraire extrêmement concrète et vivante, mais dans une forme tellement admirable. C’est cela qui dans un premier temps m’en a donné le goût, je me souviens du temps passé à mémoriser le texte avant de commencer à répéter, c’était un temps très heureux, totalement innocent. Je laisse infuser, j’ai ces mots en moi maintenant, dorénavant et pour toujours, cette phrase, ce phrasé, cette respiration.
JM : Dans certaines répliques on peut être sensible à une tension entre une langue maîtrisée, classique (concordance des temps avec conditionnels et subjonctifs, négations « ne… point », vouvoiement…) et des déchirements métaphoriques, rimbaldiens, parfois crus, voire de discrets dérèglements syntaxiques.
AA : Oui mais je ne le perçois pas comme des ruptures, c’est la même langue, c’est à l’intérieur du même tissu : la langue se déchire mais tient toujours, il y a toujours une trame, c’est de la toile de parachute, qui peut épouser toutes les formes mais résiste au vent.
JM : Comment les personnages s’exposent-ils alors ?
AA : Ils s’exposent parce qu’ils rentrent dans l’arène, à partir du moment où il y en a un qui prend la parole : la première parole, c’est déjà le deal, toi client, moi dealer, si t’es là c’est parce que tu veux et ce que tu veux je l’ai. À partir de là, ils s’affrontent, se frôlent, négocient, s’insultent, se caressent, etc. : toute la métaphysique de la relation humaine est en jeu. À la mi-temps du travail, on en est là, on ne sait même pas comment et si ce travail s’achève, ce qui ne veut pas dire qu’il sera achevé quand on arrivera à la première représentation ni même à la dernière ni même quand on va le reprendre si on le reprend… C’est une plongée déroutante.
AB : J’ai toujours du mal à parler des choses théoriquement. Chercher une métaphore, il n’y en a pas, il y en a déjà tellement dans le texte, Koltès s’amuse tellement à dire « comme… comme… comme… », je ne pense pas qu’on puisse trouver une seule métaphore pour cette pièce-là. Bizarrement, c’est très proche, je trouve, d’un langage d’enfant. Il y a une chose très reconnaissable dans tous ces temps qui se bousculent, toute cette grammaire qui arrive, on fait des tentatives avec les mots, on tente d’utiliser telle tournure et c’est repris. C’est très proche de l’enfant. Il en parle beaucoup d’ailleurs, il fait beaucoup de métaphores avec l’enfant. C’est une langue très familière. Ce qui est étrange est qu’elle surgit de très loin. Il la fait remonter à la surface.
JM : Percevez-vous des liens entre Clôture de l’amour de Pascal Rambert[[Duo avec Stanislas Nordey joué pour la première fois au Festival d’Avignon 2011 et qui a beaucoup tourné et été repris depuis.]] et cette nouvelle expérience ?
AB : Les choses sont reliées en moi consciemment ou inconsciemment. Le fait d’être deux, de déplier un temps particulier… Effectivement, j’avais dit à Pascal Rambert : « Mais on se retrouve un peu dans un face-à-face… » J’avais juste des photos en tête de Chéreau et Pascal Greggory. Et donc, via Chéreau, j’ai entendu La Solitude pour la première fois. Pascal Rambert lui-même me disait : « Sûrement, peut-être, pas consciemment, mais sûrement… » C’est tellement fort Koltès, je ne sais pas dans le chemin d’écriture de Pascal Rambert tout ce que lui aussi éponge, prend et comment les choses ressortent. On reconnaît chez Koltès au début Shakespeare, etc., on voit la langue des écrivains qui le traversent, qu’il travaille et qui le travaillent. Puis, tout d’un coup, cela devient autre chose. Alors je ne sais pas, ce n’est pas une certitude, c’est dans l’air de notre temps. Les auteurs travaillent avec une chose tellement vaste et qui devient intime. Un pont entre La Solitude et Clôture de l’amour serait comment la vastitude d’un mot devient intime, la recherche de tout ce qu’un mot contient vraiment pour soi. Le Dealer et Le Client font constamment cette quête, ils s’envoient des mots et c’est repris, chacun précise qui il est avec ce mot : « désir », « plaisir », « mains », « peau »… Dans Clôture, il y a cela aussi, mais la parole ne s’imbrique pas de la même manière, quoiqu’elle s’imbrique avec le silence de l’autre là aussi. La typographie n’est pas la même quand on regarde le livre, mais on retrouve comment les mots sont repris et retravaillés et ce qui se vit entre deux solitudes. Je pense à cette belle interview de Koltès avec Lucien Attoun. J’écoutais beaucoup l’enregistrement audio quand avec Jean-Christophe Saïs on avait travaillé Sallinger. J’adorais écouter Koltès le matin avant d’y aller : c’est tellement beau comment il parle, c’est son silence qui parle, c’est fou sa respiration. Attoun va directement l’attaquer sur la solitude et Koltès développe une chose tellement… il faut l’entendre.[[« Juste avant la nuit », interview réalisée le 22 novembre 1988, diffusée sur France Culture le 14 avril 1990, publiée dans Théâtre/Public en juillet 1997 et sous forme d’extrait dans Le Magazine littéraire en février 2001. Audrey Bonnet faisait sans doute allusion à ce passage : « – Oui, mais on peut quand même essayer de vivre à deux… Vous n’aimez pas tellement ça, vous… / – (Rire). Avec qui, Seigneur ? Non, non, non… ça, quand même, faut pas exagérer… (Rire). Non. Mais même à deux les gens sont terriblement seuls. C’est pas ça qui résout le problème… Vivre à deux, c’est un peu la trouille de la solitude… Et en même temps ça résout pas le problème… alors… Rentrer le soir et trouver quelqu’un à la maison, c’est quand même un peu… Moi je préfère sortir le soir… pour trouver quelqu’un. Franchement… non mais c’est vrai… »]]
AA : Dans l’interview écrite, ce qui frappe aussi c’est les points de suspension, les « (Rire) »…
AB : …un rire décroché, un rire ailleurs déjà.
JM : Koltès parlait de « deux monologues qui tentent de cohabiter » à propos de La Solitude et avait écrit d’abord les répliques de chacun séparément avant de les entrecroiser ensuite. L’adresse est d’autant plus nécessaire qu’elle ne va pas de soi.
AA : Je lutte avec ça, sur ce que j’appelle maladroitement des « réponses ». Ce ne sont jamais des réponses, c’est plus de l’ordre de la musique, du jazz, quand on reprend un thème. Il y en a un qui parle, qui va au bout de son impro, il a lancé quelque chose et, à ce moment, c’est un autre instrument, un autre musicien qui lui fait écho, mais dans son genre à lui, tout en reprenant des thèmes. Notre instrument, c’est la parole et la pensée, avant ou après la parole, mais inséparable de la parole. On travaille à la déchiffrer autant avec ce à quoi on fait appel dans notre musicalité profonde comme actrices et aussi notre pensée qu’on corrige à chaque fois : d’un jour à l’autre il y a quelque chose qui nous apparaît, qui n’est pas vraiment de la pensée, mais de l’intuition, on travaille avec ces rêves-là…
JM : Koltès a pu dire justement qu’il voyait Le Dealer comme un bluesman et Le Client comme un punk. En outre, Roland Auzet est connu pour faire du théâtre musical. Vous interprétez chaque rôle comme une partition ?
AB : Les spectateurs auront des casques avec une musique que Roland Auzet est en train de composer et que nous n’aurons pas, qu’on ne veut pour l’instant du moins pas avoir, ceci afin de chercher notre propre musicalité.
AA : Dans un spectacle précédent de Roland Auzet, La Nuit des brutes (2010), une pièce de Fabrice Melquiot, il y avait un chanteur, un électro-acousticien et un musicien en live sur le plateau, plein de repères, rendez-vous, au millimètre, sur le son, la musique. Là, Roland Auzet a composé une partition sonore mais indépendamment, parallèlement plutôt, à nous. Encore une fois, nous sommes à la mi-temps du travail, mais il a l’intention d’injecter cela dans les oreilles du spectateur-auditeur qui, lui, fera le mixage en direct avec ce qu’il entendra de nous. Dans le temps de travail où nous sommes, nous n’avons pas envie d’être influencées par ce que nous entendrions, par ce que j’entendrais lors de mon entrée dans la parole par exemple : j’aurais l’impression d’épouser un pléonasme, de lutter contre un pléonasme ou d’être accompagnée d’un pléonasme.
AB : Je vais repasser par le faire encore avec une fois au moins, j’en ai besoin, même si c’est contrariant, pour oser vraiment lutter contre, entendre dans quoi, avec quoi, le spectateur va être, pour pouvoir quand même en avoir une mémoire et être aussi en travail avec cela, parce que j’aurai peur finalement d’être dans le pléonasme sans le savoir…
AA : C’est mon côté autiste, de même que je m’accommode très bien de ne rien voir et d’entendre à moitié, pour le moment je préfère ne pas entendre ce que le spectateur va entendre. Le spectateur fait toujours le montage final quelle que soit la pièce, cela lui appartient. On ne peut prétendre diriger, prévoir et organiser une représentation.
AB : Le spectateur en l’occurrence aura un champ de liberté plus visuel que sonore car on lui met quand même dans les oreilles ce qu’il aura à entendre. Impossible de refuser le casque car nous serons trop loin pour qu’il entende nos paroles sans.
JM : Il y aura une dissociation entre le son et l’image ?
AA : Il s’agirait plus, en langage cinématographique, d’une profondeur de champ. Le public sera disposé aux deux étages du Centre. Nous serons partout : escalier à double révolution, plateforme, ascenseur, galeries… L’incontrôlable sera la figuration gratuite des gens qui circulent, passent dans tous les sens, s’assoient. En temps ordinaire, la sécurité du Centre empêche les gens de s’assoir sur l’escalier ou de s’allonger sur les bancs…
JM : C’est l’espace néo-libéral par excellence. Vous allez pouvoir en faire autre chose ?
AA : Un deal dans un endroit où précisément cela se passe comme ça, un endroit de refuge de tous les échoués de la Part-Dieu. Certains viennent dormir. Il y a du Wifi gratuit. Certains attendent la fermeture pour traîner, faire leurs mails, téléphoner, se donner rendez-vous, chasser, se chercher… Mais jouer cette pièce en ce lieu ne sera pas du détournement à la Debord, il pourrait y avoir du pléonasme… On échappe sans doute au pléonasme parce qu’il y a de l’incontrôlable. Lors des dernières répétitions, on commençait à faire des essais avec les lumières, deux poursuites qui nous cadrent un peu, nous font repérer des spectateurs, parce qu’on ne peut pas localiser la voix, on l’entend, mais qui parle ? Si on n’a pas repéré que c’est Audrey gros plan face, si ce n’est pas un tout petit peu mis en relief par la lumière − moi ça m’arrive tout le temps − on peut croire qu’une personne nous parle alors que c’est une autre. Qu’il y ait la lumière lors des deux dernières répétitions a fait que les passants ne s’approchaient plus. Le travail est encore en cours pour régler l’apparition et la disparition de la lumière, qu’elle n’arrive ni trop tôt ni trop tard, qu’il y ait comme de l’aléatoire là aussi.[[« Au Bouffes du Nord, le théâtre sera plongé dans un brouillard complet redéfinissant les contours de l’action dramatique. Le public et les actrices ne feront qu’un organe déambulatoire où la quête koltésienne se déroulera. Des casques pour chaque personne du public seront proposés pour entrer dans l’intime des mots, de la situation et du corps des actrices. » Cf. programme de la saison 2015-2016 des Bouffes du Nord, p. 19.]] L’acteur va toujours plus vite que le metteur en scène parce qu’il est sur le plateau…
JM : Il y a une histoire très marquée de ces deux rôles, créés par Isaach de Bankolé et Laurent Malet début 1987, repris par Chéreau et Malet fin 1987, puis par Chéreau encore et Gregorry en 1995.
AA : C’est devenu un classique, avec comme tout classique un mythe qui s’attache. Roland Auzet m’a proposé tout de suite de lire Le Dealer quand on a fait un essai avec Audrey. Nous avons dit oui tout de suite. J’ai reçu comme un cadeau de la part de Roland Auzet ce rôle écrit pour un homme. J’ai accueilli cela avec bonheur et évidence. À aucun moment je me suis dit : « Qu’est-ce que je fais de ça, moi femme ? » Très vite, on s’est mis d’accord de ne pas féminiser le texte, de ne pas l’aborder dans l’esprit du travesti. Après se pose la question de comment on est habillé, question qui se pose chaque fois quoi que l’on joue, c’est annexe. Le texte confirme qu’avant le personnage il y a ce qui s’échange : plus fort que le personnage, ce qui creuse la pièce, c’est le deal, les paroles du deal.
JM : Pourquoi cette évidence du rôle ?
AA : Dans l’échange avec Audrey, c’est évident que les mots du Client soient dits par elle comme c’est évident que les mots du Dealer soient dits par moi. Cela touche à quelque chose d’intime qui est sur le feu en ce moment…
AB : Depuis que j’ai commencé le théâtre, je ne me suis jamais posée la question garçon / fille. Le premier rôle que j’ai dû faire a sans doute été M. Brun dans La Partie de cartes de Pagnol. Quand on me propose une pièce, il m’est arrivé avec des metteurs en scène de leur dire : « Mais pourquoi je ne peux pas jouer Jacques le mélancolique dans Comme il vous plaira par exemple ? » Je n’ai pas du tout la notion de sexe quand je lis un texte. Merci à Roland Auzet, pas seulement pour des raisons, comme Anne, intimes et inexprimables…
AA : Cela m’excite davantage. J’ai joué beaucoup de garçons, des hommes, des travestis shakespeariens. J’ai un passé de personnages masculins assez conséquent. Cela vient de là cette évidence peut-être. « Devant vous, je suis comme devant ces hommes travestis en femmes qui se déguisent en hommes, à la fin, on ne sait plus où est le sexe »[[Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, p. 32]], dit Le Client : définition qui va comme une flèche droit dans le point rouge de la question du genre.
JM : Roland Auzet déclare dans une vidéo présentant le spectacle sur le site des Célestins : « La question du désir féminin me semble intéressante à mettre aujourd’hui au plateau. » Koltès, une des rares fois où il s’est exprimé sur son homosexualité, dans un entretien de 1983, précise : « Mon homosexualité n’est pas un pilier solide sur lequel je peux m’appuyer pour écrire. Sur mon désir, bien sûr, mais pas dans sa particularité homosexuelle. D’ailleurs l’expression du désir me paraît être la même chez l’homosexuel et l’hétérosexuel. Le langage du désir est un langage intérieur qui ne me semble pas être défini, délimité, d’après le destinataire. Il y a pourtant une forme de déracinement propre à l’homosexuel. C’est une chose que je perçois mais que je n’arrive pas encore à situer. Lorsque je l’aurai comprise, je pourrai en parler. »[[Bernard-Marie Koltès, Une Part de ma vie, Minuit, 1999, p. 30 (Le Gai Pied, 19 février 1983, à l’occasion de Combat de nègre et de chiens).]] Y aurait-il une particularité, qu’elle soit féminine ou homosexuelle, du désir dans la pièce ou ce spectacle ?
AA : Koltès dévie peu à peu vers le « déracinement »… « Aucun sexe, passé le temps où l’homme a appris à s’asseoir et à se reposer tranquillement dans sa solitude, ne ressemble à aucun autre sexe, pas plus qu’un sexe mâle ne ressemble à un sexe femelle ; […] il n’est point de déguisement à une chose comme celle-là, mais une douce hésitation des choses »[[Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, p. 35.]], dit Le Dealer. Cela ouvre sur l’imaginaire et le trouble tout autant que si c’était un Noir avec un Blanc, un bluesman avec un punk, un chien avec un chat… Qu’est-ce que ça fait quand ces mots sont échangés là au masculin par deux filles qui ne jouent pas des garçons mais qui sont ce qu’elles sont, dans leurs corps ?
AB : Le Client dit que pour lui il n’y a pas de séduction, plus tard qu’il n’y a pas non plus d’amour. Je ne me situe nulle part ailleurs que dans ces mots-là au moment où je les dis sans y mettre d’idée particulière, de théorie, sans vouloir embarquer telle phrase à tel endroit pour l’amener dans un sens particulier, y mettre une couleur, une teinte particulière parce qu’elle va se modifier chaque soir et peut-être qu’un soir elle prendra l’allure d’une séduction et l’opposé le lendemain. Le désir fait question à tout moment chez l’être humain.
AA : On peut se poser la question du désir quand on est à l’écoute de nos réactions à l’intérieur. C’est complètement réactif : est-ce que c’est du désir que j’ai, que je provoque ou que je reçois ? Il n’y a pas le temps de cette interrogation-là. Le secret du deal est le deal lui-même. Cette question nous traverse par instants.
JM : Koltès a pu affirmer : « On ne “joue” pas plus une race qu’un sexe. »[[Bernard-Marie Koltès, Lettres, Minuit, 2009, p. 476 (lettre à Stéphanie Hunzinger, son agent, du 18 décembre 1983, à Paris, concernant les mises en scène à l’étranger de Combat de nègre et de chiens).]]
AB : C’était sa vérité à ce moment-là, peut-être qu’aujourd’hui, s’il était encore là, il dirait : « On s’en tape. »


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Massif central, De la base et du sommet… https://www.insense-scenes.net/article/massif-central-de-la-base-et-du-sommet/ Sun, 10 Jan 2016 13:00:38 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1086 —-

Massif Central mise en scène de François Lanel

Compagnie de l’Accord Sensible

Avec – Léo Gobin, Grégory Guilbert, Julie Hega, David Séchaud & McCloud Zicmuse


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En sus d’un mois de janvier consacré à la thématique du « rapport du théâtre au réel », à la marge de rencontres et de débats, la Renaissance de Mondeville programme plusieurs créations qui, entre autre, à côté de Finir en beauté de Mohammed El Khatib, auront permis à François Lanel, jeune metteur en scène et directeur de la compagnie l’Accord sensible, de présenter Massif Central. Une partition plastique et musicale, textuelle aussi, qui met en avant les tribulations d’un groupe de comédiens… devant un monticule qui appelle la poésie de Char de la base et du sommet.


Processus
De l’apparition revendiquée du théâtre documentaire des années 20 aux écritures du réel du XXIème siècle, de L’Instruction de Peter Weiss mis en scène par Erwin Piscator, aux œuvres inattendues de collectifs comme celles de Rimini Protokoll, ou de Milo Rau… les théâtralités (processus poétiques et modelés esthétiques) n’ont eu de cesse de convoquer sous des modes régénérés le « mouvement de la réalité ». Dans le sillage de ces séismes artistiques, il s’agissait certes de marquer une rupture avec l’esthétique bourgeoise (« l’art bonasse » rappelle Alain Badiou) et son rapport au divertissement, mais également de trouver d’autres modalités de travail afin d’en finir avec l’industrialisation de l’art et les modes de consommation qui favorisent l’émergence et la continuité de cultures liées au système libéral : à son entreprise d’anéantissement de la diversité ou son désir d’uniformisation de produits encourageant la consommation de masse.
Dès lors, l’enjeu inhérent aux écritures du réel – qui concerne pour une part l’avenir de l’esthétique théâtrale : passage du souci scénique aux dispositifs scénographiques, du personnage à la figure, du patrimoine littéraire dramatique à l’océan des sons poétiques…– relève simultanément d’un enjeu politique qui convoque un questionnement sur les modes de production, sur l’organisation du travail, sur l’inscription dans le champ social, sur la réception… Toute chose qui, en définitive, a problématisé le lien que le spectateur entretenait à la « Représentation » puisque les formes proposées ont impacté également la prescription idéologique qui gouvernait à la pratique du théâtre qui devait, la chose fut claironnée au plus haut sommet et prit les accents Malrauciens : « être populaire ».
Un syntagme figé sur lequel personne ne s’accorderait, et dont le débat d’idée peut s’incarner, dès l’origine, dans le clivage entre Vilar (théâtre populaire et civique ou citoyen) et Brecht (populaire et politique ou révolutionnaire). Qu’est-ce qui a été populaire ? Qu’est-ce qui l’est ? Qu’est-ce qui le sera ?
Il est vraisemblablement difficile de formuler une réponse à cet endroit et de promouvoir l’idée d’une définition définitive au regard de la mondialisation des pratiques artistiques. D’autant que le mouvement de l’Histoire et les mutations sociétales ne permettent plus d’ignorer les processus d’interculturalité et la diversité culturelle des sociétés. Remarques et précisions qui nous conduisent de facto à exclure que serait « populaire » la seule médiation des formes patrimoniales qui sont « concurrencées » par les Arts vivants, l’entretien de l’ancien au détriment du nouveau, la reconduction de techniques connues et donc traditionnelles contre l’innovation technique imprévisible d’aujourd’hui…
D’évidence, l’imagination a pris le pouvoir sur l’équation « sensible = compréhensible », et ce qui avait été donné, pendant longtemps, comme un adage indépassable, se trouve révolu.
L’hybridation des genres (et la fin des genres), le métissage des pratiques (notamment l’influence du mouvement de l’Arte povera italien des années 60), l’ouverture à l’interdisciplinarité, l’exploration de croisements entre arts et sciences entre autre, les pratiques immersives, l’abandon de catégories structurantes (narration, psychologie, incarnation, fiction…), la présence d’un réel brut… vaut aux formes scéniques, aujourd’hui, d’être ouverte sur un monde d’expérience-à-faire, plus qu’elles n’entretiendraient un espace de reconnaissance. La reconnaissance portant ici tout autant sur les formes spectaculaires proposées (qu’est-ce qu’il y a comprendre ?) que sur le rapport que le spectateur peut entretenir à l’économie et l’organisation du spectacle (qu’est-ce que c’est que ça ?).
Du Théâtre en marche de Craig au Partage du sensible de Rancière, du Petit Manuel d’Inesthétique de Badiou au Dispositifs pulsionnels de Lyotard… la scène offre ainsi au regard des formes qui, pour autant qu’elles sont partageables, sont parfois difficilement identifiables au regard de principes (archaïques) qui ne valent pas pour toute création.
D’un suffixe qui aura problématisé cette relation et ces tensions, le « post » est à la mode : post-conceptuel, post-dramatique, post-modernité… et rend compte de la fin du PTTT. Comprenons « petit travail théâtral tranquille ».
Bref, ce « tournant esthétique » qui aura ébranlé, selon quelques-uns, le dit « populaire », et aura simultanément mis à mal le mythe de la communauté assemblée (vieille fondation grecque que l’on traduit encore en allemand par Mitsein : « être ensemble »). Et d’ajouter que dans ce champ de batailles (et de scandales), le spectateur a encore le loisir d’être ce conservateur ou cette veuve endeuillée qui « regarde » le nouveau en ayant les yeux tournés vers le rétroviseur (comme l’écrivait Bourdieu), ou de revoir sa copie (allusion à la fin de la mimésis), de suspendre le jugement (époché disent les grecs), de se débarrasser du logos (traduit généralement par le mot de « raison ») pour se laisser travailler par des régimes de sensations (épos disent les héllènes) jusqu’à maintenant in-inventoriés. La sensation n’excluant pas le déplaisir, l’inquiétude, l’étrangeté, la distance, etc… ou un contrepoids au plaisir, à la compréhension, la reconnaissance… à la communication… puisque l’œuvre d’art n’est pas aliénée à celle-ci.
Au terme de ce rapide inventaire des métamorphoses de l’histoire de la scène (pas plus abstraite mais qui a gagné en complexité), le travail de François Lanel apparaîtra dès lors comme l’un des résultats des choix esthétiques et poétiques qui sont de la responsabilité de ceux qui créent et distinguent, en conscience, un processus de création (choix d’un mode d’élaboration du travail), d’un mode de représentation (mise en place d’une forme esthétique), d’un rapport à la réception relevant du seul esprit du spectateur. En choisissant le milieu rural et en allant à la rencontre de Luc et Nicole Bignon de la ferme du bout du chemin, comme en trouvant une oreille auprès de Patricia Trohel et Alain Fondin de la Bergerie Sédouy, le collectif que dirige François Lanel ne s’inscrivait pas dans un travail théâtral qui serait le miroir de la paysannerie ou du monde agricole. Il ne ferait pas de Massif Central un documentaire sur l’agriculture, l’élevage ou « on ne sait quoi »… Non, il allait juste à la rencontre d’un territoire (comme il le précisera dans l’entretien qu’il aura avec la salle), et donc d’un espace qui lui donnerait matière à penser, à renouveler sa pensée, a être supris par la pensée, peut-être à retrouver des sons, des odeurs, des paysages, des parlés… dont on sait qu’ils sont le matériaux du champ poétique que l’imaginaire de l’artiste transforme. La « Dame Blanche » ou une jeune chouette (que Lanel évoque dans le programme) relève de ces instants furtifs propres à l’imagination qu’il amalgamera sans doute à souvenir du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, ou une citation de Deleuze sur « le charme des gens ». Et rien de Massif Central ne renverra à cela directement, mais Massif Central sera la forme, proche et lointaine, de ces précipités…
Sur scène
Quelques longues et intenses minutes entretenues par une pénombre qui laisse deviner un « monticule »… Voilà, ça commence comme ça, par un ralenti où l’œil et l’oreille sont à l’écoute d’un espace chromatique où quelques murmures inaudibles donnent présence à un peuple invisible. Temps sauvage, en définitive, hors temps précisément où à l’abri du regard et à peine perceptible, autour du monticule, semble s’affairer un monde tribal. Sensation et rencontre d’un 3ème type où une sculpture (car le massif est d’abord une sculpture) concentre l’énergie magmatique des choses sensibles qu’elles couvent et qui sont en devenir. Alors ça deviendra… Quoi ? à vrai dire peu importe le quoi ! Ici, ça serait plutôt la question du comment qui est à l’œuvre. Comment faire quelque chose dans un espace où il y a ce point central, ce massif central. Avec la lumière qui se lève sur l’espace scénique, on distinguera ce qui est donné pour un homme dans une pirogue. Dans les marges, en combinaison de protection (voilà un signe des nouvelles techniques agricoles pour ceux qui voudraient être rassurés), balançant de longues perches, des êtres humains sans doute. Et ce peuple-là, dans un rapport d’étrangeté à l’environnement semble s’inquiéter d’une tâche qu’ils sont les seuls à connaître. Quand ça s’arrêtera pour une raison aussi inconnue que la cause de ce monde visuel, ils passeront à autre chose. Le massif découvert laissera apparaître une structure en bois qui est son squelette. Et un type embarrassé devant un panneau d’information viendra expliquer à la salle ou à ses comparses de quoi il retourne. Coupes du terrain, éléments d’orientation, schémas précis… le propos presque scientifique qui relève autant de la topographie que du bavardage touristique s’ouvre à une naïveté métaphysique. « vous êtes ici »… peut-on lire, tout en observant la clique qui se livre à quelques travaux herculéens. Gregory Guilbert mi Monsieur Hulot mi ingénieur a besoin de « découper la structure pour comprendre la structure »… dont il prend la mesure (au propre comme au figuré). Autour de lui Julie Hega, Mccloud, Léo Gobin et David Séchaud pourraient être les figures musicales et instrumentales d’un barnum en débandade. Qu’en dire, sinon qu’ils sont tous attachés, passionnés et dans l’attraction naïve de la sculpture massive à laquelle ils finissent par s’attaquer pour la désosser.
Second temps du travail de François Lanel qui abandonne le rapport explicatif, figuratif et narratif (pas moins poétique) au massif, pour entrer dans un mouvement chorégraphique et un espace linguistique ubuesque. Devenue module, la sculpture mise en pièce donne au monde des « chercheurs » l’opportunité de faire corps avec elle dans un ballet improbable où la grâce est volontairement absente puisqu’on lui a substitué l’instinct de la vivacité. Second temps, disons-nous, qui livre les métamorphoses d’une bande, sous la houlette du verbe d’un gourou en lisière d’une folie douce qui entraîne son petit monde sur les marches de la vie intérieure. Expression du Soi en quelque sorte pris dans l’équilibre des modules dansants. Drôle de monde, drôle d’équipée sauvage, inattendue, que le final et une méditation musicale sur le monde des castors qui nous ressemble viennent parachever pour marquer la fin de cette épopée.
Théâtre d’objet sans sujet … ?
Oui, c’est tout un rapport aux objets qui est mis en place dans Massif Central. Objets détournés et improbables qui les font passer du côté du ready made. Objet d’attention aussi quand François Lanel donne à son travail la couleur d’un jeu d’enfant inséparable des joutes d’adultes où la naïveté voisine avec le sérieux, la rigueur avec l’entêtement, l’obsession avec la douce folie. Et dans cet univers théâtral en limite de l’espace asilaire, c’est encore la musique et la danse, à l’origine du théâtre, qui sont mis en avant. Et là où les anciens auraient lorgné du côté de la procession et de la ritualisation arrimant le sens et la signification à quelques références extérieurs, François Lanel et sa bande (soulignons le talent du comédien Gregory Guilbert qui la guide) invitent à regarder au-delà, par-delà… Un par-delà la référence et le sens puisqu’ici la scène est le lieu où tout est inventé à grand coup d’imagination…
Aussi, alors que le noir se fait, Massif Central s’achève un peu plus loin qu’il n’avait commencé. Un brin plus loin puisqu’il ne s’agissait pas, ici, d’aller vers, ou de finir sur… mais juste d’avoir traversé les mondes imaginaires, et peut-être avoir été traversé par celui de Massif Central. À la pénombre succède un noir final où à la dernière note de musique on comprend qu’on en a terminé avec cette ballade qui aura développé de curieux paysages inventés.


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Les élégies féminines de Warlikowski https://www.insense-scenes.net/article/les-elegies-feminines-de-warlikowski/ Fri, 11 Dec 2015 21:18:14 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1078

Le château de Barbe-Bleue / La Voix Humaine


— mise en scène : Krzysztof Warlikowski

— direction musicale : Esa-Pekka Salonen

— d’après les opéras de Bartok/Belazs, et de Cocteau / Poulenc

— Opéra Garnier – Automne 2015, Paris

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images © Bernd Uhlig


Entre Barbe-Bleue – l’opéra symboliste et légendaire de Bartok (sur un livret de Bélà Balàzs) – et La Voix humaine – le monodrame réaliste et intime de Poulenc (d’après la pièce de Jean Cocteau) –, rien de commun, aucun dialogue possible. Mais c’est dans cet entre énigmatique, aberrant et donc essentiel que Krzysztof Warlikowski fraie sur la scène de l’Opéra Garnier. En suturant les deux opéras pour une œuvre rapide et tendue, le metteur en scène polonais ne fait pas seulement entendre les puissances de l’inconscient féminin à travers (et contre, surtout) le propos originel des œuvres, il travaille à prolonger son geste d’écriture théâtrale où résonne davantage que les voix des amours féminines massacrées : c’est la puissance du sacrifice qu’il fouille quand la mort ouvre la possibilité de la vie.


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C’est un geste dont l’audace folle fait déjà œuvre. Audace de réunir en une soirée deux opéras opposés en tout point. Dans le drame, la langue ou le langage musical, dans les thèmes, la portée ou le sens, dans l’imaginaire comme dans le symbolique, nul n’est plus éloigné de l’opéra de Bartok que celui de Poulenc.
L’œuvre des deux Bélà, Bartok et Balàzs – créée à Budapest en 1918 – est tissée dans l’imaginaire du conte Barbe-Bleue transfiguré par les obsessions du musicien et du poète hongrois. Là, Barbe-Bleue (John Relyea, hiératique), dans la solitude de son château, est rejoint par Judith (Ekaterina Gubanova, généreuse – et habillée de vert, la couleur interdite, comme pour défier son propre malheur), qui a renoncé à tout, famille et fiancé, pour l’épouser. Les murs sont humides et froids, et pleurent la tristesse d’un Barbe-Bleue mélancolique, secret, tendre peut-être. La jeune femme vient apporter le jour sur cette vie, et voudrait ouvrir les sept mystérieuses portes qui cachent le soleil. Par sept fois, elle va demander à son amant les clés de ces portes, par sept fois, il va refuser, puis céder sept fois : chacune des portes s’ouvre sur un terrible secret. Une salle de torture, une chambre d’armes, un lac de larmes, un jardin arrosé de sang, un empire lointain… Avant l’ouverture d’une porte, le château gémit. Après la découverte de ce qu’elle scellait, la terreur de Judith redouble son désir de voir, de savoir, de toucher. La dernière porte résiste davantage : Barbe-Bleue prévient : « prends garde à nous ». Puis il cède de nouveau. Judith pense qu’elle va découvrir les cadavres de ses anciennes épouses, comme le dit la légende. La légende se trompe. Dans la dernière porte, trois épouses attendent, bien vivantes : chacune appartient au temps symbolique de l’existence et du jour – il y a l’épouse du matin de la vie de Barbe-Bleue, une épouse du midi, et une épouse du soir. Judith sera l’épouse de la nuit, obscure et infinie dans laquelle elle entre, terrifiée. Lui la pare de bijoux et du manteau noir de son emblème ; la pièce s’achève comme elle avait commencé : sur la solitude de Barbe-Bleue en son château qui gémit et qui pleure. Solitude cette fois sans rémission possible.
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Comme est sans rémission celle d’Elle, la voix humaine de l’opéra de Poulenc créé en 1959 qui se saisit du texte de Cocteau pour en exalter la douleur sans emphase. Elle est seule dans la chambre, et reçoit l’appel par téléphone de son amant qui vient de la quitter. La solitude est écrasante : on la perçoit dans les silences de l’homme, puisqu’on n’entend que les paroles de cette femme. Paroles cousues de plusieurs motifs qui s’entrecroisent et s’emmêlent – contraste avec la tragédie de Bartok /Balazs, où un seul motif règne : celui du sang. La femme expose, dans l’intimité de la conversation téléphonique, la banalité quotidienne de l’amour, celui de la bourgeoisie des années trente. On sait combien cette pièce fut attaquée violemment par les surréalistes : cette transparence revendiquée de la vie et de l’art, cette représentation absolue du réel qui voudrait ainsi le rejoindre, comment l’accepter ? Mais Cocteau joue avec les illusions. Plusieurs fois, la liaison téléphonique est mauvaise, les « allo » désespérés déchirent l’espace de quelques instants la véritable tragédie : celle de l’écoute et de la séparation que figure le téléphone, cette arme qui donne l’illusion d’une liaison [[« … Allo ?… Je croyais qu’on avait coupé… Tu es bon mon chéri… Mon pauvre chéri à qui j’ai fait du mal… Oui, parle, parle, dis n’importe quoi… »]]. « Si tu ne m’aimais pas et si tu étais adroit, le téléphone deviendrait une arme effrayante qui ne laisse pas de trace, qui ne fait pas de bruit », dit-Elle.
L’illusion de l’appel est cruelle qui ne cesse de dire que l’homme n’est pas là et qu’il ne reviendra pas. Le drame quotidien se fissure dans les silences que la musique fait entendre, aussi : dès lors, on comprend peu à peu que la vérité et le mensonge se renversent. L’homme n’est pas chez lui, contrairement à ce qu’il disait, mais chez sa nouvelle maîtresse ; tandis que la femme n’est pas la courageuse qu’elle revendiquait au début : mais au comble du désespoir et au bord du suicide.
Dans l’un et l’autre opéra, l’attaque contre la forme même du chant lyrique est manifeste. Elle est portée au lieu du chant, à l’endroit du lyrisme. Bartok comme Poulenc choisissent une troisième voie, qui ne serait pas le chant virtuose, mais pas non plus le récitatif au près de la parole. Plutôt un aria mineur, phrasé qui tendrait à rejoindre la mélodisation en puissance de la langue, hongroise ou française. Quelque chose qui voudrait tout à la fois ne pas céder à l’opéra tout en le portant à ses limites.
Voilà qui pourrait donner une première clé pour saisir le choix de Warlikowski de réunir ces deux œuvres – énigme à plus de sept portes. Une attaque des codes pour mieux les refonder ; l’agression comme façon de retourner les motifs et les conventions ; le refus des identités et des normes comme force d’acquiescement. Tout pour séduire Warlikowski. Quels sont donc ces opéras qui ne chantent pas assez et ne parlent pas vraiment ? Des opéras mineurs et majuscules, où les solitudes envahissent tout, où l’espace est la parabole d’une conscience, et où la parole avance comme les mains dans l’ombre qui vont toucher ce qu’elles voudraient repousser ?


Fidèle aux violences que portent les deux œuvres, Warlikowski va ainsi, sur les deux fronts, trahir le propos originel ; et, dans les deux cas, parler à travers ces voix pour mieux en desceller la portée contemporaine.
Prendre le parti de Barbe-Bleue pourrait n’être au pire qu’un caprice, au mieux qu’une hypothèse, elle est ici une bifurcation décisive qui soulève l’œuvre dans des directions inattendues. Là, Judith semble à première vue une maîtresse trop pressente, enfiévrée, dont l’amour consume l’amour et qui fabrique dans son désir effréné sa propre perte [c’est la lecture que l’on trouve dans bien des critiques, sous la plume de Raphaël de Gubernatis pour [le NouvelObs, ou de Fabienne Arvers et Patrick Sourd pour les Inrocks…]]. Mais ce serait prêter aux personnages de Warlikowski une épaisseur psychologique qui n’existe qu’en surface. C’est oublier surtout combien le lieu est ici l’espace intérieur d’un fantasme, et les créatures qui traversent esseulées l’espace immense du plateau de l’opéra Garnier, des figures égarées d’un théâtre mental. C’est la psyché féminine que Warlikowski explore et interroge ; ou plutôt, c’est son théâtre qu’il voudrait interroger à travers elle : à l’ouverture du spectacle, une spectaculaire image des gradins de l’Opéra nous fait face, projetée sur le fond de scène – gradins vides, qui désignent à la fois le double du théâtre, et son intériorité, le creux d’un mystère. Science de Warlikowski : dénoncer l’illusion pour ce qu’elle est, refuser la dualité de la scène et de la salle comme surfaces de répartition, pour mieux traverser l’une et l’autre et les interroger, l’une par l’autre.
« En général, la scène dérange ; on voudrait en descendre et entrer dans la salle. Il faut l’oublier, en faire le prolongement de notre conscience. Ce lieu est en fait le plus grand obstacle du théâtre. La scène crée la distance, elle se trouve du côté saint, du côté de la convention, des attentes, au lieu d’être le lieu de l’imagination. Le mieux serait qu’il n’y ait pas, au théâtre, de lieu défini pour le jeu, que nous échangions sans cesse nos rôles, nous les spectateurs, vous les acteurs [[Gruszczynski, Piotr, Krzysztof Warlikowski, Théâtre écorché, Actes Sud, Arles, 2007, p. 49]]. »
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D’emblée, Warlikowski place le combat sur cette ligne de front : le théâtre comme construction d’un imaginaire capable de faire signe vers le monde. Loin de vouloir revisiter une fable, un répertoire, un mythe, c’est son théâtre qu’il voudrait réinventer, c’est-à-dire rien de moins que le théâtre, son rôle et sa portée. La psyché féminine est l’outil de cette exploration : nulle proposition pour révéler une quelconque vérité de quelque être que ce soit, plutôt la diffusion d’une inquiétude, et surtout – comme toujours chez Warlikowski – la désignation d’une impossible identité que le théâtre va malmener, et réinventer.
Warlikowski sait traverser à la fois les motifs d’une fable et les enjeux de son théâtre par l’espace qu’il dresse et sape : le château de Barbe-Bleue pourrait être à la fois le lieu du drame et le reflet d’une intériorité, tout comme le double du théâtre. Les portes qui s’ouvrent sont ici des blocs de surface transparente qui coulissent et entrent sur scène. Dans Koniec, le hors-champ à Cour et Jardin était central, comme dans Cabaret Varsovie : ici, les coulisses viennent envahir le plateau, comme un secret qui, révélé, ravage la surface et l’abolit. Beauté plastique de ces invasions de profondeur, dans cette latéralité souple, en jeux de miroir qui viendront se superposer, quand sept praticables transparents joueront d’un reflet à l’autre redoubler l’espace et le rétrécir, l’envahir et le rendre impossible.
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Et puis, il y a la puissance des vidéos (de Denis Guégin) projetées à l’arrière : d’abord striée, l’image est un faisceau de lumières (celles de Felice Ross) qui tord l’espace et engage la lecture onirique. Hypnose. Fantasme. Délire. On entre ici comme dans un caveau : plus Judith voudrait ouvrir des portes pour faire entrer la lumière et la vie, plus elle s’engouffre dans la nuit qui va la recouvrir. Chaque porte qui s’ouvre semble une avancée supplémentaire dans le cercle d’un enfer. La vidéo d’un enfant, en noir et blanc – mais larmes de sang rouge – ralentit le temps au lointain, distant les surfaces, étire la durée. Gémissement. La porte s’ouvre : au lieu de s’ouvrir sur le dehors, le dedans de la pièce vient au centre du plateau. Renversement. Plus on s’approche du centre, plus l’horreur se fait brûlante. Les cercles infernaux sont autant de rites de passage : dramaturgie alternée entre les images des tableaux qui viennent sur le plateau proposer leurs horreurs muettes (jusqu’au fameux contre-ut de la soprano à l’ouverture de l’avant-dernière porte), et dialogues en mouvement des deux corps qui s’affrontent, où se joue le va-et-vient acharné de l’homme contre la femme, qui refuse et réclame, qui cède et demande davantage. Rituel amoureux et macabre qui, un pas après l’autre, rend le passé inaccessible, et la fuite inutile.
L’envoutement opère. Les dialogues se coulent dans la musique qui lisse l’ensemble d’une puissance magnétique. Le baryton et la soprano chantent les contrepoints terribles du masculin et du féminin, dans un étrange renversement. Le château de l’homme dans lequel on s’enfonce, qui pleure, saigne, et gémit (a-t-on entendu au théâtre gémissement plus terrible ? – de fracas si doux ?), semble un corps féminin singulier – comme semble férocement masculin le désir de Judith d’y pénétrer toujours plus avant.
Et puis, quand le drame se clôt, rien ne sera vraiment résolu de ces mystères : les corps des épouses de Barbe-Bleue viennent enlacer la jeune Judith condamnée. Warlikowski aura joué aux identités renversées, il aura surtout fait surgir des entrailles d’un lieu clôt les puissances du ravage. Ce que Judith a obtenu, au prix d’un sacrifice – de sa vie, de son amour, de son désir –, c’est une vie autre, qui est une autre mort, une vie et une mort d’après la vie et la mort, une manière de transfiguration.
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C’est aussi ce qui est en jeu dans le drame de Poulenc tel que Warlikowski le lit. Et sa lecture est, bien plus que pour l’œuvre de Bartok, un saccage – au sens où cette destruction, comme une mise en mort, une mise en pièces, opère une altération qui par elle-même permet d’accéder ailleurs. Opération violente, mais nécessaire pour s’arracher à l’identique terme de l’œuvre, se séparer des données du problème pour en poser un autre.
Dans la fable inventée par Warlikowski, Elle délaisse le téléphone pour s’adresser, titubante et ravagée par le chagrin – rimmel coulé noir sur son visage défiguré par la douleur – au vide, peut-être ? À son amant du passé, au passé antérieur d’un appel déjà passé ? Ce qu’elle chante, c’est le souvenir d’un échange perdu. Mais bientôt, on voit apparaître, en arrière de la scène, comme l’ultime porte de Barbe-Bleue, l’ultime secret – l’ultime pièce fermée à clé que la parole d’Elle délivre : Lui, l’amant dont Elle pleure l’amour et la perte, apparaît, chemise tachetée de sang. Et on se souvient qu’au moment où Elle apparaissait, dans les derniers sanglots de Barbe-Bleue – entrée en scène fabuleuse, opéradique –, revolver à la main, qu’elle avait laissé tombé sur le sol dès les premières mesures de cette voix humaine, qui possède tous les accents monstrueux du crime.
Warlikowski est à la tâche : il produit une fable après la fable de Cocteau, mais dans ses propres mots. Et depuis eux. Ainsi Elle aurait tué son amant, qui vient ici danser son agonie (il ne chantera pas, mais dansera (sublime Claude Bardouil ) une mort interminable tant qu’Elle parlera, à son futur cadavre peut-être). Cocteau avait noté, pour préciser le lieu de sa pièce : « Une chambre de meurtre » ; et il avait décrit son héroïne en ces termes : « comme assassinée ».
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Warlikowski lit le figuré comme un appel au littéral : parce qu’il sait que le littéral sur scène est la porte d’entrée la plus efficace et énigmatique vers un figuré plus profond que la métaphore – celui de l’articulation au monde des affects, monde directement branché à la conquête d’un corps qui est pour le metteur en scène l’enjeu politique de sa scène [[Le parti le plus fort se reconnaît à sa potentialité de mort, sa faculté plus ou moins grande de l’administrer. Ils ont tué des voleurs à la tire, ils tuent des trafiquants de drogue. Et ils tuent des homosexuels. Cela parce qu’en Iran, comme en Russie, l’aveu de facto de l’homosexualité face à l’opprobre populaire et gouvernemental se pose en équivalence à un acte politique majeur qui a valeur souveraine d’exemple quant à l’expression de toutes les autres libertés de l’être humain, depuis celle du choix de sa spiritualité jusqu’à celle de la conduite de son corps. Il est dans la logique du fascisme de punir les homos et les femmes. [[Marguerite Duras, L’Été 80.]]. De même, le téléphone était chez Cocteau « comme une arme ». Les métaphores ne sont finalement que des invitations à les figurer. Mais les figurer comme métaphores elles-mêmes : ainsi, le téléphone sera laissé à Cour, posé sur une commode Art-Déco, et nul besoin de s’en saisir. Ce qu’elle tiendra dans ses mains, et portera à la tempe, ce sera une arme véritable, ce revolver qui a servi à abattre l’amant [[Le soir de la première, en 1930 à la Comédie-Française, de La Voix humaine, durement chahutée par les surréalistes, on appela nuitamment la mère de l’auteur pour lui annoncer la mort de son fils, renversé par une voiture. Le canular macabre marqua durement le poète.]]. Mais puisque nous sommes au théâtre, ce revolver est à son tour une illusion et une métaphore : un appel à voir dans ces meurtres et ce suicide une allégorie à la puissance – la mort est ici encore l’image d’un passage essentiel d’un corps à l’autre, d’une identité transitoire à l’autre, d’une réinvention permanente de soi.
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La voix après la mort, le crime de l’être aimé comme puissance de rédemption de soi, le deuil comme mis à nu du chant, et la chambre intime comme espace funèbre : les deux opéras soudain, d’une seule image, et par le coup de force d’un unique renversement, se croisent et dès lors dialoguent puissamment. La femme au téléphone pourrait être la cinquième épouse : non plus soumise cette fois, mais maîtresse de son corps et de son destin, l’arme à la main plutôt que le téléphone, suppliante encore, certes, mais rageuse. Criminelle en sursaut. Meurtrière comme un salut. La mort pour rester en vie. Les Quatre Épouses assises. Elle, seule, debout. Digne.
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Déjà, les images de la Bête du film de Cocteau pendant les lamentos de Barbe-Bleue nous avaient préparés à ce passage ; déjà les suppliques de Judith de se jeter sur le seuil du château en cas de refus de son amant [[« Si tu me chassais,/Je m’arrêterais sur ton seuil/Je me coucherais sur ton seuil »…]] nous avaient initiés à cette bascule : suture fulgurante pourtant. Le fort contraste musical ne ménage, lui, aucune liaison ; celle-ci est toute entière imaginaire, dramaturgique, d’une cruauté théâtrale absolue : elle invente un récit unique à partir de deux membres inaliénables – un récit comme corps aberrant, sans organisation autre que son désir de délirer un tout, œuvres sans d’autres organes que leur capacité à produire en avant une origine commune : notre présence face à elles.
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Et l’art de Warlikowski de se rassembler : dans tous ses spectacles, le metteur en scène aime dans un ultime moment replier son œuvre sur elle-même et la traverser pour mieux à la fois la saisir et l’éparpiller. Mouvement dialectique qui servait, dans Koniec à arrêter son propos pour l’interroger, ou dans Contes Africains, à le violenter, voire, dans Cabaret, à en produire sa propre performance [c’est le rôle du passage sur Radiohead, par exemple]], en ménageant un saut entre l’ordre de thanatos et le désordre vital d’eros [[Selon l’éclairante lecture de Yannick Butel sur [L’Insensé.]]… Ici, l’opéra de Poulenc n’est pas vraiment une deuxième partie : il joue ce rôle de repli de l’œuvre sur elle-même, une façon de discuter avec elle : d’en dévisager les limites et d’en excéder la forme. Là où l’histoire de Barbe-Bleue est cette plongée dans les méandres d’un passé sans mémoire, celui du conte étrange et magique, la parole de La Voix humaine est celle d’un présent absolu. Le drame qui se joue se fabrique dans ce présent, qui défait sous nos yeux une liaison et un être. C’est ce présent que Warlikowski interroge – mais dans la distance de sa propre fable.
La chanteuse Barbara Hannigan, – impressionnante dans le rôle d’Elle –, malmène son corps et sa voix, traine sur le sol un corps désarticulé. Surtout, la vidéo lève derrière elle, sur l’écran spectaculaire en fond de scène, l’image de son corps découpé, fragmenté, parcellaire. Là où la vidéo pourrait rendre visible le corps, elle le redonne en image qui nous échappe. Elle finit par produire un corps autre, étranger à ce qu’on voit dans le même temps sur scène. Un corps utopique, qui s’invente un corps fantôme, introuvable.
Bien sûr, le geste final d’Elle – comme Judith – est de destruction : elle pointe l’arme contre elle, et dans un dernier accord violent des archets, s’abat sur le sol. Mais la mort, ici encore, n’est pas un terme ultime de la trajectoire : plutôt ce que le corps concède à la vie pour changer à la fois de nature et de puissance.
Là encore, le drame opère une transformation de ce corps qui parvient à se délivrer, par la mort – donnée concrètement cette fois, et non plus reçue symboliquement comme Judith. Délivrance du corps, ou l’autre nom pour parler de sainteté ? Mais une sainteté noire, sans exemple. Les femmes de Warlikowski sacrifient quelque chose de leur être sans condition – et passe, d’un corps à l’autre, vers une existence autre.
Chant de mort qui est la condition de la vie, l’élégie que traverse Warlikowski est sidérante dans le spectre qu’il saisit. De la tragédie baroque et gothique au drame intérieur et intimiste, de la femme-objet de l’homme à la femme sujet de sa romance, du symbolisme sans solution au réalisme trash, la scène parcourt en moins de deux heures et dans un tempo sans précipitation, la tension des corps en devenir qui voudraient s’inventer ailleurs, et autre.
Un tour de force, un tour de magie ? Avant le début, quelques secondes avant le magnifique prologue parlé, Barbe-Bleue et Elle sont en scène ensemble – seule et unique fois, évidemment. Soudain, il esquisse un geste de magicien de seconde main : bras lancé, doigt tendu, regards fixe – et Elle de s’élever au-dessus de la salle. Théâtralité outrancière. On ne voit pas les ficelles, ou les cordes [[Autre joyeuse agression des superstitions théâtrales : on ne prononce jamais le mot de corde, dans un théâtre…]]. Warlikowski joue à l’opéra. Et pourtant, derrière la dérision de façade (et la beauté aussi de l’image) se donne déjà une loi : ces jeux d’illusion nous invitent à les dépasser, parce que ce qui se produit en surface n’est qu’une manière de nous appeler à déceler (à desceller) les mystères, non pour les éventer – on sait ce qu’il en coûte –, mais afin de s’en laisser parcourir. L’invention de soi est à ce prix.
Aux discours sur l’identité – comme gage supposé d’une plus ferme certitude en soi –, aux appels aux frontières – comme cadre plus ferme d’une sécurité dont on sait désormais la fragilité : au nom de laquelle pourtant, tout état policier qui se respecte se met en place –, Warlikowski lève la scène des identités arrachées à soi et à l’autre, des frontières impossibles, de l’affolement comme puissance : du sacrifice comme devenir. Et du chant de mort comme parole de vie qui sait mettre la mort en arrière, et la vie toujours au-devant de soi.

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Ô saisons https://www.insense-scenes.net/article/o-saisons/ Thu, 10 Dec 2015 12:41:41 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1065 —–
Par délicatesse j’ai perdu ma vie

mise en scène d’Yves-Noël Genod

un spectacle de lumière,

partition de Philippe Gladieux interprétée par Gildas Gouget

avec Simon Espalieu, Jonathan Foussadier, Lazare Huet

Théâtre du Point du Jour – Automne 2015, Lyon


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Feuilles mortes, pluie battante, fumée nuageuse et lumière automnale : tels sont les éléments du sixième spectacle de la « leçon de théâtre et de ténèbres » qu’Yves-Noël Genod dispense au Théâtre du Point du Jour à Lyon depuis fin septembre et qui se prolongera jusqu’au 31 décembre 2015.


Rien ne se passe d’autre ou presque pendant une heure quarante que les modulations de la lumière sur des feuilles mortes qui recouvrent entièrement le plateau à travers la pluie qui tombe au lointain et une brume qui se diffuse dans la boîte scénique. À propos du travail de son créateur lumière, Genod parle de « partition ». Pour qualifier le geste du metteur en scène, j’emploierais une métaphore moins musicale qu’électrique. La lumière, même composée par un orfèvre en la matière, nécessite du courant. Genod sait l’art de polariser l’image scénique et d’y introduire une tension à la fois latente et palpable.

Tensions

De vraies feuilles mortes recouvrent donc la totalité du plateau. Elles sont déjà tombées quand on pénètre dans la salle. On les sent. Elles débordent olfactivement vers nous. J’ai repensé à une œuvre de Giuseppe Penone, Respirare l’ombra – foglie di tè, où se dresse dans une salle du Musée de Grenoble un énorme mur de feuilles de thé. On peut rêver à la lente décomposition de cet amas de feuilles au sol, comment il est voué à se fondre dans l’humus, à constituer un compost lourd. De l’eau tombe également au lointain comme de la vraie pluie dans ce qui semble être une rigole qui se remplit peu à peu.
Cependant, l’espace est aussi le bâtiment théâtral tel quel : le mur du fond tacheté, avec ses deux grands radiateurs et son horloge accrochée à jardin. La pluie ne tombe pas du ciel mais des cintres, parmi les câbles électriques qui pendent aux yeux du public.
Entre éléments naturels et bâtiment théâtral, le courant passe par la lumière essentiellement. Un magnifique et simple agencement se fait lorsqu’un mince faisceau lumineux part soudain du sol en visant le pendule. Le pendule répercute le faisceau vers les cintres. C’est ainsi que le cadran devient lunaire et que le plateau communique avec les cintres.
Le théâtre est ainsi ouvert sur un dehors, non par le mur du fond comme à Bussang dans les Vosges, mais par son sol recouvert de feuilles. Le dehors est dedans et le dedans dehors. D’un côté, la couche de feuilles mortes est confinée par les murs qui l’encadrent ; de l’autre, ces murs encadrent ce qui renvoie à leur dehors : une nature sans naturalisme. Par une modulation de la lumière, les murs se fondent à un moment dans une obscurité profonde et seul le tapis de feuilles mortes reste visible. Une jonction quasi-totale entre dedans et dehors a lieu. Elle peut être angoissante ou apaisante. Le sol feuillu se donne à voir comme une apparition flottante, phosphorescente, cerné de ténèbres, forêt onirique, conte d’une enfance sans voix.
Au dernier tiers environ, une tête émerge des feuilles au centre du plateau. Elle reste immobile face à nous. Elle endure cette immobilité. Elle se met à éructer, puis n’arrive même plus à crier. La lumière continue ses modulations sur les feuilles. L’eau qui ne tombe plus s’égoutte lentement. Un danseur entre et se met à improviser en tous sens. Repu, il s’effondre dans la rigole pleine d’eau. On ne peut s’empêcher d’opérer une liaison entre cette tête immobile qui émerge des feuilles et le danseur qui semble la narguer par ses libres élancements. C’est comme s’il était sorti d’une frustration éprouvée par la tête immobile et que cette frustration aurait pris corps sur scène. Tête immobile et corps dansant, voici donc une autre polarisation de l’image scénique. Elle est sans doute aussi le miroir du spectateur immobile physiquement et mentalement mobile, tant ce spectacle met en mouvement sa faculté d’imagination.

Chiasmes

La fumée sort des cintres et se diffuse lentement dans la boîte scénique, sans aller jusqu’au public. Elle ressemble à celle qu’on peut utiliser dans les boîtes de nuit – prise au pied de la lettre, l’expression « boîte de nuit » condense l’esthétique scénique de Genod. La fumée ne dissimule donc pas sa provenance artificielle. Associée en même temps aux feuilles du sol, à l’eau qui tombe et aux variations de lumière, elle rappelle cependant les grands cycles naturels. Le spectateur y projette à son gré des formes plus ou moins monstrueuses comme face à un test de Rorschach ou quand il regarde des nuages. Où est le spectacle ici ? Au cœur d’un chiasme entre ce que le spectacle présente et ce que pressentent les spectateurs.
Par ce chiasme, le spectacle n’est donc pas dans les termes de la relation – scène et salle – mais « dans » la relation elle-même : la projection est indiscernable de la suggestion. Ainsi, les variations lumineuses sur les feuilles mortes évoquent tantôt une forêt limousine en plein automne, tantôt un champ de glaise où l’on pourrait s’embourber comme dans L’Humanité (1999) de Bruno Dumont, tantôt d’énormes couches de peinture à l’huile…
Après un passage au noir – il faudrait presque inverser la hiérarchie tant chez Genod les images scéniques ne prévalent pas sur le noir qui les sépare –, se devine dans la pénombre un acteur de dos qui regarde la scène devant lui. Nous sommes peut-être dans un de ces tableaux romantiques de Caspar David Friedrich qu’affectionnait tant Beckett. Le courant circule d’ailleurs aussi dans cette façon de revivifier une mémoire esthétique propre à chaque spectateur. On replonge aussi bien dans les promenades que l’on a pu faire en forêt au cours de sa vie que dans l’arpentage des espaces muséaux.
Surtout, la figure de dos devient comme le relais du spectateur. Elle occupe la limite entre la salle et la scène. Elle est sur un seuil. Une solitude – au sens moderne – fait face à une autre solitude – au sens vieilli, c’est-à-dire spatial (Dans la solitude des champs de coton de Koltès) –, ce qui ne présuppose pas et n’appelle pas un public déjà constitué et unifié. Il s’opère un partage des solitudes : ce qui sépare et unit à la fois. Chacun est renvoyé à son secret et à celui de l’autre à côté, aux côtés, de lui.

Son-et-lumière

Ce spectacle radicalement plastique n’en travaille pas moins le matériau sonore. L’eau tombe au lointain dans la rigole pendant environ les deux tiers du temps, assez pour qu’on s’y habitue. Lorsque le bruit de fond s’arrête, on entend alors qu’elle ne tombe plus. La pluie battante laisse place à un égouttement, puis au silence. Quand elle tombe, le spectateur abrité peut se remémorer ces moments où il écoute la pluie battre à la fenêtre de sa chambre, dans une ambiance cotonneuse, dense d’érotisme et de mélancolie. Le bruit du diffuseur de fumée situé dans les cintres évoque des ampoules grillées ou un parasitage de ligne électrique. On entend ainsi la fumée avant de la voir. Trois acteurs disséminés parmi les spectateurs psalmodient par moments un texte écrit dans une langue non reconnaissable – sans doute du latin ou du polonais. Ce seront les seules « paroles ». C’est dire. Les pas du danseur font entendre, par un décalage infinitésimal, d’abord le froissement des feuilles mortes, ensuite la résonance propre au plateau de théâtre : manière de faire exister au plan sonore l’oxymore spatial entre le dehors et le dedans, le théâtre et le monde.

Traces

La fin du spectacle n’est pas marquée. Le rituel des applaudissements est dérangé. Les trois acteurs font face au public à l’avant-scène. L’un porte seulement un boxer et regarde frontalement le public. Un autre n’a que des bottes aux pieds, le corps nu peinturluré et semble défier le public du regard. L’autre est vêtu d’un boxer et d’une veste à capuche, la tête détournée. Ils s’avancent le plus près possible du premier rang et s’immobilisent de nouveau. Les deux fois où je suis allé voir le spectacle ont donné lieu à des réactions différentes du public. Soit il a considéré cette avancée des trois comédiens comme partie intégrante du spectacle et n’a applaudi que la scène une fois vide. Mais la gêne est vite apparue du fait que les trois comédiens ne sont pas revenus. Soit le public a commencé à applaudir timidement et a fini par se retrouver face au même vide déconcertant. La forêt ne témoigne que de notre absence. Elle est désertée par les figures humaines. Mais l’inquiétante avancée des trois acteurs m’a remémoré et fait saisir ce qu’annoncent les trois sorcières à Macbeth dans la pièce de Shakespeare : « N’aie peur de rien jusqu’au jour où le bois / De Birnam marchera vers Dunsinane. »
Le spectacle ne finit pas, n’en finit pas, et avait toujours déjà débuté. Entrer dans la salle, c’est être envahi par l’odeur des feuilles mortes. On ne sort pas du spectacle puisque le dehors est dedans et le dedans dehors. En sortant, à proprement parler, les trottoirs paraissent nus, le quartier silencieux et l’air inodore. Tout se sera donné à voir comme si nous n’étions pas là. C’est peut-être la plus belle preuve, ou plutôt trace, d’amour. Genod cite cet aphorisme dans le programme : « Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver. » (Char) La preuve sature l’image scénique et ne laisse aucun jeu à l’imagination. La trace fait que le spectateur donne de lui-même. C’est une monstration sans démonstration, une suggestion sans nomination.
« Rimbaud dans le grenier parmi les feuillets s’est tourné contre le mur et dort comme un plomb. » (Pierre Michon)
Il n’y a plus de saison.


]]> Voix spectrales https://www.insense-scenes.net/article/voix-spectrales/ Fri, 20 Nov 2015 22:42:12 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1063 —–
Les Entreprises tremblées et Rester vivant

mise en scène d’Yves-Noël Genod

Théâtre du Point-du-Jour – Automne 2015, Lyon


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Photo Marc Domage


Ce texte est la version condensée d’une communication faite le mardi 17 novembre 2015 au colloque international « Pratiques de la voix sur scène » organisé par Ana Wegner, Chloé Larmet et Marcus Borja au Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis à Paris. L’amitié de pensée n’y a pas été un vain mot…


Gwenaël Morin, directeur du Point du jour à Lyon, a donné les clefs du théâtre à Yves-Noël Genod depuis le 22 septembre jusqu’au 31 décembre 2015 pour ce que l’un appelle « théâtre permanent » et l’autre « leçon de théâtre et de ténèbres ». Les Entreprises tremblées est le deuxième d’une série de huit épisodes sans lien narratif mais qui sont les variations d’une même esthétique scénique. Rester vivant sera le dernier.


Spectacle très épuré en apparence et qui n’excède pas une heure quarante, Les Entreprises tremblées est constitué de trois solos successifs qui se mêlent à la fin. En son moment central, une jeune soprano colorature, Odile Heimburger, chante les airs de La Traviata de Verdi. Nous ne sommes ni à l’Opéra de Lyon ni au Théâtre des Célestins, pas dans un somptueux théâtre à l’italienne donc, mais dans un ancien cinéma reconverti en théâtre et qui porte le nom du quartier excentré où il est implanté.
La scénographie brille par son absence. Le bâtiment théâtral est livré tel quel : mur sombre tacheté du fond avec deux grands radiateurs, un placard et une horloge accrochée à jardin, un extincteur et une enceinte à cour, des gaines électriques et une corde qui pendent des cintres, un plateau nu… Il n’y a donc pas d’orchestre imposant qui exécute en direct la musique, pas d’autres chanteurs, pas de décor coûteux, pas de Diva surexposée, pas de public d’Opéra. On ne joue pas la totalité du livret et de la partition. La distance physique avec la cantatrice est relativement réduite, même depuis le dernier rang, en regard toujours d’un théâtre à l’italienne. On peut entendre une soprano colorature telle que jamais on ne l’entendrait ailleurs ainsi. L’effet est tel que je m’enfonce d’un coup dans le fauteuil comme en moi-même : fragile défense peut-être contre une entrée par effraction, avant réouverture partielle, en un hymen où union et séparation, dedans et dehors, captation et défiance face à la puissance du chant, deviennent indissociables. [[Sur l’hymen, voir Jacques Derrida, « La double séance », dans La Dissémination, Seuil, 1972, p. 215-347.]]
Dans de telles expériences, « traversées d’un péril » selon l’étymologie, on se retrouve un peu à notre modeste mesure face au dilemme entre Ulysse attaché au mât du navire, ses marins aux oreilles bouchées et celui qui entend les Sirènes mais n’est plus là pour en témoigner. Dans le chapitre inaugural du Livre à venir qui est dédié au « Chant des Sirène », Maurice Blanchot oppose l’attitude du rusé Ulysse à celle d’Achab envers Moby Dick. L’un ne fait qu’une expérience biaisée du chant, l’autre s’engouffre dans celle de l’image. Blanchot ne mentionne pas celui qui serait l’équivalent d’Achab pour l’expérience du chant. Pascal Quignard a depuis fait sortir de l’ombre la figure méconnue de Boutès : le seul qui aurait osé sauter du navire athénien. [[Voir Pascal Quignard, Boutès, Galilée, 2008.]]
En jargon phénoménologique, tout semble concourir dans Les Entreprises tremblées à une réduction du chant opératique. Odile Heimburger n’a gardé de Violetta qu’une robe, une coiffure, des bijoux et un maquillage, ainsi qu’une lettre et un morceau d’étoffe qu’elle étreint. La boîte scénique dans laquelle elle se promène est avant tout un antre où sa voix résonne et s’amplifie, notamment lorsqu’elle se met à chanter dos aux spectateurs, face au mur du fond, si près qu’elle effleure de sa main les radiateurs comme autant d’instruments rudimentaires de musique. La cantatrice s’égare hors de son lieu habituel, apprivoise un autre espace de résonance et le fait exister à sa façon en faisant chanter le mur.
Les lumières de Philippe Gladieux font ressortir la plasticité du Point du jour comme elles dialoguaient avec la beauté ruinée des Bouffes du Nord où Genod avait donné un spectacle, 1er Avril, en 2014. Par moments, scène et salle sont plongés dans un noir profond, illimité, que le chant seul de la soprano spatialise et clarifie. D’une synesthésie entre obscurité, lumières et voix naissent ainsi la plupart des spectacles de Genod.
La singularité des Entreprises tremblées me semble davantage condensée en un dispositif simple mais inouï à ma connaissance : Odile Heimburger chante les airs de Violetta en même temps qu’un enregistrement de ces mêmes airs par La Callas. Ce peut être violent pour qui se fait un nom d’être ainsi exposée à souffrir la comparaison avec un mythe – la grecque Sophia Cecelia Kalos, renommée Maria Callas, surnommée La Callas – qui peut écraser l’écoute du dispositif avant même d’en faire véritablement l’épreuve, ne serait-ce que par un habitus culturel ayant oublié les vives critiques dont celle-ci avait fait l’objet de son vivant. Dans un colloque, Puissances de la voix. Corps sentant, corde sensible, publié par les Presses Universitaires de Limoges en 2001, Hugues de Chanay observe que « l’existence du disque […] permet de répéter une performance singulière et de faire jouer à une singularité empirique le rôle, démesuré, d’une idéalité », autrement dit « [l’]enregistrement a permis de conserver par exemple les Brünnhilde (et mieux encore les Isolde) d’une Kirsten Flagstad, il est vrai impressionnante, comme ceux de la voix idéale pour ces rôles » (p. 96). Ainsi, Odile Heimburger aurait à tendre vers l’idéal préservé et constitué par la technique de reproduction pour le cas de Violetta jouée par La Callas.
C’est ce que justement le spectacle de Genod tend à déconstruire : l’enregistrement n’est pas sonorisé par Jean-Baptiste Lévêque de manière à tout submerger. Il ne provient que d’une enceinte à cour tandis qu’Odile Heimburger est au centre du plateau. Il n’y a pas d’autre accompagnement musical qui celui qui parvient de l’enregistrement. Le son donne l’impression d’émaner d’un vinyle sur lequel frotte le diamant, on entend des grésillements, la voix de La Callas nous parvient dans sa mortalité, son historicité, sa présence absence, son aura et sa perte, sa rémanence. Il s’agit pour Odile Heimburger de faire exister un espace qui serait un peu les coulisses d’un Opéra où résonnerait de loin ce qui se passe sur scène, ou plutôt ce qui s’est passé sur scène un jour lointain mais que la voix continue de hanter, les coulisses devenant peu à peu à leur tour une autre scène, toujours déjà passée et trace de son passage.
« Faire chanter la cantatrice sur une autre cantatrice – en l’occurrence la Callas – pour en revivifier l’essence et le fantôme comme dans L’Invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares », résume Genod dans son blog « Le Dispariteur » (08/10/15). Dans le récit de l’écrivain argentin, un homme se réfugie dans une île qu’il croit déserte, mais apparaissent un jour des habitants qui ne semblent pas faire attention à lui, il tombe même amoureux d’une jeune femme tout aussi indifférente, avant de découvrir enfin qu’il ne s’agit que de parfaits hologrammes qu’un savant a substitués aux habitants réels. Un mécanisme qui se déclenche à chaque marée reproduit leur dernière semaine de vie. Finalement, l’homme décide de subir le même traitement mortel par rayonnements pour devenir hologramme à son tour, adaptant gestes et paroles à ceux de la jeune femme, entrant pour ainsi dire dans la vie de cette image parlante dont il était tombé sous le charme. Il y a donc un vampirisme à l’envers de la reviviscence dont parle Genod.
On peut penser également à certaines pièces de Beckett, comme La Dernière Bande, tant le chant semble naître ici de son propre deuil. On entend la voix d’Odile Heimburger en live et celle enregistrée de la Diva et leur superposition et leur entre-deux et celle fictive de Violetta aussi un peu. Je ne sais quelle préposition utiliser pour rendre compte de l’expérience vécue : Odile Heimburger chante-t-elle vraiment « sur une autre cantatrice » comme le dit Genod, ou bien en même temps, avec, après, d’après, avant, contre, tout contre ? Ce qu’on entend n’est-il pas entre les deux chants, l’intervalle, le décalage, fût-il minime, mais qui est aussi creusé par les deux temporalités différentes, comme un pas ou une note qui seul suffit à séparer d’un abyme ou du silence ? Le spectacle porte bien son titre : Les Entreprises tremblées. C’est dire que le tremblement des cadres de réception habituels d’un chant opératique ne laisse pas indemne la langue qui cherche à en restituer l’expérience. C’est même ce tremblement qui m’a donné envie d’écrire sur ce spectacle car le tremblement ouvre l’écriture si l’écriture peut être dite recherche d’une langue qui n’est pas toute faite mais compte rendu d’une dette qui a changé les règles de calcul.
Odile Heimburger entre en résonance avec deux autres solistes. Les trois s’irradient l’un l’autre avant même leur coprésence finale. Le spectacle débute par l’immobilité totale pendant au moins dix minutes du danseur Antoine Roux-Briffaud entièrement nu mais le corps enduit d’un liquide noir qui va peu à peu sécher, manière de rendre visible le passage du temps. Il est déjà en place lorsque le public entre dans la salle. Cette immobilité peut être une violence analogue pour lui à celle de faire chanter une jeune soprano colorature sur un enregistrement de La Callas. Mais cette immobilité endurée par le danseur permet ensuite l’expansion de ses gestes sur toute la surface du plateau et le volume de la scène. Le mouvement enfin libéré fait craqueler la peinture qui a séché. Pygmalion et Galatée précèdent donc Ulysse et les Sirènes. Tout ceci sans musique, dans un silence ponctué par le grincement des planches sous ses pas et le halètement dû à l’effort. Le corps noir semble émaner du mur du fond, comme une figure sortie d’un tableau de Soulages qu’on ne soupçonnait pas contenir. Son corps ne tend à ne faire qu’un avec son ombre comme tout à l’heure la voix ne tendra à ne faire qu’un avec son écho glorieux. Il exécute peut-être un rituel perdu de deuil.
Corps et ombre qui dansent en silence, chant spectral qui résonne ensuite d’autant plus profondément, vient en dernier lieu une troisième soliste : le monologue adressé directement au public de l’actrice Anna Perrin à l’accent québécois, nue exceptés des sous-vêtements sportifs noirs et une fausse chevelure blonde démesurée. Elle vend du rêve en parlant du métier de décoratrice d’intérieur pour lequel l’important c’est la couleur. Parler déco, lumière rallumée dans la salle, après le chant pathétique d’une colorature infusé dans l’obscur, là aussi ce n’est pas évident. À chaque fois, danse, chant et parole, rien n’est joué à l’avance et la position de spectateur ne se stabilise pas.
Les images scéniques constituées par l’orfèvre Genod sont parfois au bord de la saturation plastique, sublime, esthétisante, le vide n’excluant pas le plein. Heureusement, un trait d’humour, de dérision, d’incongruité, voire de kitsch, vient faire respirer cette densité. C’est en partie la fonction du troisième solo qui désamorce la charge picturale, émotive, muette, lyrique de ce qui le précède. Mais ce qui le précède irradie aussi sur lui. C’est un double mouvement. Le discours sur la déco qui rappelle des émissions ringardes à la télé acquiert ainsi une certaine force de persuasion quand il revient sans cesse sur la place centrale de la couleur, prenant des allures de manifeste scénique. Mais les deux précédents solos étaient déjà traversés par cette ambiguïté entre densité et humour : danseur peinturluré et forcé d’abord à l’immobilité d’une statue bizarre pour les spectateurs qui entrent ; chanteuse lyrique qui doit se dépatouiller avec un mythe. La belle ouvrage est ainsi hantée pas son désœuvrement et inversement. Dans « Yves-Noël Genod : les excédents du vide », Isabelle Barbéris formule cette tension en parlant d’une « esthétique transitoire entre l’encombrement et le vide, la surcharge et la disparition ». [[Voir l’article essentiel d’Isabelle Barbéris, « Yves-Noël Genod : les excédents du vide », dans Kitsch et théâtralité : Effets et affects, Isabelle Barbéris et Marie Pecorari (sous la direction de), EUD, coll. « Écritures », Dijon, 2012, p. 202.]]
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Photo Marc Domage

Rester vivant sera le dernier épisode de « leçon de théâtre et de ténèbres », « leçon » à prendre au sens musical donc, comme chez Couperin. Sera-ce une reprise et non plus une création ? Pas sûr. Il en existe déjà deux versions très différentes, autre sens de « leçon ». Des poèmes de Baudelaire récités dans un noir profond en sont la matière brute. La première s’est jouée à la Condition des Soies dans le off du Festival d’Avignon 2014 : le lieu était déjà un écrin baudelairien, Genod était en direct et la durée se condensait en une heure et quart. Je vais parler de la version qui s’est jouée fin décembre 2014 au Théâtre du Rond-Point lors du Festival d’Automne. La durée a doublé, le lieu – la petite salle Roland Topor – ressemble à une salle des fête un peu glauque et les lectures de Genod ont été préalablement enregistrées par Benoît Pelé. Comment faire d’un tel non-lieu un espace d’écoute et ne pas ennuyer les spectateurs plongés dans l’obscurité pendant deux heures et demie d’enregistrements ?
La jauge est volontairement restreinte à cinquante personnes. Deux rangées de chaises, aussi inconfortables que celles d’une salle polyvalente, sont disposées dos à dos. Des enceintes monitoring quadrillent l’espace, elles font face au public à peu de distance, posées chacune à même le sol sur leur trépied, comme dans un vaisseau spatial. Les murs de la salle sont dissimulés par des rideaux sombres. Lorsque le noir total se fait, on embarque dans le compartiment d’un « train fantôme », comme préfère l’appeler Genod, pour un voyage immobile. À propos de ce « noir de velours », comme Genod dit encore, que seul le théâtre permettrait selon lui, Moni Grégo avance : « Il y a un “Noir Genod”, comme il y a un “Noir Soulages” ou un “Bleu Klein”. » (Blog « Le Dispariteur » 16/12/14)
Passé un seuil d’anxiété, ce noir palpable s’épure progressivement de sa dimension horrifique, phobique, enfantine, en dépit des thèmes funèbres abordés par Baudelaire, justement grâce à la voix qui s’y fait jour et correspond avec lui et notre écoute. Au bord incertain du dehors et de l’intime, le noir n’exclut d’ailleurs pas en nous le spectateur au profit seulement de l’auditeur. Certes, il ouvre l’écoute à une dimension d’inouï autrement. Mais il décille aussi un autre regard, intériorisé, par lequel le spectateur produit son propre spectacle mental à l’écoute de ce que lui suggèrent les images baudelairiennes. Gladieux, glas des dieux, crépuscule des idoles, ménage à intervalles réguliers un couloir luminescent pour celui qui voudrait malgré tout sortir et ponctue le « noir de velours » d’apparitions phosphorescentes de quelques acteurs qui se déplacent tout près de nous : voix qui semble ainsi prendre et perdre corps avant de retourner à son silence. On peut penser aux photographies spectrales de Nadar, qui a été un grand ami de Baudelaire, à tout ce que développe Barthes autour du « ça a été » de la photographie dans La Chambre claire. Selon les poèmes lus, le montage sonore travaille écho, amplification, atténuation, coupe, répétition, simultanéité, déplacement, trouble entre live et indirect, proximité, distance…, peut-être avec pour point de mire l’équivalent des photographies de Nadar pour la voix de Baudelaire morte à imaginer. La phonographie-échographie est sans doute malgré tout présente en filigrane de la graphie que sont ses poèmes, pour qui sait comme Genod les écouter et lire à haute voix leur écoute. Tout concourt ainsi à passer du spectacle au spectral.
La diction de Genod atteint parfois une dimension impersonnelle, devient méconnaissable, au point de se demander si c’est un autre que lui qui lit, les modulations virtuoses à l’extrême l’une de l’autre dont il fait preuve ne dissimulent pas pour autant les quintes de toux, les imperfections, les bévues, les essais, avec humour, mais toujours aussi de manière à faire entendre chaque poème, oscillant entre une tonalité ironique, surannée, professorale, mélancolique, sépulcrale et d’outre-tombe, avec une trace d’inouï persistante dans l’audible, sachant rompre son phrasé précisément dès qu’une monodie s’installe, pendant deux heures trente, en cela plus que jamais « spectacle vivant ». Pourtant c’est d’une période de maladie d’où est sortie l’idée de passer du direct à l’enregistrement. Genod voulait que le spectacle soit possible en son absence et dit avoir procédé « comme à la radio avec un montage de voix anciennes, de bouts effacés, de disques rayés et comme l’enregistrement de séminaires au dictaphone… » (Blog « Le Dispariteur » 15/12/14). Là encore, je pense à Beckett. En attendant Genod (2003) était d’ailleurs le premier spectacle du « Dispariteur ». La fatigue extrême qui sourd dans les enregistrements sans être dissimulée convient à la petite santé de Baudelaire, au fait que Baudelaire a écrit avec son corps, que le « spleen » n’est pas un vague sentiment mais une humeur concrète selon la médecine du 19e s, une bile noire qui se fait « encre de la mélancolie » (Starobinski), sang épaissi qui alourdit maints vers et les rend reconnaissables entre tous, menacés peut-être déjà par l’aphasie qui a scellé ses derniers jours. Il s’agit donc aussi peut-être d’apprivoiser la mort par la voix.
C’est Julien Gracq qui formulait ceci dans En lisant en écrivant (1980) : « Aucun vers n’est aussi lourd que le vers de Baudelaire, lourd de cette pesanteur spécifique du fruit mûr sur le point de se détacher de la branche qu’il fait plier. » Gracq oppose aussi « deux types de voix dans la poésie française » : d’un côté le « soprano », le « staccato », les allitérations « en r, en consonnes fricatives et dentales », la « profération triomphante » de Hugo, Mallarmé, Claudel ; de l’autre, le « contralto », le legato de Lamartine, Nerval, Verlaine et Apollinaire. Rimbaud aurait eu le don d’atteindre « successivement » les deux. Seul Baudelaire serait « inclassable ». Gracq repère « la singularité de son timbre poétique » dans ces « râles réprimés du plaisir » qui se feraient entendre avec « des résonances de cathédrale » et où « pour la première fois, [Éros] régnait en majesté » dans la poésie. [[Julien Gracq, En lisant en écrivant, dans Œuvres complètes, tome II, édition de Bernhild Boie avec la collaboration de Claude Dourguin, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1995, p. 664, 680-681 et 1087.]] Verdeur et pourrissement, aigu et grave, hauteur et profondeur, brisure et tenue, jouissance et répression, tel serait l’oxymore vocal inouï dans l’histoire de la poésie auquel se serait confronté Genod.
Comme le set d’un invisible dj qui se rejoue chaque soir, où ce qui change est la manière qu’ont les spectateurs de le faire vivre, on apprécie l’art des transitions entre chaque lecture enregistrée, dont on peut se procurer la liste après coup, la manière aussi dont chaque lecture est une interprétation où sens et musicalité deviennent indissociables. Mais les drogues excitantes sont remplacés par le haschich, l’opium et le vin, les lumières stroboscopiques par le « soleil noir de la mélancolie » (Nerval) et la danse se fait intérieure, avec pour partenaires « Le Squelette laboureur » et « une passante » : « Que l’amour soit un calmant », tel est le dernier vers bu jusqu’à la coupe.
Formé à Chaillot par Antoine Vitez où le livre n’avait pas d’autre évidence qu’une énigme, comédien chez Régy dans les années 1980 (Ivanov de Tchekhov, Trois voyageurs regardent un lever de soleil de Wallace Stevens et Le Criminel de Leslie Kaplan), où la membrure spectrale de l’écriture passe par une diction en résonance avec les seuils infra minces de la perception, puis comédien chez François Tanguy dans les années 1990 (Chant du bouc, Choral et Bataille du Tagliamento), où se déploie le montage des dissonances et des dissemblances au lieu du récit des assonances et des ressemblances, Genod dans ses mises en scène a fondu ces trois couleurs inimitables dans le « noir de velours » qui est sa touche et son hospitalité, lui qui a pris l’habitude d’accueillir en dandy chaque spectateur au champagne pour un « toast funèbre » (Mallarmé). Là commence son adresse.


]]> La Discipline Jan Fabre https://www.insense-scenes.net/article/la-discipline-jan-fabre/ Tue, 13 Oct 2015 22:27:49 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1054 —–
Le Pouvoir des folies théâtrales (1984-2013),

mise en scène de Jan Fabre

21 septembre 2014, Théâtre des Célestins,

dans le cadre de la Biennale de la danse de Lyon


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Els Deceukelier par Robert Mapplethorpe


À un peu plus de vingt ans, avec des moyens de fortune et une quinzaine d’amateurs, Jan Fabre débute dans la mise en scène par une trilogie qui le fait reconnaître internationalement : en 1980 à Anvers, c’est d’abord Le Théâtre écrit avec un « K » est un matou flamand ; puis, toujours à Anvers, en 1982, C’est du théâtre comme c’était à espérer et à prévoir ; enfin, en 1984 mais à Venise, Le Pouvoir des folies théâtrales. Ces deux derniers volets sont devenus à ce point mythiques que Fabre les a repris récemment, l’un à Vienne en 2012, l’autre à Lyon en 2014.


Dans le phénomène, qui dépasse le seul cas du flamand, de reprises récentes de spectacles d’avant-garde qui avaient marqué les années 70-80, on a pu discerner le risque de « transformer un geste d’énonciation, au potentiel subversif, en énoncé, qui devient un objet de contemplation nostalgico-fascinée », la possible conversion de « spectacles inscrits à la marge lors de leur création » en « œuvres de répertoire », autrement dit un « processus d’institutionnalisation de l’avant-garde », se manifestant aussi par l’embauche de « professionnels » à la place des « amateurs » d’origine, la rigidification d’une « exploration collective » en nouvelle « “méthode” » de direction d’acteurs et un public devenu averti entre-temps à qui on ne la fait plus.[[Voir Giulio Boato et Catherine Bouko , « Jan Fabre au risque de la reprise », Agôn [En ligne], Dossiers, (2013) N°6 : La Reprise]]
Mon désir d’écrire sur Le Pouvoir des folies théâtrales vient d’ailleurs. Une expérience d’abord : celle du spectateur que j’ai été d’une représentation, non à Vienne en 2012, mais au Théâtre de Gennevilliers à Paris en février 2015. Une séquence où les acteurs-danseurs écrabouillent sous leurs pieds des grenouilles vivantes m’a mis très mal à l’aise et un questionnement sur la violence de ce spectacle travaillait déjà à l’intérieur de moi. L’autre point de départ est une trouvaille. Dans le Journal de nuit (2012) que le metteur en scène insomniaque tenait entre 1978 et 1984, je suis tombé sur cette note datant du 14 février 1984 :
« En guise de préparation au travail, / je dévore et pille un livre du philosophe français Michel Foucault. / Je le lis en anglais : Punishment and Discipline. / L’espace théâtral est la prison. / Les acteurs sont les prisonniers. / Les danseurs sont les corps disciplinés. / Les acteurs et danseurs doivent devenir des guerriers. »
Fabre reconnaît cette dette également à l’occasion d’entretiens donnés lors de la reprise, que ce soit à Libération (« Sur la notion de corps discipliné, Michel Foucault m’a énormément influencé. La matrice de ma réflexion sur ce qu’est un corps dans l’espace de la scène vient entièrement de Foucault » ) ou à Télérama (« Ma plus grande source d’inspiration à l’époque, ce fut le philosophe Michel Foucault et son livre Surveiller et Punir. Quand il est mort, je lui ai d’ailleurs dédicacé le spectacle »).

Cruauté et discipline

Pourquoi Fabre s’est-il tant intéressé à Surveiller et Punir (1975) au moment où il préparait Le Pouvoir des folies théâtrales, au point de rappeler cette dette encore aujourd’hui ? Sans doute parce que c’est un livre qui traite indirectement du théâtre, celui du pouvoir. Chaque type de pouvoir produit sa propre théâtralité. Foucault étudie comment la France passe en quelques décennies de la théâtralité éclatante du supplice à celle, paradoxale, de la discipline. Le corps reste au centre de ces deux types de théâtralité, mais de manière radicalement opposée. Dans l’économie du pouvoir monarchique, le supplice répare moins le crime commis à l’encontre d’un des sujets du roi que l’attaque indirecte envers la personne même du roi via un de ses sujets. C’est pourquoi le supplice se doit d’être une peine manifestement disproportionnée et le corps du supplicié le lieu d’une dissymétrie déchirante qui devrait à la limite le pulvériser totalement. La présence du peuple est nécessaire à cette démonstration de puissance qui, un instant blessée, rétablit d’autant plus pleinement son intégrité. Le supplice est ainsi donné en spectacle. Il en existe toute une dramaturgie, proche d’un duel entre le bourreau et son patient, avec exposition, nœud, péripéties et dénouement, scène surélevée, machine de mort et accessoires terrifiants, dernières paroles attendues… On guette le coup de théâtre d’une grâce royale au dernier moment ou un signe divin qui sauverait l’âme du supplicié à défaut de sa vie, théâtre transcendant doublant ainsi le théâtre immanent. Surtout, les réactions souvent excessives du public font que le pouvoir risque un détournement carnavalesque de la cérémonie et une héroïsation subversive du criminel par le peuple alors qu’il croyait ainsi l’édifier.
En quelques décennies, environ au milieu du 19e siècle, le supplice disparaît au profit de la prison comme peine uniforme, entre l’amende et la mise à mort, avec comme seule variable la durée de détention. Toute trace de l’ancienne théâtralité du supplice est progressivement abolie. Foucault prend l’exemple du transfert des criminels vers leur lieu d’emprisonnement : la farandole des bagnards est ainsi remplacée en 1837 par une voiture cellulaire fermée aux regards. L’idéal type de cette nouvelle théâtralité est incarné par le Panopticon de Jeremy Bentham à la fin du 18e siècle : une tour au milieu d’un cercle. Les prisonniers, isolés les uns des autres, sont offerts chacun au regard de surveillants situés dans la tour. Mais eux ne perçoivent pas l’intérieur de cette tour. Les surveillants voient sans être vus, les détenus sont vus sans pouvoir voir. « Pouvoir voir » : précisément, cette expression dit bien une intrication de plus en plus serrée entre pouvoir, voir et savoir. L’important est dans l’effet de croyance suscité par le seul dispositif architectural : il suffit que le prisonnier sache qu’il peut être observé n’importe quand pour qu’il intériorise la contrainte de se bien comporter. À la limite, kafkaïenne, il n’est même pas nécessaire qu’il y ait quelqu’un dans la tour centrale. Le panoptique est un bâtiment théâtral où le pouvoir n’a plus besoin de s’exposer, revenant ainsi à l’étymologie theatron qui désigne le « lieu d’où l’on voit ». Foucault donne une parfaite définition de la mise en scène en définissant ainsi ce concept de pouvoir supposé par le panoptisme : il « «a son principe moins dans une personne que dans une certaine distribution concertée des corps, des surfaces, des lumières, des regards» [[Michel Foucault, Surveiller et Punir. Naissance de la prison [1975], Gallimard, coll. « Tel », 1993, p. 235.]].
Que Fabre pointe l’importance du livre de Foucault au moment où il crée son spectacle, ou plus de trente après, incite donc à retrouver dans ce livre ce qui en fait aussi un traité sur le théâtre du pouvoir et le pouvoir comme théâtre. Le cadre général du livre de Foucault ainsi redéfini dans cette optique, on peut se demander maintenant s’il n’y a pas des passages plus précis auxquels le jeune metteur en scène se serait intéressé avant tous les autres. On peut en trouver au moins un. Foucault y évoque la peste.
Rappelons au préalable une conférence prononcée à la Sorbonne en 1933 et recueillie au sein du Théâtre et son double, « Le théâtre et la peste », où Artaud nie la pertinence de la médecine moderne et de l’enquête historique pour rendre compte de la peste. Il privilégie au contraire ses descriptions littéraires, bibliques et antiques. La peste relèverait selon lui moins de l’organique que du psychique. La contagion se ferait par contact mental plus que physique. À la limite, ne lui importe pas l’existence d’un virus qui véhiculerait la maladie. Il s’intéresse exclusivement aux cas, inexplicables par la rationalité, de contagion ou d’absence de contagion : « Personne ne dira pourquoi la peste frappe le lâche qui fuit et épargne le paillard qui se satisfait sur des cadavres. » Son texte s’ouvre sur le rêve que fit le vice-roi de Sardaigne qui se vit contaminé, ainsi que son minuscule royaume, prémonition qui l’incita à refuser l’accès d’un navire qui bifurqua du coup vers Marseille, lieu de naissance du Momo et point d’origine d’une recrudescence brutale de la maladie en 1720. Le vice-roi serait entré dans une relation avec la peste assez forte pour en rêver, mais assez faible pour ne pas être tué puisque ce n’était qu’un rêve. Intéresse également Artaud les ravages que la peste opérerait à tous les niveaux, tant individuel que cosmique, en passant par le social et l’étatique : « La peste établie dans une cité, les cadres réguliers s’effondrent, il n’y a plus de voirie, d’armée, de police, de municipalité […]. »
Il mêle dans ses descriptions registre clinique et régime métaphorique : la peste figure pour lui le « théâtre de la cruauté » qu’il appelle de ses vœux. Ainsi, elle métaphorise non seulement « l’état de l’acteur », mais aussi le rapport du théâtre aux spectateurs, suscitant entre autres des « poussées inflammatoires d’images dans nos têtes brusquement réveillées » : une expression relevant du lexique médical, du symptôme somatique (« poussées inflammatoires »), est transférée au domaine mental. Davantage, la peste figure également la fonction du théâtre au sein de la société : « vider collectivement des abcès ». Artaud joue encore ici avec le sens littéral et figuré. La fonction du « théâtre de la cruauté » ressemble donc à s’y méprendre à l’antique catharsis – ce n’est pas un hasard si Artaud l’inscrit dans une généalogie qui remonterait aux « Mystères d’Éleusis » – mais la différence est néanmoins flagrante puisqu’il s’agit moins chez lui de purger, voire de purifier, les passions que de les libérer de tout refoulement social.
Artaud déploie donc une utopie anarchiste de la peste et du théâtre. Dans le passage de Surveiller et Punir sur lequel nous revenons maintenant, Foucault prend le contrepied de cette utopie. Il exhume une archive de la fin du 17e siècle qui est l’envers disciplinaire de l’anarchie rêvée par Artaud. Il s’agit d’un ensemble de mesures préconisées en cas d’épidémie et fondées sur le principe d’un « strict quadrillage spatial », d’une « inspection » incessante et d’un « système d’enregistrement permanent » des individus. Foucault oppose ainsi à la « fiction littéraire de la fête » inspirée par la peste – nul doute qu’il pense ici à Artaud sans le nommer – un « rêve politique de la peste, qui en était exactement l’inverse ».[[Ibid., p. 228-231.]]
Le Pouvoir des folies théâtrales : dans le titre de Fabre, il y a « folies » mais il y a aussi « pouvoir ». Il me semble que Fabre est à l’exact point de jonction, celui d’un chiasme, entre le « théâtre de la cruauté » d’Artaud et ce qu’on pourrait appeler un « théâtre de la discipline » tel que mis au jour par Foucault. Fabre a vécu la logique disciplinaire dans son propre corps très tôt puisqu’il raconte dans un entretien que, né gaucher, on l’a obligé, selon la coutume du temps, à devenir droitier. Dans une note de son journal datée du 17 février 1984, cette tension s’exprime ainsi : « La discipline, un instrument qui sert à créer l’exactitude. / Le corps discipliné se révoltera. » Il ne cesse de revenir sur cette tension séminale, par exemple dans cet entretien en 2005 : « mes pièces se construisent de sorte qu’elles deviennent des structures contre lesquelles ils [les acteurs-danseurs] doivent combattre, pour perdre ou gagner ». Le gauchissement hante donc toujours la rectitude. À la rigueur, celle-ci ne s’instaure que pour susciter ce gauchissement qui la remet en question. Dans Tragedy of a Friendship (2013), spectacle inspiré par la relation tumultueuse entre Wagner et Nietzsche, cette tension devient celle entre le dionysiaque et l’apollinien.
Certes, on est frappé dans Le Pouvoir des folies théâtrales par les cris, les excrétions, la nudité, l’excès, ce que Bataille appelait la « dépense » ou la « part maudite », l’épuisement, la violence tournée vers les autres ou vers soi, le saccage, l’animalité… Mais tout ceci n’est rien sans la rigueur afférente, la précision du placement des corps à l’aide de repères adhésifs sur le plateau, la décomposition de chaque geste, le dépouillement scénographique (vingt-trois ampoules suspendues, un plateau nu et un rideau blanc qui recouvre le fond de scène), l’uniforme noir et blanc de la troupe et les symétries suscitées par le nombre variable d’acteurs-danseurs présents sur le plateau (un contre un, quatre contre quatre…).

Répétitions

Mais c’est surtout la répétition qui est au principe non seulement de ce qu’on appelle justement les « répétitions » d’un spectacle mais aussi des spectacles mêmes de Fabre. Telle est la discipline Fabre condensée en une note de son journal du 17 juillet 1982 : « Le principe de base du théâtre est la répétition. » Elle est ensuite plus précisément développée dans une note fondamentale du 2 août 1982 :
« Ma dynamique de travail consiste essentiellement à examiner les diverses formes de répétition et leur signification. / I/ la répétition d’inconsciente à consciente : / par exemple, respirer et hyperventiler, / marcher et faire du sur-place, / essayer de voler et tomber par terre. / 2/ les cycles de la répétition : / mettre en scène une action qui se répète indéfiniment, / et que je peux déplacer sur le devant ou dans le fond de la scène / au cours de la représentation, par exemple s’habiller et se déshabiller / et y ajouter des émotions jouées. / 3/ la répétition mimétique : / essayer de copier et de réitérer une action mise en scène, / sans y apporter le moindre changement physique ou mental. / L’accumulation et le point final de la mimésis coïncident avec sa / disparition. / 4/ la répétition interchangeable : / le même mouvement, texte ou la même action est interprété par différents / acteurs ou danseurs. / 5/ la répétition immobile : / ne pas bouger, rester immobile (ne rien faire ?). / Le mouvement et l’action les plus difficiles qui soient. / Et qui devrait dégager le plus d’énergie. / 6/ l’impossibilité de la répétition : / due à la force primaire du changement (par la répétition). »
On pourrait trouver au moins un exemple pour chaque type dans Le Pouvoir des folies théâtrales : pour la « répétition d’inconsciente à consciente », une scène où les acteurs-danseurs courent surplace à la face ; pour les « cycles de la répétition », « s’habiller et se déshabiller » est aussi une des scènes du spectacle ; pour la « répétition mimétique », la reprise de 2012 ; pour la « répétition interchangeable », l’écrabouillage des grenouilles ; pour la « répétition immobile », un acteur-danseur entièrement nu mais avec une couronne sur la tête reste dos aux spectateurs en tenant un sceptre à la main droite. L’« impossibilité de la répétition » a quant à elle un statut transcendantal qui l’excepte des autres tout en étant leur fondement.
« Principe », « formes », « signification », reste le but assigné à la « répétition », ce qu’une note du 22 septembre 1982 explicite ainsi : « “Répéter” consiste à supprimer les valeurs esthétiques et morales. » On ne peut mieux dire le désir qui transparaît dans la trilogie de Fabre, où le point commun entre chaque titre est justement de mentionner le théâtre, de faire table rase du théâtre préexistant et de la morale qui va avec. Esthétique et morale, pour ne plus être des préalables, mettent d’autant plus en question le spectateur. Fabre rend hommage sous forme de citations, verbales ou en acte, aussi bien au théâtre et à la peinture classiques qu’aux avant-gardes qui les ont déconstruits, de Wagner à des performers comme Joseph Beuys ou Marina Abramovic en passant par des chorégraphes et des plasticiens, avec comme point de continuité, de rupture, d’aboutissement et de relance : lui-même. Dans Le Pouvoir des folies théâtrales il n’y a pas d’autres types de parole que des airs d’opéra chantés par un des acteurs ou l’éructation de dates, de noms de metteurs en scène, de titres de spectacles ou de noms de lieux de représentation dont les acteurs-danseurs s’imprègnent intimement et se libèrent extatiquement.
L’ambivalence de l’amour-haine envers le théâtre est sans doute emblématisée au mieux par l’air du Penthésilée d’Othmar Schoeck qui ouvre et ferme le spectacle : « Non ? Je ne l’ai point embrassé ? / Déchiré, vraiment ? / Je me suis donc méprise / Enlacer, lacérer, cela rime / et celui qui aime d’un cœur ardent, / peut prendre l’un pour l’autre. »
Que la répétition soit en lien avec le supplice, tant au plan mythique qu’historique, Fabre en a aussi pleinement conscience aussi bien en évoquant dans son journal le mythe de Sisyphe qu’en proposant à ses acteurs-danseurs en devenir des improvisations « sur le thème du supplice, de l’interrogatoire, de l’interrogation ». On peut penser ici à une scène où quatre acteurs-danseurs ont derrière leur dos quatre autres comparses qui les interrogent sur telle ou telle date de l’histoire du théâtre et les punissent si ceux-ci ne donnent pas la réponse attendue. La répétition est ainsi à la croisée de la cruauté et de la discipline, du dionysiaque et de l’apollinien, du gauchissement et de la rectitude, de la révolte et de l’emprisonnement.
Dans Surveiller et Punir, Foucault montre que l’« exercice » est une des inventions fondamentales des sociétés disciplinaires. Il le définit comme « schémas de contrainte appliqués et répétés ».[[Ibid., p. 152.]] Le Pouvoir des folies théâtrales peut être vu comme un ensemble simultané ou successif d’exercices de répétitions ou de répétitions d’exercices, selon des durées variables mais assez étendues pour que le temps devienne une durée justement, voire une endurance, aussi bien pour les acteurs-danseurs que pour les spectateurs. La séquence de course effrénée sur place, à la face, des acteurs-danseurs alignés, dure ainsi le temps qu’elle dure : celui nécessaire à produire leur épuisement, la sueur, le halètement, d’autant plus que chacun doit proférer à plusieurs reprises une date marquante de l’histoire du théâtre. Après, ils fument une clope assis au bord de scène. Comme disait Bergson en une formule qui résume son concept de durée : « Si je veux me préparer un verre d’eau sucrée, j’ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde. » Une des conditions pour expérimenter ce temps réel est aussi que le spectacle dans sa totalité dure plus de quatre heures sans entracte et prenne ainsi l’allure générale d’un marathon.
Pourquoi Fabre fait-il de l’exercice et de la répétition – les deux termes se recouvrent donc – le principe dramaturgique de ses spectacles ? Il le dit et le redit : pour frotter le théâtre à la performance, passer d’un temps et d’une action fictionnels, tributaires de la mimèsis classique, à un temps et une action « réels ». Depuis ses débuts jusqu’à aujourd’hui, Fabre dessine – avec un BIC, son sang, ses larmes ou son sperme – et fait des performances solos souvent limites. La collision entre théâtre, performance, arts plastiques et danse dont Fabre est un des instigateurs depuis les années 80 est toujours si peu consensuelle qu’elle a donné lieu lors du Festival d’Avignon 2005 où il était l’artiste associé à une campagne de presse à son encontre, de gauche comme de droite, sans précédent. Olivier Py s’est fendu d’une tribune dans Le Monde en déplorant la relégation de la parole, dont il a une conception sacrale, par l’image, associée au barbare « temps d’avant l’imprimerie » et à la « “société du spectacle” ». On connaît la suite… Régis Debray a lui aussi immédiatement réagi par un opus au titre ironique, Sur le pont d’Avignon, chez Flammarion. Le ministre de la Culture (Renaud Donnedieu de Vabres) s’est senti obligé d’intervenir pour dire qu’il n’interviendrait pas tout en intervenant quand même. Fabre avait programmé notamment Marina Abramovic et Romeo Castellucci. Il reprenait lui-même un spectacle, risquait quatre créations (dont Histoire des larmes à la Cour d’honneur) et proposait une exposition de son travail plastique. C’en était trop.
Arts plastiques et performance sont liés chez lui depuis longtemps, ainsi qu’il le confie dans un entretien :
« Adolescent, en voyant toutes ces peintures du Christ par des maîtres flamands avec les scènes de flagellation, c’était comme si j’assistais à des performances. […] J’ai découvert plus tard que pour obtenir certaines nuances, les peintres flamands utilisaient du sang ou de la poudre d’os humains dans leurs tableaux. »[[Libération, 2 février 2015.]]
On peut se demander si en deçà même des tableaux et des performances, ce n’est pas le christianisme qui le fascine. Outre cette citation, on peut lire dans son journal cette note de 1978 qui développe un trajet libidinal singulier du regard :
« Je suis loin de tout comprendre, mais je ressens les choses physiquement. / J’ai observé, bouche bée et les yeux avides, des maîtres anciens et méconnus / qui glorifient la souffrance du Christ. / Les stigmates, ces plaies béantes. / Ce sont des lèvres rouges, / des bouches en sang, / des chattes en menstruation. »
On peut mettre en regard cette note avec une autre datant de la même année mais faisant le trajet libidinal inverse, à propos des films pornographiques : « Ces corps en extase feinte ont une théâtralité toute chrétienne. » Et Fabre d’évoquer également ici ou là l’iconographie de saint Sébastien et Le Christ au tombeau de Holbein.

Fables

Les différents exercices ont des liens entre eux qui relèvent moins de la narration que d’un montage jouant sur de multiples échos, avec notamment la projection de divers tableaux sur le rideau blanc qui recouvre le fond de scène. Mais la narration n’est pas totalement absente. Ainsi, le liant entre chaque séquence pendant une grande partie du spectacle est la présence de deux comédiens sculpturaux entièrement nus avec une couronne sur la tête. Il s’agit d’une citation du conte d’Andersen Les Habits neuf de l’Empereur : deux escrocs tisserands bernent un empereur obsédé par sa garde-robe en lui fabriquant un habit que seuls sont censés ne pas voir les sots et les malhonnêtes. Tout le monde, y compris l’Empereur, feint donc de voir l’habit extrêmement coûteux que les deux larrons disent avoir fabriqué, jusqu’à ce que lors d’un cortège, un enfant innocent crie la vérité : le Roi est nu. Les spectateurs ne perçoivent pas les costumes des deux danseurs de Fabre non par sottise ou malhonnêteté mais parce qu’ils sont bel et bien nus, Fabre nous plaçant ainsi du côté de l’enfant observant la parade.
Une séquence plus délimitée cite également Le Roi-grenouille des frères Grimm : une jeune princesse qui a promis à une grenouille, pour lui avoir retrouvé sa balle d’or égarée, de la prendre comme compagne, se voit obligée d’exécuter sa promesse sous les instances de son père, et donc de manger avec elle, dormir avec elle… jusqu’à ce qu’exaspérée elle jette la grenouille violemment contre un mur. Le batracien se transforme alors en charmant prince délivré d’un sort mauvais. Chez Fabre, les acteurs écrabouillent sous leurs chaussures autant de grenouilles vivantes préalablement attrapées dans des serviettes blanches qui se teignent ainsi de leur sang. Aucun prince n’apparaît.
Des dizaines de grenouilles sont-elles vraiment écrasées chaque soir de représentation, donnant lieu ainsi à une hécatombe quasi biblique depuis 1984 ? J’ai ressenti un doute dès la représentation. D’autres avaient une idée arrêtée dans un sens ou dans l’autre. Beaucoup se trouvaient placés face à leurs propres contradictions éthiques. Le statut des grenouilles oscillaient entre actants fictifs d’un conte et êtres vivants, entre anthropomorphisme et mise à distance, spécialité culinaire et peluches de l’enfance, cobayes à disséquer et clameur des étangs. Examinant le programme distribué à l’accueil du T2G, on peut lire en caractères minuscules : « La compagnie Troubleyn garantit qu’aucun animal n’est blessé ni maltraité pendant les représentations. » Faut-il la croire sur parole ? On peut aussi prêter attention à cette note du journal datée du 5 mai 1984 :
« J’ai travaillé toute la journée avec des grenouilles. / Les actrices et danseuses ont donné beaucoup de baisers aux grenouilles, / mais le prince n’est pas apparu. / Les grenouilles sont capturées avec une chemise, puis se font écraser. / Le sang rouge du prince apparaît alors. / Le conte, le mythe, se fait assassiner. / J’ai hâte de découvrir la réaction du public. / J’espère qu’ils savent qu’une grenouille est un animal à sang froid. / Autrement dit, qu’il n’a pas de sang rouge. / Je prédis la fête du choc. »
Et enfin ceci dans l’article sur le phénomène des reprises déjà cité : « Lors de la première [de la reprise] du Pouvoir des folies théâtrales en 2012, il y a eu énormément de hurlements dégoûtés émanant de spectateurs, lorsque ceux-ci croyaient que les acteurs écrasaient des grenouilles sur scène. » L’important est le doute instillé dans l’esprit du spectateur par ce probable tour de magie vieux comme le monde.
Toujours en 2012, une véritable polémique a enflé via les réseaux sociaux, aboutissant à des centaines de menaces et une agression physique contre le metteur en scène. Voulant reproduire à l’occasion d’un documentaire la photographie Dali Atomicus (1948) de Philippe Halsman figurant le peintre en apesanteur avec des chats et de l’eau, Fabre et ses collaborateurs ont pour ce faire lancé des chats du haut des marches de l’Hôtel de Ville d’Anvers. Malgré les tapis qui amortissaient leur chute et la présence de vétérinaires, l’un d’eux est mal retombé et s’est fait une entorse. Une vidéo a fuité sur la Toile, point de départ du battage médiatique. Sur le site de La Libre Belgique et du Point, Daniel Salvatore Schiffer, professeur de philosophie de l’art à l’École Supérieure de l’Académie Royale des Beaux-Arts de Liège, auteur d’une vingtaine d’ouvrages portant entre autres sur le dandysme et un des porte-paroles du Comité International contre la Peine de Mort et la Lapidation, peut développer cette thèse :
« Morale de cette sordide histoire flamande ? Ceci n’est peut-être pas une pipe, comme l’aurait dit un certain René Magritte, pape du surréalisme belge justement ; mais il n’empêche que ces chats-là s’y cassent quand même vraiment, eux, la pipe ! Et cela, ce geste criminel envers des êtres vivants et dotés de sensibilité (bien qu’Aristote et Descartes les réputèrent, à tort, dénués d’âme, c’est-à-dire, en termes modernes, de conscience, sinon, conformément à cette monstrueuse théorie de l’“animal-machine”, de pensée), est intolérable. »
Tout est dans l’ambiguïté de l’expression « casser sa pipe », qui signifie normalement « trouver la mort ». Schiffer sait bien qu’aucun chat n’est décédé lors de la séance de photographie de Fabre. Mais il laisse entendre le contraire tout en gardant un lien minimal avec les faits, puisque dans « casser sa pipe » il y a le verbe « casser », même si une entorse n’équivaut pas non plus à une fracture de la patte.
Schiffer se lance ensuite dans un discours totalement délirant, mettant en garde contre « la tentation fasciste qui, sans ce minimum de garde-fous (c’est le cas de le dire lorsqu’il s’agit du “génie artistique”), risquerait alors de l’emporter en ses nauséabondes visions de toute-puissance : cet homme divinisé qui, privé de toute loi morale, fit naguère l’infecte lit du nazisme ». Il rattache Fabre au futurisme italien et en fait insidieusement un des facteurs du passage d’Anvers à l’extrême-droite. Par une dénégation manifeste, voire ironique (« Attention, cependant ! Loin de moi la volonté de verser ici, par je ne sais quel amalgame outrageusement réducteur, et donc de mauvais aloi face aux inaliénables libertés de la création artistique, en un quelconque discours normatif, voire moralisateur »), il reprend un célèbre article de Jean Baudrillard paru dans Libération en 1996 et qui proclamait la nullité pure et simple de l’art contemporain. Qui est le plus pervers ici ?
Fabre n’a cessé d’être attaqué par l’extrême droite flamande depuis ses débuts. Son rapport à ce mouvement est résumé dans une note de son journal datant du 12 septembre 1983 : « Comment est-ce possible qu’une démocratie tolère le Vlaamse Militante Orde ? / Une démocratie saine devrait se protéger contre des partis dangereux / qui cherchent à anéantir cette démocratie. » Quant au nationalisme, voici la note du 17 septembre 1984, alors qu’il jouait Le Pouvoir des folies théâtrales à Belgrade :
« Conflit avec le comportement nationaliste et socialiste. / Le festival BETIF voulait faire descendre le drapeau belge sur “mon plateau”, / tandis que résonnerait la Brabançonne pour “ma représentation”. / Je leur ai laissé le choix : cette mascarade nationaliste ou la représentation du Pouvoir des folies théâtrales. »
De même, Fabre a littéralement vécu avec des animaux depuis son enfance. Le salon de ses parents ressemblait à une ménagerie : pigeons, Saint-Bernard, deux chiens de rue, des tortues, un chat… Son père l’amenait au zoo d’Anvers pour l’entraîner au dessin, zoo qu’il a toujours fréquenté assidûment depuis, son journal se terminant d’ailleurs sur six notes évoquant cet endroit de prédilection. Mais, encore une fois, le zoo est un autre exemple de tension entre sauvagerie et contrainte. Lui-même a vécu avec deux tortues (Janneke et Mieke), ce qui lui a inspiré une scène controversée dans C’est du théâtre comme c’était à espérer et à prévoir ou l’affiche non moins controversée d’Avignon 2005. Il collectionne insectes et livres sur les insectes. Sa fréquentation des insectes innerve son travail plastique, comme en témoigne avec éclats le plafond recouvert de 1,4 millions de carapaces de scarabée de la salle des glaces du palais royal de Bruxelles que lui avait commandé la reine Paola. Il prétend même descendre de l’entomologiste Jean-Henri Fabre. Le critique littéraire Jean-Pierre Richard a pu dire que ce naturaliste élaborait une « Entomologie libidinale ». Richard montre ainsi la fascination de Jean-Henri Fabre pour le « bousier », dont une des espèces se dénomme « Sisyphe », insecte qui conjoint en un même être l’« oral », l’« excrémentiel », le « génital » et le « nutritif ». Il repère dans ses travaux « un monde assumé dans son énergie “bestiale”, dans le vertige aussi de sa minimité et de sa fuite ».[[Voir Jean-Pierre Richard, « Histoire naturelle », dans Pêle-mêle, Verdier, 2010, p. 83-91.]] Ne peut-on transférer cette étude à l’autre Fabre ?
Réduire le travail de Fabre à son côté cruel, anarchique, gauche, rebelle, etc. ou à l’inverse le rabattre sur son côté disciplinaire, militaire, rigoureux, droit, etc. est un double écueil qui ne cesse de diviser la réception de ses spectacles, entre public en transe à la fin et spectateurs qui quittent la salle dès le début. Il nous fallait donc remonter en-deçà de cette division, toucher « le point mort d’un désir furieux » (Blanchot) qui la suscite.


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Hamlet à l’os… https://www.insense-scenes.net/article/hamlet-a-los/ Sat, 03 Oct 2015 21:32:07 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1051 Un souvenir

« Tu devrais y aller voir… c’est à la Maison de l’étudiant et ça mérite ton déplacement » me dit un soir, au téléphone, Jean-Pierre Dupuy, encore conseiller à Jeunesse et Sport où il avait réussi à confondre son obsession du théâtre avec l’exercice de son métier. Le « aller voir » portait lui sur le travail Passages, plus tard Silences d’un jeune étudiant en biologie, Médéric Legros. Première bonne impression que celle de découvrir un biologiste égaré dans le théâtre amateur étudiant, sans réels moyens et sans soucis de plaire au marché.
Et d’avouer qu’alors que je quittais la petite salle de la MDE, j’avais gagné un souvenir inattendu, imprévisible, presque inespéré et une certaine joie muette. Legros et son camarade David Fauvel s’étaient amputés de la parole, éloignaient des « grands textes », écartés de l’emphase politique et du théâtre à thèse qu’aiment développer les jeunes gens (et pas seulement eux )…
Étrangers aux discussions littéraires mais pas au Régime Poétique, eux étaient tournés vers un théâtre sans paroles, un théâtre physique et organique où, disons-le comme ça dans un premier temps, ils connaissaient des démêlés avec le corps. Ils avaient délaissé les querelles d’hémistiche qui hernanisent les débats de potaches, la rime plate et croisée que le corps enseignant n’en finit pas de préférer à la revue Docks de Julien Blaine, la problématique littéraire ou l’art de priver les insomniaques de la promenade des somnambules, l’approche thématique autobiographicopsychologicoanalyticostruturaloscripturaire qui prive le lecteur de la rencontre naïve avec une œuvre…
Barbares en littérature mais pas en écriture, voisins de palier de Jean-Claude et Pierrot de la famille Valseuses, Legros et Fauvel étaient habités par le H.L.M : Hantés par Le Mouvement. À leur manière, ils étaient en train d’écrire leur Petit Gradus qui se bornerait, au moins dans ces galops d’essai, à explorer le corps en mouvement et ses rencontres avec l’environnement : la bêtise humaine ou une porte ( c’est pareil). Alors satelittes ignorants d’un Quad beckettien, des dispositifs kantoriens ou grotowskiens… du travail de François Tanguy au Radeau ou d’un Bruno Meyssat… Legros-Fauvel venaient ainsi au plateau, presque humblement, en soulignant leur goût du travail corporel : le déplacement, la contorsion, le frôlement, la lutte, l’étreinte, la douceur, la caresse, la violence, le recueillement, la tristesse, … ou un abécédaire musculaire, autant que cérébral, en construction d’une création muette à l’autre.
L’un, l’autre s’accompagnèrent ainsi jusqu’à épuisement de leur tête à tête au plateau. Quand un jour le duo disparu partiellement de la scène, ce fut en silence, sans rien revendiquer de la césure d’avec le monde du spectacle dont ils s’éloignaient. Rien n’explique cette disparition soudaine d’un monde trop souvent assimilable à Disneyland sinon, peut-être, le retour qu’ils feront avec Borderland : sorte de Manifeste d’une esthétique du désarroi… avant de gagner, 20 ans plus tard, le Danemarkland, Hamlet, la tragique histoire que Médéric Legros et David Fauvel nomment Rage.

Hamlet from page to stage

Hamlet, OUF ! Un TEXTE que Freud (paix à son âme) a tout simplement élu, aux côtés d’Œdipe et Les Frères Karamazov comme l’un des trois chefs d’œuvre pour l’éternité. Liste limitée qui vaut aux auteurs postérieurs au décret (ex : Onfray) de vivoter dans l’éphémère contemporain plutôt que de figurer un beau jour au registre de l’universalité. Un texte, donc, une fondation – une Œuvre dit-on – qui font de Shakespeare l’un des auteurs dramatiques majeurs et de sa pièce un Best Seller. Autant dire, une œuvre théâtrale-cathédrale qui attire les pèlerins et autres zélés exégètes et commentateurs, philologues et critiques… Champions impénitents de chapelles théoriques et apôtres des diverses ficelles de l’herméneutique.
Hamlet ! Qui n’aura ajouté son grain de sel à ce qui continue d’être présenté – sous la forme d’un a priori boiteux – comme une histoire de vengeance ? De Dower Wilson à Brecht, de Derrida à Deleuze, de Mallarmé and Co… il est vraisemblablement improbable de recenser la multitude de ceux qui ont cuisiné l’Hamlet afin de le « faire passer à table » et d’en extraire pour certains un jus signifiant et éclairant, pour d’autres quelques invariants utiles à la compréhension du fonctionnement du monde. Des écritures en surplomb (analyses et commentaires) aux réécritures poétiques (Muller pour le meilleur) et scéniques (Nekrosius pour le plus fascinant), Hamlet a gagné le rang de machine et de matériau, tantôt justifiant la théorie, tantôt soutenant un geste de mise en scène (Brook, Ostermeïer, Macaine… pour les plus récents). Irréductible et fuyant, les héritiers du texte de Shakespeare convoquent toutes les interprétations. Le texte, de fait, suscite l’inflation des hypothèses, encourage la peste des lectures superficielles… et valide l’étrange idée qu’il y aurait à l’endroit du danois une aporie comme l’évoquera Georges Lavaudant (Hamlet (un Songe)).
Avatar indépassable et prothèse incontournable de l’acte de lecture… Et du coup, soulignons-le, validation d’une foutaise que Jean Bollack dénonçait, essais après essais, rappelant que ce qui est en cause dans la lecture ce n’est pas l’œuvre (qui relève toujours d’une énigme) mais le questionnement qui lui est appliqué. « C’est ça la question ? » comme le marmonera Le Prince Fauvel au commencement de Rage.
Dès lors, lisant, relisant Hamlet, c’est moins la question de la certitude qui passe par le « est-ce que… ? » qui renseignera le curieux, qu’un questionnement qui s’appuiera sur le « Pourquoi » et le « comment ».
Moins la question de « est-ce qu’Hamlet est fou ? », « est-ce que Claudius est coupable ? », « est-ce que le Père mérite qu’on lui obéisse ? « est-ce qu’il y a eu meurtre ? », etc. Qu’un régime interrogatif qui serait à même d’éclairer ce qui structure une conduite. « Pourquoi Hamlet doit-il jouer les fous ? », « Comment apparaît-il fou ? », « Comment Claudius est démasqué ? », « Pourquoi le père erre-t-il ? », « Pourquoi et comment la souricière représente plus que le régicide ? ».
D’évidence, ces variations conduisent à augmenter le point de vue. D’évidence, la question fait la réponse. Et comme d’autres, à notre heure, quand il s’agissait de comprendre Hamlet (son fonctionnement), plutôt que d’interpréter Hamlet, comme d’autres dis-je, nous finimes par en tirer quelques conclusions simples.
Pardonnez-moi alors d’aller à l’essentiel quand quelques années furent nécessaires à établir deux petits énoncés qui me serviront de conclusion.
Tout d’abord, « Tout pouvoir est fautif ». Puis – et enfin ce qui nous semble structurer l’ensemble d’Hamlet – si cette pièce, Oh combien jouée et lue, est si parlante aux contemporains qui la croisent, c’est qu’Hamlet est la pièce où « à la langue du pouvoir, Hamlet répond par le pouvoir de la langue ». Là-dessus, Tsipras pourrait être le politique qui, au moins au début, nous confirmera l’adage.

Hamlet (en) Rage

La vérité du leurre se tient au niveau de son efficacité à capter et à retenir ; cette efficacité est le lieu et la limite de son pouvoir […] Pour achever la capture, il faut le piège et son appareillage.

Jean-Claude Sempé, « le leurre et le simulacre in L’Arc, numéro consacré à Gilles Deleuze, Marseille, 1972, p. 71

Dans un paysage de Vanités, dans un espace jonché de sacs-poubelle noirs déchiquetés, dans un silence régulièrement heurté par le bourdonnement d’une meute de mouches qui hante cette décharge qu’est Elseneur la pourriture de Danemark, en lieu et place d’un royaume qui s’apparente à un abcès qu’il faudra crever… Hamlet, définitivement seul, une chaise à la main en guise de boussole, ânonne… « C’est ça la question ? La question c’est ça ? » commence par mâcher et marteler le Prince Fauvel qui, dans la solitude de la raison, a survécu au deuil pour établir la preuve d’un crime contre nature qui se confond à la nature du politique. Lui a choisi sa voie : un destin rimbaldien privé de toute beauté, pétri seulement de vérités aux faciés malsains…
Lui, simultanément, entend aussi les voix des truands qui l’entourent, les sent venir de loin, flairant, au propre comme au figuré, ce monde de grimaces et de résidus figés. Et de regarder le Prince Fauvel, comme s’il avait un coup d’avance, feindre dans une langue rapide les dialogues qu’il a devinés. Langue vive, procédant par condensation de scènes, traduction synthétique de pensées, ellipse des détails et des ornements pour aller à l’os… Et la langue n’y suffisant pas, le contempler inventant des pantomimes, parlant aux yeux invisibles qui le serrent de près, imaginant une valse avec une robe dérobée à Ophelia la noyée, observant une prière au père habillé en sapin, réalisant un film porno en guise de scène du « théâtre dans le théâtre »…
Et de sortir de ce travail en ayant entendu le Prince Fauvel réclamait « une preuve » sur le cercueil de son père, plus qu’un geste arbitraire. Chapeau, merci.
D’aucuns diront sans doute que cette liberté prive l’oreille mondaine de la mécanique élisabéthaine. Gageons que l’expérience faite, les mêmes prétendront que cette liberté aura renouvelé le cliquetis d’une œuvre moderne. Hamlet ou l’histoire d’un SON (à prononcer aussi à l’anglaise qui désignera ainsi le fils), donc, où entre autres, le metteur en scène Médéric Legros aura invité son ami et acteur David Fauvel à figurer cet athlète affectif qu’évoquait Artaud. Tour à tour fauve en cage, bête de cirque, bête de foire, bête noire… le Prince Fauvel : cette bête de scène, à la faveur d’une mort chorégraphiée, ayant usé sa « boule à cri » (sa voix), en appelle dans une ultime danse maccabre à Horatio. Il lui faudra témoigner des raisons de son extinction.

Yannick Butel est l’auteur, entre autres de, Vous comprenez Hamlet ? l’effet de cerne II, 2004

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81, d’être debout encore https://www.insense-scenes.net/article/81-detre-debout-encore/ Wed, 29 Jul 2015 19:27:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1034 —–
81, avenue Victor Hugo, mise en scène d’Olivier Coulon Jablonka

écrit avec Camille Plagnet, et Barbara Métais-Chastanier

Avignon 2015, Gymnase du lycée Saint-Joseph


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Leur présence à Avignon pourrait être à l’image de leur histoire. D’abord absents du programme, ils ont finalement été invités in extremis et joueront, trois fois, à la toute fin du Festival, dans le In. C’est cette présence singulière, intempestive et inattendue, mais évidente et puissante, qu’interrogent aussi ces huit hommes qui, dans le Gymnase du lycée Saint-Joseph, nous font face, et font face à leur propre traversée jusqu’ici. 81, avenue Victor Hugo n’offre pas seulement la fin plus forte qui soit pour ce festival, ce spectacle – écrit par Camille Plagnet, Barbara Métais-Chastanier et Olivier Coulon-Jablonka, et mis en scène par ce dernier – révèle aussi tout ce qui manquait à cette édition 2015 : l’articulation du politique et de l’art à l’endroit d’une présence, au lieu de la parole qui déchire le réel et sa fiction, là où des corps portent le devenir de leur vie. Ainsi, dans le champ de ruines qu’a patiemment construit ce festival restera la fragile densité de ceux qui sont et disent les mots pour en nommer la violence.


81, et combien d’autres ?

Car ils n’auraient pas dû être là. Pas ici, pas prévu, pas maintenant. Audace ou opportunisme des programmateurs du Festival, ils sont finalement venus après plusieurs représentations à Aubervilliers qui ont connu échos critiques et publics. Ils sont 8 donc, 8 qui sont 80, et davantage. D’Afrique, de Côte d’Ivoire ou du Burkina-Fasso, du Bangladesh aussi. Sans papiers dit-on pour les qualifier avec cette abjection que possède le vocabulaire pour désigner des êtres en fonction de ce qu’ils n’ont pas : sans domicile, sans pays, sans rien qui fabrique ce qu’ici on croit tenir pour de l’identité (administrative) et de l’être (social). Ils sont 8 sur scène qui font de ce retranchement une présence : 8 corps qui en portent 80, ce collectif d’Aubervilliers dont ils sont issue – et avec eux tous ceux qui possèdent même récit, même trajectoire, et même lutte : immigrés en France – émigrés d’Afrique et d’ailleurs –, ils ont traversé pays, continents et mers jusque sous les ponts, dans les squats de nos villes, sous des tentes de fortune, partout où ils peuvent trouver refuge. Et puis, aidés par des associations, on leur confie une adresse : 81, avenue Victor Hugo ; pas dans les quartiers les plus chics de Paris, mais dans ces villes en marges où on voudrait les tenir. Et si le nom de l’avenue est celui du poète et dramaturge qui passe comme l’image même du pays et de la langue, c’est aussi le terme ironique qui désigne un pays d’accueil incapable d’être à la hauteur de son histoire. Aubervilliers n’est pas un point de chute, seulement l’espace où ils voudraient faire la reconquête de leur vie, avec la scène comme arme.
Et puis voilà que viennent un metteur en scène et deux auteurs : Olivier Coulon-Jablonka, fondateur du Moukden Théâtre, dont on se souvient du très sensible et intelligent Pierre ou les ambiguïtés (cette intelligence théâtrale que l’on perçoit précisément dans ce débord que le théâtre inscrit en lui-même vers le monde), avec l’écrivain Barbara Métais-Chastanier et le cinéaste Camille Plagnet, vont rencontrer ces hommes et femmes, parler avec eux de leur parcours et de leur désir, et puisque c’est d’échange qu’il s’agit, on vient avec l’idée de leur donner la parole, pas n’importe quelle parole : c’est une pièce de théâtre qu’on envisage de faire avec eux, pour eux, d’eux-mêmes.
Ce travail s’inscrit dans ce qui semble sans doute l’un des projets artistiques les plus passionnants d’aujourd’hui – justement parce que, d’aujourd’hui, il tente d’en prendre la mesure. Les pièces d’actualités que propose Marie-José Malis, directrice du théâtre de La Commune d’Aubervilliers – décidément l’espace de plus grande invention dans le paysage théâtral français… – paraissent une audace sans exemple, au moment où le temps est au repli sur des valeurs sûres, au souci des jauges et des co-productions rentables. Malis aura eu l’intuition magnifique de renverser le problème, en plaçant au centre la création non pour l’abaisser vers l’idée que l’on se ferait d’une attente du public, mais pour la produire depuis la relation que des artistes noueraient avec du public. Il faut lire le texte manifeste de Malis sur ce projet qui est une réponse renversée, politique, révolutionnaire au pseudo-théâtre populaire d’aujourd’hui qui n’est souvent que l’expression d’une soumission aux formes standardisées que souhaite le pouvoir [voir les propos consternants du Maire de Quimper tenus à l’issue d’une représentation du [festival Très Tôt Théâtre.]].
La Commune centre dramatique national d’Aubervilliers passe commande à de grands artistes et leur demande : la vie des gens d’ici, qu’est-ce qu’elle inspire à votre art ?
Les pièces d’actualité, ce sont des manières nouvelles de faire du théâtre.
Elles disent que la modernité du théâtre et sa vitalité passent par ce recueil de ce qui fait la vie des gens, des questions qu’ils se posent, et de ce temps du monde, complexe, poignant, que nous vivons tous.
Elles partent d’une population, et disent qu’en eux se trouvera une nouvelle beauté.
Mêlant parfois professionnels et amateurs, elles font du théâtre l’espace public de nos questions, elles seront suivies de débats, d’échanges et renouvelleront avec éclat, émotion et drôlerie, l’idée si belle du théâtre comme Agora.
En entrant dans ce théâtre, ma question était : est-ce que le lieu est bon pour l’art ? Est-ce que le fait d’être ici, de s’adresser à des gens précis, de partir d’eux, peut générer un art nouveau ?

Marie-José Malis sollicite donc des metteurs en scène pour dialoguer avec ceux qui les entourent afin de leur donner la possibilité de dialoguer avec notre temps. Partir de ce qui est là plutôt que de ce qui manque est le geste politique majeur, décisif et salvateur de la gauche contre l’idéal romantique qui au contraire voudrait rêver sur ce qui fait défaut : et empoisonne, et fige. Dans l’échange entre metteurs en scène, auteurs et ceux qui autour, vivent dans cette ville où le théâtre est bâti, ouvert au milieu des circulations pour en arrêter les flux et intercepter les énergies, c’est aussi le travail de l’art avec la vie, qui chercherait à rendre visible et lisible ses lignes de force non pas seulement pour pauvrement l’exprimer, ni pour en lever le dévoilement mystique, mais pour simplement nommer les espaces de partage et l’actuel état des lieux de notre temps, des forces en présence comme des théâtres d’opération.
C’est ce double mouvement, de l’art vers le réel, et de l’actualité vers l’art, qui donne la richesse de ce projet. Après Laurent Chetouane, qui a proposé une forme ouverte sur les relations entre le théâtre et les habitants de la ville, et après Maguy Marin, qui a travaillé sur l’immigration espagnole à Aubervilliers (La Petite Espagne à Aubervilliers), c’est donc autour de ce collectif du « 81, avenue Victor Hugo » que le théâtre prend la parole en la donnant, et s’en saisit pour mieux porter le fer à nos jours.
Poste restante
Ils n’habitent pas à l’adresse indiquée, car justement cette adresse est un leurre – dans cet immeuble, ils luttent surtout pour en sortir. La véritable adresse est ailleurs, celle que les corps et les regards et les voix lanceront dans l’épaisseur fragile d’une heure à peine où le théâtre aura lieu pour devenir, une heure à peine, le lieu de leur présence comme l’appel d’en sortir. Le titre du spectacle possède ainsi tout ce qui fera sa force : ce geste d’offrir et de retrancher, d’exposer à la surface l’illusion de sa possibilité pour mieux donner la profondeur d’autres puissances plus sourdes et plus souveraines. Et cette manière aussi de déjouer attentes et regards qui portent souvent les assignations les plus insupportables — mais que le théâtre pourrait aussi prendre le risque de relayer, mais que 81, … sait mettre à distance. C’est sur le fil qu’est conduit le spectacle, et ce fil est ténu – sur lui semblent danser ce théâtre et ces hommes. On les croit ici, ils sont ailleurs ; on les voit dans leurs corps glorieux d’acteurs intouchables, ils sont surtout leur propre corps, leur nom et leur visage ; on pourrait les penser arrivés jusqu’à la représentation qui abolit le devenir, ils sont encore en route. Et tout le spectacle ainsi jouera du théâtre moins comme cette forme séparée du monde pour la racheter comme trop souvent il paraît réduit, que comme un espace de la déchirure entre réel et art, ou l’un et l’autre seraient tenus à distance et comme à bout portant de nous, exposés et fragilisés pour mieux nommer ce qui relève de l’un et de l’autre, et en nous-mêmes ce qui nous en sépare et ce qui nous l’approche.
Ainsi de l’enjeu documentaire. Malis l’évoque dans son propos sur ces pièces d’actualité :  « charge documentaire [qui] vise à un effet de miroir très explicite. C’est le présent vu par le prisme de nos concitoyens. ». Mais cette charge documentaire y est précisément moins un préalable qu’un geste qui chercherait aussi à le questionner. Non pas purs témoignages de réfugiés, mais construction de leurs paroles pour tisser dans ces récits de vie les contours qui les laisseront voir. À l’écueil sociologique qui menace parfois ces théâtres ouverts aux discours – et au risque de rabattre la portée de cette œuvre sur ce qui lui donne son origine –, le spectacle répond par sa proposition en avant, non plus originaire mais d’invention, qui chercherait à agencer ces paroles par des moyens théâtraux, seuls capables peut-être de leur donner horizon et perspective. Ainsi le théâtre ne serait pas ici l’enveloppe qui esthétiserait un propos – autre écueil, symétrique et opposé, de cette méthode documentaire –, mais bien plutôt une syntaxe qui offrirait des armes pour rendre lisibles ces lignes de force. Présence de l’écriture et de l’art dans le montage, le découpage, l’organisation des paroles et des échanges, le rythme donné aux paroles et aux corps : présence qui ne recouvre jamais, dans l’affect de belles paroles écrites en surplomb, ces blocs de vies qui sont ici dressés radicalement, lisibles dans le sens du monde où ils ont été pris, parfois jetés, parfois affrontés.
Au seuil
L’ouverture du spectacle donne la loi singulière de ce théâtre qui se joue du document comme de l’art, pour rendre à l’un et à l’autre ses espaces de partage. Un homme s’avance sur le plateau, il semble venir à cour au milieu des brouhahas des spectateurs qui attendent ; les lumières sont dans la salle et sur le plateau, lui vient simplement de dire bonjour, avec cette évidence troublante que possède celui qui est là dans le même temps que nous, mais de l’autre côté de l’espace que lève le théâtre[D’un bonjour à l’autre : celui de Mohamed El Khatib lui aussi œuvrant dans la matière documentaire pour la traverser. Et singulièrement, ces deux bonjour auront ouvert deux moments parmi les plus marquants de ce festival : voir [la critique du spectacle Finir en beauté paru sur l’Insensé, et notre recension de ce texte.]]. Rapidement, l’homme qui parle voudrait nous raconter une histoire. C’est une fable ; celle du Gardien des portes closes, et de l’Homme qui voudrait les franchir, mais qu’on retient là – jusqu’à ce qu’il soit invité à prendre sa place. Les mots de Kafka — sa « Parabole de la Loi » – résonnent immédiatement : on sait bien ce qu’on va voir, l’histoire de ces migrants devant lesquels se ferment toutes les portes, des administrations qui leur demandent des contrats de travail pour qu’on puisse leur donner des papiers d’identité, et les patrons qui exigent des papiers d’identité pour leur donner des contrats de travail, toute cette organisation kafkaïenne de la vie qui se replie sur la fable de Kafka. Est-ce le réel qui a rejoint la fiction, ou la fiction qui avait su nommer le réel si justement qu’il s’en trouvait démasqué ? Peu importe finalement, tant cette parole que Mustapha nous livre dans ce temps réel du théâtre parvient à adresser : évacue la question métaphysique – que par exemple Warlikowski avait choisi d’illustrer dans son Koniec avec la même fable –, pour mieux soulever l’enjeu politique de cette image du Gardien. Car Gardiens, ils le sont tous ; gardiens de sécurité, vigiles, gardes : ce que Gauz, lui aussi immigré sans papier, dans son roman précis et féroce avait nommé les Debout-Payés. Monde où ceux qui nous gardent sont gardés par des lois qui les obligent à se tenir dans l’illégalité – monde de gardiens gardés de part et d’autre de la loi : monde de la surveillance généralisée, celle qui fait des prisonniers des gardiens comme dans tous les systèmes autoritaires de l’histoire et les Camps les plus rigoureusement organisés du siècle.
Ce prologue possède cette faculté de nous exposer, d’évidence, ce propos et son fonctionnement, le décollement de la fable sur le réel, et du réel sur le montage que l’art saura faire pour l’exposer : le documentaire n’est qu’un point de départ, jamais une finalité sociologique ; et l’art, un regard, non pas la clôture de son propre chant. Et ce prologue porté haut dans la voix fragile, haute et lancée avec les accents mêlés du conte et du témoignage par celui qui sait que l’un n’est séparé de l’autre que par la vie qu’ici on joue pour mieux l’appeler.
Vont se succéder alors de multiples prises de parole après que dans le noir le plus grand ils se sont introduits dans le théâtre, riant de ce qu’ils voyaient à travers le flash de leur appareil photo : quand la lumière se fait – et elle sera toujours là, sur le plateau comme dans la salle, lumière qui rend radicales les adresses –, ils sont là, parce qu’ils sont arrivés ici, si l’on peut dire. Un gardien (l’un d’entre eux en fait) et son chien interrompt la scène – et les récits vont commencer, l’un après l’autre racontant son trajet jusqu’ici. Loi de l’interruption : dès que le théâtre risque de reprendre ses droits (ceux de l’illusion et de la représentation), c’est le réel qui viendra le recouvrir, lui-même interrompu par le théâtre au moment où ce réel pourrait sembler prétexte à ce présent. Et c’est sur ce fil que se déroulera ce temps, entre ces deux risques pris et tenus. D’un seuil à l’autre, franchir vaut pour ce mouvement même, celui de passer, de dépasser les frontières – si la littérature est assaut contre les frontières (Kafka), l’histoire de ces hommes nous dit combien cet assaut se porte chaque jour concrètement [[« La vérité est concrète », écrivait Brecht.]] au risque de la vie. Les journaux d’actualités font le décompte des morts et des expulsés, cette pièce d’actualités travaille à en raconter la chair.
(Notes sur le chien : la présence du chien sur le plateau, au début, et vers la fin. Le souffle, le halètement affolé du chien pendant qu’on parle autour de lui, et que lui tenu en laisse n’est présent que dans sa respiration. Que joue un chien, au théâtre ? Quel est son rôle ? Et quelle, sa présence ? Objet kantorien d’une présence pure et sans affect, celui de la relation (là, tenue en laisse). Sujet d’une menace, qui est aussi un désir : qu’à tout moment le chien aboie ou hurle, ou cherche à fuir, et c’est la représentation qui pourrait soudain s’abattre sur cette vie surgie des entrailles du théâtre. Il faudrait toujours un chien sur une scène, pour faire régner cette menace. Certains spectateurs regarderaient le chien et attendraient qu’il saute à la gorge de l’un d’entre nous, ou qu’il s’endorme. D’autres voudraient qu’ils se taisent, qu’ils cessent ces halètement rauques : mais comment dire à un chien de cesser d’être là ? Présence du chien : actualité puissante du chien et du temps lui-même qui l’entoure. Présence comme de ce réel dans le théâtre. Absence du chien : quand il s’en va, on entend soudain que le halètement a cessé, et c’est là qu’on l’entend le mieux. On voudrait qu’il revienne. Quand le public applaudira la fin du spectacle, le chien affolé voudra fuir. Beauté du chien, jalousie pour le chien. Plane sur tout le spectacle cet halètement du chien qui désigne violemment et comme son envers sa soif. Spectacle qui pourrait s’appeler : la soif du chien.)
Trajectoires ou les ambiguïtés
Le trajet de ces huit hommes porte ainsi avec eux l’histoire de notre présent, comme une allégorie aussi de ce qu’il faut de courage pour franchir ces frontières et réinventer la vie là où l’Histoire voudrait qu’elle s’arrête. Et dans un monde qui proclame partout la circulation des capitaux et des biens comme le progrès du libéralisme économique et social, il est juste – et faussement paradoxale – que c’est la question de l’immigration (pourtant poussière dans le budget des États) qui concentre la rage unanime des Nations. Elles paient le prix qu’il faut de cette violence : on sait qu’il en coûte plus à l’Europe de repousser les migrants que d’organiser pacifiquement leur entrée sur le continent. Car l’enjeu migratoire est pour l’occident la pire des secousses : celle qui le démasque comme ce qu’il est. Un territoire qui ne fonctionne que sur des lois d’exclusion.
Alors ces récits qui s’enchaînent, s’échangent, se disent dans leur singularité la plus nue – l’un racontant l’escroquerie par des frères immigrés à Moscou, l’autre les vols où on ne sait pas où va atterrir, un autre encore les dérives des embarcations surpeuplées, ou les marches de trois jours dans le désert et les compagnons d’infortune qu’on abandonne à leur épuisement, et qui lâche leur passeport – le poids des morts qu’on porte avec soi dans l’errance, et parfois même leur nom, et toujours leur visage –, tous ces récits finissent par raconter une seule et même histoire dans leur différence et c’est là que le théâtre a lieu, au lieu même où la singularité des fables forgent l’allégorie des destins qui se retournent vers nous.
Il est ainsi étrange et frappant de constater que c’est dans ses moments les plus théâtraux – là où le procès verbal du temps et de la parole se saisit d’une qualité de présence, leste le poids des corps d’un passé qui se dépli dans le présent de l’adresse – que la pièce est la plus précise et gagne une justesse parfois inouïe. Théâtraux en tant qu’ils sont aussi le risque de ce théâtre (en témoigne le chien). Moment où l’un des récits rapporte le trajet en bateau de fortune : moment d’une drôlerie féroce quand le vocabulaire technique – jargon précis de la navigation – sert à nommer une dérive dans les eaux périlleuses où chaque vague peut être mortelle. On rejoue à quelques-uns l’image de l’embarcation minuscule, les roulis de la marée et les angles du cap à suivre – on prononce la science de la navigation avec une maîtrise impeccable des mots pour la nommer, mais on ne possède pas les instruments, compas, carte des côtes, coefficient des marées, ni barre ou dérive digne de ce nom. On mime alors grossièrement les mouvements de la barque et quand un navire de guerre italien vient à l’horizon, qu’il donne instruction de ne pas bouger et que tous évidemment se précipitent d’un bord à l’autre pour le rejoindre menaçant de tout faire basculer, c’est une joyeuse scène de gestes approximatifs, mais vivants ; et c’est une scène terrifiante aussi, qui porte avec elle le souvenir de morts par milliers, la tragédie des naufrages passés et pire encore, ceux qui restent à venir. Le théâtre se saisit, avec ces propres moyens minuscules du jeu et de la parole nue, et considérable de l’imaginaire et du présent arraché au passé, pour dire combien tout manque et vient s’échouer sur le récif de l’expérience. Et tout cela traversé par le rire vivant et terrible de ceux qui ont mis la mort derrière eux.
Dignités

S’achève avec ce spectacle un festival qui aura frappé par l’évacuation systématique de tout souci politique, non que le politique ait été absent, mais souvent convoqué comme un dehors impossible, au mieux métaphorique, au pire comme l’envers de l’art qu’il nous faudrait louer parce qu’au moins il sauve des laideurs du monde, qu’il nous invite au repli solitaire de la méditation : toutes ces bêtises, ces insultes. Au terme de ces trois semaines confondantes, un spectacle se tient debout et livre la poétique inversée de ces spectacles emplis d’eux même. C’est un contre-poison puissant qui soulève et appelle. Politique, ce spectacle l’est non en raison de son objet seulement mais parce qu’il fait de l’espace théâtral un territoire qui désigne les failles des communautés, dévisage les mondes qui organisent de l’exclusion au nom de l’inclusion, dresse l’espace qui travaille le présent dans l’intempestif mouvement de l’Histoire, produit un temps qui fabrique de la présence tandis que bruit l’absence de ceux-là innombrables qui sont la chair de ces corps, ceux qui attendent, ensevelis sous les papiers ou sous la mer. Ce sont ces multiples tensions qui animent un propos à la fois engagé mais qui refuse la leçon morale, tout à la fois situé d’un côté de l’histoire mais jamais en vertu d’une position de jugement, plutôt au contraire parce qu’il voudrait se situer aux lieux où s’inventent les origines et se fabriquent de la vie.
Un spectacle sans exemple dans la programmation du In. Aux assis de la pensée purement spectaculaire s’opposeront l’image et la force de ces hommes debout, littéralement levés devant nous, la précision de ces huit présences dans la parole qui manquait évidemment de tout ce qui faisait celle qu’on entendait partout sur les scènes d’Avignon. Rythme parfois empêché, langue de la non-maîtrise à l’opposé de l’impeccable énonciation des acteurs qui font profession de l’être. Car ces huit-là n’ont statut ni d’acteurs ni de comédiens, des hommes seulement là d’avoir voulu prendre la parole, non parce qu’on leur donnait seulement, mais parce qu’ils en possédaient la charge. Et cette langue arrêtée, imparfaite, défaillante parfois s’écoutait comme une réponse intense aux perfections mortes des techniques qui aujourd’hui sur les scènes les plus imposantes sanctifient le théâtre et le vident de sa force.
C’est un spectacle digne et fragile, qui sait les risques qu’il prend – et qui parfois ne semble pas toujours les éviter : risque de faire de ces corps des porteurs [Au sens où l’entend [Yannick Butel dans son propos sur La République de Platon, d’Alain Badiou.]](d’expérience pour beaucoup, et de vérité pour tous, de voix pour chacun), risque de faire de cette scène une tribune où le public se plairait d’applaudir ses propres avis – l’épilogue paraît presque sur le point de basculer. Mais jusqu’au bout malgré tout, le spectacle sait tenir l’infime jeu, fragile, qui le maintient, entre théâtre et réel, sur la voie politique de son élaboration. C’est là qu’il fabrique intimement l’espace de sa singularité. Dans les instants les plus décisifs, c’est là qu’il est le plus dangereux et fragile, et possède son intensité la plus ténue : ainsi ce moment où l’un d’eux fredonne alouette, gentille alouette…. Est-ce le signe que le migrant, assimilé, chante la chanson qui le fera paraître docilement assimilable à la culture dominante, celle qui aplanit les différences pour intégrer comme un corps ce qui lui semble hétérogène ? Ou bien peut-on entendre, dans la diction douce et altéré, les accents d’ailleurs qui percent, la mélodisation lointaine et les accents de Fela ou de Salif Keïta, oui quelque chose qui résiste et porte l’altérité là où la langue dominante chante l’inoffensive chanson de sa norme ? Immédiatement après, un des hommes s’avancera pour parler dans l’anglais commun et universel le plus simple, avec l’accent le plus étranger, combien le malentendu a marqué son parcours, et que la langue loin de lui permettre de communiquer l’a presque conduit au gouffre. Lieu du partage, et lieu de la déchirure, la langue qu’on parle ne réunit que pour séparer – ne communique que son affaissement, et ne signe que de l’inappartenance. Et pourtant c’est elle qu’on entend, et c’est en elle qu’on reçoit la violence de son affaissement, qu’on reconnaît ce qui dans les mots arrête le sens, et l’empêche. Dans la langue se joue dès lors ce que les récits traversent. Beauté de ce théâtre d’avoir saisi par la langue – le langage même, blessé et ainsi rehaussé, français d’Afrique, anglais du Bangladesh – le processus d’exclusion et le territoire possible de l’entente. Fragilité de cette scène qui donne le prix et la beauté à ce collectif comme à cette pièce, et à l’ensemble dignité et urgence.
Ces huit racontent patiemment le chemin pour obtenir leurs papiers – prétexte à vivre la vie qu’ils voudraient choisir : travailler décemment, et pourquoi pas voyager ? En entrant dans ce rapport de force avec les autorités administrative, ce collectif, appuyé par les associations, joue peut-être le jeu du pouvoir, quand il faudrait poser le problème ailleurs, et au-delà, sur la nature même de ces papiers en regard de leur présence ici. Ce ne sont pas des questions que pose ce spectacle, dont la geste militante est patente et revendiquée dans les dernières minutes du spectacle, et davantage quand il s’achève. L’un d’eux confie alors, après les saluts, que les huit acteurs ont obtenu leurs papiers[[Le Préfet de Seine-Saint-Denis, préfet délégué à l’égalité des chances, a vu le spectacle et a reçu les huit comédiens amateurs qui sont en cours de régularisation. Ils ont déjà leur récipissé.]], et qu’ils continuent de jouer et de se battre pour le collectif dont ils sont issus et pour l’ensemble des sans-papiers. On devine la stratégie retorse du pouvoir, toujours la même, et ici dans sa perversion tragique : faire de la culture un espace de valorisation et de compétition, où ceux qui ont joué le jeu ont prouvé leur capacité à intégrer l’espace social. Un peu ce que l’on voit dans le sport en somme. Mais ce spectacle refuse dans le même temps d’être réduit à lui-même et sait qu’il n’a de sens qu’une fois le théâtre achevé. C’est ici la belle complexité de ce spectacle d’interroger en retour notre regard et de dévisager celui qui voudrait trouver là bonne conscience.
Dans le cri de ces huit restent la force collective d’un projet et la justesse des paroles, l’art de composer des récits, de lever ces blocs d’êtres dans leur essentiel devenir : demeure l’épure d’une forme qui sait s’imposer d’elle-même, sans autre artifice que celui que le théâtre propose quand il saisit le réel non pour le mimer, mais pour en intercepter les forces. Oui, dignité de ce théâtre dans sa fragilité et, comme ceux dont on entend la voix (a-t-on jamais entendu autant que là, ces trois semaines durant, des êtres parler et qu’on écoutait intensément par la grâce de leur présence ?), dignité de ce théâtre et de ces hommes dans leur volonté, sur le fil, d’aller ainsi, vibrant de la ténacité d’être là et de rester debout.
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81, le théâtre et après ! https://www.insense-scenes.net/article/81-le-theatre-et-apres/ Tue, 28 Jul 2015 14:19:57 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1039 —–
81, avenue Victor Hugo, mise en scène d’Olivier Coulon Jablonka

écrit avec Camille Plagnet, et Barbara Métais-Chastanier

Avignon 2015, Gymnase du lycée Saint-Joseph


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Programmée au dernier moment par le Festival d’Avignon au gymnase du Lycée Saint-Joseph, non répertoriée dans les spectacles offerts par le In, la « pièce d’actualité » 81 avenue Victor Hugo mise en scène par Olivier Coulon-Jablonka où des sans-papiers, sur scène, régularisés de fraiche date, racontent leur vie, aura peut-être rappelé au regard du festivalier qu’il est parfois un « non-spectateur », au sens où il est encore un citoyen.


Dans les rues d’Aubervilliers comme ailleurs…
Avenue prestigieuse parisienne ou rue passante et commerçante ? D’un topos à l’autre des territoires urbains, le nom d’un homme illustre (le Montagnard Victor Hugo l’est pour sa poésie comme ses luttes et barricades romanesques) peut se retrouver ici panthéonisé sur une plaque en émaille qui ouvre l’un des plus belles avenues de Paris, ou au contraire ne figurer qu’un repère géographique quelconque qui nécessite une recherche GPS. En l’occurrence, à Aubervilliers, le 81 Avenue Victor Hugo relève davantage d’une saignée urbaine sans prestige et marque l’adresse d’un ancien pôle emploi reconverti, depuis août 2014, en « refuge » par un collectif de sans-papiers qui a pris la liberté de se trouver un gîte, alors que ses membres étaient à la rue depuis 4 mois.
Last but not least, 81 Avenue Victor Hugo est également, depuis quelques mois, une aventure scénique et politique, objet d’un travail d’écriture (texte et scène) par Olivier Coulon-Jablonka, Barbara Métais-Chastanier et Camille Plagenet, soutenue par le théâtre de la Commune d’Aubervilliers et sa directrice Marie-José Malis. Soit un titre de « spectacle » comme dirait Artaud qui, le hasard nourrit parfois quelques pertinences, est aussi le nombre de sans-papiers dont le présent – une régularisation – est en jeu. Un préfet de la République s’est ainsi saisi du dossier de ces anonymes et s’est engagé à donner une identité française à Adama Bamba, Moustapha Cissé, Ibrahim Diallo, Mamadou Diomandé, Inza Koné, Souleumane S, Méité Soualiho, Mohammed Zia… Soit un peu moins de 10% (régularisés) qui sont le porte-voix d’un groupe en demande de papier d’identité.
Une histoire authentique – d’aucuns diraient « vraie » – où, à la recherche d’un théâtre d’actualité, c’est en lisant un article de Médiapart qu’Olivier Coulon-Jablonka et ses camarades finissent par se retrouver au 81, devant un collectif. La rencontre, le coup de foudre ou de tonnerre entre les artistes et ceux qui diront qu’ils veulent « changer leur histoire en faisant du théâtre », à moins que ce ne soit un sentiment d’injustice et de révolte, fera le reste et trouvera auprès de la Directrice de la Commune le soutien nécessaire. Ou quand le théâtre pourrait devenir et rappelle ce que disait Hugo à la tribune de l’Assemblée le 9 juillet 1849 :
« Je suis pas de ceux qui croient qu’on peut supprimer la souffrance en ce monde […] ; mais je suis de ceux qui pensent et affirment qu’on peut détruire la misère. Remarquez bien, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis détruire. Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse ; car, en pareille matière, tant que le possible n’est pas fait, le devoir n’est pas accompli ».
La bande des 8…
Se formera en front de scène avant qu’il ne reste que l’un d’entre eux qui, sur le mode d’un conteur ou d’un grillot, rappelle la parabole de la loi de Kafka :
« Une sentinelle se tient postée devant la Loi ; un homme vient un jour la trouver et lui demande la permission de pénétrer. Mais la sentinelle lui dit qu’elle ne peut pas le laisser entrer en ce moment. L’homme réfléchit et demande alors s’il pourra entrer plus tard. “ C’est possible, dit la sentinelle, mais pas maintenant. ” La sentinelle s’efface devant la porte, ouverte comme toujours, et l’homme se penche pour regarder à l’intérieur. La sentinelle, le voyant faire, rit et dit : “ Si tu en as tant envie essaie donc d’entrer malgré ma défense. Mais dis-toi bien que je suis puissant. Et je ne suis que la dernière des sentinelles. Tu trouveras à l’entrée de chaque salle des sentinelles, de plus en plus puissantes ; dès la troisième, même moi, je ne peux plus supporter leur vue. ” L’homme ne s’était pas attendu à de telles difficultés, il avait pensé que la Loi devait être accessible à tout le monde et en tout temps, mais maintenant, en observant mieux la sentinelle, son manteau de fourrure, son grand nez pointu et sa longue barbe rare et noire à la tartare, il se décide à attendre quand même jusqu’à ce qu’on lui permette d’entrer. La sentinelle lui donne un escabeau et le fait asseoir à côté de la porte. Il reste là de longues années. Il multiplie les tentatives pour qu’on lui permette d’entrer et fatigue la sentinelle de ses prières. La sentinelle lui fait subir parfois de petits interrogatoires, l’interroge sur son village et sur beaucoup d’autres sujets, mais ce ne sont que des questions indifférentes comme les posent les grands seigneurs et pour finir elle dit toujours qu’elle ne peut pas le laisser entrer. L’homme, qui s’est abondamment pourvu pour son voyage de toutes sortes de provisions, emploie tout, si précieux que ce soit, pour soudoyer la sentinelle. Et la sentinelle prend bien tout, mais en disant : “ Je n’accepte que pour que tu ne puisses pas penser que tu as négligé quelque chose. ” Pendant ses longues années d’attente, l’homme ne cesse presque jamais d’observer la sentinelle. Il en oublie les autres gardiens, il lui semble que le premier est le seul qui l’empêche d’entrer dans la Loi. Et il maudit bruyamment la cruauté du hasard pendant les premières années ; plus tard, en devenant vieux, il ne fait plus que grommeler. Il retombe en enfance, et comme, au cours des longues années où il a étudié la sentinelle, il a fini par connaître jusqu’aux puces de son col de fourrure, il prie les puces elles-mêmes de l’aider à fléchir le gardien. Finalement, sa vue s’affaiblit et il ne sait si la nuit se fait vraiment autour de lui ou s’il est trompé par ses yeux. Mais maintenant il discerne dans l’ombre l’éclat d’une lumière qui brille à travers les portes de la Loi. Il n’a plus pour longtemps à vivre désormais. Avant sa mort, tous ses souvenirs viennent se presser dans son cerveau pour lui imposer une question qu’il n’a pas encore adressée. Et, ne pouvant redresser son corps raidi, il fait signe au gardien de venir. Le gardien se voit obligé de se pencher très bas sur lui, car la différence de leurs tailles s’est extrêmement modifiée. “ Que veux-tu donc encore savoir ? demande-t-il, tu es insatiable. – Si tout le monde cherche à connaître la Loi, dit l’homme, comment se fait-il que depuis si longtemps personne que moi ne t’ait demandé d’entrer ? ” Le gardien voit que l’homme est sur sa fin et, pour atteindre son tympan mort, il lui rugit à l’oreille : “ Personne que toi n’avait le droit d’entrer ici, car cette entrée n’était faite que pour toi, maintenant je pars, et je ferme ».
Au point final de ce texte paru le 7 septembre 1915, avant que ne se poursuive l’aventure théâtrale, le public applaudira rompant le protocole du silence. Il reste encore 40 minutes. A quoi a-t-il applaudi ? Qu’est-ce qui l’a fait ainsi sortir de ses gonds ?
Sans doute la résignation absurde de l’homme, son obéissance, sa condition d’être servile qui le conduit à toutes les complicités… l’ont-ils éprouvé et lui ont rappelé qu’il pourrait être avisé, parfois, d’observer une forme de « désobéissance civile » comme l’appelait de ses vœux Henry David Thoreau. Peut-être, alors qu’il écoute Kafka, se souvient-il également du conte de l’homme à la clé de Borgés qui, devant une porte aux mille serrures et la peur de se tromper, ne tente rien pour forcer son « destin ». Peut-être, tout simplement, réalise-t-il que le Risque, que la société libérale prétend aussi réguler, est le ferment même de la vie et du mouvement de l’Histoire. Le risque ou, d’un autre nom on ignorait qu’il en fut le synonyme, s’apparente à la Vie.
Sur le plateau meublé de quelques chaises dépareillées, devant un mur recouvert d’une peinture gris perle sans âge qui sied si bien aux couleurs de la machine administrative… d’une ouverture dérobée d’où ils vont et viennent, les 8 évoqueront donc ce Risque, cette machine, ce monde des marges et des labyrinthes… où vivre c’est mettre en jeu un présent devenu infecte et un futur incertain ; une vie réduite à l’état de survie dans un coin du monde et une vie précaire ailleurs. Disons-le simplement, le récit des histoires singulières de la bande des 8 forme l’odyssée de tous les déracinés, de tous les exilés, de tous les meurtris, abandonnés, chassés et de tous les volés de la terre. Il est l’acte d’accusation de ceux qui ont été dépossédés, par le jeu des économies mondialisées, de leur dignité et de leurs richesses.
Aux dividendes et aux actions que le marché décore d’un discours humaniste généralisé (« généralisant » serait plus juste), il répond par la parole biographique et parfois testamentaire où l’on s’inquiète de la valeur d’une vie. C’est entre ces deux paroles où les uns en manquent quand les autres continuent d’y croire que l’organisation mondiale du grand mensonge et celui de la petite vérité se jouait. En jeu, il y avait là, d’un côté la surdité et la myopie, l’absurdité et la pseudo philanthropie ; de l’autre une parole vraie, une parole du quotidien privée de son adresse à ses proches.
Car ce qui marque dans le récit de la bande des 8 concerne non seulement les affres qu’ils vivent au jour le jour, les demandes qu’ils formulent à l’endroit d’une identité, d’un logement, de papiers, leur histoire d’otages des passeurs clandestins et autres commerçants d’une économie souterraine… non, ce qui était audible dans ce qu’il raconte, c’est l’absence de références à toutes formes de liens familiaux, la disparition de tous leurs proches, leur éloignement ou leur réclusion… Et sur le plateau, visible, ce seul univers d’hommes.
Et ce ne sont pas les appels au soutien, ni même le couplet revendicatif repris par la salle qui s’entend dans 81 avenue Victor Hugo, mais bien plutôt la forme didactique que prend ce travail qui se livre en occupant le front de scène.
Et les regardant, me vient le texte de Didier-Georges Gabily, Cadavres si on veut, paru en 1994 et repris dans Où va le Théâtre ? (aux éditions Sens&Tonka) :
« Il ne se passe rien, c’est bien connu. Ou il se passe trop de choses auxquelles, c’est bien connu, nous ne pouvons rien. Nous marchons sur des cadavres et continuons à tenter d’agir et de penser comme si nous n’étions pas ces marcheurs piétinant les cadavres de plus d’un demi-siècle de catastrophes, de défaites et d’abdications en tout genre. Aujourd’hui les cadavres peuplent jusqu’à nos propres rues. Cadavres de société libérale avancée-en-état-de-décomposition-avancé. Même pas besoin d’aller chercher en Bosnie l’excuse cadavéreuse de notre lâcheté, de notre incomplétude européenne. Ou en Algérie, celle de notre refoulé colonial au Rwanda. Non. Suffit de sortir de chez soi. Voici les signes qui permettent de reconnaître le cadavre de premier type : pue si l’on s’en approche, en général, la vinasse / en général, est vêtu de façon sommaire et sans goût /tient, en général, une pancarte sur laquelle est écrit en lettres capitales quelque chose qui a trait à / ou ne tient même plus de pancarte / a encore où se loger et tâche à se rendre invisible ou n’a plus à se loger et tâche à se rendre invisible, etc. Nous sommes les cadavres de second type ; nous sommes ceux qui marchons sur ceux-là pour survivre. Nous sommes ceux qui devons nous aveugler pour ne pas voir ceux-là qui, littéralement, nous crèvent les yeux ; qui devons nous aveugler pour survivre, sachant (ou ne voulant pas savoir) qu’il suffit d’un rien pour qu’à notre tour nous tombions et alors, pas de pitié. Nous survivons, nous piétinons, nous tournons en rond. Nous sommes la grande masse aveugle-obligée-de-s’aveugler. (…) S’il n’est pas trop tard – ce dont on aimerait ne pas douter –, on voudrait que ce qui fait de nous des acteurs-citoyens (y compris de nos propres aveuglements), des encore vivants-citoyens (y compris sans vrai lieu d’espérance), serve à la résistance, même partielle, même infime, à la domination du « prêt à délasser pour tous ». Parce qu’il en est, malgré tout, du théâtre comme de l’art qui l’accompagne : il n’existe jamais mieux que contre la mondanité, et tout contre le monde. Cela n’empêchera sûrement pas les presque cadavres de continuer à proliférer dans nos rues. Cela permettra peut-être juste de les envisager comme êtres, de leur rendre à chacun un visage, un nom, une voix qui parle aussi au théâtre – et non au reality show – sans commisération, sans pathos, ainsi qu’ils désignent le monde (et nous dans le monde), exemplaires, insensés et vaincus, mourant à force de nos yeux morts, annonçant ce qui nous guette si nous renonçons à eux-mêmes, si nous renonçons à nous battre, disant : il ne se passe rien »
81 Avenue Victor Hugo, c’est tout autant une variation sur le théâtre documentaire, qu’une scène qui jouerait les sirènes… celle d’une alerte qui nous renvoie au Théâtre et après !

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Frozen, joliment philosophique https://www.insense-scenes.net/article/frozen-joliment-philosophique/ Sat, 25 Jul 2015 06:33:17 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1037 —–
Frozen, de la compagnie3637 (Sophie Linsmaux et Aurélio Mergola)

Avignon, dans le cadre du programme XS, jardin du Vierge du Lycée Saint-Joseph


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XS. Grande taille, petite taille ou medium… le programme XS, « nom » né du festival organisé par le Théâtre National/Bruxelles, proposait trois formes courtes dans le Jardin de la vierge du Lycée Saint Joseph, notamment Frozen de la compagnie3637, avec Sophie Linsmaux et Aurelio Mergola. Où comment un rien peut figurer un TOUT.


3637
Diplômée de l’I.A.D. (institut des arts de diffusion) en interprétation dramatique, rédactrice d’un mémoire sur le rôle de l’artiste-animateur face à des comédiens handicapés mentaux, en 2004, en immersion l’année précédente à l’ Escola Superior de Teatro e Cinema de Lisbonne dirigé par N.Nunes, Sophie Linsmaux a sans doute depuis toujours le goût d’une réalité complexe que le geste artistique pourrait saisir. Après différentes étapes de formation, c’est en 2008 qu’elle fonde avec Bénédicte Mottart et Coralie Vanderlinden la compagnie3637. Les trois jeunes femmes issues de la danse, du théâtre et des formes que permet l’intervention en milieu urbain (Sophie Linsmaux, Bénédicte Mottart et Coralie Vanderlinden), s’aventurent dans les différents modes de représentation du geste théâtral (théâtre d’objets, marionnettes, danse, du théâtre d’images, écriture de plateau, etc. pour enfants comme pour adultes, voire des adultes n’ayant pas rompu leur lien à l’enfance), est identifié comme un groupe de recherche et questionne esthétiquement et poétiquement les recoins de la vie à travers leurs créations. Chaque création, d’ailleurs, est l’objet d’un travail qui tend à préciser un langage propre à l’univers qui sera investi. Façon pour ce trio de rendre actuel l’affinité qu’elles entretiennent avec Joël Pommerat qu’elle cite : « Je crois que le théâtre est un lieu possible d’interrogations et d’expériences de l’humain, un lieu où l’on peut dire quelque chose d’actuel et de brûlant de nous et notre monde ».
Au-delà des prix qui ont distingué leur pratique artistique et soulignent une reconnaissance pour la singularité du travail mené (Prix Découverte décerné par la critique belge en 2011 pour Où les hommes mourraient encore, nominé au Prix de la critique « Meilleure création artistique et technique » 2014 pour Keep Going), c’est toujours une situation insolite ou imprévisible qui guide le travail de la compagnie3637, depuis leur première création, Zazie et Max (découverte que le monde ne se divise entre les « avec zizi » et les « sans zizi »), en passant par Cortex (voyage dans la mémoire), Les désobéisseurs (une école est défendue par ses occupants), Eldorado (« être au pied du mur » et faire montre de courage), Keep Going (l’histoire d’Eddie 139 ans qui recueille sa sœur Beth 140 ans et qui doit choisir entre partir pour Sun City – ville pour vieux – ou s’occuper de celle qui n’a plus aucune ressource), et Frozen. Ainsi, au prétexte d’une naïveté ou d’un motif imprévu, inexplicable et improbable… la compagnie3637 invente des formes plastiques aussi peu conformes que les motifs qui les génèrent.
Frozen
Ne sera pas différent, dans sa construction et pourrait se résumer à la question qui figure dans le programme : « dans la cantine, que s’est-il passé entre 12H45 et 13H05 ? ».
De fait, dans une cantine asceptisée, aux tables et aux chaises plastiques alignées, devant des présentoires frigorifiques où s’empile une « bouffe » qui déclencherait les vociférations hystériques de Jean-Pierre Coffe, deux personnels de bureau entrent pour y prendre leur repas. Sur fond de musique aussi clean et dépersonnalisée que les couverts et la vaisselle accueillis sur le plateau repas, ils s’installent chacun à une table, à une distance respectueuse l’un de l’autre. L’homme et la femme – mais peut-on encore parler en nommant ces genres ? –, tous les deux blonds ariens, costumes gris batis à la chaîne, teints livides pour ne pas dire spectral, s’ignorent. Normal, ils sont dans un tel rapport de similitude et de ressemblance en toute chose, en tout geste, et se regardent comme le reflet l’un de l’autre, qu’ils ne peuvent distinguer de différences de l’un à l’autre. Donc, l’ignorance ici vaut pour invisibilité. Seuls quelques regards convenus et sourires plastiques échangés en guise de communication ponctuent rarement la situation. Le repas se prend ainsi, dans le silence couvert par la musique de chambre « froide »… Et le monde des déplacements, des bruits et des mouvements est ainsi réglé au point que le monde a disparu.
Et soudain…
Un cœur, là entre les bouteilles d’eau minérale, est à vue. Il bat. Un cœur sorti de sa charpente corporelle bat comme ça à vue. Et ce battement qui retentit dérègle l’harmonie funèbre qui régnait. S’ensuit un désaccord muet entre l’homme et la femme sur la place de ce cœur dans cet espace. Poubelle ? plat de résistance ? fétiche d’une humanité perdue généreusement consolé sur le sein de la dame… ? Le désaccord évolue en bataille violente qui met sans dessus dessous la cantine mausolée. Une vraie lutte pour un cœur perdu… Et l’explosion finale… en front de scène, où le cœur est littéralement explosé sur le sol. Et puis plus rien, les visages stupéfaits en signe de fin, dans un espace qui est devenu un chaos.
De loin, ça ressemblera presque à une pièce chorégraphique de Pina Bausch où les chaises valdinguaient dans Café Müller. Référence qui nous rappelle également celle d’Heiner Müller qui écrivait « votre cœur c’est une pierre, oui, mais il ne bat que pour vous ». Mais au vrai, ces références plaquées ne rendent pas compte de la seule chose qu’il faut nommer et qui répondrait à la question « que s’est-il passé entre 12H45 et 13H05 ? ». Rien ne s’est passé puisque tout redevient comme c’était.
Rien ou presque, car pour autant que l’on pourrait voir dans ce travail une parabole sur « l’humanité » recouvrée parce qu’un cœur nous rappelle une condition ; il est encore possible de s’inquiéter justement des « passions humaines » qui dérèglent l’ordre et l’harmonie. Ainsi, entre 12H45 et 13H05, la compagnie3637 aura posé une seule question qui concernait la place des passions (le cœur battant en étant la métaphore) où l’on peut toujours imaginer que si certains souhaitent un monde de passions, d’autres peuvent lui préférer un monde où nous serions enfin indifférentes à celles-ci.
Disons qu’entre l’un et l’autre, sans doute la réponse tient-elle au fantasme que l’on entretient sur l’Histoire de l’humanité. Joliment philosophique que Frozen qui pourrait être la seule petite forme (30 minutes) qui viendrait contrarier La République de Badiou et sa vingtaine de leçons…

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Cuando vuelva a casa voy a ser un peu plus bête https://www.insense-scenes.net/article/cuando-vuelva-a-casa-voy-a-ser-un-peu-plus-bete/ Thu, 23 Jul 2015 11:06:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1041  


Cuando vuelva a casa voy a ser otro->http://insense-scenes.net/spip.php?mot83]

(Quand je rentrerai à la maison je serai un autre),

texte et mise en scène Mariano Pensotti

Avignon 2015, La FabricA


 
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(Critique écrite par Julie Briand dans le cadre des ateliers d’écriture ouverts au public – partenariat Insensé / BNF – Maison Jean-Vilar)


Dans le cadre du 69ème Festival d’Avignon, le metteur en scène argentin Mariano Pensotti a présenté sa dernière création, Cuando vuelva a casa voy a ser otro, à la FabricA. Ce spectacle s’inscrit dans le « Focus argentin» du Festival, avec Dinamo de Claudio Tolcachir au Gymnase du lycée Mistral et El Syndrome de Sergio Boris au Gymnase du lycée Saint Joseph. Malheureusement Cuando vuelva… ne témoigne pas de la vitalité et de l’inventivité, pourtant bien réelles, du théâtre argentin. Sur le modèle du musée archéologique, Mariano Pensotti part à la recherche de l’histoire familiale de ses personnages : une quête identitaire dont la pseudo complexité formelle ne parvient pas à dissimuler la vacuité.


Retour vers le passé
Depuis 2005, Mariano Pensotti et sa compagnie, le Grupo Marea, explorent au théâtre l’entremêlement de l’Histoire et de l’intime, du réel et de la fiction, du passé et du présent. Ces thèmes sont symptomatiques d’un passé argentin qui ne passe pas (dictature militaire de 1976 à 1983). Dans la lignée des dernières créations de la compagnie (Cineastas, A veces creo que te veo, El Pasado es un animal grotesco, Enciclopedia de vidas no vividas…), Cuando vuelva a casa voy a ser otro est le récit de destins croisés, où les existences sont toujours modelées par le politique.
Cuando vuelva… conte l’histoire d’Alfredo, ancien révolutionnaire qui retrouve quarante ans plus tard les objets compromettants qu’il avait enterrés au fond d’un jardin. Et aussi l’histoire de Manuel, son fils, ancien metteur en scène célébré qui gagne désormais sa vie en organisant des campagnes électorales. Et aussi l’histoire de Natalia, chanteuse méconnue dont le père a été assassiné par la junte militaire. Et aussi l’histoire de Damián, homme politique qui plagie l’ancienne mise en scène à succès de Manuel pour tenter de reconquérir sa femme…
Tout ce petit monde est bien évidemment paumé, entre crise existentielle, crise d’ego et crise de couple. Que faire alors ? Partir à la recherche de ses racines, pardi ! Nous voilà donc embarqués dans une grande remontée dans le temps où chacun tentera de désembrouiller son passé pour mieux se réconcilier avec lui.
(Ba)lourde scénographie, maigre spectacle
Au sein du Grupo Marea, Mariano Pensotti est entouré de trois fidèles collaborateurs : la scénographe Mariana Tirantte, le musicien Diego Vainer et l’éclairagiste Alejandro Le Roux. Et de fait, dans Cuando vuelva… (comme dans leur précédente création Cineastas), le contenu du spectacle repose en grande partie sur le dispositif scénique. Il s’agit d’une boîte rectangulaire dont le sol est recouvert de deux tapis roulants avançant en sens inverse. Une manière fort subtile de matérialiser les trajectoires qui se croisent et le retour des personnages dans leur passé.
Au-dessus de cette boîte, deux grands panneaux : l’un hébergeant les surtitres, l’autre synthétisant en quelques phrases les grandes étapes du récit. On se serait largement contenté du premier. Le second, sorte de repère narratif, fait se succéder des phrases d’une pauvreté déconcertante, qui au mieux répètent ce qui vient d’être dit sur scène, au pire délivrent des vérités existentielles dignes d’un soap opera.
Tout cela est ponctué de scènes de carnaval hystériques et de morceaux de rock simplissimes. Beaucoup de bruit et de machinerie pour pas grand-chose. Pour une quête des origines qui patine sur son tapis roulant. Pour un conte raté dont on ressort rapetissé.
Le théâtre phagocyté par le musée
Le résultat nous semble peut-être d’autant plus décevant que les questions auxquelles s’attèle Mariano Pensotti sont, a priori, intéressantes : comment au fil du temps peut-on devenir le double de soi-même ? Comment la mythologie familiale influence-t-elle nos existences ? Comment sommes-nous sans cesse tiraillés entre le désir d’être quelqu’un d’autre et la peur de changer ?
La scénographie, pensée sur le modèle de l’exposition muséale, est elle aussi prometteuse. Mais le dispositif, au lieu de compléter/complexifier/contredire/déplacer ce qui se passe sur scène, est systématiquement illustratif. Manuel énumère-t-il les objets laissés par son père au fond du jardin familial ? Les voilà qui défilent sur des présentoirs. Idem avec une ribambelle de statuettes de chats, que collectionne Natalia. Et avec des photos grandeur nature de Damián qui retracent toutes les fois où il a été le double de lui-même au cours de sa vie. Etc. etc.
Ce qui est sans doute pédagogique dans un musée devient inutilement (ridiculement) illustratif sur une scène de théâtre. C’est dommage, car l’idée était bonne. Mais quand, à la fin du spectacle, on nous enjoint à « faire de notre vie le musée de nos meilleurs moments » (cerise sur le gâteau des fadaises), on se demande sérieusement ce que cela aurait changé, cet après-midi-là, de rester devant la télé plutôt que d’assister à un spectacle programmé à la FabricA, censée être un haut lieu de l’expérimentation artistique.

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De la confrontation : Mise en scène d’un corps amoureux https://www.insense-scenes.net/article/de-la-confrontation-mise-en-scene-dun-corps-amoureux/ Thu, 23 Jul 2015 10:23:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1044  


Mise en scène d’un corps amoureux

d’après Fragments d’un discours amoureux de Barthes,

mise en scène Florine Clap et Nans Pierson

Avignon, le Off – Pandora Théâtre


 

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(Critique écrite par Marie Ravet dans le cadre des ateliers d’écriture ouverts au public – partenariat Insensé / BNF – Maison Jean-Vilar)


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D’Avignon à Avignon. Florine Clap a quitté la cité des Papes pour Paris mais elle revient au bercail avec la compagnie de la Sphère Bleue. Elle y présente une forme tout à fait originale autour du texte de Roland Barthes, les Fragments d’un discours amoureux. Quand le vent de fin de journée donne un souffle nouveau à la ville alanguie, il faut courir au Pandora et se laisser porter par la rencontre fiévreuse entre les corps mouvementés.


Le mouvement pour dire l’humain
Florine Clap parle de l’empreinte humaine, des traces qu’on laisse par le mouvement, de ces choses qui nous définissent, nous construisent, nous font. Dans son projet précédent, un film documentaire intitulé « Sous le pont d’Avignon », elle usait de longs travellings intercalés de plans fixes, pour marquer son désir de saisir un espace et en son cœur, l’autre, le vivant. Nans Pierson, lui, vient de la danse. Il traque également le geste. La saccade est constamment mise en exergue dans son travail. Il n’a pas peur de mélanger les genres, il se joue des codes pour mieux réinventer son art. C’est ce qu’il a fait pour Nocturne en 2012, pièce hybride liant tableaux théâtraux et danse, dans laquelle jouait déjà Anaïs Beluze. Au croisement du cinéma, de la danse, de la musique et du théâtre, au face à face du classique et du contemporain, Nans Pierson et Florine Clap se rencontrent et leurs univers se fondent pour créer une forme nouvelle et atypique, appuyée d’un texte de Roland Barthes.
Le projet n’est pas nouveau. Les deux créateurs avaient déjà travaillé sur une approche esthétique du rituel amoureux dans le cadre de « Senlis fait son festival ». L’évolution a suivi son cours et petit à petit, ils ont choisi d’ajouter les mots de Barthes à la performance et d’en faire une proposition à l’occasion de la cinquantième édition du festival Off d’Avignon Les Fragments d’un discours amoureux est un texte difficile, déjà plusieurs fois mis en scène. Du théâtre d’Arnaud Churin aux lectures de Fabrice Lucchini, en passant par la caméra amoureuse de Xavier Dolan, de nombreuses approches avaient déjà été exploitées.
Cela n’arrête en rien la compagnie de la Sphère Bleue qui sait se renouveler et semble fuir avec délectation les poncifs. Plus que le sentiment amoureux, Clap et Pierson ont pris le parti de jouer avec l’état physique dans lequel transpose l’amour et comment nous composons avec. « Ces états sont le reflet de toute notre humanité » affirme la metteure en scène et c’est en quoi elle revient à ses premières expérimentations, posant un regard sur ce qu’est l’humain. Inspirés par le déséquilibre, ils montent une pièce qui traite de l’opposition entre le corps et le langage, une heure de performance dérangeante mais qui donne sens aux mots de Barthes « Ce que je cache par mon langage, mon corps le dit »
Et tout n’est qu’obsession
Dans l’obscurité de la salle, des voix lisent un texte. Elles se croisent, se superposent, s’accrochent, elles mêlent dictions et tonalités. Sur une scène à la scénographie minimaliste, trois comédiens se relaient. Rien n’est laissé au hasard : la veste rouge, la combinaison jaune, la robe bleue comme trois couleurs primaires ; les chapitres sélectionnés qui racontent le désir, la jalousie et l’abandon ; les corps vecteurs de l’émotion, désignés objets pour mieux rendre compte du rythme et la performance en trois fois trois temps, la parole – la danse et la parole – la danse. Des phrasés saccadés aux mouvements répétés, plus vite, plus fort, presque dans la violence comme si l’état d’amour n’était finalement que colère et désespérance. Le texte répété inlassablement et le bruit des membres qui se cherchent, cherchent mais ne rencontrent jamais que le vide ou les objets gisants dans le silence derrière les mots, derrière l’écho. Les souffles deviennent plus intenses et tout s’accélère dans la rengaine scandée, la même phrase dite une fois, deux fois, trois fois jusqu’à ce qu’on cesse de compter et qu’on ne se réfère plus qu’aux émotions brutes, véhiculées jusqu’à l’écoeurement. On dirait qu’il faut inscrire dans ces muscles en transe l’histoire de la souffrance qui découle de l’amour, garder la marque de ce qui a été aimé et laisse le corps à jamais transformé.
Au croisement de la parole et du corps
Florine Clap travaille sur la corrélation entre le corps et les mots. Quand les uns nomment les autres, quand les autres meurtrissent les uns, elle sait se positionner pour donner une juste place à chaque chose. La jeune femme utilise la répétition pour mieux asseoir le texte qu’elle a choisi et il y a quelque chose de fascinant dans ce rythme qui nous emporte, une percussion inattendue, une intensité troublante. Les perfomers quêtent le regard d’un autre sans fixer une seule fois le spectateur. Le vide prend toute son ampleur et étrangement, l’espace est empli, empli de solitude, empli de désespoir. C’est un cri viscéral jeté en pâture à l’indifférence. Ici, le corps semble le contour de l’absence, c’est une utilisation particulièrement pertinente du champ scénique. On regrette un peu les corps distants, automatisés quand on attendrait la fièvre, les peaux amoureuses, la langueur, le frisson qui prend racine dans la nuque et glisse jusqu’au pied, le cœur au rythme des scansions. Néanmoins, il y a autre chose qui nous sort du texte original, oubliant le travail linguistique et l’enjeu sémiologique. Il n’est plus question d’une vérité sur la rencontre des corps car au-delà des objets-corps trop lointains, il ne s’agit plus que de trouver sa voix. Quand l’autre n’existe plus, quand il n’y a pas de répondant, ce n’est plus du rapport à autrui qu’il s’agit mais d’introspection. Quelle est cette façon d’être soi, de se positionner, comment observer ses actes, ses failles, sa douleur et derrière les cris étouffés et les corps brutalisés, que veut dire exister ?

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Des Arbres à abattre, de Lupa : un théâtre sur la brèche https://www.insense-scenes.net/article/des-arbres-a-abattre-de-lupa-un-theatre-sur-la-breche/ Thu, 23 Jul 2015 10:04:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1046
Des Arbres à abattre, mise en scène Krystian Lupa
d’après le roman de Thomas Bernhard,
mise en scène Krystian Lupa
Avignon 2015, La FabricA
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(Critique écrite par Caroline Veaux) dans le cadre des ateliers d’écriture ouverts au public – partenariat Insensé / BNF – Maison Jean-Vilar)


A la Fabrica, Lupa propose, dans son adaptation des Arbres à abattre de Thomas Bernhard, une magistrale leçon de théâtre. Ou comment, faire du théâtre, ce n’est pas seulement illustrer un texte, mais dialoguer avec lui, l’ouvrir, le déployer, y creuser des brèches : « Forêt, forêt de haute futaie, des arbres à abattre ».

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Un monologue, des monologues.
Des arbres à abattre, le roman de Thomas Bernhard adapté à la scène par Kristian Lupa, est un texte massif. Massif d’abord dans sa mise en page : il s’offre au regard du lecteur comme un seul bloc typographique, sans changement de paragraphe ou saut de ligne, qui viendrait l’ouvrir ou l’aérer. Ce caractère massif tient aussi à la plongée dans l’intériorité que ce texte propose : il laisse entendre une voix, celle d’un narrateur qui ressemble étrangement à Thomas Bernhard lui même, et qui nous livre, le temps d’une soirée, le long monologue intérieur qui le traverse. C’est par le prisme de son regard, de son ironie teintée d’amertume, que nous assistons à ce diner artistique, qui se tient chez les époux Auersberger et qui réunit, après l’enterrement de Joana, artiste chorégraphe spécialiste du mouvement, tous ceux qui ont traversé sa vie. Parce qu’il est parti vivre à Londres et qu’il ne les fréquente plus depuis des années, le narrateur pose sur cette galerie de personnages un regard décapant et distancié. Le milieu artistique viennois, sa médiocrité, le constat amer des rêves artistiques brisés et des ambitions perdues : tout cela est passé au filtre de son intériorité. Assis dans son fauteuil à oreilles, le narrateur s’offre un poste d’observation privilégié sur le cynisme de ces pseudo-artistes, qui viennent d’enterrer celle qui, seule peut-être parmi eux, refusait les compromissions du système. Massif, ce texte l’est donc aussi par le sentiment d’irritation continue qui l’anime (irritation, c’est d’ailleurs le sous-titre du roman). Lire ce texte, c’est d’une certaine manière s’engager dans une plongée en apnée, aller chercher cette drôle d’impression d’irritation, de brûlure qu’on éprouve au moment où le manque d’air se fait insoutenable. Ou encore, s’engager dans une forêt obscure, pleine d’essences « de haute futaie » dans lesquelles il faut tracer sa route, à l’aveugle.
Le compagnonnage ancien que Lupa mène avec Bernhard tient d’ailleurs peut-être, au-delà des thématiques qui les réunissent, à ce gout partagé pour la parole intérieure. Dans son travail de praticien, le metteur en scène utilise le monologue intérieur. Lors des répétitions de ses spectacles, les acteurs sont invités à proposer des improvisations sous forme de monologues intérieurs filmés. Lupa dit s’inspirer en cela des screen-tests de Warhol. Ces monologues sont autant de lignes de fuite, de pistes d’exploration, de marges, qui servent ensuite l’interprétation du personnage. Chez Lupa, le monologue est un outil d’ouverture qui travaille en profondeur la représentation. Or, c’est de la rencontre entre ces deux pratiques que réside l’intérêt du spectacle proposé cet été au Festival d’Avignon : la mise en scène de Lupa ne cesse d’ouvrir des brèches, de découvrir et d’explorer les lignes de faille du monologue de Thomas Bernhard.
Des brèches : éloge de la complexité scénique.
Lupa aurait pu en effet comme nombre de metteurs en scène avant lui, céder à la facilité d’une simple illustration du texte : se saisir du texte et faire de cette voix intérieure le principal matériau scénique. Le narrateur du roman semblait même souffler au metteur en scène paresseux un dispositif scénique idéal : « je suis l’observateur, l’ignoble individu qui s’est confortablement installé dans le fauteuil à oreilles et s’adonne là, profitant de la pénombre de l’antichambre, à son jeu dégoutant qui consiste plus ou moins à disséquer, comme on dit, les invités des Auersberger ». De fait, au spectateur qui entre dans la salle, l’espace scénique se présente comme un immense cube vitré, un espace d’observation qui permet, à travers les grandes baies vitrées de ce salon-vivarium, de disséquer à distance les drôles d’espèces qui peuplent le milieu artistique : la romancière ratée qui se prend pour Virginia Woolf, son acolyte qui se rêve en Gertrude Stein, le jeune couple d’écrivains homosexuels-branchés-hipsters à barbe, le plasticien en manque d’inspiration, et surtout le couple Auerseberg dont l’alcoolisme du mari le dispute à la superficialité de la maitresse de maison qui s’épuise à changer de robe, comme on cherche à changer de peau. Le cube vitré avec décor naturaliste, la ligne lumineuse rouge qui marque la séparation entre la scène et la salle, la présence du fauteuil de Thomas à l’extérieur du salon, en avant-scène, la voix du comédien agissant comme un écran s’interposant, comme la cloison vitrée, entre nous et les personnages: ce dispositif aurait pu suffire à faire entendre le texte et à permettre une dissection patiente et distanciée de cette comédie sociale. En pure extériorité.
Mais le travail de Lupa ne s’en tient évidemment pas là. Car le metteur en scène ne cesse d’ouvrir littéralement ce cube scénique. L’écran situé au-dessus du cube ouvre une première brèche à la fois spatiale (en créant un autre espace pour le regard du spectateur) mais aussi temporelle : les images du passé, et de l’extérieur s’y projettent. Des scènes de rue, les souvenirs d’un enterrement, d’un cortège qui s’étire dans un ennui médiocre, les souvenirs d’un repas après cet enterrement et d’un sac plastique noir comme seul linceul. C’est d’ailleurs sur cet écran que le spectacle avait commencé, au moment où les spectateurs inattentifs s’installaient dans la salle, comme un indice de ce que s’attacherait à faire la mise en scène. Dans la vidéo qui y était projetée, Joana y parlait de son métier de comédienne : beau visage en noir et blanc, frontal et confiant. Ce mouvement d’ouverture se déploie ensuite dans toute la pièce. Les frontières entre extérieur et intérieur, passé et présent, ici et ailleurs, autrefois et maintenant se brouillent. La frontière lumineuse rouge, démarcation qui sépare l’espace de la fiction de l’espace du réel, est vite traversée par les comédiens, qui s’approchant de la limite scène-salle, vont jusqu’à caresser dans un geste très tendre, les spectateurs du premier rang. Une manière pour les comédiens d’étendre l’espace de la scène, d’en déplacer les limites, de tracer de nouvelles frontières pour nous inclure dans leur monde. Une fumée, ensuite, monte des profondeurs et occulte la transparence de ces grandes baies vitrées, qui s’ouvrent d’ailleurs après l’entracte. L’espace scénique se creuse, et derrière la surface, affleure soudain, comme un envers, la profondeur : à la pure frontalité des comédiens assis dans le salon en une ligne impeccable au début de la pièce répondront ensuite des corps errants dans un espace agrandi par les vidéoprojections d’une rue ou d’une foret. Comme si soudain, l’intérieur s’ouvrait aussi à l’extérieur, se mêlaient dans un incessant renversement. De même, en pivotant à vue, des espaces latéraux se dévoilent : des petites scènes dans la scène, des petites cages scéniques, vitrées elles aussi, comme des miniatures qui offrent au spectateur des visions du passé, des fragments de temps arrachés à l’oubli : une improvisation théâtrale, dans laquelle Joana pouvait encore se rêver en princesse nue, ou peu de temps après, cette même Joana, nue encore, mais cette fois-ci perdue dans son lit, avinée et déjà épuisée. Des scènes comme des trouées dans le texte de Bernhard, pour l’amplifier, le complexifier, l’aérer aussi peut-être. Des scènes que Lupa a improvisées avec ses comédiens et qu’il nomme joliment des « scènes apocryphes ». Des scènes spectrales, somnambuliques, comme autant de brèches par lesquelles les fantômes peuvent revenir errer parmi les vivants, comme si d’un coup, l’espace entier de la scène s’ouvrait au dédale labyrinthique des souvenirs du narrateur. Et puis, en arrière-plan pendant tout le spectacle, la présence, entêtante, lancinante, irritante presque, et paradoxalement très douce et hypnotique d’une voix grave, chaude, qui murmure, chantonne, prononce des mots qu’on pense parfois reconnaître. Une voix qui invite à se perdre, à se tourner, à explorer la scène, puis la salle pour en identifier la source, en vain. Jusqu’à ce qu’on se rappelle soudain avoir remarqué, au début du spectacle, la présence de Lupa, sur une coursive, assis sur une chaise d’écolier, face à la scène. La voix de Lupa donc, en train de commenter son spectacle, de le surtitrer dans une langue inconnue, et dont la présence rappelle inévitablement celle d’un Kantor, sur les vidéos de ses spectacles, venant parfois poser la main sur l’épaule d’un comédien pour rectifier son jeu ou celle, encore, d’un Warlikowski, aperçu à Avignon, il y a quelques étés, avec un ami cher aujourd’hui disparu, lors d’une représentation d’Angels in America, assis juste à coté de nous, sur les marches des gradins de la cour du lycée Saint-Joseph (et ce souvenir fascinant, d’avoir alors moins regardé le spectacle que son reflet sur le visage et dans les yeux du metteur en scène). La voix de Lupa donc, comme une ligne mélodique secondaire, participe à créer ce sentiment d’être pris au cœur d’un maillage, d’un réseau, d’une nappe sonore et théâtrale qui nous enveloppe : le dispositif scénographique presque naturaliste du début s’éclatant alors en des espaces multiples.
En refusant un point de vue unique et centralisé, Lupa ouvre une brèche hypnotique, dans laquelle errer et se perdre. Pendant qu’un film passe sur l’écran, l’action scénique se suspend. De fait, on attend beaucoup dans cette pièce : les personnages, comme les spectateurs. Mais cette attente est propice à une forme de flottement et crée une autre forme de respiration. Le regard flotte, erre et s’attarde sur les détails que l’on ne prend pas la peine de regarder habituellement. L’écoute aussi flotte : il faut accepter de ne pas tout saisir, tout retenir de ce qui se dit, se détacher parfois des surtitres pour se laisser bercer par les intonations si particulières de la langue polonaise. Cet état de suspension, comme dans un rêve, permet à l’infime, au presque-rien, de faire soudainement sens. Une main qui dans l’air dessine des volutes, au rythme du Boléro, le hiératisme du corps d’un homme qui se sait étranger à ce milieu, un drap que l’on remonte sur soi pour cacher la déchéance d’un corps meurtri, des mains encore qui s’appliquent contre la cloison vitrée comme pour chercher dans le contact avec le verre la preuve que l’on n’est pas tout à fait mort, le rythme lent presque ritualisé d’une marche. Des fragments d’images que chacun peut, à sa guise, découper, retenir, agencer : un montage intime, un cadrage personnel pour se créer son film intérieur, idéal du spectacle.
Le Boléro : ou l’ouverture à la polyphonie.
Au point de vue unique d’une plongée dans la seule intériorité de Thomas, la mise en scène de Lupa préfère un point de vue multifocal. De même, la parole monologique cède peu à peu la place à une forme de choralité, dont le Boléro de Ravel, qui résonne sur scène, fournit peut-être le modèle : celui d’un entrelacement et d’un tressage des voix. Dans la très belle séquence finale, qui suit l’écoute du Boléro, Joana revient comme un spectre, sur scène, errant entre tous ceux qui l’ont croisée et qui ont tissé la trame de sa vie. La marche de Joana, lente et délicate, sa présence somnambulique alors qu’elle épie les vivants à travers les portes et les fenêtres, la musique dont le rythme semble commander son avancée sur scène, déclenchent dans son sillage comme un flot de paroles. L’épicière, John, puis chacun des convives, parle. Ces figures secondaires, ces figurants, disent leur Joana, et leurs rêves brisés. La profondeur, la voix singulière de chacun se laisse alors entendre et derrière la médiocrité de chacun affleure aussi le poids des espoirs que la vie a déçus, et qui permet à chacun de nous de nous reconnaître en eux. La présence fantomatique de Joanna ouvre la brèche la plus puissante : celle qui permet aux morts de venir se joindre aux vivants, et aux fantômes des rêves déçus de faire entendre leur voix. Et dans le mouvement de cette scène, le spectateur se surprend à laisser ses propres fantômes intérieurs, ses morts à lui, errer sur scène et déambuler avec ces personnages.
A la fin de la scène, ces voix se recouvrent, se nappent les unes et autres, échappant à tout surtitrage. Lupa est en cela très proche du mouvement qui anime la fin du texte de Thomas Bernhard : dans les dernières pages du roman, la voix du comédien du National Théâtre s’infiltre peu à peu dans le monologue du narrateur, et l’usage de l’italique, souligne la présence de cette voix secondaire. Par ce mouvement d’ouverture, le narrateur découvre en ce comédien cabotin détestable un frère qui comme lui, pourtant, rêve « d’arbres à abattre et de forets de haute futaie ». Dans ces dernières pages si belles du roman de Bernhard, le narrateur se découvre malgré toute sa détestation, comme appartenant à cette communauté artistique viennoise, qu’il réintègre. La mise en scène de Lupa, en s’ouvrant à toutes ces voix, en nous donnant à voir les envers des personnages, a rendu compréhensible ce retournement. Les dernières lignes du roman peuvent alors s’afficher sur l’écran : le spectateur est rendu à sa place de lecteur.
C’est en cela que la mise en scène de Lupa, s’affirme comme un geste de pur théâtre : la scène déploie le texte, creuse des brèches entre les mots, se loge dans ses anfractuosités et offre, contre la surface de la page, des espaces de frictions et de jeu qui nous laissent des espaces où rêver. Cette adaptation n’est donc on pas une plate illustration d’un roman, comme cette édition du festival en aura vu d’autres, mais un véritable dialogue d’artiste à artiste. Est-ce alors un hasard si c’est dans la voix de Lupa, près de trois semaines après la représentation, que se loge le souvenir le plus tenace de la représentation ? Dans la voix de Lupa qui ouvre une brèche permanente, et qui vaut comme la trace sensible et continue d’une présence, comme le rappel qu’à une voix qui s’est éteinte peut toujours répondre et venir la prolonger, une autre voix.

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António e Cleópatra de T. Rodrigues : Mobilis in mobili https://www.insense-scenes.net/article/antonio-e-cleopatra-de-t-rodrigues-mobilis-in-mobili/ Wed, 22 Jul 2015 19:20:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1048

António e Cleópatra de Tiago Rodrigues
Avignon, Théâtre Benoit-XII


 
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(Critique écrite par Frédérique Hammerli)

dans le cadre des ateliers d’écriture ouverts au public – partenariat Insensé / BNF – Maison Jean-Vilar)


Du texte shakespearien de 1603 ou du film grandiose réalisé par Mankiewicz en 1963, dont il dit lui même avoir tiré inspiration, Tiago Rodrigues offre pourtant une mise en scène toute personnelle. Aux nombreux personnages de la pièce, qui entremêle enjeux politiques et intimes, aux décors majestueux et spectaculaires du film, le metteur en scène portugais oppose des choix marqués par un dépouillement singulier. Une scène sur laquelle est tendue une toile grise capable d’accueillir les jeux d’ombres et de lumière, un mobile tout calderien, un petit banc où repose un électrophone, deux verres d’eau, la pochette de la musique originale du film de Mankiewicz. Car si l’arrière-plan politique de l’intrigue, les devoirs qui pèsent sur ces deux illustres représentants de pouvoirs antagonistes, n’a pas disparu, il est comme effacé de la mise en scène, placé dans le hors-champ d’un espace tout à la fois abstrait et organique, celui de l’amour irrépressible que se portent Antoine et Cléopâtre, seuls sur scène.

Planétarium
Antoine et Cléopâtre, Cléopâtre et Antoine. La pièce s’ouvre sur ce constat : la co-présence, face au public des deux comédiens, danseurs et chorégraphes, Sofia Diaz et Vitor Roriz. Chacun chacun énonce à plusieurs reprises le nom du personnage incarné par l’autre. Leur entrée sur scène, sur la scène du monde, c’est la rencontre de deux planètes, celles–là même qu’évoque le mobile formé de deux disques jaunes et deux disques bleus qui ne cessent de se rapprocher ou de s’éloigner au rythme du support métallique qui règle leurs mouvements. La mise en scène de Rodrigues exprime les effets d’attraction/répulsion de la relation qui unit les deux personnages : jamais totalement unis par la passion qui les lie, jamais totalement séparés, même lorsque l’un est à Rome et l’autre en Egypte. Le déplacement des deux comédiens semble régi par les lois de l’attraction ou d’un magnétisme dont ils seraient tour à tour les pôles positifs ou négatifs : ils s’éloignent, se rapprochent, se font face, se répondent. Séparés par les mers, Antoine suit encore l’ombre de Cléopâtre, ombre amplifiée de l’actrice qui se projette sur la toile scénique. Belle idée qui évoque à la fois l’impossibilité de se défaire du corps de l’autre mais aussi l’issue fatale de cet amour, ou encore la nature fantasmatique de ces deux personnages telle qu’elle a pu déjà s’exprimer lorsqu’ils furent incarnés par Richard Burton et Elizabeth Taylor. L’amour fou est affaire de corps et de souffle. Inspire/expire, ce leimotiv prononcé par les deux comédiens vient scander les différents moments de leur amour, les respirations s’accordent, le souffle vital de l’un devient celui de l’autre. Les deux planètes, sont aussi deux organes, deux atomes : macrocosme et microcosme.
Un espace de jeu
Si le reste du personnel de la pièce de Shakespeare, sans parler de la foule des figurants du film de Mankiewicz ne sont pas incarnés sur scène, ils ne sont pourtant pas totalement absents. Ils sont évoqués par le texte et les gestes des deux comédiens. Le monde est là, autour d’Antoine et Cléopâtre, et frappe à la porte de leur chambre. L’espace évidé de la scène ne demande qu’à être rempli, toujours menacé dans ses limites. Le monde et l’heure tournent comme les bras du mobile, également métaphore des jeux de pouvoirs dans lesquels sont pris les deux amants. Les jeux de lumière agrandissent ou rétrécissent l’espace au gré des pressions exercées par Rome.
Echapper à l’espace du pouvoir c’est vouloir échapper au temps, passé historique dont Antoine et Cléopâtre sont les héritiers, futur d’un projet politique qu’ils se doivent de porter et de bâtir. Comme le déclare Rodrigues, Antoine et Cléopâtre se rencontrent dans l’espace du « présent », ce point fragile qui permet ponctuellement d’unir des forces contraires : passé et futur, Rome et Egypte, comédiens et personnages. Antoine à Rome et Cléopâtre en Egypte peuvent se trouver réunis côte à côte sur la scène, unis par une force qui les dépasse, et les déplace dans un nouvel espace, toujours fuyant, toujours à conquérir, celui du désir.
Ce qui se joue alors sur cette scène, c’est le jeu : le jeu comme interaction de deux corps dans un espace donné, mais aussi le jeu comme écart. Au premier degré : qu’est-ce que s’écarter de celui qu’on aime ? du rôle que nous sommes censés tenir et des valeurs que nous sommes censés incarner ? qu’est-ce que pénétrer dans l’intimité de l’autre, en être proche ? Au second degré : qu’est ce qu’un écart au théâtre ? comment travaille l’intervalle entre un acteur et son rôle, un récit et sa mise en oeuvre sur scène, un mot et la manière dont il est porté, une scène et une salle ?
Métamorphoses
L’écart se manifeste tout particulièrement dans le rapport entre parole et gestes. Dans la première moitié de la pièce, Antoine/Vitor Roriz décrit ce que fait et dit Cléopâtre, Cléopâtre/Sofia Diaz ce que fait et dit Antoine. Chacun devient le miroir de l’autre par le biais d’un récit à la troisième personne. Les rôles ne sont pas joués au premier degré, mais déportés dans le regard et la voix de l’autre. Qu’en est-il du spectateur ? S’il se prend au jeu, il est à la fois porté par la rythmique des voix, cadencée par des reprises, répétitions incessantes, et par des gestes, des expressions qui évoquent l’action sans jamais la représenter.
Ce choix culmine à la fin de la pièce alors qu’Antoine, agonisant, gît au pied de la tour où s’est réfugiée Cléopâtre. Les deux comédiens se tiennent de chaque côté de la scène. Leur séparation physique est simplement marquée par cet espace qu’il va s’agir de combler. Cléopâtre décide de hisser le corps d’Antoine jusqu’à elle à l’aide d’une corde. Les deux comédiens matérialisent l’entreprise par le geste et par la voix. L’attraction verticale se fait horizontale : les deux corps se rapprochent au rythme d’un texte qui incarne l’effort physique, la nécessité de se rejoindre, de rejoindre le présent, une dernière fois. Par une série de glissements sémantiques, les mots se métamorphosent comme la réalité des images que le jeu des comédiens suscite. Corps et langues aspirés dans un même mouvement qui conjoint agonie et élan vital.
En évidant le texte, la scène, le jeu, Tiago Rodrigues transforme la représentation en incantation et performance : la parole devient capable de susciter des images, la parole devient acte. Elle pénètre, traverse le corps des comédiens pour atteindre l’autre : corps du comédien partenaire, corps du spectateur. L’espace du jeu devient un espace intermédiaire entre la salle et la scène : le dialogue qui toujours implique un troisième terme absent, rétablit un échange direct entre comédiens et spectateurs. Ce qui pourrait apparaître comme un procédé de distanciation absolu crée au contraire une forme de complicité, de proximité et de concentration qui transparaît dans les réactions de la salle, comme suspendue aux lèvres et gestes de comédiens tel Antoine, suspendu à sa corde.
Antoine et Cléopâtre, Cléopâtre et Antoine, deux comédiens et le public, le public et deux comédiens. Une distance et une rencontre. Une rencontre dans la distance. Mobilis in mobili.

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Fugue, le contentement ou le souvenir d’une comédienne https://www.insense-scenes.net/article/fugue-le-contentement-ou-le-souvenir-dune-comedienne/ Wed, 22 Jul 2015 15:50:01 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1030 ——–
Fugue, de Samuel Achache

Avignon, Cloître des Célestins


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Samuel Achache montre Fugue dans le cadre du 69e Festival d’Avignon. Sur l’un des plus beaux plateaux d’Avignon, le Cloître des Célestins, ce travail musical s’inscrit dans l’intervalle du Klamauk et de la poésie, entre désaccord et collaboration, entre la possibilité d’une vie autre et la possibilité d’une vie de petit bourgeois. Mais le contentement en sortant de cet une heure vingt de spectacle enlève toute possibilité d’une expérience radicale, nouvelle et vraie, peut-être seule raison d’aller au théâtre…


Comment est-ce que les comédiens de Fugue ne crèvent pas de chaud alors que nous dégoulinons en étant assis devant le bureau ? Certes, ils suent en dessous de leur manteau d’hiver de pôle Sud. Certes, ils faillent de perdre la voix à des moments, mais ils chantent des fugues de Bach aussitôt ou tiennent des monologues ravageurs comme cette Anne-Lise Heimburger qui développe une force et une singularité qui étonne, qui sort de la masse avignonnaise et qui éclate joyeusement au milieu de ses cinq compagnons masculins…
La situation : Un groupe de trentenaires, abusés de manière quelconque de cette vie bourgeoise imposée, se retrouve au pôle Sud. Il y a cette chercheuse pour rechercher sur un lac enfoui de neige et de glace, consciente de son acte de détruire son objet de recherche en l’accomplissant.
Il nous faut la première partie du spectacle pour dépasser les gags qui s’enfilent. Gags qui font rire autant que les plus pauvres one-man-show ou le théâtre de boulevard. La langue collée au walkie-talkie glaciale, la bite à l’air et on le cache avec du gaf noir de tapis de danse. Un jeu quelconque cabotin. On rigole bien avec le public… Un rapport au public, comment ?, généreux ! Un rapport qu’on semble reconnaître des Chiens de Navarre et d’autres aventures du théâtre français contemporain qui cherchent un peu autre chose que le léché. Il faut passer cette première partie du spectacle, dont on a presque l’impression qu’elle servait à mettre le public… idiot (pardon…) dans la poche pour qu’autre chose advienne. Et autre chose advient avec cette Anne-Lise Heimburger. Tout d’un coup, une étreinte. Une étreinte qui arrête ces bêtises des trentenaires désabusés. Équilibre fragile entre moment poétique et rechute vers le Klamauk (qui, soit dit au passant, n’est pas un grotesque, mais une grossièreté. Traduction internet : grosse comédie), ou la scène boulevard qui risque de s’entre-glisser toujours. L’amant dans le placard. Des histoires d’amours ou de cul. Ça flirte avec. Mais après ces mitraillettes de gags où l’on dirait que la musique baroque qui y est déjà, n’aura que cette fonction stérile de contentement de putains qu’on voudrait lui prêter dans ces temps de désespoir, « Sei nun wieder zufrieden » (Soit à nouveau content) (BWV 21) adressé plus ou moins directement au public, vient alors comme une provocation d’imbécile qui dirait : « Arrête, ce n’est pas si grave que ça. Souris. »… après ces mitraillettes de gags, nous entrons dans une composition dramaturgique de plus en plus contrapuntique où les espaces de fictions se croisent, où l’espace de fiction du plateau devient pour un moment un espace de narration pure, où l’espace des morts et des vivants se glisse l’un dans l’autre, où l’espace de la réalité théâtrale, c’est-à-dire celle de la représentation co-habite avec l’espace de fiction ; où des scènes différentes du récit se jouent parallèlement et existent l’un à côté de l’autre ou l’un pendant l’autre. Je dirais que le contrepoint dramaturgique se base ici principalement sur la superposition d’espaces hétérogènes. Ainsi l’une peut parler à l’autre qui traduit ce qu’elle dit directement au public. Écoute-moi ! Et ces espaces restent séparés par la force du jeu et l’imagination des comédiens. La musique et ses instruments suivent le même principe dramaturgique. Même si on n’est jamais très loin d’un comique de situation (v. sitcom), autre chose prévaut dans cette deuxième partie. La baignoire qui devient tout à coup bateau. Un corps allongé sous une serviette devient un morse. L’intraduisible Sehnsucht ! Le suicide de tout désir et devenir dans un moment de rage : aller habiter en Suisse avec un petit chien suisse et faire des carrés, un, deux, trois, quatre, chaque matin, avec son petit chien suisse dans la propreté suisse. C’est ça. Y’en a marre de l’antarctique ! Y’en a marre…
Alors que Werner Herzog, dans son travail – son film Encounters at the end of the world a été le socle du travail de Samuel Achache et de son équipe (v. programme) – alors que Werner Herzog, dirais-je, éprouve la nature, la conjure, l’affronte ; là où sa démesure, son cri face à l’éternité, là où son regard capte ce cri éternel, sa déchirure, là où il cadre le pathos des montagnes, là où la nature reflète et déchire nos petits devenirs humains, c’est-à-dire là où, au final, la nature de Herzog devient politique par sa possibilité d’une trajectoire passionnelle absolu (il faut regarder à nouveau Fitzgeraldo et Aguirre, relire ses deux journaux : Conquête de l’inutile et Sur le chemin des glaces ou se souvenir de ce pingouin courant vers sa mort certaine), sa transposition au théâtre risque de devenir le caprice de quelques bobos parisiens à la recherche d’exotisme ou d’aventure (même si le renversement de la froideur antarctique en la chaleur avignonnaise réellement insupportable sous leurs manteaux de fourrure n’était pas une mauvaise idée). Caprice né dans l’ennui d’une vie réglée et non par folie et nécessité. Au pire : récupération d’un geste radical, geste à la Herzog, pour le contentement de… Même en citant Lacan.
En sortant, l’injonction d’être content a fonctionné. On l’est. Mais rien n’a été ravagé.
Restera le souvenir d’une comédienne.

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Finir en Beauté, moins belle la vie Moa… https://www.insense-scenes.net/article/finir-en-beaute-moins-belle-la-vie-moa/ Wed, 22 Jul 2015 07:32:36 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1027 ——
Finir en beauté, écrit, mis en scène et interprété par Mohamed El Khatib

Avignon Off, La Manufacture


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Rue des écoles, au lieu dit la Manufacture, Mohamed El Khatib présente Finir en Beauté[[Publié initialement sous le titre Pièces en 1 acte de décès, aux éditions L’L, Bruxelles 2104 (magnifique travail de composition typographique et éditorial), le texte sous le titre Finir en beauté a ensuite été publié aux éditions des Solitaires intempestifs.]], texte documentaire qui livre un témoignage sur la mort de Yamna El Khatib, sa mère. Rue des écoles… de la vie, El Khatib, en solo sur le plateau mais pas seul, comme Hanz dans Par les villages, parlent à ses morts et ses vivants, d’une mort, d’une morte veillée… 60 minutes, moins une, ou un zoom sur des années d’agonie, et aussi de vie, un va et vient entre Orléans et le Maroc, où par la voix El Khatib, tel un funambule sur un fil, tient en équilibre l’ironie, l’humour et la tristesse dans une esthétique de la briéveté.


Moa et Toa
C’était peut-être en 2004 ou 2005, dans le hall du Centre chorégraphique de basse-normandie que j’ai rencontré Mohamed El Khatib. Presque un hasard fortuit qui voulut qu’il m’interpelle sur « la critique », lui qui venait d’écrire un livre et de faire une enquête à ce sujet. Le temps, les cafés, une pizza ici, une salade par-là, un verre par-ci par-là… formeront les liens d’une amitié qui ira se développant sans la conscience qu’elle devient essentielle. Ce n’était pas encore le moment où lui comme moi signerions Moa et Toa nos sms et nos mails, notre correspondance. Jeu de mots que Mohamed, en attentif à la langue, en veilleur linguistique cultivera. Moa/Toa manière pour nous de marquer une proximité de pensée, un plaisir à rire ensemble, une manière d’envisager le temps. Façon en deux syllabes de marquer une interchangeabilité de nos pensées parce que, rarement, nous trouvions un espace au désaccord dans nos conversations. Bientôt, et ça serait un signe chaleureux mais aussi une rude tâche, Moa me donnera à lire son premier texte, A l’abri de rien. C’est comme ça, lui écrivait, et m’offrait ce premier livre à lire et à raconter. J’ai appris, ce jour-là, que Moa avait quelque chose en tête, quelque chose à dire, à faire entendre, à écrire donc comme son nom El Khatib le signifie en arabe, lui : l’auteur.
Puis s’éloignant de Caen, retrouvant Orléans et Nauzyciel qui le soutiendra, il y eut le passage à la scène : le faire théâtre, mais pas à n’importe quelle condition. Car El Khatib, s’il rentre dans le jeu du théâtral n’a jamais cessé d’en interroger les limites et les a priori, de repousser le divertissement ou alors n’a jamais cessé de penser le divertissement sérieux. Et comment faire autrement ? Mohamed El Khatib, franco-marocain, poète oui, poète mais aussi chroniqueur de son temps, victime des contrôles au facies, inquiet aussi de la montée du FN, héritier d’une double culture… Moa n’est en rien étranger à l’actualité puisque ces dernières années celle-ci ressemble parfois pour lui à un autoportrait. Je me souviens, parfois arrivant en retard – car Mohamed arrive toujours en retard – il posait un journal ouvert sur un titre qu’il commentait… « tu as lu ça » disait-il avec le même ton sidéré. Puis passant aux pages foot – Mohamed pourrait être entraîneur d’une équipe nationale – il poursuivait l’analyse des matchs à venir nous donnant à rire sur les pronostics ou quand il s’interrogeait sur le « référentiel bondissant ».
À A l’abri de rien succèdera Sheep, Tous les tchéchènes ne sont pas des menteurs, divers autres travaux avec des chorégraphes, des circassiens, puis un travail sur les écritures du réel avec des femmes de ménage à la Gare Franche à Marseille, puis Actoral et déjà, depuis longtemps, dans nos conversations, El Khatib me raconte la maladie de Yamna, les paroles des Mandarins PR-PU, son père déjà perdu quand l’hospitalisation est trop longue, ses allers et retours dans sa vie, entre salle de soins et scènes de théâtre. Un jour, tu m’adresseras un sms mon ami qui me prévenait de tout cela…
Et si je prends le risque d’une critique qui sort des règles du jeu social que suppose ce « genre », avec ses fourberies et ses jugements fondés de manière récurrente sur l’ignorance, ses amitiés intéressées et clandestines, c’est peut-être parce qu’à l’opposé Mohamed El Khatib entretient au théâtre un rapport non de défiance, non de méfiance, mais un rapport politique où l’illusion, l’artifice, la fiction… ne le concernent pas, lui qui leur préfère une pratique documentaire, un rapport à la langue qui s’écarte des ornements, une forme de parrêsia théâtralisée… qui n’enlèvent rien à la poïesis qui est contruction d’un espace distinct à part entière.
Bonjour…
Dit-il en venant au plateau, le livre A l’abri de rien, à la main. Puis, le lisant et notamment la toute fin, il rappelle déjà qu’il avait imaginé comment il aimerait que s’écrive la disparition, ou disons précisément, la séparation d’avec sa mère puisque la mort c’est les deux. Le ton est donné et c’est celui de l’anti-jeu, le rejet du « faire théâtre » et des mines feintes… Avec ce « bonjour » qui appelle quelques timides retours parmi les spectateurs, El Khatib vient d’écarter les conventions théâtrales et le mur entre lui et la salle. Lui est avec nous, ou disons qu’il n’y a plus qu’un Nous qui sera l’espace, le seul espace à vivre. Commence alors une histoire vraie où il revient sur sa vie aux côtés de sa mère… une descente en intimité, un road movie de banlieue et de quartiers, un voyage entre la boucherie halal du coin et les urgences de l’hôpital… Une histoire simple, en définitive, où le mariage d’une sœur, la rencontre avec un ami de la famille, un imam connecté au réseau pendant la prière funèbre, un orchestre à la trompette mal accordée, un petit bol à soupe introuvable, la philosophie de Gasoil, le dialogue avec un médecin qui parle de cancer du foie… forment les feuillets d’Hypnos d’une vie qu’El Khatib a consigné dans un carnet de notes.
Non pas un journal intime, non pas une biographie en cours de rédaction, mais bien, sur le mode de Char, un carnet de notes où voisinent dans une parenté retrouvée le poème et le précipité anthropologique, la pensée et le commentaire, la notice et son extension littéraire… Soit un espace de consignes de sensations, d’analyses furtives, d’énoncés documentaires, de gestes insignifiants qui ne s’écartent pas d’un regard ethnologique porté aux choses que cumule la vie dont ici, il est fait un inventaire qui souligne la diversité des plis de l’univers du quotidien. Finir en beauté avoue ainsi son rapport à l’étrangeté d’un monde inhospitalier et terriblement humain où l’hôpital vaut d’être le révélateur de la complexité que nous entretenons à la langue qui nous sert à tout nommer. Nommer « le cancer » pour El Khatib, le fils de Yamna ; nommer ce qui marque trop souvent l’échéance de la vie… c’est peut-être juste à cet endroit qu’El Khatib nous conduit. Là, à l’endroit où soudainement, alors que nous sommes dans un tutoiement avec la mort qui se confond ici avec celui qui est récurrent au dialogue qu’il a avec sa mère, le seul mot de « cancer » marque la fin prévisible du dialogue filial. Et la langue qui réunit devient celle, ici, qui sépare ; qui prépare à la séparation.
Sur l’écran Plasma qu’El Khatib utilise comme un tableau noir où s’écrivent les dialogues qu’il a eu avec le corps médical, avec le corps social et familial, avec le corps médicalisé ; sur le plateau où il marche à l’économie en recourant à une télécommande pour convoquer les épisodes qui l’ont tenu dans l’intimité de la fin de vie de sa mère ; sur la scène où tel un géomètre El Khatib tente de reconstituer réellement ce qui s’est passé (la place des uns et des autres le jour de l’enterrement, la manière de lever le corps et de le garder incliné dans le cercueil dans la tradition musulman, etc.) afin de donner à voir ce qui fut ; El Khatib raconte une histoire, la sienne qui, par le motif qu’elle convoque, est aussi la nôtre. Lui, le musulman franco-marocain, d’ici et d’ailleurs, lui qui rapporte l’écueil que fut la langue pour ses parents immigrés dont il ignore l’âge (tous deux nés le 10 juin 1950 par décrêt administratif à leur arrivée en France), porte alors la langue à son efficience qui fait de Finir en beauté un précis de réfléxions où, comme l’écrivait Deleuze, « on ne parle pas au mourant comme on parle aux vivants ».
C’est un peu moins qu’un album de famille et ce n’est pas le journal de deuil de Barthes auquel il fait référence. C’est un peu plus que cela et El Khatib, qui ne joue pas, gagne une présence humble qui ne s’interrompra qu’avec la fin de Finir en beauté. Et de souligner que sur le plateau où le témoignage le dispute à la reconstitution, il y a dans chacune des minutes de ce travail documentaire la livraison poétique de sensations privées de pathos. El Khatib leur préfère le récit d’une vie qui aura mêlé le rire et les larmes. Sur scène, il nous rappelle alors sa foi dans l’écriture, cette façon dont l’écriture est le lieu d’un déplacement continu. Lieu de toutes les forces et de toutes les énergies qui déjouent le temps, qui le courbent, il faut écouter le récit intime d’El Khatib et l’entendre quand il raconte avoir lu des livres à sa mère alitée. Proust, Les aventures du sultan Mourad de la légende des siècles, le Livre de ma mère d’Albert Cohen… jusqu’à imaginer qu’il pourrait défaire la mort et la repousser en poursuivant la lecture. Jusqu’à trouver le mot qui convient… et le doute qui l’aura étreint… jusqu’à nommer d’un mot non plus le deuil, mais le chagrin… le chagrin de Moa.

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Pour Finir en beauté – élégie et dignité https://www.insense-scenes.net/article/pour-finir-en-beaute-elegie-et-dignite/ Wed, 22 Jul 2015 06:48:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1025 Notes de lecture sur Finir en beauté (pièce en un acte de décès), de Mohamed El Khatib, publié aux éditions de L’L (et aux Solitaires intempestifs)
(La pièce, créée et interprétée dans une mise en scène de l’auteur, en octobre 2014 à Marseille dans le cadre d’ActOral, est représentée au Festival Off d’Avignon 2015)


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M’effraie absolument le caractère discontinu du deuil. Littérature qui s’essaie à cette durée vécue non comme ligne de récit, mais comme expériences sans cesse violentes de la vie vécue depuis la mort. Et ce mot absolument posé ici : en entendre sa vraie valeur, son sens pur – absolument : qui est coupé, qui est séparé, qui est délié.
Barthes, Journal de Deuil
 


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Si À l’abri de rien de Mohamed El Khatib traversait le deuil à venir de sa mère malade, Pièce en 1 acte de décès publié aux éditions de L’L – et repris par les Solitaires Intempestifs sous le titre Finir en beauté – en accomplit l’insupportable destin. C’est une pièce comme un journal de deuil impossible où s’écrit, jusqu’à l’extrême précision de la langue et d’un regard, la force d’être fragile et vivant ; c’est une langue composée comme la scénographie mentale d’une déchirure quand la mort est au passé et qu’il faut lui survivre ; c’est un livre mis en page avec la délicatesse des vivants pour les traces qu’on voudrait conserver de la mémoire et du temps, qui lève le théâtre des pages et des mots où se disent, avec pudeur et grâce, l’amour d’un fils et la dignité de l’écriture.


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Nous ne sommes à l’abri de rien, c’est vrai, ni de la mort, ni de ce qui la suit, ce temps brisé du deuil. Dans son précédent ouvrage, Mohamed El Khatib avait écrit la mort de sa mère : ce qui précède les derniers moments et ce qui les accomplit. Ou comment l’écriture pouvait être ce talisman qui provoquerait la mort comme un adversaire qu’elle terrasserait. Pièce en 1 acte de décès commence là où À l’abri de rien s’achevait : en s’ouvrant sur la page qui terminait le livre précédent, El Khatib établit d’emblée l’écart vengeur de la vie sur la littérature – cette mise à mort que la vie impose sur l’œuvre.
Car la mort n’arrive jamais comme on l’écrit ou la désire ; au juste, la mort n’arrive pas, elle vient comme un souffle trop court – vouloir en déterminer dans la langue ses émotions et ses événements redouble le poids de poussière en soi et le goût de cendre dans la gorge. Alors c’est l’écriture dans son geste même qui doit changer de nature. À la fiction et au lyrisme paisible de la littérature puisée au désir vient se substituer l’accumulation d’un matériau arraché au réel dans sa constitution la plus brute : amas de notes qu’El Khatib va thésauriser, précisions des jours et des faits, dialogues enregistrés et consignés avec sa mère, ses sœurs et ses amis, mails, messages. Le projet documentaire de l’auteur est pourtant un leurre : il ne cherche pas à objectiver, ni même à neutraliser son propos, ou à en totaliser l’approche – chaque document apporté éclaire le regard singulier de son auteur par contraste ou écart. En témoignent les paroles absolument terrifiantes des médecins et le vocabulaire technique et déshumanisé, sa froideur calculatrice, son énonciation calme qui avance les diagnostics : comment traduire hépatique en arabe, se demande l’auteur ? Mais c’est toute la question de la traduction de la langue médicalisée du corps en langage sensible d’une vie qu’on sait morte déjà, et qu’il faut pour soi-même comprendre, apprendre et accepter. C’est surtout plus largement cet enjeu de la traduction qui par contamination gagne : traduire le réel en signes et le monde en langage, traduire l’émotion en puissance, et l’affect en silence, et traduire cela qui meurt en ce qui va survivre.
Quand la mort est plus imminente, que les hospitalisations se succèdent, qu’on parle accompagnement de confort et pronostic vital engagé dans les couloirs des unités de soins palliatif qui ont remplacé ceux de cancérologie, il n’y a de place que pour l’effroyable bloc de réalité, cette succession de jours qui n’accomplissent rien que de l’attente et de l’imminence, mais jamais de devenir ou d’espoir. Le texte poursuit le journal intempestif, irrégulier, à la fois tendu vers le jour où s’accomplira ce pourquoi il est tenu, et retenu dans le désir de le repousser au plus loin.
Ma mère se meurt. Présent indéfiniment impossible d’un temps qui ne relève ni de la vie ni de la mort, et qui est le temps où cette écriture se fait ; peut-être le temps même, seul possible, de toute littérature. Mais cette littérature, El Khatib sait trop combien elle pourrait menacer ce temps fragile du deuil. Les grandes phrases, les mots gonflés de leur propre importance, la sacralité des formules graves et définitives : tout cela que l’écriture viendra ici tenir à distance. C’est un texte qui refuse la loi de la gravité comme toutes celles qui voudraient peser et enterrer vivant son propos : texte léger, oui, qui connaît le prix de l’humour, cette grâce, non pour se détourner de cette réalité qu’à chaque page il convoque, mais pour mieux l’affronter et ne pas s’effondrer face à elle. Réunion de famille pour parler de la possibilité d’une greffe de foie : les petites lâchetés, et les grandes tendresses ; les plans qu’on échafaude pour faire venir du Rif une amie d’enfance et tricher avec son passeport… L’humour est aussi une façon d’approcher, en la nommant, la relation qui unit l’auteur à sa mère et à ses propres origines : du Maroc de ses parents, on le pressent étranger ; et de la France, on le devine perçu par les autres comme étranger – cette identité flottante crée la politique blessée et souterraine de l’œuvre : l’auteur la saisit précisément à l’endroit où elle se dévisage, cette comédie grotesque de l’identité administrative, que l’écriture toujours sait renverser, démasquer. Ainsi de la faute d’orthographe sur la pierre tombale : le père se penchera pour la corriger avec du Tipp-Ex. Sous la délicatesse et la drôlerie, la beauté simple d’une allégorie où l’écriture sait aussi avoir le dernier mot.
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Le texte rassemble un matériau entre mai 2010 et août 2013. Lorsque la mort survient, le fils est loin. Il rejoint sa famille sans avoir assisté aux derniers instants. Ce que le deuil ouvre est une blessure inguérissable que la béance à jamais perdu du dernier souffle tel qu’il l’avait rêvé dans À l’abri de rien rend à la fois plus cruelle et plus douce. El Khatib y avait écrit qu’il lui faisait la lecture pendant qu’elle le regardait : « moi, je lis, et elle, elle m’aime. Elle meurt et je lis pour la maintenir en vie ». C’est privé de cette mort – cet instant de la mort sur lequel est adossé la vie, dont parle Blanchot – désormais qu’il faut écrire ; c’est aussi écrire qui maintient en vie sa mort et fait de sa mort une vie infiniment reposée non sur le souvenir, mais son contraire, quelque chose qui tient de l’oubli quand on le réalise, cela que peut-être on nomme littérature.
Texte, récit, document ? Pièce, surtout – où le genre théâtral n’est pas une convention, avec monologue et fiction à l’entour, mais territoire de prise de parole à l’endroit d’une présence qui dit au lieu de l’absence ce qui lève le temps et l’accomplit. Pièce, si le théâtre est espace de conquête de ce temps que l’écriture, mot après mot, appelle et récuse, fait venir pour en réaliser à la fois le souvenir et l’action. Théâtre radicalement sans exemple où la parole est diffuse, la sienne et celle des autres qui s’y agrègent et s’assemblent dans un langage qui saura à la fois dire la douleur et la traverser. Théâtre qui sait nommer l’espace où il se fait et l’adresse qui rend cet espace fragile et provisoire : non pas la scène des représentations, mais le présent de chaque instant quand le temps est une menace et sa propre délivrance, qu’il faut à la fois conjurer et passer. Théâtre où le temps est l’expérience de sa propre transformation, la tâche qui réinvente un rapport au temps[[« Il y a un temps où la mort est un événement, une ad-venture, et à ce titre, mobilise, intéresse, tend, active, tétanise. Et puis un jour, ce n’est plus un événement, c’est une autre durée, tassée, insignifiante, non narrée, morne, sans recours : vrai deuil insusceptible d’aucune dialectique narrative », Roland Barthes, Journal de Deuil]], puisque la mort inscrit en son sein l’irrémédiable il y a eu, et la vie fracturée en son milieu par le deuil : « La mort tranche le quotidien, alors survient la construction affolée de l’avenir ».
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La pièce de Mohamed El Khatib a d’abord été publiée par un éditeur belge, les éditions de L’L en collaboration avec le graphiste Colin Junius. Outre l’audace dont fait preuve cette édition en prenant le risque d’accompagner un jeune auteur, il faudrait saluer aussi la beauté délicate de l’ouvrage : sa composition qui met en scène, dans la mise en page, les fragments de jours et de textes, la singularité des documents et la nature des paroles, les notes qu’émaillent en bas de page ou en marges, et qui à la fois voudraient saturer l’espace intérieur tout occupé à sa tâche de documenter le temps, mais laisse l’ensemble aérien, respiré, ouvert à ce qui fait le battement des jours et qu’on devine, retranchée dans l’extrème pudeur de la langue que rejoint le livre. L’objet que publie L’L éditions est cette épure, et comme l’écrin du deuil : les bords des pages sont noirs et semblent comme la clôture endeuillée de ce temps ici raconté ; mais la couverture blanche voudrait aussi contrevenir à la noirceur triste du chagrin comme une lutte pied à pied de la vie sur la mort. L’ensemble, typographique et plastique, est un écrin où repose davantage qu’un texte et sa mémoire, mais l’hommage aussi où l’élégie est ce geste d’amour[[Les Solitaires intempestifs publient également ce texte, avec le titre Finir en beauté, dans une mise en page brute et conventionnelle]]. Dans la tendresse du fils, resplendit sur chaque page la calme présence de Yamna El Khatib, sa beauté souveraine : « finir en beauté », c’est rejoindre dans sa mort ce que la vie en soi a déposé, où la beauté n’est pas dans la fin, mais l’expérience de l’avoir réalisé jusqu’à cette fin sans jamais l’épuiser.
Quand le récit s’achève, l’épilogue raconte comment l’auteur a voulu renouer avec son père, ou plutôt, « le trouver », lui qui ne cessait de fuir et de lui échapper. Pour le trouver, donc, on décide de se mettre en quête de la tombe du père de son père : et c’est dans un cimetière de Snada que le texte s’achève, entre les gravats et les pierres, à chercher le nom perdu qui les unit tous deux. La littérature se fait en dansant sur les tombes, disait Genet. Mais ici, la tombe est perdue au milieu des amas de rochers effondrés, alors c’est au milieu d’un chemin, entre les pierres et les tombes illisibles, qu’on récitera la prière, pour le vent et celui qui saura l’entendre. Entre ce père perdu – doublement perdu désormais qu’il est, lui aussi, enterré au milieu des siens –, que l’auteur avait cherché en vain dans l’illisible à travers son grand père, et cette mère qu’à chaque ligne il écrit, et qui s’écrit inlassablement, s’ouvre l’ultime et pudique déchirure d’un texte qui s’éprouve au risque d’une exposition qui sait le prix des secrets et des mystères, et des silences. Ultime image d’un texte où l’intimité la plus grande ouvre aux partages les plus précieux, parce qu’elle s’inscrit précisément entre l’illisible et l’écriture, là où le langage fraie pour relier nos solitudes.
C’est un texte impossible, celui qu’on écrit dans le deuil, celui qui préexiste avant même la mort. Il faut des mots impossibles qu’on arrache à l’expérience même et qui nommeraient aussi l’expérience d’écrire toute entière. Il faut la simplicité sur tout cela pour approcher ce qui suit la mort, et qu’il faudra habiter aussi, qu’on appelle cela l’écriture ou la vie, ou bien cet espace singulier où la vie se renouvelle dans l’écriture. Il faut repousser l’écueil de la littérature, celle qui sublime et détourne, et celui de la vie, qui fabrique du temps et de l’oubli. Et traverser dans l’écriture le temps de cette mémoire du présent qu’est l’écriture même.
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Variations sur La République par M. et N. https://www.insense-scenes.net/article/variations-sur-la-republique-par-m-et-n/ Mon, 20 Jul 2015 22:08:19 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1017

Une performance insensée autour et avec et tout contre La République, d’Alain Badiou


Cliquer ici pour écouter
La République, une performance insensée

(À partir de l’article de YB)
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The Last Supper, une fois que nous le savons ? https://www.insense-scenes.net/article/the-last-supper-une-fois-que-nous-le-savons/ Mon, 20 Jul 2015 15:14:06 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1014 ——–
The Last Supper, de Ahmed El Attar

Avignon 2015


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Ahmed El Attar nous tient le miroir et nous montre indirectement notre lâcheté d’accepter et de vivre avec ces injustices, abominables. Pendant une heure, nous nous trouvons devant la laideur du pouvoir. The Last Supper se joue du 18 au 24 juillet à L’autre Scène du Grand Avignon – Vedène.


Le peuple prépare la salle, la cène. Les verres doivent être placés au millimètre. Noir. Quelqu’un fume. Noir. Toute une famille entre. Deux prient sans grande conviction pendant que « l’artiste », impulsif et violent plus tard, chante Bob Dylan. « Dieu, épargne-moi de… » Façade tout cela. La nana de jeune entrepreneur enlève dès son entrée voile et cie pour apparaître dans une robe courte, fleurie, des talons… elle rigole comme une conne pendant une heure. Ah, mais le shopping à London est quand même mille fois meilleur que l’Amérique.
C’est alors une logorrhée d’une heure qui aurait pu aussi bien durer cinq heures ou cinq ans. C’est la logorrhée de l’élite, de l’oligarchie, des rois et des princes du monde comme ils existent depuis le début des temps. C’est leur contentement, leur arrogance, leur mépris, leur aveuglement, leur violence, leur cécité de ce que justice pourrait dire. Ils parlent des millions et des milliards et traitent les travailleurs de leur pays de vermine. Ils peuvent perpétuer des jugements moraux tout en n’acceptant nullement cette morale eux-mêmes. C’est un discours double, ou un discours vide qui peut dire une chose et prouver le contraire une minute après. Leur pouvoir les libère de toute conséquence et leur permet l’arbitraire absolu. Et c’est depuis toujours que le pouvoir, comme celui de l’oligarchie mondiale actuelle, peut agir selon son humeur du jour. C’est peut-être qu’on aurait espéré que l’avenir de la révolution égyptienne change quelque chose… Ça viendra.
L’ennui y règne, mais c’est peut-être seulement « l’artiste » qui s’y ennuie. Par ennui, il fait faire des bêtises à un des gamins. Il lance des papiers-bulles sur un servant, esclave moderne. Après d’incessants agacements, celui-ci touche les mains du gamin. Scandale ! S’il ne se fait pas décapiter, il peut se conter heureux. Enfin, après avoir embrassé la tête du gamin, il est viré, cela revient à peu près au même. Situation d’injustice totale. La superficialité, la bêtise de ces riches. La brutalité du Général. On pourrait vite dire que c’est des caricatures. Caricatures agissantes, peut-être indispensables à la survie de Ahmed El Attar, pour pouvoir se réfugier derrière elle. Mais j’en doute. Souvent la réalité est beaucoup plus caricaturale que tout ce qu’on peut inventer au théâtre. Et donc ici aussi : leur brutalité, leur fausseté, leur arrogance, leur ridicule d’une certaine manière, figurent plutôt comme miroir exact de notre monde, de notre monde à tous. Ce n’est pas la réalité en Égypte, ce n’est pas une caricature, c’est l’image de cette couche sociale mondiale dont nous dépendons, qui règne et dont nous sommes les sujets, et qui est peut-être la pire, avec laquelle nous partageons à peu près le même éthos. Facebook. Instagramm. Téléphone portable. Shopping. Selfies…
Ahmed El Attar ne peut peut-être aller plus loin dans le contexte politique actuel en Égypte ; mais nous, une fois que nous le savons, que faire ?

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Mémoires du Grand Nord : un bâtard et la survie https://www.insense-scenes.net/article/memoires-du-grand-nord-un-batard-et-la-survie/ Mon, 20 Jul 2015 11:06:43 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1011 —–
Mémoires du Grand Nord, de Mathieu Ma Fille Foundation

Avignon Off 2015


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Mathieu Ma Fille Foundation (MMFF) présente dans le cadre du Festival d’Avignon Off, pendant trois jours (19 au 21 juillet) Mémoires du Grand Nord à l’Entrepôt. Une histoire bête pour la bêtise de notre histoire. Une histoire de chien, plutôt bâtarde que chien de race moribonde.


Il faut aller faire un petit détour à l’Entrepôt et quitter les cours d’honneur, les cloîtres des Carmes et tous ces autres lieux de prestiges et de fierté nationale pour voir un travail qui se met à la lisière du théâtre pour l’avancer, le bouger, pour casser ce conservatisme ambiant, pour en finir avec l’éternel même, le certain, la dictature du signifiant, la sainte représentation, l’incarnation, la virtuosité technique… Il faut aller faire un petit détour à l’Entrepôt pour voir qu’il existe encore des espaces qui résistent au supermarché Avignon. Les tarifs (des billets comme des boissons) ne sont que les premiers signes du fait qu’on est dans un lieu rare. On a l’impression qu’ici l’hospitalité et la rencontre parviennent encore à survivre les rafles du marché.
Ils sont quatre et ils attendent déjà sur scène comme s’ils allaient faire une démonstration, une conférence, une répétition ouverte… en tout cas, un moment où tout mystère est évacué, mystère que le théâtre hérite si souvent encore de l’église. Arnaud Saury commence alors à parler et il parvient à commencer à parler sans que cela ait commencé. Je veux dire : On ne se dit pas : « Ahhhh !!! Ça commence ! Silence ! » L’acte théâtral est ici entièrement désacralisé. Le théâtre fait partie du monde comme un bifteck. Ou c’est le bifteck qui fait partie du théâtre comme il fait partie du monde. Enfin…
Ça a donc commencé et pour continuer à détruire toute attente spectaculaire, le prologue s’occupe à nous libérer de l’intrigue narrative qui est en partie celle de Jack London Construire un feu : Un mec qui va dans le nord du Canada avec un chien et qui meurt de froid parce qu’il n’a pas réussi à allumer un feu à temps, après qu’il ait accidentellement mouillé ses pieds. Son chien survit.
C’est con. Et on a l’impression qu’on se trouve comme ce malheureux dans cette situation conne, du théâtre et de l’histoire. Que faire ? Au XIXe siècle, il survivait encore. Aujourd’hui, ce ne peut être que son chien qui survit. Et MMFF nous propose un théâtre de bâtards qui n’en a rien à branler de l’imposition des genres et des disciplines, un mélange entre performance, concert metal/punk et théâtre avec des moyens douteux. Douteux parce que, d’ordinaire, on les qualifierait de nuls, de naïfs, de bêtes. Ainsi, ils imitent le bruit du vent avec leur corde vocale et sa force avec deux corps qui se retiennent. Ils avancent lentement. Parfois ils courent. Ils courent sur place, mais quelque chose les aspire vers l’arrière de la scène et on a réellement l’impression que la scène finit par basculer, par tomber en arrière et que ces quatre plouks tombent dans l’infini. La pauvreté de ces moyens participe alors à la mise à mort de toute fétichisation de la technique et de la virtuosité vers laquelle le théâtre se retire si souvent par ces temps mauvais.
La fable glisse alors sans cesse entre cet espace fictif, qu’on évoque en courant sur place, en mettant un masque d’une mocheté et d’une pauvreté hallucinante pour signifier le chien (le genre doudou d’un des comédiens), en faisant du bruitage de manière nonchalante (des micros captent des bruits : papier bulle pour le crépitement du feu, etc.) ; elle glisse entre cet espace qui évoque la fiction et un espace où on a l’impression que des mots de cette fable parlent du théâtre, ou du moins de ce théâtre. « Qu’est-ce qu’un homme peut faire dans un endroit comme celui-ci ? » Et ce méta-discours qui n’en est pas un devient une performance en lui-même au point qu’on ne sait plus trop où on est. Les incessants recommencements d’actes plutôt banals (on nous montre et on pose à plusieurs reprises avec un poster genre carte postale de montagnes enneigées) nous mettent dans un espace-temps qui nous fait douter de la chose. Il y a plus de noirs que dans du théâtre de boulevard pour signifier une fin d’une scène, d’un acte, de je-ne-sais-quoi. Mais on recommence pareil, on fait la même chose. On pourrait presque dire que tout acte, tout geste, sert ici à la destruction d’une dramatisation classique. Parfois naît de ses cendres un moment performatif poétique comme celui où l’un des quatre ne cesse d’allumer des allumettes pour les jeter une après l’autre dans un bol d’eau dont leur pétillement est capté et amplifié par micro. Bêtise de cet acte, de mourir pour une bêtise. Une sorte de boucle qui bouffe sa propre signification. Reste alors cet acte. Le feu. L’eau. Le crépitement. C’est ainsi qu’on bascule d’installation sonore à des performances corporelles et des moments de concert punk/métal/hard rock de Mathieu Poulain en genre cowboys des forêts canadiens. Il y a des mots. Des mots de London et d’autres. Des mots sur ce que nous sommes en train de regarder et des mots qui glissent vers une rêverie, des mots qui me rappellent une scène de fin de Peer Gynt où il rencontre la mort mais qui se transforme en une boucherie humaine qui n’envie rien à un Lautréamont. Des mots qui sont énoncés de la même manière que les allumettes sont jetées dans l’eau. Sans froufrou. Sans jeu pourrait-on presque dire. Témoigner. Témoignage d’un chien. Et puis, les mots explosent dans un mur de son de guitare électrique, les corps ne tiennent plus sur les bancs et saute bêtement partout. Que faire ?
Tout cela participe à un théâtre qui n’ait pas peur de se moquer de lui-même et de sa condition, et de donner, pour finir, un coup de pied dans les couilles de ce monde de l’art et sa logique de marché qui organise ses productions en genres pour aborder ses consommateurs appropriés. Cela ne suffit pas, car leurs produits doivent contenir certains incontournables que d’autres marchants, considèrent déplacés pour leurs clients à eux… Il y a presque 100 ans, Gombrowicz écrivait déjà :
« Messieurs, il existe en ce monde des milieux plus ou moins ridicules, plus ou moins honteux, humiliants et dégradants, et la quantité de bêtise n’est pas partout la même. Par exemple le milieu des coiffeurs paraît à première vue plus susceptible de bêtise que celui des cordonniers. Mais ce qui se passe dans le milieu artistique bat tous les records de sottise et d’indignité, au point qu’un homme à peu près convenable et équilibré ne peut pas ne pas rougir de honte, écrasé par ce festival puéril et prétentieux. Oh ces chants inspirés que personne n’écoute ! Oh ces beaux discours des connaisseurs, cet enthousiasme aux concerts et aux soirées poétiques, ces initiations, révélations et discussions, et le visage de ces gens qui déclament ou écoutent en célébrant de concert “le mystère de la beauté” ! En vertu de quelle douloureuse antinomie tout ce que vous faites ou dites dans ce domaine devient-il risible ? Lorsque dans l’histoire un milieu donné en arrive à de telles sottises convulsives, on peut conclure avec certitude que ses idées ne correspondent pas au réel et qu’il est tout simplement farci de fausses conceptions. Vos conceptions artistiques atteignent sans nul doute un summum de la naïveté ; et si vous voulez savoir pourquoi et comment il faudrait les réviser, je puis vous le dire sur-le-champ, pourvu que vous prêtiez l’oreille. »
MMFF en propose une première révision. Bâtardiser le théâtre pour sa survie.


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Jamais assez… it’s enough https://www.insense-scenes.net/article/jamais-assez-its-enough/ Mon, 20 Jul 2015 07:03:17 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1008 ———
Jamais assez, chorégraphie de Fabrice Lambert

Avignon 2015, Gymnase du lycée Aubanel


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Nouvelle déception qui vient à la suite d’autres déceptions. D’évidence, le festival est en train d’établir un record de formes en échec qui devrait finir par produire son effet… Virer les festivaliers, rendre la ville aux avignonais, enterrer définitivement Vilar et encourager les pélerinages sur la tombe du saint homme à Sète. Occasion de faire un petit tour au musée du cinéma, de réciter du Valéry, de faire un tour au musée d’Arts brut et de chanter du Brassens : « trompettes de la renommée vous êtes bien mal embouchées ».


Dans l’entretien auquel se livrent les artistes pour présenter leur création, Fabrice Lambert rapporte dans le programme que Jamais Assez a été écrit à la suite de sa rencontre avec le film de Michael Madsen Into Eternity. En fait, alors que Lambert questionnait la notion de mythologie et son actualité, la découverte de ce film – consacré à Onkalo, en finlande, site d’enfouissement de déchêts radioactifs et nucléaires, pour plus de 100 000 ans à 500 mètres sous la surface du sol – a augmenté sa réflexion. Il y a vu, en effet, « le foyer d’une mythologie » croisant le mythe de Prométhée et celui d’une connaissance du XXIe siècle. « Je perçois un trajet entre Prométhée et Onkalo : deux histoires de feu, d’éternité, de connaissance. C’est sur ce trajet-là que se situe la pièce ».
Soit ! mais encore ?
Pour autant que la parole de Fabrice Lambert se comprendra comme un aveu génétique, voire généalogique, Jamais Assez livre difficilement son origine ou ses références dans le cadre du plateau. L’articulation entre le propos et le geste subit donc un grand écart où, en définitive, le geste chorégraphique qui correspond encore à un « jeter son corps dans la bataille » que Lambert emprunte à Pasolini, est pour le moins invisible.
Au point que l’on peut s’interroger sur la nécessité de lire dans le programme ce qui relève davantage d’un étalage de références intellectualisées que d’une approche sensible du geste.
A l’exception de la première image d’un carré de lumière rongé par une masse noire d’où sortiront les interprètes, il n’y aura dans Jamais Assez que cette image inaugurale pour mettre le spectateur en alerte. Image plastique d’une vague infiniment lente et souveraine qui ne fait appel à aucune référence extérieure. Visuel puissant qui va bientôt disparaître, et qui lorsqu’elle se retire laissera une bande d’interprètes échoués. Ce qui nous place au plus proche de l’échec.
Jamais Assez… I am feed up.
La bande de danseurs et de danseuses se donne alors sans compter. Danse en liberté. A quoi ça se voit un danseur dans Jamais assez… ? Ça se voit parce qu’ils font beaucoup de mouvements pour rendre visibles l’effort. Ça se voit parce qu’ils vont occuper la plateau tout le temps. Mais, ça, finalement, c’est rien ou presque… Un danseur ça se voit parce que ça s’entend. Alors comment ça s’entend un danseur qui danse… ? C’est simple ça s’entend parce que la chorégraphie – ou disons le package expression corporelle – prevoit de vous faire entendre le souffle des danseurs. Oui, c’est ça… Il faut faire entendre le souffle du danseur épuisé, fatigué de danser, haletant parce que l’effort serait le symptome de la danse présente.
C’est juste ça Jamais assez et pour autant que l’on entend l’expiration fatiguée et haletante, qui ferait croire au travail, à la virtuosité, à l’épuisement, ça ne suffit pas. La glose prend alors le dessus Jamais Assez, c’est « ça ne suffit pas ». Ça ne souffle pas… au sens où le Geist (le souffle ou l’esprit) est absent.
C’est comme ça Jamais assez. Sauf qu’ici Jamais assez, c’est un peu comme une pièce chorégraphique qui offrirait ce que personne ne lui demande plus. Ce que l’on ne demande plus à la pratique chorégraphique c’est un rapport au mouvement saturé (espace sonore itou). Ce que l’on ne tient plus à voir, c’est ce que Lambert produit : du vent. Ou une confusion entre souffle et vent.
Jamais assez, c’est donc juste du vent. Un agrégat de citations posées dans le programme qui intellectualiserait le propos. Genre noms prestigieux qui viendrait soutenir ce qui ne tient pas debout, ce qui ne peut être soutenu. Genre patronyme qui servirait de vertébral à une œuvre flasque. Inventaire luxueux de la pensée contemporaine qui, à défaut d’être un matériau, devient un consommable. Effet de l’industrialisation de la culture qui fait qu’un Savon, une tasse, un plat cuisiné… sont aujourd’hui liés au « concept ». Ah, le « concept » des philosophes aux dents creuses… Oui, on en est là. Dans le désert, et avouons-le, nous ne sommes qu’au début du désert.
Auquel cas, on s’inquiéte de Jamais assez. Pourquoi chercher à légitimer par des intellos (sur lesquels le champ social crache allégrement) une langue qui échappe au circuit de la communication ? Pourquoi proposer du concept, quand la chorégraphie est résolument du côté des affects ? Qu’est-ce qui peut bien pousser Lambert à justifier son geste par un ensemble qui lui étranger et que la scène nous révélera comme étranger. Jamais assez… Bientôt le titre se change juste et simplement en sentiment… Oui, jamais assez, c’est juste trop.

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The Last Supper, d’El Attar | Esquisse d’une scène interrompue https://www.insense-scenes.net/article/the-last-supper-del-attar-esquisse-dune-scene-interrompue-ou-que-le-vent-lemporte/ Mon, 20 Jul 2015 00:23:36 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1006
The Last Supper, de Ahmed El Attar
Avignon 2015


La Cène est au Caire. Quelques mois – semaines, ou jours – avant le soulèvement de la place Tahrir, des figures de la bourgeoisie se retrouvent pour dîner : on parlera avec insouciance d’affaires et du monde comme il va et comme il est, comme il sera pour toujours tant qu’on y veille et que le peuple, « cette vermine », leur reste soumis. La scène dressée par l’Égyptien Ahmed El Attar rejoue faussement la scénographie du Dernier Repas comme un contre-feu : le miroir qu’il tend pourrait s’offrir comme une satire qui joue entre caricature politique et description réaliste. Reste la question de l’adresse et de sa portée : à Avignon, à distance du Caire et de la Révolution dont on sait amèrement les devenirs actuels, cette courte proposition ébauche une forme et la referme, avance un propos qui immédiatement se retire, lance un geste qui s’arrête au moment où il va franchir. Cette prudence pourrait être sa force, et sa faiblesse : c’est aussi une part de sa belle énigme.


Fable politique ou satire sociale ?
« The answer, my friend, is blowin’ in the wind » – les paroles de Bob Dylan s’affichent à l’ouverture de la pièce pendant qu’à l’avant-scène on achève la prière : le lyrisme politique de Dylan qui porte le souffle de la révolution des droits civiques est-il un leurre, ou comme un fantôme qui menace ? Au loin, le souffle des insurgés est une réponse, mais à quelle question ? Du peuple comme force, on n’en entendra pas plus : El Attar donnera la parole à ceux qui l’ont déjà, ces notables qui possèdent l’argent et les armes, les terres et le pouvoir. Le dîner est une fable, presque une métaphore : quand les sofragis apportent les plats, c’est la tête d’un veau qui semble la dépouille du peuple livré à l’appétit de ceux qui s’en partagent les restes.
Alors, fable politique ? Ce serait trop dire. Les références à cette histoire en mouvement sont allusives ; ici, on évoque une « vague » populaire qui bientôt s’apaisera ; là, on regrette l’indocilité de certaines femmes égyptiennes. Mais ce qui s’écrit en 2013, porte sur 2011, s’entend en 2015, pourrait tout aussi bien s’ajuster à cet ordre immuable qui en Égypte règne et semble perdurer : des dominants qui assoient l’arrogance de leur pouvoir comme une loi naturelle. De toujours et de jamais, la fable ne parle de Tahrir qu’avant et après : et la dernière cène avant la fin l’est dans la mesure où cette fin n’en finit pas d’arriver et de ne pas réussir.
Satire sociale alors ? C’est ici que le spectacle inscrit sa dangereuse et vertigineuse adresse : à un public cairote, bourgeois et distingué, il retourne contre lui le reflet de sa vacuité. Les paroles qui sont tenues sont la reproduction quasi documentaire de l’ordre réel des choses : et cette tautologie, par force clin d’œil aux réalités sociales, Instagram et selfie inclus, porte la contradiction tranquille de cette société qui voudrait croire son modèle inégalable, mais regarde vers l’Occident avec envie son marché et son argent, la société de consommation comme synonyme d’organisation politique et morale, où le seul pouvoir que les citoyens du Monde Libre paraissent réclamer désormais est le pouvoir d’achat.
Mais ces types qui se mettent à table et avouent sans qu’on les pousse vraiment leurs bassesses et leur fatuité, qui s’arrogent tous les droits et les pouvoirs, gonflés d’orgueil et de mépris, comment ne pas les mépriser ? El Attar raconte combien les spectateurs reconnaissent des proches, ou se voient eux-mêmes dans ce tableau que la caricature maintient à distance du manifeste. Car si castigat ridendo mores, c’est parce que le rire rend la leçon à la fois acceptable et moins féroce. Au juste, quand le pouvoir au Caire concède cette forme, c’est peut-être aussi parce qu’El Attar concède à sa forme un excès qui le protège : la caricature désigne les bassesses, mais avoue par définition qu’elle est loin de la réalité, et perd de son efficacité sociale et politique. Pourtant à Avignon, le miroir que cette scène nous tend est plus complexe : fascinée par les réseaux sociaux et les villes occidentales, la bourgeoisie cairote possède mêmes codes et mêmes références qu’à New York, Londres, ou Paris qui sont ses modèles. Dans ces regards croisés, impossible de ne pas se voir complices d’un way of life mondialisé, standardisé, connecté. Le virtuel possède ces facultés : rendre réel des usages communs, des solidarités actives et serviles.
La Cène théâtrale
Mais El Attar n’est ni polémiste ni moraliste. « Je ne ressens ni n’exprime aucune haine à l’égard de cette classe [la haute bourgeoisie cairote], mais j’observe que ses représentants vivent dans une bulle ». Excès de prudence ? Complicité coupable ? Lâcheté [[On dira seulement que El Attar a le courage de poursuivre son travail au Caire, malgré les oppositions et les dangers, et que sa proposition est en soi une façon de dialoguer avec son temps – que son existence rend certes sa portée politique fragile, mais qu’elle rend possible aussi un espace de pensée et, a minima, de résistance.]] ? Plutôt geste tout entier pris dans le spectacle, et c’est ici que plus sûrement cette scène porte. Car sa scénographie pourrait sembler celle d’une installation [[Dette à Shirley Niclais]] où s’inscrit le politique de sa proposition. Dressant une table comme une coupe verticale, il fait signe vers les représentations du Dernier Repas du Christ à la Renaissance en dépouillant cette image de toute inspiration religieuse – n’en déplaise à la présentation rédigée dans le programme du spectacle par le Festival. C’est plutôt l’exposition d’une adresse interceptée qu’El Attar travaille, traverse, et dans laquelle il fraie et fissure les codes de la représentation à la fois théâtrale et sociale.
Alignés côte à côte, les acteurs sont renvoyés à la singulière solitude de leur personnage qui en fait des figures pures de leur drame : drame de leur narcissisme ridicule ou de leur orgueil toujours déplacé. La polyphonie qui bien souvent se met en place fait se chevaucher les dialogues – et comme l’écran de surtitre ne peut supporter qu’une parole à la fois, c’est parfois la moitié de la scène qui nous échappe. Peu importe : ce qui se dit est stérile, on échange ainsi seulement du vide par-dessus le précipice de l’Histoire ou comme sur le fil que dresse la table entre eux, qui les relie et les isole. Du Shopping, des Affaires, des Gosses, ou du Chic de porter le voile, on n’entendra que le bavardage insolent de bêtise, et bouffi de l’importance que chacun se donne ; rien d’autre. « Le texte est extrêmement dense, dit justement son auteur, mais il n’a aucune importance. On ne cesse de parler, mais on ne dit rien. » Et de se surprendre à quitter des yeux les paroles affligeantes qui s’échangent pour regarder ce qui plus sûrement est en jeu dans ce théâtre : la chorégraphie de corps excités, mais immobiles sur leurs chaises ; ou la fixité bouillonnante des employés de maison, nourrice ou serveurs, esclaves résignés, épaules voûtées, jeu d’une densité féroce, invisible, mais lisible. Ou la fuite d’une minuscule tortue qui s’échappe de scène, sublime et ultime allégorie.
Et puis, il y a ce ressort de l’absence, de l’absente : on attendra durant toute la pièce que vienne la Mère, qu’on appellera régulièrement en vain – et dont le mystère tient en partie de la politique du retrait que met en place cette scène : cette absence, il nous faut en rêver les raisons. Refus révolutionnaire de se mêler à ces porcs ? Désinvolture coupable tandis qu’elle est tout à sa toilette ? Ou fuite, suicide pourquoi pas, évanouissement, endormissement ? Ou rien de tout cela, simple délire d’un spectateur qui voulant faire feu de tout bois face au vertige vain des paroles, rêve son propre rêve.
Bien sûr, il y aura des moments d’intensité relative dans cet ennui des paroles creuses : des crises qui seraient le passage obligé de ces scènes de repas de famille, dont on devine qu’il est aussi un genre à part entière, un code exposé comme tel aux spectateurs du Caire. On s’interpellera, on feindra les fâcheries ou les vexations, vite oubliées. Mais ces crises sont comme l’affleurement à la surface de remous plus profonds et surtout des occasions pour le metteur en scène de se saisir de son propre geste. Ainsi quand l’un des jeunes hommes se souviendra avec délice des bonnes qu’il détroussait, et qu’elles aimaient cela, dans le fond, comme toutes les femmes, finalement – obscénité misogyne insupportable qui effraie même les convives, mais qu’on évacue : le jeune homme est artiste, dit-on, et il exagère, évidemment, pourquoi le croire ? Ou comment El Attar convoque le réalisme abject qu’il met en place et répudie dans le même temps sa propre théâtralité caricaturale. Stratégie ? Ou, de nouveau, leurre ?
La deuxième crise est plus éclatante : c’est à la fin du spectacle, le renvoi d’un des employés coupables d’un geste brusque sur l’enfant d’un notable, qui le brutalisait. Le Père rend la justice, et dans sa miséricorde lui épargne les coups de bâton (ou pire) et le congédie. Et le sofragi d’en être reconnaissant. Dans cette sortie de scène, c’est toute la défaite sociale de la soumission, mais aussi tous les germes de la colère semés : et toute l’interruption d’un théâtre qui s’arrête aux portes du salon feutré – interruption qui pourrait à bien des égards qualifier ce geste jusqu’à figurer dans la dramaturgie même : quand un serveur apporte un plat, tandis qu’il s’avance, la scène est plongée dans une obscurité rouge sang, et les notables se figent comme un tableau mort-vivant – dynamique étrange d’un dîner où l’action est un arrêt, et les discours une machine qui tourne à vide. La sortie de l’employé de maison rend finalement difficile la poursuite du repas – qui viendra nourrir les notables ? La dramaturgie se replie sur l’allégorie politique en l’exécutant : et s’accomplissant, s’achève.
Esquisse d’un prologue, ouverture d’un épilogue
Car rapidement après cette scène, le spectacle s’est terminé. Une heure à peine, rapidement conduite et éconduite. Une esquisse à peine, une proposition qui à la fois ennuie et dont l’ennui même appelle tant il violente ; mais une heure, minuscule et fragile, alors qu’on se trouvait peut-être face à la matière vive d’une fresque plus puissante, de personnages dont on pressentait contradictions et violences, d’une scène politique et morale avec ces champs et contre-champs, hors-champs et monde. Mais El Attar n’a pas le projet de Krystian Lupa. Le sien est de dresser une table où il s’agit moins de servir les plats de l’Histoire que de lever des regards qui nous font face.
Last Supper reste intraduit. Le Dernier Repas, La Dernière Cène ? Avant quoi ? « Parce que ça suffit », dit El Attar. Cet épilogue pourrait bien être un prologue. Que le théâtre refuse de raconter ce qui arrive tient à sa dignité autant qu’à sa prudence : à l’Histoire non d’écrire cette histoire des soulèvements que cette scène appelle absolument, mais de les accomplir, et de tout emporter si elle l’ose. The answer, my friend, is blowin’ in the wind.
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image : avenue Saint-Ruf, Avignon, juillet 2015

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Le Roi Lear, de Py : la parole incomprise https://www.insense-scenes.net/article/le-roi-lear-de-py-la-parole-incomprise/ Sun, 19 Jul 2015 19:33:59 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1003


King Lear (Le Roi Lear), de William Shakespeare,
traduction et mise en scène Olivier Py,
Avignon 2015



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(Critique écrite par Cyril Olawinski dans le cadre des ateliers d’écriture ouverts au public – partenariat Insensé / BNF – Maison Jean-Vilar)


Après avoir pris la direction du Festival l’année dernière, Py s’offre l’un des plus beaux lieux (la Cour d’honneur) et l’un des plus beaux textes (Le roi Lear de W. Shakespeare), pour nous proposer un théâtre de la Fin qui manque parfois de finesse.


Une vision radicale…

Objet d’une troisième proposition artistique au Festival d’Avignon en moins de dix ans, Le Roi Lear retrouve la Cour d’honneur du Palais des Papes en ouverture de la 69ème édition. Pour le metteur en scène Olivier Py, cette pièce de Shakespeare est la plus forte de toutes. Et parce qu’elle lui semble impossible à représenter dans toute sa richesse, il opère des choix radicaux : alors que ce texte est traditionnellement interprété dans son rapport au « manque de discernement » de l’homme politique, Py fait émerger un tout autre axe de lecture : l’effondrement de la parole.
Cette mise en scène du Roi Lear nous permet de retrouver enfin une forme de « radicalité » qui avait manqué à la proposition théâtrale donnée dans la Cour d’honneur l’année dernière (Le Prince de Hombourg de Kleist par Corsetti). Aussi, il incite, par les pistes qu’il livre « hors plateau », à faire réfléchir les spectateurs sur le caractère « visionnaire » du propos de cette pièce : n’y a-t-il pas, effectivement, de quoi s’effrayer sur l’effondrement de la croyance en la parole dans notre Histoire proche ? Bien malheureux sera cependant celui qui cherchera les références directes à Auschwitz dans ce spectacle… Car, si les échos sont intéressants et évidents dans les questionnements eux-mêmes, Py semble ne pas s’être intéressé à cela dans sa mise en scène, dont l’intrigue est plus universelle et fait plus directement référence à notre contemporanéité – une indication temporelle claire, « 2015 », est même discrètement glissée dans le spectacle afin qu’il n’y ait pas d’ambiguïté là-dessus : il ne s’agit aucunement de replacer Lear au XXème siècle.
… et cohérente dans le spectacle
Ainsi, face à la parole manipulatrice et réductrice des deux premières filles de Lear, chargées par ce dernier de « faire son éloge », Cordélia, la dernière, décide de se taire. Elle aime véritablement son père et ne souhaite pas rentrer dans son jeu hypocrite. Pour Py, cette absence de prise de parole relève à la fois d’un acte héroïque – ne pas participer à cette « dévaluation » de la parole – et d’un constat d’échec – la parole a déjà été dévoyée. Cela constituera le cœur du spectacle d’Olivier Py. Cordélia, seule à pouvoir redonner un sens poétique à la parole, se tait et s’absente, laissant les personnages sombrer et transformer la terre en chaos. Les apparences prennent alors le dessus – et Py fait justement apparaître les deux sœurs, monstrueuses dans le texte de Shakespeare, telles des « bimbos » perverses, tandis qu’Edmond crâne à moto et joue avec son image de « petit diable ». Tout sonne de plus en plus creux et cela provoque donc ensuite le basculement inévitable : le théâtre lui-même, dernier lieu de représentation possible de la parole poétique, est déconstruit. Et la belle référence au théâtre de Vilar – le plateau de plancher – disparaît progressivement, comme s’il n’était plus pertinent de croire encore à cela. La dernière partie laisse toute la place au nihilisme, redonnant paradoxalement une force folle à la parole de Shakespeare à travers les personnages de Kent et d’Edgar : « Est-ce la fin du monde ? » / « Non, c’est une image de la fin du monde ».
Les obsessions de Py

Il n’en reste pas moins que, dans ce déploiement radical et cohérent, Py ne peut s’empêcher de revenir à ses obsessions de mise en scène : nudité peu pertinente et trop exhibée, piano omniprésent, gags potaches à répétition – tel que le « coup du placard » -, redondance d’effets pour une même idée – tel le scotch sur la bouche de Cordélia alors que l’inscription « Ton silence est une machine de guerre » est déjà présente (en trop grosses lettres scintillantes) sur le mur du Palais. Cela entraîne une perte de subtilité qui dessert – malheureusement – le propos. L’intelligence et la recherche de l’audace ne font pas le style.

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Cuando Vuelva… Otro, c’est trop https://www.insense-scenes.net/article/cuando-vuelva-otro-cest-trop/ Sun, 19 Jul 2015 17:07:36 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=1001  


Cuando vuelva a casa voy a ser otro

(Quand je rentrerai à la maison je serai un autre),

texte et mise en scène Mariano Pensotti

Avignon 2015, La FabricA



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Sur le texte de Mariano Pensotti, le grupo Marea présentait à la Fabrica Quand je rentrerai à la maison je serai un autre. Un spectacle créé récemment, en mai dernier, au Kunstenfestivaldesarts de Bruxelles. Une sorte d’épopée de personnages ou de caractères, aux pensées intérieures qui viennent à prendre forme sur le plateau.


Avouons-le, le désir de la découverte du travail de cette compagnie argentine aura duré le temps de franchir les portes de la salle de la Fabrica. Alors installé, on a tout le temps de scruter la toile peinte tendue en travers du plateau. Une sorte de fresque préhistorique d’un côté, et de témoignage des ruines d’un « temple grec » pour l’autre. D’un côté, des dinosaures façon Jurassik Parc d’attraction figés dans une esthétique des Walt Disney des années 60 ; de l’autre la représentation d’un « capitole » abandonné aux sables du désert. Sentiment de naïveté du visuel qui joue de distance du coup avec ce qu’il représente.
Quand sur le plateau, ça s’animera, la toile dévoilera une banquise et des pingouins, etc., etc., etc. En front de scène, deux tapis roulants oblongs porteront les comédiens du grupo qui semblent s’en servir comme de différents espaces mentaux, publics, familiaux. Ils accueilleront aussi une tripotée de bibelots et de collections de matous.
C’est au mieux une série de sketchs sur la vie, la mémoire, le deuil du père, le deuil de la carrière politique, le deuil des histoires d’amour, le deuil d’un monde, le souvenir d’une dictature et la mutilation de la mémoire…
Au vrai, ce jeu surfait de personnages en vacances existentiels repose sur l’énergie des interprètes qui endossent les différents personnages dont ils ont la charge. Ici un cabaret de travelos, là un groupe de rock qui chante les chansons de papa… et à deux reprises une sorte de carnaval enfumé. Rien qui ne fasse image, représentation, mais un spectaculaire pauvre et sans intérêt. Quelques idées également puisque le Grupo a mis en scène deux espaces de surtitrage où l’un relaie, par voix off, une sorte de synthèse des chapitres qui se suivent, quand l’autre est l’espace des dialogues traduits.
Décidément Rien, en définitive. Rien qui puisse arrêter le spectateur lentement, mais indépassablement tiré vers l’ennui.
La seule chose qui méritait peut-être d’être montrée, et qui est évoquée dans le programme, correspondait au mode de travail du Grupo. Sur le mode des collectivo, le travail de groupe, fortement répandu en Amérique du Sud, est une pratique qui remet en cause les hiérarchies, les modes de travail, les constituants des formes théâtrales, notamment la place du texte qui est bien souvent, pour autant qu’il est le résultat d’une écriture, avant toute chose une écriture collective. Le temps de préparation du travail est donc résolument celui de l’expérience, de la recherche, de l’ouverture et de la production d’hypothèses. Et le choix d’une forme plutôt que d’une autre est bien souvent un choix collectif.
Et de se prendre à rêver d’un festival qui aurait le courage de programmer aussi des modes de travail plutôt que des spectacles finis sans intérêt. Mais c’est une autre histoire, sans doute un souvenir où, et il me manque, Didier Georges Gabily, invitait quelques spectateurs à suivre la manière dont le théâtre s’organise, se fabrique… « Comment ça se fabrique » pour être un lieu pour la Fabrica…

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Cuando machin ? De rien https://www.insense-scenes.net/article/cuando-machin-de-rien/ Sun, 19 Jul 2015 10:40:51 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=999 ——-
Cuando vuelva a casa voy a ser otro

(Quand je rentrerai à la maison je serai un autre),

texte et mise en scène Mariano Pensotti

Avignon 2015, La FabricA


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Vous pouvez perdre 1h20, du 18 au 25 juillet à la FabricA. Allez voir Cuando vuelva a casa voy a ser otro (Quand je rentrerai à la maison je serai un autre)… Vous ne le risquez pas…


Mariano Pensotti aime raconter des histoires.
Il serait même à la recherche de méga-fiction. (v. programme) Les grands romans du XIXe siècle !
Cuando vuelva a casa voy a ser otro nous raconte donc des histoires.
Des gens qui veulent changer.
Mais ils ne savent pas comment.
Ils essaient.
Changer ici veut dire : faire de la musique. Ou faire du théâtre. Ou devenir politicien. Utiliser des moyens de droite en étant de gauche pour avoir plus de succès. Être accueillie dans un groupe de transsexuels qui ont un groupe d’imitation des Beatles. (Transsexuels qui figureraient ici comme l’incarnation du changement même.) Devenir un autre. Changer de partenaire sexuel. L’autre. Le double. Changer.
À CÔTÉ DE ÇA, LE « CHANGEMENT » DE HOLLANDE EST RÉVOLUTIONNAIRE !
Les questions : est-ce qu’elle devrait s’inscrire au reality-show, genre Star-Academy ? Elle le fait. Elle est refusée, genre « T’es nulle. » Wow, trop violent, quoi ! Allô ! Elle chante les chansons de papa. Elle a du succès. Elle joue à la finale du genre Star-Academy où elle a été refusé. Papa n’a pas écrit énormément de chanson. À la fin d’été, leur succès est fini… C’est bête.
Bête comme tout le propos de cette pièce qui se veut contemporain en remplissant le plateau avec du kitsch, en utilisant deux tapis roulants, genre : représentation du temps, quoi ! Le jeu et l’écriture n’ont rien à envier à tous ces sitcoms que je ne connais pas : Friends et cie… cette pollution intégrale de nos esprits.
Tout est plat. Fermé. Stérile.
Genre miroir de notre monde.
(C’est pas pour ça que je vais au théâtre.)
« Tout est réel » ose-t-il écrire à la fin. On aurait pu le prendre pour une ironie de soi, mais toute possibilité de rire s’était égaré depuis longtemps. À part pour mon voisin qui se brumisate sa face. Pssssssssssssssssssssssscccccchhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh…
Tout est faux. Tout colle à la réalité comme une mouche à la merde. Rien ne s’envole. Rien n’est autre. Rien n’est réel.
À pleurer.
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]]> Biais du statu quo : Retour à… https://www.insense-scenes.net/article/biais-du-statu-quo-retour-a/ Sat, 18 Jul 2015 12:54:06 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=995 —–
Retour à Berratham, texte de Laurent Mauvignier,

Chorégraphie et mise en scène de Angelin Preljocaj


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Preljocaj montre Retour à Berratham à la Cour d’Honneur.

Première hier soir.

Rien… Ennui… Ridicule… ou trois fois « Putain ! ».


Cour d’honneur, Palais du pape : Il y a eu Castelucci, Marthaler, Ostermeier…
Je les ai tous raté. Et pour ma découverte du Cours d’honneur, j’ai Preljocaj. Ça donne pas envie d’y retourner.
Un mythe. Encore un. En tout cas, une tentative d’un mythe. Une belle histoire. Une grande histoire. Une copie d’une épopée antique dans une langue contemporaine, une tragédie de plus, classique, tellement vu, avec des mots autres. « Putain ! »
« Un jeune homme revient à Berratham. Il avait quitté cet endroit juste avant la guerre, il avait laissé Katja derrière lui. Il n’a qu’une obsession : tenir sa promesse en la retrouvant. Là, il ne reconnaît plus les lieux de son enfance, dévastés, ni les gens qui y vivent encore, livrés à eux-mêmes… » (v. programme)
S’en suivent meurtres, coucheries, viols, tromperies, jalousies, enfants perdus, amours si vrais, orphelins… et c’est tellement tragique que les comédiens ne peuvent pas s’empêcher de chantonner une mélodie tragique en étirant les voyelles et terminant les phrases gravement. Oh. Oh ! Oh, lalaaa !!! Katjaaaaa ! Ai-je bien entendu que le méchant s’appelle Whisky parce qu’il a l’alcool mauvais ? Enfin, les mecs se battent et gueulent de toute façon. Les femmes y sont des Madeleines ou de Marie, enfin, des victimes, à part si le texte que je n’ai pas entendu parce qu’il ne passait pas la rampe, disait autre chose. Non, non, ce n’était pas du tout une question acoustique. Ce texte était tellement masqué par un jeu pathétique, de mélodie pseudo-tragique, mélodramatique, les bras dans l’air…
C’était un tel effort pour arriver au sens des mots qu’une voisine faisait signe de me taire avec mes feuilles de papier sur lesquels je notais quelques trucs. Confusion entre l’acoustique et l’énonciation. Mon dieu, on est à l’église. D’autant que les quelques phrases qui me parviennent bavent d’un bas moralisme : « vous regardez, nous regardons et personne ne baisse les yeux pendant qu’elle est en train de s’ébattre et pleurer… » ai ai ai… donnez moi un fouet pour que je m’auto-flagelle ! « Taisez-vous ! » crié, gueulé à plusieurs reprises… « Putain ! » (Mauvignier)
De toute façon, le texte aurait pu être le Manifeste du parti communiste que cette mise en scène n’aurait pas posé moins de problèmes. Les ballerines, c’est ainsi qu’il faut les nommer, les ballerines de seconde ordre sont là comme à l’armée le prolétariat. C’est la chair aux canons. C’est le corps aliéné dans un ordre dominant. Qu’il suive le mouvement exactement, parfaitement, parce qu’on VOIT tous les défauts ! C’est ces corps, la majorité des corps sur scène qui servent d’image, de glorifier une minorité absolue et dans les moments rares où ils tentent une libération, ils sont vite remis à leurs places. Des images qui sont souvent redondants avec le texte comme si on semble nous dire : au cas où vous ne comprenez pas, regardez. La redondance du texte, avec son énonciation, avec les corps dansants devant, parfois des duos doublés ou triplés, un copier-coller… Mais qu’est-ce que ça raconte !? Rien. Ou peut-être l’injonction de faire ses devoirs, le retour d’un autoritarisme, disciplinaire, tout contre quoi l’avant-garde du 20ième siècle s’est révolté. Les femmes ont des frénésies de ménage et ne savent pas pourquoi. La mocheté et la violence de ce monde d’après-guerre que Preljocaj et Mauvignier ont peut-être voulu problématiser, nous est livré de telle sorte qu’elle nous laisse aucune ouverture, possibilité de réflexion, critique. Elle n’est nullement crédible ! Elle est donnée et acceptée, banalisé, in-crédible, et du coup signée comme le sang dans les films hollywoodiens. Tout est appauvri. Que le statu quo règne ! Statu quo ante bellum ? Il y a eu certes des guerres, mais il me semble de ne pas abuser de dire que l’ambiance actuelle du monde ressemble plutôt à une situation avant-guerre qu’une post-guerre. C’est seulement dans cette cécité du monde qu’on peut oser nous raconter une telle histoire. À moins qu’on prônerait un retour esthétique à l’avant-guerre… ce qui ne reculerai aucunement, voire le contraire, les guerres à venir… Et quand la narration avec son énonciation mielleuse vient aux ébats sexuels, cela devient carrément gênant. Sinon, on a envie de rire. Oui, je dirais que ce serait risible, ridicule même, si les collectivités territoriales ne dépenserait pas près de 3 000 000 d’euros par an pour ce CCN.
« Putain ! » (Mauvignier) Mais j’ai le plaisir d’être pour une fois d’accord avec le public qui, au noir, hue les 1h45 de trop…

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Dinamo, de Tolcachir : Caravane des solitudes dérisoires https://www.insense-scenes.net/article/dinamo-de-tolcachir-caravane-des-solitudes-derisoires/ Fri, 17 Jul 2015 23:48:18 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=992 ——
Dinamo (Dynamo), de Claudio Tolcachir, Melisa Hermida et Lautaro Perotti

Avignon 2015, Lycée Mistral


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Ensemble, trois metteurs en scène argentins (Claudio Tolcachir, Melisa Hermida et Lautaro Perotti) ont imaginé et écrit un spectacle cocasse pour trois actrices (Marta Lubos, Danielo Pal, Paula Rosenberg) – six bonnes raisons de constater, devant ce music-hall psychanalytique, dérisoire et finalement nauséabond, que les bonnes volontés se retournent parfois contre ceux qui les portent.


Empruntons au Maréchal Foch sa glorieuse question jadis lancée à voix haute devant le champ de bataille : de quoi s’agit-il ? Une caravane est plantée au milieu du plateau. Découpé dans la longueur, ce mobile-home immobile laisse voir son ventre : obscénité d’un intérieur sagement déglingué, organisé avec rigueur pour nous montrer que tout y est désorganisé. Là, une psychotique – Marisa –, sortie de l’hôpital après plusieurs années d’internement, et bien résolue à reprendre une carrière de joueuse de tennis malgré ses vingt (soyons aimable) kilos en trop, cherche sa tante – Ada –, qui pourra la loger. Cette tante est en loque ; mi-Patti Smith, mimolette, elle vit sur les décombres de son glorieux passé : chanteuse naguère (une affiche à demi arrachée en témoigne), désormais incapable de faire autre chose que de pousser des souffles détimbrés dans un micro à la recherche vaine de son inspiration perdue. Surgit Harrima, jeune immigrée cachée dans les recoins de la caravane. Ada y saisira l’énergie pour puiser une créativité neuve, et Marisa, qui croira à un nouveau délire, trouvera consolation et force de faire son deuil : Harrima subviendra à leur besoin quotidien. Ces trois solitudes, branchées l’une à l’autre comme la dynamo d’une énergie nouvelle, finiront par former la communauté fragile qui semble évoquer l’allégorie de nos sociétés moribondes, mais tenaces, dignes dans le ridicule (ou ridicules dans leur dignité).
Ceci tracé à grands traits dit mal cependant la prétention au comique d’un spectacle qui réussit la prouesse d’être léthargique malgré la direction hystérique des actrices. La fable emprunte autant à l’antique, vénérable et si poussiéreux modèle dramatique (le récit est une ligne droite, ses rôles des personnages) qu’à l’esthétique kitsch des telenovellas sud-américaines. Le seul et unique ressort ne tient qu’au passé : dans cette forme qui lorgne aussi vers la construction hollywoodienne du récit, l’idéologie de l’Histoire est un trauma, le temps une pure nostalgie. La joueuse de tennis est devenue folle après la mort de ses parents (suicide ? ou accident ? – question pour elle insondable et insoluble), mais d’une folie de seconde main comme dans les pires scénarios de séries B on n’ose même l’écrire : la pauvre fille voit des morts (rires de la salle attendus). Quant à la chanteuse au look de rock star déchue – clocharde donc, pendue à son micro –, c’est dans le deuil de son amour qu’elle vit : avec Muriel, son duo était sa gloire ; on comprendra qu’en rejetant l’une, elle perdait l’autre. Ainsi, quand la mort – réduit à la perte égoïste de papa et de maman comme on perd un jouet –, et l’amour – le sentiment de la possession confondu avec celui de la réussite – tiennent lieu de substrat narratif et psychologique, cela en dit long sur ceux qui voudraient en faire des valeurs, autant littéraires qu’humaines.
Ce pourrait être inoffensif et doucement dérisoire : des gags s’enchaînent dans l’écoute religieuse et/ou moribonde d’une salle endormie. Quelques moments mélodramatiques voudraient faire surgir ici une émotion endeuillée (oh, comme maman/ma femme/mon fils me manque…), là une douleur dans le souvenir perdu : la caravane ne passe pas, les chiens baillent. Le spectateur parfois sensible aux accords de guitare de Joaquin Segade au bord du plateau (quatrième solitude qui semble parfois jouer pour lui seul), ne verrait ici que des emprunts aux formes les plus conventionnelles de l’intrigue et pourrait simplement pousser un soupir d’ennui.
Il y a pourtant davantage. À l’échelle de la fable, voir ces deux personnages réduits à leur vacuité – leur propre narcissisme –, qui envisagent leur vie seulement sous son aspect le plus vulgaire (la réussite sociale, sportive, ou artistique : la reconnaissance) faire face à une troisième figure, dynamique et entreprenante, la jeune immigrée Harrima, ne laisse pas d’interroger. Car Harrima ne parle pas la langue des deux autres, et, pour être plus précis – coup de force dramaturgique sans doute dans l’esprit des auteurs – elle ne parle pas une langue véritable. Les auteurs semblent très fiers, à la lecture du programme, d’avoir inventé de toutes pièces un langage qui semble tenir autant du serbo-croate que de l’arabe, un langage mis en pièces plutôt, fait d’onomatopées et de bruits de gorges, de chuintantes et de sourdes. On songe alors, sans l’oser tout à fait, à ce retournement terrible de la langue mineure en langue inaudible, sauvage, barbare, et aux soubassements politiques de ce que ce procédé révèle. Le barbare, c’était pour le citoyen grec, celui qui ne parlait pas la langue grecque, et donc qui ne parlait pas du tout, n’était doué ni de raison ni de langage (logos est le mot qui assemble la rationalité et la parole) : individu capable seulement de pousser des borborygmes, sons inarticulés, bla bla bla sans finalité qui finira par produire le mot équivalent, barbare, celui qui ne semble que pouvoir dire un son infiniment insensé : barbarbarbar.
Dès lors, il est curieux de voir, dans la montée en intensité de l’intrigue, que cette étrangère prendra le pouvoir sur la destinée des deux autres personnages en assumant les tâches nécessaires à la vie telle que les auteurs semblent la concevoir : faire les courses, payer les factures, faire le ménage (tenir la maison). À l’échelle de l’allégorie que cette fable semble dessiner, on se trouve face à la résignation d’individus narcissiques, mélancoliques et définitivement traumatisés par la perte d’une vie passée, qui laissent à un être qu’ils perçoivent dénué de langage la conduite de leur vie et la consolation de leur personne. L’immigrée, qui a laissé derrière elle un jeune enfant et toute une vie – scène interminable d’une séance Skype en langue barbare (dont on comprendra évidemment tout : l’étranger pensé par ces auteurs est un animal que le théâtre à force de gestes sait dompter et rendre compréhensible par la grâce de quelques lourdeurs scéniques) –, l’étrangère est aux yeux de l’une l’outil susceptible de suppléer le manque, aux yeux de l’autre un cadavre (c’est ce qui fait froid dans le dos : que l’immigrée est littéralement un macchabée pour celui qui l’emploie) capable de donner des nouvelles de maman : pour tous, la bonne main, la bonne pâte, l’esclave d’un humanisme qui ne pensait pas à mal.
Car c’est peut-être le pire. Derrière cet humanisme dégoulinant qui suinte la solidarité des solitudes, perce l’abjecte idéologie morale d’un fascisme du pas-fait-exprès, les relents nauséabonds sur le rôle de l’immigré (de la femme ?) comme esclave quotidien, faire valoir des mélancolies narcissiques et dérisoires des occidentaux, et du rire des spectateurs. Reste théâtralement une dramaturgie fondée sur la pseudo invention pour la figure de l’étrangère d’un langage de nourrisson ou de bête, bruits et sons, balbutiements : et qu’on ose ensuite clamer que l’esthétique ne fait pas signe vers le politique, ou que le poétique est étanche à toute éthique.
Le premier mot de la pièce, pour finir : « Il n’y a personne ? ». S’en tenir là.

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Le Bal du Cercle ou comment ne pas satisfaire un horizon d’attente https://www.insense-scenes.net/article/le-bal-du-cercle-ou-comment-ne-pas-satisfaire-un-horizon-dattente/ Fri, 17 Jul 2015 09:34:26 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=989 ——
Le Bal du cercle, conception et chorégraphie Fatou Cissé

Avignon 2015, Cloître des Carmes


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Le Bal du Cercle de Fatou Cissé a lieu du 16 au 23 juillet au Cloître des Carmes. Un défilé de mode.


Alors que les chauves-souris chassaient les moustiques au dessus du cloître des Carmes (qu’elles en bouffent ces foutus moustiques-tigre !) et que la salle commençait à s’impatienter parce que deux places tardaient de se remplir, je me laissais aller dans la rêverie de mon horizon d’attente le plus noir. Manière complètement juvénile de nourrir ma colère et mon dégoût pour cette programmation et l’état du théâtre et du monde en générale. Je m’apprêtais donc à voir une proposition qui reproduirait, consciemment ou inconsciemment, les formes de représentation néo-colonialistes, entièrement sexistes et racistes qui feraient plaisir à cette salle de blancs ratatinés, moyen d’âge d’au moins 50 ans. Ils auront pu au moins rentrer à l’hôtel et se faire une belle branlette. J’aurais aimé écrire sur la récupération par le modèle dominant d’une pratique traditionnelle de libération. J’aurais aimé insulter ce public qui s’extasierait devant le bon sauvage et qui rachète sa bonne conscience par mauvaise foi : Oh, nous nous intéressons à des pratiques populaires au Sénégal. Nous sommes ouverts au monde et à l’autre. (Qui l’insulte, ce foutu public, depuis que la scène ne s’en occupe plus ?) J’aurais aimé voir baver ces vieux bourgeois occidentaux devant le stéréotype du corps africain, devant leurs fantasmes qui trahissent leur racisme et tout le racisme ambiant et généralisé de notre belle vieille Europe. J’aurais aimé que la magnifique unité nationale aurait chanté de concert la gloire du conformisme. Qu’une marche du 16 juillet aurait porté sur… Bref…oui… oui… narcissisme tout cela, oh narcissisme…
Je dois dire que mon horizon d’attente n’a pas été satisfait. A eu lieu un défilé de mode. Certes, intercalé par des danses inspirées des danses traditionnelles et d’une grande maîtrise technique. Certes, des corps légers, rapides, plein d’énergie… quel ennui tout cela…
Et je voudrais croire que tout ces froufrous, ces lunettes et ces couleurs bonbons, ces je-suis-la-plus-cool ou la plus forte ou la plus sexy… maximisation du profit (le corps a été soumis à la marchandisation depuis longtemps)… je voudrais croire qu’il s’agirait d’un début de critique, de dénonciation, de je-ne-sais-quoi qui tente de s’opposer au système actuelle… mais non, ces formes dominantes sont ici reproduite à l’identique qu’elle sont produites dans ces fameux Tanebeer et dont Fatou Cissé est d’ailleurs consciente qu’il (le Tanebeer) est « façonné par les influences de la société de consommation ». C’est alors que je cesse de comprendre. Quel intérêt ? Quel intérêt si ce n’est un reportage pour une pratique particulière au Sénégal ? Où se trouve l’endroit de libération des femmes dans cette pratique ? Certes, on n’est pas au Sénégal… Merci. J’y pensais plus.

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La République et L’épopée des petits Straub https://www.insense-scenes.net/article/la-republique-et-lepopee-des-petits-straub/ Fri, 17 Jul 2015 05:29:48 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=986  


La République, de Platon ; Texte et adaptation d’Alain Badiou

Mise en scène de Valérie Dréville, Didier Galas, Grégoire Ingold

Avec L’École Régionale d’Acteurs de Cannes

Avignon, Jardin Ceccano


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Dans la tradition d’un théâtre qui échappe au radotage, dans le prolongement, entre autres, d’Alain Cuny qui se mit un jour à lire Heidegger, Deleuze… La République de Platon re-writé par Alain Badiou, interprété par les jeunes comédiens de l’ERAC et les habitants d’Avignon, est sans aucun doute l’un des temps forts du festival où la figure du spectateur est rattrapée, presque anachroniquement, par la préoccupation de vivre un temps citoyen.


Généalogie d’une aventure
Ça a commencé, il y a deux ans… ça serait La République de Platon, texte revisité sous la forme d’un dialogue en un prologue, seize chapitres et un épilogue par Alain Badiou. Ça commence en descendant du TGV où une galerie de portraits anonymes sont exposés. Ils ne font la publicité de rien, ne vante rien, ne vendent rien… Surprenants ces visages qui ne sont pas assaillis par quelques marques publicitaires. Eux, ils sont juste des habitants qui ont répondu à la demande de la direction du Festival d’Avignon de participer à une expérience théâtrale… Ça a commencé il y a deux ans, dans les lycées, auprès de la population…quand la « horde » des comédiens de l’ERAC est arrivée en ville…
Et aujourd’hui, 6 jours sur 7, dans les jardins Ceccano de la médiathèque d’Avignon qui devient une agora imprévue, se rassemble une communauté improbable qui prend place, sous les platanes et les oliviers, afin d’entendre dialoguer La République. Six jours sur sept, le projet des élèves comédiens de l’Ensemble 22 de l’Ecole Régionale d’Acteurs de Cannes, accompagnés par Valérie Dréville, Didier Galas et Grégoire Ingold, qui agrège donc également des amateurs, et qui a commencé il y a de cela plusieurs mois, vient ainsi à être exposé dans le Festival d’Avignon… sous l’œil des citoyens de la République assis sur des bancs, de pierre et de bois, qui forment leur Assemblée. Loin des velours et dorures qui sont l’habit des « élus », très loin des diverses formes de communication et des « éléménts de langage », très très loin des grimaces du politique qui tout en en appelant à la raison n’en finit pas de la trahir…. Ces matinales s’adressent à l’oreille, conduit de la pensée à méditer, et son lien direct avec la compréhension.
Badiou, lui, raconte l’importance qu’il attache à Platon, dans sa pensée, dans sa vie… Marqué par Le Ménon où l’intarissable emmerdeur qu’est Socrate gagne sur tous en jouant de la logique et de sa terrible raison. Badiou aime ça « les emmerdeurs qui empêchent la raison de tourner en rond sur le pont d’Avignon ». Alors à plus de 80 patates, il s’est offert encore une gourmandise en théâtralisant le discours platonicien, en rendant contemporaine la pensée du péripatéticien. Et Platon de se faire un lifting sous la plume scalpel de Badiou… un petit coup de bistouri dans la syntaxe, ici un greffon conceptuel rajeuni, là un implant d’aujourd’hui histoire que ça parle un peu plus… Et hop, va pour quelques heures, à parler justice, opinion, vérité, Etat, politique, philosophe… mathématique et philosophie qui, pour le quidam ignorant, s’exclut, quand en réalité ils sont des chemins différents et complémentaires, ayant en commun la projection poétique, pour parvenir à établir un ensemble de connaissances.
Le coup du ou bien
« Reprenons » est la ponctuation des séances de 30 à 45 minutes qui ponctuent l’heure de midi et fait entendre un dialogue ininterrompu. Au coup de gong que sont les sonorités du carillonnnement enregistré, quelques voix s’élèvent sur une estrade de bois humble.
De quoi est-il question au juste ?
De tout !
Tous les sujets qui concernent la pensée, la représentation du monde et de la connaissance, le savoir constitué… viennent à être « visités », mais la règle ou le principe structurant reste le même chez Platon qui sonde la manière dont la pensée, la réflexion, la raison de l’homme tente d’accéder à la connaissance et, disons-le, au territoire de la vérité. Le principe est alors invariable est c’est sur celui-ci que se forment les séquences dialogiques. Disons simplement que le principe tient à l’idée suivante : « les choses sont selon l’imagination que l’on s’en fait », ou « les choses sont au regard des raisonnements et des preuves que l’on peut fabriquer ? »
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D’une certaine manière, la philosophie de Platon repose donc sur un modèle comparatif. D’un côté l’imagination, la perception par l’intuition. De l’autre côté, la logique, la pensée analytique, la compréhension par la raison. La philosophie de Platon se forme alors sur le tête à tête que l’un et l’autre entretiennent, où l’histoire d’un dialogue qui repose sur l’affrontement entre le mathème et le poème. Au terme de quoi, l’enjeu n’est autre que la sagesse.
Et le public écoute, chaque matin, jusqu’à ce matin 16 juillet, où les amateurs qui ont pris davantage la parole n’égalent pas les jeunes comédiens de l’ERAC qui ont déjà du métier. Ce matin, c’est un peu différent. Les comédiens sont légèrement en retrait et les amateurs, qui ont longuement travaillé, ne mettent pas le même art oratoire (on dit jeu). L’effet est immédiat, la pensée du Timonier Badiou, la réécriture idéologique de Badiou, est plus visible parce que moins voilée par l’art de l’acteur. Le jeu vacille alors un peu, et l’enjeu de la réécriture apparaît avec évidence. Il pourrait tenir à la synthèse suivante que nous rendrons par un dialogue.
Le critique : Tu sais petit Timonier qu’il n’y a de vérité que celle que l’époque fait. De vérité aléthique (vérité vraie) il y en a si peu que seule la vérité liée au déontique (la loi de la cité) prévaut.
Le Timonier : Oui. Tu as raison. Le plus souvent la vérité relève du déontique.
Le critique : Aussi, ce n’est pas de la vérité aléthique dont nous parlons, mais bien de celle qui relève de l’arbitrage des hommes.
Le Timonier : Je ne vois pas ce qu’il me serait possible d’objecter.
Le critique : eh bien, si la vérité relève de la loi, voire des lois d’une époque pour être précis, alors on peut supposer que cette vérité est un choix. C’est-à-dire que la vérité liée à la loi est nécessairement une vérité liée à une forme d’exclusion d’autres vérités qu’il était possible de retenir, mais que la loi n’a pas retenu.
Le Timonier : Oui, bien entendu. Retenir une vérité parmi l’ensemble des vérités, c’est forcément lier cette vérité à un mode d’exclusion.
Le critique : Il faut donc convenir, petit Timonier, que la vérité étant liée à un mode d’exclusion, elle dépend en définitive d’un ordre social. Il faut donc s’interesser à la construction de l’ordre social pour connaître quelle vérité il retiendra.
Le Timonier: Oui. Et l’ordre social du communisme est le seul ordre qui permet à la vérité d’être.
Le critique : Quand tu réécris La République, petit Timonier, si jusqu’au 16 juillet, nous t’avons écouté avec plaisir disserter sur la justice, l’opinion, l’état, etc… et que tu avais réussi à nous donner le goût de la réflexion, aujourd’hui il est apparu que ta réflexion : l’organisation de ta réflexion, reposait en définitive sur un enjeu politique. Ce n’était plus la réflexion pour le plaisir de la réflexion, mais bien une leçon où tu nous as renseigné, que ta vérité supposait un modèle politique afin qu’elle puisse exister.
Le Timonier : je ne m’en suis jamais caché. C’est la politique qui règle toute chose.
Le critique : Et c’est cela que l’on a entendu audiblement. Or, si tu avances l’idée d’un modèle politique (c’est-à-dire que tu fais un choix et donc que tu exclus les autres modèles), tu comprendras que la vérité est donc fille du temps, mais fille du modèle politique aussi. Et, j’ajouterai aussi que la proposition que tu fais ne relevant que de ton sentiment, quand tu dissertais sur la vérité, tu ne t’inscrivais pas dans le déontique, mais bien dans l’épidictique (la vérité selon l’idée que le sujet s’en fait ). Car je ne vois pas d’autre manière de nommer cela puisque c’est ton communisme respectable qui t’a conduit à organiser ta pensée, ta pensée de la vérité.
Le Timonier : Je suis convaincu que tu imagines quelques restrictions à cet endroit.
Le critique : Aucune restriction petit Timonier. Mais si tu permets, je ferai juste une remarque qui me paraît d’importance.
Le Timonier : va.
Le critique : A t’entendre depuis quelques jours, car c’est bien toi que l’on entend lorsque tu réécris La République, tu avances à peine masqué. Très logiquement, tu as convaincu le public assemblé que les philosophes devaient être les guides de la cité. Tu es toi-même philosophe. Très logiquement, tu as démontré leur intelligence dans la résolution des questionnements. Très logiquement, tu nous dis donc qu’un bon philosophe est un communiste. Et d’une certaine manière, t’abritant derrière Socrate, tu ferais presque de la lucidité et de la pertinence de Socrate, un philosophe communiste avant l’heure.
Le Timonier : tu es un peu rapide dans la démonstration, mais tu as repéré de fait mon artifice.
Le critique : Merci petit Timonier. Vois-tu, je n’ai aucun reproche à te faire et ton communisme, je pourrais le partager. Notamment celui qui nous fait espérer un « communisme des esprits » comme tu as dû l’évoquer quand tu lisais Hypérion.
Le Timonier : Voyez-vous ça… tout ce dialogue pour rien alors ?
Le critique : Pour rien ? Je ne crois pas… En définitive, petit Timonier, je règle autrement ma pensée que sur un raisonnement où les modes d’exclusion sont « à tous les étages ». Je fais le choix de ne pas appartenir à la colonie des « porteurs » comme dirait Deleuze. Porteur de vérité, porteur d’espérance, porteur de valeur… Je fais le choix de Zarathoustra contre Socrate.
Le Timonier : Et bein voyons. Et pourquoi donc ?
Le critique : Peut-être tout simplement parce que ta proposition, comme toutes les autres propositions qui émanent de l’épidictique (la vérité selon le sujet), ne repose pas seulement dans sa construction sur le principe d’exclusion, mais qu’elle induit ensuite un modèle d’imposition. Car ce que tu nommes « conversion » et que tu obtiens par la séduction et la logique, induit un effet de contrôle sur les personnes, un asservissement volontaire.
Le Timonier : Mais c’est le propre des hommes qui décident de vivre ensemble. L’asservissement volontaire dont tu parles n’est rien moins que le choix d’un modèle au détriment d’un autre, dans l’intérêt général et le bien commun. Comment veux-tu régler autrement ce monde ?
Le critique : Ton adresse, petit Timonier, est de revenir à cette vieille dialectique de l’alternative. Ce « ou bien » qui traîne dans l’espace politique comme le structurant de l’architecture politique. Ou bien c’est le communisme, ou bien c’est autre chose.
Le Timonier : Comment penser autrement ? Ton doute n’est pas constructif…
Le critique : Mon doute ? Ce n’est pas un doute petit Timonier, c’est un étonnement. Je m’étonne qu’alors que tu reconnais au poète une qualité aussi importante qu’au philosophe, que tu ne parviennes pas à t’extraire du modèle dialectique. Car si c’est par le modèle dialectique que tu parviens à la vérité, mais que cette vérité est liée à un ordre puisque toute vérité est liée à une pratique de l’exclusion, donc qu’elle n’est qu’une vérité parmi d’autres, alors le modèle dialectique te conduit à une vérité dont tu sais qu’elle n’est que partiellement la vérité. Je m’étonne donc que tu te satisfasses d’une vérité qui est, en définitive, le résultat d’un choix qui n’a que bien peu à voir avec la logique.
Le Timonier : Certes, mais la situation commande que justement on fasse un choix et il n’est d’organisation de la cité qui ne fonctionne sur ce principe et s’écarte du choix… de l’élection.
Le critique : C’est donc parce que tu n’imagines pas un modèle d’organisation sociale qui s’écarte du modèle électif ou du choix que tu justifies ton opinion ? Je comprends désormais mieux pourquoi il te faut convaincre une majorité que tu as raison et que tu tentes de les persuader. En fait, il te faut une majorité pour que l’organisation sociale retenue te permette ensuite d’établir une vérité. Majorité et vérité vont ensemble…
Le Timonier : Le bon sens l’emporte enfin.
Le critique : Le bon sens peut-être, mais pas la raison. Car tu vois, petit Timonier, ce qui règle ta pensée relève en définitive de la volonté de trouver un ordre et une stabilité dont la fondation promeut l’idée fausse qu’il lui faut des certitudes (cf. la vérité). La reconnaissance d’une vérité va dans ce sens. Or si la Polis (la cité) exige selon toi cette certitude et cet ordre, tu oublies que la cité, c’est également le Polos (le tourbillonnement) et d’une certaine manière l’instabilité liée au mouvement des idées, entre autres. Or ton communisme qui privilégie l’organisation de la Polis exclut là encore le Polos. Il exclut l’instabilité, le mouvement… la vie des erreurs et des recherches. Ce que tu défends, cher petit Timonier, c’est une Polis dont on fige l’Histoire puisqu’on la prive du Polos.
Le Timonier : Je te vois venir. Mon communisme serait donc un totalitarisme. Une pratique autoritaire. C’est convenu. Voyons où tu veux en venir.
Le critique : et bien vois-tu petit Timonier, si tu veux bien croire que mon raisonnement n’est pas totalement bancal, je me demande si tu ne devrais pas te remettre à l’ouvrage. Ta volonté de privilégier absolument la Polis dans ta quête de stabilité définitive se fonde sur l’exclusion du mouvement intrinsèque de celle-ci : le Polos. Comment en faire abstraction ? Si tu préfères un exemple, on pourrait dire que ce n’est pas parce que tu réussis à canaliser un torrent que tu évacues le risque d’une inondation. Ou, ce n’est pas parce que tu coules du béton sur un sol sismique que tu n’auras pas de tremblements de terre. On pourrait ramener tout ça à un effet Fukushima. Bref, pour autant que tu auras l’apparence de la stabilité, tu n’en auras que l’apparence. Or il en va de même pour ton idéal communiste et ta Polis dont l’architecture ne tient pas compte du Polos. Et parmi toutes les formes que peut prendre ce Polos, il y a la poésie.
Le Timonier : méfions-nous de la poésie ?
Le critique : Ne sois pas si frileux petit Timonier. Entre ton communisme idéal et la poésie, il y a bien plus de points communs que tu ne veux te résoudre à l’envisager. D’ailleurs, si tu veux bien prêter à mon propos quelque pertinence, l’apparence leur est commune. Mais passons. Méfions-nous d’une exclusion de la poésie. Car la poésie, et tu noteras que je ne te parle pas du poème qui n’est que l’une des formes de la poésie, donc pas de poème, dis-je, pas plus celui d’Homère que de René Char, est la faculté première. C’est la faculté d’illimiter le langage.
Le Timonier : Ah, le retour de l’imagination… « L’imagination au pouvoir » c’est ça ?
Le critique : Ne fais pas ton sarcastique s’il te plaît. L’illimitation du langage n’a pas avoir avec l’imagination, ou si peu que nous ne développerons pas. En revanche, l’illimitation du langage a tout à voir avec notre autre faculté à déplacer le monde, à le construire sans cesse, à le rendre habitable pour ceux qui le découvrent. Prenons un exemple. Imaginons que ta polis soit en place, imaginons que ton communisme idéal soit en place et donc que la stabilité c’est-à-dire le figé et la clôture soient en place. Comment une Polis clôturée pourrrait s’ouvrir et intégrer celui qui arrive d’ailleurs et veut y entrer ? Devrait-il au nom des règles exclusives de la Polis (la vérité exclusive, la justice exclusive, le savoir exclusif, la langue exclusive… soit un ensemble de protocoles d’exclusion) oublier tout ce qu’il est ? Devrait-il pour entrer renoncer à ce qu’il est ? Renoncer à l’alliance de ce qu’il est et ce qu’il deviendra en amalgamant ce qu’il est à ce que la Polis lui ouvrira.
C’est impossible tu le sais bien.
La polis ne peut qu’être ouverte au mouvement. Ce n’est pas un Bunker, pas plus qu’une redoute. La seule solution, petit Timonier, c’est que la polis dont tu parles soit le dedans et le dehors, une possibilité de jouer de ce double mouvement de dedans et de dehors, prompte, en définitive, à être l’espace d’une « communauté augmentée ». Et qui sait, de ce mouvement viendra peut-être l’invention d’une langue, l’invention d’un ethos (mode d’être) qui, pour autant qu’il ne saurait être exclusivement communiste, pourrait ressembler à quelque chose comme le « communisme des esprits ». Ce qui n’est pas sans te rappeler l’Aufklärung holderlinien petit Timonier.
Le Timonier : Je vais réfléchir mon petit critique. Tu n’es pas sans à propos, même si à mon âge on aimerait quitter cette terre en ayant le sentiment d’y avoir mis quelque chose à pousser.
Le critique : Je te comprends petit Timonier et je partage cette idée de laisser quelque chose qui pousserait, qui déplacerait… Une herbe qui pousserait, peut-être un « communisthme » comme le dit Jack Ralite, le politique. Tu sais, c’est à la page 39 du dialogue que Karelle Ménine conduit dans la pensée, la poésie et le politique, publié aux Solitaires intempestifs.
Hic et Nunc… les ptis Straub
Trois groupes ! L’ensemble 22 de l’ERAC, là, sur la période du festival d’Avignon forme maintenant trois groupes. Et ce n’est pas que cette bande serait divisée. Non, le groupe Didier Galas qui aura pris en main Sophia Chebchoub, Florine Mullard, Paul Pascot, Laurent Robert ; comme celui de Valérie Dréville qui aura guidé Théo Comby Lemaitre, Gregor Daronian Kirchner, Nina Durand-Villanova et Marianna Granci, ou le groupe de Grégoire Ingold qui se sera occupé de Valentine Basse, Julie Cardile, Morgan Defendente, Fabien Gaertner et Thibault Pasquier… se relaient dans les Jardins Ceccano afin de se jeter dans la bataille avec le Platon de Badiou, La République de Badiou.
Et d’ajouter que sans les metteurs en scène Galas, Ingold et la comédienne Dréville, le travail de lecture, de dramaturgie et de jeu aurait été différent, car travailler avec des amateurs qui donneront la réplique à l’ensemble 22, privilégier une forme chorale ou au contraire mettre en avant des singularités… devaient faire l’objet d’un vrai choix et ne pouvaient être sans conséquences sur la réception. Jusque dans le travail de la voix, ou celui du placement du corps dans son rapport au public, jusque dans la fragmentation des dialogues et des monologues de Platon, jusque dans la ponctuation d’un épisode par un chant ou la présence d’un oud qui se mit à vibrer, jusque dans l’apparition d’ornements sur les tréteaux de bois où, irrégulièrement, apparaîtront un tableau d’écolier, un pupitre, des chaises… Ainsi, si l’ensemble 22 est un collectif, le travail singulier des trois artistes–intervenants aura été un temps de singularisation où la technique respective des uns et des autres aura contribué à singulariser chacun des épisodes donnés dans les jardins Ceccano. Au point qu’aucun des trois groupes ne se ressemblera ni dans son inscription dans l’espace, ni dans son expression orale, ni dans les situations de jeu…
ICI et LA, maintenant, Hic et Nunc, ils jouent et donnent à voir également ce que de 2012, un jour de septembre quand ils ont été pris à l’Ecole, jusqu’à ce mois de juillet 2015, ils ont appris pendant trois ans. Trois ans de formation qui les ont traversés et qu’ils ont traversé en croisant une pleïade de comédiens, de metteurs en scène, d’enseignants auprès desquels ils ont été initiés à des enjeux théoriques, pratiques, conceptuels. On peut imaginer qu’avoir travaillé avec Sammut, Regolo, Peyret, Gutmann, Bossart… sur la figure du monstre au théâtre, le cabaret, les pièces historiques de Shakespeare, l’art de la prosodie… et parfois auprès d’auteurs à travers leurs œuvres Hamlet-Machine de Müller, La Mouette de Tchekhov, Dom Juan de Molière, Médée d’Euripide… les a étoffé, habillé, équipé pour l’horizon professionnel qu’ils distinguent, là, maintenant, à quelques semaines de sortir définitivement de l’Ecole que dirige Didier Abadie. Trois ans, rien que ça dans une vie pour ces jeunes gens dont la trentaine est encore lointaine et qui ont déjà bourlingué… de Marseille ou de Cannes jusqu’au 104 à Paris où, ces derniers mois, ils se sont entêtés à arraisonner La République dont ils vous disent « que ce fut une expérience cette langue-là, ce texte-là, assez différent de l’habitude […] Le comprendre, en saisir le mécanisme tant du point de vue de la pensée qu’ils développent que de l’espace sonore qu’il faut trouver pour en suivre la logique ». Et à l’épreuve de ce dernier travail collectif, là ils sont ainsi devenus des acteurs… non, non… le mot n’est pas le bon même si tout le monde s’accordera qu’ils le sont désormais. Mais au vrai, c’est un autre mot qui me vient en tête, en les regardant se soutenir, s’accompagner, se taquiner aussi… Et il n’est d’autre mot que celui de Joueurs. Oui, c’est cela, ils sont des joueurs, car ce qui les vertèbre d’un point à un autre, d’une région obscure du cerveau jusqu’en chaque partie de leur corps, les deux abritant leur pensée, c’est le jeu, la joute, le déjoué, le hors jeu. Manière de vivre leur vie, et au plateau façon d’en partager une partie.
Alors ils sont là les trois « grupo » dans le jardin Ceccano. Ils sont là, à tour de rôle (c’est le cas de le dire) ces « brigades » comme dirait Marie-José Malis. Et ils viennent sur l’estrade de bois humble, là sous le platane, comme ils monteraient au front, le temps de faire entendre une salve de Platon revu, relu, réécrit par Badiou porte-voix du communisme. Et on les regarde observer un rituel, un dispositif où comme l’écrirait Jean-François Lyotard à propos du comédien : « Le comédien quand il joue, doit obtenir de son corps et de son esprit, une sorte de suspension des intentions coutumières de l’esprit qui sont associés à des habitus ».
Là, dans ce cadre presque champêtre, où les oliviers et les platanes forment la voute terrestre qui abrite une parole jouée ; là à l’ombre des murs de pierre qui s’apparentent encore à une montagne sculptée… ils parlent et adressent, parfois de manière entendue matinée d’un clin d’œil taquin, La République. Et d’une certaine manière, alors que le cadre naturel du jardin Ceccano les invite à « être naturel », ils jouent la nature de l’homme contre la culture du verbe idéologisé. Et d’y voir, parfois, le même éclat que celui que mit Straub dans La mort d’Empédocle, méditant dans le milieu naturel une voie idéelle pour le sujet, le citoyen, l’être. Y voir, dis-je, dans la qualité de jeu qui les isole dans l’articulation d’un texte qu’ils portent, la même rigueur que celle décrite par Straub quand il pensait le théâtral à propos de l’Antigone de Brecht. Je cite :
« Le théâtre, ce n’est pas sautiller de-ci, de-là ! Un acteur n’existe comme personnage que si chaque battement de ses paupières et chaque mouvement de ses doigts sont des rythmes du texte et le texte dans des rythmes du corps […] Ce n’est que quand le texte a pénétré qu’un acteur est capable d’être debout sans bouger. Et le texte se tient debout aussi. Mais quand rien ne tient debout, un mouvement ne peut pas naître. Tout mouvement, alors, n’est là que pour cacher ou refouler » .
Oui, ils ressemblent à ça, à cette citation qui les inscrit à l’endroit d’un art qu’ils ont appris. Ils s’apparentent à ça ces porteurs de voix qui, le temps d’une réplique ou parfois un peu plus alors qu’ils doivent partager la parole avec des amateurs, montrent leur maîtrise de l’articulation, de la diction, du son et de l’expression. Et c’est pour cette seule raison qu’on a envie de les appeler « les ptits Straub ».
Merci à vous, pour chacune de ces matinées où la parole faisait sens parce que vous l’apprivoisiez, la moduliez, avant de l’adresser. Cette manière, comme le raconte Nina qui en est encore toute émue, où un jour elle a appris à mettre un « mot de côté ». Et nous, d’avoir senti que grâce à vous nous ne l’avions jamais été.

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Monument 0 : Trans(e)danse https://www.insense-scenes.net/article/monument-0-transedanse/ Thu, 16 Jul 2015 14:27:02 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=982 —–
Monument 0 : Hanté par la guerre (1913 – 2013),

Conception et chorégraphie de Eszter Salamon

Avignon 2015, Cour du lycée Saint-Joseph


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Avec Monument 0, Cour du lycée Saint Joseph, Eszter Salamon, livre une chorégraphie qui ne s’écarte jamais de l’humour. Pour autant que la guerre est en toile de fond, c’est une figure d’intimidation qu’elle propose au spectateur.


Salamon : story, body, spirit
Courant janvier 2015, le Centre Pompidou avait mis à l’affiche le travail d’Eszter Salamon qui se présente comme danseuse et chorégraphe et qui, depuis 2001, est l’artisan de plusieurs solos et créations.
Installée à Berlin depuis le début des années 2000, elle fut pendant près de dix ans, de 1992 à 2000, interprète dans les compagnies des chorégraphes contemporains de Sidonie Rochon, Mathilde Monnier et François Verret. Aujourd’hui, son travail de création la conduit parfois à travailler et à favoriser des collaborations (Giszelle, 2001, pour Xavier Le Roy) ou à répondre à des commandes (Voice Over, 2009, pour Christian Rizzo). Initiée au Ballet, bercée par les traditions hongroises (Magyar Tancok, 2005) et notamment les danses folkloriques, le travail de Salamon est régulièrement présenté en Europe et en Asie, dans divers réseaux. Prompte à s’ouvrir à des expériences renouvelées, on la retrouve assistante à la mise en scène d’opéra (Theater der Wiederholungen de Bernhard Lang, dirigé par Xavier Le Roy au Steirischer Herbst Festival, Graz, en 2003) ; mais également à la mise en scène d’une pièce de Karim Haddad dans le cadre du projet Seven attempted escapes from Silence (Staatsoper Unter den Linden, à Berlin, en 2005).
Indifférente à une forme particulière, mais résolument inscrite dans la recherche (en 2010, elle présente Dance for Nothing d’après Lecture on Nothing (1949) de John Cage. On songe encore à Tales of the Bodiless, lors du festival Agora de l’Ircam au Centre Pompidou, à Paris, en 2011) elle se nourrit de ses différents voyages pour présenter des pièces élaborées au cours d’ateliers qui peuvent aussi bien être des solos que des ballets, des performances que des « essais documentaires », voire les performances documentaires comme en 2012, avec Mélodrame, un solo crée dans le contexte Documentary Forum 2 à Berlin au Haus der Kulturen der Welt de Berlin.
« Faire danse de tout » qui serait l’équivalent de « Faire théâtre de tout »… Eszter Salamon associe son travail artistique à l’enquête, au documentaire, à l’auto-fiction… et s’aventure dans le territoire de la danse, sans se départir de son identité de femme. Comme ce fut d’ailleurs le cas pour son premier solo What a Body you Have Honey (2001), qui tranchait la question du corps en la dissimulant entièrement nue derrière une grosse couette. Trois ans plus tard, Reproduction revendiquait l’absurdité la notion de genre et neuf actrices à moustaches et slips rembourrés en finissaient avec cette catégorie en malmenant la bienséance. S’il y avait une constance dans la pratique de la performeuse, sans doute faudrait-il souligner qu’elle ouvre la danse à des constituants telle la parole, tel le témoignage et qu’elle assène qu’il faut en finir avec l’idée de « La fétichisation de la danse comme art pouvant tout dire ne me concerne pas ». D’où un recours aux mots et aux sons dans son travail. Depuis quelques années déjà, et notamment avec la pièce Tales to the bodiless, en collaboration avec Bojana Cvejic, son étude la conduit à penser la question du corps et de sa disparition. Un thème qui finalement devait l’amener aux séries Monument…
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Monument
Il est difficile de faire abstraction de ce que le cerveau convoque dans le temps de la représentation qui excède, comme chacun le sait, le temps du spectacle. Cette manière que l’esprit a d’agir seul dans le temps de la rencontre avec une œuvre qu’il découvre, puis après dans le prolongement de l’expression ce qui dure sous la forme d’impression. Regardant Monument, dans le courant de la performance qui est livrée, c’est un poème de Brecht, La légende du soldat mort, qui vient me hanter. Poème écrit par le jeune Brecht qui fait acte de pacifisme en relatant la manière dont les soldats qui sont mutilés sur le front de la guerre (14-18) sont envoyés dans les hôpitaux pour être « réparés » avant d’être réexpédiés sur le front. Mouvement infernal, mouvement stérile, en cercle fermé… ou plutôt absence de mouvement qui conduit à vivre l’éternel retour du même ou la même nuit sans horizon.
Monument ressemblera à cette nuit sans horizon d’où monte un chant de douleur, peut-être une prière ou une symphonie de larmes qui marquerait un deuil. C’est la première note qui parvient de Monument, pièce à l’ouverture funèbre où les danseurs, d’abord allongés comme sans vie apparaissent dans la pénombre, puis viennent, un à un, en front de scène défier les démons de la nuit. Et dans l’obscurité atténuée par une lumière infiniment fragile, on distingue leurs corps barriolés et leurs visages peints. Sensation de dépaysement ou de rite ancestral de la danse. L’ornement qui les habille est inconnu ou fait écho à quelques formes lointaines de masques de guerriers en passe d’aller prouver qu’ils ont franchi tous les rites initiatiques. Et c’est un rythme rapide qui s’accomplit, une danse où le visage expressif, la grimace et le rictus font partis de la démonstration de force et d’intimidation.
C’est que Monument, pour autant que la pièce concerne les guerres lointaines où l’européen n’est jamais étranger, est avant tout la forme chorégraphique qui renvoie à une iconographie tribale, cultuelle, où le corps, pris dans les sauts et les contorsions, rappellent que ce qui précéde la bataille, et relève d’un art de la guerre qui n’exclut pas l’art. Celui de la danse et de la transe, celui de la peinture qui donne au visage ses traits monstrueux et revendique les qualités du guerrier. Et tout le temps de cette chorégraphie qui n’est en définitive consacrée qu’au préliminaire de la guerre, ce qui parvient à l’écoute, c’est la percussion du talon sur le sol. Cette manière dont le talon vient taper le sol, marquant un territoire à défendre, soulignant une force audible auprès de celui auquel on va s’affronter. Salamon déclinera ce « signe » tout au long de la pièce où après les solos, la formation au complet s’accomplira dans un ballet où la danse du baton relaie encore l’idée d’un « jeter son corps dans la bataille ». C’est-à-dire, et disons-le encore, un art de l’affrontement qui commence par un art de l’intimidation.
Au final, alors que déambule dans un « cimétière » qui se livre par les dates des batailles passées, présentes et à venir, un homme au chapeau victorien, c’est un pied de nez qui vient ponctuer Monument qui ne s’est jamais départi d’un humour, voire d’un comique, lié à ces épisodes où l’intimidation est grotesque et n’évite rien.
Dans un travail fondé sur le différé, Salamon ne représente pas la guerre, mais les signes qui l’annoncent. Jouant de toutes les parties de ces interprètes, c’est le grognement, la percussion, le chant qui annonce le rapport anthropophagique que la figure du guerrier entretient à son ennemi qui, invisible sur la scène, est le destinataire de ces transes.


Entretien d’Eszter Salamon pendant la présentation de Monument 0 – Hanté par les guerres (1913-2013) au PACT Zollverein from Botschaft on Vimeo.

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Forbidden di sporgersi, une danse de matières https://www.insense-scenes.net/article/forbidden-di-sporgersi-une-danse-de-matieres/ Thu, 16 Jul 2015 14:12:39 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=979 —–
Forbidden di sporgersi, d’après « Algorithme éponyme » de Babouillec

Mise en scène Marguerite Bordat & Pierre Meunier

Avignon 2015, Chartreuse de Villeneuve lez Avignon


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Dans cette 69e édition du Festival d’Avignon, Pierre Meunier et Marguerite Bordat présentent à partir de ce 15 juillet à la Chartreuse Forbidden di sporgersi. Une écriture du plateau à partir du texte Algorithme éponyme de Babouillec autiste sans paroles. Une musique qui fait danser la matière inanimée avec le vivant, le fer avec les mots, le plastique avec la chair.


C’est l’entrée du public, une certaine fuite de la canicule dans les salles plus fraîches de l’ancienne abbaye, et à travers les grandes plaques de polycarbonate et de plexiglas qui s’érigent vers le gril du théâtre, nous pouvons déjà apercevoir une lueur crépusculaire. Lumière qui indique le bout d’un tunnel, mais dont tout début est d’abord une « promesse de grandes aventures ». Qu’on se le dise dans ces temps de recherche de bien-être !
Chut. Quatre humains en blouse gris de travail, ingénieurs et très vite clowns, ou presque clowns, débarquent d’on-ne-sait-où dans un espace qu’on-ne-sait-lequel. Il y a là ces grandes plaques de polycarbonate comme des simulacres de monolithes en plastique.
De toute manière, éphémère, que le moindre coup de vent fait tomber. Des plaques de métal accrochées. Une guitare électrique au fond. Ils débarquent donc, catapultés du passé vers un futur inconnu ou du futur vers un espace inconnu du présent (seuls les matériaux nous font penser au grande fiertés nationales des lieux culturelles)
Polycarbonate, polycarbonate, vive le polycarbonate ! En effet, l’effet de la lumière, l’effet de l’image déformée derrière ces polycarbonates est joli… D’autres transparences. Une bâche en plastique qui cache une installation de ventilateurs cachée par du papier bulle. Musique concrète. Apparaît alors un chœur de ventilateurs, en plastique d’ailleurs, qui tournent et se touchent, laissant échapper des bruits. Musique concrète encore. Vague tentative de diriger du vent sur le public. Des prises de contacts comme ça, par d’autres voies que la voix. Chœur de ventilateurs qu’un des clown-ingénieur-explorateur tente de faire chanter sans trop de succès. Hormis le plastique, il y a du métal. Des barres de fer. Une sorte d’hélice, de mèche pour percer le sol, creuser, trouver de l’or noir, de plusieurs mètres de longue. Des tuyaux en métal qui prendront l’allure d’une orgue sectionnée après avoir été des mikados géants flottant dans le vide sur lesquels se balancent Satchie Noro, une des quatre bonhommes. Ainsi, on passe d’une installation à une autre. Et elles-mêmes ont les devenirs les plus étonnants. Un fil de fer comme la matérialisation de quelques forces magiques volant dans l’espace et qui tient encore une fois la danseuse/acrobate arienne, image saisissant du fait de l’annulation de la loi de la pesanteur, de l’absence de la pesanteur, ce dessin matériel en lignes d’une force inconnue, un gribouillis plastique gigantesque tombe, tombe sur elle, et cette force, cette légèreté, cette joie, cette liberté se transforme en un fil de fer barbelé, le corps, UN corps, au milieu, pris, griffé, tué… enfin, des projections tout ça. Mais la beauté des images qu’ils créent sur le plateau consiste peut-être autant dans la composition spatiale et matérielle que dans le fait qu’ils ne cachent pas leurs fabrications. Nous avons le plaisir de voir le théâtre se faire. On n’essaie pas de nous leurrer. Nous avons le plaisir de voir toute la machinerie théâtrale. Les guindes et les poulies. Et l’équipage de Meunier a alors raison de rire, se moquer de cette technique qu’aujourd’hui plus personne ne peut s’en passer. Le micro ne marche pas pour dire le texte. C’est vrai, comment dire un texte sans micro ? Eh bien, il marche pas. Eh bien, l’armoire électrique de 6 m³ qu’on ramène parce que le tout a fait sauter toute l’électricité du théâtre, cet armoire ressemble plutôt à un Karl d’Odyssée dans l’Espace qu’à un armoire électrique. D’ailleurs, il fini par avaler un des ingénieurs avant d’avoir pousser quelques nuages de fumée noire et des bruits incongrus. Et cette équipage avec ses drôles de gueules ne nous leurre pas sur l’illusion théâtrale, autant qu’elle ne cachent pas la fabrication dramaturgique. Je veux dire que quelque part nous savons toujours que c’est du théâtre et que c’est écrit ; et c’est là une honnêteté et un partage de l’acte théâtrale qui met en joie. D’autant plus que, paradoxalement, les choses semblent advenir par hasard. Nous voyons ainsi un hasard écrit et parfois l’écriture du hasard qui n’y enlève rien, au contraire. Ainsi, nous passons, nous glissons d’installation à installation, de « dispositif de jeu » à « dispositif de jeu », de gag à un autre gag, accompagné par une composition sonore et musicale qui fait chanter la matière. C’est un jam qu’on pourrait qualifier de free-jazz-hard-rock qui débarque. Une guitare électrique qui, tapée contre les tuyaux de fer, fait exploser les tympans. Des projections de voix mystérieuses. Le foret, la mèche (c’est quoi le nom de ce machin?) de plusieurs mètres de long émet des sons, et nous parle enfin par quelques manipulations de l’objet, mystérieuse, mais logique. C’est-à-dire, ce n’est pas le savoir ici qui guide la solution des problèmes, mais l’expérience, un apprentissage en acte, une expérimentation. Et c’est peut-être là une des plus pure conception du jeu : L’enfant qui se demande : « qu’est-ce que ça fait si… » Et donc, ça parle. Ou ça crie. Ou ça émet des sons bizarres. En tout cas, ça réagit. Et ce tout est intercalé par des fragments du texte de « Babouillec autiste sans parole ». Texte qui est pris ici comme les matériaux, comme les fils de fer, les plaques de plexi et de polycarbonate, que les quatre clowns découvrent, manipulent, changent de places, couchent et l’érige après, les font envoler… Texte qui est pris comme une matière aussi à découvrir, à explorer. Ça parle aussi, quelque part. Et on a l’impression qu’il est parfois jeté dans l’espace juste pour voir ce que ça fait. Texte écrit par une jeune femme diagnostiquée autiste et déficiente à 80 %. Jeune femme qui n’a jamais appris à lire, ni à écrire, qui ne parle pas, mais qui écrit des poèmes à l’aide de lettres imprimées qu’elle organise pour parler de son expérience du dedans, du noir.
De mémoire : « Serons-nous ces êtres lumineux débarrassés de la matière corporelle ? »
À regarder Forbidden di Sporgersi on dirait que non, tellement la matière est au centre. Mais elle n’alourdit rien, elle rend tout léger au contraire. Ce ne serait pas l’être débarrassé de la matière, mais la matière élevé à la pensée, au mouvement, au vivant. C’est ainsi que la finale se termine dans une matière en joie. La rubalise tournique, les ventilateurs se réjouissent d’être, les polycarbonates tournent sur eux-même telles des systèmes planétaires… nous regardons et pourrions croire que l’être humain et son bavardage sont ici superflus.

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Jamais assez de F. Lambert : L’art et la manière de meubler https://www.insense-scenes.net/article/jamais-assez-de-f-lambert-lart-et-la-maniere-de-meubler/ Thu, 16 Jul 2015 11:29:33 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=976 ———
Jamais assez, chorégraphie de Fabrice Lambert

Avignon 2015, Gymnase du lycée Aubanel


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Au centre, un carré de lumière trace l’espace où évolueront dix danseurs dans la musique saturée de guitares et striée de voix. Une heure durant, dans le gymnase du lycée Aubanel, la chorégraphie de Fabrice Lambert, sagement, sérieusement, avec patience et acharnement, est à son travail : une heure comme on remplit un sac – ou le temps, ou l’espace – avec ce qu’on trouve. Domine alors doucement le sentiment que ce spectacle ne fait que meubler.


Lisant le propos que Fabrice Lambert tisse savamment dans le programme, on rencontrera noms de Maîtres (Pasolini, Virilo, Deleuze et Guattari), de Modèles (Carolyn Carlson, Catherine Diverrès, François Verret, Rachid Ouramdane…[[les points de suspension issus du programme sont à eux-mêmes éloquents]]), de Concepts (l’accident intégral, le corps sans organe), d’Idées (expériences de perception, bloc de pensée, d’énergie, de matière), lieux communs qui donnent à penser de la pensée tout établie, plutôt qu’ils ouvrent à la pensée les relations qui en renouvelleraient l’usage. Mais passons : on sait combien un chorégraphe aujourd’hui doit se plier à ces emprunts pour donner des gages aux institutions et parer ses projets d’un habillage rationnel et poétique – ce qui est convoqué ici porte ensemble les deux masques – ; façon de chausser les cothurnes tragiques pour se pousser du col. Jamais assez : jamais assez de références. Un corpus, avant les corps – au lieu même des corps. Il faudrait malgré tout qu’on se penche un jour sur cette normalisation rampante des pensées les plus vives de notre présent ramenées dans ces dossiers institutionnels à des platitudes convenues, passe-partout consensuels, passe-muraille stériles. On imagine qu’à un fonctionnaire de la DRAC ou un directeur de théâtre ce que de tels propos peut provoquer, évoquer : le dossier épais et nourri de citations comme gage de sérieux, et tant pis pour la cohérence – le temps est à la boîte à outils, à l’invocation de ce qui tient lieu de pensée plutôt qu’à l’invention de ses propres outils forgés pour soi-même.
Une fois encore, on sait trop combien les circuits de production exigent d’habillage et on s’autorise à feuilleter avec bienveillance et nonchalamment ces belles notes d’intention qui meublent le projet, pour meubler le temps ; c’est aussi peut-être la fonction de ce type de prose : que le spectateur puisse rêver distraitement autour des citations, syntaxe contemporaine de la pensée réduite à du slogan [[corps sans organe deviendra bientôt un sigle, et pourquoi pas une marque ?]] – le temps passe, c’est sa nature ; on lit en attendant que le rideau s’ouvre. Car un rideau est levé à l’avant-scène. Dans l’esprit du metteur en scène, c’est peut-être une audace formelle folle, provocation même : ou comment renouer aux gestes les plus éculés du Théâtre voudrait témoigner de sa néo-modernité ? Détail ; d’ailleurs le rideau s’ouvre sans les trois coups, il ne faut pas exagérer. Mais c’est un premier signe qui aurait dû nous alerter : « Quand la philosophie peint gris sur gris, c’est qu’une figure de la vie est devenue vieille » – et quand le spectacle vivant se maquille le visage avec ses propres cendres ?
Outre les lieux communs de la pensée contemporaine et les slogans qui font le sérieux d’un projet, Lambert a donné à son spectacle un propos : ou plutôt un propos préexiste à son spectacle. Propos qui donnera matière à celui-ci, figure et dramaturgie, presque récit, à l’entendre. C’est un documentaire de Michael Madsen, Into Eternity, sur le chantier d’enfouissement des déchets nucléaires, chantier immense pensé à l’échelle de temps millénaire de destruction de ces déchets, qui a fortement impressionné le chorégraphe. On voit bien que ce film avait tout pour plaire à un artiste qui voudrait se situer à l’intersection des sciences humaines, sociales [?] et physiques [??] – brassons large – avec la volonté de le brancher à la philosophie de notre temps (qui date, faut-il le rappeler, des années 1970), et qui lui permet d’ajouter la ligne développement durable au CV de son projet. Parmi les soutiens financiers du spectacle, le Ministère de la Culture et de la Communication donne la main à la Fondation BNP Paribas : la danse est aussi un ami (concept blanchotien qui servira peut-être au prochain spectacle) de la phynance.
Mais le rideau s’est déjà levé tandis qu’on rêvait centrale nucléaire et déchets infiniment détruits, et que dansent devant nous dix beaux danseurs à la technique aussi irréprochable que la plastique. Une heure durant, le spectacle construira sa dynamique précise et souvent belle : une montée en intensité comme l’écrivent les artificiers du 14 juillet – gerbes isolées de solos (chacun son tour seul), puis duos, trios, avant le final de plus forte intensité (oh, la belle bleue, oh la belle rouge). Distraitement, on se souvient du propos. On tâche un peu d’ajuster sa fable à ce que l’on voit : les corps des danseurs seraient telles particules en mouvement, en désintégration, ou en libération ; mais peut-être la centrale nucléaire n’est qu’une allégorie de notre condition inhumaine, vouée à l’impossible destruction et infiniment vivant malgré tout ? Le poème sur le poème est aussi stérile que vain ; devant nous les dix danseurs dansent leur propre mouvement, et sans doute cela est assez.
Car on devine un propos chorégraphique plus ferme – et moins de seconde main, que celui pseudo-philosophique et pseudo-politique, qui remplit le programme. Un travail où s’articulent finement et avec grande précision labeur sur le temps et ouvrage sur l’espace. De l’espace, on le dira recomposé presque à chaque moment, tant les corps en disposent autour d’eux – plutôt que l’espace dispose de leur corps –, le fermant soudainement, l’ouvrant plus largement, construisant des archipels et des continents, fabriquant avec science ce plateau en équilibre sous leur pas dont on a l’impression que, posé sur les cornes d’un taureau, il pourrait demeurer dans l’instabilité dynamique qui les maintient debout. Du temps, on le mesure relatif (ah, si Bergson avait été convoqué, on aurait pu demander des financements à un fabricant de montres : les Lipp sont aujourd’hui mécènes) : accélération soudaine des arabesques, et ralentissements en sortie de gestes, élévations brusques des corps, effondrement dans la lenteur d’une gravité contre laquelle lutte pied à pied la légèreté de ces danseurs.
La syntaxe chorégraphique de Lambert est lisible, ouverte, d’aucuns diraient accessible : rayonne surtout la boucle, qui autonomise chaque danseur et rend à chacun ses minutes d’attention. Ce spectacle se regarde geste après geste, et tableau après tableau par contiguïté de danseurs à danseurs – l’écriture de Lambert est généreuse pour ses danseurs et ses spectateurs : et c’est sans doute dans cette évidence – la fermeté de cette syntaxe – qu’apparaît finalement la portée de ce travail : sa datation immédiate. Car ces mouvements écrits et sur-écrits répondent absolument à l’idée que l’on pourrait se faire de la danse, d’une danse telle qu’en elle même le passé l’a produite et reproduite. Elle concède à la modernité (les brusques changements de rythme) davantage qu’elle n’en fait la conquête – et se fonde sur un classicisme (les voltes et les déplacements, la logique binaire du solo et des duos) comme socle où s’adosse le spectacle davantage que comme une forme à déconstruire ou à attaquer.
Spectacle plein de sueur et sans larmes – singulier et accablant paradoxe d’une démonstration mécanique de chair et de corps qui finit par produire de la désincarnation. Parfois (geste qui lorgne vers la modernité comme un passage obligé, voire contraint) la musique lourde s’arrête et on entend toute la pesanteur du souffle et des halètements, ceux qui marquent l’effort, mais dont on devine qu’ils agissent aussi comme signe pour les autres danseurs de la présence d’un tel pour le dessin des déplacements : on voit le travail à l’œuvre comme travail, comme du travail. Ces corps ne sont pas pour autant prolétaires du geste, plutôt artisans, athlètes mêmes. Alors face à ce mouvement, aucun déplacement intérieur : tout est à sa place sur scène (séquence édifiante où chaque acteur rapidement se croise pour que l’ensemble forme comme une spirale d’ADN : personne ne se heurte, tout est réglé comme une partition, ou ces boîtes à musique dont on tourne la manivelle pour entendre le son mécanique et rassurant d’une chanson vieillotte), tout interdit l’accident, la démesure, l’impossible, l’impensable, l’insensé, le débordement, le surgissement (la vie).
Une heure durant, ces corps auront accompli le programme qu’inlassablement dans leurs répétitions ils auront préparé. Aucun changement à vue : chaque minute passera, réalisée dans l’enchaînement des mouvements, comme on l’avait prévu sur le papier. Entre le programme qui avait meublé le temps, et devant soi ces corps tous à la tâche de meubler l’espace, on regarde quelque chose qui a déjà eu lieu, et qui paraît résolument obsolète.
Seule une image demeure : la première. Le carré de lumière au centre du plateau est vide. Imperceptiblement, des mouvements dans le lointain. Peu à peu, on discerne des corps roulés contre le sol, liés les uns aux autres, avançant vers l’avant-scène, lentement, très lentement. Ils atteignent le bord le plus éloigné du carré de lumière, l’avalent : et cependant, l’image donne à penser que ce sont eux, corps noirs, qui sont brûlés par la lumière et fabriquent une matière opaque, comme une coulée de lave avance et brûle en se solidifiant. Cette image, brève et liminaire, proposait la danse comme ce mouvement capable de fabriquer du temps en détruisant l’espace, d’arrêter le temps en inventant un autre espace, de faire du sol la surface même d’une profondeur, et de la virtuosité des acteurs, la pesanteur encombrée de leurs corps roulés sur eux-mêmes. Une façon de lutter contre la danse et le temps et l’espace et de lever un propos de lui-même. Mais, très vite, immédiatement après cela, les corps se sont mis à danser.

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Barbarians ou l’appauvrissement du langage https://www.insense-scenes.net/article/barbarians-1-ou-lappauvrissement-du-langage/ Wed, 15 Jul 2015 06:46:55 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=973 ——–
Barbarians de Hofesh Shechter

Avignon 2015, La FabricA


Présenté à la Fabrica, Barbarians est une pièce chorégraphique (1H45) de Hofesh Shechter composée de trois volets. Aux titres évocateurs jusque dans la typographie, le n°1 « the barbarians in love » précède le n°2 « tHE bAD », qui jouxte le n°3 « Two completly different angles of the same fucking thing. »


Mon voisin de droite, qui se présente comme un danseur, fait deux mètres et sa portance sur la banquette (dernier rang du fond de la salle) m’oblige à me priver d’une partie de la surface à laquelle me donne droit ma place. De fait, le cabarit du spectateur fait que l’écart (normal pour tous, mais insuffisant pour lui) avec le rang de devant l’oblige à augmenter l’angle d’ouverture des cuisses au détriment de l’espace qui me revient et subit dès lors un empiétement. La taille du spectateur (et parfois son volume) n’est jamais sans conséquence sur le spectateur voisin. Ma voisine de gauche, relativement avancée en âge est arrivée à l’heure. Mais comme Barbarians commencera en retard (15 minutes), elle s’est endormie et rien ne semble pouvoir la priver de cet état intense qui la conduit vers une écoute flottante. Sa respiration me parvient et je diagnostique une légère insuffisance respiratoire liée vraisemblablement à un tabagisme précoce qui affecte désormais les bronches. N’ayant aucune compétence en médecine, son index jauni me permet cette déduction digne de Docteur House ou Holmes. La « vieille » finit par s’affaisser légèrement vers moi ce qui m’oblige à une petite inclinaison vers mon voisin double mètre. En soi, cela aurait pu n’avoir aucune conséquence, mais mon regard croise alors le chignon de ma voisine du rang de devant. Les chaleurs estivales invitant la gente féminine à ramasser les cheveux sur le haut de la tête afin que la nuque soit ventilée, elle conserve cette coiffure en salle sans se soucier de l’effet désastreux que cet ornement a sur la perception pour l’environnement. Deux baguettes chinoises viennent clouer la masse capilaire. Je me résous à faire de l’une d’entre elles une ligne de mire pour regarder ce qu’il me sera possible d’apercevoir.
Au regard de cet encadrement « double mètre à droite, la vieille dame à gauche, le chignon de la coquette aux baguettes devant), il me faut alors commencer à lutter contre une pensée durable ou le sentiment que le mythe de la communauté assemblée – ce fameux « être ensemble » – n’est pas toujours aussi souhaitable qu’on le théorise. L’idéalisme est aveugle.
L’inconfort dont je suis le siège est alors total, intérieur autant qu’extérieur, et je n’ai plus d’espoir qu’en le début du spectacle qui devrait balayer ces « désagréments » grace à la puissance poétique, plastique, etc qui sollicitera mon imaginaire que je tiens désormais pour une porte de sortie à cette situation…
Et alors que la trotteuse de ma montre commence à rogner le début de la seizième minute, que le brouillard/fumigène ne s’est toujours pas dissipé dans le grand espace de la Fabrica, Barbarians commence enfin. Et j’accueille avec joie l’idée que ma pensée sera distraite, car les conditions regrettables que je viens d’exposer peuvent sans doute être dépassées et ne résisteront pas à la force poétique et plastique de Barbarians.
Du moins je l’espère, car pour autant que j’ai réussi à lire le programme dans les conditions difficiles évoquées ci-dessus, il me faut avouer que les propos de Shechter ne me rassurent pas sur l’avancée de son rapport à la pensée mise au service de son geste chorégraphique. S’intéresser au Beau, au Laid, au Bon, au Mauvais, envisager Barbarians comme « une classe de la vie » en soulignant qu’il s’agira « d’une pièce plus intérieure » ne me rassurent guère. Je n’ai aucun doute là-dessus puisqu’évoquer un travail plus « intérieur », c’est généralement annoncer une énigme dont la livraison au spectateur n’induit aucun partage. Quant à recourir à l’idée de « classe de vie », il convoque de facto le régime scolaire et, peut-être déjà, son corollaire d’emmerdements pubères.
La suite validera cette intuition. Au commencement de Barbarians, il y aura principalement deux effets mis en place qui structureront le premier volet (durée 30 minutes, entracte au bout).
Le premier, chromatique, consiste en une agression récurrente qui s’applique à la pupille. Une alternance brutale entre noir scénique et flashs lumières intenses réduit ainsi l’activité rétinienne. Façon « plein phare dans la gueule », les projos balaient la salle puis reviennent sur la scène sous la forme d’un jeu de découpes lumières géométrisées.
Le second, sonore, sature l’espace d’un son additionnel qui vient couvrir les concerts royaux sur lesquels un groupe d’interprètes, d’abord camisolés de blanc, puis nus, danse en observant une sorte de mouvement tribal ou rituel. Malgré tout je n’ai pas utilisé les boules quies données en prévention à l’entrée du spectacle, et je regrette que le service d’accueil du festival n’ait pas fourni des lunettes de soleil également.
Bref, Barbarians… ?
Difficile d’y voir « une salle de classe de vie, où l’on négocie avec les concepts du bien et du mal en leur faisant face » comme le dit Shechter.
La conjugaison des deux constituants conduit à un effet de saturation qui ne laisse dès lors plus le choix. A l’entracte (15 minutes), il me faudra quitter cet environnement hostile, sans déranger la « vieille » qui somnole, double mètre qui devra trouver le moyen de replier ses jambes, et en évitant les pointes du chignon qui forment une herse dangereuse en contrebas. C’est presque mission impossible, et malgré l’amour de mon prochain, mon sentiment de survie m’obligera à bousculer ce petit monde confortablement installé.
Enfin dehors, accablé par la chaleur, recouvrant la liberté, tout en marchant, je songe à ce qu’Olivier Py disait, et qui est retranscrit ici et là dans les papiers de la presse consultable dans la revue de presse disponible à la BNF de la maison Jean Vilar. Py qui rappelle que « le théâtre conduit à la lumière ». Soit, mais si la métaphore articule « lumière » et « vérité » dans le registre du spirituel et du religieux comme le pensait Derrida, ici la lumière – et tout ce qui faisait ce premier volet de Barbarians – m’aura conduit à l’opposé du théâtre. Dehors en l’occurrence…
Mais peut-être qu’en definitive, et ça serait là l’un des effets de cette programmation qui esquisse, à travers de trop nombreux événements, un chemin de croix, qu’il nous faut apprendre à ne plus aller au théâtre afin de redécouvrir la Nature, ses Joies, son Harmonieuse disposition…
Difficile d’imaginer qu’au bout du tunnel que commence à figurer cette seconde édition dirigée par Olivier Py (second tronçon après la mise en place du premier de l’an dernier), à l’exception de trois ou quatre spectacles, à mi parcours du festival, le désir d’aller voir dehors ou ailleurs n’étreigne pas le spectateur. Le festival d’Automne par exemple…
Si comme Fleur Pellerin, la Ministre de la Culture et de la Communication, lors de son traditionnel point presse avignonnais, il fallait évoquer la nécessité du théâtre, ce n’est pas en terme de « pour », ou de référence « calorique » que nous nous positionnerions. (la ministre enthousiaste, à propos du Roi Lear auquel elle assista, expliquait son engagement ainsi : « Je fais partie des « pour » parce que c’est la vocation du spectacle vivant de ne pas être tiédasse. Le théâtre doit faire réagir, doit choquer, doit interpeller.
La traduction d’Olivier Py est très actuelle, il utilise du vocabulaire contemporain et c’est dans l’esprit de Shakespeare car il y a dans les pièces de l’anglais cette trivialité, cette grossièreté, cette violence que l’on retrouve dans ce nouveau texte. Je pense que Shakespeare ne renierait pas cette mise en scène. »). Non, ce n’est ni le « pour », ni la « provocation », ni l’alibi de « l’actualité », ni le « choquer »… qui seraient convoqués. Et ce parce que il n’y a là aucun argument, sinon ceux que l’on confond avec les lieux communs et convenus qui exigent d’une forme artistique qu’elle exprime une forme de résistance et d’opposition. Non, ce ne sont pas ces « éléments de langage » qui seraient convoqués, mais plutôt l’idée que la diversité des formes esthétiques (et donc théâtrales) ne doivent pas appauvrir le langage, mais illimiter le langage.
D’évidence, l’appauvrissement semble avoir pris le dessus… pour le moment… y compris dans l’esprit éclairé des politiques qui se piquent de défendre la création… ou plutôt, en l’état, les ré-créations d’Avignon.

]]> Verdonck, alpiniste d’un himalaya intérieur https://www.insense-scenes.net/article/verdonck-alpiniste-dun-himalaya-interieur/ Tue, 14 Jul 2015 17:31:20 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=971 ———-
Notallwhowanderarelost, de Benjamin Verdonck

Avignon 2015


Avec Notallwhowanderarelost, présenté Chapelle des Pénitents Blanc, Benjamin Verdonck joue une partition minimaliste où l’équilibre des choses, sans desseins ou finalités, est l’unique enjeu. 45 minutes d’un temps ralenti où la contemplation se substitue à la compréhension.


Ce n’est pas un hasard si le Kuntsfestivaldesarts de Bruxelles et le Steirischer Herbst de Graz en Autriche soutiennent et coproduisent Verdonck. Ces festivals sont connus pour prendre non seulement le risque de la diffusion, mais ils promeuvent l’idée que l’art est avant tout une expérience inconnue, voire un mode de vie qui très concrètement doit renouveller les modes de travail. Régulièrement, ils sont le lieu de créations imprévisibles, de tentatives improbables, de Manifestes aussi, et d’une certaine manière ces deux festivals sont la pouponnière de créateurs des marges aux formes singulières et novatrices.
Regardant Notallwhowanderarelost (en un seul mot et tout attaché), il faut imaginer que le titre de la création de Verdonck fait sens pour la seule raison qu’il est déjà un dépaysement avec notre pratique de la lecture et du langage. Une sorte de jeu de langage comme aimait à les produire les oulipiens et leurs héritiers familiers des effets d’étrangeté. Notallwhowanderarelost, ou ce que l’on lit en premier, fonctionne ainsi comme une amorce, un commencement vers un ailleurs que l’on va apprendre à découvrir. Car comme le dit ce titre que la raison ne peut s’empêcher de traduire, « Ceux qui errent ne sont pas tous perdus ». Ceux qui errent cherchent, tournent autour de, questionnent, s’interrogent… et recourent à leur Raison et aux deux chemins qu’elle offre pour « connaître » le monde, le sens du monde… D’un côté le chemin de la logique et ses lois parfois mathématiques. De l’autre, le sentier ou les sentiers de l’imaginaire que l’on emprunte sans jamais savoir ce qu’ils nous réservent ou ce que l’on y trouvera.
Verdonck attend donc sur le plateau des Pénitents, en jean, magnifique pull jaune et chaussure de ville. Il attend et veille dans l’ombre d’une machine en bois, à fil et à panneau qui nous rappelle le monde des inventions. Merveilleuse machine qui ressemble de loin à un métier à tisser. Quand il s’en éloignera, ce sera pour mettre en équilibre, sur deux cannettes de Coca-cola, une chaise en équilibre. Il augmentera la difficulté en y posant ensuite un ballon de foot… Puis, sans qu’on ait vraiment la clé de l’agencement de ce mobile curieux, il se mettra à actionner les fils de la Machine. De petits triangles, et d’autres plus gros, parfois rouges et parfois couleur carton, deviennent ainsi le jeu d’un ballet insolite où l’équilibre, la rotation, le passage d’une rampe aussi délicate à franchir qu’un escarpement sont les épreuves dont on ne saura jamais rien. La satisfaction de réaliser ces opérations est à peine palpable chez Verdonck, mais on sent qu’il y avait le pari rare de réaliser un geste artistique à vue. Allant et venant autour de cette installation, Verdonck gratifiera le public de quelques épisodes supplémentaires. Ici une pancarte « Warheit : Konkret » (la vérité : le concret), là une esquisse de poème « Le temps est un fleuve … le temps est un tigre… le temps est un feu » ponctué systématiquement par Mais je suis le fleuve, je suis le tigre, je suis le feu ». Le tout est à peine accentué. Plus loin, quelques carrés de lumières organisent un ensemble de tableaux abstraits. Tout aussi abstrait que le visage de Verdonck qui, dans cette fenêtre cubiste qui lui donne une allure d’autoportrait, se met à tourner sur 380°, non par magie, mais simplement parce que ne faisant qu’un avec sa machine, il finit par en intégrer le mode de fonctionnement.
Ce petit travail et cette installation de Verdonck sont entièrement liés au geste artisanal, au geste minimal, au geste artistique qui est décomposé, élevé à la visibilité, tourné vers l’excellence et la virtuosité. Ce que partage avec son public Verdonck, c’est non seulement un monde intérieur, mais surtout une prise de risque pour des choses mineures, un banal que sa poésie élève au rang d’événéments majeurs. Sorte d’alpiniste qui fait de son petit monde d’adresse un himalaya intérieur. Le regardant, finalement, on mesure que Verdonck est en train de battre un record qui ne figurera dans aucun livre, sinon celui qu’il écrit pour lui et qu’il veut bien, de temps en temps, partager.

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Des Arbres à abattre, de Lupa, ou le bruissement de paroles endeuillées https://www.insense-scenes.net/article/des-arbres-a-abattre-de-lupa-ou-le-bruissement-de-paroles-endeuillees/ Tue, 14 Jul 2015 15:16:53 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=969
Des Arbres à abattre, mise en scène Krystian Lupa

d’après le roman de Thomas Bernhard,
mise en scène Krystian Lupa

Avignon 2015, La FabricA

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Tout ce qui précède oublier. Je ne peux pas beaucoup à la fois. Ça laisse le temps de noter. Je ne la vois pas mais je l’entends là-bas derrière. C’est dire le silence. Quand elle s’arrête je continue. Quelquefois elle refuse. Quand elle refuse je continue. Trop de silence je ne peux pas. Ou c’est ma voix trop faible par moments. Voilà pour l’art et la manière.
Samuel Beckett, Assez

« Ecrire immédiatement, sans délai, avant qu’il ne soit trop tard » : les derniers mots du roman de Thomas Bernhard, Des arbres à abattre, dont Krystian Lupa offre une adaptation sensible et magistrale au public avignonnais sonnent comme une injonction au devenir critique du spectateur. Écrire immédiatement, avant que la mémoire ne vienne travailler l’expérience d’un spectacle de plus de quatre heures où s’entremêlent la voix de Thomas Bernhard, de son narrateur, de ses protagonistes et de Lupa lui-même, qui soutient de ses borborygmes et mélodies les divagations guidées des acteurs polonais. Écrire sans délai, tant que la musique lancinante du Boléro de Ravel anime encore le corps du spectateur, hante encore sa sensibilité qui peine à sortir de cette torpeur dans laquelle Lupa nous plonge. Écrire avant qu’il ne soit trop tard, alors que l’instant est déjà passé : déjà Avignon paraît loin et n’en reste que ces notes écrites dans l’obscurité de la salle, entre les lignes du programme, et dont la vérité est à chercher dans ce qu’elles ont laissé sous silence, dans ce que la main n’a pas réussi à inscrire – impossible d’écrire ça s’exprime le compagnon de vie de Joana dont le suicide constitue l’objet indicible et tu de ce dîner artistique au centre du roman de Thomas Bernhard.
Écrire donc, depuis la position du mélancolique qui ressasse inlassablement les souvenirs, les instants d’une expérience théâtrale où l’intimité construite par les acteurs est sans cesse fracturée. Non pas tant interrompue que déplacée au fil des espaces, vidéos ou théâtraux – si tant est qu’il soit possible de les distinguer –, auxquels se confrontent les personnages de Thomas Bernhard. Aucun espoir de parvenir à retranscrire le spectacle dans sa continuité – qui, d’ailleurs, est une continuité pliée, feuilletée – et d’en proposer une mise en récit à proprement parler mais la nécessité d’un travail de deuil, dans et par l’écriture, de ce spectacle pour être à nouveau en mesure de réinvestir le reste du monde théâtral et de créer de nouveaux schémas d’attachement. Freud nomme cela l’étape de la libération du moi.
Suivons donc ce feuillettement théâtral élaboré par Krystian Lupa et ses acteurs dans cette adaptation de Thomas Bernhard dont l’œuvre lui est plus que familière puisqu’il s’agit là de son sixième travail sur l’auteur autrichien. L’intrigue se résume facilement : à l’occasion du suicide dans la petite ville de Kilb de Joana Thul, le narrateur – prenant chez Lupa la figure de Thomas Bernhard lui-même, interprété par le virtuose Piotr Skiba – se trouve invité à un dîner chez un ancien couple d’amis, Maja et Gerhard Auersberger, un rituel social et artistique confronté à la nécessité d’un rituel de deuil et qui accueille pour l’occasion un acteur du Théâtre national que toute l’intelligentsia autrichienne s’arrache. Assis dans son fauteuil à oreille, il n’en finit plus de vomir sa haine pour l’hypocrisie de ces artistes ratés et arrogants, finissant par admettre son inexplicable attachement à ceux-là même qu’il déteste.
Alors que le public entre encore dans la salle de la Fabrica, la vidéo d’une interview de Joana Thul, incarnée par Marta Zieba, est projetée sur un écran au centre du plateau. L’écran surplombe un salon bourgeois, chargé de fauteuils en cuir, d’un immense piano à queue et séparé des spectateurs par des vitres dans lesquelles ces derniers se reflètent. Au sol, à une dizaine de centimètres du premier rang, une frontière rouge prolongée de chaque côté par des flèches, rouges elles-aussi, qui se perdent en hauteur vers un ciel inaccessible. À jardin, une porte donne sur l’extérieur ; à cour, un porte-manteau et un fauteuil à oreille ; au lointain, un espace vide qui se fera surface de projection d’arbres, d’immenses fenêtres d’un entrepôt ou encore de formes circulaires, tel l’œil qui regarde Caïn dans sa tombe. Plutôt que de proposer ici le récit exhaustif du spectacle – entreprise tant impossible qu’inutile – nous voudrions nous laisser porter par le surgissement de quelques scènes qui construisent en creux le travail de deuil de chacun des protagonistes suite au suicide de Joana. Perdons-nous ainsi dans l’entremêlement des nappes sonores, des chuintements (ou bruissements, dirait Barthes) de la langue polonaise qui sous-tendent les confessions des protagonistes et font surgir, tel un punctum, l’émotion à l’endroit où on ne l’attendait pas.
Dans les interstices de ces nappes entremêlées et feuilletées se dessine notamment – et nous insistons sur ce notamment, il s’agit là d’une trame dramaturgique parmi d’autres – une dramaturgie du deuil, un fil que l’on peut suivre pour mieux se perdre. Faisons ainsi l’hypothèse que tout le premier acte est l’occasion pour chacun des protagonistes de faire l’épreuve de la réalité de la perte de Joana. Hypothèse factice et nécessaire à l’écriture qui ne doit pas pour autant donner l’illusion d’une linéarité : si la mise en récit engendrée par le mouvement d’écrire est réelle, elle se confronte toujours déjà – et échoue face – aux multiplicités de temporalités et d’états de présence qui caractérise chaque acteur/personnage.
Au cours du repas qui suit l’enterrement de Joana, son compagnon tente de faire le récit de la sortie du corps du plastique dans lequel il avait été emballé, de sorte que chaque bouchée de goulash qu’il porte vers ses lèvres semble être un geste d’anthropophagie, une tentative de fusion. On notera que l’impossibilité de cette fusion est redoublée par le choix de l’image vidéo pour cette scène qui est projetée sur l’écran suspendu au centre du plateau et que regardent, par l’envers, certains protagonistes. Accentuant l’inquiétante étrangeté de la nécrophagie par l’intermédiaire du gros plan, la vidéo participe, dans le même temps, d’une déréalisation, d’une distanciation signifiée notamment par ces quelques regards distraits des protagonistes silencieux qui semblent assister à la projection d’un souvenir auquel ils n’ont pas participé, tandis que d’autres sont absents à eux-mêmes, pris dans leurs monologues intérieurs tus.
Des tentatives de fusion déçues sont rejouées, à des intensités et selon des degrés singuliers en fonction de chaque personnage, au moment du retour fantomatique de Joana, qui apparaît alors que le salon des Auersberger s’emplit d’une fumée blanche, s’avançant vers le public sous le regard figé de tous les invités. Portant son visage dans l’écart qui sépare les vitres du salon, Joana passe ensuite de l’autre côté de celles-ci, tandis qu’un des personnages féminins tente de saisir sa main à travers la paroi vitrée – espoir d’un contact qui lui est refusé et offert au spectateur du premier rang sur l’épaule duquel Joana vient s’appuyer, paraissant vouloir se jeter dans le vide du gradin avant de retourner, tremblante, dans l’espace du jeu. Ce passage de « l’autre côté » de la frontière rouge est soutenu du regard par Albert Rehmden, alias Alfred Kubin, interprété par Andrzej Szeremeta. L’auteur du roman fantastique L’autre côté et le maître de la Cité du rêve re-créé par Lupa en 2012 se tient, silencieux, à la limite des vitres et dévisage le public sans paraître le voir. Il est tel une figure de bord arassienne, en ce sens qu’il signale un point d’entrée du regard pour le spectateur tout en lui renvoyant son image passive, il est ce qui nous regarde dans ce que nous regardons et pour autant ce qui ne nous voit pas. Car, comme souvent chez Lupa, le quatrième mur s’effondre, certes, mais il n’y a rien derrière, comme lorsque dans La cité du rêve, un personnage prend en photo le public et lui expose le cliché sur lequel n’apparaît qu’une salle vide.
Lupa sème ainsi tout au long de son spectacle des complicités à l’écart qui nécessitent, pour les saisir, que le spectateur impertinent s’arrache à ce qui se présente comme la scène principale, l’endroit où l’action au sens dramatique et classique du terme a lieu. Sortes de scènes en retrait, de scènes de bord comme ce jeu érotique de pieds et de jambes sous la table entre Joyce et Gerhard Auersberger alors que l’acteur du Théâtre national occupe l’intégralité de l’espace par son ego démesuré et bavard, ou bien ce sourire isolé de Kubin vers Joana qui signale une intimité singulière.
Joana dont tout ce premier acte travaille à construire la figure christique, ses mains portant l’espace d’un instant les stigmates sanglants lorsqu’elle franchit la limite rouge, son corps se dressant nu dans un dernier cri, les bras en croix, à la fin de la mise en acte par Thomas Bernhard et elle d’une pièce de leur passé, La princesse nue. Pièce qui est pour ce même Thomas Bernhard, ou Piotr Skiba, ou le narrateur – on ne sait plus très bien comment le désigner tant Lupa trouble les degrés de présence, de réalité et de fiction – la mise à l’épreuve de la perte de Joana. Un dernier espoir de consommation érotique figure au centre de cette pièce qu’ils rejouent mais déjà l’instant est passé, la mort de Joana est devenue réelle : le spectacle nous reste interdit, le plateau entre en mouvement au moment où ils se déshabillent et vient semer le trouble dans la temporalité et la linéarité de l’intrigue.
Le premier acte signe ainsi l’impossibilité d’une fusion recherchée par chacun selon un mode et un rythme singulier, que ce soit par l’acte sexuel manqué au travers d’une pièce de théâtre fantasmée, par la nécrophagie ou par un mouvement de transcendance qui emporte Joana et Joana seule, laissant les autres protagonistes face au vide de son absence et dans un état singulier, la rupture dans le trajet du désir de fusion n’ayant jamais lieu au même endroit. Absence que double la figure de l’acteur du Théâtre national, puisque son arrivée ne cesse d’être annoncée pendant la première partie et qui apparaît, de façon signifiante, à l’orée du deuxième acte au centre d’une (s)cène.
Si l’on poursuit notre hypothèse d’un fil dramaturgique endeuillé, cette deuxième partie tiendrait lieu de processus à la fois singuliers et collectifs de désérotisation de l’objet perdu : l’épreuve de la perte de l’objet perdu a mis les protagonistes face à son absence, reste à présent à reconstruire, peu à peu, des schémas d’attachement autres que ceux dont sa disparition est la trace, au sens derridien du terme.
Et c’est par la musique, celle du Boléro de Ravel qui se propage dans les corps des acteurs – et des spectateurs, par contagion, selon ce phénomène d’« empathie kinesthésique » dont parle Hubert Godard au sujet du mouvement dansé. Après avoir dégusté à une heure indécente un sandre et ri de la sempiternelle répétition d’éloges auto attribuées par l’acteur du Théâtre national pour son rôle d’Ekdal, les participants de ce dîner artistique écoutent et se laissent emporter par le rythme répétitif et cyclique du Boléro. Façon pour Lupa également de suspendre le déroulement du temps, de repousser la fin annoncée plusieurs fois par des sorties – qui n’en sont pas – de quelques acteurs. Derniers instants de mouvements libidineux du corps de Jeannie Billroth que transportent l’ivresse et la musique ; explosion, au milieu de ce « chœur silencieux », de la colère de Kubin dont le silence manifestait en creux la difficulté de faire face au deuil, et de celle de l’acteur du Théâtre national qui, dans une révolte surprenante et magistrale, renverse le rapport de forces alors établi, s’inscrit en miroir de la figure de Thomas Bernhard, allant jusqu’à occuper son espace et surprendre les spectateurs encore éprouvés par l’écoute redoublée du Boléro.
Des libérations possibles du moi s’esquissent alors au sortir de ces quatre heures trente pendant lesquelles la temporalité n’a eu de cesse d’être éprouvée en durées – au sens bergsonien du terme – distinctes, en états de consciences concomitants mais non simultanés. Au travers des brumes de l’alcool et de la résonance silencieuse du Boléro surgissent des images d’un rêve : une Marie-Madeleine enceinte et errante au lointain, le compagnon de vie qui observe, dans l’ombre, les arbres du fond, Joana, immobile et en larmes, dans sa chambre devenue rouge, Gerhard Auersberger qui se confond avec le fauteuil dans lequel il est affalé, James (et) Joyce assis dans la pénombre ou absents à eux-mêmes au premier plan, Thomas Bernhard dans son fauteuil à oreille, à distance du salon, jouant avec un clou.
C’est bien sur le mode du symptôme en creux de l’oubli que s’éprouve ce spectacle de Lupa : dans la torpeur d’un état de passivité active où s’entremêlent scènes de bord et images à l’écart. Comme cette chaussure qu’ôte Skiba et qu’il frappe contre son crâne avant de jouer à l’équillibriste sur la ligne rouge tout en déroulant son monologue.S’ajoutent, dans le désordre, un je t’aime de Lupa (mais parle-t-il en son nom ou en celui de Thomas Bernhard, ou du narrateur ? ) adressé à Joana qui frémit ; les échos des répliques des acteurs se transformant en voyelles chantées et borborygmes dans la voix d’un Lupa qui rejoint ici la figure de Kantor, soutenant plutôt que corrigeant les acteurs dans leurs monologues en ajoutant des strates sonores ; le bruit des respirations des acteurs derrière la parole de Skiba et du compagnon de vie lorsqu’il raconte sa rencontre avec Joana. Autant de souvenirs qui ressurgissent au travers de l’écriture comme travail de deuil et y marquent les empreintes singulières et multiples d’un effacement par l’oubli.

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Broyage, voyage en Tarkosie https://www.insense-scenes.net/article/broyage-voyage-en-tarkosie/ Tue, 14 Jul 2015 06:41:04 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=965 —-
Broyage, de Jessica Batut et Latifa Laâbissi

Avignon 2015, Jardin de la Vierge du lycée Saint-Joseph


Au programme des Sujets à Vifs, jardin de la Vierge, lycée Saint Joseph, Latifa Laabissi et Jessica Batut proposent Broyage, une performance physique et verbale qui puise dans le texte de Christoph Tarkos Je gonfle. Une matière qui, revisitait, donne lieu à un solo, un voyage en apnée dans le monde des mots qui induisent des gestes, des sons, des contorsions… qui se regardent comme le résultat d’un mouvement anthrophagique entre divers espaces chorégraphiques, poétiques, plastiques… là où l’art se débarrasse des frontières.


Deux mots sur Sokrat
Inventeur de la « patmo » et donc de la « pâte des mots », Tarkos rattrapé par une tumeur au cerveau, comme celle d’Artaud, disparaissait en 2004, à l’âge de 40 ans. Il laisse l’éditeur POL endeuillé et en héritage une série d’œuvres prises dans le maelstrom d’une langue en construction ou déconstruction qu’il courbait, repliait, dépliait. Oui, Al Dante (1996), Processe, Ulysse fin de siècle (1997)… pour les textes du début, puis Le Signe (1999), La Cage (1999), Ma langue (2000), Anachronisme (2001). Un ensemble d’écrits poétiques qui pourrait s’apparenter à une forme d’actionnisme où corps et voix sont mis à contribution dans le mouvement incernable et illimité du champ performatif. Une pratique qui, comme le souligne Prigent dans sa préface « Sokrat à Patmo », à l’ouvrage posthume de Tarkos Ecrits Poétiques, se livre éventuellement à travers 5 temps : concrétisation, manipulation, plasticité, mouvement, oralisation. Mais une pratique également qui, sans qu’il soit possible de la réduire à ça, tient également au « dialogue » que Tarkos avait, depuis un bail et jusque dans les années 90, avec les poètes de la revue Doc’(k)s fondée par Julien Blaine : ouvrier de la langue, Grand Maître de la poésie tous azimuts, Très Haut de l’océan des sons dont Gilles Suzanne rapporte l’odyssée, dans un remarquable ouvrage La Poésie à Outrance, publié aux éditions des Presses du Réel. Difficile d’isoler Tarkos du carrefour d’influences sonores et poétiques d’un monde méditerranéen ou d’une méditerranée-monde (Tarkos le marque dans son nom hérité de « Socrate ») que le Cipm de Marseille, sous la force de Blaine (l’homme aux pseudos multiples et idéologiques) va fonder et incarner. Dans ce rapport étroit à la poésie élémentaire, à la poésie sonore, aux avants-gardes, à la musique, au Jazz… Tarkos rebat les cartes du poétique comme l’ensemble de ses camarades qui auront le goût du déchêt lexical, du copeau grammatical, de la décharge sémantique, du retraitement linguistique… Véritable éboueurs de la langue, les uns et les autres recyclent le langage jusqu’à lui trouver un disfonctionnement durable.
NOUS en scène
Arrivée par le passage à gauche du gradin, Jessica Batut, jean, baskets sans âge et sweet gris, capuche rabattue sur la tête, rejoint l’espace-scène du Jardin de la Vierge. Elle est de dos, elle le sera pratiquement tout le temps de sa performance qui mêle un corps cadencé, marqué par des marches aléatoires, des arrêts inoppinés, des courses en butée d’avant en arrière, des diagonales où le corps est plié, mis en extension, soumis aux gravités de rappeur… et un récit, une crise de la parole, un flux verbal dit d’un trait où pendant 40 minutes, en proie à une tentative d’asphyxie par le verbe, elle résiste au tarissement des mots, à leur appel d’air. C’est Je Gonfle, de Tarkos, qui est dit et augmenté de fragments pris ici et là dans l’histoire de l’auteur. C’est avant tout le retour d’un pronom associé à des verbes d’action, de sensation, de réaction… Un NOUS qui, pour autant que Batut est seule sur scène, semble être l’avant garde d’un clan en mouvement, une foule en rupture de ban… NOUS, pronom de la révolte qui prend d’assaut le petit « je » spectre de tout égo et tout individualisme. Ce NOUS, c’est celui des anonymes et des sans noms. NOUS marcherons, NOUS irons, NOUS et sa colonie de verbes qui marquent un retour de l’action. NOUS, pronom des états généraux, celui de Polémos, de Tsipras… Ce NOUS est ici moins un déitique identifié par Genette, qu’un ON dont Heidegger nous rappelle qu’il est la marque de la banalité et la force du quotidien. D’évidence, ce NOUS est un ON, il marque la présence d’un mouvement, d’une force et d’une énergie en marche. Un NOUS de résistance qui semble abriter tous les SANS NOMS. Dans la chevauchée infernale à laquelle se livre Batut, ce NOUS s’apparente à un étendart qui, posé en tête de chaque phrase, porte les idées d’une masse invisible, d’un collectif en formation, d’une communauté en fusion. Batut, à l’avant poste d’une lutte qu’elle a conduit avec en son dos une majorité silencieuse (le public du gradin) se regardait alors tel un porte-voix…
Et alors que s’opère un ralentissement, au terme d’une course linguistique et chorégraphique, Batut, lentement se retourne et nous impose le face à face dont elle nous a privé. Pareil à l’effet regard, au cinéma. Plantée devant nous, le regard fixant la salle, elle n’affronte à cet instant plus personne, mais semble s’inquiéter des témoins que nous étions. Peut-être questionner le témoin et son mode d’action ou d’inaction… selon que le témoin est debout ou a été broyé. Juste incroyable de force et simplicité.

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António e Cleópatra de T. Rodrigues : pour l’amour du théâtre, et pourtant https://www.insense-scenes.net/article/antonio-e-cleopatra-de-t-rodrigues-pour-lamour-du-theatre-et-pourtant/ Tue, 14 Jul 2015 01:23:05 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=963 —–
António e Cleópatra de Tiago Rodrigue
Avignon, Théâtre Benoit-XII


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C’est une histoire qui prend les accents du mythe, sur lequel la littérature personnellement – Shakespeare – a rêvé puissamment l’allégorie de l’Occident et de l’Orient, de l’amour et du pouvoir, de la mort contre ce qui la met à mort : et tout cela ensemble, le sublime et le terrible, Alexandrie et Rome qu’Hollywood rêva ensuite, parce que ce rêve possède d’emblée la matière du rêve. Sur la scène du théâtre Benoît-XII, l’auteur et metteur en scène portugais lève ce rêve. Sa réécriture, délicate et traversée d’une foi profonde dans le théâtre comme dans les pouvoirs de la langue, fait le choix de chanter l’amour jusqu’à l’agonie comme on renonce au monde : António e Cleópatra, ou l’érotique décomposé du politique.


Shakespeare et le monde des amants

La tragédie de Shakespeare est une bascule ; dans l’Histoire de la littérature comme dans celle des hommes, peu comme elle possèdent l’accent sûr de la dialectique. D’une part, Antoine et Cléopâtre, l’Orient, l’amour, la folie des corps qui décident de se livrer l’un à l’autre à la folie de soi, l’invention de ce qu’ils ont appelé le royaume des amants inexemplaires – territoire intérieur où viendront puiser Sade, la Terreur, Bataille, Verlaine (celui qui avec Rimbaud remonte vers la Belgique) –, d’autre part, César et sa sœur, la laide et pâle Octavie, Rome, la raison rationnelle du monde qu’il faut assumer et conduire, l’État, ses décrets qu’on prend pour l’intérêt général que peut bien refuser le peuple, il ne sait pas ce qui est bon pour lui – territoire qui prend place partout, a pour maître le Directoire, la République de Thiers, celle des Républicains d’hier et d’aujourd’hui, Verlaine (celui qui prend le bateau loin de Londres pour rejoindre sa femme et Dieu en laissant derrière lui Rimbaud). Dans cette lutte terrible, Antoine vacille. C’est une fable. Avec Antoine naît ce qu’on ne nomme pas encore la conscience déchirée. Antoine s’endort à Alexandrie contre Cléopâtre, mais pense éthique de responsabilité. Alors il fuit. Il gagne Rome : il y trouve respectabilité et honneur auprès de César. Là, Antoine peut promulguer des lois — sans doute pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques –, organise le monde et ses règles, fixe l’ordre des choses : le soir, en rédigeant les décrets d’application des lois de simplification, il rêve au corps de Cléopâtre. Alors il fuit de nouveau la rejoindre. César déclare la guerre. Au cœur du combat, à l’instant de la décision, Antoine ne décide pas entre la victoire et la gloire : il fuit, cette fois pour ne rien rejoindre. Dans un dernier sursaut, il se donne la mort ; Cléôpatre exécutée par la pièce se laisse dévorer par le serpent qu’elle incarnait, ou qui l’incarnait pour la tentation de la vie. Rome a vaincu, les lois Macron et les seuils fixés par la BCE vivront. Les parfums de l’Orient ne seront qu’un décorum – des vapeurs sensuelles, imaginaires et symboliques : des images.
Pour Shakespeare, l’Orient d’Alexandrie n’était pas le mirage qu’il sera : mais une proposition politique précise. Celle de la réinvention de la communauté par l’amour contre l’ordre normé de la vie pensée comme un fonctionnement pur. Le couple comme cellule première – et dernière – à qui serait confiée la tâche de travailler à cette réinvention. « Le monde des amants n’est pas moins vrai que celui de la politique. Il absorbe même la totalité de l’existence, ce que la politique ne peut pas faire. » (Georges Bataille) L’Occident n’est qu’un rôle dans ce théâtre : celui de dire combien le choix de l’organisation du monde vide de ses forces la vie à laquelle l’être aspire, et pour laquelle il respire. Articulation féroce du réel contre un autre, où l’amour n’est pas renoncement au monde, mais sa conquête contre lui-même. L’érotique est une politique. Et sa défaite, une façon de ne pas succomber à la règle – non pas la mort de ce qu’elle porte et produit. Si l’amour est à réinventer, c’est au prix du politique davantage qu’à son détriment. Shakespeare nous lègue un testament sans héritage.

Et pourtant

Tiago Rodrigues propose son Antonia E Cleopatra. Réécrit, redistribué, repensé, son spectacle convoque Shakespeare au moins autant qu’il l’évacue. Loin d’être une adaptation, ou même une épure, c’est plutôt à un jeu avec Shakespeare qu’il produit. Quelques citations arrachées à la dépouille du texte, et surtout deux noms, ceux d’Antoine et Cléopatre, cent fois ici prononcés jusqu’au vertige amoureux de répéter ces noms avec la pensée qu’en eux résident le secret de ce qui lie l’un à l’autre comme sa cause ou sa conséquence. Théâtre qui jouera, non ses deux corps, plutôt ces deux noms : tenus à distance des personnages et des rôles, acteurs comme relais de leur propos plutôt que dépositaires. Et dans la distance même qu’opère cette dramaturgie avec la fable ancienne, c’est le théâtre lui-même qui va jouer au théâtre. Ce sont deux danseurs – plutôt que deux acteurs –, Victor Roriz et Sofia Dias, qui jouent avec ces corps, avec ces noms. Le jeune homme dira les mots de la Reine Égyptienne, et la jeune femme, ceux du Seigneur Romain. Chiasme pour interdire toute identification en même temps que pour permettre un singulier processus d’incarnation : peu à peu, Sofia qui disait les paroles de l’homme deviendra ce qu’Antoine pense de Cléopatre, jusqu’à devenir Cléopatre elle-même – et Victor, via Cléopâtre, Antoine. Tous deux, les mains avancées au-devant de soi pour se protéger de l’incarnation d’abord, ou comme des marionnettistes tissent les mouvements par-dessus l’ombre invisible de leurs personnages, puis renoncer au geste pour que le théâtre s’accomplisse en soi. Mouvements à l’épure ; simplicité d’une présence qui cherche dans l’évidence la force manifeste d’être là.
Cette présence, Tiago Rodrigues s’en explique doctement dans le programme du spectacle. Elle y est pensée comme un espace. Il s’agit de jouer non devant un palais, mais devant la présence : territoire de jeu et d’exploration. De Cléopatre, Antoine ne dira pas qu’elle s’en va, mais qu’elle quitte le présent ; d’Antoine, Cléopatre ne dit pas qu’il revient, mais qu’il regagne le présent. Maniérisme qui finit par être convaincant quand les deux personnages disent l’un (Antoine) qu’il est à l’extrémité future du présent, et que l’autre (Cléopâtre) qu’elle est à l’extrémité passée du présent. Ou comment la géographie intime et abstraite des amants et du théâtre se rejoignent et se confondent au concret du plateau.
Car le travail de Rodrigues est entièrement porté par ce fol amour du théâtre : sa faculté à lever la présence d’une fable sans rien qui la porte que l’érection des mots qu’il faut pour dire l’amour ; sa force de dresser cette langue dans le langage d’une poésie sans affect, mais de cristal où les mots miroitent leur précision à l’infini d’échos rejoués par l’un et l’autre, fin travail de dentelle sur une musicalité que le portugais aiguise et porte à incandescence jusqu’au final théorique et sensible : les deux acteurs répètent ensemble les mots de l’agonie qui pourraient conjurer la mort, mais que le langage repousse sans cesse – tant qu’on parle, on est vivant, alors on dira ensemble les mots jusqu’à épuisement des mots et des corps, les répétant à l’infini et sans respirer jusqu’à leur faire perdre tout sens, vacuité et plénitude du langage qui viennent s’abimer dans la musique pure, inanité sonore, l’aboli bibelot que l’incessant accomplit, l’ad libitum d’un geste théâtral qui est le corps à corps verbal de l’amour réalisé du désir demeuré théâtre.
Cette pensée – puissante, sensible, finement conduite – du théâtre paraît toute théâtrale : entièrement traversée du souci théâtral de la mener jusqu’à son terme. Et pourtant. Et pourtant. C’est ce mot fatal qui vient aux lèvres du messager apportant des nouvelles d’Antoine à son amante qui le croit à Rome, emprisonné ou mort. Il va bien. Il va bien et pourtant : il est marié. Renversement qui dit le comble du renversement de fortune à l’endroit du bonheur, et le malheur immédiat et irrémédiable : il porte tout le mouvement de la pièce de Shakespeare. Or il n’y a pas de pourtant dans l’écriture de Rodrigues, mais une ample certitude que le théâtre peut et fait tout – et même jouer le drame le plus somptueux de Shakespeare avec deux acteurs et une scénographie (richement) minimale. Il n’y a pas de pourtant pas plus qu’il n’y a de monde autour de ce théâtre de l’amour qui ne semble témoigner que d’un amour du théâtre. Une clôture de l’amour qui dément ce que l’amour même porte dans le souci du monde qui vient en contester l’usage.
Du monde, on n’obtiendra que des paroles muettes – Antoine à Rome s’emmerde, c’est son destin ; tandis qu’on nous le conte, on joue avec les ombres sur le sol riant : le théâtre est dans la place. Du monde, on n’aura que des images qui sont le phénomène du monde : les nuages qui portent le destin des amants et que rejoue le rêve à l’ouverture du drame. Car pour Rodrigues, il n’y a pas d’Histoire, il n’y a qu’une fatalité tragique : les amants savent d’emblée qu’ils vont mourir et comment ils vont mourir, ne reste qu’à répéter (théâtralement) le drame qui ne sera que sa répétition, avant le lendemain. La tragédie annule l’Histoire parce qu’elle la précède. Mais quand l’Histoire est à chaque instant chaque jour de notre Histoire, dans ces jours où chaque jour nous dit qu’il n’y a pas de destin, seulement des décisions et du courage, que penser d’un théâtre qui nous jette l’amour comme le reste à grignoter du temps ? Que penser d’un amour qui serait le refuge de l’Histoire, loin d’elle, ou son contrepoison ? A-t-on besoin d’un contrepoison, ou d’armes pour s’y affronter ?
Oui, fallait-il que de Shakespeare, on ne retienne que cet amour-là, et de cette dialectique, seulement le terme boiteux qui déraisonne l’histoire ? Quand on convoque Antoine et Cléopâtre, c’est cette articulation terrible du réel et de la folie d’en excéder par le corps sa réalité qu’on appelle à soi. En proposer une forme si purement théâtrale, c’est s’en tenir aux seuls noms des amants qui ne sont plus que des mantras, des images pures que la tragédie avait voulu récuser.
On ne cesse de respirer et d’inspirer dans le texte de Rodrigues – façon de désigner la vie dans son mouvement propre. L’inspiration shakespearienne respire le théâtre – son haleine remplit le plateau et la salle, et si les exhalaisons de l’amour n’écœurent pas, tant le texte est subtile, c’est parce qu’il est équilibré comme il faut. C’est la revanche d’Apollon sur Dionysos, de l’Occident sur l’Orient, de Rome sur Alexandrie, de Macron sur nous autres, décidément.
Aux corps des amants qui ne possèdent que leur nom revient finalement la plus forte résistance : les deux acteurs, qui sont à la ville les amants que leurs rôles expirent, jouent la comédie d’une fable qui n’a pas besoin de croyance pour évoluer autour d’eux. Quand du monde on reçoit les nouvelles chaque jour d’un événement historique qui ne vient pas – pour le bonheur des peuples qui redoutent que l’Histoire faite au nom même de la bonne tenue des comptes publics ne l’écrase –, rien de plus féroce contre le théâtre de l’amour plus fort que l’histoire et la mort que le corps d’une jeune femme qui danse la mort du personnage de son amant, enceinte de lui.

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Antonio E Cleopatra, Inspire/expire https://www.insense-scenes.net/article/antonio-e-cleopatra-inspireexpire/ Mon, 13 Jul 2015 06:34:52 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=955 « Mundo Perfeito » combat les forces du mal depuis 2003, année où il est né dans la cuisine d’un petit appartement à Amadora. Son nom traduit l’ironie d’un regard critique sur le présent, mais aussi l’idéalisme d’un regard optimiste sur l’avenir. Organisée autour du travail artistique de Tiago Rodrigues, qui partage la direction avec Magda Bizarro, la compagnie Mundo Perfeito est reconnue pour sa constante volonté d’innover et de réinventer. Avec Antoine Et Cléopatre, présenté au Festival d’Avignon, salle Benoit XII, passé le premier sentiment de surprise, il peut y avoir un sentiment partagé… quelque chose qui relèverait du compromis.

Une appropriation
« Qu’est-ce que ça peut bien être que ça ? » se demande-t-on d’emblée dans ce qui se présente à vue comme un décor psychédélique qui aurait tout aussi bien pu servir à un épisode de Cosmos 99. De fait, l’immense toile peinte recourbée, qui part de la rampe du plateau, le recouvre, pour remonter en fond de scène, et le mobile suspendu composé de quatre grandes surfaces circulaires qui se coloreront au gré du travail lumière… forment un décor pour le moins énigmatique. Sentiment de mystère qui ne disparaîtra pas quand Sofia Dias (Cléopatre) et Vitor Roriz (Antoine) se produiront dans une chorégraphie minimaliste. Sentiment ténu quand ils s’approprient la pièce de Shakespeare, ou ce qu’il en reste, via un travail sur la langue et un agencement réthorique qui privilégie le discours direct. Exemple : Antoine dit : « expire », ou Cleopatre dit : « inspire »… qui est la « phrase » dite, redite, re-redite tout au long de la grosse heure que dure ce travail. Au vrai, qui serait venu afin d’assister à une énième adaptation de l’une des œuvres de Shakespeare pourrait avoir la sensation qu’il s’est trompé de salle ou que le programme a été changé au dernier instant. C’est qu’ici, Tiago Rodrigues, qui a des idées bien arrêtées sur ce qu’il attend de l’acte théâtral, nous aura prévenu : « Je pense que l’on ne peut plus jouer les grands sentiments, jouer plus large que la vie, jouer la monumentalité d’Antoine et Cléopatre. Mais on peut continuer à chercher comment évoquer cette histoire » (cf. le programme).
Et de fait, il s’agira bien ici d’une évocation. C’est-à-dire non pas une restitution du texte ou de l’action, mais une succession de « traces » sonores, d’empreintes « physiques », de signes plastiques qui forment cet Antoine et Cléopâtre. Soit une manière, dans le rapport à l’interprétation, de s’approprier une matière en privilégiant le lien spirituel et émotionnel qu’une œuvre peut avoir sur soi. Par là, Tiago Rodrigues n’est pas là pour développer une thèse, s’inscrire dans un processus didactique ou prétendre à un enjeu de signification problématiséé au regard d’une époque. Non, il est là, vraisemblablement, pour rendre sensible une approche radicalement subjective qui s’inscrit dans la volonté de rendre manifeste le présent du théâtre. C’est-à-dire de donner à la rencontre avec l’œuvre une actualité, ou une force poétique qui ne peut tenir qu’à l’instant présent. En soi, et dès lors que ce point est précisé, son Antoine et Cléopatre, pour autant qu’il restitue furtivement quelques éléments de la fable shakespearienne, est avant tout une sorte de forme performative.
Shakespeare à distance
La distance plus que l’incarnation… pourrait être le principe qui structure cette forme à la théâtralité singulière. Sur le plateau, le comédien et la comédienne, s’inscrivent dans une sorte de mouvement chorégraphique où ce qui les relie c’est la langue. Juste la langue ou la parole qui fait l’objet d’un traitement singulier de reprise et de répétition. Dans cette entreprise purement sonore, le corps de l’un et de l’autre n’est plus à proprement parler mis en demeure de trouver le geste qui reprendrait la parole. Le corps est davantage là pour guider le rythme du récit qu’ils font d’Antoine et Cléopatre. A la manière de marionnettistes qui tiendraient les fils de la parole, l’un et l’autre développent un rapport de réciprocité qui les amène à jouer l’un pour l’autre. L’un Antoine, l’autre Cléopatre donnent ainsi à voir et à entendre une partition partagée, un peu comme si le texte (ramené à quelques fragments) était le territoire commun d’une idée qu’ils s’échangent, se donnent, se reprennent… Et de les regarder « poser des gestes » dans l’espace, sans aucun artifice, comme s’ils dirigeaient le récit en ayant trouvé une forme organique immatérielle qui les lie tout en les maintenant à distance. Au cœur de ce mouvement, dans l’intervalle de ce mouvement, ce qui est mis en avant, c’est sans doute le thème amoureux qui vaut à Antoine et Cléopatre d’être l’une des plus grandes et tragiques histoire d’amour, sur fond de guerre.
L’action ou la situation de jeu est ainsi a priori mineure, et ce qui est mis en avant c’est un jeu sonore où le rythme de la parole comme la hauteur de timbre forment l’essentiel du propos dramaturgique. Jeux de mots, jeux de sons, jeux d’articulations, jeux amoureux… Tout relève d’une subtilité, d’une dentelle linguistique où Antoine et Cléopatre est là dans son entier, ponctué de pauses (Sofia avance un ventre de future maman) où l’attention et l’affection de l’un et de l’autre, de Sofia pour Victor, d’Antoine et de Cléopatre, sont élevées au carré. Une attention qui va jusqu’à l’épuisement du souffle de la parole qui marque la mort d’Antoine, après que dans un exercice lexical où le voisinage des mots permettait de relancer leur dialogue, l’épuisement des sonorités similaires conduit alors Antoine et cléopatre à être séparé par la mort.
Bien sûr cet Antoine et Cléopatre joue de la référence au film de Mankiewicz (1963) avec Elizabeth Taylor et Richard Burton. Le tourne disque sur le plateau donne même à entendre quelques mesures de la bande son réalisée par Alex North. Mais on est loin, très loin du décorum du film le plus somptueux d’hollywood. Loin, et pourtant si près puisqu’à l’image des protagonistes du film américain -l’amour de Burton et Taylor, à l’écran comme dans la vie- c’est une affection presque similaire qui semble animer les interprètes de l’Antonio E Cleopatra de Tiago Rodrigues.

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Le Roi Lear : du petit trot, pas du galop ! https://www.insense-scenes.net/article/le-roi-lear-du-petit-trot-pas-du-galop/ Sun, 12 Jul 2015 16:36:54 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=953 ——

King Lear (Le Roi Lear), de William Shakespeare,
traduction et mise en scène Olivier Py,
Avignon 2015



2015_roi_lear.jpg


(Critique écrite dans le cadre des ateliers d’écriture ouverts au public – partenariat Insensé / BNF – Maison Jean-Vilar)


Toujours chez lui Shakespeare encore une fois dans la Cour d’Honneur… Mais cette année, c’est Olivier Py, Directeur du festival depuis un an qui l’adapte et le met en scène.


Relire Lear
La traduction de Lear qu’il murit depuis des années, il l’a voule concise et dépouillée. Sa mise en scène au service de sa lecture du Roi Lear : une sorte de préfiguration des catastrophes du XXème siècle , les guerres et Auschwitz.
Cela démarre avec un beau décor sobre, un piano à queue solitaire sur l’immense scène, devant une palissade claire un peu gribouillée. Les deux premières filles du Roi (joué par Philippe Girard, acteur de prédilection de Py qui était Orlando l’année dernière) font leur déclaration d’amour à leur père et reçoivent chacune en partage un tiers du royaume dont le vieux Roi veut se dépouiller.
Arrive le tour de Cordélia, la fille préférée. Elle reste muette comme un écho de la phrase inscrite depuis le début en lettres de néon sur le grand mur du Palais « Ton silence est une machine de guerre ». Et ce silence de Cordélia – faillite du langage – est le point de départ de la catastrophe qui, inéluctablement, conduit au chaos d’abord puis à la destruction finale.
S’ensuivent dons des vilenies de tous ordres : adultères, trahisons, violences des filles mais aussi des fils du vieux duc de Gloucester resté quant à lui fidèle à son Roi. Le fou du Roi qui dit la vérité (Jean Damien Barbin, magistral) ne peut rien empêcher. Edgar, le fils légitime de Gloucester devient fou lui aussi. Edmond le fils bâtard qui débarque à moto séduit les deux filles du Roi et trahit tout le monde. C’est au tour du vieux Roi de devenir fou et quand Cordélia revient vers lui il ne ne discerne plus s’il s’agit d’un spectre ou d’une vivante.
Chacun, peu à peu se roule dans la boue et est englouti par le trou noir qui, à mi parcours du spectacle, ont remplacé le décor initial. Les mots qui n’ont pas su ou pas pu se dire sont à l’origine du malheur.
Le tourni du récit
Le propos d’Olivier Py de faire un Roi Lear au galop était séduisant mais en définitive n’aboutit pas. Annoncé pour 2H30, le spectacle a duré en réalité 3h00. Les gesticulations nombreuses, les scènes de guerres figurées par des terroristes encagoulés… ralentissent l’action. Et que dire de la folie d’Edgar ? Il arrive de la forêt faisant mine de dissimuler sa nudité par une couverture de survie. Quelques instants pour traverser la scène auraient suffi au lieu de quoi il a paru s’exhiber pendant un long moment, en agitant sa couverture qui ne cachcait rien, avec beaucoup de complaisance.
La scène de la tempête illustrée par des éclairages et des coups de tonnerre emplissant la cour semblait elle aussi durer une éternité. Tout à coup un grand cerf en plastique attirait et détournait l’attention. Figure de l’innocence de la nature face à la corruption et aux turpitudes des hommes ? On a pensé à cette scène du film The Queen de Stephen Frears, où la Reine d’Angleterre la semaine de la mort de Lady Di, au détour d’un sentier forestier en Ecosse se trouve soudain face à un grand cerf. Le lendemain, le cerf est abattu et la Reine se rend seule lui rendre hommage dans le relais de chasse où il est exposé. Elle, si impassible face à la mort de la Princesse Diana, ne peut s’empêcher de verser une larme. Le Roi Lear, la Reine Elisabeth même combat ?
Dans le projet d’Olivier Py, si le texte reste clair et audible tout le temps, il n’en va pas hélas de même pour la mise en scène.
On se souvenait alors d’un autre metteur en scène qui avait osé, en 2008, trois pièces de Shakespeare en un seul spectacle – de plus de cinq heures tout de même. C’était Ivo Van Hove, avec ses tragédies romaines : Coriolan, Jules Cesar, Antoine et Cléopatre. Idée magnifique. Les récits de bataille se contentaient alors de défiler sur un ruban lumineux tandis que l’action continuait, au galop, sur scène.
Le spectacle d’Olivier Py va ainsi lui, plutôt au petit trop, à moins qu’il ne s’agisse d’un galop d’essai pour le directeur du festival, dans la cour d’Honneur.

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La résistible ascension de Richard III ou le bal des maudits https://www.insense-scenes.net/article/la-resistible-ascension-de-richard-iii-ou-le-bal-des-maudits/ Sun, 12 Jul 2015 10:13:32 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=951 ——
D’un Shakespeare à l’autre, d’Hamlet à Richard III, Thomas Ostermeier signe une mise en scène baroque, violente… et drôle, où son ami et complice Lars Eidinger assume le rôle titre d’un bout à l’autre des trois heures. Recourant à une nouvelle traduction de Marius von Mayenburg qui réussit dans ce travail d’écriture à entretenir l’intimité des langues (voir W. Benjamin), Ostermeier a dû couper le texte de Shakespeare ? Rien de bien grave.


Richard III, un parmi d’autres…


Dans la galerie de portraits des personnages shakespeariens, Richard Duc de Gloucester, fils d’Edouard, trop loin dans la lignée des héritiers pour devenir Roi et néanmoins Roi prenant le nom de Richard III se regarde sans doute comme l’une des icones de la radicalité et de la démesure. Assassin puissant, Grand toxique pour son environnement familial, Redoutable figure de la violence, Poison insidieux, Difforme bossu et boiteux sans scrupules… Richard III est l’essence même de la volonté de pouvoir. Boucher pasolinien de Salo plus que Machiavel, le sens politique de Richard III relève d’une seule qualité, la barbarie. Et précisément, la barbarie élevée au raffinement où actes comme paroles convergent systématiquement et se rejoignent à l’endroit du désert qu’a laissé l’abandon de toutes formes morales, de tout sentiment humain, de toute observation des règles communes… C’est que Richard III se donne les moyens de son ambition et qu’à l’ombre de celle-ci rien ne peut la diminuer, la réduire, la raisonner. Richard III est un boucher, et sa cour ou ce qu’il en restera une variation des abattoirs. Tueur de séries (et non en série), Richard III élimine tout ce qui peut, de près ou de loin, ressembler à un héritier. C’est-à-dire tout ce qui aura un semblant de légitimité… Frères, sœurs, descendances, alliés et cousins… En cela, Richard III est la pièce historique de Shakespeare qui s’inquiète du généalogique, du temps clos, du mouvement prévisible, de l’immuable, de la reproduction du même et donc, d’une certaine manière, de l’Histoire figée laquelle, à lire et relire Shakespeare, est bien loin de figurer une Histoire idéale puisque celle-ci a, comme on dit, « pas mal de cadavres dans le placard ». Dès lors, il faut bien voir dans Richard III un aïeul d’Arturo Ui ou celui qui a tenté, par la catastrophe que l’on sait, d’écrire une Histoire qui ne relèverait plus du cycle fermé des familles légitimes tout aussi meurtrières mais ayant pour elles le droit.
C’est sans doute dans cet intervalle conceptuel que se joue l’intérêt de Richard III. Moins une pièce sur le difforme, sur la cruauté, qu’une pièce sur l’introduction de la politique à l’endroit d’un monde qui s’en passe puisque le modèle monarchique l’en prive. Comprenons bien, ce que met en scène Richard III, ce n’est pas « le faire de la politique » qui n’est qu’un art oratoire mis au service de quelques idées, mais c’est bien « introduire la politique » ou si l’on préfère la possibilité de remettre en marche l’Histoire dont Hegel a prévenu qu’elle ne pouvait s’écrire qu’avec et dans le sang. Lisant Richard III, et c’est vraisemblablement la raison pour laquelle cette œuvre fascine, il est évident que l’on ne peut que condamner les pratiques et les moyens auquel recourt le barbare qu’est Richard III. Mais simultanément, on ne peut que se trouver questionner par la ré-introduction du politique puisqu’il fait défaut dans les systèmes établis et reconduits.
La difformité de Richard III, son élégance bancale et inhabituelle, cette contrefaçon de la nature arbitraire, ce souci du sang qui doit couler, ce liquidateur… est dès lors moins la quintessence de la cruauté et de la violence, que le reflet d’un monde où les modèles qui le constituent sont catalysés dans Richard III. Ce qui ne fait pas de Richard III une victime, mais qui le constitue, dans le rapport de fascination et d’hypnose qu’il affirme auprès de son environnement, comme l’icône d’un leurre. C’est-à-dire l’échec de tout changement de l’état des choses et le spectre d’un mal radical, récurrent au formes et aux pratiques politiques… Lisant Richard III, il n’est en définitive question que de la perception d’une échelle de ce mal.
Dans cette perspective, la pièce historique qu’est Richard III, met alors un seul principe à l’œuvre. Une seule « stratégie » si l’on préfère : la gestion du temps qui se décline entre attente et accélération, patience et execution, temps du complot et temps du meurtre. Deux temps complémentaires qui forment l’humus de l’action. Et de regarder Richard III comme la pièce qui, réglant le hasard autant que les dés le permettront, livrant sa cohorte de cadavres et d’exterminés, ce qui se dessine via les courbes de ces temps, c’est la silhouette de Richard III. Du début de cette histoire, à la fin de cette pièce, de la foule où il se tient anonyme, à la fabrique de sa solitude qui point pour avoir évidé la cour, dans le mouvement final apparaît Richard. Et s’il est une seule image réussie dans la mise en scène d’Ostermeier, c’est cette Apparition où Richard III, parvenu à ses fins mais révélé en ses fins, se tient face à la salle, dans une forme hybride où corset et minerve, tout en l’inscrivant dans la tentative d’incarner une forme politique légitime en révèlent aussi la difformité. Et d’ajouter que ce que d’aucuns verront comme un travestissement de Richard III, souligne en définitive la nature du pouvoir politique qu’il soit ou pas, légitime.
Le bal des maudits
Sur un son rock, puissant et vibrant, la cohorte des comédiens de la Schaubühne traverse la salle du théâtre opéra d’Avignon… Premières sensations sonores bientôt rattrapées par les silhouettes en costumes de soirée d’un monde festif dévolu aux libations et autres formes déréglées de la jouissance érotisée. Et parmi, elles, alors que claquent les pétards et les cotillons, et que se déverse par les cintres une nuée de confettis dorés, une forme disgracieuse, mal habillée, mal ajustée, courbée et bossue : le camarade historique d’Ostermeier, l’ami des quatre cents coups Lars Eidinger qui troque ici son costume d’Hamlet contre celui de Richard. Pas plus lui qu’eux ne renvoient à autre chose qu’un monde de nantis qui hante le monde de la nuit. Ils pourraient être une famille d’indifférents des années trente comme nos contemporains. C’est ainsi, les costards de la Haute sont sans âge. Et dans ce monde de noctambules en goguette, l’œil torve de Richard les « calcule » ces invertébrés dansants. Et se saisissant du micro qui pend au milieu du plateau et se regarde comme le cordon ombilical qui le met au contact de ses pensées profondes, Richard fait entendre vite, et rapidement, son sentiment ou ressentiment à l’endroit des membres d’une famille – pour autant qu’il fait corps avec – qu’il va démembrer.
Le rythme est donné, le ton revendiqué. Lars Eidinger, sourire en coin, voix de velours masquée, celui dont personne n’imagine que sa bosse moletonnée abrite un fiel, entre dans la danse et la course au pouvoir. Claudiquant mais à pas de géant, il réduit le cercle des prétendants qui bientôt devra être nommé celui des disparus : Clarens, Rivers, York, femmes, enfants, frères, amis, tous de la viande pour le festin des vers… Et comme l’entreprise n’est pas là en ces débuts, c’est devant une tombe et la veuve Lady Anne que Richard excelle. Rapidement nu, il séduit celle dont le mort est sa victime. Et nous rappelle ainsi que Richard s’il est un corps difforme possède une langue des plus organisée. En trois mots, dirait-on, la veuve épleurée et haineuse est rattrapée par la verve érotisée d’une verge à vue qui ne peut laisser ce cul inhabité. Müller l’a écrit, la veuve est saillie sur la tombe du mari…et c’est une jouissance de voir Richard la convaincre, tout en « sexe posant » à la pointe de l’épée que tient la Lady, disposer du « sexe faible ». A peine conquise, et promise à l’exclusion dans la tour, Richard sondant sa mémoire sait que c’est le frère qu’il faut éliminer… deux sbires cagoulés débarqueront à qui l’on commande le geste surineur et voilà que l’avant scène de sable se trouve gonflé par le corps vidé de Clarens. Les tueurs ou les anticoagulants sont, en plus et à la marge de la besogne, les reflets de tontons flingueurs pris parfois de sentiments. Drôle… que cette scène qui nous rappelle qu’Ostermeier se souvient du grotesque qui nourrit Shakespeare, comme du baroque qui ne lui est pas étranger.
Dans les étages du fond de scène qui sert d’écrans de projection, comme de coulisses et de labyrinthe où ça « déguste aussi », Richard est à son affaire en matière de roueries, de mensonges, d’agencements démoniaques… et parfois de sentiments troubles qui lui reviennent comme des fantômes. Difficile de se défaire de « l’humanité »…
Il n’est pas cruel, il est sans pitié. Il n’est pas obscène, il est sans ego. Il n’est pas Roi, il le devient en réduisant toutes les oppositions et autres ersatz de blasons. Au risque d’éclipser l’ensemble des interprètes que forment ses compagnons de travail, Lars Eidinger est un homme orchestre qui mène son monde à la baguette, à la pointe de la baillonnette… Facétieux, joueurs lunatiques, oublieux de sa propre mémoire, rugueux au débotté, violent et exigeant… le Richard d’Eidinger est un tout qui en aucune de ses parties ne se reniera. C’est sa marque, son fer…
Et alors que les images se multiplient et que les scènes défilent – comme celle d’une chorale de mutilés et de pantins déjà pleins de la raideur de la mort – c’est lors de l’épisode de l’exécution des enfants d’Elisabeth que le Richard III d’Ostermeier et le rôle de Lars Eidinger basculent. Moment où le repas du monstre qui prend sa soupe (fabuleux poème d’Antelme sur la nourriture des déportés) devient un blanc de céruse qui s’applique sur le visage du Roi. Instant où le masque livide et la paleur funèbre viennent s’ajouter à la minerve, au corset, à la couronne d’un Roi spectral. Et le regardant, de deviner que Richard libre en tout venait de perdre cette liberté rattrapée par une conscience. Moins Roi que statue pétrifiée que l’on retrouve, à l’avant dernière scène, privé du sommeil de la nuit. Déjà ombre de lui-même jusqu’à ce que le duel final, avec l’air qui empeste ses cadavres, ne le terrasse. Et de le regarder, rampant jusqu’à sa paillasse, nu, et s’attachant à un pied, s’élever dans les airs comme une carcasse suspendue à un croc de boucher.
S’achevait ainsi, un peu moins de trois heures plus tard, le Richard III d’Ostermeïer. Une mise en scène baroque ponctuée de détails cocasses, et d’une noirceur récurrente. Une sorte de nuit des « longs couteaux » ou de « bal des maudits » qui fait de Richard III notre contemporain. Mais, et cela n’enlève rien à OstermeIer, ce Richard là souffrait de la mémoire d’un spectateur qui, ayant vu La Rose et la Hache

de Georges Lavaudant, et Ariel Garcia Valdez dans le rôle de Richard, ne parvenait à oublier l’éblouissement que fut cette interprétation là. C’était il y a déjà longtemps…

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Des Arbres à abattre, de Lupa : un spectacle dans un fauteuil https://www.insense-scenes.net/article/des-arbres-a-abattre-de-lupa-un-spectacle-dans-un-fauteuil/ Sat, 11 Jul 2015 13:19:12 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=946
Des Arbres à abattre, mise en scène Krystian Lupa

d’après le roman de Thomas Bernhard,
mise en scène Krystian Lupa

Avignon 2015, La FabricA

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Krystian Lupa, maître polonais de la mise en scène qui a notamment formé Krzysztof Warlikowski, est enfin programmé à Avignon depuis sa venue annulée lors du Festival 2003. Il présente à la FabricA, que Warlikowki avait inaugurée avec l’onirique Kabaret Warszawski (Cabaret Varsovie), l’adaptation, la mise en scène, la scénographie et la lumière de Wycinka Holzfällen (Des Arbres à abattre) de Thomas Bernhard, son sixième spectacle d’après l’écrivain autrichien. Ou comment nous embarquer sur un phrasé, une humeur irritée, une présence-absence, le Léthé, une pensée…


Le jour du suicide d’une amie commune, Joana, le narrateur tombe malencontreusement sur les Auersberger qu’il évite depuis plus de vingt ans et qui en profitent pour l’inviter à leur coutumier « dîner artistique ». Un célèbre acteur, le soir de la première du Canard sauvage d’Ibsen où il joue Ekdal, en est le convive de marque. Assis dans le fauteuil à oreilles, qui était un peu le sien lorsqu’il fréquentait le salon, Bernhard nous plonge dans un monologue intérieur suscité par l’attente interminable du comédien, puis – entracte – par le dîner proprement dit quand enfin celui-ci arrive : plus de 04h20 entre soirée mondaine exécrable et veillée funèbre spectrale, ironie désabusée et émotion poignante, diatribe et rêverie.
Phrasé
Dans la deuxième partie du spectacle, la Auersberger (Halina Rasiakówna) fait écouter le Boléro de Ravel dans deux versions différentes. On peut considérer ce morceau entêtant, un tube en somme, comme étant l’extraction musicale, à l’état pur, du principe d’écriture si singulier de Bernhard : l’itération, à savoir une répétition qui produit insidieusement de la différence. Des Arbres à abattre, moins roman que monologue démesuré d’un seul bloc typographique, énoncé par un narrateur qui semble se confondre avec l’auteur lui-même, se compose de séquences plus ou moins étendues, ponctuées par l’incise récurrente « pensai-je dans le fauteuil à oreilles », et organisées autour de la répétition d’un mot obsédant, d’un « signifiant maître » (Lacan), dont la phrase épuise la totalité du fiel ou du miel jusqu’à le laisser tomber comme une coquille vide, « aboli bibelot d’inanité sonore » (Mallarmé), au profit d’un autre terme qui subira le même sort, jusqu’à extinction. La phrase bernhardienne tantôt se crispe sur ce mot auquel elle ne finit pas de s’arrimer, comme un bateau emporté par un tourbillon dont les efforts désespérés pour s’en éloigner ne font que l’y ramener davantage, tantôt s’en désarrime pour tenter de glisser sur un calme vers la ligne d’horizon. La phrase se construit et se déconstruit selon ce mot honni, mais le heurt incessant des vagues syntaxiques finit par l’éroder. Un exemple parmi d’autres :
« Chaque année, un ou plusieurs de ces terrains que les époux Auersberger possèdent à Maria Zaal sont vendus à des gens de la région de Maria Zaal qui, avec leurs constructions ignoblement laides, défigurent peu à peu complètement Maria Zaal et ont d’ailleurs déjà complètement défiguré Maria Zaal, car je suis allé une fois, il y a deux ou trois ans, à Maria Zaal, pour ainsi dire incognito, alors que je m’en retournai à Vienne, venant d’Italie, et je n’en ai pas cru mes yeux, pensai-je dans le fauteuil à oreilles, en constatant l’ampleur des dégâts déjà causés par la vente perverse des terrains ayant appartenu aux Auersberger. » (Des Arbres à abattre, trad. par B. Kreiss, Gallimard, coll. « NRF », 1987, p. 104)
Les « Auersberger » ouvrent et ferment cette longue phrase (une épanadiplose en rhétorique) : source d’une circularité obsessionnelle, irritante et viciée qui entraîne tout ce qui en dépend, selon un implacable mouvement concentrique dont ici « Maria Zaal », lieu de villégiature des époux que leur présence délétère dégrade, est une des multiples occurrences.
Ce phrasé itératif de Bernhard, opiniâtre, qui ne laisse aucune chance au mot crispant – souvent matérialisé par l’italique dans le texte –, ne s’entend jamais mieux peut-être dans le spectacle que lors du fameux « dîner artistique » phagocyté par l’acteur auto-satisfait (Jan Frycz). Celui-ci se lance dans un soliloque, strié de silences gênants, de railleries, de critiques frontales et d’interventions intempestives de la cuisinière (Krzesisława Dubielówna) qui tient à ce que le sandre soit servi sur un plateau avec force tintements de couverts. Il expose aux invités, lassés d’avance, les tenants et aboutissants du rôle de sa vie : Ekdal dans Le Canard sauvage, « Ekdal… », « Ekdal… », « Ekdal… », au point que la profération de ce seul nom propre, au bout d’un certain temps, finit par susciter le rire des spectateurs. Le Boléro de Ravel qu’on entend un peu plus tard en deux versions différentes, itération au carré, est l’essence musicale du style bernhardien, disais-je, tout comme le vieux tourne-disque à vinyles en est la matérialisation minuscule et le cube en plexiglas, qui occupe presque la totalité du plateau, sur une tournette qu’activent aux moments voulus des techniciens, en est la matérialisation grandiose, sorte de manège funèbre lorsque Bernhard (Piotr Skiba) se place sur une des arêtes de la structure pendant un de ses lents tournoiements, où apparaissent tour à tour un salon de musique, une salle à manger, des bancs d’église, la chambre de Joana… : ritournelle de la langue, de la musique, du tourne-disque et de la tournette, tel était ce qui emportait peu à peu le spectateur vers les trous noirs de la mémoire tourbillonnante du narrateur.
À vrai dire, pour qui avait vu il y a deux saisons au Théâtre de la Colline Perturbation de Bernhard adapté et mis en scène par Lupa avec des comédiens français, étonne dans cette nouvelle adaptation l’absence du morceau de bravoure attendu : le comédien virtuose récitant d’une traite un de ces immenses soliloques dont l’écrivain autrichien a le secret, tel Thierry Bosc (le prince) dans la troisième partie de Perturbation ou Claude Duparfait (Bernhard) dans Des Arbres à abattre par Célie Pauthe en 2012 à la Colline également. À la FabricA, Lupa invente des équivalents musicaux et scénographiques de ces fameux soliloques plus qu’il ne les donne comme morceau de bravoure à ses comédiens, qui n’en n’ont d’ailleurs plus besoin depuis longtemps pour prouver leur valeur. Autre écart remarquable, la voix du narrateur, point d’origine des souvenirs et des réflexions qui sont relatés dans le roman, perd de sa centralité dans le spectacle. Piotr Skiba n’est pas mis en vedette, et c’est déjà un coup de force que de savoir se faire oublier à ce point dans un coin du plateau, prostré dans un fauteuil à oreilles, à roulettes et en cuir, se réveillant parfois pour quelques commentaires acerbes sur ce qui se passe dans le cube scénique dont il est excentré. Finalement, quelle est la voix que nous entendons le plus, quasi en continu ? Celle de Lupa lui-même, assis sur une coursive dans la salle, un micro à la main. Lors de ses derniers spectacles, on s’était peu à peu habitué à cette présence, étrange la première fois, au point de ne pas l’identifier certainement. Mais avec ce dernier spectacle, les manifestations vocales de Lupa, corrélatives de son retrait de la scène, sont encore plus prégnantes. Le metteur en scène ne manque jamais de dire son admiration séminale pour Kantor, notamment La Classe morte (voir ses entretiens avec J.-P. Thibaudat, parus chez Actes Sud en 2004, p. 34-41), sans doute en raison déjà des ritournelles entêtantes de ce spectacle mythique, des morts-vivants écartelés entre enfance et vieillesse, peut-être aussi et surtout en raison de la présence physique, à même le plateau, tout près de comédiens qu’il poussait au-delà de leurs limites, de Kantor lui-même, habité, exposé. Disons que Lupa inverse Kantor. Il se tient à distance physique du plateau mais proche vocalement : du borborygme aux réflexions (parfois en français) en passant par des gémissements et des esquisses de chant, doublant les répliques de ses acteurs d’un écho grotesque – si on se souvient que l’adjectif n’est pas sans lien avec les grottes –, souffleur hors de son trou qui ravive moins la mémoire qu’il ne contribue à sa décomposition éclatante, amenant ses acteurs à jouer non à partir de leur mémoire (ou inversement des blancs qui les désempareraient, revers d’une même technique), mais des interstices de la mémoire où peut se déployer un imaginaire du rôle.
Humeur
La dernière image du spectacle, au bout de plus de 04h20, est une citation de Bernhard qui défile de droite à gauche sur l’écran qui surplombe le plateau, disant son amour-haine envers sa ville, son pays et ses habitants. Cette citation n’est précisément pas en allemand, langue d’écriture de l’Autrichien, ni dans la langue de la plupart des spectateurs de la FabricA (j’avais un Anglais à côté de moi), mais en polonais sous-titré en français. C’est dire que Lupa instille la petite musique et le petit monde détraqués de Bernhard dans la langue et l’environnement polonais et, par ricochet, dans la langue et l’Avignon d’Olivier Py. Certaines irritations des personnages pouvaient ainsi résonner selon une triple adresse : celle fictionnelle du point de départ de l’adaptation, Des Arbres à abattre de Bernhard, et donc l’Autriche des années 80 au miroir de celle des années 50, le Burgtheater de Vienne, etc. ; celle contextuelle du point d’arrivée de l’adaptation, le spectacle créé à Wrocław, où le Burgtheater est devenu « le (Théâtre) National », sans doute celui de Varsovie, dans la Pologne des années 2010 sur fond de communisme déchu et de capitalisme triomphant ; celle conjoncturelle de la tournée internationale du spectacle, en l’occurrence lors du cru vinaigré d’Avignon 2015 et, plus généralement, l’asphyxie (dont l’étymologie grecque signifie « trancher la gorge ») culturelle de l’Europe. Telles diatribes contre le défilé des directeurs de théâtre, nommés pour des raisons davantage politiques qu’artistiques, les palinodies de certains artistes et critiques, etc. résonnaient étrangement en effet.
Par-delà l’humeur, « une irritation » sous-titrait son roman Bernhard, Lupa dresse le tombeau théâtral de Joana, actrice et danseuse au talent indéniable mais qui s’est pendue, élément perturbateur d’où découle toute la suite, à commencer par la malencontreuse rencontre du narrateur avec les Auersberger. Lupa fait véritablement exister ce personnage sacrifié, ce qui est un autre des gestes remarquables de son adaptation. Alors que nous nous installions dans la jauge, une vidéo en noir et blanc était diffusée sur l’écran. Nous n’étions pas supposés avoir lu le roman. On regardait ainsi une interview où une jeune femme évoquait son parcours artistique sans compromis, allant notamment à contre-pied de Beckett qui coupe les jambes de ses personnages et des acteurs, elle voulant au contraire redonner des jambes aux personnages et aux acteurs, leur apprendre à marcher sur un plateau, affirmant également que l’art n’est naturellement abonné à aucun lieu institutionnel que ce soit, ajoutant comme un post-scriptum à notre usage que la rencontre se fera bel et bien, en dépit de ou grâce à un malentendu… Je ne soupçonnais pas à cet instant qu’il pouvait s’agir du personnage de Joana, assistant ainsi à un testament. On voyait avant tout une jeune femme d’aujourd’hui, habillée comme dans la vie quotidienne, sur le balcon d’un appartement, avec derrière elle les rues et immeubles d’une grande ville. D’emblée, nous étions embarqués dans des zones d’indiscernabilité entre personnage et comédien, explorées lors d’improvisations enregistrées dont Lupa diffuse certaines au cours même du spectacle, brouillant ainsi la différence entre répétitions et œuvre achevée, au profit d’une « différance » (Derrida) où le spectateur est partie prenante de l’expérimentation – il y eut ainsi un problème technique avec le micro HF de Jan Frycz, lors de la scène du dîner, ce qui suscita une improvisation telle des acteurs que rarement à ce point au théâtre et ailleurs nous jubilâmes.
Autre exemple : la vidéo où Joyce (Adam Szczyszczaj) et James (Michał Opaliński) sont dans une salle de bain aseptisée d’hôtel et discutent d’un manifeste de leur génération coincée entre le Sida et le 11 septembre 2001. Mais d’autres vidéos se substituent à des scènes fictionnelles qui auraient pu être jouées directement sur le plateau : la rencontre malencontreuse de Bernhard et des Auersberger, l’enterrement de Joana… Les costumes participent également de ce trouble : tandis qu’Adam Szczyszczaj a tout du hipster type d’aujourd’hui (barbe, coiffure, tatouages, bretelles, tee-shirt à large col en V, pantalon en velours slim retroussé, boots), la cuisinière en uniforme semble sortie de l’Autriche des années 50 et la Auersberger avec ses brillants aux oreilles de celle des années 80.
Léthé
On regarde au cours du spectacle une vidéo de la même actrice d’avant le spectacle qui se révèle être celle qui joue Joana (Marta Zięba) : cette fois, le fond de l’écran est noir, son visage est cerné en gros plan, il sort et se résorbe dans l’ombre, alternativement. « Embarqués », disais-je plus haut, nous le sommes véritablement peu à peu, et le fleuve de ce spectacle, son flux, a tout du Léthé, de l’Oubli, la barque du nocher n’atteignant pas tout à fait l’autre rive, mais sombrant dans un tourbillon qui tantôt l’en approche tantôt l’en éloigne, vacillant entre les deux. La manière dont les comédiens occupent le plateau, la qualité de leur présence, est tout à fait paradoxale en regard des théâtralités dominantes. Il ne s’agit pas d’entrer sur le plateau comme sur un terrain de jeu à exploiter ou un territoire d’actions à conquérir. Les comédiens de Lupa occupent le plateau sur un mode léthargique, à commencer par Piotr Skiba prostré dans son fauteuil à oreilles. Leur présence est hantée par une absence, une « solitude essentielle » (Blanchot), une présence-absence, comme on dit parfois avoir eu une ou des absences, c’est-à-dire que cette absence n’en est pas moins étrangement sensible. Elle donne au moindre geste, a priori insignifiant, ceux que les théâtralités dominantes font tout justement pour sauter, mais pas un Claude Régy par exemple, une autonomie inouïe : gestes d’outre-tombe qui franchissent la frontière intangible entre un geste mort et un geste vivant. Magnifique choix de Lupa d’avoir fait incarner Joana. C’est toute l’ambiguïté de ce spectacle qui maintient la vie dans la mort même, où la revenante a plus d’aura que les vivants.
Si le Boléro de Ravel peut correspondre à la quintessence musicale du style bernhardien, l’état de corps léthargique des acteurs entrerait alors en résonance avec la Cold Song de Purcell qui scande à plusieurs reprises – autant de glaciations si intenses qu’elles donnent la sensation de brûlure – le cours du spectacle. Cette léthargie, qui ne va pas sans soudaines éructations d’autant plus violentes – quel art du rythme sur l’ensemble d’un spectacle !… –, a un sens dramaturgique en lien avec le roman de Bernhard. La recherche d’une passivité active – « demi-rêve » ou « sur-veille » – débute chez Lupa au moins en 1995 avec son adaptation des Somnambules de Broch : « Quelquefois, lorsque l’on reste longtemps en état de veille la nuit, on a du mal à appréhender l’espace, on est complètement plongé dans des pensées qu’on ne maîtrise pas, qui s’accomplissent elles-mêmes, tout comme les rêves. » (Entretiens avec Thibaudat, p. 49) Léthargie, lenteur, abandon du corps, somnolence, pesanteur, prostration permettent cette autre pesée, cet autre poids qu’est la pensée, la venue des pensées, le flux incessant des pensées qui se fixent tour à tour sur un défilé d’obsessions changeantes dans la tête du narrateur. On ne peut s’abandonner ainsi à ses souvenirs et réflexions si on n’est pas soi-même, le corps que l’on est, abandonné confortablement dans son fauteuil à oreilles, un des invités du « dîner artistique » mais un peu à l’écart, assez pour éviter ainsi de devoir faire la conversation, pour laisser venir les pensées en soi, qu’elles s’écoulent avec le temps et non plus contre le temps. C’est exactement ce dont nous, spectateurs, sommes privés la plupart du temps et dont il nous est fait don ici, le partage d’un même abandon, sur un autre fauteuil.

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Mise en scène d’un corps amoureux (Off 2015) : Solitudes https://www.insense-scenes.net/article/mise-en-scene-dun-corps-amoureux-off-2015-solitudes/ Sat, 11 Jul 2015 08:21:11 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=967 —-
Mise en scène d’un corps amoureux d’après Fragments d’un discours amoureux de Barthes,
mise en scène Florine Clap et Nans Pierson
Avignon, le Off – Pandora Théâtre


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19h, place de l’horloge : « Ça vous dit pas d’aller voir un spectacle sur l’amour, là ?… – Moi, j’ai entendu parler d’un truc d’après les Fragments d’un discours amoureux de Barthes… » Et nous voilà en route vers le Pandora Théâtre, désireuses de voir la conjonction de nos deux passions, le théâtre et l’amour. Mais vouloir concilier à tout prix ce qui nous touche le plus dans l’espoir d’une joie décuplée n’est pas toujours possible, ni même une bonne idée, et à part Clôture de l’amour et La Réunification des deux Corées, l’alliage atteint rarement la perfection. Peu importe, telle n’est pas notre exigence, et on peut aller jusqu’à accepter un déplacement, même double. Avec Mise en scène d’un corps amoureux, de Florine Clap et Nans Pierson, il s’agit de performance plus que de théâtre, et quant à l’amour, celui porté au texte de Barthes est en réalité impossible à reproduire autrement que par la lecture. Mais peu importe, la solitude peut s’accorder au pluriel.
C’est étrange cet instinct qui nous entraîne chaque fois à aller voir sur scène des textes qui n’y sont pas forcément destinés et dont la jouissance est telle que rien ou presque ne peut la dépasser. Pourtant, les Fragments avaient été découverts il y a des années au théâtre justement, dans un spectacle de Luchini, une de ces lectures dont il a fait sa marque de fabrique, et qui mêlait alors Valéry, Rimbaud, et Barthes. Et avec sa façon de lire et de relire, il donnait à entendre Barthes, et même à comprendre, et le théâtre invitait à la lecture, une lecture qui est de celles qui accompagnent sans relâche, à tous les instants.
En épigraphe de cet abécédaire amoureux, livré à l’arbitraire des lettres, Barthes annonce « c’est un amoureux qui parle et qui dit… » : avec cette œuvre, il ne définit pas le sujet amoureux, ne dit pas qui il est, mais écrit ce qu’il dit, ce qu’il se dit, par fragments. Barthes emploie donc un drôle de « je ». Claude Coste rappelle : « Déjà dans Roland Barthes par Roland Barthes, le fragment « Le cercle des fragments » proposait une appréhension identique de la subjectivité. Comment l’individu se perçoit-il ? Au centre du cercle, l’écrivain incapable de s’appréhender comme une plénitude ne se signale que par les fragments qu’il produit et qu’il dispose autour de lui. […] le sujet, là encore bien incapable de se définir en essence, se contente d’énumérer la liste de ses goûts et dégoûts afin de dessiner autour de lui le cercle de tous ses attributs. » [1] Le sujet amoureux parle et dit ainsi je-t-aime, mais aussi adorable, fâcheux, et demande pourquoi une fois ravi et victime de l’absence, de l’attente, de la dépendance… Ces entrées, fragments composées de fragments, sont autant de figures, moins au sens rhétorique du terme, qu’au sens gymnastique : chaque petit drame conçu, irrigué par la lecture des Souffrances du jeune Werther de Goethe dans les marges, est un geste du corps.
Alors une mise en corps, pourquoi pas, oui, cela fait sens. Mais il faut prendre le titre au pied de la lettre. Il s’agit d’une performance, d’un spectacle avant tout physique, partant de l’idée exprimée par Barthes que le corps parle, qu’il en dit plus long que le langage, qu’il est incapable de déguiser les sentiments comme le discours. Ce sont donc trois corps sur scène, l’un après l’autre, ceux de Nans Pierson, d’Anaïs Beluze et Jeanne Bonraisin. Ils choient, ils trébuchent, ils répètent les mêmes gestes frénétiques, ils s’abîment dans le mal d’amour, qu’il s’agisse du désir, de la jalousie ou de l’absence. Avec le fragment sur la déréalité placé en préambule, en voix off, ce sont les trois extraits retenus de l’œuvre, explorés et ressassés par le corps.
Mais plus encore que le texte, ces trois amoureux parlent et disent… la main qui lisse un vêtement dans l’attente de l’autre, les cheveux que l’on attache et que l’on détache, les larmes que l’on essuie depuis les yeux jusqu’aux hanches, mais aussi les murs que l’on essaie de pousser, les respirations que l’on veut étouffer, les cent pas que l’on fait. Ça commence d’abord avec une chorégraphie, répétée de plus en plus vite, jusqu’à la folie – celle contenue en chacun, que peut libérer l’amour –, jusqu’à ce que les mouvements ne soient plus que des coups infligés au corps, des violences qui font de lui une plaie béante. Puis la danse reprend du début, lentement, cette fois accompagnée du texte, articulé mais parfois débordé par le souffle. Et le corps gisant recommence une dernière fois, immobile, ne laissant cette fois place qu’à la parole, portant encore la marque de l’emballement physique.
Trois fois, c’est le minimum pour rendre compte de nos façons de dire et de redire, de raconter à chacun le même événement – et là, il m’a dit… et là, on a fait… et là, il s’est passé ça… –, de reprendre depuis le début et de recommencer, sans qu’encore aucun sens ne se dégage, sans que l’on soit encore capable de prendre le recul nécessaire pour arrêter de répéter toutes les étapes et d’offrir simplement une synthèse, celle qui dit bien que c’est fini, que ce n’est plus en nous, que c’est exorcisé. Trois fois c’est aussi le minimum pour comprendre le fonctionnement du spectacle, pour entrer dans sa logique et mettre en place les conditions de sa perception. C’est à peine suffisant – mais plus serait peut-être trop –, et il faut être rapide, s’accorder au rythme, celui emballé auquel est livré le texte qui le premier nous a fait nous asseoir dans la salle, en entendre quelques phrases qui ont l’effet de gifles et en perdre d’autres parce c’est trop vite, trop fort.
Le texte de Barthes, parce qu’il simule le discours amoureux plutôt que de le décrire, parce qu’il substitue à l’analyse l’énonciation, parce qu’il est monologue intérieur et que jamais l’amoureux ne reçoit de réponse, s’impose, trouve voix en chacun. Toute lecture en devient personnelle, et se superposent donc à celles des metteurs en scène, celles de chacun des comédiens, et in fine, celle du spectateur, qui voudrait y voir la sienne et qui doit composer avec celle des autres. « Bien souvent, c’est par le langage que l’autre s’altère ; il dit un mot différent, et j’entends bruire d’une façon menaçante tout un autre monde, qui est le monde de l’autre » (Barthes). L’extrême solitude qui servait de point de départ au projet des Fragments s’est donc déplacée, du discours amoureux à la lecture amoureuse, et toutes ces solitudes réunies se retrouvent et forment le temps du spectacle une impossible communauté, impossible mais bien réelle – comme celle formée par la réunion des trois corps sur scène à la fin.
[1] Claude Coste, « Roland Barthes, du séminaire au cours magistral », Histoire de l’éducation

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Novarina : la messe est dite… https://www.insense-scenes.net/article/novarina-la-messe-est-dite/ Sat, 11 Jul 2015 08:21:11 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=960 —-
Le Vivier des noms de Valère Novarina
Avignon, Cloître des Carmes


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Dans le Cloître des Carmes, à la belle étoile, le grand prêtre Valère Novarina dit sa dernière messe, Le Vivier des Noms. Spectatrice de L’Acte inconnu, en 2007 – puis du Vrai Sang, quelques années plus tard – cette pièce avait alors constitué une première approche du théâtre contemporain, du moins non boulevardien et vaudevillesque, et a donc probablement joué un rôle majeur sur le choix des pièces ensuite effectué. Mais depuis 2007, sur sa scène, rien n’a changé – sauf son public, qui a vécu huit ans de théâtre pendant tout ce temps. Alors cette messe sera une messe d’enterrement et non de célébration ou d’eucharistie, une messe qu’il est nécessaire d’entendre, pour commencer le deuil.
Pas de mistral ce soir, il fait au contraire encore chaud quand s’installent ceux qui formeront le « Seigneur public ». Les chauves-souris commencent déjà à voler entre les voûtes et les gargouilles du cloître, et l’on attend sagement face à un parterre de dessins. Art brut ? Finalement non car ils sont de Novarina lui-même, et qu’ils ne se situent pas hors des normes esthétiques, qu’ils s’inscrivent bien dans une démarche intellectuelle. Et ces dessins en noir et rouge, les lecteurs de Novarina en ont peut-être le souvenir, car il en a proposé un à P.O.L. pour illustrer son recueil de textes Le Théâtre des Paroles, une espèce d’éléphant qui accourt, plutôt énigmatique.
La scénographie se limite à eux, à ces dessins, posés au sol comme des cartes pour une patience – qui sera nécessaire –, ou dressées à la verticale, à cour, comme pour un château de cartes cette fois. Animaux, corps, traits, gribouillis, leurs couleurs et leur style les unissent, leur ôtent leur singularité intrigante, que leur position empêche de toutes les manières d’apprécier comme des œuvres. Mais ainsi placés sur toute la surface de la scène, ces dessins, qui vont parfois être soulevés et révéler un rectangle noir, évoquent des tombes. On est là dans un cimetière, qui va être envahi par des corps de morts ou de vivants, ou de morts-vivants, et par des mots à n’en plus finir. Il s’agit donc bien d’un enterrement. Mais un enterrement qui s’inscrit dans la tradition chrétienne, car le but est moins de pleurer le mort, de l’allonger en terre et de le recouvrir d’une pierre gravée à son nom, que de célébrer sa résurrection, son entrée dans la vie éternelle, à l’exemple de celle du Christ. Novarina dit « Le texte gît et l’acteur le redresse, le ressuscite » – mais pour que le miracle ait lieu, encore faut-il croire.
La référence religieuse n’est pas que métaphorique, elle parcourt tout le spectacle, toute la démarche de Novarina et de ses comédiens (récemment, un colloque lui était consacré avec pour question : « Valère Novarina : une poétique théologique ? »). Genèse, 1,5 et 1,10 : « Et Dieu nomma la lumière, jour ; et il nomma les ténèbres, nuit », « Et Dieu nomma le sec, terre ; et il nomma l’amas des eaux, mers ; et Dieu vit que cela était bon ». C’est d’abord Agnès Sourdillon la créatrice, qui nomme après Novarina (loin de l’Agnès de L’Ecole des femmes, dans la mise en scène de Didier Bezace, éteinte, abêtie, idiote presque), avec sa voix grailleuse qui évoque Piaf. Elle dit le nom de lieux, de meubles, de détails qui évoquent le dandysme décadent de Jean des Esseintes par la rareté des matières et des objets désignés, dans le but de créer un décor superposé à celui qui est déjà là. Mais cette parole désigne moins ce qu’elle invoque qu’elle-même, et l’espace s’évanouit aussitôt apparu dans le temps de sa prononciation, et la scène reste ce qu’elle est, simplement recouverte de dessins immobiles.
A la suite d’Agnès Sourdillon, Claire Sermonne, l’Historienne, vient nommer à son tour. Il ne s’agit plus ici de faire voir une réalité absente, mais d’appeler – L’Homme qui…, La Femme à…, L’enfant…, Celui qui… – tout au long du spectacle. C’est ainsi, dit Novarina, que tout a commencé :
« Parmi mes différents carnets, l’un s’appelle « Le vivier des noms » ; j’y note des noms de personnages, chaque fois qu’il m’en vient un, jusqu’à me transformer certains jours en animal appelant, en une source perpétuelle de noms… Plusieurs milliers de noms me sont venus ainsi, comme dictés, je ne les retouche jamais. Lorsque je n’écris plus, je dessine les personnages à l’encre rouge et à l’encre noire… D’autres jours, je les écoute et ils parlent. Le Vivier des noms est né peu à peu de ce surgissement, de cet appel continu ».
Sans systématisme, ces noms s’accompagnent parfois d’entrées en scène plus ou moins longues – comme l’homme mort allongé sur un chariot, qui se redresse et parle (résurrection) –, d’équivalences corporelles, physiques, matérielles, bien que la désignation ne rejoignent jamais parfaitement le désigné.
Nommer les choses, dans l’espoir de susciter une présence, assimiler la parole à un geste, dans la recherche d’une performativité – celle théorisée par Austin –, ça encore, on le retrouve dans le rituel religieux. Prononcer un sacrement, bénir des offrandes, accorder le pardon, célébrer la résurrection, mais surtout opérer la transsubstantiation, qui transforme le pain et le vin en corps et sang du Christ dans l’Eucharistie sont autant de paroles qui veulent avoir valeur d’actes et qui sont reçues comme telles par les croyants. Ici, ce sont les mots qui sont supposés revivre, redevenir matière vive par leur mise en bouche par les comédiens, et la langue, véritable objet du spectacle, éternelle préoccupation de Novarina, est jouée et retournée dans tous les sens. Jeux sur les sonorités et la prononciation, remotivation des signes par déconstructions, délires absurdes par déplacements de lettres, rêveries sur les noms de pays à la Proust, réflexion sur le genre des mots, fascination pour les chiffres et leur impossible terme… tout cela s’accumule sur scène, s’y entasse, sans narration aucune, sans logique autre que celle litanique de l’exploration du langage et de ce qu’il fait à l’homme.
Mais le vivier est le réservoir qui conserve les poissons en attendant leur consommation. Donc s’il garde vivant, c’est en vue de la mort par dévoration, et les mots meurent en effet au moment même de leur profération. Ils meurent d’autant plus cruellement que pris dans l’accumulation infinie, ils sont situés hors de tout ancrage. Agnès Sourdillon évoquait une guerre ou deux en préambule du spectacle (comme si on parlait d’un fauteuil ou deux), mais ce contexte à peine esquissé s’est aussitôt évanoui, comme le reste, et la parole reste hors de tout, de tout temps et de tout espace, identique depuis 2008 – comme elle peut l’être à la messe, par la répétition des mêmes phrases immuables, dénuées de sens à force. C’est pour cette raison que Novarina peut annoncer la reprise d’une scène d’il y a huit ans, dans L’Acte inconnu (le baptême, précisément, ironie), en prétendant le faire avec un humour qui devrait faire passer la pilule. Et il aurait pu ne pas même le préciser, car cela ne perturbe en rien l’ensemble, car on en est exactement au même point depuis huit ans (depuis 2015 ans ?).
Comme dans un service chrétien – décidément – ces lectures, ces intentions de prière, ces sermons, sont ponctuées par des chants. Là, Christian Paccoud à l’abri sous les voûtes s’avance sur scène avec son accordéon, et l’acteur se met à chanter. Mais pour le coup, pas des chants sacrés qui élèveraient l’âme par la beauté et la spiritualité de la musique composée pour des textes latins, par des polyphonies a capella et la rondeur de voix non lyriques, pleines. Non, là c’est la dégringolade – quand même pas au niveau des chants ringards à la « Jésus revient parmi les siens » – mais à celui (par ailleurs estimé) de la comédie musicale, qui arrive comme un cheveu sur la soupe. On a parfois l’impression d’être face à un Disney, lorsque le personnage se met à chanter tout à coup en reprenant les dernières phrases qu’il a dites sur des accords faciles, prêts-à-séduire. Là, pareil, l’acteur se tourne encore plus explicitement vers le public que d’habitude et tente de trouver un autre moyen d’entrer en communication avec lui. Celle-ci est donc désignée de façon encore plus claire, alors que les remarques métathéâtrales qui exhibent la mise en scène de la parole parcourent le spectacle, sollicitant une connivence, la forçant – et du même coup la détruisant.
La durée estimée du spectacle était de deux heures onze – on retrouve dans cette précision du maniérisme de Novarina –, et il nous est finalement annoncé in extremis, au moment de s’installer, qu’elle est en réalité de deux heures quarante. Une demi-heure de plus qu’on te prend à ton insu mais qui laisse encore le temps de réfléchir le regard tourné vers les étoiles. Tout n’est pas à fuir dans les célébrations religieuses, tous les textes et toutes les paroles ne sont pas à rejeter, et parfois même une messe d’enterrement est indispensable pour accepter la mort, la perte définitive de l’être cher et le fait que la seule résurrection possible réside dans le souvenir. Mais sans la foi qui anime les fervents, les fait rire et murmurer que tout est à prendre en notes, on a le sentiment d’être un cancre assis au fond de l’église, parfois capté par un mot mais la plupart du temps en marge, dans le recul critique, voire le rire aussi, mais de dérision. La messe est dite, Novarina aura pu être d’une importance cruciale mais il faut aujourd’hui lui dire adieu, sans regrets, avec reconnaissance même, et se tourner vers ce qui reste bien vivant.

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Ubuesque organisation, Scandale 1 https://www.insense-scenes.net/article/ubuesque-organisation-scandale-1/ Sat, 11 Jul 2015 08:21:11 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=957

NON MERCI… ou Merci Py !
Se réjouir de retrouver ce soir Olivier Martin-Salvan pour sa dernière création, Ubu… Et ben non ! Et ce n’est pas faute d’avoir essayé, d’avoir téléphoné au standard du festival, d’avoir tenté les réseaux sociaux… mais trouver un covoiturage en quelques heures parce qu’aucune navette n’est mise en place pour emmener les spectateurs route de Nîmes à Roquemaure – seize bornes d’Avignon quand même –, relève juste de l’impossible.
J’aurais vraiment voulu voir le bourgouè gentiliomme (prononciation à la Eugène Green) ou Pantagrrrruel en Ubu truculent. Car connaissant un peu le personnage, ça devait valoir le détour (mais pas 16 kilomètres). Sauf que malheureusement pour lui et pour tous les autres artistes, Ubu fait partie du programme « Itinérance ». Donc un lieu différent chaque soir, au nom de la décentralisation, terme sacré, – celle-là même qui avait vu la naissance de la FabricA (mais au moins c’est pas à 16 km du centre, et le projet allait au-delà, en visant un ancrage pérenne dans le quartier de Monclar). « Itinérance »… Voici en quels termes l’idée est présentée dans le programme du Festival, à la page consacrée à Ubu :

« Fils de la décentralisation depuis 1947, le Festival d’Avignon décide de redistribuer ses cartes à partir de son épicentre et d’aller au-delà de ses remparts physiques et symboliques. Suite à la première tournée du Festival hors les murs et au succès d’Othello, Variation pour trois acteurs de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano [déjà eux], l’itinérance se poursuit avec Ubu d’Olivier Martin-Salvan [et non pas Olivier-Martin comme l’indique à cet endroit le programme, il y a des parents perchés mais quand même]. Quinze lieux dessinent une nouvelle cartographie, vous invitent sur les routes et rapprochent le Festival d’Avignon des habitants de son territoire ».

Alors si j’en crois la citation, on va compter sur les Roquemauriens ce soir pour remplir la Salle des fêtes. J’espère qu’ils seront nombreux. Parce que contrairement à ce que croit le service billetterie du Festival, les festivaliers ne sont pas tous motorisés – il suffit de voir les prix pratiqués par la SNCF pour s’en convaincre rapidement. Mais si au moins à défaut d’une navette il y a avait eu un bus, même toutes les quatre heures, qui fasse Avignon centre (voire Avignon TGV) – Route de Nîmes… Mais non, même pas.
C’est sûr, c’est pas le Roi Lear qui est envoyé là-bas à Pétaouchnok (et je découvre à cette occasion que le terme est inspiré d’une ville russe, Petropavlovsk, située à l’extrême Orient, plus à l’Est encore que l’Australie d’ici – mais il y a quand même un aéroport là-bas). Non, le Lear de Monsieur Py est confortablement installé au Palais des Papes, dans la mythique Cour d’honneur que chaque festivalier rêve de retrouver chaque année, et qu’il peut quitter si l’ennui le gagne.
Au-delà ma déception qui, je l’imagine, est partagée par ceux et celles qui sont sans moyens de transport, c’est réellement un problème ce point de logistique. Pour les spectateurs – mais ils devraient s’en remettre avec les 1300 spectacles quotidiens que nous offrent le In et le Off (d’autant que la compagnie des Dramaticules proposent aussi un Ubu) –, mais surtout pour les artistes ! Comment justifier qu’ils soient programmés, alors que la direction du festival n’assure et n’assume pas leur visiblité ?

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Les Idiots de Serebrennikov – Mistral gagnant https://www.insense-scenes.net/article/les-idiots-de-serebrennikov-mistral-gagnant/ Sat, 11 Jul 2015 08:21:11 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=949 —-
Les Idiots d’après Lars von Trier,
adaptation et mise en scène de Kirill Serebrennikov
Avignon, Cour du Lycée Saint-Joseph


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Kirill Serebrennikov est invité cette année au Festival d’Avignon pour présenter une adaptation théâtrale du film de Lars von Trier, Les Idiots. Le spectacle a lieu dans la Cour du Lycée Saint-Joseph, et ce 9 juillet, les artistes doivent composer avec le mistral qui entraîne voire fait tout basculer côté cour, sans relâche. Cette intrusion forcée aurait difficilement pu trouver mieux sa place que dans ce spectacle, où il s’agit de déplacer, de déranger, de mettre en mouvement pour repenser son rapport à l’autre, au grand Autre.
A 46 ans, le metteur en scène russe est à la tête du Gogol Center de Moscou, après s’être distingué grâce à plusieurs mises en scène, mais aussi plusieurs films. L’année dernière, le public français avait pu le découvrir à Chaillot pour une adaptation des Métamorphoses d’Ovide, co-signée avec David Bobée – alors que quelques mois plus tard, Christophe Honoré présentait lui-même une adaptation, cette fois cinématographique, de ce texte fondateur, mais sous un tout autre angle. Dans ce spectacle, les acteurs du Studio 7 de Moscou trouvaient une voie et une voix au travers des histoires les plus connues d’Ovide, et elles étaient ainsi ramenées au présent.
C’est un peu la même démarche qu’entreprend ici Serebrennikov, avec cette transposition du film de Trier d’un contexte danois de la fin du XXe siècle au contexte actuel de la Russie. La première différence entre ces deux projets tient à leur esthétique. Alors que Métamorphosis portait l’empreinte de Bobée avec sa noirceur, sa scénographie imposante et ses écrans, Serebrennikov entreprend ici d’adapter à la scène le film mais aussi les principes qui le régissent, formulés dans le Dogme95 par Trier et Vinterberg. Dans ce manifeste, les deux réalisateurs prenaient position contre l’artifice des productions cinématographiques, contre les effets spéciaux et le lissage de l’image à l’écran qui ôte toute identité à l’œuvre, et prônaient à l’inverse le retour à des moyens sommaires de production. Les œuvres qui en résultent – dont les plus connues sont Les Idiots et Festen de Vinterberg – laissent une large place à la fabrique du film, aux fragilités du tournage et de la prise unique qui faire entrevoir une perche dans le cadre ou transforme un gros plan en un amas de couleur indistinct, comme ce sera parfois le cas sur scène, par l’emploi de la vidéo.
Serebrennikov a constaté le caractère dramatique des règles du Dogme – le film se déroule ici et maintenant, sans manipulation temporelle, tout filtre est interdit, le tournage se fait dans un lieu unique, le son ne doit jamais être réalisé à part des images… – et son premier geste est donc de réécrire ces principes pour le théâtre et de les donner à lire en amont du spectacle sur deux écrans latéraux. Ce qu’annoncent ses affirmations successives est une mise à nu de la construction du spectacle, mais construction que vient éprouver le vent ce soir. Le metteur en scène lui-même est contraint de venir mettre en garde le public : la représentation est maintenue, mais peut-être sera-t-elle plus courte, ou du moins certains éléments scéniques ne pourront trouver leur place – ce qu’a prouvé la présence d’une régisseuse juste avant lui sur le plateau, venue récupérer un t-shirt envolé.
Le léger pincement de déception qui saisit après cette annonce – déception de ne pas voir ce qui avait été prévu, comme si le théâtre était aussi réglé que le cinéma, et surtout à Avignon – est rapidement oublié. Car la scène est alors mise en branle par des comédiens qui arrivent de toutes parts et commencent sans préambule, et mettent aussitôt en place quelque chose qui survient avec la même force que le mistral qui te prend le visage et te fait un peu vaciller. C’est la langue russe débitée à une allure que ne suivent pas les surtitres, c’est un mouvement permanent de la scénographie et de ceux qui l’habitent qui font passer d’une scène à une autre avec la rapidité des plans cinématographiques… C’est la multiplicité des choses à voir en une seconde, aux quatre coins de la scène, le construit aussi bien que ce qui est à venir, et à voir aussi sur les deux écrans latéraux qui diffusent des documentaires improbables sur des japonaises à couettes ou des bébés dans une piscine, ou tantôt des images de la scène captées en direct… C’est une lampe qui tombe à la renverse, une bouée canard et un fauteuil roulant qui se déplacent tout seuls, un sac plastique qui s’envole dans les airs, le panneau des surtitres qui balance dangereusement au-dessus de la scène…
Et dans tout cela, il faut avancer contre le vent, malgré lui, ou avec lui. C’est-à-dire lire ce qui se dit et voir ce qui se passe, et en même temps, en plus, retrouver le film de Trier, essayer de comprendre ce que comprennent ceux qui ne l’ont pas vu ou n’en ont pas entendu parler, penser les scènes ajoutées, les mettre en perspective, saisir le détail autant que l’ensemble. Dans la tempête, on retrouve Karina qui rencontre un groupe d’handicapés et se retrouve membre de leur communauté de faux-idiots, à la recherche de leur idiot intérieur, c’est-à-dire leur potentiel d’émotions ; on retrouve leurs sorties au restaurant, à la piscine, les mises à l’épreuve multiples qu’ils imposent à la société par la confrontation à l’altérité, à la différence imprévisible qui s’impose, qui oblige à la prendre en compte ; on retrouve leurs mises en scène pour empêcher leur maison d’être louée par un autre, et leurs fêtes qui se transforment en orgies. Une bande de scotch au sol et le déplacement de quelques bureaux entend suffire à faire passer d’un espace à l’autre, d’une scène à l’autre – comme les traits à la craie de Trier dans Dogville.
Et dans cette accumulation, on retrouve l’effet d’inachèvement interne de l’œuvre de Trier – comme celle de Kafka, Le Procès, qui malgré des bornes claires, accepte entre elles deux de multiples variations autour de l’absurdité d’une situation dont les effets sont sans fin – qui cumule les expériences, sans logique de continuité mais simplement encadrées par un début et une fin. Dans l’adaptation de Serebrennikov le point de départ est un peu modifié – et donc nécessairement celui d’arrivée. Karina qui intègre malgré elle le groupe annonce d’emblée que son enfant est mort, et la révélation finale n’est plus cette information, comme dans le film, mais les circonstances de sa mort : c’est elle qui l’a tué. La mère endeuillée de Trier qui ne trouve que parmi les idiots les moyens de dépasser sa douleur devient mère criminelle, Médée pas même enragée, qui fuit le monde qui va la condamner. Et sa condamnation se confond alors avec celle de sa nouvelle famille, celle de Cuba, El, Merde, et tous les autres. Là se jouent la transplantation du scénario de Trier dans la Russie contemporaine : la tolérance à l’égard de ceux qui tentent de déjouer le système est nulle, et la mise en danger des idiots alors bien plus grande. De là ces courtes séquences récurrentes de tribunal, avec robe de juge, ton sentencieux, et cage ou prison sur scène, pour les inculpés. Le seul chef d’accusation connu à leur encontre est exprimé par un homme qui prétend que leurs expériences lui ont fait perdre un peu de sa foi, mais son désir de savoir s’Il existe – Dieu, le Diable, qu’importe – l’entraîne si loin qu’il est prêt à monnayer sa plainte.
Et dans ce flux incessant, qui entraîne et ballotte, fait partir et chuter de nombreux spectateurs sur les marches des gradins, un moment de grâce – un vrai, pas à la NKM – survient. La scène est réduite par la lumière à un espace limité, et dans le silence qui fait entendre pleinement la voix du mistral, une femme en tenue de danse, debout sur une table, s’élève fragilement au haut de ses pointes. Et le vent est si fort qu’elle ne semble pas pouvoir tenir sur cette table, sur ces pointes, et pourtant, portée à bout de cils par le regard de l’idiot Pixel qui l’aime, elle affirme progressivement sa posture, puis pose un à un chacun de ces pas, malgré l’irrégularité du souffle qui l’entraîne dans un sens ou dans l’autre et menace son équilibre, jusqu’à se retrouver dans les bras de celui qui les tend.
Cette parenthèse ne peut apparaître comme telle que parce qu’elle est précédée et suivie d’une intranquillité permanente, celle que veulent réintroduire ceux qui jouent aux idiots. Mais ce jeu, sur scène, n’est montré et déconstruit que par instants, lorsqu’ils arrivent dans une bibliothèque (ou un bureau ?), lorsqu’ils sont à la piscine, ou le plus clairement lorsque l’un d’entre eux vient mettre à l’épreuve deux ouvriers de la voie publique, assis dans une chaise roulante. Là, en forçant les deux hommes à le prendre en compte, à l’aider – que ce soit pour le remettre dans son fauteuil ou pour le faire pisser – avant de repartir en marchant et en riant, on saisit les attitudes que le groupe voudrait tester. L’un est réticent, ennuyé, l’autre se sent contraint et se félicite finalement de son geste charitable, et finalement tous deux accusent la différence, reforment la gueule que leur ont fabriqué la société et leur emploi – suivant le sens de masque, de figure hypocrite que Gombrowicz donne à ce terme dans Ferdydurke.
Alors que Trier met en jeu le fascisme bourgeois à l’œuvre dans une banlieue pavillonnaire danoise par les situations qu’il imagine, ici le recours à l’idiotie comme moyen de résistance contre la normalité est moins évident. Ce qui domine sur scène est plus le jeu parfois vraiment troublant de l’idiotie, du handicap, que son effet, que les réactions qu’il suscite qui mettent en jeu le politiquement correct. Sauf qu’en dernière instance, des acteurs trisomiques du Theatre of Open-Hearted montent sur scène, et là on peut se demander avec Valérie Deshoulières – qui réfléchit à la question de l’idiot, et s’appuie à un moment donné sur le film de Trier dans Métamorphoses de l’idiot (vraiment, indépendamment de Serebrennikov) – « Que se passe-t-il quand un débile « amateur » rencontre un débile « professionnel » ? » Plus encore que dans le film, où les faux idiots se sentent finalement illégitimes par rapport aux vrais, incapables d’atteindre leur niveau, de concentrer autant de choses qu’eux à l’intérieur, la réponse à cette question paraît extrêmement compliquée. Car malgré les principes du Dogme, même si on peut croire qu’il s’agit en effet de véritables idiots dans le film, il n’y a pas l’ombre d’un doute dans le présent du théâtre, présent recommencé chaque soir. Dès leur entrée, ces – peut-on oser dire vrais idiots ? ou alors opter pour le clinique et neutre ces autistes ? – touchent autant qu’ils mettent mal à l’aise.
Les comédiens, les autres, qui ont joué jusque-là, les entraînent tous par la main comme des enfants, et les accompagnent sur le plateau pour qu’ils suivent Karina dans sa dernière danse. Et là toute frontière avec la fiction, avec le jeu, est mise à bas, et on se trouve dans la position étrange, dérangeante, de les observer, de constater leur synchronisation plus ou moins juste, de décrypter leur plaisir ou leur contrariété, avec une attention qui surpasse de loin celle qu’on a pu accorder aux comédiens. Et le regard est irrévocablement changé sur la scène, tout est remis en jeu par cette courte apparition, multipliée par deux avec les saluts qui deviennent spectacle – celui qui exprime une joie illimitée, extraordinaire, incommensurable, et celle qui au contraire semble vouloir fuir, malgré les caresses et les baisers des comédiens, qui veulent l’encourager à saluer, la faire sourire (finalement la ramener à une attitude « normale », attendue ?).
Serebrennikov nous lâche une bombe avant de faire tomber le rideau, et à nous d’en prendre notre parti. Le geste est spectaculaire, mais sa lecture est laissée à l’appréciation de chacun – et bonne chance avec ça ! Cette entrée en scène, d’une part, désigne explicitement les limites de l’expérience théâtrale, du jeu, qui ne peut produire l’effet produit par de véritables handicapés – ceux mis en scène par Jérôme Bel il y a quelques années Disabled Theatre, par exemple – et qui reste irrémédiablement jeu. Et d’autre part, cette présence nous met dans la posture de ceux que veulent provoquer les idiots dans la fiction, et à ce moment-là seulement, la réflexion de Trier prend place. Notre regard sur eux – mélange de compassion, de bien-pensance, de gêne, de recul analytique, de rejet des comédiens qui en font trop autour d’eux – nous renvoie bien notre difficulté à nous situer par rapport à l’Autre, celui qui nie les repères, bouleverse les relations et les modes de pensée, oblige à remettre en branle l’acquis social, le commun partagé.
Peut-être que finalement le résultat est atteint par cette issue, qu’elle vient donner sens à tout ce qui précède, qu’elle produit le dérangement que peut produire le film, et il faut rentrer avec tout ça sur les bras, encore ballottés par le mistral qui avait le premier rôle ce soir, et qui repart lui aussi en faisant s’envoler les affiches du Off dans les rues.

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Andreas, du livre ou d’être délivré https://www.insense-scenes.net/article/andreas-du-livre-ou-detre-delivre/ Sat, 11 Jul 2015 08:16:36 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=944 Dans la cour des Célestins, le metteur en scène Jonathan Chatel présente Andreas dans une scénographie épurée et picturale de Gaspard Pinta. Une création née de la lecture de Le Chemin de Damas d’August Strindberg où les personnages portent des noms dans la parenté, presque, de ceux de lames de Tarot : l’Inconnu, la mère, le mendiant, la Dame, La religieuse… Dans le tumulte d’Avignon, un anachronisme plastique, esthétique, poétique qui privilégie l’intimité… porté par Pauline Acquart, Pierre Baux, Thierry Raynaud et Nathalie Richard.

La nature ou l’hostilité du grand architecte…
Au premier soir, dans la cour du cloître des Célestins, un mistral qui soufflait de plus en plus fort dans le feuillage dense des deux platanes obligeait les interprètes d’Andreas mis en scène par Jonathan Châtel, malgré un équipement Hf, à élever la voix. Dans cette bataille imprévisible contre les puissances éoliennes, l’interprète subissait la symphonie des arbres et le théâtre y perdait sa hauteur de voix, son timbre et son rythme. Alors je suis parti alors que Nathalie Richard jetait un livre à terre. Je me suis éloigné en espérant des ciels que le lendemain le mistral perdrait de sa force. Au second soir, arrivé de bonne heure afin de retrouver la même place à l’endroit du gradin, le vent s’était perdu… et Andreas me parvint tel qu’il devait être dans l’esprit des comédiens.
Le chemin de Châtel
Du théâtre, on l’imagine pour Châtel, il en va comme d’un chemin ou d’un passage qui tutoierait quelque chose d’essentiel de la vie. Du théâtre, pour Châtel, il en irait comme une manière de respirer et de questionner les suffocations et les interrogations qui accompagnent et peuplent les formes de l’existence. Faire du théâtre, pour Châtel, reviendrait non pas à investir le territoire des paliatifs, mais plutôt à trouver dans le long travail de préparation de la scène, dans l’étrange travail dramaturgique, dans l’aventure que sont les séances à la table et l’épreuve du plateau, au moment de la représentation… un temps qui permette d’éprouver les limites de la pensée quand elle a été travaillée. Ou quand faire du théâtre, loin de figurer des formes de commentaires, devient une manière et un art de vivre, non étranger au quotidien, mais bien plutôt un temps privilégié, un temps suspensif où l’être s’abandonne enfin à se penser. Manière de faire exister dans la chronophagie et les vies artificielles, une « minute supérieure » dirait Maeterlinck dans Le Théâtre quotidien.
Et de regarder la création d’Andreas – nom que Châtel donne à sa pièce et au personnage de l’Inconnu du Chemin de Damas de Strindberg – non seulement comme un titre à la lecture qu’il fait de l’œuvre du suédois, mais et aussi, en définitive, un prénom à un sujet qui vient au monde. Un nom, dis-je, à ce qui est jeté au monde sans avoir rien demandé comme pourrait l’écrire Beckett, et qui doit endurer de s’accomplir le temps d’une vie, parce qu’il doit trouver un sens à cette vie.
Cette même vie, perçue comme un monde moderne défaillant, que Strindberg a vécu douloureusement comme ses frères de veilles nocturnes et effrayés, Nietzsche, Artaud, Van Gogh… ceux que l’on pourrait appeler les Suicidés de la société ou, comme le dit dès les premiers instants Thierry Raynaud l’Inconnu qui finira par prendre le nom d’Andreas, « les âmes damnées ». L’œuvre littéraire, poétique, philosophique de ceux-là, comme celle de Strindberg, campera donc les lieux propices à faire émerger pour la vie une terre hospitalière. Des cîmes de Zarathoustra, aux ciels étoilés, des monastères aux cabanes retirées… Il est une topique poétique où le refuge est une redoute spirituelle. Un lieu qui écarte l’homo quotidianus des affres du monde et lui permet de renouer avec le monde de l’Esprit. En filigranne, sans qu’il soit possible de réduire Andrés à cette seule portée, il y a d’évidence ce souci de soi, cette connaissance de soi qui peut être espérée. Cheminer la vie peut alors ressembler à une épopée où les épreuves homériennes n’ont d’autres desseins que d’être les expériences nécessaires à la construction d’un apaisement lié à une connaissance des profondeurs intérieures. Et de voir dans l’écriture, dans la volonté de s’écrire comme le dirait Pessoa, l’un de ces refuges…
Andreas… se livre
Un son murmuré, puis accentué, présent… Au silence, dans la lumière, assis songeur sur un module de bois jaune, l’Inconnu. Et soudain, insignifiant mais déterminant, presque magique au pays des trolls et des mythes du Kalevala, le souffle léger d’une femme sortie de l’invisible sur la nuque de l’homme songeur… Le souffle, le pneuma derridien… ce que le philosophe de l’amitié appelle aussi le Geist : l’Esprit. Celui qui innerve la parole, qui lui donne son essence vertébrale… Tout d’Andreas est peut-être dans cet instant humble, humain, inattendu, précieux… qui augure d’une délicatesse où la parole soufflera, souffrira, soulagera l’Inconnu à bout de souffle. Oui, Andreas est juste un souffle qui vit douloureusement un souffle au cœur, une manière d’être épuisé, fatigué, pris dans le tourment de l’écrivain qu’il voudrait demeurer. Au commencement d’Andreas, il y a ainsi non pas un mot, encore moins une phrase, mais juste quelque chose qui serait à peine moins que le silence et la parole. Au commencement d’Andreas qui a quitté femme et enfant pour trouver dans l’écriture un mode d’être, il y a juste un silence modelé. Un silence reconduit dans un livre qu’il a écrit et qui lui sera reproché. Car l’Andreas de Chatel mêle ce souffle, ce presque silence et ce livre interdit ; il les conjugue. Tout de la pièce tournera autour de ce motif qui n’est pas littéraire, mais qui pose en définitive un mythe où L’Ecriture est un territoire des conflits. Parce que l’Ecriture, sa sanctification, cet intouchable de l’Ecriture qui renvoie à la guerre babelienne, est l’espace du conflit dès que l’homme s’est mis à écrire. Aussi voit-on Andreas l’écrivain s’affronter à l’Ecriture… Aussi regarde-t-on Andreas comme cette figure humaine qui vient concurrencer l’Ecriture, résister à l’amour qui lui vaudrait d’abandonner d’écrire, se battre contre les éditeurs mauvais payeurs et les huissiers de mèche. Ecrire, être écrivant… à défaut d’être écrivain… voilà la vie que choisit Andreas qui n’échappera pas au tourment quand, bien sûr, il finit par douter de lui, de son choix, de sa vie… puisque tout se ligue contre lui, contre ce qu’il écrit, contre son être-écrivant. Andreas se rapporterait alors, à l’ombre du Livre, à ce duel infernal (et l’on songe encore à l’Inferno de Strindberg) entre vouloir le livre et en être délivré, peut-être s’en délivrer.
Dans cette lutte intérieure, alors qu’Andreas croise l’amour, la haine, l’amitié, son double, son juge, etc… ou le tumulte de celui qui est en proie au tourment, la voie est étroite, menaçante et l’amènera à se livrer. Peut-être bien moins l’idée d’une conversion, qu’un abandon quand les coups du sort et du hasard réglés par le grand architecte sont trop rudes à encaisser. Andreas abandonne, s’abandonne…
Andreas …une encre.
En front de scène, dans une déambulation affolée et mesurée qui conduit les comédiens d’un module de bois à un autre, ou dans un immobilisme carcéral où ils sont prisonniers de leurs dialogues, les interprètes d’Andreas vont et viennent comme soumis au roulis d’une mer puissante. Formes naufragées de vies prises dans les contradictions, hantées par leurs rêves, ils n’apparaissent que par intermittence, viennent s’échouer au devant de nous ou se retirent derrière la palissade métallique qui barre toutes les arcs du cloitre. Et pour autant que leurs voix nous soumettent à quelques écarts de colères, ce que privilégie Chatel c’est une forme d’intimité de l’écoute. Une intimité magnifiée par le travail lumière de Marie-Christine Soma et la scénographie de Pinta qui font d’Andreas une encre. Et de souligner cette qualité picturale et plastique qui s’imprime sur le bandeau d’acier, en des contrastes gris si légers qu’ils forment comme le spectre de pensées noueuses… ou l’Esprit d’une indécision porté dans un équilibre et un vacillement chromatique.

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King Py-Lear… combien d’arbres à abattre https://www.insense-scenes.net/article/king-py-lear-combien-darbres-a-abattre/ Fri, 10 Jul 2015 14:14:08 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=942 ——
King Lear (Le Roi Lear), de William Shakespeare,

traduction et mise en scène Olivier Py,

Avignon 2015


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Dans l’histoire des commentaires qui concernent Shakespeare, Jan Kott, entre autres, aura écrit un essai sur le dramaturge et poète élisabéthain. Le titre de celui-ci : Shakespeare notre contemporain. À regarder l’adaptation de King Lear qu’a fait Olivier Py, on est en droit de se demander si Kott demeure pertinent, alors que le Directeur du festival d’Avignon, dans la Cour d’Honneur, livre « quelque chose » de la tragédie qu’il a pour l’occasion retraduite.


Lear
De quoi Lear est-il le nom ? D’évidence, la pièce de Shakespeare mérite qu’on y consacre quelques lignes alors que la programmation offre aux festivaliers trois œuvres du patron du Globe (Lear, Antoine et Cléopatre, Richard III). Sauf à, d’emblée, prétendre que Shakespeare aura livré des œuvres universelles (catégorie pratique pour éviter d’y regarder de plus près), et de s’étonner que Freud n’ait pas signalé que Lear était la quatrième œuvre littéraire valable pour l’éternité (les trois recensées par l’homme de Vienne sont : Œdipe Roi, Hamlet et Les Frères Karamzov), il nous faut envisager de revenir précisément à King Lear. Ou, et c’est une variation de l’intérêt que l’on portera à cette tragédie, qu’est-ce qui est mis en jeu dans cette fable ? Au vrai, le goût de l’essentiel se substituant à celui de l’anecdote ou de l’artificiel, il nous semble que Lear est la pièce qui met en avant la disparition d’une qualité nécessaire à la pérennité du pouvoir, à savoir le discernement.
Quand le vieux roi Lear – au prétexte de connaître l’amour de ses filles pour sa personne – rétribue ses progénitures en divisant, au prorata de l’amour déclaré par les donzelles, son royaume, il commet une faute politique en mêlant l’affect à l’exercice du politique. Il manque de discernement et le paiera cash. Erreur fatale d’un monarque, donc, qui de Roi se retrouve Roi Nu. C’est d’ailleurs la seule pièce de Shakespeare qui souligne ainsi la valeur du discernement lequel, et c’est l’évidence, abrite des qualités politiques que l’on peut subsumer à l’idée de stratégie, ou en un mot le machiavélisme. Mot merveilleux qui nous débarrasse de l’affect, de la morale, de la justice… puisque le politique doit, en sa façon d’être exercé, s’écarter de ces principes qui sont le lot commun s’il veut durer.
Le reste, tout le reste, dans Lear, n’est que péripéties et ornements, y compris le destin cruel qui frappe sa fille Cordélia. On pourrait d’ailleurs, à cet endroit, voir dans le refus de participer au petit jeu de la surenchère de l’amour déclaré (contrairement à ses deux sœurs), une manière de protéger, chez Cordélia, son père, et donc un sens politique inné chez la gamine. Lear est donc une pièce qui s’inquiéte du discernement dont l’absence est finalement à l’origine du déréglement et du chaos qui suivra.
Evidemment, cette lecture est assez distante de celle d’Olivier Py, puisque le metteur en scène y voit, lui, la question qui hante chaque famille, et trouve le moyen d’inscrire Lear dans une forme parabolique où se jouerait l’affrontement entre « l’impuissance de la parole face à la raison instrumentale »… oups. Et qu’il ajoute que Lear peut se lire comme « une prophétie des catastrophes à venir trois siècles plus tard… (nous conduisant)… au néant ». Oups (bis).
Mais après tout pourquoi pas ? L’œuvre de Shakespeare est généreuse, comme l’est l’analyse de Py qui surenchérit et voit dans Lear « la plus grande pièce du répertoire occidentale (…) Lear propose une théorie sur le XXème siècle » (cf. le programme), etc.
Enfin, et citant notre éxégète fasciné par le silence de Cordélia – « le silence de Cordélia » aurait pu être le sous-titre confie-t-il – il faut avouer que l’interprétation et la théorisation du silence chez Py est pour le moins réductrice (relire l’entretien du programme). Subordonné le silence à « la mise en doute du langage » ou questionner le silence lié à l’enjeu du témoignage après Auschwitz, laissent songeur le linguiste. D’évidence, il y a une confusion liée à la topique de la communication chez Py entre « discours » et « langage ». La réaction de Cordélia concerne le discours. C’est-à-dire que
« Le discours ne doit pas être pris comme l’ensemble des choses qu’on dit, ni comme la manière de les dire. Il est tout autant dans ce qu’on ne dit pas, ou qui se marque par des gestes, des attitudes, des manières d’être, des schémas de comportement, des aménagements spatiaux […] Il s’agit ici de montrer le discours comme un champ stratégique, où les éléments, les tactiques, les armes ne cessent de passer d’un camp à l’autre, de s’échanger entre les adversaires et de se retourner contre ceux-là mêmes qui les utilisent. C’est dans la mesure où il est commun que le discours peut devenir à la fois le lieu et l’instrument de l’affrontement. Ce qui fait la différence et caractérise la bataille des discours, c’est la position qui est occupée par chacun des adversaires… »
comme le rappelle Foucault.
Quant au langage, c’est autre chose pourrait-on rappeler puisque c’est avant tout un dispositif, un réservoir des possibles dont la nature est essentiellement politique comme le rappelle Arendt : « dès que le rôle du langage est en jeu, le problème devient politique par définition ». Ou, et pour l’exprimer comme Marcuse « la syntaxe, la grammaire, le vocabulaire sont des actes moraux et politiques ».
Mais bref, Py a le droit de penser, de croire autre chose, voire de re-traduire Shakespeare…
Le Lear de Py
Invité à découvrir ce nouveau Lear à 22h00, il aura fallu que le maitre des lieux en finisse avec l’entretien qu’il donnait dans la Cour d’Honneur devant les caméras de télévision présente pour la captation de sa mise en scène et sa diffusion sur petit écran. 15 longues minutes de retard sur l’horaire annoncé vinrent à bout de la patience du spectateur. Les applaudissements vinrent alors rappeler à Py qu’il était l’heure et celui-ci, dans une gesticulation fantasque et un sourire joyeux, leur retourna donc ces signes gestuels dont on se demande encore si « quelques paroles plus articulées » n’auraient pas été plus attendues. Qu’à cela ne tienne, le temps de ce retard à l’allumage, il y avait assez de matière sur le plateau à observer pour s’inquiéter de ce qui viendrait… Une banderole de néons pas encore allumés se déployait dans la cour… « Ton silence est une machine de guerre » pouvait-on lire. Ici et là, des tables dressées, aux nappes blanches… étaient menacées par le Mistral qui s’invitait par tourbillons dans la cour. Une volumineuse armoire grise d’où surgiraient quelques silhouettes shakespearienne attendaient de trouver son nouvel emploi. Un gradin que l’on découvrirait mobile et fractionnable rappelait, comme Domenach l’a écrit, que « l’escalier » est l’un des constituants de la dramaturgie dans le théâtre élisbéthain… Et, SURTOUT, ce plancher de bois, surélevant la scène de la cour d’un bon mètre, couvrait la presque totalité du plateau….Combien d’Arbres à abattre pouvait-on se demander ?
Le tout, vers 22h15 se mettrait en mouvement… les sœurs de Cordélia (blonde, robe rose) ressembleraient à des Barbies… Cordélia en tutu blanc figurerait une figure frèle sortie d’une boite à musique… alors que le piano à queue, régulièrement convoqué tout le temps de la représentation, ferait entendre quelques sonates et autres mouvements musicaux. Lear joué par Philippe Girard commencerait à donner l’essouflement du vieux roi du haut du gradin… un motard perdu, casque noir et cornes de Belzebuth figurera le hells angels de service ou un égaré de la route sur la scène-rocade… bientôt quelques poses lassives, un cul à vu, une bite sous une couverture, un trou noir, de la boue, des batailles, des chansonnettes populaires pour rendre le texte et rappeler la présence du musical et du choral dans le théâtre elizabéthain… Et surtout le développement, crescendo, d’une parade où la guignolade prend le pas sur le reste…
Et l’ennui de venir trop vite, au galop… Ou se rappeler de Roland Barthes, à propos du théâtre qu’il questionnait : « Qu’est-ce que le théâtraliser ? Ce n’est pas décorer la représentation, c’est illimiter le langage ».
Et de se redire, regardant le plateau, tout ce bois, tout ce bois… et songer aux forêts, à la forêt shakespearienne, à ce meurtre sylvestre des arbres rabotés… et soudain s’invite le souvenir, à peine marqué par le temps du travail magistral de Lupa qui s’inquiétait, au prétexte de Bernhard et de son roman… Le titre déjà ? Les Arbres à abattre

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Tombouctou… à la carte https://www.insense-scenes.net/article/tombouctou-a-la-carte/ Fri, 10 Jul 2015 07:16:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=930 —–
Tombouctou, mise en scène d’Emmanuelle Vo-Dinh

Avignon 2015, Théâtre Benoît-XII


tombouctou_christophe_raynaud_de_lage.jpg

@christophe raynaud


Note du 30 octobre.
Le spectacle est repris cet automne :

— 3 novembre 2015 Le Volcan, Scène nationale du Havre

— 6 novembre 2015 Le Rive Gauche, Saint-Étienne-du-Rouvray

— 24 novembre 2015 Dieppe Scène Nationale

— 26 janvier 2016 Le Théâtre, Scène nationale de Maçon Val-de-Saône /
Festival Art Danse Bourgogne

— Mars 2016 Le Quartz, Festival Danzfabrik, Brest

— 22 mars 2016 L’Arsenal,Val-de-Reuil / Scène Nationale Evreux Louviers


5 juillet
De Tombouctou, présenté salle Benoit XII, Emmanuelle Vo-Dinh (« chorégraphe des phénomènes » comme elle dit d’elle-même), explique que le choix de ce « titre » est lié à un souvenir d’enfance et du fantasme qui naîtrait à l’évocation de cette ville sub-saharienne appelée aussi « la perle du désert » ou « la ville au 333 saints ». Dans l’imaginaire d’Emmanuelle Vo-Dinh, il y avait ainsi deux conditions, a priori suffisantes, pour créer une forme performative modulée par les « cartes à penser » inventées par le musicien Brian Eno et le peintre Peter Schmidt, des extraits de Les Grands bois d’Adalbert Stifter, un souvenir de Dogville de Lars von Trier, le recours à un chant mormon, Simple Gifts, utilisé, une fois par Martha Graham, un processus artistique fondé sur l’improvisation… pour 7 interprètes pris entre protocole organisé et aléatoire ludique.

Vo-Dinh, Eno, Schmidt
Directrice du Phare et du Centre Chorégraphique National du Havre Haute-Normandie (2012) Emmanuelle Vo-Dinh fonde en 1997, la compagnie Sui Generis. Dans la foulée, apparaissent des créations comme Alcoba (1998) qui traite de la relation amoureuse, Anthume ou la sensation du membre fantôme (1998) qui s’appuie sur le thème de l’absence. A partir de 2003 – un tournant esthétique en quelque sorte – plusieurs pièces convergent vers un cycle minimaliste sur le répétitif et le déclinatoire : Décompositions (2003), CROISéES (2004), White Light (2005). Fin 2008, un autre mouvement s’amorce qui voit Emmanuelle Vo-Dinh s’intéresser au thème du féminin. En 2009, Ad astra questionne les figures de la femme fatale à la fin du 19ème siècle et la re-création de Fractale (volet 2 du diptyque Décompositions) exposent la diversité des désirs chorégraphiques de l’artiste. Attachée aux recherches scientifiques, Emmanuelle Vo-Dinh envisage alors un diptyque, –transire– (2010) et –insight– (2013), à partir des travaux de l’anthropologue Françoise Héritier sur l’altérité et le masculin/féminin. Questionnement qui ne s’écarte pas, non plus, d’un goût pour la figuration dans l’abstraction, et place l’interprète au cœur du processus chorégraphique.
En créant Tombouctou, Emmanuelle Vo-Dinh ajoute à ses aventures plastiques la découverte de Brian Erno et Peter Schmidt. Du premier, on pourrait rapporter simplement qu’il s’inquiète du processus de création. « Comment continuer à être créatif, comment surmonter les blocages quand le temps manquent, que les heures de studio s’accumulent et qu’on se retrouve dans une impasse à ressasser les mêmes solutions inutiles ? » A ces angoisses, Eno aura répondu en utilisant ses notes, ses remarques ses propositions ou son instinct. Quant au peintre Peter Schmidt, il a publié un jeu de cartes comportant une cinquantaine de conseils (c’est ce jeu que l’on retrouve en partie dans Tombouctou). Le musicien et le peintre ont ainsi inventé à eux deux la méthode « stratégies obliques ». Une méthode qui repose sur un questionnement de l’erreur. En recourant au jeu de cartes (sur chaque se trouve une phrase, plus ou moins ouverte, plus ou moins énigmatique) l’idée est de pouvoir utiliser ces phrases comme des clés, des moyens de débloquer une situation de création.
Ainsi, les Stratégies Obliques mettent en dialogue, la logique et l’aléatoire, afin d’aménager une place au « lâcher prise contrôlé » qui permet la création. Il s’agit de s’adapter en permamence, au prévisible comme à l’imprévisible. Soit de trouver, comme le rappelle Georges Ballandier, un fondement au chaos.
Tombouctou
Dans un espace dépouillé où seule une table de salle à manger et ses chaises à la marge d’une mini table d’enregistrement et de mixage, à vue, figurent le décor – à quoi s’ajoutent des marquages au sol – Tombouctou apparaît avant tout comme un espace expérimental, un laboratoire ou une aire de jeu minimaliste pour interprètes en autogestion ou presque. Presque, parce qu’en définitive, les septs acteurs/danseurs, habillés de leur prénom à la ville comme à la scène, obéissent à un protocole où l’improvisation est correlée au tirage d’une carte. Sorte de « carte mémoire » qui convoque un ensemble de gestes, de pensées, d’idées, de concepts à questionner plastiquement et à inventer. Le tirage de l’une d’entre elles induit alors une réaction en chaîne où, pour autant que l’on entend la « consigne », il n’est pas évident de la reconnaître lors de son exécution par les membres de cette communauté artistique.
C’est que Tombouctou est tout, sauf un spectacle à dupliquer ou à répéter. Comprenons que le travail de plateau semble convoquer ici les déterminismes du temps présent et de l’immédiateté. Soit une façon de définir la Performance chez Esther Ferrer qui implique que l’acte de création est à chaque fois unique et sans lendemain, indépendant de tout espace de références, soumis à ses propres lois gravitationnelles.
À partir de là, Tombouctou se regarde comme une pièce au processus additionnel où les éléments sonores (bruitages réalisés en direct) enregistrés et le mouvement dansé tournent en boucle, s’augmentent d’un nouveau phrasé, mineur ou majeur, à mesure que l’action se développe. Le tout se décline alors sous la forme d’épisodes qui, pour autant qu’ils apparaissent autonomes, sont reliés entre eux par le principe de construction chorégraphique : une impro s’appuie sur l’expérience précédente, et ainsi de suite… Effet narratif, en quelque sorte, qui gagne Tombouctou qui demeure réglé cependant par un ensemble de variables imprévisibles, au premier rang desquels le « pétage de plomb » (l’aléatoire donc) de Camille, Gilles, Alexia, Nadir, David, Maeva ou Cyril… courcircuite toute linéarité, toute continuité, toute homogénéité. Reste au spectateur à regarder Tombouctou pour ce qu’il expose : des séquences de jeu… ou des tableaux qui, commençant régulièrement à la table, s’écartent de celle-ci pour occuper tout ou partie du plateau qui devient le lieu de territoires imaginés où le rire de cette bande loufoque, convoqué intempestivement, est la ponctuation sonore récurrente.
La table des opérations
Au vrai, dans cette pièce chorégraphico-théâtrale où les paroles entendues sont davantage des embrayeurs d’action que le support d’un récit, Emmanuelle Vo-Dinh semble prêter à la « table » une charge symbolique et sémantique fondatrice. Et c’est bien dans cette perspective que cet élément – primordial au théâtre – figure comme la « rampe de lancement » de l’ensemble du processus. Table de dramaturgie où l’on se concerte sur les possibilités d’un processus, table des matières où s’énoncent les objets à traiter, table des multiplications, tabula rasa, table de la loi, voire cène qui revient à pointer les mythes… la « Table » est une fondation. C’est le lieu de l’assemblée dramatique et philosophique sans laquelle, et dans le périmètre de laquelle, se jouent les idées, les débats, les instants heureux de convivialité ou de conflits sans négociations. C’est à part entière un espace de socialisation et d’unisson où se forgent les histoires longues ou écourtées. C’est l’ornement, par excellence, des tragédies shakespeariennes, le signe indépassable des relans dramatiques chez Tchekhov, Ibsen, Strindberg… au théâtre, ces dernières années, Pommerat n’a eu de cesse de la convoquer comme l’espace de tension de ses « familles »… Lavaudant de la peupler d’une quincaillerie et d’une veroterie, Ostermeïer d’en faire le présentoire de canettes de bière qui forment les hiéroglyphes du cadavre des idées…
« Passer à table », au théâtre, n’est peut-être rien moins que fabriquer le théâtre, et l’inscrire dans une topographie. Chez Vo-Dinh, la table n’échappe à aucune de ces figurations. C’est là qu’on y chante dans l’enthousiasme et la frénésie, qu’on y ritualise le commencement d’un geste, sous forme de chorégraphie souple et embrassante, quelque chose de l’ordre d’une idée commune. C’est encore là qu’on se retrouve après un exercice, qu’on y prépare le suivant dans une forme de gaité jouée, mais qui finit par révéler sa sincérité profonde. Et tout comme à l’image des mutations et des hybridations sonores et chorégraphiques, la table est ainsi le jeu de configurations chorales, mentales, gestuelle… qui font de Tombouctou une matière magmatique en évolution perpétuelle. Tantôt lieu de rires intempestifs, tantôt espaces d’un mouvement suspendu, sans début ni fin…
Sans qu’on sache vraiment ce qu’est Tombouctou, tout aura sans doute commencé par une proposition (carte 63) : « un premier pas » entendons-nous… comme un clin d’œil à Cunningham qui, parmi les 7 principes qu’il énonçait à propos de la danse, disait que « N’importe quel mouvement peut faire danse », retenant le moment où il nommerait le septième principe : « La danse peut parler de n’importe quoi, mais traite fondamentalement et avant tout du corps humain et de ses mouvements à commencer par la marche ». En héritière et élève de la modern dance, de la non-danse… dans les pas d’Yvonne Rainer, Trisha Brown, Déborah Hay (fondateur de la Judson Dance Theatre, en 1962), qui privilégiaient l’expression du corps, Tombouctou d’Emmanuelle Vo-Dinh peut se regarder comme une des variations de cette histoire de la danse où l’enjeu est toujours de dépasser les limites… celles de l’imaginaire chorégraphique, celles liées aux attentes du spectateur, puisque l’art, en définitive, s’accorde bien mal des frontières… soit un Tombouctou à la carte…

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Ma femme m’a fait une scène… Pilt https://www.insense-scenes.net/article/ma-femme-ma-fait-une-scene-pilt/ Wed, 08 Jul 2015 16:30:25 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=939 ——
Présenté comme un théâtre d’avant-garde estonien, Teater N099 présentait Ma femme m’a fait une scène au Gymnase Aubanel. Un peu moins de deux heures où l’on perd un peu son temps à regarder un processus « performatif » qui repose sur l’improvisation rabachée. Avec pour effet de fonctionner comme un rabas joie.


La scène de ménage…
Eu égard à une trame qui se résume au titre du travail proposé par la compagnie du Teater N0 99, dirigée par Ene-Liis Semper et Tiit Ojasoo, Mu naine Vihastas N0 51 (Ma femme m’a fait une scène et a effacé toutes nos photos de vacances) (prononcez « mou naillené vihestasse », en accentuant les finales. Et traduisez « ma femme se mit en colère ») n’est rien moins qu’une variation sur une scène de ménage. Une enième scène de ménage, dans l’histoire du théâtre qui les a multipliées et qui, du Vaudeville à la scène de méninges du Drame que commente Jean-Pierre Sarrazac dans Théâtre intime, est déclinée sur les modes comiques ou dramatiques, embrayant quelques catastrophes tragiques ou au contraire quelques épisodes hilarants. La scène de ménage est ainsi un constituant théâtral, un structurant scénique, un ressort pour le jeu de l’acteur où se noue la complexité de la relation amoureuse dont l’issue : la réconciliation ou la rupture, passe nécessairement par ce temps intermédiaire qu’est la dispute. De mémoire de festivalier, l’une des dernières scènes de ménage parfaitement disposée serait le Cloture de l’amour de Pascal Rambert qui fit retentir tous les accents et toutes les variations de la violence que l’on porte à l’autre, qu’elle soit constructive ou dévastatrice.
Enfin, et du seul point de vue du jeu de l’acteur, la scène de ménage n’est pas sans avoir problématisée le dialogue et la situation de communication puisque si l’on parle à l’autre on ne l’écoute finalement pas, voire on ne parle que de soi. La scène de ménage peut ainsi être considérée comme l’une des situations scéniques qui problématisent le rapport dialogique entre deux personnages. Au comble, on peut y percevoir une forme de monologue (c’était le cas justement de Cloture de l’amour). Paradoxalement, si la présence d’un couple est obligatoire pour la scène de ménage, le corps de l’autre n’est nécessaire que parce qu’il joue le rôle de butée ou de mur qui renvoie celui qui parle à sa solitude.
Au terme d’une scène de ménage, cette solitude est généralement révélée et augmentée par la disparition de l’autre (claquement de porte et départ), ou dans un rapport plus complexe et cérébral disparition à soi (mutisme et repli sur soi) en présence de l’autre. On appelle ça encore la stratégie de l’huitre qui est la conséquence directe de la scène de ménage née à cause des « portugaises ensablées ». Expression triviale qui souligne l’absence d’écoute de l’autre. Pour finir sur ce « chapitre mode d’emploi de la scène de ménage », il n’est pas rare que dans cette situation de crise (car c’est bien une crise qui marque un tournant dramatique), l’un ou l’autre des protagonistes d’une scène de ménage s’en prenne physiquement aux objets qui l’environnent. Assiettes, objets totem, souvenirs communs… trouvent alors une issue tragique et dramatique via quelques gestes explosifs et terroristes qui ont pour visée de nuire à l’autre. Il s’agit là, de fait, de la volonté d’entreprendre un geste de mutilation, soit de l’autre, soit du commun qu’il y avait entre l’un et l’autre. Arrivé à ce stade critique, la scène de ménage est alors une scène d’éxécution.
Mu naine vihastas… une situtation.
D’évidence dans la chambre d’hôtel qui sert de refuge à l’homme au bagage, la scène de ménage a déjà eu lieu et s’est soldé par une sortie qui fait, justement, l’entrée du théâtral. Enervé, un rien maniaque, sans doute éprouvé et fatigué, un rien plongé dans des pensées qui ne se traduisent plus que dans des gestes curieux et insolites, l’homme a vécu le pire. En lisière d’un comportement de fou, il arpente la chambre, fait le tour du lit, se livre à quelques expertises du mobilier, du bar, du coût des consommations et déploie une énergie à habiter un logis qui n’est qu’une redoute. Quand enfin, il finit par se calmer, entre les cents pas dans la salle de bain et les positions fœtales sur le canapé, un bref instant suffit, le temps d’un noir scénique, pour qu’apparaisse une bande de voyageurs. Genre six personnages en quête d’on ne sait quoi, n’ayant rien demandé, et parachuté à l’endroit du drame du type solitaire. Passé le premier temps de l’émotion et de la suprise, l’homme solitaire leur confie que « sa femme ayant vidé la carte mémoire de l’appareil photo suite à leur dispute, il souhaite recourir à leur présence pour fabriquer des Ersatz de souvenirs familiaux ». Dès lors, tel un metteur en scène ou directeur photo, il impose à la bande toutes les postures qui lui rappelleront son foyer. Imposant à chacun des voyageurs égarés les positions les plus exigeantes pour que la ressemblance lui permette de croire à l’authentique. Commence alors une séance photos (systématiquement reprise et projetée sur un mur), où la qualité de la vraisemblance que le solitaire recherche confine au ridicule, à la douce folie, à la caricature grotesque, au jeu débile. Et d’ajouter que le « développement » de la situation comme du récit tient à ce mince file où très rapidement on perçoit non pas les limites du propos, mais tout simplement sa stérilité liée à un effet de répétition continu.
De la chambre ne reste dès lors plus rien qu’un décor aménagé en différents espaces à mesure que la carte est à nouveau remplie.
Construit sur l’ellipse de la scène de ménage et la mémoire (de la carte comme de l’être humain) des jours heureux, le travail de N099 croise une pratique qui repose sur le jeu de l’acteur et l’usage d’un média et d’une technologie. Dans un va et vient entre la scène jouée et la scène photographiée, le travail de N099 finit alors par ressembler au problème que pose la reproduction telle que Benjamin en parle. Quid de l’aura de la reproduction ? Sauf qu’ici, et depuis le début, l’original (le jeu des comédiens) ne permettait pas d’imaginer qu’il y avait davantage de présence chez eux.

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Riquet… Misère Misère Misère https://www.insense-scenes.net/article/riquet-misere-misere-misere/ Tue, 07 Jul 2015 15:37:50 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=938 ——
C’est en matinée, à la Chapelle des Pénitents blancs que Riquet d’Antoine Herniotte, adaptation libre de Riquet La Houppe de Charles Perrault, est présenté par le metteur en scène Laurent Brethome. Un conte théâtalisé pour les enfants… une petite heure.


Il était une fois…
Dans un royaume fort lointain, une reine accoucha d’un moutard (Riquet) que la Nature – cette salope – s’était entendue pour disgracier arbitrairement. La beauté prise en défaut, on lui refila l’Esprit en guise de cadeau. Histoire de méditer sur la solitude des laids quand il gagnerait la forêt afin de s’abriter des moqueries sur le sort des pas beaux.
Dans le royaume d’à côté, une autre Reine accoucha de deux filles. L’une dépourvue d’esprit était très belle. L’autre intelligente était très laide, etc… Victimes innocentes des copulations de leurs royaux parents, heureusement quelques fées devaient corriger ces destins accablés.
A leurs épousailles respectives, Riquet le moche donnerait l’esprit à sa promise, la belle donnerait la beauté au prince. La laide, l’esprit à son futur époux. Et comme le hasard dans les contes est parfaitement réglé, la cloche rencontra le difforme qui lui refila l’intelligence en guise de maladie. Quant à lui, la belle l’épousant, c’est l’équivalent d’un acte de chirurgie esthétique qui s’opéra sur Riquet.
Bref, il fut un temps où le merveilleux passait par les canevas simples des bienfaits du mariage. Une époque où, contemporain de Guitry, le stéréotype était reconduit « une belle femme est forcément idiote ». Ou, dans le prolongement de la préface de Cromwell, le beau, le laid, la noblesse d’âme, etc… étaient encore un credo, une croyance, une petite foi… Il fut une littérature où le conte n’était rien moins, dans le prolongement des fables de La fontaine, que des contes moraux.
Il faudra attendre Rohmer et Pasolini pour qu’enfin le genre gagne un peu en épaisseur.
Mais tout cela est au patrimoine, au panthéon de la littérature pour l’enfance, et souvent n’en doutons pas dans les écoles où l’on cherche à travers ces récits à distiller auprès des citoyens en herbe et autres adorateurs de Mangas et de Potter, un rien de relativité littéraire qui est la première marche de la sagesse citoyenne
Regardant Riquet…
Ils auront bien entendu adapté, modifié, transformé ce conte. Ils auront eu recours à un plasticien, Louis Lavedan, pour faire évoluer les toiles peintes. Ils auront travaillé la marionnette à bras, inventaient une lanterne magique, jouaient simple et, d’aucun dirait « moderne » en slamant quelques paroles d’aujourd’hui… Les fées auront même une petite allure de fées du logis avec balai de chiotte en guise de baguette magique. Dans un esprit ubuesque, un poirot sera de la partie. Et il n’est rien à redire quand regardant ce Riquet, on sait que pour le metteur scène, il y eut là une thérapie (cf. le programme). Ah, le théâtre, ses vertus, ses valeurs… Justement sa Valeur… !
Regardant tout cela, ce qui était surtout visible, c’est la pauvreté de moyens qui conduit le théâtre destiné aux enfants à figurer la preuve d’un théâtre en voie de paupérisation. Ce décor de bric et de broc qui tient à l’énergie des interprètes qui donnent de leur personne pour faire exister un art qu’on dit populaire et éducatif. Et bien entendu, même si c’est également un geste esthétique, on regarde l’outrance, la caricature, le jeu appuyé comme un cache misère… Alors forcément, la misère ne disparaît jamais… elle gonfle sous ces effets.
Il était une fois un théâtre pour enfant qui n’avait finalement pas de moyens. Tout le monde le savait, tout le monde s’en foutait, tout le monde faisait comme si…

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Loin d’Avignon | chronique anachronique https://www.insense-scenes.net/article/loin-davignon-chronique-anachronique/ Tue, 07 Jul 2015 09:14:36 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=936  


 
Une chambre d’hôtel bon marché au cœur de la zone commerciale d’une commune affreuse des Alpes Maritimes dans laquelle je suis rappelé par la République à mes devoirs de fonctionnaire. Trois jours ici me tiennent loin d’Avignon. Deux heures du matin brûle dehors dans l’air inexistant qui entoure le Campanile vide (un bar à yaourts fait la réputation de l’établissement.) Sur le mauvais écran de la télévision, le service public fait rejouer l’Orlando de l’an dernier, par Olivier Py. L’éloignement redouble. Ce qu’on perçoit d’Avignon à distance – quelques centaines de kilomètres, mais trois ou quatre heures de route –, me rend contemporain d’un passé déjà frappé d’obsolescence. Un décalage horaire de tous les instants. Le sentiment d’être loin, on le perçoit surtout quand nous parviennent les nouvelles du présent : le collectif Insensé a pris place dans les salles d’Avignon 2015 ; être ici rend difficilement pensable que du présent quelque part puisse avoir lieu. Les acteurs de l’Orlando possèdent même statut et même aura qu’un enregistrement sale d’un spectacle de Jouvet ou d’un vaudeville du Splendid. Lettre de Koltès, été 1977, en plein cœur du festival où il présente La Nuit juste avant les forêts devant dix spectateurs chaque soir : « Avignon est sinistre – Saint-Germain-des-Prés épileptique – effrayant de sottise, de frime, d’absurde et de laideur dans les spectacles (je n’y mets plus les pieds) ». Je cherche un mot qui dirait le contraire de l’épilepsie qu’à ce moment pathologiquement j’envie : la médecine possède bien le terme catatonie. Peut-être convient-il à cette ville que je visitai en soirée. Sur une place au pied d’un collège qui semble une Maison d’Arrêt du début du siècle (le précédent), ils ont ici levé des gradins : sous le cagnard de huit heures, rien de plus vide que des gradins vides face à l’inexistant. D’ailleurs, la ville est vide et semble bâti pour l’être. Partout des affiches annoncent le départ ici du Tour de France dans quelques jours (mais de quelle année ?) C’est une parabole sublime et désastreuse sans doute. Avignon existe alors comme un lieu où se fabriquerait cette qualité du temps qu’on nomme la beauté, et son envers radical, qui désespère d’en être contemporain. Mais ce désespoir parfois soulève, je le sais bien – et rend aigu le fait d’être au présent celui qui en refuse le poids de tristesse et d’inanité. Face au désastre, du moins est-on face. Ici, dans cette chambre d’hôtel du bout du monde de la Provence, je ne suis que devant un écran qui passe – comme le supporte-t-il ? – les gesticulations consternantes d’acteurs qui hurlaient l’année 2014 passée pour toujours : contemporain, je ne le suis de rien. Peu d’événements dans une vie d’un homme vous donnent l’impression d’être le contraire de contemporain. Peut-être cette minute où, à deux heures du matin, ce lundi 6 juillet 2015, dans votre chambre 26 du Campanile de XXXX, vous allumez par désœuvrement la télévision française et que vous tombez sur Orlando, festival d’Avignon 2014, et qu’au dehors trois chats rodent lentement et sont la seule trace de vie possible.

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Des Arbres à abattre, de Lupa : variations sur un diner de cons… ou un traité de Mélancolie https://www.insense-scenes.net/article/des-arbres-a-abattre-de-lupa-variations-sur-un-diner-de-cons-ou-un-traite-de-melancholie/ Tue, 07 Jul 2015 07:15:35 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=933 —–

Des Arbres à abattre, mise en scène Krystian Lupa

d’après le roman de Thomas Bernhard,
mise en scène Krystian Lupa

Avignon 2015, La FabricA


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En lieu et place de la Fabrica, Lupa adapte Les arbres à abattre (une irritation) de Bernhard. Un peu moins de cinq heures où si Le Neveu de Wittgenstein permettait à Monsieur Paul de gueuler que « les artistes se font chier sur la tête », Les Arbres à abattre nous en livre la raison. Lupa, lui, dans une mise en scène aux prises avec la lenteur qui est ici une respiration nécessaire nous engage dans les dédales d’une conscience humaine à travers un geste artistique où la scénographie et l’interprétation réfléchissent le labyrinthe et la profondeur de celle-ci.


De Krystian Lupa à Thomas Bernhard
De Lupa, le metteur en scène, le professeur à l’Ecole nationale supérieure de théâtre… quand pourrons-nous espérer la traduction de son essai Utopia i jej mieszkancy (1994). Ouvrage qui mêle notes de travail, fragments de scénario, esquisses de Manifestes, réfléxions personnelles sur l’expérience artistique, pensées sur la synthèse des arts, remarques sur les formes littéraires, filmiques, plastiques, musicales (si importantes pour lui dans l’effet esthétique)… et surtout, et principalement, somme de pensées sur le croisement entre la vie et l’art où il annonce – à la marge de son but « toucher le mystère d’un événement quotidien » – le principe qu’il observe au théâtre « Etre honnête avec soi-même et observer un dépassement des frontières que forme la conscience dans le processus artistique ».
Avant, avant d’en arriver à cette idée de son art, et d’une manière généalogique, Lupa qui a été jeune étudiant au conservatoire d’art dramatique de Cracovie, a croisé et dialogué longuement avec Konrad Swinarski, son professeur, qui lui parlait, de l’importance de ne pas se satisfaire de « l’évidence et de la première idée », et surtout, entre autres, qui lui a aura parlé d’Ibsen… et sans doute du Canard Sauvage… Avant, Lupa a éprouvé les avants-gardes, l’essor du cinéma d’auteur, les formes de Tadeusz Kantor dont il dit, à propos de Wyzwolenie et Umarła Klasa, qu’elles furent pour lui un « un événement psychique », alors qu’il se confie dans un entretien à Anna Sobanska (Teatr, n°15, 1979). Avant, il y eut encore le Stary Teatr… Et tout ceci a forgé Lupa qui, alors qu’il questionne l’enjeu de la création, parallèlement à la désillusion qui marque l’Histoire et ses idées, voit dans l’Europe une désespérance qui n’est pas étrangère à ses spectacles.
Ce qui le conduira, à mesure de son épopée théâtrale, à interroger moins des textes de théâtre ou du répertoire, que les œuvres de la littérature. Moment où Lupa finit par opter pour l’adaptation. C’est-à-dire la manière de travailler des matériaux, et d’en assumer les formes dramaturgiques libres. Le roman Les Arbres à abattre (une irritation) de Thomas Bernhard est l’un d’entre eux… Adapter le roman qui recoupe différents enjeux de la pratique et des questionnements de Krystian Lupa s’imposait alors comme une « évidence »…
D’abord, et peut-être, parce que l’un des motifs récurrents du roman concerne le « petit monde » des intellectuels et autres icones des salons de l’intelligence artificielle où il s’agit, comme toujours, de briller soi et dans un rapport à l’altruisme faisandé « entre soi ». Dans ce microsme autoréfléchissant, le « petit cercle » que forment les comédiens apparaît comme une basse-cour de choix. Narcissisme, bêtise, jalousie, égocentrisme… sont le début d’un inventaire clinique révélant les nouvelles formes d’un autisme social. Et d’ajouter que si l’épimeleia heautou (le souci de soi) dont parle Foucault renvoie à un art de vivre, voire une manière de vivre un art, disons que poussée à l’extrême par une société qui contemple ses fientes comme des boites de Manzzoni, ce souci est mutilé par ces beaux-esprits habités « de songes creux ». Les Arbres à abattre (une irritation) est ainsi non pas une fresque, non pas un tableau, non pas une étude sur la « connerie », mais une encyclopédie sur les formes génétiques de l’Abruti. Encyclopédie qui commence à la lettre A : Acteur, Artiste, Art, Autrichien, Amis (faux), Auteur…Amour de soi… Alcoolique nombrilique, Acéphale bipédique, Apparatchik de la détaxe, Autoproclamé, Amateur de décorations nationales… Tous aimables contributeurs d’une pensée molle sur la valeur de l’art et la manière d’en vivre (plus que celle de le faire vivre), débiteurs de sornettes et autres porteurs de valeurs avariées liées à quelques philosophies de banquettes…
Bernhard qui dit son irritation – erregung en allemand – s’en prend ainsi à un cercle que Lupa met en boite scénique.
Sur fond de veillée funèbre observée après que la géniale actrice marginale Joana s’est suicidée, les époux Auersberger offrent un diner au comédien du Burgtheater : l’interprète magistral (selon lui) de Ekdal. Pour l’occasion, l’invité se fait attendre par le « tout cul (turelle ») qui partage ce diner de cons. Soirée entre procès, réquisitoire, réunion d’Anonymes avariés, et « lavage de linge sale en famille »…sous l’œil du narrateur chroniqueur Thomas Bernhard de cette « minute inférieure ».
Adaptation et Chronique de l’éternité d’une soirée
En liberté, Lupa adapte donc Les Arbres à abattre ou disons qu’il presse ce roman pour en extraire une lie qui apparaît comme ce qu’il a lu. En liberté, car Lupa découpe, arrange, ajoute au roman de Bernhard au point que lui trouvant une actualité, la suicidée Joana s’apparente à Sara Khane dont le nom apparaît dans le surtitrage. Khane, Woodman… Lupa a le choix de ces figures marginales qui ont fait le choix de disparaître volontairement…
Et alors que le public s’installe dans la salle, dans l’indifférence qui caractérise cet instant des mastuvu, sur la scène de la Fabrica, Lupa projette déjà une courte fiction où, en gros plan, Joana répond à un entretien sur l’art de l’acteur qu’elle va écourter puisque le « dialogue » n’est qu’un malentendu… Et de regarder ce document noir et blanc qui témoigne d’une vie comme une archive qui met en scène, dans un face à face, une parole de sincérité avec la voix anonyme d’un chroniqueur hors champ. Un « documentaire » ou un concentré de ce qui va advenir et sera mis en scène où la parrhesia (une parole sincère) cotoie un monde de beaux parleurs sophistiqués qui ne relèvent que du vernis. Vers nié contre vernis en quelque sorte…
Documentaire essentiel qu’invente Lupa, et qui augmente ainsi le temps dramaturgique d’une dimension fossile où un spectre « idéal de ce qui fut » n’en finit plus de hanter le monde défait des fantoches. Régulièrement, l’écran s’éclairera tout au long du travail et permettra de faire entendre les paroles sincères qui n’ont plus cours. Paroles intérieures, pensées intimes, en noir et blanc… couleurs surannées opposées au monde des paillettes et des strass de la soirée qui se donne à « l’étage » en dessous, dans le salon aux fauteuils cossus et aux rouges chamarrés bourgeois. Et d’ajouter que si Lupa travaille sur deux temporalités emboitées où la prégnance du passé peut se regarder comme une laisse qui étrangle le présent et ceux qui en ont la mémoire, Lupa travaille de la même manière l’espace.
En archéologue à la recherche des mouvements contradictoires et de l’expertise de la conscience, il a conçu un dispositif labyrinthique qui se regarde comme une aire de fouilles. Une box à « tirroirs » aussi, un présentoire qui marque différents lieux et facettes et qui, lorsqu’il est actionné, révèle les plis et les coins de la pensée. Espace de socialisation (le salon), Espace de réception (la table du diner), Espace d’intimités (la chambre), Espace salarié (la cuisine de Marie-Madeleine), Espace naturel (la forêt en trompe l’œil), Espace d’une Histoire (l’écran), Espace public (la porte vers l’extérieur), Espace urbain (toile peinte d’une façade d’immeuble qui abrite peut-être l’appartement des Auersberger), Espace scène-salle marqué par un adhésif rouge, sorte de ligne jaune transgressée à deux reprises par le le spectre de Joana et le narrateur… Façon chez Lupa de travailler sur une spatialisation des pensées dans un rapport de continuité tout en marquant les variations de celles-ci selon que le Je est socialisé ou que le moi est privé (cf. Deleuze).
Dans le mouvement de ces intérieurs/extérieurs, dans le déplacement d’un point à un autre, l’acuité de Lupa s’exerce parfois dans les détails que livre la scénographie. Ici, des étagères de livres mis sous plastique qui ont perdu leur fonction de « connaissance ». Un « cimétière » dirait Sartre, et qui pourtant rendent l’image de la fossilisation d’une civilisation passée idéale. Là, furtivement, l’image de la bonne (à rien) à quatre pattes, prise dans un halo de lumière, figure l’allégorie de la perte de la dignité. Sorte de spectre de Catherine d’une Mademoiselle Julie contemporaine d’Ibsen. Ailleurs, dans un verre tenu à bout de bras se réfléchit un Hamlet qui scrute le crane de Yorik. Plus loin encore, quand Joana ou le narrateur franchissent la ligne jaune et heurtent le spectateur… moment troublant où la salle n’existe plus. Plus loin toujours, quand ce qui devait être un temps de sexualité se transforme en un temps de pénitence coupable… Bien plus loin et presque à la fin quand à l’écoute du Boléro, à la furie fait place la passibilité retrouvée…
Et tout cela se donnera au rythme d’un ensemble d’interprètes qui, pris dans l’attente, le désarroi, l’ironie, la raillerie, la tristesse, le dégout, l’hystérie… Un ensemble d’interprètes qui touche la perfection pour notre amusement dans la manière de rendre un désabusement. A cet endroit, sans doute la scène de l’acteur du National (cette porcherie dit-on), commentant dans un rapport d’autosatisfaction orgueilleux son rôle d’Ekdal dans Le Canard sauvage, et plus largement le métier d’acteur dont il devient le modèle, restera dans les annales. Lui, et ses camarades de jeu, auront touché la perfection dis-je. Peut-être parce que tout simplement, ils permettent, le temps de la représentation, de nous faire oublier qu’ils jouent ou admirer qu’ils jouent. Sensation confuse de spectateur qui apprend à nouveau que la scène est le lieu non pas du naturel, mais d’un travail dont l’excellence et la maîtrise contraignent le naturel, le rendent présent, le détachent du quotidien pour l’élever à une visibilité ressentie. Juste incroyable.
L’attente… l’ivresse
Du travail de Lupa, on pourrait dire qu’il est avant tout une épreuve plastique et sonore. Là où la matière partiellement inerte, immobile, prise dans le deuil et le funèbre ou l’ennui et l’artificiel… se trouve animée par une forme d’esprit liée à la présence constante du musical, du silence et du texte. Du travail de Lupa, on pourrait ainsi dire que c’est une étude musicale et plastique. Le lieu d’une temporalité prise dans l’attente vaine et l’ivresse des aphasies qui viennent avec la nuit parce qu’au bout de la nuit, comme au bout du rouleau, le silence qui se fait est le signe des morts que nous sommes. Le mot « La mort » apparaîtra au moment de l’entracte, nous rappelant la glissade prévisible. Du travail de Lupa, il pourrait encore être proposé de le regarder comme le commentaire critique d’un monde qui s’avilit.
Mais d’évidence, le monde de Lupa est d’abord une mélancolie. Un rapport étroit à la mélancolie dont Baudrillard nous rappelle que si c’est un état, c’est l’état nécessaire à la remise en mouvement de la pensée.
Regardant Les Arbres à abattre de Kristian Lupa, il y avait là, devant moi, un traité, un modelé de cette pensée mise en mouvement. Soit une manière, tout en faisant entendre le texte violent et cruel de Bernhard qui s’en prend au petit monde de l’art, de donner le change à cette partition en inventant le visuel d’une acétia collective… « une catastrophe de la vie ».

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Champ d’appel, ou un appel du pied pour rêver d’un autre monde https://www.insense-scenes.net/article/champ-dappel-ou-un-appel-du-pied-pour-rever-dun-autre-monde/ Sat, 13 Jun 2015 09:40:29 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=927 ——
Champs d’Appel,
de L’Accord Sensible

Direction artistique – François Lanel



— 7 juin 2015 à 20h, Festival Premières, Kleines House, Karslruhe

— 10 & 11 décembre 2015, Quai des Arts, Argentan

— 8 janvier 2016 à 19h30, Théâtre de la Renaissance, Mondeville

— 21 janvier 2016, Dieppe Scène Nationale



Avertissement
« Le loup qui comprend l’agneau est perdu, mourra de faim, n’aura pas compris l’agneau, se sera mépris sur le loup… et presque tout lui reste à connaître sur l’être. »
Henri Michaux

Ce n’est pas pour manifester une connaissance et une compréhension plus instruites de « champs d’appel » que nous risquons ici, un témoignage. Il s’agit peut-être pour nous de cultiver à notre usage un accord sensible. L’incompréhension offre un bénéfice de singularité et de solitude. Michaux prétend que l’on ternit et abime d’une certaine manière, tout ce que l’on prétend comprendre. Donc s’en tenir à l’accord sensible c’est épouser les modalités d’une intelligence des choses qui sortent un peu des sentiers battus. Il ne faut pas s’y tromper et de cela… s’avertir. Il sera juste question ici, d’une approche, que l’on pourra qualifier de farfelue et alors ?
Nous espérons par là faire état d’une contamination… Celle-là même qu’explore dans le registre de la peinture dont il déborde volontiers le cadre, notre ami Joël Hubeau. Pour tirer sur la corde sensible et en obtenir du son, il est recommandé de se doter d’un humour solide et de l’état d’esprit adéquat.
Pour commencer
Il vous prend par la main, c’est un Leo Librius, un non acteur, avenant : c’est-à-dire un venant, un bien venant (variation de la bien veillance) un séducteur du latin « seducere », prendre à part, c’est-à-dire tirer à l’écart (donc écart de conduite garanti, car « tirer », c’est aller bien au-delà de l’attirance selon la mauvaise langue. Le théâtre en procède avec son aptitude à suspendre et contourner la morale et l’ordre dominants et ses lois.
Bref, un Leo Librius d’après le Petit Larousse serait quelqu’un qui se distingue du commun par « une excentricité stupide ». Marque véritablement distinctive de ce Champ d’appel concocté par François Lanel et ses comparses (autre qualificatif pertinent désignant les acteurs « complices » de la décomposition/recomposition de la fable théâtrale à laquelle nous sommes conviés.
Un autre et nouveau monde, ce serait — soyons prudents — semble-t-il, d’abord cela : le Champ d’appel que nous propose l’Accord Sensible. Le spectacle, semble-t-il, arrive à son terme : à l’heure du bilan et de la mémoire. Que pourra ou pourrait-on en retenir ?
Nous avons retenu l’appel à rêver d’un autre monde.
Seul l’avenir permettra d’en vérifier la juste mesure. Voilà à quoi se prête la présente divagation qui nourrit l’espoir de concourir à stimuler l’espoir d’une vie autre, en particulier pour ceux que l’Histoire tient à l’écart
Un art de l’écart
La stimulation de la rêverie dans le champ de l’imaginaire social implique que l’on satisfasse à certaines conditions et certaines exigences. Il faut donc en passer par un rituel initiatique. Une sorte d’exposé des motifs. À quoi satisfait Léo Librius, dont le propos, au demeurant, s’avère déroutant, mais dont le pouvoir de séduction peut et doit se prendre à la lettre, pour consentir au « tirer à l’écart », où va cohabiter à la fois la stupidité (excentricité, décentrée à l’excès) et la plus fine des subtilités (intelligence calculée).
Se trouvent ainsi sollicitée la liberté, ou plus exactement, les libertés que l’on peut prendre avec le conformisme et l’orthodoxie qui régissent au principal toutes les formes de la vie sociale et culturelle, et accessoirement la forme usuelle reconnue aux manifestations théâtrales.
Il sera donc question du théâtre et de son langage dans ses rapports au « politis », à la démocratie. Démocratie revisitée. Utopie ré-investie.
Le double tranchant (stupidité/intelligence) qui structure l’espace scénique structure le travail du regard du spectateur entre plaisir et réflexion.
Abandon souriant à la bêtification (façon d’être stupide ensemble à ne pas confondre avec béatification même si de béat à ba ba il n’y a qu’un petit a, à franchir.
S’avouer juste bête, assumer cette connerie dont l’espèce se trouve bien pourvue, et dont personne n’est exempt.
Tentative de s’exercer à une pensée en train de s’inventer, péché d’orgueil fort justement relevé par Baudrillard
« Il y a bien un jeu entre le corps et la pensée. Plus celui-ci accuse de faiblesse, plus apparaît la misère organique, ou la désuétude de cette machine, plus la pensée se fait libre et aventureuse. Elle participe elle aussi de cette sorte de jeunesse intemporelle qui n’a rien à voir avec la fleur de l’âge. La pensée ne vit pas de santé ou de vitalité, mais de lucidité et d’orgueil, et la défaillance du corps excite cette lucidité et cet orgueil. »
Baudrillard (Cool memories. Galilée. 1987.)

La Renaissance
Voilà de quel ordre furent le plaisir et la réflexion, à quoi nous fumes conviés à « la Renaissance » de Mondeville, proximité de Caen, en cette soirée du mercredi 20 mai où était programmé le Champ d’appel de l’Accord Sensible avec le bienveillant soutien de l’Odia Normandie.
Observons, avant d’en venir au fait théâtral, que « la Renaissance », ex cinéma de la citée résidentielle ouvrière des hauts-fourneaux de la Société Métallurgique de Normandie offre depuis des années un programme culturel d’une vive originalité nourrie d’esprit critique. En l’occurrence Champ d’appel ne pouvait qu’y être présenté avec la plus certaine des pertinences.
« La Renaissance » présente donc assez souvent des spectacles qu’on ne voit pas ailleurs : ainsi de la « Corinne Dada » de Mohammed El Khatid, ou d’un plus lointain « Devant nous » d’Antonin Menard. Semble s’y entretenir une mémoire plus socialisée qu’ailleurs, un regard singulier d’ordre sociologique qui permet que l’on y croise des personnalités politiques dans le dedans/dehors de leur strict territoire de prédilection politique.
« Champs d’appel » a pu donc y trouver un cadre de référence.
L’endroit parait donc bien indiqué pour faire l’expérience d’un théâtre préoccupé d’imaginaire social.
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Pour et Contre de Kandiski


Le bon tempo du savoir
Bon lieu et bon temps dans cette période où l’école républicaine fait débat à travers la réforme du collège proposée par Najat Vallaud-Belkacem, peut s’interroger un art de la paresse. « La paresse comme vérité effective de l’homme » de Kasimir Malevitch. Le peintre comme le théoricien ont à voir avec Champ d’appel, comme la réforme de Najat ne vaudra que du tempo qu’elle permettra et de la capacité de rêverie et de paresse qu’elle autorisera.
La réforme se met en place aussi résolument que « chant d’appel » permet à tout un chacun de faire sobrement et efficacement sa révision du bac.
« Révision du bac » ! c’est, effectivement, ce qu’un spectateur hurluberlu s’est autorisé de hurler dans la salle. À sa manière, Accord Sensible met en question le savoir, sa légitimité et sa place. On dira cette manière, poétique. Dans le champ de Champ d’appel se cultive la rêverie. Cette rêverie que Michaux s’employa à identifier. Il note dans son Poteaux d’angle ceci :
 » Supposons un espace de temps de quinze secondes. Ce n’est pas beaucoup. Si, c’est beaucoup. C’est une bonne norme. La façon d’utiliser ce court espace de temps suffit à faire la différence entre les uns et les autres et pour la vie entière.
Une nature rêveuse n’est pas seulement celle d’une personne qui au cours de tel ou tel épisode de la vie se sera montrée distraite, sans prendre de décision ou rêverait d’être cheval ou… généralissime. Non. Dans chaque suite de quinze ou même de cinq ou six secondes, le vrai rêveur s’étale en écoulement méditatif ou en radeaux de débris flottants, que vont suivre, s’y accrochant, d’autres écoulements-écroulements, où personne ne dirige, où tout est entraîné sans commandement, où ce qui semble vague cependant est indétournable. »
Ne se proportionnant pas au réel, au réel extérieur subalterne qui est le souci des autres, le rêveur-né n’en fait qu’une prise négligente, infidèle, bientôt vouée à la perte, à l’oubli ou à de vains déformants recommencements. Continuellement déporté d’instant en instant, par un cheminement déviant, atteint d’une inclination pour les secondes évasives, l’être de rêverie par une attention naturellement glissante se trouve détourné. »

« L’être de rêverie » ou la reconnaissance du « rêveur-né » seraient-ils au cœur d’une réforme introuvable de l’éducation de nos enfants ?
Nous sommes enclins à penser que l’imaginaire s’affirme source et capacité de transformation du monde. Sous condition : l’histoire nous a gravement appris que du poème à sa réalisation sociale, il y a loin de la coupe aux lèvres.
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Le service à thé de Malevitch


Il y a un hiatus, une béance dans l’idée d’imaginaire social. Un vide à combler ? En tout cas une recherche est à mener… Et c’est de cette recherche que François Lanel et ses complices se préoccupent. L’adhésion du public montre à l’évidence qu’elle se recoupe avec les préoccupations de nombre de nos citoyens.
De l’art du dérapage contrôlé
C’est un fait que de la réforme des collèges on nous rebat les oreilles, car il y aurait en elle des virages à prendre.
Il semblerait que les citoyens soient retissant, voire même hostile à l’idée de réforme, c’est-à-dire à virer de bord.
Obstination de la ligne droite. Elle favorise une vitesse maximum jusqu’au paradoxe de rester sur place et même de rétropédaler. Il s’agit d’aller au plus court pour aller au plus loin… pour finalement, se retrouver chez soi.
Quand on voyage, il semble qu’il faille « se faire au plus court, et au plus bref… La malle… poste.
Pas question de détour…. Détour s’indique comme contour ou tour de con si vous préférez. Ainsi en serait-il de la réforme promise. On y tourne en rond, et rond et rond petit patapon… Pas loin de tourner en bourrique, en âne bâté.
À cela nous ne répugnons pas et à sa manière « champs d’appel » enfonce le clou.
Car.
Il semble bien que ce champ-là nous ait offert l’archaïque prestation d’un âne bâté. Faire l’âne pour avoir du son. La musicalité du langage fait sens. L’école buissonnière reste la seule promesse d’une école émancipatrice à venir, et dans le même esprit, l’accord sensible fonde son théâtre buissonnier.
Tout en virage et tout en rond : il offre de délicieux moments d’égarement et Champ d’appel se fait la chambre d’écho des aléas et débats concernant les inévitables mutations sociales politiques et culturelles en cours. Notre réflexion sur la réforme n’était pas une digression, mais travaux pratiques, utilisation concrète du poème dramatique propose. Avec la poésie, laboure ton champ et pousse ta vie vers son sens et son terme.
De l’entourloupe
Nous avons été invités à suivre un drôle de guide (Leo Librius alias Leo Gobin dans le civil) invité à se fier à une voix pour trouver la voie du plaisir théâtral. Propos introductif qui tient lieu de tableau d’exposition. Entrée en matière par laquelle s’annoncent et se définissent théâtre et plaisir proposés. Nous nous en offrons la déclinaison sous plusieurs angles, à commencer par l’entourloupe par laquelle nous désignons le bon tour de passe-passe qui nous introduit au spectacle. Expliquons-nous. L’entourloupe produit un effet de loupe, met en évidence que quelque chose va se manquer dans l’ordre d’un mal entendu pour une mise à mal de l’attention (la tension dramatique).
Ce qui fait le lien, l’accord c’est le plaisir de l’écart de conduite, reconnu dans l’écart de langage, écart de langage théâtral, il va sans dire.
S’agit-il de théâtre ou pas ? Lapsus ? Dans un ouvrage récent, Jean-Loup Rivière relève qu’à tout prendre le théâtre pourrait bien être un lapsus du monde [[Jean-Loup Rivière, Le monde en détails, Seuil. Février 2015. Page de garde.]].
Mais puisque nous avons parlé d’entourloupe comment peut-on l’identifier et la définir ?
Elle tient dans les limites que l’on se reconnaît. Limites dont, semble-t-il, la science s’est faite porteuse et à travers elle, limites repérables de l’espèce humaine quand elle ne reconnaît pas son dépassement dans la croyance en Dieu. Manque de pot (coup de peau), cohabite avec la science un foutu inconscient qui, lui, ignore toute limite.
Sur quel pied danser ?
Le dilemme va trouver son incarnation avec l’entrée en matière de Leo Gobin qui ouvre le spectacle en se présentant comme un non-acteur. Il va compléter avec malice le rituel qui veut qu’un membre anonyme du personnel (sauf quand c’est le Directeur du théâtre) nous assigne d’avoir à la boucler. Non la bouche, mais la sonnerie des portables. Il est clair qu’une représentation théâtrale sereine implique l’économie de tout appel extérieur. Il s’agit de se couper du monde. Quoique Bertold Brecht ait pu dénoncer cette nécessité. Il souhaitait qu’au théâtre on fume sa pipe (d’ailleurs il était fumeur de havane) et que ne s’éteignent pas les lumières de la salle. Fumer sa pipe, la loi nous l’interdit, mais garder les lumières de la salle allumées fut bien réalisé de fait. Ces lumières nous invitaient à ne pas nous départir trop rapidement de notre réalité sociale et ne pas reconnaître trop rapidement dans Leo Gobin, un acteur. Conscientiser la perte de réalité à temps partiel. Privé d’image au bénéfice d’un discours se présentant, voire se prétendant scientifique.
Économie de la légitimation religieuse et ordinaire dont use et abuse le théâtre. Et comme dit Jean-Loup Rivière :
« Le théâtre ne commence à compter et n’être lui-même qu’au moment où il pourrait être toute autre chose. Ne commence à naître qu’au seuil de sa disparition [[ Jean-Loup Rivière, Le monde en détails Seuil. Février 2015. Page de garde]]. »
Leo Godin joue sur cette frontière, il montre avant que d’incarner et si sa démonstration fait illusion c’est que le théâtre paraît être ce lieu ou « l’on peut croire sans ce faire d’illusions [[ idem page 12]] », comme il met une certaine virtuosité dans cet artifice, cela induit « qu’il laisse au spectateur un peu de la fonction d’interprète [[ idem page 232]]. »
Le théâtre fait figure d’antidote à l’esprit religieux et cette entrée en matière très revendiquée par l’Accord Sensible nous invite à l’exercice d’un point de vue critique de la chose théâtrale en général et de « champs d’appel » en particulier.
Concordance ou discordance ? l’important c’est que vibre la corde sensible.
C’est bien un pari sur l’intelligence à quoi nous sommes conviés.
Espace et temporalité vont donc se disputer nos sens comme être ou n’être pas acteur se recoupe d’être ou n’être pas spectateur conscient. Conscient de quoi ? Nous allons y venir. Mais les règles du jeu sont in fine, bien posées,
Raison raisonnante : parlons transcendance
Donc l’acteur Leo Gobin paraît partir du principe de réalité, de ce qu’il est, et du sens de ce qu’il dit : ça communique. L’éducation que l’on a reçue est censée nous avoir dotés de raison. Donc Champ d’appel prend corps dans la raison et le raisonnement. Nous sommes d’abord que ce que nous sommes. Avouons-le des pas grandes choses.
Ce qui différencie Leo Godin de nous c’est que lui nous cause et que nous l’écoutons, quand la convention théâtrale nous enjoint de nous taire. Cette situation tout un chacun a pu, en règle général, la vivre tout au long de sa scolarité, se fut-elle prolongée jusqu’aux études universitaires. Léo G. nous en rappelle l’usage fondé sur le savoir du maître distribué à une communauté (l’ensemble des élèves). L’ironie paraît être d’assimiler la démonstration à ce que pourrait être la théorie des ensembles (c’est-à-dire donner corps et sens au rassemblement des spectateurs présents.
Qu’est-ce que c’est que cette communauté qui s’est rassemblée là, dont nous sommes ? Pour quoi faire et dans quel but ? On le comprendra mieux au terme de l’expérience proposée, sens et questions, mais d’emblée elles intriguent et déroutent. Serions-nous possiblement, des spectateurs de bonne foi ? Va se trouver sollicitée et stimulée notre capacité d’imaginaire social : qu’est-ce qui nous permet et nous autorise à rêver d’un autre monde ?. « Champs d’appel » en propose les travaux pratiques.
Sources lointaines et historiques
« 1. Nous voulons chanter l’amour du risque, l’habitude de l’énergie et de la témérité. » C’est par cette profession de foi que Marinetti, anarchiste, amoureux des sciences et de la vitesse, augurait en 1909 son Manifeste du Futurisme. Marinetti ne jurait que par le devenir, le « devenir » étant devenu, semble-t-il, un concept majeur de la pensée de Deleuze, il devait passer par des transformations considérables, renvoyant les rêveurs d’homme nouveau à une niaiserie politique certaine. Marinetti en anarchiste de droite conséquent deviendra un suppôt du fascisme mussolinien. Du côté de la révolution russe, on observera que le suprématisme (Malevitch) et le constructivisme (Tatlin) trouveront avec Maîakovski, le chantre de l’art et de l’homme nouveau et c’est Dada (Tsara) et le Surréalisme (Breton) qui nous conduiront jusqu’à l’art contemporain d’aujourd’hui dont « champs d’appel » constitue, selon nous, un fleuron. On peut voir d’ailleurs dans la tentative de construction du scénographe/comédien David Séchaud, un joyeux clin d’œil au monument de Tatlin dédié à la IIIe Internationale. Clin d’œil, car tous les artistes fascinés par l’utopie ont vu leur rêve requalifié de « moulin à vent », et renvoyé à la figure de Don Quichotte.
Le chantier de l’utopie qui conjoint imaginaire et social en art, exige légèreté, prudence, humour et esprit critique pour se dégager de toutes idéologies.
Alfred Jarry devenant l’heureuse référence visionnaire des dangers et dérives ubuesques qui menacent et pèsent sur ce devenir.
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Tatlin, Maquette : Monument à la IIIe internationale


Devient donc ce que tu es pour reprendre la célèbre formule freudienne « Wo es war, soll ich werden » et bien distinguer les « je veux » entre le Wunsch (désir) et le Will (volonté… Volonté de puissance explorée par Nietzsche). Accord Sensible navigue avec finesse et malice entre tous les écueils de l’aventure et produit des enchantements qui procèdent du sortilège et de l’exorcisme
L’utopie dans tous ses états.
Il s’avère que nous en avons le goût c’est-à-dire que cela parle à nos sens d’abord (vertu du théâtre) avant que cela ne nous donne à réfléchir (penser par le théâtre) ensuite. Prise de conscience de ce que la communauté rassemblée ressort de l’extra-ordinaire.
Par miracle ne plus ignorer de quel bois on se chauffe.
Le bonheur d’être ensemble est-il possible et à quel prix ?
Champs d’appel réchauffe le cœur, fusse à en passer par quelques frissons, quitte à éprouver un certain froid dans le dos (construction ou machines menaçantes surgissant de la nuit théâtrale), car les lumières finissent par s’éteindre pour les feux de la rampe et le surgissement du théâtre et de sa magie, mais nous en avons été avertis et pour mieux dire instruits.
Passer d’un état de raison raisonnante à un autre de rêve éveillé c’est fait avec gourmandise que l’on se prête au jeu de la transcendance : d’une croyance librement consentie. Revenons un instant sur le comportement de Léo G. C’est bien lui qui nous a embarqués dans l’aventure. Il nous invite à une totale empathie, rigolo le drôle, pince et prince sans rire, il est là en personne jusqu’au moment où l’acteur fait son nid de coucou dans sa personne. Ni vu ni connu, je t’embrouille.
À quel moment perçoit-on qu’on s’y est trompé ?
Alors là, on peut se le donner en mille, le Rubicon fut franchi sans crier gare.
Comme quoi limite et frontière peuvent être imperceptibles.
Il arrive qu’un acteur bafouille et que de ce fait, le spectateur jouisse de reconnaître une personne dans le personnage et y prenne un vif plaisir. Jouissance de ce que l’acteur s’est croque-enjambé en mettant à jour la doxa, le langage codé et quasi secret dont il use. Fin de la confusion et de l’abus de confiance. Le spectateur est d’accord pour qu’on l’abuse à condition qu’il le sache (formule déjà relevée dans « le monde en détail » de Jean-Loup Rivière.
Par accident l’acteur donne à jouir de ce qu’il est l’artifice de sa souveraineté par le lapsus ou le balbutiement. Petit rien qui confirme le pas grand-chose. Écroulement des idoles.
Allégement de la charge des artifices sur laquelle reposent l’art et l’artificier qu’il soit acteur ou autre. Redistribution du pouvoir, redonner du jeu au désir : nous sommes dans le vif du sujet, voilà en substance sur quoi Accord sensible fonde son approche du théâtre. On ne s’y trompe pas. Le langage s’avoue dans sa défaillance [[Baudrillard. Cool Memories. Galilée.1987. Cité notre propos introductif]] (cf Baudrillard)
D’ailleurs il ne faut pas confondre vif et vivant, car en règle générale, l’art vivant n’est pas nécessairement vif, c’est-à-dire cru, c’est-à-dire crédible comme chairs vives ou viande : ce que Bernard Noël appelle « ciel de viande [[ Bernard Noel, La chute des temps, poésie Gallimard. 2005.]] ». Aux antipodes d’une certaine poésie dont l’esthétique trahirait la vie et ses parties honteuses, il y a bien une poésie crue et lucide qui ne s’embarrasse pas de joliesse, mais du concret et de l’indispensable à la vie. Une poésie qui touche et qui pense. Une pensée qui se fait dans la bouche proclamait Tsara. Autrement dit la pensée avec laquelle on embrasse la femme ou l’homme ou la chose que l’on aime. Embrasser la personne que l’on aime ne serait-ce pas embrasser le monde dans tous ses détails [[ c’est sans doute le sens profond de l’amour du théâtre dont témoigne le dernier ouvrage de Jean-Loup Rivière intitulé Le monde en détail]] ?
Petite histoire normande du laboratoire d’imaginaire social
Il existe une petite histoire locale de l’option théâtrale et artistique de l’imaginaire social. Il faut revenir une douzaine d’années en arrière. 2001/2004. La jeune garde théâtrale caennaise, promue par Eric Lacascade, alors directeur du Centre Dramatique de Normandie, organisait un whork shop en forme de Laboratoire d’imaginaire social. Conduisaient la recherche un triumvirat composé de Médéric Legros (Théâtre de l’Astrakan) David Bobée (Cie Rictus) et Antonin Menard (Chantier 21). Il est intéressant aujourd’hui de revenir sur leurs itinéraires respectifs dès lors que « champs d’appel » renouvelle et enrichit cette approche sensible. Le plus exigeant et radical d’entre eux, Médéric Legros opère – croit-on savoir – loin des feux de la rampe officieux, discrètement, mais toujours présent à la chose théâtrale, mais dans la sphère éducative. David Bobée a connu quelques succès retentissants qui l’on conduit à assumer la direction du Centre Dramatique haut normand (Rouen). Sa réussite n’empêche qu’il reste homme d’une certaine fidélité à des valeurs relevant de l’imaginaire social en élargissant sa réflexion à l’international et l’investissement des formes du côté du cirque et de la danse. Reste Antonin Menard demeuré un explorateur attentif des pratiques sociales de sa génération et des générations postérieures. Curieux de tout, Antonin Menard peu soucieux de réussite (au sens de faire son nid dans la nomenklatura culturelle) poursuit son travail d’exploration sans concession. Travail dans l’ombre. Ombre, car « l’imaginaire social » n’est pas un centre d’intérêt qui attire gloire et renommée sur ceux qui s’y adonnent. Il s’agit le plus souvent d’un travail risqué assez peu complaisant avec la société du spectacle. Dans cette occurrence, l’ami David Bobée fait figure d’exception… Mais pour les Médéric et autres Antonin, leur travail se rappelle à notre mémoire pour peu qu’on veuille échapper à l’emprise de la consommation (quoiqu’on en dise il y a un marché de la consommation culturelle dont se démarquent de courageux artistes dont on peut penser que David Bobée du dedans ou un Médéric Legros du dehors et un Antonin Menard dans l’entre-deux (Cf sa compagnie si bien nommée Chantier 21) restent de solides et probants exemples.)
Sûrement, à travers eux et quelques autres, il y a à identifier ce qu’il est convenu d’appeler un courant.
À la fois courant artistique et courant de pensée.
Ils sont à un moment de l’histoire ou la culture de l’excellence voit s’épuiser son modèle « Renaissance » (rien à voir avec la salle du même nom), modèle historique à bout de souffle, auquel mieux que quiconque ils sont en capacité d’offrir une alternative.
Ce n’est pas par hasard que ce courant a pu prendre naissance avec, si l’on peut dire, la bénédiction d’Éric Lacascade ; c’est que ce dernier était arrivé en binôme à Caen, en 1997 ; son compagnon/collaborateur d’alors Guy Alloucherie devait finalement faire sécession et rejoindre le pays minier (Pas-de-Calais) emportant avec lui sa double orientation personnelle : la multidisciplinarité (cirque et danse) et sa forte fidélité à l’imaginaire social.
D’une certaine manière le jeune triumvirat que nous évoquons ici viendra compenser et objectiver le manque à exister, laissé par le départ de Guy Alloucherie en redonnant et offrant à Éric lacascade tout l’éventail poétique (et politique) qui pouvait lui être nécessaire.
Ainsi en va-t-il d’une histoire qui s’est écrit sur le terrain caennais et bien entendu qui s’écrit encore… où l’on voit que le manque fait son travail.
Au risque du réel
Si nous estimons devoir distinguer un véritable courant artistique qui se serait cristallisé, ici localement, au début de ce siècle… C’est pour mieux apprécier dans le travail de l’accord sensible une continuité certaine même si François Lanel témoigne d’un itinéraire qui aura pu lui être propre.
Dans la même veine, on a pu aussi ces dernières années apprécier les tentatives de Melchior Delaunay et Mathieu Cirrode et de leur GrupO.
Ce qu’il faut souligner concernant ces artistes, c’est que leur approche commune se fait le plus souvent au risque du réel.
Dans leur pratique, existe un lien étroit entre vivre sa vie et faire du théâtre… Réalité et fiction se recoupent pour donner à penser le monde. Les préoccupations d’ordre anthropologique et sociologique viennent architecturer l’acte poétique et le langage scénique.
Ce qui peut se nommer risque du réel, c’est un refus de fétichiser l’acte poétique pour laisser la vie ou la présence de l’acteur, fidèles à leur réalité sociale et historique (cf le « Devant nous » ou « Randonnée » d’Antonin Menard).
Le risque ? Que la réalité de la vie fasse prévalence sur l’art par quoi l’artifice, voire le poème ne tiendrait qu’à un fil… La ligne de démarcation relève d’un pari incessamment reconduit. Le spectre qui hante ces jeunes gens s’appelle Rimbaud… Un ailleurs peut donner un sens à la rupture des sens.
Sortie de route.
Surgit l’inadvertance. S’il n’y a pas de différence comme l’indique Celan entre le poème et une poignée de main, et il arrive que le poème s’y condense et s’y absorbe.
Le silence y prend sa densité. N’avoir plus rien à dire n’est pas la conséquence, mais l’origine même de ce que l’on pouvait s’entendre dire. L’inadvertance est une mégarde. Le silence fut dans toute sa densité, la tentation et l’exploration de Médéric Legros du temps de l’Astrakan. Qu’aujourd’hui, qu’il s’y tienne, n’empêche que l’air en vibra et en vibre encore.
Quand trop de raison nuit
Que trop de raison nuise, Kafka s’en préoccupait et s’en protégeait par l’écriture. La raison raisonnante peut s’avérer empoisonnée et source de folie. Léo G. dans champs d’appel nous en fait une démonstration bienfaisante par son raisonnement jusqu’à l’excès. La malice serait dans la question : à quel moment perd-on cette précieuse raison d’y croire ? à quel moment prend-on le parti d’en rire ? De disqualifier l’ordre scientifique du discours au bénéfice de l’ordre poétique ?
L’enjeu paraît effectivement tenir dans le passage de la « raisonnance » à la résonnance et du champ au chant.
Déplacement sémantique et basculement d’un excès, l’autre ; Champs d’appel nous parle de l’altérité, de la folie, de la folie ordinaire qui maintient la conscience en éveil et, parfois fait qu’elle s’y perd. On ne fait pas l’omelette (l’Hamlet) de sa conscience sans casser des œufs.
Par où passe la ligne ?
Entre se garder du réel qui à tout instant peut vous rattraper et se garder de la folie qui vous guette, le fil est étroit… On sait depuis Genet que le funambulisme [[Jean Genet, Le funambule, Edition l’arbalète, 1958]] désigne la marge étroite du poète dans le champ de l’espace scénique. François Lanel et ses comédiens empruntent cette voie et cette exigence.
Sur le délire d’autrui, il faut s’entendre… Une société (Cf Foucault) y reconnaît ses valeurs et sa culture. L’idée qu’elle se fait d’elle-même et de l’homme. Nous sommes bien au chœur d’un questionnement de l’imaginaire social.
Comment l’entendre sourdre de soi ? Du lieu de son enfance sans doute, au plus prés de l’infans, du ça parle au je parle… Léo parle, parle, parle jusqu’à ce que parler dit de lui… Qu’il est acteur.
Faute de cette issue… sur quoi se fonde le théâtre et son extraterritorialité sociale… Léo is not mais to be est son exigence.
Passage à l’acte
Consistance et inconsistance de la parole qui se donne au théâtre ?
Dire qu’une parole se donne, c’est convenir qu’elle serait d’honneur. C’est à dire vraie.
Le théâtre serait bien ce lieu où le mensonge se dénature en vérité.
Mais de quelle vérité serions-nous saisis ?
De celle qui est consubstantielle au doute : je doute donc je suis.
Champs d’appel déploie un univers qui laisse notre incrédulité s’investir et défier les apparences. Passé le discours initial et initiatique, sous la houlette de David S. autre non acteur appelé à le devenir à notre insu, vont s’inscrire les TP (travaux pratiques). Qu’est-ce qu’on peut faire là ?
Campement, cabane, montagne… Érigeons, érigeons. On voit Leo faire la taupe d’un monde susceptible de s’écrouler… David vise plus haut… Après une jolie séquence de prout/prout, il va – en bâtisseur d’empire, ériger sa pyramide de Chéops, sa tour Effel, tutoyer les sommets…. On est toujours dans l’imaginaire social quand il transforme le paysage, le cadre de vie. Leo, David et François semblent les membres fondateurs d’une communauté poétique qui revivifie l’utopie communautaire. Se trouve toujours posée la question de la solitude dès lors que le vivre ensemble s’interroge.
C’est précisément ce que Pascal Quignard explore dans son dernier ouvrage sur Port-Royal et les jansénistes, intitulé « sur l’idée d’une communauté de solitaires » (Arléa éditions). Outre le magnifique hommage qu’il rend au sanglier, à propos duquel il dit :
Le mot français de sanglier veut dire singulier
Singularis porcus, singlier, sanglier.
Tel est le porc qui devient singulier,
c’est-à-dire qui devient solitaire au bout de son temps, aux termes de ses jours, qui quitte les siens, qui quitte le groupe, qui rejoint le cœur de la forêt.

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Improvisation 35 Kandinski


Ainsi me fut-il donné par champs d’appel d’appréhender une vraie solitude ou une solitude singulière. D’appréhender le paysage mental de cette solitude. Rêverie d’alunissage. Sur terre. « Erro vagus et profugus ». J’erre à la surface de la terre dit Abélard, propos rapportés par Quignard qui à propos de Port-Royal… des Champs, écrit :
Les champs dans l’expression Port-Royal des « champs », ce sont exactement ce que les taoïstes de la Chine ancienne appelaient, loin des bourgs, les « montagnes ».
Vous ne verrez pas « champs d’appel » qui a fini son périple à la Renaissance » en ce mois de mai 2015, mais l’accord sensible aime à soulever des « montagnes » en lieu de « champs ». Il se dit qu’un nouveau chantier se serait ouvert sous l’intitulé « Massif Central ».
Ainsi, vous en êtes prévenus… François Lanel et ses complices se préparent à atteindre des sommets… Veiller à ne pas rater l’occasion de s’encorder sensiblement à leur future proposition pour rêver d’un autre monde.



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Godot, ou le Théâtre Glorieux de Jean-Pierre Vincent https://www.insense-scenes.net/article/godot-ou-le-theatre-glorieux-de-jean-pierre-vincent/ Thu, 23 Apr 2015 10:11:35 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=921 ——
En attendant Godot,

de Samuel Beckett (1948)

mise en scène de Jean-Pierre Vincent,

Théâtre du Gymnase, Marseille 2015


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On est 60 après la création et l’Arbre est toujours aussi tordu dans le Jardin sale de cette route de campagne – on attend toujours que quelque chose ne vienne pas. On est 60 ans après, et force et de constater que le texte de Beckett n’a pas d’âge : il possède les traits de ses deux types qui attendent ici ce Godot sans raison précise, parce que c’est là leur tâche depuis 60 ans. Et Godot, car c’est sa tâche à lui, ne cesse pas de ne pas venir. Voici pour la fable. Entre l’histoire et nous, la langue vient dire les mots de l’attente, ceux qui trompent l’attente : et pour tromper, il faut toujours être trois. Beckett, nous, et le metteur en scène : cette fois, c’est Jean-Pierre Vincent qui après avoir longtemps mûri un projet autour de Fin de Parti s’attache à l’œuvre monument, celle qui sert dans les classes du lycée à fabriquer du contemporain et à brandir ce mot absurde d’absurde. Après la carrière que l’on sait, le compagnonnage avec Patrice Chéreau, le brechtisme féroce, la direction de tout ce que le pays possède d’institutions nationales, l’enseignement dans les écoles de théâtre, Vincent paraît revenir aux fondamentaux. Le théâtre comme espace radical du théâtre : sans arrière-monde. C’est cet automne au théâtre du Gymnase de Marseille qu’est créé le spectacle promis à une tournée générale l’an prochain.
Donc, presque 60 ans après, on sait qu’il n’y a plus rien à attendre : la bascule Beckett a eu lieu, au lieu même du vieux drame. Dans cette attente qui ne cesse pas de recommencer à ne pas finir, l’évidence que cette attente ne précède rien, ni arrivée, ni plénitude. On a touché au théâtre. L’action n’y est plus la rencontre – et le combat, rien d’autre que cette lutte entre soi et une chaussure récalcitrante. Alors, quand 60 ans après, on y revient, c’est avec ces 60 ans entièrement adossés à cette bascule. L’acte, c’est désormais ne plus agir. On attend, on est plus que cela : ces deux types qui attendent, et le spectateur en face n’attend plus que ce quelque chose annoncé qui ne viendra pas – c’est le spectaculaire de Beckett, retourner sur nous la position du drame vers celui qui le regarde et le dévisage. Alors, 60 ans après, qu’est-ce qu’on a appris, de l’attente, et quelle est-elle ? Un simple jeu avec le théâtre ? Ou une façon d’envisager justement une position dans l’histoire, un rapport au temps qui le met à nu, une manière de saisir radicalement ce qui se joue du siècle qui sur le cadavre des dieux a dressé les charniers de Verdun, de Pologne, et souffler tout ensemble des millions d’hommes au Japon. Trop grande, l’Histoire, en regard de la dérisoire attente de deux clochards célestes ? C’est ce costume mal ajusté qui donne aux clowns lamentables la splendeur d’un regard en miroir – et constater que le théâtre possède encore cette force, celle de trouver dans des corps et leur posture la possibilité de nommer l’appartenance à notre temps.
Le 21 décembre 2012, des centaines de journalistes du monde entier se rendent à Bugarach, 202 âmes, quelque part dans le Languedoc. Aucun calendrier maya connu n’annonce la fin du monde : mais il faut croire que certains aiment croire quand il n’y a rien d’autre à croire que la croyance des autres. On attend donc la fin du monde. Ou plutôt, les journalistes du monde entier attendent pour voir si certains croiront vraiment à cette fin – attendent une humanité qui viendra ici attendre : on se moquera bien d’eux. On attend encore : personne ne vient, à part les journalistes, qui finissent par rendre compte de leur propre attente d’un événement qu’ils auront provoqué, et qui n’arrivera pas – mais qui passera sur les écrans du monde entier. Le lendemain, 22 décembre, l’Égypte vote son projet de constitution. La fin de l’Histoire n’a pas d’avenir. Et pourtant, cette attente de ce qui ne viendra pas, dans le siècle qui suit la mort de Dieu, la mort de l’homme sur les décombres de Chemin des Dames, d’Auschwitz, d’Hiroshima, dans cette chute de l’Histoire qui n’en finit pas de tomber avec des Murs, avec des Tours, avec les statues des Dictateurs, difficile de ne pas voir que ceux qui tombent sont les restes de cette appartenance, chutes, comme d’un costume immense dont nous drapons nos rêves en lambeaux. Geste récurrent de Vladimir dans la pièce de Beckett : frapper le chapeau pour en faire tomber quelque chose (d’invisible) ; geste récurrent de tous ces personnages : tomber ; geste du soleil : la nuit qui tombe ; tous ceux qui tombent font chuter avec eux leurs corps et les mots de leurs lèvres qui tombent, comme la Chair tombe sur le corps de ceux qui sont chassés des cieux, et dans leur Chute, la loi générale de la Gravité, celle de la Chute des Corps parce qu’ils sont trop légers peut-être pour être autre chose que des hommes. Toute cette métaphysique de seconde main saisie par Beckett pour être attaquée, celle d’une attente qui lie l’Histoire dans la fable, et l’attente d’une fin qui nous sauvera – de quoi ? De la vie, ou de cette mort qui chaque jour fait la conquête de nos corps ?
Vladimir. Ah oui, j’y suis, cette histoire de larrons. Tu t’en souviens ?
Estragon. Non.
Vladimir. Tu veux que je te la raconte.
Estragon. Non.
Vladimir. ça passera le temps. (Un temps.). C’étaient deux voleurs, crucifiés en même temps que le Sauveur. On…
Estragon. Le quoi ?
Vladimir. Le Sauveur. Deux voleurs. On dit que l’un fut sauvé et l’autre… (il cherche le contraire de sauvé)… Damné.

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Le Titien, Le Larron, 1550

Ce n’est pas la question de Jean-Pierre Vincent, qui lève le Corps Glorieux du Théâtre : une très belle scène, arbre et route de poussière, ciels de peintre où rayonne un soleil d’hologramme – une scène pour le théâtre qui a encore foi en lui. L’arbre de gibet est un saule qui n’est pas sans dignité – et une sereine vitalité traverse les lieux et les paroles. Le dieu caché de Beckett n’est ni dieu ni caché, simplement en retard, ou trop fatigué pour venir : à côté de ses pompes, Godasses en bandoulière, Godot est le nom d’un cri épuisé, ou que l’appel épuise – Jean-Pierre Vincent reprend le porte-voix Beckett pour appeler : mais quoi ? « L’air est plein de nos cris. (Il écoute.) Mais l’habitude est une grande sourdine. » Le choix de Vincent est net : d’ailleurs, il coupera cette réplique. Au désespoir joyeux d’un appel manqué, au rire terrible d’une métaphysique insultée, Jean-Pierre Vincent tourne le dos et choisit d’être l’habitude plutôt que le cri : le théâtre, plutôt que ce pour quoi le théâtre est tourné en dérision, espace pour Beckett de la défaillance de la parole et d’une impuissance spectaculaire. Ainsi le théâtre est le lieu par excellence de l’agir ? Le lieu du combat ? De la passion ? Ainsi c’est là qu’il faut blesser l’action, la lutte, l’intériorité bruissante – c’est là que le théâtre peut dire que le théâtre est nu : on baisse le pantalon de l’acteur (lors de la création de Blin, l’acteur refusa : belle lettre de Beckett pour dire, avec provocation, mais sérieux – comme toujours – que c’est là le point crucial de la pièce).
Pour Jean-Pierre Vincent, avec une fougue évidente, et la certitude que possède le théâtre quand il croit en lui-même, les types qui attendent seront des types, qui attendent. Au plein assourdi d’un cri qui ne rejoint pas, le metteur en scène, près de quarante ans après ses premiers spectacles, préfère le jeu de ceux qui jouent : brillants acteurs (Abbès Zahmani, Charlie Nelson, Alain Rimoux, Frédéric Leidgens, Gaël Kamilindi), jolie scénographie, couleurs vives, articulation impeccable d’énoncés qui portent – on est rassuré : on entend bien le texte –, silences respectés à la lettre et au tempo impeccable – rien qui ne contrevient à la volonté à la fois de rendre hommage au maître, et de dépoussiérer une œuvre pourtant usée jusqu’à la corde – celle qui se casse quand on voudrait s’y pendre, à la fin de la pièce, et qui empêche qu’on se suicide : qui sauve du salut. Et justement, qu’en est-il de la défaillance, de la débandade[[sur ce mot, l’article de Yannick Butel dans Incertains Regards, Hors Série : » Le théâtre pense, certes », mai 2015]], de la fragilité, des inquiétudes sourdes, de la menace qui pèse sur tout ce théâtre ?
Le problème que pose Beckett aux metteurs en scène, c’est Beckett lui-même : à verrouiller son texte, il impose soit la tautologie, soit le contre-sens – se soumettre, ou se démettre. D’ailleurs, Beckett s’en chargeait lui-même, qui plaçait la scène sous surveillance – une telle dramaturgie se défend bien toute seule. C’est que Beckett se méfie du théâtre comme de la bonne santé, lui qui préfère, comme Artaud, la Peste et le Choléra ensemble. Ces verrous contre le metteur en scène auteur, Beckett en dispose comme de garde-fous contre la raison pure. Un terrain miné, voilà ce qu’il semble disposer autour et dans son écriture. Minée par les références qui se trahissent, la théologie qu’il semble ici réinventer pour mieux la détruire, la philosophie que Beckett déconstruit en lecteur (admirateur) de Geulincx, ce cartésien et religieux flamand du XVIe s. peu connu, mais dont on sait aujourd’hui la part considérable dans la formation du dramaturge au cœur des années 30, l’œuvre de Beckett ne cesse de faire signe vers une pensée qu’il sape – un arrière-monde dévalué.
Mais un arrière-monde puissamment présent : passe l’ombre des deux larrons autour de la Croix – et de joyeuses hypothèses sur le salut, et la preuve (pourquoi seul un des évangélistes en parle, du larron sauvé ?, s’inquiète Vladimir) –,
Estragon : Sauvé de quoi ?
Vladimir : De l’enfer.
Estragon : Je m’en vais. (Il ne bouge pas).

Impossible d’être ailleurs qu’au théâtre, c’est le drame – les chaussures qui devraient servir à marcher font horriblement mal et empèsent, alors qu’il faudrait être plus loin, dehors, la vie qui bat – théâtre qui ne cessera pas d’être l’espace du gouffre immobile où rien ne pourra se dire. Haine de Beckett pour le théâtre qui se lit à chaque réplique. Dans ces limbes qu’est la scène beckettienne, on joue aux dialogues philosophiques du XVIII, à la disputatio théorique, on dégrade la pensée jusqu’à l’os – on secoue les spectateurs d’un rire satanique (pardonne-leur, car ils ne savent pas de quoi ils rient). C’est la férocité pure. Saisi ici par le théâtre, qu’en reste-t-il ? Si ce n’est du théâtre ?
« Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire », chantonnait l’espiègle Anna Karina dans Pierrot le Fou de Jean-Luc Godard, étrange écho à l’initiale de Godot, qui s’ouvre sur une réplique sans réplique possible : « Rien à faire ». Non, rien à faire décidément, il n’y a rien à faire : de fait, on ne cessera pas de le faire, ce rien, d’en jouer le faire inaccompli qui se creuse à mesure qu’il se fait, défaisant sa réalisation : sa défaite ? Rien à faire, disait Estragon à son ami Vladimir – sur lequel repose le souvenir (défait) d’un autre Vladimir, le camarade Lénine : que faire ? Se rassembler, s’organiser, agir, combattre ; ne plus attendre l’effondrement que promettait Marx, mais œuvrer à sa défaite.[« Oui, oui, nous avons en effet perdu toute “patience” pour “attendre” le temps heureux, que nous promettent depuis longtemps les “conciliateurs” de toute sorte, où nos économistes cesseront de rejeter la faute de leur propre retard sur les ouvriers, de justifier leur propre manque d’énergie par la prétendue insuffisance de forces chez les ouvriers. » Lénine, Que faire ? ]]. Que faire, ici ? Rien. Que d’attendre. Ce qui ne vient pas. On connaît la fable, elle est fatale, précisément en cela qu’elle ne porte nulle autre fatalité que le temps, advenu comme on s’y attend, une seconde après l’autre, qui accomplit sa tâche attendue, celle d’entamer les forces. « Seul est triste – affligeant – le vieillissement, pas la mort », écrivait récemment Claude Régy [en préface à la pièce de JY, Jusqu’à ce que. La chair est triste, en effet, hélas ! – puisqu’elle en elle pèse la fatalité de la chute. On est auprès de l’Arbre de la connaissance qui a fourni tous les fruits possibles, et qui s’est achevé. Ce qui pèse ici sont des millénaires de savoir qui n’ont conduit qu’à leur épuisement. Les corps des hommes, Adam et Ève sans sexe désormais qu’ils ont fini de reproduire l’Histoire, n’ont plus rien à goûter du Jardin que des carottes qui sont plus souvent des navets (l’Histoire de la littérature sait en produire plus souvent qu’à son tour), et les glorieuses vendanges évoquées au hasard du souvenir ne sont plus que de la nostalgie : littéralement, douleur du passé.
Vladimir. – Si on se repentait ?
Estragon. – De quoi ?
Vladimir. – Eh bien… (Il cherche.) On n’aurait pas besoin d’entrer dans les détails.
Estragon. – D’être né ?
Vladimir part d’un bon rire qu’il réprime aussitôt, en portant sa main au pubis, le visage crispé. 

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Massacio, Adam et Ève chassés du paradis, 1427

La proposition de Jean-Pierre Vincent en refusant de déplier l’approche métaphysique – la dégradation de l’enjeu métaphysique – pour la situer de plain-pied sur le plateau, fait l’éloge du théâtre : et en effet, ces personnages ne peuvent se saisir dans l’ordre des choses, réellement, que d’une appartenance théâtrale.
Estragon. – Je suis damné !
Vladimir. – Tu as été loin ?
Estragon. – Jusqu’au bord de la pente.
Vladimir. – En effet, nous sommes sur un plateau. Aucun doute, nous sommes servis sur un plateau. 

Pas étonnant que la critique (théâtrale) (et officielle) y lit un Godot idéal (c’est le titre de la critique de Fabienne Darge pour Le Monde) – idéalement levé pour le théâtre célébrant sa théâtralité : on applaudit ce qu’on reconnait.
C’est en somme, à ce singulier cogito que revient Vincent : après l’épreuve de la table rase que produit le texte sur l’action, la fable, la connaissance – une table rase de l’après, une sorte d’histoire qui suivrait la fin de l’Histoire —, seule résiste au doute la pure existence théâtrale de personnages qui arpentent l’espace et trouvent ici la seule preuve qu’ils sont, intransitivement (des acteurs). Dès lors, la lecture de Jean-Pierre Vincent, radicalement matérialiste, prend appui sur la langue argotique de Beckett – plutôt, la langue d’un argot que Beckett aime manipuler, titi parisien jusque dans son étrangeté manifeste au français, formules à l’emporte pièce : gouaille du est-ce que-je sais ?, et autres truculences du Dis-lui de la boucler. Etc. Ce matérialisme irrigue le texte depuis l’hypothèse théâtrale – et cette hypothèse pourrait se résumer à ces mots : l’attente est une action dans la mesure où elle oblige à peupler le temps ; la répétition serait moins une redite qu’une reprise ; le jeu n’est pas le contraire du réel, mais la faculté d’en reprendre possession ; la parole est seule capable de lever les corps tombés sur eux-mêmes.
Au seuil du deuxième acte (les mots sont piégés : et l’acte est ici le contraire de l’action, puisqu’on ne fera que recommencer l’attente vaine du premier acte), tout semble oublié. Tous doutent qu’ils aient vécu ce qui a été éprouvé au premier acte, ainsi défait. Tous ? Sauf Vladimir, qui s’acharne à ne pas oublier, à transmettre aux trois qui l’entourent, et qui tombent, que ce qui a eu lieu a eu lieu, et change absolument la nature du lieu présent. La preuve : l’arbre, de nouveau, produit des feuilles.
 Estragon. – Et maintenant il est trop tard.
Vladimir. – Oui, c’est la nuit.
Estragon. – Et si on le laissait tomber ? (Un temps.) Si on le laissait tomber ?
Vladimir. – Il nous punirait. (Silence. Il regarde l’arbre.) Seul l’arbre vit.
Estragon (regardant l’arbre). – Qu’est-ce que c’est ?
Vladimir. – C’est l’arbre.
Estragon. – Non, mais quel genre ?
Vladimir. – Je ne sais pas. Un saule. 

L’Arbre de vie seul demeure, seul le saule qui sauve. Et si le saule pleure, il n’oublie pas de mourir de rire. À l’ombre de l’arbre, autour de qui tombent ceux qui tombent, c’est Vladimir qui relève tout. Vladimir ou la mémoire du théâtre, décidément. C’est alors un charnier qu’on voit, un charnier à quatre, mais un charnier de corps entrelacés et tombés en charpie au pied du (quatrième) mur sans cesse perforé. Charnier que le théâtre glorieusement relève – Jean-Pierre Vincent est à sa tâche.
Matérialiste jusque dans le rejet d’un arrière-monde, vitaliste dans le sursaut accordé aux personnages, Vincent fait jouer ses acteurs comme des clowns éberlués par leur propre présence : parmi eux irradie de présence Lucky (fascinant Frédéric Leidgens dans ce qu’il ne fait pas — son masque de douleur impassible tenue à bout de lui-même, à bout portant du spectacle), tenue en laisse par l’esclavagiste Pozzo qui possède toute la palette du discours des maîtres, le discours du patronat sarkoziste qui sait utiliser la carotte et le bâton (le bâton plus souvent), l’humiliation et la culpabilisation, la tendresse pour celui qu’on mène à l’abattoir ou à la vente à marche forcée. Jean-Pierre Vincent confie que son désir de monter la pièce est né de la lecture de l’essai de Günther Anders, sur L’Obsolescence de l’homme. Beckett visionnaire d’un monde voué au destin des machines, avec date de péremption, ou est-ce nous qui avons rejoint cette pensée d’un épuisement généralisé des ressources, hommes, animaux, terre ? Et cependant, dans son spectacle, c’est l’increvable de l’homme qui surgit – puisqu’il a pour lui les voix anciennes qui l’enveloppent, une littérature de papier et de feuilles, mortes, qui sont au moins la preuve qu’il est vivant.
Vladimir. – C’est vrai, nous sommes intarissables.
Estragon. – C’est pour ne pas penser.
Vladimir. – Nous avons des excuses.
Estragon. – C’est pour ne pas entendre.
Vladimir. – Nous avons nos raisons.
Estragon. – Toutes les voix mortes.
Vladimir. – Ça fait un bruit d’ailes.
Estragon. – De feuilles.
Vladimir. – De sable.
Estragon. – De feuilles. 

Les voix mortes parlent ici la langue morte d’un théâtre qui croit encore à ses propres dieux. Quand le spectacle s’achève, les acteurs restent là. La didascalie le dit, qui ne se trompe jamais. « Allons-y ». (Ils ne bougent pas). L’insulte de Beckett au Théâtre Assis est célébrée sous les applaudissements ravis de spectateurs qui ont passé une belle soirée, décidément.
Restent certains mots. Ceux du songe terrifiant de celui qui l’ignore – songe shakespearien si le Shakespeare de Beckett est dans Yorick plus que dans Hamlet : le Crâne qui sera la boîte noire de tout son théâtre ultime, dans ses derniers textes épuisés (qui ne portent évidemment pas la mention « théâtre »[[Pour finir encore, et autres foirades, par exemple]]
Vladimir. Du fond du trou, rêveusement, le fossoyeur applique ses fers. On a le temps de viellir. L’air est plein de nos cris. [Il écoute] L’habitude est une grande sourdine. [Il regarde Estragon dormir] Moi aussi, un autre me regarde, en se disant : « Il dort, il ne sait pas, qu’il dorme. »
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Delacroix, Hamlet au cimetière contemplant Yorick, 1859

À poings fermés, les personnages se battent contre un théâtre qui ne s’entend plus à force de parler sa propre langue, et qui n’entend plus au-dehors les bruits du monde qui passent. En descendant vers minuit le quartier de Noailles, à la sortie du théâtre, on enjambe quelques types qui dorment sur le pavé des rues de Rome et de Saint-Féréol, assommé par le vin et l’épuisement, et le jour tombé sur eux, ou discutant du salut dans la langue inventée de leur soûlerie, j’entendrai : « pourquoi ils prennent le bateau pour venir ici ? On devrait leur dire qu’il n’y a rien ici, à part nous ».

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Sans Titre… Pas sans Noblesse. https://www.insense-scenes.net/article/sans-titre-pas-sans-noblesse/ Sun, 05 Apr 2015 18:28:54 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=915 Sans Titre de Jean-Pierre Dupuy s’est joué deux fois à Caen, à la Cité/Théâtre, ce vendredi 3 et ce samedi 4 avril. Une façon encore une fois, pour Jean-Pierre Dupuy, de donner une leçon aux jeunes apprentis comédiens d’Actéa. Moins un cours, qu’une envie, un désir exigeant qu’il aura communiqué, comme la première fois… aux sans noms.

Dupuy history
Blacklisté après la mise en scène de Jusémina qui faisait la part belle à Geldherode, Jean-Pierre Dupuy aura été mis à l’index de la création et du théâtre au prétexte, dixit, “d’immoralité”. Là, où il n’y avait pas de quoi fouetter le début de la queue d’une chatte, les uns, les unes et les autres, s’en retournant à leurs noces bourgeoises où l’adultère est affaire de secret, s’entendaient (ou le croyaient) pour le “castrer” à jamais. Une petite bande de juges réunis en conclave, deux trois ronds de cuir des salons du bon goût et du recevable… En fait, des spectres de “bridoison” de l’esthétique correcte et aimable… pensaient enfin être arrivés à leur fin : “dégager un empecheur de tourner en rond”. Eh, Mesdames et messieurs bailleurs de subventions congrues, si l’art tenait à votre charité il y a longtemps que l’on s’ennuierait… Tenez-vous le pour dit: votre aumone est loin de pouvoir venir à bout des énergies de la création ! Et ce malgré cette laisse que peut-être la subvention… comme le rappelait Hugo.
Début des années 2000, Jusémina condamné, Jean-Pierre Dupuy prenait ainsi “perpet” puisqu’à ce jour aucun des “petits juges” qui se reproduisent et se dupliquent dans le landernau culturalo-politique n’a jugé juste de revenir sur la sentence honteuse et autoritaire.
Oublieux de l’histoire d’un type discret et humble qu’il ne faut pas confondre avec la visibilité de son engagement politique (responsable du Synavi, militant de la gauche radicale, soutien à tous les malmenés de la culture)… les arbitres de la subvention croyaient sans doute avoir eu raison de Dupuy/Danton, le libertaire amoureux du théâtre, celui dont le désir pour les acteurs qui sont des fleurs (comme on le sait depuis Genet) ne pouvait se régler par décret obscur signé dans les antichambres des bureaux de la “culture”.
Dupuy, un temps journaliste et critique de théâtre à Liberté à courir de salles en scène; lui qui fut marqué par le bruit des sabots de bois sur le plancher de l’Akropolis de Grotowski, qui plus tard rejoindrait Jeunesse et Sport, avant de filer vers Genet à grandes enjambées – enfilant le costume des Bonnes avec son ami Jean-Marie Frin –… Lui qui, avec Rivière, Libois & co, initiait le GRT, lui, Dupuy, quoi ! L’intime de François Tanguy, et du Théâtre du Radeau, qui n’est alors presque rien et à qui il donnera de son temps et de son amitié en lui soufflant une Mademoiselle Julie ; lui qui apprit de Vitez à avoir peur de l’à-peu-près, et de Malartre peut-être le goût des texte et du jeu…
Cette Histoire, que d’aucuns, mal-entendants ou myopes en responsabilités, raméneraient à celle de la “mémoire d’un spectateur” par commodité pour la banaliser, il faut plutôt y voir une vie de convictions et des engagements où le clivage théâtre/réalité ne tient plus. Chez Dupuy, les arts, et plus encore la pratique artistique, sont un mode d’être : un éthos. Et d’ajouter que la singularité de la vie de Jean-Pierre Dupuy, c’est peut-être d’avoir pensé, à raison, qu’il fallait transmettre ça. Le transmettre, oui, à plus jeune que soi, et le vivre au jour le jour parce que ce n’est pas l’Histoire morte et figée qu’y voit pas mal, mais juste l’actualité : le théâtre comme espace d’une actualité avec sa langue: l’histoire de ses langues et des personnages qui les portent.
Peut-être bien qu’il tient ça de sa mère ouvrière communiste…Peut-être bien qu’il tient ça de la lecture d’Artaud… Peut-être encore tient-il ça, de l’Equipe (“seul journal politique” comme il dit) puisque “supporter”, il lit les récits des matchs comme un imprévisible qui se joue : un espace dramatique en soi. Moments de passion chez lui, récurrente, et qui à la manière de Nicolas de Staël qui peint le football (dont il connait les portraits qu’en fit René Char), fait de Dupuy un passionné, un irraisonnable et non un irraisonné.
A la faveur du café du samedi…
De bonne heure, presque tous les jours, mais aussi le samedi matin, Jean-Pierre Dupuy s’installe dans un café où il a ses habitudes. Isabelle lui amènera son crème et parfois les journaux. Il est là, chez lui, au Bar du théâtre. A la manière de Sarraute, comme de Cioran aussi, où de la bande de la NRF, il est là comme eux étaient au Flore. De la nuit dont il sort, après que le sommeil a eu du mal à l’anéantir, il arrive bien souvent avec un livre qui lui a tenu compagnie pendant l’insomnie. Un jour Rilke, le poète qui parle aux Montagnes et au Très Haut. Une autre fois avec un Pontalis, le commentateur du “Einfall”, qu’il aime par-dessus tout mais qui ne le privera jamais des autres livres de sa bibliothèque : Antelme, Duras, Arrabal, Pasolini, Beckett, Müller, Sade, Barker comme aussi Marivaux, Molière et Rambert… (on retrouvera tout ça dans Sans Titre).
Dupuy n’est pas un lecteur. C’est Le Lecteur. Et s’il vous arrive droit dessus avec un sourire, avant même le bonjour rituel, le type vous balance la phrase de la nuit. Celle qui l’a tenu en éveil et qu’il remache entre deux bouffées de Ventoline qui lui aère le respirateur.
Depuis plusieurs mois, il ronge une idée comme d’autres un os. D’un mot qui l’occupe, alors que les élections municipales et départementales annoncent la vague FN, il songe à la “barricade”. C’est le mot, et peut-être le mot-tu de Sans Titre. Une barricade où l’ornement des révolutionnaires. La chose lui est familière, mais il n’y a pas que ça… car la “barricade”, c’est avant tout un relief vivant de la rue (la vie donc), tout autant que l’un des motifs de la peinture classique. Dupuy le sait et a trouvé dans sa barricade une concordance entre son souci de l’esthétique et celui du politique. Alors, de samedi en samedi, sa “barricade”, il la construit, il l’augmente à mesure qu’elle trouve de nouvelles significations ou usages et valeurs. Et la “barricade” mue… Révolutionnaire, certes, topos des douleurs, des défis, des morts… oui, mais aussi “se barricader” : se protéger, se murer, se replier… Sur cette ligne difficilement réductible à un seul sens, la barricade de Dupuy est maintenant une ligne d’horizon. Pas une ligne maginot, mais une ligne d’imaginaire. Il lui aura fallu en passer par là, par la barricade où s’empilent, quand on la regarde bien, les matériaux de la vie : du matelas, au maccabé ; du bibelot familial au bibelot mallarméen…
La barricade n’est rien moins qu’archéologique et Jean-Pierre Dupuy est maintenant à son affaire. À la manière de Pessoa et de son intranquillité, la barricade prend la forme d’une autobiographie sans événements spectaculaire. Elle sera juste peuplée de textes que Dupuy considère obsessionnellement. “L’amour que l’on se sait” sera le nom public intermédiaire de celle-ci, avant qu’un matin, se ravisant sur cette touche trop annoncée, Jean-Pierre Dupuy la signe du seul nom dont il pouvait la nommer : Sans titre. Magnifique éclair de lucidié poétique qui fait de son projet un tableau que l’on ne bornera pas à son libelé. Oeuvre plastique en devenir… pour laquelle, afin de la faire exister, il devra s’endetter.
Six à huit mille euros, de sa poche… Dupuy, comme Chéreau à ses heures, met la main à la poche. Il se vole puisque les voleurs l’ont détroussé. Le projet prend alors forme, un peu plus avec les élèves comédiens d’Actéa qu’il embarque plus de 15 jours chez François Tanguy, au Mans, au Théâtre du Radeau où ils vont répéter, improviser, préparer… A coup d’exercices, de tentatives avortées, de mannequins auxquels il faut trouver des formes et un visage… A coup de gueule aussi, Dupuy envisage ça comme “sa dernière fois”. Alors il faut non pas le “parfait” (Dupuy laisse “l’excellence” au nantis), mais il ne négociera rien de l’exigence. Aller jusqu’au bout de soi, aller chercher au fond de soi, dépasser le narcissisme pour enfin faire émerger un COLLECTIF. L’enjeu est là pour les apprentis comédiens de l’Actéa qui se retrouveront, quelques semaines plus tard, pour deux soirs seulement – la générosité se mesure donc – devant le public de La Cité/Théâtre.
Sans doute devrait-on ignorer toute cette histoire. Pardonnez-moi d’éventer ce qui constitue aujourd’hui les conditions de la pratique artistique. A ceux qui reprocheront ces formes d’impudeurs, il faudrait que je prenne le temps de leur rappeler qu’il existe, ici et là, des passeurs tenus aux marges. Là, où l’économie du spectacle vivant est définitivement oubliée pour ne parler que “spectacle” et “réussite”, “visibilité” et “tournée”… Dupuy, proche d’Armand Gatti et son monde de Loulous, n’est pas sans nous rappeler qu’économie, politique et esthétique sont une trinité légitimiste que la pratique théâtrale peut encore dépasser. L’énergie de la création vaut bien l’inertie de la seule représentation par laquelle jurent les “décideurs”. Or, si faire du théâtre à un sens, c’est peut-être qu’il en a pour ceux qui le font, avant de devoir satisfaire les “assis de la pensée”.
Sans Titre
C’est à la fin, peut-être à l’extrême fin, quand l’acteur Jean-Pierre Dupuy, après qu’il a tenu deux heures rigidement assis sur un gradin théatralisé et qu’il a demandé en trois phrases à une marièe noire, en blanc, de se délester de cet épouvantail qu’est une petite culotte, que l’on peut peut-être mesurer ce qui était à vue. Là, dans l’instant du salut final où Dupuy a le visage tiré par une grimace pudique, il nous rappelle que c’était “Sa Dernière”. Moment que j’ai regardé, avec l’émotion la plus vive, Et si l’acteur Dupuy faisait savoir qu’il se retire… définitivement. Si c’était vrai…
Ayant abandonné ses lunettes qui en faisaient un Hamm lointain et présent, un Borgés souverain et délicieux, plus encore une figure de Commandeur qui vient régler son compte à un acteur de la vie, je ne peux qu’être triste de cette grimace testamentaire que j’aimerais oublier.
Avant, mais en fait tout le temps de Sans Titre qui se regarde comme une menace, il y eut un passage à travers le mythème théâtral du discours amoureux. Non pas une séquence construite sur des fragments amoureux, mais un amalgame fait de précipités poétiques sur la nature du tête à tête amoureux. Lieu des anéantissements, lieu des cruautés, lieu des luttes sans pitié… où l’amour : corps et pensée, se jettent dans la bataille. “Jeter son corps dans la bataille” dit l’autre. Avant, et au commencement de Sans titre, il y eut ce passage par Müller et ses argonautes, via une forme chorale où il fut question ce qui est en jeu dans le dédale amoureux : “le moi, le moi qui ça ?” comme on entend dans ce chaos de voix. Soit une note liminaire, où la relation amoureuse (spirituelle, charnelle) à venir met en balance et donc en équilibre ce qui ne se donne que par erreur sentimentale, aveuglement nuptiale, cecité sexuelle, désir de possession : SOI.
Sans titre, où la pièce testamentaire de Dupuy, lorgnerait d’un bout à l’autre des textes qu’elle convoquerait sur cette idée funèbre et noire d’un amour nécessaire, indépassable, essentiel, vital ; et simultanément, violent, meurtrier, sadique, démesuré. Soit non pas une tragédie, mais une comédie dramatique beckettienne en sa construction. Une scène baroque parce que Dupuy a toujours préféré le trivial au classique, la farce au lissé, le chaos plutôt que l’ordonné. Sans Titre serait donc ça, une forme plastique et poétique où le JE, le MOI, dans le rapport moi/toi, serait à l’épreuve de la séduction, de la séparation, de l’abnégation… Histoires, aux sons de percussions et de sifflet de Samba, qui nous rappelle que le tête à tête amoureux est avant toute chose, comme l’écrirait Andrade, une histoire d’anthropophagie. La relation amoureuse qui est donc une manière de nourrir l’autre et de se nourrir soi serait la chose, la “ding” heideggerienne.
Et de voir dès lors dans la déambulation de ces apprentis comédiens, dans la voix qu’ils tentent de placer, dans le mannequin qu’il soulève, dans leurs gestes encore hésitants… l’ensemble des couleurs de cette orgie, de cet ogre de la vie qu’est l’amour. Moments où l’on mesure que les semaines passées à essayer de placer correctement la voix se retrouvent dans un phrasé, une articulation, la hauteur d’un timbre.
Moments de jeux encore où le bestiaire est l’ultime costume d’un vestiaire que Dupuy rappelle inépuisable. Ludiques aussi, quand le détournement du tragique de la mort sert à flirter avec le comique, car Dupuy le dyonisiaque le sait, si le théâtre est le vrai, tout du théâtre s’amuse du faux.
Ainsi passeront les scènes qui, s’accomplissant au rythme des écriteaux qui signalent l’auteur investi, se chevauchent, se suivent, se répondent linguistiquement et thématiquement. Non pas une succession de tableaux, mais une déclinaison de couleurs, de chairs, de visages masqués…
Jusqu’au moment, à la toute fin, où une vague noire recouvre ce qui n’était pas un tréteau ni un gradin, mais une barricade. Jusqu’au moment donc où le jeu du théâtre vient à disparaître sous la “vague brune”… instant où l’esthétique battrait de l’aile quand le délire politique fait perdre la raison. Reste, alors, comme un infime espoir sous ce ruban noir – ce brassard de deuil – un léger clapotis… où l’insigne mouvement d’un espoir.
Sans titre s’achève ainsi, comme un présage noir, l’annonce d’un temps du désert à venir. Et Dupuy, en Minetti revenu d’entre les ombres du théâtre qui l’ont aimé, leur rend hommage une avant dernière fois… Car maintenant, mon grand ami, il faut y retourner jusqu’à ce que…

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La Bohemia-Electronica | Par les lumières inouïes https://www.insense-scenes.net/article/la-bohemia-electronica-par-les-lumieres-inouies/ Wed, 04 Feb 2015 20:36:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=909
La Bohemia-Electronica… Nunca Duerme,

spectacle de Kristoff – K.Roll,

Festival Reevox, Marseille 2015

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C’est sous un immense cube blanc qu’on avance : et déjà nous sommes enveloppés. Ce dans quoi l’on entre n’est pas un espace, mais comme l’épaisseur sensible d’une expérience. Déjà le son l’habite pleinement, mais fragile, perplexe, latent. Deux acteurs — les deux auteurs : Kristoff et K.Roll — sont au centre du plateau, tirent l’un après l’autre un long fil invisible posé sur les cordes d’une guitare, et le son déchire lentement, doucement, le temps que l’on s’installe. Ce 31 janvier, à la Friche Belle de Mai de Marseille, le festival Reevox donne la parole à un spectacle qui se passera de mots, ou presque. Ce sera une heure d’un spectacle sonore en forme de passage à travers les possibles de l’écoute et de l’inouï, des franchissements successifs de seuils d’intensités sonores. Le titre annonce tout un voyage — et comme voyage : une invitation. La Bohemia Electronica… Nunca Duerme. Invitation sous forme d’interdiction : ne dors pas, ne dors jamais, le rêve que tisse ce spectacle le fera pour toi.
Écritures musicales et arts électroniques
Sous-titre du festival Reevox. Chacun de ces mots est une résistance à ce qui se présente, une tentative vaine de résoudre ce devant quoi l’on se tient. Écritures, musicales, arts, électroniques. Une énigme déjà, ou peut-être, la meilleure façon de passer outre : derrière les mots que la production contemporaine tente d’endosser — manière de chercher à se légitimer ? —, perce l’aveu, l’impossibilité de soumettre des formes irréductibles à l’assignation générique. Danse musicale, écriture vidéo, art audible et visuel, performance numérique et charnelle, et pourquoi pas théâtre, tant qu’on y est (puisqu’on y est) ? Théâtre sonore, c’est justement le sous-titre que se donne le spectacle (qui ajoute : forme pour plateau / forme pour cube blanc. Pour tout espace public intérieur). Saturation de termes pour qualifier une approche qui précisément fait l’assaut des frontières : où l’on voit décidément que le théâtre n’est pas une forme d’art, mais l’espace d’un dépôt (seul) capable d’accueillir des territoires inaliénables et inassignables qui trouvent là territoire où se lever, puisqu’ici est l’enjeu de la présence : d’être présent à ce qui est, et se fabrique.
Une heure durant, les deux acteurs évoluent autour d’une large table où sont disposés d’innombrables instruments, véritables ou — comme l’on dit d’une arme — par destination. Guitare, cuillères, et gobelets, iPad, et synthé. Silence bruyant : pas un mot ne sera prononcé directement par ces corps en scène. C’est le coup de force spectaculaire et jubilatoire de cette scène : théâtre sans parole, mais toujours bruissant de sons et d’éclats de musique. Sans parole — ou sans paroles, comme l’écrivait Verlaine, qui savait bien que le silence savait parler, dans sa pluralité de voix, de sources, de directions. Car les voix seront nombreuses, et tant et plus : mais qui n’émanent presque jamais de ceux qui devant soi sont présents.
Dès lors, ces voix qui s’élèvent, ces paroles qui surgissent, enregistrées, off, c’est comme si elles provenaient de soi : comme si c’était intérieurement qu’elles se produisaient. Un récit de rêve (raconté par l’actrice Jeanne Videau), que K.Roll verse ensuite dans des fioles, plus tard débouchées (Kristoff boira plus tard ces paroles, des fioles elles-mêmes) ; des phrases en boucle de La Féline, le film ancien de Jacques Tourneur au grain si épais et si profond ; des pensées imaginaires de spectateurs arrachées par la perche tendue de Kristoff au-dessus de nous ; la liste recommencée et trébuchée des jours de la semaine ; un poème chinois ; et puis, la sidérante dictée d’une image : casque sur les oreilles, Kristoff raconte ce qu’il entend, dans le silence du plateau : avant de se taire et de donner à entendre l’image sonore qu’il a prononcé : la chaleur d’une cour en Amérique du Sud (on rêve aussi), les cris des enfants, les voitures qui passent, Manoel qui travaille. Puis, parfois l’un des acteurs s’enregistre à son micro, à voix basse (on n’entend pas ce qu’il dit), et approche l’enregistreur du micro amplifié qui lance la voix saturée (on n’entend pas ce qui se dit). De part et d’autre : ce qu’on écoute excède notre possibilité de percevoir autre chose que du son qui s’échappe du sens qui voudrait habituellement, dans nos vies humaines, l’enclore.
Alors c’est une grande libération — l’apprentissage d’une écoute autre : la réappropriation de nos sens d’ordinaire normés, usés, accoutumés à reconnaître quand il s’agira là d’être bouleversé (c’est ici la beauté politique d’un tel spectacle, aussi : une conquête sensible contre les lois du monde) ; et on assiste à cette joie de l’affranchissement, sur scène et en nous. Les deux acteurs fabriquent en artisans toute la texture du spectacle : élégance du geste de celui qui lève en temps réel la matière vive de ce qui a lieu, autour de nous. Fabrique de nappes sonores, et davantage. Ce que construisent, avec leurs machines, ces acteurs, c’est le temps lui-même : une seconde après l’autre est produite par le son qui fait avancer chacune de ces secondes, comme une poussée sensible en nous. Ce que produisent ces musiciens sonores (y a-t-il une musique qui ne soit pas celle du son ?), c’est l’espace quand ils tournent autour de l’espace agrandi par les sons qu’ils proposent et modèlent à mesure de leur marche (K.Roll vient tourner un vase devant nous pour altérer le son qui circule, joue à le faire basculer d’un endroit du lieu théâtral à un autre : et ce lieu devient le lieu du drame, le lieu du procès musical du temps et de l’espace). Autre exemple : Kristoff se saisit d’une perche (celle qui permet de capter un son) et se dirige à l’arrière-scène, où une grande surface blanche reçoit l’image d’un film projeté en boucle : la mer au premier plan, et derrière, une ville (Beyrouth, peut-être[[C’est Tyr.]]). Qu’il tende sa perche vers la surface de l’eau, et l’on entendra les cris des nageurs ; qu’il l’abaisse vers le sol et l’on écoutera le bruit étouffé des profondeurs ; qu’il la soulève enfin vers le haut et les minarets, alors l’appel à la prière traversera la salle. Soudain, ce à quoi on assiste, c’est à un retournement : le son n’est pas enclos à la surface pure des choses, mais fabriqué par celui qui vient l’arracher à l’image[[Le son était-il déjà là, ou est-ce l’homme qui le soulève en lui quand il s’approche ? Je pense à ce que dit Goethe de la couleur : qu’une robe rouge ne l’est pas en notre absence.]]
D’où la joie, d’enfance[[« Fanfare atroce où je ne trébuche point ! chevalet féerique ! Hourra pour l’œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois ! Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. » Rimbaud]], du spectacle : tourner autour de la salle avec une épuisette comme on chasse les papillons. Mais plutôt que de chercher à enfermer les sons : les produire, les libérer. Un curieux récit se donne à lire, non dans sa progression linéaire et pauvrement dramatique, mais comme la trajectoire recommencée d’une chasse et d’une exploration — celle du spectre sonore. La Bohemia electronica paraît travailler frénétiquement à éprouver mille et une manières d’entendre, de percevoir, de recevoir le son, et de tous les endroits possibles (des amplificateurs sont déposés sous les spectateurs ; parfois le son — salutations Touarègues, ou d’ailleurs — semble courir de gradin en gradin à hauteurs d’épaule : et l’on se souvient (dans la nostalgie de ce que l’on n’a pas vécu) qu’à Rome, on déposait sous les gradins des amphores vides pour amplifier le son, le rejouer, le déplacer). Il y a des violences : parce qu’il ne saurait y avoir d’explorations sans parvenir à des limites, quelque chose comme un non-retour. Frotter un micro contre un mur comme on griffonnerait sur lui des paroles illisibles ; le perforer : tâcher de traverser ce mur du son et n’en obtenir que du fracas saturé de limaille. Ou rire, rire jusqu’à crever : mais d’un rire blanc, silencieux : que le corps qui convulse d’une femme nue (Enna Chaton, plasticienne qui creuse le spectacle de sa présence diffuse, spectrale) en regard de K.Roll : dont le rire au micro n’arrache aucune vibration sonore, et pourtant on la voit hurler, dans ce silence qui rappelle le grand désespoir Lynchéen du Silencio au cœur de Mulholland drive.
Un spectacle sonore où le son habite l’image et les corps. Rien de plus muet qu’un visage aux lèvres remuées, mais inaudibles — muet, c’est-à-dire porteur d’une parole d’autant plus présente qu’elle est arrachée. Et quand ce visage est projeté, film en noir et blanc, sur la tête d’un ventilateur qui tourne, quelque chose d’un cauchemar se joue : on pense à Pasolini, et aux voix doublées, parlées dans la bouche d’acteurs qui ne les prononcent pas — à ces corps en déliaisons. On pense à ces visages dans les rêves pour lesquels on n’est plus capable de se souvenir des voix. On pense que l’image est fragile et qu’elle se dresse pour dessiner l’espace de sa fragilité. Jérémie Scheidler, qui a conçu la scénographie cinématographique de l’ensemble est crédité de l’écriture de l’image du spectacle, et l’on prend mesure de cette syntaxe. Une syntaxe de lumière — écriture de la lumière conçue par Jean-Gabriel Valot — parce que la lumière fabriquée par le son fabrique aussi le son qui l’entoure ou le cerne : et l’une renvoyant à l’autre, les hiérarchies ne tiennent plus dans un monde comme intérieur qui se redéfinit à chaque instant, par le son ou la lumière ou la vidéo (la lumière est la vidéo est le son : émanation, appel, vase communicant), les corps qui parcourent la surface de l’un ou de l’autre. Phrases d’images et de lumières syncopées, elliptiques — des visages ici, des flashs là qui font apparaître le corps nu et transitoire d’une femme (la plasticienne Enna Chaton), prenant en photo par flashs des instants arrêtés de son corps ; un rapt de l’espace par la lumière (au retour de la lumière, l’espace rendu à nos yeux, mais modifié, altéré, renouvelé) qui nous le fait voir et nous le dérobe. Des syntagmes nominaux en attente d’un verbe qui ne viendra pas, puisque la chair est là, avant elle, et qu’elle l’a avalé.
Quand le spectacle s’achève, strié par des saturations hurlées sur une guitare devenue électrique qui font écho — et quel écho — aux caresses sur ses cordes à l’ouverture, ce qui s’échoue à nos pieds est une heure concédée à la parole, mais peuplée de puissances sensibles non pas infra-verbales, ou a-verbale, mais comme enveloppante du verbe. Là où le texte a cédé n’a pas été le lieu d’un saccage, mais la lente et digne élaboration d’un temps ménagé à la parole possible, celle qui pourra dire ce qui a eu lieu, celle qui se disait, durant le spectacle, ce qui avait lieu — dans le silence gardé en soi et porté devant soi comme affaissement du langage où le sens frayait libéré de ce qu’il y avait à dire. Où l’on comprend que le bruit n’est pas le contraire du silence, mais sa traversée ; où l’on a perçu dans quelle mesure la présence est une qualité de temps lorsqu’il est fait de lumière et d’espace : un temps levé dans la musique qui le rendait visible. L’inouï, Rimbaud nous l’avait appris, n’est que de la lumière quand elle devient présente et qu’on entend soudain ce qu’on pensait être incapable d’entendre, et que pousse sur nous un corps aux sens neufs, aux virtualités affranchies — une autre façon d’entendre, avec Rimbaud de nouveau, le mot Mouvement : Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve,
Le gouffre à l’étambot,
La célérité de la rampe,
L’énorme passade du courant
Mènent par les lumières inouïes
Et la nouveauté chimique
Les voyageurs entourés des trombes du val
Et du strom.[[‘Mouvement’, dans Illuminations]]

La bohemia electrónica… nunca duerme | teaser from jscheidler on Vimeo.



SUR LE PLATEAU
Ecriture, composition musicale, concepteurs du projet : Kristoff K.Roll (Carole Rieussec et J-Kristoff Camps) Performeuse, plasticienne : Enna Chaton Vidéo, écriture de l’image : Jérémie Scheidler Création lumière : Jean-Gabriel Valot
COLLABORATION SUR LA CRÉATION
Mise en jeu des personnages : Christophe Guétat Script doctor dramaturgique : Julie Gilbert Scénographe : Daniel Fayet Costumes : Cathy Roulle

Co-production : Scène nationale de Vandoeuvre-lès Nancy, France ; ABC, centre de culture, La Chaux-de-Fonds, Suisse ; Le CentQuatre, France, avec le soutien du Ministère de la Culture et de la Communication – DRAC LR ; de la Région Languedoc-Roussillon, avec l’aide du CNC-Dicréam, de la Spedidam et le soutien de la ville de Frontignan.
À VENIR
28 mars 2015 / Albi – Festival Les Journées électriques
Automne 2015 / Ivry – Théâtre Antoine Vitez

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Amour par K.O. https://www.insense-scenes.net/article/amour-par-k-o/ Thu, 22 Jan 2015 16:00:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=746 Clôture de l’amour, spectacle de Pascal Rambert — Festival d’Avignon 2011


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Note du 22 janvier :
Le 27 février, à 20h30, se jouera à Caen, au Panta-Théâtre, une reprise du spectacle de Pascal Rambert. Une rencontre aura lieu avec l’auteur à l’issue de la représentation. L’occasion de remonter la critique en date du festival d’Avignon de 2011[[À Caen, Pascal Rambert remplace Stanislas Nordey qui jouait lors de la création du spectacle]].


Critique du 18 juillet 2011
Qui connaît le Théâtre de Gennevilliers reconnaît immédiatement son plateau 3 sur lequel nous avons pu voir 16 ans mis en scène par Pascal Rambert directeur du T2G. Cette salle de répétition est transposée à Avignon dans la salle Benoît XII pour accueillir Clôture de l’amour dernière création de Rambert. Gennevilliers s’inscrit dans Avignon comme une déclaration de l’attachement de Rambert à ces deux villes de théâtre. Insciption aussi d’un espace de la banlieue parisienne au cœur du Festival, rue des Teinturiers. Clôture de l’amour
expose, surexpose la rupture d’un couple, une explosion ou un essorage qui s’écrit dans un espace concret et public. Ce lieu sera traversé par la chorale de Gennevilliers pour répéter et interpréter Happe de Bashung. Chanson qui clôt la parole de l’homme et qui ouvre la réponse de la femme. Ce sont Stanislas Nordey et Audrey Bonnet qui interprètent les rôles de Stan et Audrey. Une écriture que Pascal Rambert a voulu pour eux. En Amoureux des acteurs, de leurs voix et de leur corps, il leur a écrit un texte violent qu’ils vivent plus qu’ils ne jouent. Le motif de la rupture, du déchirement que Rambert a déjà mis en scène dans un court-métrage Car Wash .
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Dans la salle Benoît XII, ça s’installe face à cet espace reproduisant le réel. Les deux acteurs entrent en scène et c’est parti, pas le temps d’attendre. Pas de précaution d’un début qui s’installe. Nous sommes collés au fauteuil et Stanislas Norday décoche ses premières flèches disant : « je voulais te voir pour te dire que ça s’arrête ». Début d’un spectacle qui exprime une fin, début qui explose qui ne peut attendre de dire cette volonté d’en finir, de s’arrêter. Un discours pour clore cette histoire, pour cesser de se raconter des histoires sur ce qu’ils sont. Pendant une heure, Stanislas Norday adresse à Audrey Bonnet ses coups, ses mots. Il dit la rupture du contrat qu’il n’a pas signé. Le texte est une parole de la pensée. Ça voyage d’un endroit à un autre. Ça saute d’une idée à une autre. Nous entendons cette difficulté à dire tout ça comme ça. Les mots sortent en même temps que les idées arrivent. Audrey, elle encaisse, souvent fixe, droite, digne parfois le corps plie, tremble. Aucun mot envoyé n’est pas reçu par l’actrice qui sait qu’elle est l’image de notre oreille. Ça s’entend, ça n’arrête pas d’entendre la sincérité de cet homme faisant un inventaire vain d’une histoire finie. Il construit par la parole cette clôture, il se barricade avec ses mots. C’est une parole en rupture, un souvenir chasse une description de ce qu’elle est, ce qu’elle n’est plus. Ils sont dans le théâtre, Rambert trouble cette rupture avec des références à l’art de l’acteur, à la façon d’être à la scène. Ce texte joue avec les spectateurs qui écoutent mais qui ne sont pas témoins de ce déchirement, qui n’ont pas à être témoins de ça. Stan dit : « si il y avait des gens qui écoutaient ici, ils seraient raidis ». Une feinte qui nous remet à notre place de voyeur, de spectateur d’un intime. On entend une langue qui dit la fin d’un langage commun, d’un langage partagé. Rambert fait des bonds entre les langues. À l’écoute de ces bonds, on entend cet intime pris en même temps dans les mots d’un monde informatisé et dans des expressions toutes faites. C’est un amour perdu dans les mots du théâtre et dans la langue de leur histoire. Cette histoire qu’on imagine, qu’on devine dans les interstices de ce qui n’est pas dit. Mais avec malice et humour, Rambert dans ce premier round fait le commentaire du langage qu’il déploie. Stanislas Norday dans une tension de la parole, de la langue, transpire pour dire à celle qui le fait suer : « C’est fini et c’est bien ». Le tee-shirt de l’acteur est le marqueur de l’énergie mis en œuvre pour mettre à mort l’amour. Il passe du jaune à l’orange au fur à mesure que l’acteur sue. Stan dans ce monologue tente de laver cette histoire, d’en faire disparaître les traces et les taches. Il continue à dire jusqu’à l’interruption du groupe d’enfant venu chanter. Il n’a pas fini sa tentative de lavage, mais ce « et » comme un suspend est repris au bond par Audrey qui commence l’essorage. Elle commence par « tu as fini » moins interrogatif qu’affirmatif. Elle a entendu, nous l’avons vu entendre, encaisser. On attend dans le plaisir effrayé du combat, de la réplique qui s’annonce. L’essorage commence, elle reprend point par point l’ordre du discours de cet homme qui affirmait une assurance mâle. Elle reprend les mots et les décortique pour montrer la monstruosité de sa diatribe. Elle ne laisse rien passer, lui subit les coups. Quand lui envoyait des flèches, elle lui retourne des salves de missiles. Ça brasse, à tour de bras elle démonte. Lui ne peut qu’écouter mais ne tient pas ne se tient pas debout, il vacille. C’est la parole de l’attaquée qui en même temps qu’elle vise et touche l’attaquant, retrace l’histoire, leur histoire. On pensera à « Comme un boomerang » de Gainsbourg dans cet extrait : « Toi qui fait partie du gang / De mes séducteurs passés / Prends garde à ce boomerang / Il pourrait te faire payer / Toutes ces tortures de cinglés / Que tu m’as fait endurer ». Audrey Bonnet déploie une énergie pour redire les traces des souvenirs communs. Ce second round est terrible, puisque sous couvert de sensibilité, la femme saccage la parole première et détruit l’homme. Il n’existe plus : « t’es qui ?, on se connaît ? on s’est déjà rencontré ? ». Seuls les souvenirs elle les garde. Lui qui piteux voulait conserver une chaise rose, elle lui laisse l’objet, la mémoire lui suffit. Elle garde les enfants quand lui ne les a pas évoqué.
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Rambert nous convoque à un endroit d’intimité où il ne laisse rien passer. Le langage, il le sait, dit le monde autant qu’il le ment. C’est dans une fiction de rupture qu’il dit aussi sa différence vis à vis d’un certain théâtre. Rambert réussit à nous raconter une histoire qui s’inscrit dans un motif simple en définissant son amour de la langue, des corps et de l’art. Il déploie une langue « parlée » comme génératrice d’une poésie. Il inscrit cette pièce dans une chorégraphie précise et exigeante. Il déplie son rapport à l’art reliant entre autre le classicisme de Fragonard et une chanson de Bashung sans hiérarchie.
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Photographies © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

]]> L’affaire Morand… ou la pensée locale https://www.insense-scenes.net/article/laffaire-morand-ou-la-pensee-locale/ Wed, 24 Dec 2014 09:36:13 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=797 —–
Et si les enseignants refusaient à la rentrée prochaine de recevoir les “services de com” du CDN de Caen Basse-Normandie… au prétexte de…


Récemment, suite à un énième spectacle de Jean Lambert Wild, Directeur de la Comédie de Caen (depuis 2007) qui s’en va distraire le Limousin, au Théâtre de l’Union à compter du 1er janvier, un petit accroc est venu émaillé la sortie de celui-ci.
À la suite de la représentation du spectacle vieux de plus de 10 ans – Crise de nerfs parlez moi d’amour de JLW (création en 2003)–, Dominique Morand (enseignant en théâtre de son état au Lycée Malherbe de Caen) aura fait entendre, en salle, son point de vue en déclarant à haute voix, et un peu fort si l’on en juge la réaction d’une partie du personnel du CDN à l’origine d’une lettre ouverte… aura fait entendre donc : “bientôt le retour du théâtre”.
Épisode cocasse où un spectateur, oublieux des salles de classe que sont devenues trop souvent les salles de spectacles, en vient à jouer un mauvais élève… Séquence pédagogique manquant de préparation où “Le retour du théâtre” est espéré… comme si quelqu’un savait ce qu’il en est du théâtre et de ses pratiques. “C’est quoi le théâtre Dominique Morand ?” interviendrait un élève curieux ou espiègle…
Une lettre écrite dans la foulée de ce “Sarajevo esthétique”, de cet “attentat” oratoire, relance l’histoire… auprès de sa hiérarchie (inspecteur) & consorts (lettre adressée itou à la DRAC).
Devant ses élèves – public captif et encadré – “choqués” comme d’autres (d’après le contenu de la lettre qui nous est parvenue), ce qui ne devait être qu’une fin de soirée – comme on dit une “fin de règne” – trouve de nouveaux retentissements puisque Morand a été convoqué devant la DAAC, et ensuite la DRH du rectorat qui l’entendra sur, je cite Morand, “son comportement professionnel”. Affaire qui dégénère, en quelque sorte, puisque les signataires ont bien choisi leurs destinataires.
Voilà donc une exclamation “Bientôt le retour du théâtre” qui se verra forcément sanctionnée d’une peine plus ou moins lourde. On imagine ce qu’il en fut si les mêmes avaient perçu un “casse toi pauv’ con” (sic). Quel comportement aurait-on reprocher à Morand ? Quel manque de professionnalisme aurait-on pu lui trouver ?
Bref, Morand se trouve accusé, car de fait il est responsable en tant que fonctionnaire, avec ou sans élève. Devant ses élèves, sa conduite, pour autant qu’elle réfléchit une opinion et non un jugement, lui vaut de comparaître devant un “tribunal”.
Il faut alors espérer que ses “juges”, soucieux de justice et d’une éthique professionnelle, mais également non ignorants de l’histoire du théâtre (un art vivant), accordent à Morand le bénéfice d’avoir été un spectateur plus qu’un autre, plus qu’un enseignant en service commandé et en représentation. C’est-à-dire, et gageons qu’il n’est pas nécessaire de rappeler l’histoire du théâtre aux “juges”, que l’opinion de Morand a enrichi l’histoire de la réception du théâtre prompte à faire entendre les batailles et les petits conflits inhérents à la scène. C’est une opinion (soulignons-la) qui a été exprimée et non un jugement. Pour autant que l’on puisse délibérer sur “l’obligation de réserve” d’un fonctionnaire (rappelons que la mesure est exigée), il faut alors statuer sur l’expression “Bientôt le retour du théâtre”. Un linguiste, parmi les juges, sera donc indispensable. En l’attendant, évaluons l’énoncé…
Rappelons tout d’abord les closes de “l’obligation de réserve” :
Tout agent public doit faire preuve de réserve et de mesure dans l’expression écrite et orale de ses opinions personnelles. Cette obligation ne concerne pas le contenu des opinions (la liberté d’opinion est reconnue aux agents publics) mais leur mode d’expression.
Sémantiquement, la phrase de Morand exprime une temporalité et un objet. Une proximité de l’objet. L’écrit ne pouvant se substituer à l’oral, il faudrait un enregistrement pour faire entendre un implicite. Essayons d’imaginer le sonore de l’énoncé… Deux propositions s’offrent à nous, et glosons :
1/ “bientôt le retour du théâtre” laisse entendre que “le théâtre n’était plus là”.
2/ le même énoncé fait entendre un déceptif : “le retour du théâtre” correspondrait à l’ennui qui revient après que JLW nous a gratifié d’un Théâtre (notons la majuscule) incroyable.
Seules les oreilles du parterre pourraient nous éclairer sur l’oral et ses implicites. Et cela n’interdirait d’aucune manière à Morand de plaider, contre tous, pour la seconde proposition. Car ce qui est en cause, c’est juste le mode d’expression et non son contenu.
Autrement dit, Morand a exprimé une opinion (tout va bien), sur un mode d’expression dont seuls les signataires (espace de réception) sont à même de dire qu’elle déroge à l’obligation de réserve.
Mais bref… que s’est-il passé ? Ou, variation à la charge sémantique plus intéressante, qu’est-ce qui ne passe pas ?
Ergo, Morand a fait entendre un souhait, un espoir, une représentation personnelle exprimée par un mot d’esprit. Quelque chose, finalement, que pratiquent régulièrement les enseignants à qui l’on demande de donner aux élèves une conscience critique. Élève, combien de fois avons-nous pu entendre des enseignants s’engager, et finalement nous permettre de nous interroger sur leurs choix afin de déterminer les nôtres. Mes enseignants n’étaient pas des exemples, mais des modèles d’engagement. Et sans entrer dans le biographique, qu’a fait Platon avec ses élèves ? Que peint E. M. Remarque quand il écrit À l’Ouest rien de nouveau ? Et de quoi se moque Prévert sinon de ces professeurs sans esprit (relire “l’accent grave” et les réparties de l’élève Hamlet)… D’évidence, si les élèves ont besoin de quelque chose, c’est d’engagement, d’un savoir défendu (Galilée plutôt que les bulles papales), d’une opinion ferme quand les sondages font douter (qui reprochera à un enseignant de rappeler les fondements partagés de la civilisation quand les terroristes du populisme font leur miel sur le dos de la liberté d’expression ?)…
Dès lors, la lettre qui condamne Morand est étonnante et ce qui lui est reproché l’est tout autant. Non pas au nom d’une quelconque “liberté d’expression” (loi contrariée depuis l’affaire Dieudonné), certainement pas au nom “d’une respectabilité à laquelle il a été portée atteinte”. Pas plus qu’il n’est possible de prêter foi aux arguments développés par la lettre : “respect du travail et des techniciens” (qui ne sont pas signalés comme signataires), reproche de ne pas “développer” l’esprit critique et d’imposer un “jugement personnel”, etc.
Que d’inepties et de stéréotypes dans ce courrier qui mélange affect et codes arbitraires. La lettre ou la pratique favorite des français sous l’occupation, plutôt que le débat convoqué et public. Qui aurait reproché aux signataires de provoquer ce grand débat sur l’état du théâtre, et pourquoi pas sur le théâtre que fait Jean Lambert Wild ? Il aurait été tellement incroyable qu’au terme de deux mandats (et un peu plus), le public se retrouve à débattre sur un projet vécu, des spectacles vus, une aventure commune… Pour reprendre les termes de la lettre, Morand n’a pas “imposé” un jugement, mais son énoncé était une invitation à “partager” (ou pas) une opinion.
On ne comprend pas ce qui a poussé les signataires à écrire un semblable courrier et à l’adresser à un autre que Morand. D’une formule tautologique, on s’étonnera de cette lettre parce qu’elle est étonnante.
On ne peut croire que Jean Lambert Wild ne soit pas habitué à ces réactions publiques. On ne peut croire que la critique ne l’ait pas éreinté. On ne peut croire que lui-même n’ait pas de temps à autres, au terme de quelques soirées, agit un peu de la même manière (a-t-on oublié la joute vive avec Thomas Ferrand pour “un shoah blablabla”, et la querelle dès son arrivée avec les rédacteurs d’Encrenage). Ou encore le “procès” en irresponsabilité fait à Lacascade pour son bilan financier… (On attend le prochain audit avec impatience).
Mais il est vrai que Jean Lambert Wild n’est pas signataire de cette lettre. Lui prêter qu’il en soit l’instigateur ne serait pas davantage convenable. Sauf à remarquer le masculin pluriel : “nous avons été très choqués”, qui ponctue le courrier, alors que les signataires sont du genre féminin puriel. Du seul point de vue de la fiction, on imagine le metteur en scène en relecteur, corrigeant et, au mépris de la parité, mais respecteux de la langue française comme il l’est, rectifiant un point de grammaire et d’orthographe.
Bref, la lettre est écrite et Morand passe au “tribunal”… On ne connaît pas, d’ailleurs, la sanction puisque l’omerta institutionnelle a gagné sur le “désordre” public.
Une lettre comme une autre donc, ou pas tout à fait…
Une lettre qui vient à la fin d’une mandature, au moment d’un départ vers d’autres horizons, à un moment où il faut laisser une image en quelque sorte…
On aurait aimé que les zélés du CDN se mobilisent pour d’autres circonstances… par exemple sur les atteintes au spectacle dont fut victime Castellucci et la censure qui obligea le metteur en scène à supprimer certaines scènes (à Dijon) de Sur le concept de visage de dieu, ou à propos de Rodrigo Garcia et son Golgota Picnic… Mais là-dessus, il n’y aura pas eu de communiqué des zélés du CDN. On aurait aimé les entendre soutenir plus audiblement les intermittents du spectacle et leur lutte, et trouver leurs signatures au bas de la lettre du 4 juin 2014, à l’attention du premier ministre. Mais là-dessus pas davantage de tintamarre et pas un seul nom du CDN…
Mais bon, ne jugeons de rien et essayons de comprendre la raison de cette lettre.
Procède-t-elle d’une réaction à une injure faite au service des relations publiques ? (Morand aurait contrarié le travail des délégués du CDN qui arpente les salles de cours en début d’année ?)
Procède-t-elle d’une réaction esthétique (les signataires auraient alors un jugement plus aiguisé et on attendrait des arguments ) ?
Procède-t-elle d’une commande passée par le maître de lieux qui aura agi ses troupes ? (difficile d’imaginer qu’il n’ait pas été au courant de cette “initiative”)
Procède-t-elle d’un signe fait au prochain directeur Marcial Di Fonzo Bo… “Tu arrives ici et tu as une équipe qui te défendra” ou, plus stratégiquement “tu as une équipe soudée devant toi” (comprenne qui veut).
Procède-t-elle… etc.
En fait, elle ne procède sans doute de rien de tout cela.
C’est au mieux une lettre perdue, une occasion de se taire, un coup de théâtre alors qu’il n’y en a plus.
Reste ce que pointe de manière la plus juste une lettre sans intérêt. A savoir que les “élèves” auront eu là un exemple. Un exemple oui… et il faut souhaiter qu’ils aient vent de tout cela. De la lettre, des remontrances faites à leur professeur, de la conduite du CDN, des lettres de soutien adressées à Monsieur Morand, etc. Afin qu’ils apprennent que “Parler” publiquement n’est pas sans conséquence. Afin qu’ils apprennent qu’un engagement, paradoxalement, doit être mesuré (conseil et non loi). Afin qu’ils sachent que la loi, désormais, peut-être saisie par les groupuscules les plus attentistes, à compter du moment où une conduite, un geste, un mot… déplaît.
Et de se poser encore la question de l’exemple. C’est quoi l’exemple qu’aura donné le groupe de signataires du CDN ?
A l’arrivée de JLW, il y eut des “petits procès” (entre autre celui d’Eric Lacascade, et personne pour le défendre même parmi ceux qui ont vécu des saisons incroyables) et des intimidations (cf. L’Encrenage)… Rien de très visibles en soi, mais d’une certaine manière, ce fut la marque d’entrée en la matière du maître des lieux qui, dans son esprit, arrivait sans doute pour remettre de l’ordre sur le territoire. Après le désordre économique imputé à Lacascade, l’ordre esthétique et public serait restauré, encouragé par les énergies politiques soucieuses de la chose publique (à commencer par la gestion de l’argent public).
Bientôt, celui dont le projet proposait de nous ouvrir à une scène moderne et technologique, privilégia le thème de l’enfance. Et l’on peut s’inquiéter de ce “goût de l’enfance” dont JLW habilla sa com et ses spectacles. On peut s’inquiéter de “l’éducation” qu’entreprit le “poète” (cf. notice wikipédia). Lui le “Marin” contrarié s’est sans doute senti une mission… et ces créations en sont l’expression. Là-dessus, rien à dire, sinon que l’on peut toujours les contester, sauf à penser que l’on ne peut plus en parler.
Au départ de JLW, il y aura eu, encore, l’affaire Morand… dont on espère que l’on connaîtra l’issue.
Du 1er janvier 2007 à ce 31 décembre 2014, ce qui aura ponctué l’exercice du directeur du CDN, c’est donc une manière de penser l’espace public et la parole qui s’y déploie. Avec 350% d’augmentation des abonnements, il fallait au moins penser l’espace public et son or.. ganisation.
Que le limousin le sache, le poète qui arrive n’est pas homme à se laisser marcher sur les pieds, et pourrait bien marcher sur les leurs…
Annonçant la création d’un espace dédié à la critique théâtrale (pour le Théâtre de l’Union), on s’étonne encore du goût de JLW pour la critique quand il valide par son silence la lettre contre Morand. De fait, l’expression du public, avec sa grammaire, sa syntaxe, son irréductible désir de faire entendre ce qu’il pense, son impulsivité… n’est-elle pas celle qu’il faut encourager ? N’est-elle pas “Populaire” comme le théâtre se revendique de l’être ? Créer un espace dédié à la critique est louable en soi (la chose fut tentée à Caen – sans grande réussite il est vrai si l’on en juge par la fréquentation de ces rendez-vous ), mais si cela conduit à la juguler, on s’inquiète pour tous les Morands à venir…
Allez, fermons-là ! le plus beau souvenir que l’on pourrait conserver de JLW, c’est encore, risquons le mot, celui d’un clown… Identité qu’il aime par dessus-tout jusqu’à le mettre en scène dans Godot.
Pour suspendre, rappelons enfin un extrait du dialogue pour le moins tendu de Jean-Lambert Wild avec Emilie Barrier, à propos, justement, d’En attendant Godot, présenté en septembre dernier au Théâtre de L’Union, lors de la 31ème éditon du festival des Francophonies en Limousin. Et gageons que les “auteurs de lettre” apprendront de leur directeur ce qu’il exige de la critique. Je cite :


— J’ai une dernière question, oui, mais moins méandreuse. C’est une question très pragmatique : je m’interrogeais sur votre conception de la critique, sur l’importance que vous adjugez au fait de dire des mots autour du théâtre, de chercher, de creuser, et de laisser des traces. Et je me posais la question brutale de savoir comment vous allez développer la critique, ici en Limousin ?
— Alors c’est très concret : d’abord je crois à la critique et je crois au libre exercice de la critique. Elle organise la mémoire de notre endroit. Elle en est une traduction, une amplification. La critique n’est pas un jugement, pas du tout. Ce n’est pas un jugement la critique, c’est une analyse de cet endroit, de cette mémoire, du placement que vous avez dans l’endroit où vous êtes.
Je l’expliquais dernièrement à quelqu’un : des amers qui nous permettent à nous de nous diriger, de savoir où je suis et ce que je suis. Suis-je plutôt ici ou plutôt là ?

Ce sont des points de navigation dans un espace gigantesque. Donc il faut que cette critique se développe. Elle se développera parce que je pense qu’aujourd’hui la critique doit être accompagnée de toutes les formes possibles. Il faut lui laisser cette liberté d’existence, de parole et d’esprit. Il faut pour ça lui en laisser la place. Donc nous aurons au Théâtre de l’Union, lorsque j’en serai le directeur, le plaisir d’accueillir régulièrement l’AICT, qui est l’Association Internationale de Critique Théâtrale. Il y aura des colloques, et ce sera un beau moment d’émulation et d’exaltation où l’on pourra confronter tous ces esprits et voir justement ce qu’il en sort.
Moi je suis toujours à l’écoute. Ce sont vraiment des endroits, pour le coup, d’expérience utile. Alors après, la critique elle est vaste, et aujourd’hui elle a tendance à se développer tout azimut. Il faut simplement qu’elle ne perde pas la colonne vertébrale de ce qui l’unit à notre royaume qu’est le théâtre.
Voilà, je ne pouvais pas dire plus.

Propos recueillis par Emilie Barrier.

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Teatrocinema : une Histoire d’amour https://www.insense-scenes.net/article/teatrocinema-une-histoire-damour/ Fri, 10 Oct 2014 13:50:24 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=472 Histoire d’amour, roman de Régis Jauffret, Vertical, 1998

Adaptation pour le théâtre par la Cie Theatrocinema

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S’intéressant à l’écrivain qu’est Régis Jauffret, Juan Carlos Zagal (fondateur avec Laura Pizarro, en 1987, de la compagnie La Troppa devenue en 2006 Teatrocinema) aurait pu, pour la scène et le théâtre, se saisir de Les Gouttes, pièce parue en 1985. Un des premiers textes du marseillais où, peut-être, comme ultérieurement dans Microfictions, chaque vie de personnage tiendrait dans une « goutte d’eau », c’est-à-dire un recto-verso. Une création soutenue et co-produite par la Scène Nationale de Sète… Le roman, lui, est édité aux éditions verticales.


Mais c’est Histoire d’amour, le quatrième roman de l’auteur, que les comédiens de la Troupe chilienne auront retenu. Un roman où la dernière phrase fait écho au titre comme si la boucle était bouclée. Ou, et de manière plus complexe, comme si le titre, en extension, couvrait le livre jusqu’à la fin sans qu’il y ait d’éclaircissement. Un roman en forme de labyrinthe en quelque sorte, presque kafkaïen, qui commence dans une rame de métro où un professeur d’anglais suivra Sophie, une inconnue, jusqu’à son appartement et la violera. Histoire d’amour commence là, par un viol qui va se répéter tout au long du récit puisque le violeur s’éprend de sa victime et vient troubler sa vie, la violant à nouveau dans un appartement qu’il occupe avec elle, et encore dans la voiture qui la ramène, et encore et encore. A la lisière de l’insupportable, voire de l’inimaginable, Sophie demeure muette et interdite, tente de fuir, est rattrapée. Elle subit alors ce harcèlement sadique qui se métamorphose en amour délirant chez son agresseur qui lui parle enfants, mariage, vie heureuse… L’invraisemblance gagne alors le récit et l’emploi du conditionnel, chez Jauffret, révèle davantage le fantasme, peut-être la folie. Le doute s’installe ainsi dans la lecture où la narration entretient les zones floues qui conviennent finalement à faire sentir un trouble. Ce qui était donné comme un viol, par un agresseur qui est sans nom, s’épaissit de brouillages où l’enfermement, l’emprisonnement, la maladie, l’aliénation, l’obsession… sont des détails récurrents à Histoire d’amour.
Dès lors, si les descriptions confinent à une réalité, si une certaine violence se teinte d’affection, si chaque rencontre semble plausible… l’écriture (qui ne fait entendre que la seule voix de l’anonyme violeur) semble réfléchir les pensées intérieures d’un malade, soumis à des crises de divagations et de délires. Mais plus encore que ces états psychotiques, c’est peut-être bien d’une extrême solitude et d’un profond isolement dont parle Jauffret qui fait évoluer ses personnages dans des banlieues anonymes, des cages d’ascenseur, des horizons sans fin. Solitude de celui qui se parle seul et s’invente une autre vie. Isolement de celui qui vit seul s’inventant des déplacements. Solitude de celui qui s’oublie jusqu’au moment où la crise est là pour lui trouver une socialisation. Solitude de celle qui vit recluse, aussi.
Sans jamais que le roman trahisse cette ambiguïté, sans jamais que le récit construise un espace de certitude, Jauffret dispose des indices tout au long de l’histoire. A commencer par celui d’un « langage muet » que Sophie parle avec l’enfant qu’elle a avec son « violeur ». A commencer par quelques aveux de maladie, de certificat médical, d’arrêt maladie… par celui qui monopolise la parole. Soit celui qui parle seul et dont la logorrhée est au commencement de toutes les histoires. Y compris celle dont chacun rêve : une « histoire d’amour ».
A mi chemin entre le polar et le clinique, Jauffret offre un polar/clinique qui résonne à une époque (aujourd’hui) où le judiciaire vient réduire les marges du psychiatrique. Là où le carcéral concurrence l’hôpital. Là où la frontière entre culpabilité et responsabilité est questionnée.
Il y a fort à parier, dès lors, que ce roman aura « parlé » aux comédiens du Teatrocinema qui, de la Troppa à aujourd’hui, ont toujours eu le souci d’explorer les espaces troubles de l’autorité, ceux de la détention, ceux de la torture mentale… qui se sont exercé sur les consciences et les sujets. Du point de vue dramatique, Histoire d’amour offre ainsi à la troupe de Juan Carlos Zagal une matière qui n’est pas étrangère à une histoire chilienne à peine passée. Histoire de torture, de violence, d’emprisonnement mental, de sadisme aussi…
Ultime volet et mise en scène d’une trilogie qu’achève le Teatrocinema, le paysage mental intérieur que décrit Histoire d’amour vaut néanmoins et aussi pour une matière esthétique et poétique au plus proche du geste du metteur en scène qui pratique un théâtre hybride et contemporain. Geste théâtral qui repose sur le théâtre d’image animée, sur le langage de la bande dessinée en noir et blanc, sur le jeu de vignettes et autres bulles, l’animation en 2D… le tressage des techniques et des supports permet d’incarner et de saisir la nature éclectique de l’action mise en œuvre dans Histoire d’amour. Là où un théâtre plus classique et un mode de jeu traditionnel feraient écran à ces foyers d’images prises à l’inconcsient et à la réalité, le Teatrocinema et ses ouvertures vers les autres arts de la scène et de l’image réduit ainsi la distance qui nous sépare d’états intérieurs, d’un monde virtuel, imaginaire et fantasmé. En décloisonnant le temps et l’espace, en rompant avec la linéarité et l’ordre de la succession… c’est dans le monde des turbulences mentales, les espaces chaotiques du corps, les territoires de la mémoire que fait entrer la troupe du Teatrocinema. Trouvant ainsi le moyen de restituer les soubresauts de la narration d’Histoire d’amour : ces ellipses cérébrales et ses syncopes linguistiques… ou quand le théâtre, espace d’illusions, donne la possibilité d’explorer les plis de l’esprit, les recoins du cerveau, les aveux du corps dans une image remodelée où la perfection esthétique permet de sentir la texture poétique d’un affrontement et d’une intimité irréels.

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Murgia… Mal être plus que Peur de n’être https://www.insense-scenes.net/article/murgia-mal-etre-plus-que-peur-de-netre/ Fri, 25 Jul 2014 13:32:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=469 Lundi 28 juillet 2014… Retour en Normandie comme à l’habitude, avant de repartir bientôt pour ailleurs… Ai en mémoire le dernier spectacle vu, au Gymnase Aubanel, dans le Festival, le 24 vers 20H00. Le “Notre peur de n’être”… de Fabrice Murgia… “Ai en mémoire” ne veut pas dire qu’il s’agit d’un travail impérissable, mais plutôt que je ne me décide pas à écrire là-dessus… Pourtant, c’est la règle critique… il faudra bien écrire. Au prétexte du journal de ce matin, et peut-être de l’émission d’Arnaud Laporte où Olivier Py se confessait en public le déclic a enfin lieu, alors que je prends mon café, comme d’habitude… il faut aligner quelques remarques, à commencer par celle qui vient spontanément… Fabrice Murgia a réalisé un travail sur le Mal Être… pas tant sur La Peur de n’être… Malaise.

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Chronique phonétique

Il faudrait avoir le temps, parfois, d’interroger les titres des spectacles. Questionner leur valeur sémantique bien souvent liée à une construction poétique, un trope ou un jeu de mot. Le titre… c’est un peu comme une accroche ou un condensé. Ça dit ou évoque en un instant ce qui sera développé ou ça prétend atteindre quelque chose sans y parvenir. Alors c’est par-là que je commencerai ce matin… je commencerai par le titre qui, en guise de conclusion prématurée, n’est que de la poudre aux yeux malgré (ce que l’on nomme) une “bonne idée”, puisque si le titre joue a priori sur un trouble phonétique – “La peur de naître” peut-on entendre – il ne produit aucun trouble. Or, et c’est le propre des œuvres, le trouble est l’essence même de l’œuvre d’art. Le trouble est l’effet de l’œuvre sur celui qui la regarde. D’autres parlent de sensation, de frisson, d’émotion, d’hypnose, de retournement, de raison affolée…
Entre “n’être” et “naître”, le titre de Fabrice Murgia n’est donc qu’une attention superficielle portée au langage, une figure artificielle puisqu’il y a déliaison entre ce qui est écrit, et ce que l’on peut entendre. Pour qu’il y ait un effet de sens, il eut fallu qu’entre l’écrit et l’entendu, quelque chose se mette en place qui renverrait à un lien entre n’être et naître. Il aurait fallu que le “n” apostrophe (car c’est au “n” apostrophe que tient le trouble phonétique) puisse faire entendre, le temps de la représentation et du développement de ce récit qu’est Notre peur de n’être, le rapport étroit qu’il y a entre le fait de naître et celui d’être.
D’évidence, travaillant à partir de Michel Serres en qui Fabrice Murgia a trouvé une source, le metteur en scène, dialoguant avec la réflexion du penseur sur le monde moderne, a sans doute eu une “idée”. À Avignon, le temps d’un festival, il lui faudrait parler de l’inquiétude, de l’angoisse, précisément de la “peur” (s’est-il résolu à écrire sur le programme) de n’être/naître. Soit, si nous glosons, un propos qui s’attarderait sur la peur (d’abord) et un objet : le renoncement. “Notre peur de n’être” exprime ainsi la peur de devoir renoncer à être. Dans le même temps, jeu de mot oblige, le titre fait entendre également “la peur de naître”, c’est-à-dire “la peur de venir au monde”.
Au commencement, dès le titre donc, il semblerait qu’il y ait le désir de traiter d’un problème métaphysico-existenciel. En naissant, le “souci d’être” se trouve rattrapé par la peur de ne pas être.
Problème hamlétien ? perspective schopenhauerienne ? méditation nietzschéenne ? constante becketienne ?
D’évidence, la peur de ne pas être comme celle de naître inscrit Fabrice Murgia dans les eaux troubles de la pensée de l’être au monde qui, au risque d’en faire l’expérience, pourrait se trouver mutilé par celui-ci. “Comment être soi-même” serait la question empruntera-t-on à Ibsen.
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Mais revenons à cette “peur de n’être” ou de “naître”… Et sondons davantage la “déliaison” entre les deux termes ou les deux états de la peur.
Lisant, relisant, tentant de mettre au clair ce que met en jeu cet énoncé, on comprend que la proposition induit l’idée que le monde oppose une résistance violente à l’endroit du sujet, avant même qu’il en ait fait l’expérience. D’où la peur !
Mais alors, qu’il s’agisse du renoncement ou de la peur de venir au monde, la proposition de Fabrice Murgia avoue ce qu’elle masque dans le jeu de mot. Si la peur demeure, c’est peut-être qu’elle concerne indirectement celle de n’être ou de naître, et qu’elle a finalement à voir avec les actes du sujet. Par-là, comprenons son geste social, son inscription dans le champ social, sa manière d’être (ethos dit-on en grec et qui a donné “éthique”). Or, et on ne peut exclure cette hypothèse, en définitive, “la peur de n’être ou de naître” concerne peut-être moins l’hostilité du monde à l’endroit du sujet, que la lâcheté de celui-ci. Lâcheté où le compromis et le consensus[Ce mot, comme celui qui le précède, pourrait avoir à voir avec [l’analyse du mot “Pacte” que fait Christian Salmon, dans l’édition de Libé du 29 juillet. Et l’on est surpris que le linguiste ne se livre qu’à une critique de son emploi dans la novlangue du gouvernement., sans en chercher les variations sémantiques. De ce point de vue seulement, Salmon a raison de rappeler Freud : “si vous cédez sur les mots, vous cédez sur les choses”. Consensus, compromis, pacte… Dans Faust, le “pacte avec méphisto nous renseigne sur ce geste bien plus que toutes les littératures. Merci Goethe !]] qu’induit l’expérience de la vie, sont récurrents. Aussi, “la peur de n’être ou de naître”, traduirait simplement la capacité du sujet à résister à ce qu’il est lui-même, intrinséquement et foncièrement, un être vile, un être lâche… avant même qu’il ne fasse l’expérience de la lâcheté qui lui confirmera ce qu’il est. Être ou naître, c’est peut-être réaliser juste cela. Et de souligner que c’est cette lâcheté qui, peut-être, fait croire à l’hostilité du monde.
Ce lundi 28 juillet, Libé semble cautionner cette idée. Et alors qu’Olivier Py “surjoue les pertes”, qu’il brosse le public dans le sens du poil en citant toujours Jean vilar “Ce qu’on a réussi le mieux au festival, c’est le public”, qu’il appelle l’Etat “à prendre ses responsabilités”, qu’il rend un vibrant hommage à la lutte des intermittents et à “l’intelligence collective” du collectif des salariés du In qui lui a donné, dit-il “une leçon de politique”, ou que dans une envolée lyrique il célèbre la gloire d’Avignon et du festival “moment où la ville se vit comme un lieu utopique : pendant trois semaines, Avignon est devenu un rêve d’Andalousie, où universalisme et métissage rendent au monde, dans sa multiculturalité attentive, son hospitalité”… avant d’envisager de réduire le format de “l’utopie” d’une semaine suite à la perte de 300 000 euros… la mise en page du journal marque l’éloignement de Py, de la lettre recommandée du collectif du In adressée au Président de la République, François Hollande. Lettre qui prie celui-ci de ne pas oublier celui qu’il a été et qui l’invite à le redevenir “Monsieur François Hollande, nous vous proposons aujourd’hui d’être le porte-parole de la justice sociale pour toute l’Europe… Ne nous décevez pas une fois de plus et saisissez cette occasion de redonner à votre parti socialiste, dont vous êtes actuellement le fossoyeur, le vrai sens du mot “socialisme”.
Et de conclure sur la “solitude” du lâche…. sans doute, quand il se met à se penser.
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Le plateau desservi…
À vue, La peur de n’être ressemblera à une forme kaléidoscopique, le jeu de lumière travaillant un ensemble de scénettes miroitantes qui racontent la même chose. Tout à la fois proches et distantes les unes des autres ou réfléchissant le même principe d’isolement, ces lambeaux d’images, ces fragments picturaux, ces séquences documentaires caméra à l’épaule… constituent un récit de solitudes et d’enfermements. Il y a l’homme qui ne sort plus. Il y a la femme qui s’effraie de sa rencontre avec le monde extérieur. Il y a là la mère vociférente qui n’apparaît plus que par vidéo interposée… C’est ainsi une sorte d’esthétique de la camisole qui prend place où le sujet est prisonnier de ces propres peurs : celle de l’autre, celle de la rencontre avec l’autre, celle du contact avec l’autre, celle du souvenir de l’autre. Et cette peur passe aussi bien dans l’espace linguistique (où la parole bute sur sa finalité), qu’à travers les matériaux : le dichtaphone où la parole enregistrée est enfermée, une porte fermée énigmatique apparaissant et disparaissante, un ensemble de “box” aux échelles distinctes (cercueils entre autres), des coins d’appart où l’on vit prostré, jusqu’au tulle tendu en front de scène sur lequel s’impriment les images vidéo…
Tenue à la pénombre, la scène semble définitivement le lieu d’un repliement pour des êtres aux prises avec leur lot de phobies, et c’est sur le contraste qu’entretient la lumière que se joue La peur de n’être. Contraste entre lumière blafarde et parole venue d’outre-tombe, et contraste de la lumière plus vive quand la vidéo est utilisée et laisse filer quelques écarts de voix. Dans ce va et vient entre une image projetée éclairée où les personnages semblent gagner un sursaut de vie, et les espaces enténébrés où les personnages semblent subir des vies intérieures, La peur de n’être se regarde comme le rouleau d’une pellicule photo où l’on saisit des vies en noir et blanc. Impression de film kodack… où la mise en scène s’apparente à une série de flash et d’exposition de négatifs.
Au terme de cette mise en place d’un espace dialectique où l’on parle entre-soi, le travail de Fabrice Murgia laisse un goût d’inachevé. Un goût de voyage introspectif où les remarques entendues ne disent rien. Succession d’impressions, de remarques touche à tout, d’états hystériques… Murgia passe du coq à l’âne sans prendre le temps d’une immersion plus profonde, et donc plus intense dans le dédale de l’esprit.
Si Deleuze a écrit un jour que “c’est le cerveau qui fait écran”… Notre peur de n’être l’aura fait mentir. Ici, c’est l’écran qui fait écran. Soit, d’une certaine manière, toute la différence qu’il peut y avoir entre une idée, et le développement d’une pensée. Notre peur de n’être, c’est juste un bric à brac d’idées… genre stock inépuisable, sans fin, sans réel fond où le catalogue des commissions voisine avec une liste d’anecdotes sur la vie. Why not ?
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Bref, ça se regarde pour ce que ça dit… ça s’entend pour ce que ça montre… et si l’achat d’une brosse à dent n’exclut pas une séance chez l’analyste, si la promenade du toutou n’exclut pas l’errance de l’esprit… on attend de la scène qu’elle nous prive du quotidien tel qu’il est vécu pour nous rendre familier du quotidien tel qu’on ne le perçoit plus. Chez Murgia, Notre peur de n’être n’évite ni le cliché, ni la longueur, ni l’attente… genre rendez-vous chez le médecin de famille.

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Matter… https://www.insense-scenes.net/article/matter/ Thu, 24 Jul 2014 14:51:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=479 Matter, chorégraphie de Julien Nioche — Festival d’Avignon 2014

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Matter… pièce qui, explique Julie Nioche, serait davantage une chorégraphie qui interroge la notion de construction identitaire que l’identité féminine. Matter, comme la matrice (ajoute-t-elle), mais aussi en anglais “problème”, “affaire”… Un spectacle qui réunit quatre interprètes de nationalités différentes. La norvègienne Mia habib, la turque Filiz Sizanli, la marocaine Bouchra Ouizguen et la suèdoise Rani Nair… toutes ayant eu à constituer leur identité de femmes chorégraphes et danseuses en réaction ou en lien avec leur contexte de vie.


Avant Matter… et tous les jours dans le festival
C’est au terme de Matter que les interprètes venus de différents pays formuleront une demande à destination du public. Il s’agit de participer à une action pour soutenir les salariés fragilisés par la remise en cause du statut des travailleurs précaires. Et de voir une salle entière se donner la main et lever les bras… Avant, vers 18H00, rue des Teinturiers qui abrite le théâtre Benoit XII où sera donnée la pièce chorégraphique de Julie Noche, une annonce faite par haut-parleur prévient que “Si un membre du gouvernement est dans la salle le spectacle sera interrompu jusqu’à ce qu’il sorte…”. La rue applaudira fortement.
Interdits de salle jusqu’à quand les élus de la nation ? L’automne, l’hiver, le printemps… jusqu’au prochain festival… le temps risque de paraître long et hostile, aux uns et aux autres qui, au prétexte du “pacte de responsabilité” oublient Gramsci : “gouverner ce n’est pas mutualiser les pertes et privatiser les profits”… Que le MEDEF feigne de l’ignorer au prétexte de faire miroiter la sauvegarde des emplois passe encore, mais pas un salarié, pas un “travailleur” (au risque de passer pour un rouge réac et arriéré) ne l’a oublié. Ce ne sont pas les élections que vous perdrez et que vous avez perdu… ce sont les électeurs. Et c’est un point de non-retour : une fracture et une rupture.
Le patron… de Matter
En couture, dans les ateliers de confection ou sur la table de la cuisine des maisons modestes pour les particuliers, préalablement à l’assemblage des étoffes et des tissus, puis aux finitions, il y a une phase de dessin sur un papier calque. C’est le moment où chaque pièce du vêtement est reproduite, en pointillet, avec une craie, le plus souvent blanche. Tout le vêtement y figure sous une forme insoupçonnable pour un œil non averti. C’est ce que la couturière nomme un “patron”, et c’est en soi le spectre du vêtement qui sera porté. Et rien n’est imaginable sans ce dessin, car il est comme les diagrammes de Duchamps. C’est la première étape, l’origine, la fondation… d’un vêtement à venir. C’est en soi une esquisse et le patron peut ainsi être considéré comme le premier geste d’un mouvement qui s’accomplira dans le vêtement porté. Geste qui disparaît mais qui est dans le vêtement fini. Geste inesthétique en soi, il est pourtant un geste technique indépassable. Ces “lambeaux” découpés, avant d’être cousus, sont souvent agrafés sur un mannequin humain. Bien avant le file et la main experte de la couturière, c’est une série d’épingle qui sert à tenir ensemble ce qui n’est que pièces détachées.
Dans la salle Benoit XII, le plateau de Virginie Mira qui signe la scénographie de la pièce chorégraphique de Matter de Julie Nioche s’apparente à ce “patron”. De couleur verdâtre, la surface lisse et brillante offre ici et là quelques bourrelets/ourlets. “S’apparente” seulement, dis-je, mais l’image est persistante et les interprètes en costume de papier suspendent toutes autres représentations. Sur le plateau, une puis deux puis trois, puis quatre interprètes féminines viendront tour à tour exécuter un solo convulsif. Habillées dans des feuilles de papier, elles semblent se débattre dans ces cocons informes et s’affrontent à l’eau qui vient tout d’abord plaquer ces matières sur leur peau, avant que leurs corps, leurs muscles et une énergie physique rageuse ne parviennent à s’en débarrasser. Moment de libération, de mue et de métamorphose où leur corps nu finit par sortir de ces chrysalides et s’immobiliser dans des formes de prostration. Le corps sculpté est né de ce premier temps physique et violent, où par soubresauts, par percussions, par chutes glissées… le corps a fini par gagner, épuisé ou calmé, un état de quiétude. Et de souligner que l’eau projetée par aspersion fine ou s’échappant mystérieusement en marée noire se répand sur la scène devenue glissante. Territoire hostile qui rendait le pas et le geste fragiles, incertains…
Puis, et c’est le second de Matter, les quatres danseuses sont à nouveau habillées par une “couturière” tout en noir qui, munie d’une agrafeuse, vient assembler ce qui ressemble à des robes futuristes (Nino Chubinishvili conceptrice des robes). À genoux, comme suppliciés, les quatre modèles se laissent à nouveau enfermer dans des costumes travaillés, aux formes cyclindriques qui vient, de la tête aux pieds, les figer. Jusqu’à ce que sur une musique brutale, aux sons rock, elles reprennent pied avec la violence et l’énergie indestructible qui semblent les innerver. Au solo s’est substitué un “ballet” brisé et chaotique où les masses musculaires finissent par s’échapper et avoir raison de ces vêtements sociaux qui avouent leur rapport aux états domestiques.
La liberté ou rien
Point de trace de sens ou de signification dans Matter. Rien qui ne permette, au prétexte d’un code commun entre la scène et la salle, de lire cette chorégraphie. Julie Nioche a écrit Matter comme un poème surréaliste où le geste énigmatique, la projection de couleur et l’organisation de matériaux relèvent d’une impulsion psychique. C’est avant tout une œuvre plastique qui s’organise selon les règles de l’improvisation et de l’impulsion organique. C’est une vibration sonore et corporelle qui se compose presque selon les lois de l’épuisement de ces athlètes que sont les quatre danseuses. Dans cet intervalle temporel, c’est le mouvement qui règle la sculpture de cette forme secrète. Et de regarder Matter comme une pièce où, de toutes les manières, une lutte était engagée entre l’immobilité et le mouvement, le silence et le sonore, le domestique et la liberté, la solitude et la communauté.
Dans Matter, c’est peut-être juste un “état” qui était à observer. Quelque chose qui relèverait de l’instant où le corps est pris dans les énergies du passage. Passer d’un état à un autre, d’une transe à une méditation, d’une explosion à une inertie… soit un temps où Matter donnait à voir, en lieu et place des corps, un amalgame qui reposerait sur le jeu entre équilibre et déséquilibre. Matter… où, disons-le avec prudence, il était donné à “mater” (regarder) ce qui ne peut être “maté” (soumis).

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Solitaritate… De la lutte des classes… aux classes mortes https://www.insense-scenes.net/article/solitaritate-de-la-lutte-des-classes-aux-classes-mortes/ Wed, 23 Jul 2014 14:58:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=482 Solitaritate, spectacle de Gianina Carbunariu — Festival d’Avignon 2014

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Dans la foulée de Stop the Tempo et Kebab, Gianina Carbunariu poursuit son exploration des rêves et des désillusions que génèrent la ville et la société contemporaine. Territoire de cette exploration : la Roumanie, qui fut un temps happée par la spirale du rêve européen et se réveille frappée par la crise, les limites de l’idéal, le repli identitaire et communautaire. Solitaritate, présenté au gymnase du lycée Mistral, relève de ces thèmatiques inscrites dans le projet européen “Villes en Scène”. Enjoué, un rien surjoué, le spectacle se veut une satire des nouveaux mythes contemporains après que la divinité “Croissance” est aux abonnés absents. Ou une Histoire du monde en marche qui, après la lutte des classes – qui se foutait royalement de cette “divinité” – voit se pointer le spectre du privilège des classes qui reposerait en elle en son entier.


Si le public sait qu’il existe autrement qu’en réfléchissant à ce qu’il voit et entend au théâtre, c’est parce que de temps à autre on le sollicite directement. Dans le prolongement des questionnements dont il fut le thème à travers l’Histoire du théâtre, après que le spectateur a été une cible à éduquer, puis un spectateur-acteur, il serait aujourd’hui, selon les dispositifs, un spectateur-témoin. Cette place de témoin lui confère un rôle dans le développement des dramaturgies qui a été problématisé. Chez Grotowski, par exemple, on peut ainsi lire “Le destin du spectateur, c’est d’être un observateur, mais c’est d’être plus, c’est d’être un témoin […] de participer à une cérémonie […] c’est la fonction du témoin authentique […] être le témoin c’est ne pas oublier […]”[[Conférence de Jerzy Grotowski parue dans le Journal France-Pologne peuples amis, n°28-29, hiver 1968, p. 16.]].
Dans la parenté de cette définition, mais prenant appui sur l’Histoire, Giorgio Agamben augmente cette approche en rappelant l’étymologie du « témoigner ». Je cite : “ Le latin a deux termes pour désigner le témoin. Le premier testis, dont vient notre témoin, signifie à l’origine celui qui se pose en tiers entre deux parties (testis) dans un procès ou un litige. Le second superstes, désigne celui qui a vécu quelque chose de bout en bout, a traversé un événement et peut donc en témoigner”[[Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz.]].
Évoquer le témoignage alors que se donne Solidaritate nous conduit donc à préciser ce qu’est un spectateur-témoin. Pour être « témoin », il est nécessaire d’être dans la proximité de l’événement et d’y être attentif. De la distance et de l’attention dépend le “Devenir-témoin” qui confère au sujet un rôle de mémoire. C’est-à-dire l’enregistrement de l’événement qu’il peut convoquer par une parole qui transmet celui-ci. La qualité de l’enregistrement induit la pérennité de l’évenement contre l’oubli.
Être témoin, c’est encore comme le souligne Agamben, pouvoir intervenir sur une situation. C’est-à-dire participer à l’événement et pouvoir exercer un rôle dans une délibération. Le témoignage se charge alors d’une charge éthique puisque le témoin devient un arbitre. Son récit (la parole qui témoigne) est alors possible parce qu’une certaine forme de neutralité (c’est-à-dire une distance par rapport à l’événement) lui confère un rôle de sage ou d’objectivité.
La sollicitation, dans Solitaritate, n’a à voir ni avec l’une, ni avec l’autre de ces définitions, mais emprunte une forme hybride. Celle qui fait que le spectateur est une sorte de témoin, ou du moins un spectateur qui est “pris à témoin”. C’est-à-dire, au sens premier de cette expression, qu’il est interpelé, voire mis en demeure de réagir à des formes injonctives qui concernent des scènes de jeu. À deux reprises au moins, l’une visible d’entrée de jeu, l’autre récurrente tout le temps de la représentation, le spectateur est ainsi l’objet d’une adresse (ou précisément un cabotinage) qui l’oblige à matiner son rôle d’observateur et de figurer, plus ou moins, une sorte d’acteur du processus scénique qui relève dès lors du sketch… une forme théâtrale mineure…
À la première scène, il lui sera demandé “ s’il est bien installé”, “si la place n’est pas trop cher ”, “ si le siège X est confortable ”, etc. Les réponses sont donnés des rangs occupés et le spectateur invité à se lever se lévera… Manière d’entrer en matière et qui permet aux acteurs sur scène de faire valoir leur droit sur la salle (y compris sur le spectateur), puisqu’ils se sont répartis les sièges. Façon d’entrer dans le vif du sujet puisque le système de la propriété est mis en accusation et qu’il s’agira pour Solitaritate de pointer les travers de la société roumaine qui s’adonne comme tout les reste de l’Europe à l’économie de marché.
La récurrence de ce principe sera atténué ultérieurement et prendra une forme scénique différente. En effet, régulièrement, les comédiens sur le plateau s’installent en rang (assis sur des fauteuils confortables rouges) devant la salle et ils exposent leur “problèmes”. Si le procédé est courant au théâtre, l’accumulation de ces formes d’adresse semble inscrire la mise en scène dans un processus de dialogue où les comédiens “nous” parlent.
De quoi “nous” parlent-ils ?
De leur vie difficile, du métier d’acteur, de théâtre, de la bonne qu’ils ont récupéré, de la grande actrice Eugénia Ionesco (copie parodiée de l’auteur de Rhinocéros qui vaut pour une critique de l’adulation des roumains pour les Monstres sacrés), de la collusion d’intérêts entre le maire du village et un entrepreneur, d’un mur à construire pour séparer la communauté Tzigane du citoyen roumain, etc. S’affichera d’ailleurs l’adresse internet pour consulter le projet de construction : lignededémarcation.com.
Le tout se donne sous la forme de tableaux où l’hymne national roumain retentit, où le drapeau roumain sert de manteau d’arlequin, où un mur en mousse et un mur de néons habillent le plateau et participent à ces péripéties.
D’un bout à l’autre du processus mis en place, il est bien évidemment question de faire jouer au théâtre la place qui lui revient de droit. À savoir une place de choix où le principe du “théâtre dans le théâtre” permet la navigation entre une réalité quotidienne qui constitue le coeur de la fable, et une mise en scène qui voit les comédiens subir celle-ci au point de les perturber dans leur jeu. Ce qui donne matière au « joue à jouer », en quelque sorte. Principe matérialisé par une ligne transparente que le comédien peut franchir sans que le spectateur puisse la transgresser.
Ainsi sommes-nous pris à témoin d’un monde qui va à vau l’eau. Et de souligner que Gianina Carbunariu souhaiterait, via sa pratique de mise en scène, faire de son théâtre un moyen d’alerte sur ce qui est menacé, sur ce qui se met en place, sur ce qui déraille… l’observation de ces défaillances idéologiques ayant pour territoire l’Europe et les repliements qu’elle connaît : nationalismes et égoismes, individualismes et exclusions, racismes et sectarismes, goût du bouc-émissaire…
Soit un théâtre pavé de bonnes intentions.
Deux heures plus tard, coincé sous un abri de fortune à cause d’un orage diluvien, j’ai eu la chance, finalement, d’être à côté d’une jeune femme roumaine qui parlait de ce théâtre. L’oreille trainante en attendant que les cordes fassent place au ciel bleu, elle disait son plaisir pour ce théâtre et son enthousiasme pour ce qu’elle appelait “le nouveau théâtre roumain”. Visiblement, elle était témoin d’une histoire qui n’était pas la mienne et qui la ravissait. Elle en parlait avec une réelle joie, là où j’avais été juste dépité.

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I AM… “JE QUI ÇA ?” https://www.insense-scenes.net/article/i-am-je-qui-ca/ Mon, 21 Jul 2014 15:00:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=485 I AM, spectacle de Lemi Ponifasio, Festival d’Avignon 2014

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I am… Deux mots simples pour exprimer ou revendiquer une existence. C’est vraisemblablement ce qu’exprime Lemi Ponifasio, metteur en scène de Nouvelle Zélande, à travers le titre de ce spectacle qui demeure mystérieux, évoque la première guerre mondiale comme fondation, s’inquiète de la pratique théâtrale, doute de l’humanité, espère la Terre promise (rien n’est inventé, tout est dans le programme)… Généalogie d’une œuvre (pour le moins complexe) où Artaud, Müller et Macahon sont considérés comme des amis. Je ne sais trop ce qu’en dirait les deux premiers !


Un homme au garde-à-vous pendant que retentit l’hymne national français la marseillaise. Un vieil homme habillé d’une vareuse. Puis un autre, plus vigoureux, plus jeune, sur fond noir incliné… un homme en costume qui parle. Et alors que la parole s’emballe au cours de cette séquence longue, il semble que cette parole se métamorphose en chant ou en prière. L’indécision n’obscurcit guère qu’il s’agit d’une incantation, de toutes les manières. Sortent alors des formes humaines, peut-être des esprits appelés par ce “chant”. Ils poussent des “cercueils noirs”, à la chaîne.
C’est énigmatique, et la scène se regarde comme un ilôt indépendant où les séquences iront se multipliant. Là, une chorégraphie d’un homme qui se bat avec des interprètes qu’il va chercher un à un… impression d’une épreuve de titan. Là, un homme, le dos en arrière, souffle à distance sur une rangée de danseurs allongés. Il les fait vibrer par quelques forces insolites, les bouscules d’un souffle puissant. Là, une femme au crâne rasé, en longue robe blanche, parée d’un fusil et de fleurs blanches qui sont jetés à ses pieds reçoit les crachats de tout un groupe à tour de rôle. Là, un muezzin aux accents lyriques, au sommet du mur de la cour, adresse à la ville une prière qui, en arabe, chante que Dieu est grand. Là, un mur d’eau, un déluge vidéo, s’abat sur le mur d’enceinte de la cour… là, la femme au crâne rasé dit un fragment du Hamlet Machine d’Heiner Muller (le passage où l’assassin saillit Lady anne la femme de l’assassiné. Entre temps, une femme au yeux écarquillés, aux mains tremblantes et arpentant tout le front de scène aura frôler une transe qu’on imagine rituelle. S’adressant peut-être à la salle dans une sorte d’invitation ou d’invective…
Là, enfin, comme cloué sur le mur qui s’est incliné, un danseur figure le Christ. Pris de convulsions après que l’homme au garde-à-vous lui aura lancé des œufs qui, jamais, ne l’atteindront. Comme protégé d’un manteau invisible, ou d’une main puissante, en quelque sorte…
De tout cela, on ne peut que saisir que quelques bribes ou quelques sensations. Sentir quelques allusions quand elles sont fortement revendiquées. L’expérience elle-même semble interdite puisque les seules issues, au-delà d’une performance esthétique, sont les traces du religieux qui viennent sans cesse hanter ce spectacle. La lecture du programme le revendique si fort… et les références à Colin Mccahon soutiennent ce sentiment, lui qui, à travers son œuvre, cherche “la rédemption, la vérité, la lumière, Dieu”. Et soulignant, on comprend assez difficilement les références à Heiner Müller et au Pour en finir avec le Jugement de Dieu… d’Artaud. Iam… What ? who ? Why ?
“Je qui ça ?” disait Muller.
Dehors, un jongleur de feu, sur une musique tzigane, montre toute sa technique. C’est cette image là que j’ai en tête… en m’éloignant…. L’artiste, ce technicien.

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L’imagination n’a plus d’avenir ? https://www.insense-scenes.net/article/limagination-na-plus-davenir/ Sun, 20 Jul 2014 15:18:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=488 Avec La Imaginacion del futuro mis en scène par Marco Layera, au cloître des Carmes, la 68ème édition du festival d’Avignon continue dans la redondance. À se demander ce qu’on leur a fait, comme dirait l’autre.

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Il faut le voir… pour le croire
Pour autant que nous ne sommes pas encore à la fumée des cierges de cette 68ème édition, que la messe n’est pas encore dite, et que son directeur s’est installé… on peut tirer déjà quelques conclusions sur ce qui a été proposé au festivalier. Si le thème du “Jeune Public” est revendiqué comme une préoccupation d’aujourd’hui et de demain, on est en droit de se demander ce qui, dans la programmation, lui était adressé et sur quelles “grandes questions” il aura été convoqué. Là-dessus, sans qu’il y ait vraisemblablement une seule réponse, se distinguent toutefois (ou “Toute Foi”, on ne sait plus comment l’écrire) quelques tendances.
Tout d’abord, un propos sur la fonction de l’art et la place de l’artiste. Question récurrente et martelée [[Voir (ou lire) :

— Le jour du Seigneur : Olivier Py proche de Dieu

— Psychologies : Olivier Py : la faim attise mon intériorité.]]chez Olivier Py qui, tant à la scène et l’écrit que sur les plateaux (tv, rencontres, scéniques…), incarne aujourd’hui le leader spirituel de communautés qui auraient à cœur de faire entendre qu’ils (les artistes et les créateurs) ont un rapport d’intellection à leurs pratiques. Manière sérieuse de rappeler que l’artiste aurait une mission, et serait donc un missionnaire.
Missionnaire de quoi ?

Sans doute la mission qui lui est attribuée relève-t-elle du souci de “formation de l’homme”… Entendons par là, au mieux, le préparer au devenir homme dans le monde à venir. Py aurait donc quelques idées ou serait à même de faire des “prévisions” sur un monde dont tout le monde s’accorde pour dire qu’il va comme il veut, de manière imprévisible…. Dans cette perspective idéaliste, autant qu’arbitraire, “préparer” l’homme, c’est encore “l’éduquer” et donc lui inculquer quelques valeurs (petite contradiction chez le mentor qui s’inscrit alors dans un discours d’actualité où “la valeur” est à la mode et semble protéger un certain état du monde plutôt qu’elle ne le libère pour appréhender le futur : l’imagination du futur… on y reviendra).
Plus simplement, voire quand le simple tourne au simplisme, la programmation de cette 68ème édition soulignerait également la volonté l’éclairer ou de l’illuminer (le spectateur) en lui rappelant régulièrement “Que non bonhomme t’es pas tout seul, y a un troisième œil qui te veut du bien”… hum hum… La scène théâtrale est alors devenue, ces derniers semaines, à l’insu du spectateur qui est devenu un pellerin, une rampe de lancement pour le retour du tout puissant Esprit… qui ne cesse de s’incarner, plus ou moins poétiquement et plastiquement, sur ces nouveaux lieux saints que sont les planches.
Effet Malraux et du 21ème qui sera religieux ?

Effet de contagion des lieux et du patrimoine avignonnais sur le théâtre ?
Cloître, chapelles et autres résidences sacrées semblent retrouver un second “souffle” via le divin théâtre. Effet d’alliance, dans tous les cas, ou de “solidarité” d’un mot qu’affectionne le Directeur qui, dès lors qu’il s’inquiète de la place et du rôle de l’art, induit un format esthétique et poétique, ou disons un carcan théâtral : parler à tous dans une langue accessible à tous. Effet de réduction du “au commencement était le verbe”, en définitive, où la profération, le manichéisme, les clivages bipolaires, la pensée coupée en deux (c’est bien, c’est mal)…. ne sont pas sans en avoir surpris plus d’un ces derniers jours, à mesure que les spectacles, majoritairement, reprennent à l’unisson ce mécanisme schématique ou ce credo… Programmation croisades de toutes les confessions, si vous voulez…
Jusqu’à “hier” (métaphore qui exprime l’avant 4 juillet), le spectateur s’était arrangé avec l’idée que l’art permettait de s’inscrire dans des questionnements sans nécessairement qu’il y ait une réponse (ça s’appelle la réflexion ou la pensée), mais qu’il n’était pas obligatoire que l’art, par son exposition, soit un espace de délibération (ça s’appelle défendre une idée ). Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’aujourd’hui, sur la scène avignonnaise, le choix nous est proposé non comme le moment d’une alternative, mais comme une manière de faire valoir un point de vue (on dit “idéologie”) contre un autre au prétexte d’en faire l’examen.
L’autre point de vue “mis en examen” (ça a un parfum de procés tout ça), relève de la représentation de l’animal politique qu’est l’homme, ce qui est un petit emprunt à la proposition d’Aristote “l’homme est un animal politique”.
Et oui, ça n’a rien d’original tout ça, mais ici, même au café La Pie pose (“sénat” avignonnais[Se reporter à notre article qui fait la part belle à l’importance des cafés dans la vie du citoyen. Pour en savoir plus relire « Osé l’Hypérion de Malis : les voix de l’encre » [en suivant ce lien.]], rue Édouard Leclerc…) personne n’est prêt à lâcher cette proposition fondamentale. Proposition construite sur le modèle d’une phrase attributive et qui mérite un approfondissement syntaxique afin que l’on en perçoive les limites sémantiques. Et passons-nous de revenir à l’Histoire de la Grèce pour regarder ensemble ce que ça raconte aux contemporains. Ou rappelons, comme le soulignait Jean Bollack, que “les grecs n’ont pas eu de textes sacrés – ils s’y connaissaient en inspiration –, du moins pas au même titre ; le religieux était l’affaire des religieux…»[[Jean Bollack, Au jour le jour…]]. “Politique” chez Aristote, veut juste dire que l’homme est un habitant de la cité, un homo urbanus à qui l’on doit apprendre à vivre ensemble en “Ville” : cet espace partiellement public.
Est-ce bien de cela, de ce sens là dont il s’agit aujourd’hui ?

Revenons à la démonstration. L’homme est un animal politique est donc une phrase attributive. Ce qui signifie qu’il y a égalité entre les éléments grammaticaux qui constituent cet énoncé, de part et d’autre du verbe d’état : être. Egalité, et donc inversion ou réversibilité possible. Si l’homme est un animal politique, c’est que l’animal politique est un homme. Énoncé tautologique qui ne produit rien du point de vue argumentatif. Si l’on s’inquiète des éléments fondamentaux et accessoires de cet énoncé, on peut également le simplifier en faisant disparaître l’adjectif (“politique”) qui est un composant grammatical non essentiel. La phrase d’Aristote devient alors “l’homme est un animal”. Phrase toujours attributive où les éléments sont égaux et réversibles. Donc : “L’homme est un animal” revient à dire “l’animal est un homme”… Et là, on pressent qu’il y a un “oups”, car en fait on a du mal avec cette idée que “l’animal est un homme”.
Ici et là, le théâtre pratiqué par les missionnaires a donc entrepris de réduire cette curieuse assertion logique et rationnelle. Comme on peut l’imaginer, la logique étant ce roc difficilement contournable, les missionnaires se sont donc résolus à déplacer le questionnement en modifiant le paradigme à étudier. De l’homme on est ainsi passé à l’humanité… De l’animal, à celui de l’animalité… Catégories dont on sait qu’Heidegger avait réussi à montrer que l’homme les contenait et qu’elles étaient intrinséquement ses composants. Un Homme, c’est pour partie de l’humanité, et pour une autre partie de l’animalité.
Or, et c’est un problème que rencontre tout alchimiste (le politique peut en figurer un), l’équilibre entre les composants est loin d’être constant. Et les variations (problème de répartition de l’influence de l’une ou de l’autre des catégories) font de l’homme un amalgame explosif. L’Histoire l’a montré…
Aussi, les missionnaires de cette 68ème édition ont-ils recours à une “tambouille” bien souvent récurrente d’un spectacle à l’autre, et ils ont ajouté un invité surprise en la personne d’une entité identifiée “Divinité”.
Fortifiant de l’humanité (on en oublie presque les guerres de religion et autres phénomènes engendrés par les fanatismes observés en son nom), vitamine miracle, crème de beauté durable, baume et élixir… la divinité et ses figures dérivées ont été ainsi le lot commun de plusieurs des spectacles programmés par Olivier Py. Au goût de certains, même un brin de trop… puisqu’au vrai, les spectacles donnent parfois à penser que l’on quitte une salle pour en gagner une autre qui nous raconte un peu la même chose sous des emballages différents.
L’insupportable a parfois le nom de “cohérent”.

Quel enseignement tirer de tout cela ? La cohérence est au rendez-vous, mais excessive, elle figure désormais, au mieux comme une overdose, au pire comme un matraquage. Spectateur depuis le 4 juillet, l’évidence claironnée (Idéologie donc) impose une sorte de mot d’ordre : “La politique ne pourrait rien pour le monde, l’art peut aider à y survivre à condition qu’il nous parle à tous et qu’il soit engagé, et pour qu’il parle à tous, il faut qu’il parle d’une seule VOIX. La VOIX en question, habituellement impénétrable, s’entend ici et là, un peu partout à vrai dire. Et de comprendre que puisqu’il est difficile de croire dans la politique (encore moins dans le politique), il n’y a d’autre alternative que celle de CROIRE.
Et voilà comment “on fabrique l’homme à défaut de fabriquer des emplois” (formule du (di)-Recteur Py légèrement réécrite par nous mais qui ne change rien à sa signification). Reste à mesurer l’impact économique du Croire sur l’économie libérale, reste à évaluer l’influence du divin sur la répartition de la richesse lors de la décision d’un CA alors qu’il s’agit d’augmenter les dividendes, reste à croire que l’Homme est meilleur s’il se met à croire, reste à croire que CROIRE ça suffira…
En tout état de cause, Olivier Py nous invite à retour vers le futur… Précisément, à revisiter le Moyen âge… la période où le fidéisme, puis le double fidéisme, soulignaient que le monde serait toujours, tragiquement, pris entre la raison et la croyance. Les uns prêteraient plus de pouvoir à l’un ou à l’autre… dans tous les cas, ça sera le lieu du pouvoir. Et de toutes les manières, on a vraisemblablement un peu de mal tout de même à imaginer le futur à partir de ces deux bornes…
La Imaginacion del futuro

Ou l’imagination de l’avenir, spectacle en chilien surtitré du metteur en scène Marco Layera, ne fera pas exception à notre commentaire. Suspectant le théâtre de n’être pas un outil ou un moyen politique, mais aspirant à changer la société à partir du théâtre, remettant en cause tous les héritages… mais chargé du poids d’une responsabilité et observant une éthique, Layera “accorde au théâtre une responsabilité politique”. Critique à l’endroit du théâtre officiel, il préfère faire un théâtre qui amuse et n’est pas superficiel, puisque, comme il le déclare : “aucune opposition n’existe entre le fait de faire réfléchir et celui de faire rire : ces termes ne sont pas dichotomiques”.
Soit, admettons. Dès lors, au prétexte de revenir sur la fin tragique de Salvador Allende, la compagnie Re-sentida revisite le dernier jour du leader charismatique. À ceci près que le suicide de cet homme d’état acculé dans son palais présidentiel par les forces de Pinochet est précédé par une fiction qui repose sur une hypothèse laquelle correspond à la mise en scène de Layera. Une équipe de communicants l’aurait entouré, lors de ce coup d’état…
La Imaginacion del futuro est là dans son entier, et si le propos du metteur en scène, dans le programme ne venait éclairer l’enjeu (Et si cela avait été vrai, cela aurait-il changé quelque chose ? Si l’Union Populaire se refondait demain, serait-elle plus solidement bâtie ? etc.), on a du mal à imaginer ce que tout cela pourrait être. La finalité de cet artifice fabulesque permettant au metteur en scène de travailler à “défaire l’idéalisation habituelle de la figure révolutionnaire et pacifique d’Allende”… (Rien que ça !!!!).
Sur scène, disons alors que le principe de déconstruction qui est à l’œuvre passera principalement par une énergie de plateau vociférante, hurlante, bordélisante, chaotisante… confinant parfois au grotesque, tantôt au vulgaire, tantôt à l’ineptie, tantôt (mais très rarement) au grave. Scènes voisines du trash et du délire se succèdent ainsi pendant un peu moins d’une heure et demie qui paraîtra bien longue, voire très longue, malgré l’engagement physique des comédiens.
À quoi tout cela tient-il

En contrepoint de l’émission filmée de l’allocution du président qui sera sans cesse reprise afin qu’elle corresponde aux attentes supposées du public, alors que le coup d’état qui va porter Pinochet au pouvoir se fait entendre via le bruitage de bombes et de passages d’avion, le metteur en scène Layera multiplie les artifices qu’il suppose drôle. Intervention dans le public et mise à contribution du spectateur (vote à main levée) et prostitution pour la bonne cause ; chorégraphie de la “balle perdue” où un olibrius en jaune fluo et paillette se pointe en front de scène ; séquence du rongeur invisible et affole un des membres de l’équipe de communication ; rapp du ministre de la culture adepte du visionnage de film porno pendant les heures de travail et la tragédie nationale ; soutien à la scolarité de Ricardo par le public ; engueulade avec le président des USA au téléphone ; portrait rouge de Castro, Allende et le Che, suicide de Salvadore Allende ; etc, etc.
Le tout est juste hystérique. Quelle était la visée de tout cela ? Sans doute cette mise en scène avait-elle le souci d’alerter le spectateur sur une situation historique, voire de la transposer. Oui, peut-être. Mais à trop en faire, on ne distingue rien du propos qui était tenu…
Sauf à constater, une nouvelle fois dans le cadre de ce festival, que le politique comme la politique sont parodiés et raillés… Que la politique ne conduit nulle part. Qu’elle est déconnectée des réalités. Qu’elle est une parole non pas vide, mais pleine d’un sens qui ne parvient plus… Que le Salvador ne peut rien. Qu’il est même un rien modelable ou marionnettisé, etc… Et donc, c’est gros comme une maison, que le “Salut” est ailleurs, sans doute à l’horizon d’autres cieux… Tout ça pour ça… Ben merde alors, l’imagination n’a plus d’avenir.
Tiens, je préfère retourner à mes livres. « On me tend la foi comme un paquet bien ficelé sur un plateau tombé de nulle part. On voudrait que j’accepte, mais sans l’ouvrir. On me tend la science comme un couteau sur un plat pour ouvrir les pages d’un livre dont toutes les pages sont blanches »… C’est juste Fernando Pessoa.

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Intérieur… une Encre. https://www.insense-scenes.net/article/interieur-une-encre/ Fri, 18 Jul 2014 15:11:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=494 Intérieur, de Maurice Maeterlinck, mis en scène par Claude Régy — Festival d’Avignon 2014

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Crée en juin 2013 à la demande de Stoshi Miyagi, au World Festival Shizuoka under mt Fuji, Intérieur dans la mise en scène de Claude Régy est interprété par des acteurs japonais. Œuvre que l’on découvre à travers eux et le texte surtitré en français. Mise en scène et jeu fascinants, dans une scénographie picturale de Sallahdyn Khatir, et un travail lumière de Remi Godfroy. Intérieur, ou la mort d’un enfant… comme point d’appui…


Intérieur… le tragique quotidien
Rien n’existe plus parfois et rien ne se voit plus aux yeux de celui dont la pensée est le territoire d’une pensée extrême. Rien n’existe plus pour celui dont la pensée s’arrête, sinon la pensée elle-même. C’est ainsi, et c’est une loi qu’impose la raison mise en sommeil dès lors qu’elle rencontre et que s’impose ce qu’elle ne peut arraisonner. La pensée est alors comme un feu-follet, prisonnière d’une clarté qui ne la guide plus. La pensée éclairée, trop éclairée, est paralysée, immobilisée, et gagne un monde souterrain aux galeries infinies, aux ombres indépassables. Devant une douleur, devant une peur, devant l’extrême, devant ce qu’il convient de nommer « le redouté » et malgré les fortifications de la parole apaisante qui s’entend au loin, la pensée disparaît aux mots qui lui deviennent étrangers. Contaminée par cette inertie, et sa parente l’entropie, le « redouté » obscurcit les canaux de vie et affecte le corps d’une force intérieure. L’attente, ou le battement lent des tempes, lui est alors et dorénavant le seul mouvement connu. Et pour autant que cet instant ouvre sur une durée inconnue, pour autant que cet effacement dévaste les lieux connus et les sentiments familiers, qu’il y a à cet endroit un abandon et que ce temps livre passage à l’ère du soupçon, ce temps laisse venir le visage du monde tel qu’il est. Ainsi l’effacement est-il, peut-il être, l’instant du face à face avec soi. Instant ou brèche, ou minute supérieure écrit Maerterlinck, qui laisse rayonner la pensée sensible, celle qui n’est soumise à aucune autre énergie que la sensation vive.
Dans cet abandon, où « les verrous n’arrêtent rien » dit l’Etranger d’Intérieur, vient alors « la vue de la vie » comme on l’entend encore dans ce drame de Maeterlinck. Et rien de tout cela n’a à voir avec une « révélation » pas plus qu’avec une profondeur ignorée. L’être n’ignore rien des régions de la conscience et de l’âme qui lui sont interdites. Son imagination lui a appris à inventer les peuples de ces régions lointaines, et il connaît les mouvements qui hantent ces territoires et forment leurs histoires. Il connait chacune des silhouettes qui marchent vers lui et devant lesquelles il ne peut se dérober. Il méconnaît leur langue, mais en saisit l’intensité du phrasé et la ligne mélodique lui enseigne quelle en est la visée. Ce n’est pas de l’ordre de la révélation, vraiment, mais c’est bien plus une Expérience qui s’impose. Avec l’absence de la raison – cette gardienne des portes de l’esprit – c’est l’être affranchi et naïf, libéré et mis au monde, qui s’ouvre aux élans chaotiques et sismiques de la soudaineté de l’Expérience. Avec elle, il connait un corps à corps avec les nouvelles idées. A l’être manque ainsi, et c’est ce qu’offre la vie, l’Expérience renouvelée de ce qu’il a pu imaginer. Et il n’y a rien, encore une fois, de magique, de fantastique, d’incroyable, d’extra-ordinaire… L’Expérience du quotidien et de ses grands mystères suffisent à le coloniser par cette grande misère qu’est le rédouté. Dans Intérieur, celui qui a déjà livré l’Intruse, La Mort de Tintagiles, Les Aveugles… écrit à nouveau sur la mort. Mais l’Expérience qui concerne Intérieur, c’est simplement « annoncer celle-ci ». « Venir dire à un Tiers que la mort lui a pris un être cher », et figurer le messager, l’Hermes, de ce qui va fatalement transformer la vie des vivants soudainement, et radicalement, endeuillés.
Le temps dramatique d’Intérieur est ainsi celui – proche de l’hésitation – de la délibération, de la prévention, de la retenue… qui précède un aveu impératif, incontournable, indépassable. C’est entre ces deux mouvements (celui du temps que l’on essaie de gagner et celui de l’instant que l’on ne peut éviter) que se forme une parenthèse humaine où le vieillard et l’étranger pèsent le poids des mots qui serviront, non à faire disparaître la douleur prévisible, mais à l’accompagner. Intérieur est ainsi une pièce sur l’accompagnement qui dit le souci de l’autre.

La disparition… apparition
La disparition aura été le centre des attentions de Claude Régy pour cette nouvelle mise en scène qui suit de quelques mois seulement La Barque le soir, repris au 104. Disparition des didascalies abondantes de Materlinck qui servaient à créer un climat. La mise en scène ne s’y substitue pas, mais invente ce que les mots ne pouvaient figurer que conceptuellement. Ont disparus la forêt de saule, la maison, la table, la lampe, les fenêtres, la porte… auxquels Claude Régy a préféré un plateau de sable éclairé différemment. Plateau de sable ou désert marqué par les empreintes fantomatiques d’interprètes spectrales qui observent un ralenti qui s’applique au mouvement, à la parole, au contact… Désert, dis-je, ou une métaphore encore de l’immensité. Là où la distance n’est plus appréhendable qu’à travers la démesure d’une lenteur qui l’augmente infiniment. Manière, encore, de faire sentir non pas l’éloignement, mais l’épreuve que peut-être le rapprochement. Désert abstrait éclairé par une lumière tenue à la limite d’un état crépusculaire où se forment les frontières du dedans, du dehors et celle d’un seuil. Frontières qui reprennent les trois états d’une situation composée par un espace muet (la maison), un espace parlant ( l’extérieur) et un espace intermédiaire (le seuil ou la limite d’une parole à venir) où un tryptique qui architecture l’espace dialectique saisi dans ses variations qui forment une partition. Partition muette pour le premier où le clan observe un silence ou plutôt une communication rentrée, autour d’un enfant qui dort et qu’il veille. C’est l’espace d’une pantomime et d’une choralité spirituelle. Partition murmurée pour le second, légèrement en front de scène, dans la proximité des spectateurs, où la parole syllabique est gouvernée par la conscience de la langue et de ses limites. C’est l’espace des « voyeurs », précisément des « témoins », aux regards tournés vers l’intérieur, s’inquiétant de leur devoir. De la proximité de l’un et de l’autre de ces mondes silencieux et à peine sonores naîtra un espace intermédiaire : le seuil. Davantage une ligne épaissie ou diminuée au regard du pas que le vieillard accompli vers sa tâche. C’est l’espace qui marque le point de non-retour de la parole qui serait articulée. C’est le territoire de la tension d’un signifiant que l’on cherche, qui fait défaut, et qui trouvera dans le geste de la résignation, le silence de l’abattement retenu, le signifié que le son ne pouvait acheminer.
Intérieur se regarde ainsi comme le territoire d’un déplacement qui touche non seulement les corps qui vivent intensément et ralentis – en souffrance de dire– mais aussi le déplacement de la signification qui, attachée a priori à la parole et au son, glisse vers un mouvement, un geste, une vibration du corps…
De la parole au geste, c’est ainsi tout un tissu de concentration, de condensation qui voit le jour sur la scène de Monfavet.
Scène où le sable figure encore (et pourquoi pas ?), celui d’un sablier qui a perdu son usage et où les découpes lumières, bien que matérialisant des espaces distincts, unissent ce monde d’ombres en une même action. Là où les veilleurs sont regardés par les guêteurs. Scène de vigies insoupçonnées où le surtitrage, en français, apparaît et disparaît au rythme d’une parole désarticulée, d’une pulsation lente et à peine éclairée qui fait de l’écriture un battement intermittent, une sorte de jeu scripturaire funèbre. Un écho à la parole sonore du plateau.
Jamais, de mémoire de spectateur, pareil soin ne fut apporté à un surtitrage qui, bien plus qu’une simple traduction, relevait ici d’un geste poétique où, comme l’écrivait Henri Meschonnic « le traduit aide à traduire ce qui n’est pas traduit ». Ecriture ciselée donnant à entendre l’intimité des langues françaises et japonaises.
Intérieur… comme une Encre.
Visuellement, le travail de Claude Régy se regarde comme une Encre, de celle que l’on peut contempler chez Gao Xingjian où la silhouette humaine se ramène à un trait qui se regarde comme une entaille sur fond blanc. Silhouettes qui peuvent ressembler à des signes graphiques énigmatiques, à des lignes plastiques prises dans l’isolement de la toile. Encre, dis-je, où l’isolement des composants ne les diminue pas mais les rend visible et sensible. La solitude, le silence, le murmuré du trait… forment alors le propre de l’Encre qui est de souligner « quelque chose » tout en taisant le secret. Et d’ajouter que l’acteur y est visible dans un travail qui relève tout à la fois de l’interprétation et de l’éxecution. Acteur que l’on regarde ainsi travailler un point d’appui où la rencontre avec les éléments de la scènographie est l’objet d’une attention de tous les instants. C’est en définitive un temps rare qui est donné à voir, et à sentir. Temps hypnotique et spirituel où rien de ce qui vient à passer ne s’écarte d’une exigence esthétique rare.
Dans ce silence éternel où s’entend le murmure des questions atemporelles, soudainement, comme pris dans un coup de vent, une partie des comédiens qui formait le clan de la maison, disparaîtra en courant…
Et de regarder ce qui a disparu, avec la lumière faiblissante, comme ce qui était nécessaire à l’apparition d’une sensation… vive, chaude, proche de l’énergie des forces supérieures qui hantaient la scène comme le texte entendu. Magistral.

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Le chevalier Roy fait la peau au texte de Gustave Akakpo https://www.insense-scenes.net/article/le-chevalier-roy-fait-la-peau-au-texte-de-gustave-akakpo/ Fri, 18 Jul 2014 15:07:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=491 Même les chevaliers tombent dans l’oubli, texte de Gustavo Akakpo, mis en scène par Matthieu Roy — Festival d’Avignon 2014

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Le festival d’Avignon est à mi-chemin entre son début et sa fin. L’écho des contestations reste présent mais est déjà lointain le temps de la possible annulation. Le soleil de plomb remplace le temps orageux et frais des dix premiers jours. C’est donc dans la chaleur de juillet qu’à 15h, à la Chapelle des Pénitents Blancs nous était donné de voir : « Même les chevaliers tombent dans l’oubli ». Un texte de Gustavo Akakpo mis en scène par Matthieu Roy. Ce spectacle est une commande du Conseil Général de Seine-Saint-Denis dans le cadre du cycle « Visage(s) de notre jeunesse ». Sont associés à ce cycle Marius Von Mayenburg en 2014 avec « Matyrs » et Fabrice Melquiot en 2015 avec « Days of nothing ».


Gustave Akakpo imagine l’histoire d’une petite fille de banlieue française qui du haut de ces 8 ans ne se sent pas blanche. Elle se vit noire. La chance lui sourit puisqu’elle découvre dans une maison abandonnée, la peau d’une petite fille noire avec laquelle elle peut s’habiller. Elle passe auprès de ses camarades comme noire. Elle s’imagine une « culture » différente. À l’école, elle peut raconter ses origines inventées. Elle peut dire et imaginer des accents de là-bas. Elle est singulière, elle porte une singularité. Elle a choisi son prénom : George. Prénom déjà exotique pour une fille. Gustave Akakpo, lui, a appelé cette petite fille George en référence au Chevalier de Saint-George qui de fils d’esclave s’est mué en chevalier. Mamadou est noir. C’est un camarade de George mais il n’est pas dupe. Il sait le stratagème de George. Lui, à l’école ne sait pas quoi répondre à la maîtresse qui lui demande de parler de ses origines, de sa culture. Lui, il est né ici dans le « neuf trois ». Lui, c’est comme les autres d’ici, il n’a pas de « culture » qu’il dit. Autour de ces deux personnages, d’autres enfants posent des questions à Mamadou, à George. Un chœur d’enfants qui cherche à comprendre ce que dit ou ne dit pas Mamadou. La seule adulte de ce texte est la mère de George. Elle travaille tard. Elle travaille beaucoup. Elle vit seule. Elle a démissionné de l’éducation de sa fille. Elle dit même au téléphone quand sa fille disparait : « une fille, ah oui peut-être… ». Puis la peau blanche de George disparaît, sa peau noire aussi. George n’a plus qu’une peau de lune, brillante, couleur d’armure. Elle ne sait comment faire. Elle devient vraiment singulière, elle ne sait pas quoi faire. Pour se retrouver, elle va passer de corps en corps. Les enfants vont lui prêter de temps en temps leurs corps. Une fois sa peau retrouvée, les enfants se rendent compte qu’à chaque passage dans leurs corps, George a conservé une petite chose du corps qu’elle a traversé. Ils sont donc tous liés par quelque chose. Ce conte conclu que l’amitié c’est peut-être ça, un lien invisible qui fait que les amis sont liés par quelque chose qu’ils ont en commun.
Gustave Akakpo écrit un court conte philosophique sur la quête de soi, la quête de comment un enfant se construit à travers ses rencontres, ses amis, les différences auxquelles il est confronté.
Pour le metteur en scène, Matthieu Roy, Gustave Akakpo « pose non seulement cette question essentielle de l’altérité, de l’assimilation et de l’intégration mais lance également, dans la forme, un défi à la mise en scène : peut-on changer de peau et comment ?? »[[
*Gustave Akakpo nous raconte l’histoire de deux enfants du 9-3, George et Mamadou. La quête de leur propre identité passera par la reconnaissance et l’acceptation des différences de chacun. L’auteur pose non seulement cette question essentielle de l’altérité, de l’assimilation et de l’intégration mais lance également, dans la forme, un défi à la mise en scène : peut-on changer de peau et comment ??Pour résoudre cette énigme centrale posée par la pièce, j’ai fait le choix de réunir sur un même plateau deux personnalités « étrangères » pour prendre en charge les deux facettes du corps de la jeune fille. J’ai engagé deux jeunes comédiennes, l’une française – Charlotte van Bervesseles – et l’autre béninoise – Gisèle Adandedjan – pour jouer ensemble le rôle de George. Un autre comédien béninois – Carlos Dosseh – interprètera le rôle de Mamadou. Les autres personnages (le chœur des enfants et la mère de George) seront traités comme des ombres blanches sur fond noir, projetés sur un mur d’écrans mobiles. Matthieu Roy — * 38ème minute de l’émission.
Voir dans cette vidéo :– La Grande table, avec Denis Guenou et Christian Schiaretti->http://www.theatre-video.net/video/La-Grande-Table-d-ete-avec-Denis-Guenoun-Christian-Schiaretti-et-Matthieu-Roy-68e-Festival-d-Avignon?autostart]
]] Il a choisit deux actrices Charlotte van Bervesseles et Gisèle Adandedjan pour jouer les différentes couleurs de George. Un défi que le metteur en scène aura vite relevé et vite résolu. Un troisième acteur Carlos Dosseh jouera Mamadou. Quant aux autres personnages, le chœur des enfants, il est présent par la vidéo de quatre enfants. Ces enfants en image sont indistincts, ils ont capuches, casquettes, mèches de cheveux qui les dissimulent, qui cachent leurs visages. La mère est présente en vidéo mais seulement dans l’espace de son foyer. Dans les trois quart d’heure du spectacle, le conte avance dans la pénombre, les visages sont dissimulés ce qui ne permet pas ni d’observer, ni d’apprécier la différence entre la couleur noire et blanche. La question de l’altérité que l’auteur pose dans ce texte et que relève Matthieu Roy dans la présentation de son spectacle est d’emblée presque effacée par la mise en scène. La scène n’est ni noire, ni blanche mais d’un gris uniforme. C’est le gris du chœur, de la vidéo de la mère. C’est peut-être le gris des armures des chevaliers. Les acteurs en vidéo sont la caricature de la représentation qu’on se fait des jeunes de banlieue. Ils parlent « wesh wesh ». Ils en font des tonnes. Matthieu Roy dit dans une émission de France Culture* qu’il a choisit la vidéo pour le chœur des enfants pour parler aux enfants spectateurs avec les outils qu’ils connaissent. Penser le théâtre comme moyen de parler aux spectateurs avec ce qu’ils connaissent m’apparaît dans ce travail comme une limite voire une facilité. Le travail est présent dans ce spectacle. Il est à l’endroit du son, de la vidéo, des costumes mais il n’est pas à l’endroit de ce qu’on raconte, du propos, du texte. La mise en scène dit le contraire de ce que le texte porte. Le spectacle se termine par une discussion des quatre enfants du chœur qui, se retournant, dévoilent que ces quatre personnages en vidéo sont joués par la même actrice Charlotte van Bervesseles qui joue également George. L’altérité n’existe plus. L’amitié peut être la volonté de ressembler à l’autre mais c’est parce que c’est impossible que la tentative d’être comme l’autre, de faire comme l’autre est une quête irrésolue et infinie. Dans son spectacle, Matthieu Roy résout et ferme cette question. Etre ami c’est être la copie de l’autre.
La vidéo qu’utilise Matthieu Roy est porteuse de sens. Matthieu Roy dit qu’il veut montrer que l’image est un piège dans lequel on tombe. Nous ne comprenons qu’à la fin que les enfants sont joués par la même actrice. Nous comprenons alors que nous avons été manipulés. Mais dénonçant la manipulation des images, il est à côté du texte qu’il met en scène. Pire, il raconte le contraire. Il ne met plus en scène l’altérité mais le semblable, le clone. Dans une société tellement cloisonnée, Matthieu Roy dit sans s’en rendre compte que être ami c’est être identique quand Gustave Akakpo met en jeu dans son texte « Même les chevaliers tombent dans l’oubli », la question de la différence, de l’autre.

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The Fountain… à sec https://www.insense-scenes.net/article/the-fountain-a-sec/ Thu, 17 Jul 2014 15:22:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=500 La Source vive, d’après The Fountainhead d’Ayn Rand, mise en scène d’Ivo Van Hove

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En Avignon, le désaccord est désormais récurrent… The Fountainhead d’Ivo Van Ove peut le susciter… Chez Brecht, la notion d’accord ou de désaccord (le Einverstandnis ) est un enjeu fondamental puisqu’il marque l’engagement, ou pas. Et Brecht d’ajouter et de souligner que l’engagement est tout d’abord déterminé par la situation. Autrement dit, « s’engager » n’induit pas une continuité, ni une morale, mais peut s’inscrire dans la « contradiction » au regard d’une situation historique qui, elle, évolue.


Avignon : sa 68ème édition, couve nombre de désaccords.
Celui des intermittents s’inscrit dans une réalité et des choix économiques qui ne sont pas sans nous engager vers des mutations esthétiques. Si l’on excepte la façon de vivre des intermittents, exclure de la création plusieurs d’entre eux aura nécessairement une incidence sur la diversité des formes artistiques (remarque égoïste). Ce qui se joue n’est rien moins que les représentations de l’art qui seront offertes à l’avenir… et accéssoirement, donc, le patrimoine qui, on le sait, réfléchit en partie le visage d’une culture : son ouverture, son imaginaire…
Un autre désaccord est encore à l’œuvre en ce milieu de festival qui procède lui aussi du politique ou disons des manifestations du politique. Il porte sur l’idée de « solidarité » problématisée par l’attitude (on ne peut pas dire engagement) du Directeur Olivier Py. Attitude qui fut un temps respectée, mais qui aujourd’hui commence à être mise en doute au point qu’on entend dire qu’il s’en joue par un artifice de langage. C’est un problème philosophique qui est posé… « La solidarité verbale suffit-elle dans un conflit ? ». Autrement dit, la parole peut-elle se passer du geste ? Le mot peut-il se subsituer au corps ? Le coude à coude peut-il simplement être une métaphore ? La parole d’Olivier Py l’engage, mais n’est affaire que de langage, puisqu’il joue, fait jouer, là où d’autres font grève. Son geste ou l’absence de geste, donc, l’isole. Celui qui pense l’acteur (Py ne se prive pas de parler et de jouer sur ce thème) pourrait sans doute se rappeler les mots de Shakespeare (qu’il met à l’honneur dans sa première édition)… Souvenons-nous d’Hamlet, aux comédiens « mettez le geste en accord avec la parole » dit le prince… Mais on a la mémoire que l’on veut, ou que l’on entretient.
Un troisième désaccord, récurrent aux éditions du festival, est lui toujours à l’œuvre. Il s’agit de la critique et de ses prises de position. Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons dit à ce sujet, mais poursuivrons à partir des remarques de Jean-Pierre Thibaudat, à propos de The Fountainhead d’Ivo Van Hove. Article du critique de Rue89 qui, au prétexte d’un spectacle qu’il identifie comme le meilleur du festival, compare le travail du Belge à celui de Marie José Malis.
Nous nous permettons de la citer autant que possible, et bien entendu de le discuter… Préalablement, nous nous attarderons un peu sur la création d’Ivo Van hove afin de mettre en perspective la critique de notre camarade Jean-Pierre.
De quelques remarques sur le Fountainhead
Extrait du roman de la naturalisée américaine Ayn Rand (alias Alissa Zinovievna Rosembaum de son nom russe), The Fountainhead traduit La Source vive (1943), reprend le découpage en quatre partie du roman. Un peu moins de 700 pages en font l’une des œuvres de la romancière où il est question, principalement, mais entre autres, de l’art architectural, à travers la pratique de deux architectes où l’imaginaire de l’un souligne le déficit d’imagination de l’autre. Autrement dit, Création et Art d’un côté, Imitation et classissisme de l’autre. C’était d’autant plus drôle que The Fountainhead était présenté cour du Lycée Saint Joseph (bâtiment historique et patrimonial) et que le spectateur pouvait comparer un dispositif scénique – véritable architecture moderne – au lieu classique qui l’accueillait.
Bref…
D’un côté, Howard Roark, sale mome génial qui a l’architecture dans le sang, la création vissée au coeur, le trait aux trippes et qui s’accorde mal avec les canons de son temps.
De l’autre, Peter Keating, le bon élève. C’est-à-dire celui qui ne dépassera jamais le mâitre et cire les pompes de ses patrons.
Deux tempéraments s’affrontent donc sur la scène, l’un dyonisiaque ( l’esprit chaotique et le génie), l’autre l’apollinien (respect de l’ordre qui prive de l’imagination). L’un viré de l’école rejoint un architecte de renom marginal : Le Génial Cameron. L’autre placé pour comportement irréprochable rejoint le cabinet de Francon. Ces « pères spirituels » sont à l’image de leurs fils adoptifs… pour l’un libre, pour l’autre aliéné au marché.
Entre les deux, une histoire tout à la fois d’amitié, de haine, de trahison, de fascination où le rayonnement solaire de l’un fait de l’ombre à l’autre ; et ce sur tous les plans y compris celui des nanas.
En toile de fond d’un récit que tisse Ivo Van Hove, on pourrait être tenté de suivre le metteur en scène qui s’inquiète des « droits de l’artiste », de « ses devoirs », de ses « responsabilités »… et pourquoi pas aussi des limites de l’art qui, sans cesse surfe sur l’imitation ou l’invention, le dépassement des frontières et le moule confortable des attentes du public, etc. Bref, The Fountainhead est un peu, quand on songe, une auberge espagnol où si le propos sur l’art n’est pas absent, on pourrait aussi et tout simplement regarder la nature humaine : son goût du compromis et du consensus, sa faiblesse pour l’argent, son souci de la réussite sociale, ses intrigues amoureuses intéressées, une étude sur l’Ego… le lecteur complétera ce début d’arsenal et de stock.
Scéniquement l’objet d’Ivo Van Ove recourt comme à son habitude à un dispositif visuel où l’image vidéo, et l’esthétisme des plans intégre une machinerie théâtrale à vue qui participe aux mouvements du spectacle. C’est habile, malin, efficace… et l’alliance entre comédiens et technologies vaut pour une augmentation des perceptions et des sensations.
Si nous devions nous ranger à l’avis de la critique et à son mode d’expression, on pourrait presque dire que ce travail était tout à la fois divertissant et intelligent.
« Presque » dis-je, car la mise en scène est radicalement narrative et communicationnelle, l’usage de la vidéo relativement conventionnel, le jeu des comédiens un rien réaliste. « Presque », si l’on oublie que la Une de presse qui arrive sur écran central et rythme les épisodes de la vie des protagonistes, est un procédé déjà vu, par exemple, dans Citizen Kane (ce qui n’est pas un reproche)….
Presque ou, soudainement, pas du tout, quand Dominique (fille de Francon), baisée violemment par Howard, et donc violée, avoue au public, bien que se plaignant, qu’elle a pris du plaisir. Ce qui aura interpelé sans doute plusieurs spectateurs et spectatrices… et m’amène à refuser de cautionner le travail de Van Ove. Non d’un point de vue moraliste, non d’un point de vue de vierge effarouchée, mais plus simplement du point de vue d’un spectateur qui attend du théâtre qu’il ne reproduise pas systèmatiquement les conneries de l’extérieur, les stéréotypes et autres pensées figées, le machisme éternel et vulgaire qui sont des encouragements. Permettre cet énoncé, le relayer comme souvent, quand bien même il s’agirait de respecter l’auteur du roman et sa perception de la sexualité, me semble retentir au-delà et bien plus loin que la seule scène. Reconduire cet énoncé, c’est choisir de faire perdurer, à travers les pratiques linguistiques, les comportements idéologiques. Qu’en penser exactement ? était-il indispensable et n’y avait-il rien dans les 686 pages qui permette de s’abstenir ? Pour autant que Van Ove peut recourir à sa liberté de créateur, il aurait pu aussi imaginer plus qu’il n’a montré à cet endroit.
En définitive, The Fountainhead n’est rien moins qu’un spectacle construit sur le principe d’imitation où l’artifice technologique masque mal le classique qu’il est.
Pour en finir avec le désaccord
Cela étant dit, l’avis sur ce travail n’est pas partagé (cf. Jean-Pierre Thibaudat) et même il est incomparable de « génie » quand il est comparé à l’Hypérion de Malis.
Pour Jean-Pierre Thibaudat, c’est, je cite :
« un spectacle emblématique du festival »
« Une soirée d’une très grande richesse excitante au possible » même si ça dure 4H00.
« Sans doute la plus emblématique à ce jour de ce premier festival dirigé par Olivier Py puisque ce qui est central dans « Fountainhead » – le rôle, l’éthique et la vie de l’artiste –, est aussi constamment à l’ordre des jours et des soirs du festival au cœur de plusieurs créations et à travers le feu allumé par les Intermittents et précaires du spectacle… »

Et pour Malis pour qui il a une sorte d’affection paradoxale, on aura pu lire ce qui suit :
« Marie-José Malis, à tort et à raison »
« Ici Malis, non sans malice (c’est plus fort que moi), pousse à l’extrême ses partis pris de lenteur (figure du calme) et d’écoute douce (figure où la compréhension prime sur l’expression), jusqu’à un point de rupture. »
« Malis a donc raison mais elle a tort. Elle oublie que l’excès de silence entre les mots peut aboutir à effilocher les phrases en lambeaux incompréhensibles, elle oublie que le jeu de l’acteur se bonifie quand se fait le contact avec le public, tout le public. Ce n’est pas le cas. On peut voir là les signes d’un échec salutaire. »
« Malis s’est repliée sur elle-même, dans sa bulle créative, elle a oublié que le théâtre ne s’accomplit que devant un public constitué de citoyens […] De plus, à l’évidence, le spectacle n’étant pas tout à fait prêt (cela arrive), je n’aurais pas évoqué cet “ Hypérion ” si le spectacle de Ivo van Hove ne m’y avait invité, préférant attendre la reprise (dans tous les sens) à la rentrée du spectacle au théâtre d’Aubervilliers dont Marie-José Malis a pris la direction.

Avant d’achever et de formuler une synthèse en reprenant la parole du fils de Jean Vilar : je cite :
« Il (Ivo Van Ove) ne renvoie pas non plus ces deux héros, dos à dos. Il cherche une troisième voie. Une architecture solidaire ? Artistique et sociale à la fois ? Comme le disait Olivier Py sous les frondaisons de l’espace Pasteur, lieu des rencontres du festival :
“ Ce ne sont pas seulement des emplois qu’il faut créer pour demain, ce sont des hommes.” »

Ah, la troisième voie… La bayroutisation de la pensée, le consensus et le compromis comme parade à l’engagement net, l’exigence pour soi et pour les autres… La troisième voie…
Formulons ici une synthèse suspensive et ouvrons le débat… Le belge a raison car il parle à tous et, dixit la citation de Py, « forme des hommes »… Au regard de nos remarques sur l’épisode que nous avons souligné, j’en doute. Ivo Van Ove parle à tous parce que son texte est mimé, imité, parfois on peut même y retrouver le jeu des acteurs d’Ostermeier (l’interpellation du public en moins) et la manière dont l’Allemand actualise les pièces d’autres époques (ce qui n’est pas un reproche).
Et que reproche Thibaudat à Malis…. ? N’y avait-il pas un questionnement sur l’éthique dans Hypérion ? Thibaudat tait ce point. Il lui reproche « sa bulle créative », sa « lenteur », ses « excès » et son « extrémisme », qu’ « elle oublie que le jeu de l’acteur se bonifie quand se fait le contact avec le public », etc. Pourquoi ne pas lui reprocher aussi la musique d’Arvo Pärt (festina lente, à écouter en lien…)
Bref, il lui reproche une différence, une singularité et espère peut-être que le mot de « créateur » ne renvoie pas trop à la différence… Muller = Gruber, Kantor = Vassiliev… Et, dis-moi Jean-Pierre, j’attends que tu reproches à Régy et son Intérieur en japonais, et ses œuvres antérieures, sa lenteur, son désintérêt pour le public, sa différence….
Dans l’histoire des arts, on a nommé de manière différent ce qui pouvait relever ou non d’un enjeu esthétique… Marcuse parle de « Contraste » pour nommer ce qui fait « œuvre »… , Arendt parle de « l’Apparaître »… Malis, Brun, Régy, Araujo… relèvent sans doute de cela, de cette idée de Contraste, et d’Apparaître.
Désolé Jean-Pierre, on est toujours en désaccord.

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O. Deux : c’est pis https://www.insense-scenes.net/article/o-deux-cest-pis/ Thu, 17 Jul 2014 15:16:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=497 Vitrioli, de Yannis Mavritsakis, mis en scène par Olivier Py — Festival d’Avignon 2014

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Olivier Py, directeur de la 68e édition du Festival d’Avignon, présente trois spectacles dans son festival, ce qui fait déjà deux spectacles de trop (on n’attendra pas plus du troisième). Du 10 au 19, c’est à Vitrioli de verser son ennui accablant dans le Gymnase Paul Giéra. Ennui encore plus accablant au regard des moyens, des tentatives de combler le creux par le volume sonore ou une esthétique aseptisée malgré l’argile noire qui recouvre la scène et dans laquelle les acteurs se vautrent. Le travail d’O. Py est en ceci fascinant qu’il arrive à vider tout élément théâtral de toute consistance.


À ceux qui me diront que ceci n’est pas une critique, je dirai que Vitrioli, ce n’est pas un théâtre d’art :

— Comment est-il possible d’aimer des textes et de les mitrailler pendant une heure et demi sans relâche ? Qu’on ait l’impression qu’on veut s’en débarrasser au plus vite possible ?

— Comment est-il possible d’aimer des textes, mais de les vider en montrant tout ce qu’ils disent ? En ne laissant plus aucun jeu aux mots ?

— Comment est-il possible d’aimer des textes, mais de remplacer un effet qu’ils pourraient produire par des signaux, non, des stimuli bêtes, tel un bruit explosif de grand volume qui intervient à des changements de scène ? Chien pavlovien, nous sautons au premier coup, au 28ième, cela nous laisse indifférent. Cela ne produit même pas un malaise, juste un agacement face à l’absence d’esprit.

— Comment ne pas voir que ces histoires qui réduisent les souffrances au petit je, malade ou pas – on s’en fou – ne pourront jamais être une métaphore pour quelque chose qui les dépasse ? Un petit je maltraité par sa famille, le docteur et le psychanalyste (il manque le chien de famille) qui passe de supplice en supplice (fellation plus ou moins forcée, attachement et accrochage du corps, inceste…), parfois légèrement performatif. De Vitrioli à la situation social, économique et politique de la Grèce, on peut y arriver avec un peu de chance par association libre, mais d’y voir une métaphore est aussi arbitraire que de voir un éléphant et de soutenir qu’il soit rose. Produit par le théâtre national de Grèce, on peut se demander si toute la noirceur creuse, qui manque justement de l’humain (alors que Py veut partir de l’humain et non de concepts politiques ou économiques) creux par une recherche d’effets qui nous laissent indifférents (si on veut des effets chocs, on n’a qu’aller voir le dernier Saw au cinoche, à côté, Vitrioli serait une petite farce, ce qui veut bien dire que le théâtre est ailleurs), on peut se demander si les $$$ grecs n’auront pas été mieux investis ailleurs.
Une douche réelle, avec de l’eau réelle, les corps nus, le noir de la scénographie pour traduire la noirceur du texte, les sons qui font mal aux oreilles… n’arrivent pas à cacher qu’il ne s’agit que d’une rhétorique, que derrière, il n’y a rien. Le jeu est rapide et bruyant, mais ne propose aucun travail nouveau, aucune singularité quelconque. Le travail sonore, si ce n’est pas dans le but de péter les tympans des spectateurs dans l’idée d’une violence, consiste en deux moments musicaux, qui sont difficilement autrement qualifiable que du kitsch, ou trois notes graves de piano descendant qui font penser à des parodies de films d’horreur des années 80… Il n’y a que l’idée et la volonté de noirceur, de violence, de trash, de glauque ; une volonté qui est produite par des effets scénographiques et sonores qui bousille tout, noirceur et violence inclus. Reste alors l’ennui, avec un peu de chance on peut en rire à l’intérieur, de cette naïveté, pour ne pas dire bêtise.
L’inquiétude de la jeunesse ne réside pas, comme vous semblez le dire dans le programme, face à un monde totalement déspiritualisé, mais face à un monde qui produit surtout des travaux comme le vôtre.

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Osé l’Hypérion de Malis : Les voix de l’encre https://www.insense-scenes.net/article/ose-lhyperion-de-malis-les-voix-de-lencre/ Wed, 16 Jul 2014 15:34:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=506 Hypérion, d’après Friedrich Hölderlin, mise en scène Marie-José Malis

 
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Quelque part au festival d’Avignon, il y a Marie-José Malis et son Hypérion. Une pièce ou un chant qui relève d’une lecture que l’on fait pas à pas et dont on aimerait qu’elle parvienne à l’oreille intérieure des estivaliers. Salle Benoit XII, rue des Teinturiers, une exigence rare donne à entendre Hyperion. Une “lecture-écriture” de Malis, comme l’aurait écrit Meschonnic, où la scène : agora d’un peuple mineur que sont les comédiens, s’attache à faire résonner l’entremêlement des voix célestes et terriennes. Là où “la raison pure”, dit Hölderlin, n’est rien sans le pneuma de l’esprit poétique. Là, dis-je, où un simple regard jeté à l’amour parfait provoque la plus totale désespérance, celle de Diotima, celle d’Hypérion… l’ermite de Grèce qui ne peut y échapper.


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De la critique… Du critique
Loin de la place Sintigama et de Benaki, à la nuit tombée, marcher sur les chemins escarpés, parmi les oliviers noirs ventrus immobiles et les eucalyptus aux têtes fières, en contrebas de l’Acropole, entre l’agora : son rocher, et le souc : son agitation, ses senteurs, ses couleurs et ses artisans, les échoppes ouvertes sur les ruelles étroites, et la multitude… Avoir goûté la nuit ensuite, son silence vertigineux dans l’aplomb du ciel et l’aura des étoiles contrariées par les lumières électriques d’Athènes. Puis sentir la fraîcheur du matin, reconnaître le bruit sonore des grillons qui se mettent en formation et prennent le relai des chants grégoriens entendus, ici et là, dans les minuscules chapelles pierreuses à peine distinctes de la nature et de l’obscurité, au long de la nuit et au détour d’un sentier… Avoir senti, une nuit, la solitude et le recueillement, l’ermitage et la joie. Avoir éprouvé quelques pensées déliées du mouvement ordinaire de la vie. Avoir marché sans but, sans finalité et être saisi par les retrouvailles avec soi. Avoir ressenti qu’il est parfois donné de ne pas s’oublier soi-même. Avoir aimé ne rien voir, mais avoir trouvé quelques passages vers un monde intérieur. Avoir été troublé, enfin, par quelques heures au point de redouter le jour…
Et commençant par ces lignes de voyageurs, c’est moins un souvenir que le critique se permet de rappeler, qu’un voyage intérieur, le récit d’une intensité ou une sensation imprévisible et inattendue qui naquit et revint le hanter à la récitation de l’Hypérion de Marie-José Malis.
Pouvoir inéffable du théâtre qui, dès lors qu’il est l’objet d’un travail qui prend la forme d’une œuvre, met le spectateur au contact de forces et d’énergies supérieures. Il sera toujours possible, comme Emmanuel Levinas l’écrivait pour répondre à Sartre, de reprocher à ces lignes qu’elles ne disent rien de l’œuvre, que l’œuvre est muette, et de citer le philosophe encore : « qui a encore à dire quelque chose quand tout a été dit ? »[[Emmanuel Lévinas, « La réalité et son ombre », in Les Temps Modernes, n° 38, novembre 1948. Je cite : « qui a encore à dire quelque chose quand tout a été dit », ibid., p. 771.]]. Notre prétention ou notre prévention critique s’arrangera de ces paroles justes en rappelant que de toutes les manières, le discours critique, comme tous les autres discours sur l’Art, ne parle jamais que de l’effet de l’œuvre sur celui qui la croise, et non de l’œuvre d’art. En cela, le discours critique n’est pas autre chose qu’une écriture qui diffère, plus ou moins, le rapport intime qu’il entretient avec l’œuvre et permet de s’en rapprocher sans jamais l’atteindre.
En avoir la conscience permettrait sans doute à quelques pisses copie de pacotilles, quelques ruminants de la presse – juges à charge, censeurs d’une autre époque, commissaires politiques et autres petits inquisiteurs – de raturer/saturer leur billet d’humeur autrement, et d’éviter de « chier sur la tête » des créateurs comme Thomas Bernhard l’écrivait dans Le Neveu de Wittgenstein.
« Esprit critique es-tu là ? » demande-t-on à Avignon sans autre intelligence. Question péremptoire et grossière dont on mesure qu’elle pointe a priori une défaillance, mais surtout qu’elle fait également le procès d’une profession (on dit « journaliste culturelle ») qui ne renvoie à aucun métier, aucune pratique, aucune théorisation du geste critique, aucun rapport au théâtre sinon celui d’occuper gratuitement un siège en salle… et qu’elle a principalement à voir avec le jeu social. C’est-à-dire, pour qui l’ignore encore, à une conversation sur le théâtre, entre la poire et le fromage, qui sert à meubler les discussions mornes des vieux croutons sur le retour : reliefs d’intelligence mettant en accusation tout ce qui ne leur ressemble pas…
Et si le lecteur s’inquiéte des noms qui sont absents ici non par souci de préserver l’anonymat, mais plutôt par volonté d’éviter une publicité pour des produits périmés, qu’il consulte les blogs de ces adeptes du goût, qu’il se rende au kiosque ou écoute les émissions de radio comme le « casque et la chiurme », ou qu’il consulte la liste des membres syndiqués d’un nom qui est usurpé… A bonne entendeur salut, messieurs dames de la plume à quat’sous !
Hypérion vous était interdit, apprenez à choisir vos « spectacles », évitez-vous l’art et préférez-lui les produits culturels… et, s’il vous plait, épargnez-nous de commenter l’exigence en la mesurant à l’échelle de votre indigence.
Qu’avez-vous lu d’Hölderlin ? Y avez-vous consacré seulement quelques heures ? A défaut de ce récit épique, un poème vous a-t-il arrêté ? A ces questions, j’entends déjà votre réponse collégiale poussive qui commence par un « Ah », « Ah s’il faut avoir lu pour aller au théâtre », s’il faut être un « intellectuel »… ou plus sournoisement en prenant le ton de l’engagement « le théâtre est un art populaire… ces restrictions exclues le spectateur !»… Et ces premiers arguments convenus sont le reflet de vos écrits… Oui, il faut lire quand c’est nécessaire si l’on veut en parler, si l’on veut articuler le poème d’Hölderlin à la forme plastique que lui donne Malis… Comment juger d’une mise en scène de fragments sensibles sans connaître l’origine de ceux-ci ? Oui, il faut avoir aussi des qualités intellectuelles. C’est-à-dire avoir pris le temps d’apprendre autre chose que de livrer passage seulement à ses instincts et à ses besoins naturels. Et si l’intellect ne commande pas l’écriture, à part égale de l’émotion ressentie, il y a fort à parier que l’écriture critique ne soit plus la transformation d’une matière perçue, mais tout au plus la vibration anale d’un ego, tourné sur lui-même, qui ne produira que du « tout à l’égout ». Quant au « théâtre populaire » qui abrite votre flème, votre paresse, votre inquiétante suffisance à ne juger des choses qu’au regard d’une ignorance que vous habillez de tons convaincus et de jugements hatifs, ayez pour lui un peu d’exigence… Ce n’est pas le simplisme que vous lui prêtez. Ce n’est pas la communication à laquelle vous le renvoyez. Ce n’est pas l’accès libre et au plus grand nombre qui vous sert de paravent. Risquons une autre explication, entre autres. « Populaire », c’est un adjectif noble. Il désigne une forme de noblesse que l’esprit petit bourgeois (qui souhaite le contentement et le divertissement) ne peut finalement pas saisir… car « populaire » induit le manque. Le populaire a l’esprit noble et sait que de ce monde, il ne doit pas en attendre tout. Paradoxalement, ce savoir lui vaut, au populaire, d’avoir l’esprit ouvert et de prendre sans a priori ce qui se présente à lui. De prendre, dis-je, tout ce qui peut se substituer au manque initial… Ni bégueule, ni fine-bouche ou cul serré… Le populaire c’est un idéaliste, en définitive, capable de tout découvrir.
Quant à vous, vous me faites penser au petit marquis qui juge d’une pièce dans La critique de l’école des femmes… vous jugez et vous éructez, mais en vous méprenant sur les catégories qui vous permettent d’aiguiser le regard. On rirait presque des myopes que vous êtes, pas plus affranchis sur le lexique et le dictionnaire (où figure toute la poésie comme le prétendait Rimbaud), que sur l’art théâtral que vous confondez avec la satisfaction immédiate de vos instincts grégaires… Réactions de veuves endeuillées que vos petites phrases qui reviennent d’un papier à un autre…
Ah, pour finir et qui permettra de méditer… Ces quelques pensées de Pierre Paolo Pasolini, extraites de Manifeste pour un nouveau théâtre : « Le théâtre facile est objectivement bourgeois, le théâtre difficile est fait pour les élites bourgeoises cultivées ; le théâtre très difficile est le seul théâtre démocratique ».
L’Adresse de Malis
Une façade… un début de rue lépreuse, quelques enseignes en cyrillique, en arabe, en français… quelques mots, aussi, d’une langue internationale ou multinationale « Coca cola, Peugeot… », une porte qui ouvre sur l’ANPE ou un appart… Des portes de garages métalliques qui plus tard serviront de toile de fond à des revendications, sortes de tableaux de traits d’esprit incarnés en tags, « Etat Libre » pourra-t-on lire… Des rideaux de fer de commerces abandonnés ou lynchés par un système financier qui a étranglé un mode de vie… Au début de la rue, un bar au velum rouge délavé, quelques chaises à une terrasse… En argot, genre poétique cultivé par Antoine Blondin jumeau de la prose de Baudelaire, le café, le bar… se dit un « Sénat » (lieu où le monde est refait, défait, reconstruit, mais toujours pensé) et ceux qui le fréquentent forment non pas une horde de clients anonymes, mais des « sénateurs ». Ainsi, à la première image d’Hypérion, ce qui est à vue, c’est l’histoire de ces cafés (culottés par les ans et tenus par quelques figures reconnaissables), dans les vieilles cités. Et ce qui parvient, dès la première image, c’est le souvenir de l’Histoire de ces territoires d’agitation, de réunion, de contestation… Souvenir du Flore, celui des Deux Magots, celui du Chien qui fume… véritable agora et territoire d’exil d’intellectuels qui y orchestraient les débats, les conversations, le rythme des passions politiques.
Premières images, dis-je, qui forment une sorte d’anachronisme, soutenu, revendiqué qui sera augmenté quand la scène commence à parler la langue d’Hypérion. Et première pensée… : Marie-José Malis regarde la Grèce saignée, exsangue, brutalisée, enlevée à ses citoyens, au peuple mutilée, aujourd’hui, et sans doute trouve-t-elle, à raison, quelques échos contemporains dans les vers d’Hypérion qu’elle va faire donner en s’appropriant le poème en ces parties et non en son déroulement linéaire. Aux premiers mots qui se font entendre alors que Sylvia Etcheto, sobre et intense tout au long des 5 heures, se détache du groupe de comédiens que forme Hypérion, sur le thème musical de l’opinion publique composé par Charlie Chaplin, résonne alors une réflexion sur la nature de l’Etat. Non pas une définition, mais un rappel sur son étendue, ses constituants, ses devoirs, ses limites… « Tu concèdes à l’Etat, me semble-t-il, trop de pouvoir. Il n’a pas le droit d’exiger ce qu’il ne peut obtenir par la force ; or, on ne peut obtenir par la force ce que l’amour donne, ou l’esprit. Que l’Etat ne touche donc point à cela, sous peine que l’on ne cloue sa loi au pilori… ». Sur un ton à peine sentencieux, mais modelée sous la forme d’une évidence simple et déterminée, une parole retenue et articulée, ces quelques instants éphémères à l’oreille donneront longuement à penser. Et surtout, dans une intensité rare, alors que cette langue déjà lointaine se donne à entendre, c’est sa clarté fabuleuse et éclairante qui nous parvient. Tout comme nous interpellera chaque fragment d’Hypérion parce que Marie-José Malis aura travaillé l’Adresse.
Le « TU » augural prend ainsi tout son sens et c’est à chacun des membres de l’assemblée que forment les spectateurs que Malis prétend s’adresser au point de lui permettre de vivre dans l’intimité de cette langue et de ces pensées.
Travail sur l’Adresse qui va régler le mouvement des comédiens, leur déplacement sur ce territoire incertain, leur voix dans les limbes de la raison, leur souffle d’étonnement, de suffocation, leur geste non pas ralenti mais composé… Travail sur l’Adresse où chaque scène, mot, événement musical vient comme une caresse, tantôt ferme, tantôt douce, appuyer ce qui est inhérent à Hypérion : une forme de douceur, une forme de douleur… Une sorte de chant des doutes et des deuils coloré des accents de la vitalité et de l’espoir, fait de l’étoffe de l’idéal, ruiné par la maladresse des raisons que produit la pensée.
Etude de l’Adresse qui réduit la distance entre les acteurs et les spectateurs, et qu’entretient le travail lumière dont la répartition marque à peine les espaces scène/salle pour privilégier un territoire commun où la parole est le lieu d’un partage sensible.
Dans ce travail subtile où la parole est adressée, la distance reste pour autant de mise. Et si l’acteur vient en front de scène, ce n’est pas pour trouver un « contact » avec le spectateur, mais plutôt pour construire une forme de présence sentie, à travers le Dit et le corps jouant, en lieu et place du silence observé par la salle. Une tentative de trouver, en quelque sorte, une humilité commune.
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Hypérion lu… joué… entendu
Comment se saisir de ce récit où Hypérion s’entretient avec son ami Bellarmin, son amour Diotima, son frère d’arme Alabanda…? Quel chemin emprunter dans ce poème où Hypérion scrute la nature de l’Etat autant qu’il observe l’état de Nature ? Que faire de ces descriptions sensibles qui sont autant de chemins de croix pour celui qui est à la recherche d’un modèle idéal qui n’a d’autre contour que l’union de l’homme et du divin, dans un équilibre total où aucune hiérarchie ne viendrait diminuer l’un et l’autre ? Qu’écrire et garder, sur le plateau, de ces remarques qui portent sur la couleur d’un ciel, la densité d’une végétation, une pensée pour l’enfance, etc.
Maintes ouvertures se présentaient sans doute à Marie–José Malis pour suivre Hypérion, cet ermite sensible aux doutes, à l’amour unique, à la beauté et à la vérité en toutes choses, à la passion irrépressible, à l’esprit de tout comme à l’enfance naïve…
Dans cet espace scénique où quelques modules architecturaux aux murs se regardent comme les reliefs de temples sacrés ou comme des constructions modernes arrêtées par quelques promoteurs ruinés et crises foudroyantes… l’Hypérion de Marie-josé Malis aura pris le tour d’une architecture épique où le geste de la metteure en scène était archéologique et simultanément contemporain.
C’est-à-dire, et s’affranchissant du texte en son entier, Marie-José Malis aura privilégié quelques fondations du voyage d’Hypérion. Cet homme de l’avant, celui qui marche à la rencontre de ce qu’il cherche mais qui, s’il l’atteind, le perd… Elle aura tout d’abord évité l’écueil de l’incarnation de ce personnage par un seul acteur, lui préférant une forme chorale où les rôles sont interchangeables parce que tous les personnages sont liés par une quête identique, une représentation commune de ce que devrait être l’harmonie… C’est donc un chœur qui défiera la langue hölderlinienne et l’incertitude qui gouverne à l’ensemble du poème. Et d’ajouter que la mise en scène, alors, recueille les instants capitaux de ce récit où Hypérion cherche un âge d’or. Aux limites de l’Etat, à la preuve de l’amour, en passant par l’ascendance de l’Esprit et l’enfance naïve qui n’est qu’ouverture au monde… l’Hypérion de Malis se donnera comme un ensemble de strates et de couches successives où se donnent simultanément l’enthousiasme et la défaite, le regrêt et l’abnégation, la quête et la résignation, la résolution et l’erreur… parce qu’Hypérion, avant tout, est le signe d’un principe Incertitude qui règle tout le récit. C’est aussi, et Malis le divulgue avec humilité, une mémoire, une boîte à secret et à souvenir que le poème fouille et donne à reconnaître. Sur scène, un simple carton porté comme une offrande sacrée suffit à assembler cette communauté. C’est encore une course que celle d’Hypérion, un marathon dans les pensées humaines chaotiques, une sorte de conte des espérances qui finissent par se ternir, et qu’expriment le soupir d’un acteur, le soutien mutuel qui les oblige, l’alliance des esprits qu’ils forment au point de faire exister « une communauté d’esprit » («Kommunismus des Geistes » disait le trèfle du Neckar) promise à la dissolution qu’opère le temps, la rouille.
Et de regarder l’amour entre Diotima et Hypérion comme l’histoire d’un amour qui s’éteind et dont les braises n’en finissent pas de se regarder comme les lucioles pasoliennes…
Jamais texte ne fut joué avec autant de rigueur, d’exigence, de souci de l’adresse et de fidélité à l’idée de rendre ce qu’est un homme… « qu’est-ce que l’homme ? Comment se fait-il qu’existe dans le monde un pareil être, chaos de fermentation ou de pourriture, à l’image de l’arbre mort » écrit Hölderlin… Et Malis de se saisir de cette histoire qui en même temps qu’elle est un espoir est aussi un échec… et qu’elle fait entendre à partir de sa communauté d’acteur : ces voix de l’encre.
Au terme de la représentation, c’est un vers de fête de paix qui me revient et qui était à vivre, au dernier mot, au dernier souffle des acteurs… un vers éprouvé et enfin compris « Au retour du silence qu’une langue naisse ».
Et de nous permettre de citer Grüber qui, à ses acteurs, les remerciant, leur avouait : « je vous remercie, je crois que j’ai compris ».



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Sorry Sisters https://www.insense-scenes.net/article/sorry-sisters/ Tue, 15 Jul 2014 15:40:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=512 Le Sorelle Macaluso, spectacle d’Emma Dante — Festival d’Avignon 2014

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Du 7 au 15 juillet, Emma Dante présente dans cette 68e édition du Festival d’Avignon Le Sorelle Macaluso. Les huit actrices accompagnées de deux acteurs racontent avec précision technique l’histoire de cette famille Macaluso – famille sicilienne prolétarienne. C’est l’histoire des souvenirs d’enfance et de la mort et de la réalité de la vie des gens pauvres. Un théâtre corps-à-corps, physique, gestuel, direct.


Un rideau noir nous laisse regarder dans un trou noir avec seuls cinq boucliers en avant-scène. Boucliers argentés à la manière de ces plateaux argentés et décorés sur lesquels on sert les repas. Boucliers sous lesquels apparaîtront plus tard des épées aussi argentées et qui serviront à une chorégraphie millimétrée de combat stylisé, quelque chose entre un jeu d’enfant et la machinerie impétueuse de la vie qui, tout en produisant des perdants, continue sa course effrénée.
La lumière descend lentement dans la salle. On entend des pas, des bruits de talon, dans le noir. Le plateau est éclairé : vide. Entre alors une femme en dansant, un peu maladroitement mais avec de grandes gestes, comme si elle voulait se vider de tout. Tel qu’on s’imagine quelqu’un qui danse pour lui dans son salon, pour bouger, expulser. Quelque chose entre danse et combat intercalé par des marches et des boitements. On voit apparaître alors au fond des visages dans une ligne et rapidement après, un chœur de femme marche d’abord dans un rythme de la vie capitaliste ou militaire à travers le plateau, en donnant le rythme avec leurs pieds synchronisés, pour ensuite ralentir et tomber dans une marche plutôt funèbre. Une croix apparaît. Puis, accélération à nouveau. Des corps chutent de ce corps-chœur, sont d’abord retenus, pour ensuite être expulsés, catapultés. La bataille aux boucliers et épées. Encore la marche sur une musique qui s’est transformée en une musique peut-être klezmer, musique folklorique joyeuse et en même temps avec tant de nostalgie. Elles enlèvent les chemises et pantalons noirs pour que les robes aux couleurs vives éclatent au jour, pour revenir à ce souvenir du dernier moment où la famille était encore unie. Ça rit, ça court, ça siffle en pinçant le sexe d’une sœur, ça gesticule, ça rit et ça pleure de rire. L’Italie comme on se l’imagine, ou comme on le connaît des films de Pasolini ou des autres. Après ce fou-rire de ces sept sœurs, on commence alors à nous raconter l’histoire de cette famille pauvre, ces Accattones sans prostitués, mais qu’avec seule de « la merde » à ramasser. On nous raconte des souvenirs d’enfance où le jeu, la joie et la gesticulation se font brutalement interrompre par les accidents bêtes de la vie, accidents qui viennent de quelques jeux d’enfants qui se retournent en tragédies. Et on s’en doute que le milieu social, avec toute la bonne volonté des parents, n’y est pas pour rien, que ces accidents ont toujours une motivation en sourdine, obscure, inconsciente qui nous rattrape une fois passé à l’acte, mais qui viennent du fait qu’il n’y a pas assez de place pour tout le monde dans cette grande famille. Et où, on s’en doute, ces accidents de la vie ne peuvent pas être rattrapés avec la même aisance que chez les couches sociales supérieures ; où tomber enceinte par accident amène à des violences mère-fils qu’on qualifierait volontairement de sadique, mais qui, là, n’est que l’expression d’une détresse socio-économique et donc humaine. C’est cet adjectif « humain » qui qualifierai peut-être le mieux cette mise en scène. Ces moments où le jeu est rattrapé par la réalité, mais où la réalité est dépassée par le désir, mais où le désir est frustré par une exclusion sociale, et où l’exclusion sociale est devancée par le rêve. Certes, rêve inaccessible, de vouloir être Maradona avec un cœur malade, certes, rêve inaccessible, de vouloir toujours devenir danseuse étoile après 42 ans du même boulot de merde. Mais rêve tout de même. Peut-être rêve stéréotypé, aliéné et imposé par un système, mais rêve tout de même. Et ce qui touche alors dans cette mise en scène d’Emma Dante est qu’elle élève ces moments de lueur, de rêve, de désir, mais aussi de pulsions violentes, ces moments où la réalité, qui est nouée trop étroitement, s’ouvre vers les champs de possible, qu’elle élève ces moments à une force expressive avec les moyens d’un théâtre pauvre. Les corps, la lumière, de la musique. Cette narration en avant-scène, ce « mur », est intercalée par ces moments où les corps sont désarticulés, presque marionnettisés, où l’on se surprend de se demander si c’est encore un homme, ces moments où le désir de deux corps se traduit par une danse corps-à-corps, des corps qui se jettent dans l’autre corps, qui se jettent l’un dans l’autre avec toute la force de la gravité qui peut exister, où le vertige de deux corps se traduit par cette réalité du vertige et du danger de leur danse, ces moments où l’on permet au cadavre de réaliser son rêve d’enfance, où ce cadavre danse pour se mettre en tutu, les doigts écartés, une figure inquiétante, mais où son humanité est liée à la force du rêve. Un théâtre pauvre qui par les corps seuls arrive à fuir un naturalisme pour investir des abstractions expressives : des mouvements en boucle, le placement des corps en scène, les gestes qui accompagnent la narration de l’histoire.
Nous pouvons traiter cette vision de la pauvreté comme romantique, nous pouvons aussi croire que les exclus du système, ceux qui sont à sa marge, auront gardé un rapport à la vie qui ne serait pas altéré par la conformité que la bourgeoisie impose, et que dans cette différence, une lueur perdure. Emma Dante est en tout les cas assez subtile pour que toute l’ambiguïté y apparaît : leur douleur et leur poésie, leur aliénation et leur différence, où leur réalité est rattrapée par leurs souvenirs, où leur vie est rattrapée par la mort. Au final, il ne reste que des crucifix et une photo funèbre… sorry sisters.
Au final, Le Sorelle Macaluso est une histoire qu’on connaissait déjà dans un théâtre qu’on reconnaît, mais qui arrive encore à toucher par sa virulence corporelle.

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Le tourisme n’est pas une expérience https://www.insense-scenes.net/article/le-tourisme-nest-pas-une-experience/ Tue, 15 Jul 2014 15:37:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=509 Mahabharata – Nalacharitam, mis en scène par Satoshi Miyagi — Festival d’Avignon 2014

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Du 7 au 19 juillet, Satoshi Miyagi présente sa mise en scène de Mahabharata – Nalacharitam à la Carrière de Boulbon. Une technique et une précision qui impressionnent, mais qui ont du mal à dépasser l’ « expérience » touristique devant des traditions orientales.


Les moustiques ont maltraité mon sommeil cette nuit. Que ne donnerais-je pour un théâtre qui aurait un tel impact ? Qui me réveillerait la nuit, qui me ferait taper moi-même dans l’impression que le mal se trouve sur moi. Qui me ferait allumer la lumière pour tenter de trouver les raisons des intranquilités et qui, au final, m’empêcherait de dormir. Un théâtre moustique, moustique-tigre tant qu’on y est. Intelligent, méchant, dangereux, in-repérable… bon, bref… la comparaison tient plus ou moins… mais à défaut d’avoir des typhons… et il faut bien passer le temps…
Le Mahabharata est peut-être l’épopée sanskrite le plus connu. Dans 18 livres et 81 936 strophes, le Mahabharata raconte l’histoire mythique de l’Inde de la guerre entre deux familles. Avec le Râmâyana, il est un des deux livres le plus important de l’hindouisme. Nalacharitam est un petit extrait du troisième livre du Mahabharata : le Aranyakaparvan. Nalacharitam raconte une histoire d’amour qui est parallèle à la grande épopée. Elle est racontée pour consoler quelqu’un qui a perdu tout son empire au jeu de dés. L’histoire de Nala et Damayanti est l’histoire d’un amour entre un roi et une princesse mis à l’épreuve, par la jalousie d’un démon, Kali. Il malmène donc Nala qui après avoir perdu tout contre son frère au jeu de dés et être banni hors de son royaume, abandonne sa femme dans le forêt sauvage. Trois ans de séparation et plusieurs épreuves de chaque côté, ils finissent, après que Nala s’est libéré du démon avec l’apprentissage du premier mantra et Damayanti continuait à rester fidèle à son mari, par se réunir, regagner leur ancien statut et continuer à vivre heureusement.
Après que Peter Brook montrait une première adaptation du Mahabharata aussi dans la Carrière de Boulbon à la 39e édition du Festival, Satoshi Miyagi choisit cette histoire de Nala et Damayanti qu’il raconte à travers une hybridation de différentes formes théâtrales traditionnelles japonaise et une tentative de dialogue entre le théâtre contemporain et la source de ces théâtres traditionnels. Sa mise en scène se qualifie notamment par une division des tâches. La musique, le texte et l’action sont produits par des acteurs différents. Ce principe est cassé par moment, où les musiciens jouent une action, où ceux qui font une action disent un texte, etc. La précision et la synchronisation entre la musique, le texte et l’action et les gestes sont millimétrées avec une discipline et une technique qui pourront faire regretter à certains le flou postmoderne occidental. Les costumes sont dans des blancs, que dans des blancs, costumes d’époque, majestueux, beaux et jolis pourront dire certains. La scène est une espèce de balustrade en cercle, à 3 mètre de hauteur qui entoure les spectateurs alors au milieu de la carrière de Boulbon. Les actions et les marionnettes, ainsi que les textes se joueront sur cette scène en hauteur un peu partout autour de nous. Le texte est dit par un chœur ou un narrateur à une place fixe.
Toutes ces positions des corps, ces images fixes des corps que quelqu’un peut peut-être reconnaître dans Dreams de Kurosawa, seront rafraîchis par ci, par là, avec des gags faisant référence à notre contemporanéité (le messager qui transforme la lettre en téléphone portable) ou aux stéréotypés de l’occident envers l’orient (la reprise d’une publicité de thé ?) ou encore des cantines françaises (si tu aimais le soleil… avec un autre texte… mais aussi bête, sur le pont d’Avignon…). Le jeu, s’il n’est pas dans cette sophistication gestuelle, même s’il reste toujours dans une maîtrise parfaite du corps, est souvent, ce qu’en allemand nous appelons albern. Niais, idiot, saugrenue, un peu bebête qui fait rire la populace…
Alors que la bourgeoisie européenne peut de moins en moins se payer des voyages exotiques, Olivier Py fait en sorte que l’exotisme vient devant notre porte pour qu’on ait quand même l’impression de s’ouvrir au monde, à l’autre et de faire des expériences nouvelles. Les petits gags, les cadeaux au public, les injections en français ne me donne pourtant que l’impression d’être en présence d’un nivellement d’une tradition japonaise pour le contentement du public européen. Un espèce de théâtre club-med. La fatuité de ce public occidental qui se manifeste à la fin du spectacle est à l’image des touristes européens qui s’étalent sur les plages de Bali ou ailleurs… Voir autre chose dans ce travail devient alors difficile. Là où Satoshi Miyagi voudrait défendre une féminité contre une masculinité, je ne vois qu’un schème archaïque dévolu et trouve certains propos de cette histoire, par exemple la femme qui au moment de danger de sa propre mort, après avoir été abandonné par son mari, se lamente de ne plus pouvoir être présente pour les blessures futures de son mari, problématique, pour ne pas dire d’un sexisme archaïque. Certes, il s’agirait de deux forces, ou énergies, ou symboles, ou archétype, le féminin et le masculin… merde, finissons-en !
À la sortie, des images, des phrases, des caricatures des hommes du pouvoir sont projetés sur le mur de la carrière comme pour nous rappeler que la réalité n’est pas si jolie, et la paix n’est pas là comme on veut nous faire croire à la fin de Mahanharata, et qu’à la limite, le tourisme veut nous faire oublier. Je rentre alors chez moi et je croise un concert rock… Smoke on the Water, autre animation culturelle sur la place Py… eu Pie… Et je pense à mes camarades qui sont allés voir Hyperion ce soir et ont eu cette si rare chance de faire une expérience vraie.

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Araujo… les joyaux comédiens https://www.insense-scenes.net/article/araujo-les-joyaux-comediens/ Sun, 13 Jul 2014 16:02:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=521 Dire ce qu’on ne pense pas dans des langues qu’on ne parle pas, spectacle de Antonio Araujo — Festival d’Avignon 2014

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Bientôt minuit place de l’Horloge et alors que les instincts se révèlent à la 113ème minute – et que Götz délivre l’Allemagne en envoyant ad patres l’Argentine – va commencer, juste à côté, à l’Hôtel des Monnaies, le fantasmagorique travail du metteur en scène brésilien et paolien Antonio Araujo et du grupo Teatro da Vertigem…. Dire ce que l’on pense pas dans des langues qu’on ne parle pas. Texte narratif et lapidaire, brutal et fécond en observations cruelles du romancier Bernard Carvalho. 2H00 parmi les acteurs (engagés, organiques, physiques, tactiles et sonores) à l’endroit d’un théâtre de situations qu’ils inventent, créent, déconstruisent… On aurait nous aussi aimé les prolongations de ces joyaux que sont les comédiens…


A la vitesse où déraille le monde
Pourrait être le sous-titre du roman de Bernardo Carvahlo… une sorte de réponse à tous ceux qui cherchent le sens du monde là où il n’y a plus que le “Marché”… Car oui, le monde et son sens ( Le Sens du monde, écrit Christophe Bident) semblent parfois d’une autre époque, d’un autre temps et parfois une chimère… puisqu’aujourd’hui, pas une des petites voix des politiques chatrés, de petites mains des gros bonnets ou autres lauréats et médaillés des institutions du calcul et de la prévision de bac à sable, n’est là pour démentir qu’il lui a été substitué “le cours du marché”. Changement de paradigme idéologique, violent et sans appel qui met au ban les citoyens pour ne plus s’adresser qu’aux consommateurs. That’s the new deal my friend !
Dans la foulée, exit les espoirs de monde meilleur, la dignité pour tous, les droits et la justice, l’équité, la solidarité et la répartition des produits du travail… périmé tout ça… Hic et nunc, c’est “coca cola” disait Heiner Müller. “La croissance” reprennent en chœur les ingouvernants, “le pouvoir d’achat” dit le grand argentier ministre inculte, le droit à l’endettement spolié par les banquiers de pharaon (ça c’est Figaro, déjà), le statut des intermittents dans le colimateur des snipers médefisés… Tout un monde de clowns, de Monsieurs Loyal, sans vergogne forment une bande de prédateurs et de liquidateurs, de caïmans, de demi-sel qui profitent de l’assiette au beurre et se réfugient sur leur île quand ça tourne court, à distance des bancs de clodos, de sdf, de salariés aux revenus mineurs, de petits fonctionnaires “rgppisés”, de stagiaires à vie, d’Indignés qui n’en finissent plus de s’indigner sur les places et sur les écrans TV… “Finiront par mourir indignés” se dit l’Angelus Novus de Klee commenté par Benjamin… dans une Europe en ruines, heu, plutôt “ruinée”.
Tout un petit monde fait valser la “société” au pas cadencé de la “Corbeille”: autre nom pour nommer les affaires boursières ou plus simplement les affaires et autres trafics de flux financiers, de reflux et de nausées. Toute une clique (tête à claque arrogante ou démago) organise la gestion de la misère, sa répartition sur le globe où la paupérisation des peuples est une variable d’ajustement des dividendes des actionnaires. Les marges se calculent sur l’os des momes affamés, les marges se calculent sur les peaux flétries des patients dans les hopitaux et leur mourrants qui doivent s’affranchir du “ticket”, les marges se calculent sur les salariés, la main d’œuvre immigrée… Et L’actionnaire, grand producteur de reportages et documentaires sur la misère, touche encore des droits sur ce qu’il met à bas. Série TV, épisode grec, épisode espagnol, épisode italien, épisode mondial, épisode immigration clandestine… coffret DVD “Capitalisme et Mort” 20% à Noël, un cadeau royal.
Le Monde et, ici, l’Europe survit encore au crash et autres cracks boursiers en série… L’Europe et son cortège de cadavres économiques, de gens de peu qui n’ont plus rien, de zombis du RMI, RSA, de malades intoxiqués à l’espoir sans cesse différé, etc… de plus pauvres à chaque décénie… où la misère ne change pas de camp, et déborde maintenant les proches périphéries au point que le quart monde – petit frère du Tiers – a dépassé les ghettos et s’invite dans les rues, dans les centres villes… Gabily avait donc raison en écrivant “cadavre si l’on veut”…
Mais indignez-vous gueule Stephane de sa tombe panthéonisée. S’indignez!!! ??? Que ça ? “Que Faire ?” disait-on ailleurs.
Seulement voilà, il y a un défaut d’analyse… car les opprimés, les exclus et tous leurs frères… forment aussi un paquet hypnotisé par la publicité. Gente humaine décevante, ensemble pavlovien… Et de regarder les gueux, les pauvres, les plus malmenés, encore et aussi, malheureusement, comme des victimes mais aussi les intoxiqués des marques, les vérolés de la réflexion qui vivent la vie à travers l’écran de leur consol achetée à crédit, les lecteurs de gala que vous préférez à un poème gratuit… A ne jamais rien refuser, on finit par être un complice des petits bras de la politique et leurs bailleurs de fonds… ou rejoindre les meutes de loups en formation paramilitaire… qui chassent l’immigré ou se trouvent régulièrement un bouc-émissaire…
Le monde va mal, le marché aussi… tout ça sent le sapin, dirait les fossoyeurs. Et la révolution couve sous l’internationale socialiste qui se voit déborder par l’irrationnel nationaliste.
Et de se dire que les baisés d’hier sont les baiseurs de demain. Anus Dei !
Que les profiteurs et les jouisseurs ont de beaux jours devant eux puisqu’ils sont le modèle idéal pour une majorité… silencieuse ou pas.
Et de comprendre que la mièvrerie de ce monde est en rupture de stock et que même les entrepreneurs de la déconsruction n’avaient pas prévu une telle demande. Qu’à cela ne tienne… etc. Deleuze l’avait dit… On traverse un désert, mais on ne sait pas si on est au début ou un peu plus loins vers la fin…
Et Carvhalo l’écrit autrement, mais pour avoir parcouru l’Europe et venant du nouveau monde, c’est le seul constat qu’il puisse faire. Ça va mal. Très mal. C’est pas fait pour s’arranger. Et cette lèpre financière, politique, populiste et fascisante gagne de plus en plus le corps social et son esprit. Il y a bien la résistance… un vaccin peut-être… un espoir génétique… Introuvable, presque, le film d’Yves Allégret Prix et Profits réalisé en 1931.
Dire ce que l’on ne pense pas dans des langues…
Une seule fable, peut-être, composée d’une multitude d’histoires. Une “fable de la décomposition” comme Cioran aura écrit son Précis. Ou, et d’une autre manière de nommer cet auteur roumain, une histoire sur “l’inconvénient d’être né”. C’est-à-dire, et ne nous méprenons pas, une fable sur le temps que la vie met à nous réveler que l’esprit est faible, la pensée moribonde, la raison inutile.
Tout commence sur le toit d’une caravane où un homme fragile en espoir parle à sa femme grosse d’un enfant à venir de leur maison qu’ils paient difficilement.
Tout commence par un coup de téléphone du banquier qui exige l’augmentation des traites, ce qui n’est pas possible pour ce petit foyer fiscal. Tout commence par une discussion téléphonique où l’on ne parle plus la même langue. Où la langue de la contrainte économique s’affronte à la langue humaine. Ce qui adviendra de tout cela… ? L’homme prend en chasse tout ce qui lui semble nuire à sa vie, et tout d’abord ceux qui vivent là, mais ne parlent pas la langue de son pays. Ceux qui ne parlent plus ou pas… les étrangers. Etrangers au système, Etrangers à la langue, Etrangers à ses idées, Etrangers… à étrangler parce qu’ils l’étranglent… Tout commence à l’aéroport.
Tout commence dans un aéroport où une femme accompagnée par son vieux père est témoin de l’agression, par un homme “Gardien des frontières” d’une femme soupçonnée d’être quelque chose d’autre que ce qu’elle montre. Moment de paranoïa et de folie humaine… de PEUR de l’autre.
La fable commence là.
Une fable, dis-je, où Miss Campos (sorte de Lady de la recherche approfondie), bien de sa personne (veste de tailleur argentée, maquillage impéccable) et bien pensante, installée dans le confort social au balcon du champ social meurtri, chercheuse en économie (en faire ou la penser pour que ça aille mieux ?), ramène son père : l’exilé, dans son pays qui est devenu un cirque violent, un cul de basse-fosse de la pensée, une cour des miracles économiques qui n’ont pas eu lieu, un fief politico fasciste en devenir. Le père souffre d’un trouble de la parole, peut-être une aphasie, et se fait la belle un soir. Sa fille qui part à sa recherche dans les rues est rattrapée par une réalité que ces power point, ces petites spéculations intelligentes, ses tableaux states etc… n’avaient même pas imaginé. Commence alors une épopée dans les marécages de la vie nocturne, dans les plis galeux d’une ville claustropolis dirait Virilio, une immersion glauque dans les hors-lieu où les deals sont les négos de ces milieux… et de regarder et sentir quelque chose de koltésien, presque, dans ces solitudes urbaines qui abritent des esprits dans le brouillard où l’on s’attend à entendre auprès de ceux qui ne se parlent plus : “Alors quelle arme ?”.
La ville, la nuit et ses démons diurnes, la mettent devant une réalité funèbre et le temps de la mise en scène sera le temps d’exposition des deuils successifs qu’elle va apprendre à faire, jusqu’à la scène finale où, venue pour une conférence sur “Crise financière et identité”, la brillante chercheuse Campos, au moment d’exposer, n’arrive plus à articuler un mot, mais seulement des sons, entre vomissements et cris rentrés qui gargouillent.
Avant, entre deux, entre la scène de l’aéroport et celle de la voix perdue de la conférencière, Dire ce qu’on l’on pense pas dans des langues qu’on ne parle pas est une sorte de road movie dont la trame jouerait de variations sur la misère et la violence qui en est l’ombre. Violence physique, violence mentale, violence aux autres ou que l’on se fait à soi. Violence engendrée, cultivée, distante de ses victimes quand elle est en col blanc ou mano à mano quand elle erre dans les rues… Et de regarder la mise en scène et les deux heures qui vont s’écouler comme un monument au morts où l’on pourrait suivre le nom des scènes de la vie quotidienne et de ses balivernes…
La scène des acteurs clochardisés devant l’Hotel des monnaies, mêlés au spectateur qui font la queue avant que ça ne commence… (si on peut dire ça, puisqu’en définitive ça continue)
La scène de l’immeuble où apparaîssent des personnages et notamment un prêtre furieux, un évangéliste hagard adepte de la “christo-lobotomie” comme disait Prévert. Curieuse scénoagraphie d’un immeuble, façon couverture de la Vie Mode d’Emploi
La scène des chiffres affolés, en bleu et rouge, façon mur codé du CAC 40 et de ses énigmes…
La scène du père syndicaliste épuisé, en pyjama, revenu du marxisme, qui encourage son fils à s’engager dans les élections chez les fascistes qui “ne sont pas tous des pourris” dit-il…
La scène de la chercheuse qui commence à gouter à la lie des arguments faussés par une réalité humaine trop humaine…
La scène du musulman reconnaissable à son vêtement mais par à la clope qu’il fume et qui ramasse les clopes jetées en apât du “gardien des frontières” deux fois… Il va en mourir.
La scène du clodo dénudé dans une couverture orange qui va partager un sandwich avec son bourreau… avant qu’il ne soit étranglé et brulé.
La scène de la voisine ruinée qui écrit à son ruineur qui vit sur le balcon fleuri du dessus
La scène du voisin pragmatique, panama et lunette noire, portable vissé à l’oreille, qui baise les comédiens au chomage parce qu’ils simulent bien…
La scène du flic menaçant qui chante du Punk debout sur son bureau de pacotille
La scène des ambiguités avec un groupe neo-nazi au look bien sous tous rapports
La scène de la fille qui parle trop et que son père étrangle sans que l’on comprenne un mot de néerlandais
La scène des tentes Quecha pour exilés haineux du regard qu’on leur porte.
La scène du ramasseur d’ordures, ivre, qui spécule sur la valeur des détritus
La scène du ramasseur d’ordures qui plote la chercheuse perdue parce que parler c’est draguer à mort.
La scène des visiteurs de musée en habit du dimanche. Visite du patrimoine pendant que la vie se perd dehors
La scène des politiques réfugiés derrière des vitres blindées
La scène des militants cagoulés torse nu, voix hurlante…
La scène, particulière, où des comédiens belges, brésiliens témoignent et prennent la défense du statut des intermittents et rappellent que c’est un modèle pour la profession et dans le monde où eux sont tous précaires….
La scène du corps à corps entre le chercheur et le gardien des frontières
La scène où elle lui arrache sa langue, à main nue,
Peut-être la scène de “contamination” qui, à la scène finale, lui interdit désormais de parler, de faire son exposé, d’entretenir un système grippé…
La scène, la scène, la scène…
Dans ces déclinaisons : ces scènes, ces épisodes, ces séquences… Antonio Araujo construit un labyrinthe qui a pour file rouge le monde des carnassiers, des anthropophages, où la chercheuse y laisse son verni sage.
Un théâtre hors piste… une arène…
De l’Hotel des Monnaies, Araujo fera une tour de Babel où les langues se mêlent pour faire entendre que personne ne se comprend, et que personne ne se parle. Une tour infernale que le spectateur découvrira à mesure qu’il est conduit d’étages en étages afin de saisir et vivre la chute vers les profondeurs et les bas-fonds. Une tour des suppliciés, également, où dans des loges, et des recoins le sujet est mis à la torture, emprisonnés par ses propres idées et parfois molestés par quelques “gardiens” brutaux. Un labyrinthe des pensées… Et ce qui a commencé dans la rue, à même le macadam et la réalité d’Avignon (des comédiens sur le carreau), ce qui s’est poursuivi dans une cour intérieure où les fenêtres sur cour plaçaient le public dans la distance de ceux qui, loin de tout, ne peuvent rien faire sinon être des spectateurs… s’est ainsi poursuivi, deux heures. Rien à l’échelle du temps, mais une épreuve temporelle à celle du regard. Car c’est bien le regard que travaille Araujo et notamment celui du public qu’il soustrait au confort d’une salle, qu’il conduit comme un bétail docile et obéissant, à qui il impose une manière d’en finir avec sa condition d’extérieur. Regardant ce travail, ce qui a disparu en premier lieu, c’est la séparation scène/salle. Et de sentir les acteurs venir frôler, pousser, accompagner un public qui, soudain, découvre qu’il fait parti de cette tragédie ou de ce drame mondial. Manière pour Araujo de rompre avec l’idée qu’il s’agit d’un spectacle et de favoriser l’idée qu’émerge une forme performative. Non pas une forme renvoyant à notre postmodernité, mais plutôt un héritage des années 1950, quand fut créée la Companhia Teatro de Arena de Sao Paulo. Compagnie qui allait influencer le théâtre brésilien puisqu’il pensait la relation de la scène et de la salle, au point de lui préférer l’arène qui ouvre le champ des possibles pour le Théâtre de groupe. Le Teatro Arena était ainsi né, et avec lui un art engagé dans la lutte politique.
Forme non seulement corporelle où l’acteur est sans cesse dans l’invention d’une situation, mais également forme linguistique (ça parle trois langues sans arrêt, sans discontinuité) qui est l’espace d’un ordre syntaxique reflet de l’ordre politique.
Forme politique donc que ce travail, en définitive, qui intègre le spectateur et le met dans le mouvement d’un processus théâtral proche des pratiques de rue du théâtre qui sont le lot commun sur le territoire san paolien. Soit, encore, une manière d’aborder l’espace public en pensant le réinventer, à la manière de Deleuze et Guattari qui pensaient les espaces striés et les espaces lissés… Concepts, s’il en est, où la mise sous contrôle d’un espace (strié) se trouve dépassée par une irruption, une pratique, un faire qui vient déranger l’ordre.
Et de voir dans cet art de faire du théâtre, de le sortir de ces archaïsmes, de le réinventer et de le ré-enchanter, une manière de pousser la pratique théâtrale à l’endroit qu’elle prétend être : un art vivant, pour des êtres vivants.


Ps : sur ces aspects de pratiques et de conduites d’acteurs, se reporter à l’entretien mis en ligne sur le site





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La grève ou… https://www.insense-scenes.net/article/la-greve-ou/ Sun, 13 Jul 2014 15:48:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=518

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Ce 12 juillet 2014, la grève a été voté par 64 % du personnel du Festival d’Avignon. 8 sur 13 spectacles sont en grève. Les élèves de l’école de la Comédie de Saint-Étienne jouent leur dernière et essayent de montrer leur solidarité avec le mouvement avec un discours avant et après le spectacle. Leur emphase pathétique pourrait trahir leur manque de sincérité. À la vue du résultat scénique, ils auront mieux fait de faire grève, pour eux, pour nous et pour le mouvement.
La question n’est pas de savoir si c’est bon ou mauvais. La question, c’est comment est-ce possible que quelque chose comme ça se trouve au Festival d’Avignon. Un Festival qui a toujours voulu défendre un théâtre d’art européen propose donc à deux écoles d’acteurs une plage dans la programmation, c’est-à-dire à des jeunes gens en formation. L’école de la Comédie de Saint-Étienne présente dans la Gymnase du Lycée Saint-Joseph un – on l’apprend dans le programme – atelier-spectacle. C’est-à-dire un truc où on essaie, on cherche, mais où l’on n’est pas dans un souci de finalisation pour une confrontation au public. C’est tout à fait Nature Morte. Un atelier ou un spectacle de fin d’année de copains lycéens. Mais comment est-ce donc possible qu’un tel … truc soit programmé officiellement dans le Festival d’Avignon, si ce n’est la mission principale des écoles nationales et régionales d’importance d’insérer leurs élèves dans la profession coûte que coûte. (On n’a pas inventé pour rien le Diplôme National Supérieur Professionnel de Comédien afin de tenter de régulariser l’accès au marché culturel.) L’art alors compte peu, l’importance est le marché. Et Olivier Py semble vouloir jouer ce jeu tout en le déguisant sous des prétextes de donner place à des jeunes. Que la jeunesse et l’excellence institutionnelle ne soit pas un garant pour que quelque chose se passe qui vaut la peine d’être regardé compte peu. Qu’une sélection de profils pour le marché sur deux minutes d’audition de la part des écoles soit une procédure absurde face à, par exemple, l’université où tout le monde est accepté et où – nous avons la preuve ce soir – l’intelligence et même – on a du mal à le croire – le jeu soit de meilleur qualité, compte peu. Tout est une question politique et économique, de relations de pouvoir, de reconnaissance institutionnelle. L’art est ailleurs. Une fois pris dans le marché, eh bien, on voit rarement des commerçants faire grève. Il ne faut pas perdre le client. La justification que la pièce serait politique, serait en résonance avec ce qui se passe, est un rachat minable des consciences. Elle peut défendre autant des valeurs révolutionnaires qu’elle veut, mais cela ne sera jamais le même acte et ne pourra jamais avoir le même impact économique que l’annulation d’un spectacle. Impact économique majeur (annulation de réservations d’hôtel, de restau, sans parler du trou financier qu’un jour de grève doit amener au Festival. Déjà plus de 100 000 euros.) sur lequel le mouvement gagne son rapport de force, aussi « débile » que ce soit. Il est regrettable qu’un mouvement qui se veut unanime et solidaire est si fragile dans le pourcentage des votes (participation de 46%) et fragilisé d’avantage par ce qu’on nomme habituellement des briseurs de grève… (Le directeur du festival indique déjà son désaccord avec la stratégie de ne pas jouer. L’équipe de Orlando verse alors ses salaires du jour à la caisse du collectif du in en guise de solidarité.)
Pour ce qui est de la scène, je n’ai rien compris ce soir, je l’avoue. Soit il n’y avait rien à comprendre, ce qui est fort possible, soit parce que Michel Raskine a noyé le texte à force de ne pas vouloir être « pléonastique », ce qui est fort possible aussi. On a l’impression d’une pseudo-rationalisation de la scène pour bien reconnaître une certaine structure de la pièce. Que dans l’écriture les choses reviennent. Trompette 1, 2 et 3. Salutation à la ville 1, 2 et 3. etc. etc. Le bric-à-brac scénographique est organisé en rangées militaires dont leur signification me reste obscure. Une danse débile sur de la musique lounge qui revient à trois reprises, comme pour vouloir nous achever définitivement, annonce une autre salutation à la ville (ou autre chose). Elle descend doucement pour bien laisser les acteurs alignés dans le vide qui, une fois le silence, attaqueront leur texte en chœur avec des sacs de papier sur la tête et le torse dénudé. Je cherche désespéramment un parti pris de mise en scène pour ce cafouillage de rythme et de tensions d’air, mais ne peux rien trouver que l’ennui. Pareil pour le choix de laisser la lumière de jour entrer dans la salle par les fenêtres de la gymnase qui baignent alors les spectateurs et les acteurs dans un même espace – genre pour dire que c’est un atelier. Leurs appels au citoyen de se couper ses poils, de se toucher son sexe, son cul etc. sont adressés face, avec des couronnes de fleurs sur leurs têtes, mais avec un quatrième mur. Le regard des actrices et acteurs va à l’intérieur. Nous, devant, n’existons pas. Il voulait peut-être pas nous choquer. D’accord, pas de problème, mais encore une fois, c’était illisible. Parlons même pas des costumes. Parlons même pas d’un sur-jeu. D’une volonté de faire absurde. De vider toute violence du texte par une ridiculisation de la parole. Même chez Pyjama pour six, il y avait plus de sincérité. Quand Michel Raskine propose derrière notre dos une pause aux acteurs, les spectateurs applaudissent déjà pour être libérés, mais cela continue. La pause est une pause jouée – genre pour dire que c’est un atelier. Si, au moins, il y avait cette volonté de dérouter le spectateur… je ne vois rien. Il y avait certainement un référentiel bien propre à notre cher Michel. Il est même douteux si les comédiens le partageaient. Des signes arbitraires qui suivaient en parallèle le texte, dans l’idée de quelque chose. L’idée de faire entendre le texte, l’idée d’une réflexion méta-théâtrale, l’idée d’être postmoderne et brouiller les pistes, l’idée d’être politique, radical…, tout sans nécessité, sans ancrage, sans justesse, sans réflexion dramaturgique. L’idée de …
Enfin, si on creuse un trou au texte, de peur d’être redondant, si à aucune expressivité est donnée sa chance, eh bien, il ne reste qu’à chanter Joe Dassin en grecque (?)… ou, pour être un bien-pensant de gauche, faire entendre l’international par ces petites machines qu’on tourne et qui jouent généralement les hits classiques de la bourgeoisie. Les comédiennes et comédiens tiennent alors une photo d’eux à l’âge de 15 ans devant leurs visages, âge de la mort du jeune Grec dont sa photo est accrochée un peu partout… Tout ça dans un mouvement de chœur qui est prévisible et qui nous emmerde depuis le début où une personne commence, puis une deuxième qui répète, un troisième et quatrième… jusqu’à neuf. La lenteur et la mollesse rythmique de ce travail n’a rien à voir avec un explosif révolutionnaire. Bref…
La question ce soir était : la grève ou… rien. Vous savez ce que vous avez choisi.

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Le grupo Teatro da Vertigem : Entretien avec Antonio Araujo https://www.insense-scenes.net/article/le-grupo-teatro-da-vertigem-entretien-avec-antonio-araujo/ Sun, 13 Jul 2014 15:45:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=515

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Courant 2015 sortira aux Presses universitaires de Provence, une étude sur le théâtre brésilien à Sao Paolo, sous la direction de Silvia Fernandez et Yannick Butel. L’extrait proposé est l’un des entretiens réalisés à l’occasion de cette étude critique.


Le grupo Teatro da Vertigem…. Antonio Araujo
Entretien réalisé et et traduit par Jean-Jacques Mutin
Avignon, juillet 2013.


Jean-Jacques Mutin : Le « Grupo Teatro da Vertigem » (« Groupe Théâtre du Vertige »), est un des plus remarqués dans la crétaion contemporaine au Brésil. Pouvez-vous dire comment, historiquement, il s´est constitué ?
Antonio Araujo : Nous avons commencé non pas comme un groupe de théâtre mais comme un groupe de recherche formé par des étudiants qui avaient fini leurs études de théâtre à la ECA (Escola de Communication et Arts) de l´ Université de São Paulo. Notre objectif était de faire une étude théorique et pratique de la physique classique (textes de Galilée, Newton…) appliquée au mouvement expressif de l´acteur. Le thème nous paraisssait aride à cause des textes étudiés, nous avons donc dû choisir un dispositif pour expérimenter ces concepts et ce dispositif a été : « la perte du paradis et des mythes dans la question de la création du monde ».
Le travail a duré 6 mois et, ensuite, grâce aux improvisations, a commencé à apparaître un matériau intéressant… et, du coup, le désir d´en faire un spectacle, une pièce, en le transformant, mais en continuant la recherche et en la dirigeant vers la création.
« Paraiso perdido » (« Paradis perdu »), notre premier spectacle de la « Trilogia Biblica » (« Trilogie biblique »), a été créé en novembre 1992, en 1 an et 2 mois.
Deux semaines avant la première, nous n’avions toujours pas de nom pour notre collectif, qui était tout simplement un “groupe d’étude et de recherche”! Nous avons donc voté à partir des propositions de noms que faisaient les acteurs mais aucun ne nous convenait à tous. Puis une actrice a fait une propostion à partir du « monologue du Vertige », un des moments intenses du spectacle « Paraiso perdido »… Nous nous sommes donc professionnalisés comme « Groupe Théâtre du Vertige ».
Dans notre groupe, il y avait différents acteurs de la section « Jeu » de l’université et un dramaturge, Sergio Carvalho, mais en réalité, la question des fonctions n’a jamais été un problème pour nous, parce que le groupe s’est constitué de manière évidente, par affinités électives. Nous n´avions pas d´argent ; les dettes du spectacle ont été couvertes par la billetterie, personne n´a été payé : c´est seulement à partir du « Livro de Jó »[[ Deuxième spectacle de la Trilogie en 1995]] (« Le livre de Job ») que les acteurs ont commencé à pouvoir se payer, avec la billetterie, partagée démocratiquement.
J.-J. M. : « Grupo » (« groupe ») est en brésilien, un terme d’emblée très connoté, empreint d’une tonalité politique que ne recouvre plus vraiment la notion française de « compagnie ». Une telle initiative collective était-elle originale dans le paysage artistique du Brésil ?
A. A. : À la fin des années 1980, on sortait d’une décennie dominée par les metteurs en scène, comme repères ultimes de la scène. Les « groupes théâtraux » avaient une connotation utopique, relevant de la culture hippie. La nouvelle génération des années 1990 a essayé de réunir deux choses : d’un côté, le refus du travail des metteurs en scène de la génération précédente, très égotique, esthétiquement magnifique, mais où la part de création pour l’acteur était infime ; de l’autre, la volonté de repenser autrement l’esprit communautaire des années 1970. Pour nous, au Théâtre du Vertige, il s’est agi, dans un « processus collaboratif », de prendre collectivement les décisions de travail, sans pour autant récuser la spécialisation des tâches.
J.-J. Mutin : D´une manière générale vous pourriez parler de vos processus de création avec le groupe ?
C´est un « processus collaboratif » : la dynamique de travail a une dimension plus horizontale, il n´existe pas de hiérarchie ou, en tous cas une hiérarchie « fluctuante » : en fonction du moment du processus il y a un des pôles de la création qui donne le cap, qui a le leadership. Il y a donc une fluctuation, une circulation…
A. A. : Dans le processus « collaboratif » le maintien de chaque fonction (acteur, metteur en scène, auteur, scénographe, créateur des lumières…) est central mais il existe un contrat initial avec des fonctions définies (ces fonctions peuvent changer d´un spectacle à l´autre). Pour autant qu´il y ait négociations, discussions… les fonctions restent définies, maintenues et elles sont toutes égales.
Les avis artistiques de tous les participants impliqués dans le projet sont sollicités… et pas seulement celui du metteur en scène.
J.J. M : Ça a toujours été la même façon de travailler ou vous l’avez découverte peu à peu ?
A.A. : Nous l´avons inventée peu à peu. La recherche de terrain est un élément important du processus, pour tous les créateurs du groupe. Ça nous donne la sensation de nous faire sortir de notre bulle, car le théãtre est une bulle, et de nous plonger dans la vie, dans la ville. Ça nous imprègne. La relation avec la ville est une relation de désir, celui d´occuper la ville, de faire sortir le théâtre d´un lieu institutionnel donné, exploré, exploité. Et de faire exploser la situation théâtrale pour l´espace public.
Cette expérience de la ville, elle s´incarne, se corporifie, dans l´acteur, créant une certaine qualité d´état, de présence…
J.J. M. : Faites-vous un travail particulier avec le corps des acteurs ? Est-ce un corps « travaillé » mis en scène, esthétisé, ou un corps « normal », quotidien ?
A.A. : Il existe un autre état que le corps quotidien, mais je sens que chaque spectacle demande un état corporel, une présence, une vibration corporelle, distincts. C´est la vibration qui produit une forme esthétique… et c´est très différent de partir de la forme plutôt que de créer une pulsation, une vibration !
Par exemple, le « Livro de Jó » avait besoin de viscéralité, un état viscéral plus intéressant par les vibrations que par une forme esthétique. Pour « Apocalipse 1,11 » il a fallu trouver au niveau du corps quelque chose de l´ordre de l´insanité, de la folie, comme si c´était un état limite, border-line, un va-et-vient permanent entre la réalité et son au delà. D´où la nécessité d´acteurs qui aient une certaine maturité et de l´audace.
J.-J. M : Comment choisissez-vous les acteurs ? Quelle est leur place dans ce processus de création ?
A. A. : Il y a un groupe fixe d´acteurs et, à chaque fois, intégration de nouveaux : ils viennent pour la plupart des stages que nous faisons, notamment au moment de la création d´un spectacle. Ils ont donc déjà pratiqué notre méthode de recherche : comme un aspect de notre travail c´est le témoignage personnel, critique, nous ne pouvons pas avoir un acteur exécutant mais un acteur créateur, critique, penseur, qui fait des propositions, se met à l´intérieur du travail. Naturellement, cela demande un autre positionnement : à se confronter avec des espaces non conventionnels, il y a inévitablement un élément de risque.
Risque physique et aussi psychologique : dans « BR3 », la possibilité de tomber dans le fleuve existe et fait partie du travail. Quand nous entrons dans un hôpital [[ Spectacle « Livro de Jó », à l ´Hôpital Humberto 1er, São Paulo.]], l´atmosphère du lieu nous affecte et tous sont traversés par ça. Au DOPS[[Prison de São Paulo où la dictature torturait les prisonniers « poitiques » et où a été créé le spectacle « Apocalipse 1,11 »]], quand nous avons commencé c´était très difficile, à cause de l´atmosphère du lieu : les répétitions duraient une ou deux heures et nous n´avions plus d´énergie… Or nous avions l´habitude de faire de longues répétitions sans nous fatiguer ! Tous ces éléments créent un état de présence de l´acteur qui est autre, et tout cela apparaît autant dans le processus de création que durant les représentations : c´est ça le danger, le risque. Il y a un aspect complètement lié à la Performance là.
Par ailleurs, notre travail est un vrai travail de groupe : les décisions importantes sont prises collectivement : choix des projets, administration, tournées, finances… Dans la démarche de création, dans la première étape (3 mois environ), ce sont des improvisations dirigées par les acteurs eux-mêmes car ce sont eux qui les proposent. À la fin de chaque mois, on fait ce qu´on appelle un « étendoir » : on choisit les scènes, les images que l´équipe entière a préférées. Cet « étendoir » est filmé, l´auteur prend ce matériel, fait un choix et une proposition de texte à partir de lui. Les acteurs improvisent à nouveau et ainsi de suite…
Ce type de travail nous met tous dans une situation d´insécurité, de « non savoir ». C´est une situation de laisser-aller mais qui n´est pas passive parce qu´on est tout le temps en recherche. Il faut donc des acteurs complices qui acceptent de plonger ensemble, physiquement et psychologiquement, et ne demandent pas de réponses immédiates, précises.
J.-J. M. : Et, alors, la place du public dans votre démarche?
A. A. : À partir de la création d´ « Apocalipse 1,11 » nous avons opté pour une dynamique de la présence du public pendant le processus de création. Pendant la phase où nous avions déjà un certain matériau. Tous les vendredis nous faisions une espèce de bilan de la semaine et présentions toutes les scènes travaillées à des gens qui commentaient.
Tout cela a abouti à une période de deux ou trois mois de répétition ouverte pour tous ceux que ça intéressait. Il n´y avait pas de débat à la fin du spectacle pour ne pas forcer les gens à parler ni créer d´obligation : on laissait la porte ouverte pour qu´ils viennent parler avec nous ou nous écrivent.
Pour « BR3 » nous avons fait passer un questionnaire que les gens remplissaient s´ils voulaient. Mais comme ils allaient jusqu´au fleuve Tiétê et qu´ensuite nous les ramenions jusqu´au Mémorial da América Latína, ils avaient le temps et pratiquement 99% écrivaient quelque chose. On parle beaucoup du triangle acteur-metteur en scène- auteur, mais je perçois le public comme un autre vecteur, qui, de fait, interfère. Bien sûr que je faisais un tri, mais dans la plupart des fois les suggestions et les problématisations amenaient des choses très intéressantes.
D´ailleurs je vais dire un secret : je suis le premier à prendre les questionnaires dès que se termine le spectacle et je ne dors pas avant de les avoir tous lus et faire une synthèse de ce qui est pour la scénographie, la musique, les acteurs… et le lendemain je passe tout pour les différents secteurs.
Dans ce sens le public a un rôle créatif. Pas de récepteur, qui crée l´oeuvre dans sa tête au fur et à mesure qu´il y assiste, comme l´idée de « l´oeuvre ouverte » d´Umberto Eco, non, je parle d´un aspect créatif plus concret : il fait en sorte que notre travail se modifie !
J.-J. M. : De spectacle en spectacle, s´est affirmée fortement une esthétique « Teatro da Vertigem » et votre travail, justement, a un lien très fort avec la réalité brésilienne du moment. Comment cela interfère-t-il sur vos choix esthétiques ?
A. A. : Ma sensation c´est que ce plongeon dans la réalité (recherche de terrain, répétitions dans la rue, contacts avec les gens…) stimule notre imaginaire, entre dans nos corps… Il provoque, de lui-même, une condensation esthétique, une pulsion et pas une décision a priori, antérieure et volontaire. Au début du processus je ne sais pas quelle forme aura le spectacle. Avoir une forme, un concept, une idée que je présente au début des répétitions aux acteurs, je sais faire et je le fais quand je monte un opéra, car en 2 semaines de répétitions on n´a pas le temps d´explorer. Mais au « Teatro da Vertigem », on ne travaille pas comme ça, on se met en risque, en défi. Comme metteur en scène je me transforme, je me sens changé par le processus car je me mets en situation de risque, de ne pas savoir, de lâcher- prise. En fait les choses se découvrent au fur et à mesure, et ensemble… Mettre la main à une situation, un quartier, ça nous contamine peu à peu, ça nous salit, ça génère une autre réalité. Je n´ai rien contre la scène à l´italienne, mais ce qui est important c´est de tenter une subversion de l´espace par le théâtre, comme si le théâtre pouvait occuper la ville, l´envahir, l´infiltrer, la miner, la déborder. La forme finalement se construit comme ça, entre nous tous.
J.-J. M. : L´espace social, public, a effectivement une place primordiale dans les spectacles du « Teatro da Vertigem ». Votre dernière création, en juin 2012, a le nom d´un quartier de São Paulo : « Bom Retiro 958 metros ». Pourquoi ce titre ? Quel en a été le point de départ ?
A. A. : Le spectacle est conçu comme une déambulation à travers le quartier Bom Retiro. 958 mètres, c´est la distance que le spectateur va parcourir du point de départ du spectacle, à travers les rues, jusqu´au centre culturel, à l´arrivée. Le point de départ de cette création, c´est le désir de parler du quartier de Bom Retiro, parce que c´est un quartier marqué par les différents flux migratoires : italiens, puis juifs, puis coréens puis boliviens… Chaque groupe nouvel arrivant remplace le groupe antérieur qui s´est enrichi et est parti vers des quartiers plus riches de São Paulo. Ce qui nous a intéressés c´est de parler des tensions qui existent dans les relations de travail entre les Coréens et les Boliviens : les Boliviens travaillent comme « esclaves » pour les Coréens. Pour les sociologues c´est en effet « un régime analogue à celui de l´esclavage » que le Brésil a connu par le passé : 16 heures de travail par jour, ils dorment sur place et n´ont aucune sécurité d´emploi. L´intérêt c´était donc cette transformation actuelle du quartier, historiquement lié au commerce populaire et qui, ces dernières années, veut devenir la rue Oscar Freire [[Rue três chic de São Paulo, avec commerces de luxe et marques internationales réputées.]] : il y a des boutiques qui veulent être chic, luxueuses… mais qui ne le sont pas. La question du consumérisme effréné, lié à l´augmentation du pouvoir d´achat, c´est un nouveau moment de l´économie brésilienne. Notre perspective est plus sociologique, urbanistique, qu´historique… même si notre projet initial pour ce spectacle était historique. À travers la progression du travail nous avons renoncé à cette perspective de « raconter l´histoire » du quartier parce que le plus intéressant nous a semblé être de parler du quartier « actuel ». Nous avons répété la plupart du temps dans le quartier, dans la rue, nous avons fait des workshops avec les gens du quartier et ceux qui transitaient par là… tout cela a permis une interaction fréquente et forte avec les habitants du quartier et ceux qui y travaillent.
J.J. M. : Et pour les autres spectacles ?
A.A. : Le « Livro de Jó » a été créé à un moment de dévastation à cause du Sida, qui correspondait à un moment de dévastation des infrastructures sociales (pas d´hôpitaux, problèmes de santé publique, un véritable chaos). Donc faire ce spectacle, c´était au-delà de la préoccupation métaphysique ce lien avec la réalité sociale de la ville de São Paulo. Le point de départ de « BR3 » a été la recherche sur une possible identité brésilienne, faite à partir de trois régions du pays : Brasilandia, Brasilia et Brasileia [[Brasilandia, près de São Paulo, Brasilia, capitale du Brési au centre-ouest du paysl, Brasileia , région de Acre, frontière avec la Bolivie. Le spectacle a été répété et a eu lieu sur le fleuve Tiétê, à S.Paulo, les spectateurs étant dans une embarcation au gré du fleuve.]]. Pendant, ce processus est devenue à chaque fois plus claire cette idée d´identité mobile, fluctuante comme le fleuve lui-même que vous n´arrivez jamais à prendre ni à matérialiser, parce que c´est une identité qui s´enfuit toujours, fluide comme l´eau elle-même. C´est comme si on pouvait parler d´identités instantanées, qui apparaissent pour disparaître à nouveau le moment suivant, se reforment, se précipitent à nouveau, pour qu´une trace identitaire puisse se réaliser à nouveau. L´espace du fleuve aide beaucoup, parce que vous n´avez pas de terre ferme, vous êtes tout le temps en mouvement, dans une barque qui se balance et est instable. Donc, voir notre identité à travers l´instabilité, le précaire, le fait d´être en constante transformation comme le fleuve lui-même qui passe, tout cela, d´une cetaine manière traduit cette discussion sur l´identité.
J.-J. M. : Le spectacle « Bom retiro 958 metros » a-t-il été répété dans le lieu lui-même, dans le quartier de Bom Retiro ?
A. A. : Ce spectacle est différent des autres. Habituellement nous répétons dans un endroit et après deux ou trois mois nous allons dans le lieu de représentation. Cette fois-ci les acteurs ont répété beaucoup dans le quartier, dans la rue, dès le début du processus… mais dans la rue ce n´est pas vraiment une répétititon parce que ça devient immédiatement représentation pour les gens qui sont là !… Quelques mois avant la première, nous avons choisi différents espaces (shopping, centre culturel, rues…) : c´était différent des autres spectacles où on avait des lieux déjà définis socialement : église, hôpital, prison… Cela a influencé le processus de construction du spectacle, ça a amené une dramaturgie urbaine liée à une partie de la ville : au début on est dans un shopping center, propre, pseudo chic, temple de la consommation. Et on termine dans un Centre culturel abandonné, chargé d´histoire. Il y a une structure dramaturgique urbaine qui se crée à partir de ce parcours ; il y a une inversion des valeurs caractéristique de notre société et que nous voulons montrer : valorisation du consumérisme et dévalorisation de la culture, de la mémoire culturelle. Ce centre culturel a été un moment fort de l´histoire du quartier et de São Paulo, un des épicentres de la culture judaïque de la ville . C´était la « Maison du Peuple » animée par des Juifs communistes, qui ont commencé à être persécutés par la dictature militaire. En 1968, ce théâtre était très actif, avec une grande force d´expérimentation et donc de provocation. En s´enrichissant, les juifs sont partis vers le quartier chic d´Higienópolis et ont abandonné le centre culturel. Du coup, faire du théâtre ici, dans ce théâtre, c´est faire oeuvre de mémoire, c´est le retour du refoulé ! Au début du travail, la population du quartier était étonnée mais peu à peu s´est créée une relation avec les gens: le fait de rester un bon moment dans l´endroit permet de vaincre les résistances et leurs commentaires créaient une espèce de feedback sur notre propre travail, tout au long de son évolution, dans la mesure où ce ne sont pas des gens de théâtre.
J.-J. M. : Vous n´êtes pas textocentriste, c´est clair. Mais, précisément à propos du texte de ce dernier spectacle, pouvez-vous parler de la dramaturgie de Joca Reiners Terron, l´auteur ? Quelle a été sa relation d´écrivain avec la mise en scéne dans un espace public ?
A. A. : Joca fait partie d´un mouvement littéraire qui englobe le Brésil, l´Argentine, l´Uruguay et le Paraguay et qui est celui du « portunhol » [[Langue faite d´um mélange de portugais et d´espagnol.]]. Nous avons pensé que, vu la configuration du quartier, ce mélange pourrait être incorporé au montage du spectacle. C´est un romancier reconnu. C´était sa première expérience d´écriture dramatique : il avait très envie de travailler avec nous et nous l´avons invité. Son texte dalogue avec l´expérience que le groupe a eue. Il a accompagné tout le travail, depuis les stages que nous avons donnés dans le quartier. Et a aidé à choisir l´ «étendoir » qui a été filmé (7 heures) : il a travaillé trois mois à partir de ce matériau brut et a fait la proposition d´un scenario. Il venait une fois par semaine, assistait au travail à partir de ses propositions, ensuite il y avait une discussion et il modifiait son propre texte et ainsi de suite…

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Une brèche https://www.insense-scenes.net/article/une-breche/ Sat, 12 Jul 2014 16:05:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=524 Don Giovanni. Letzte Party, de Antú Romero Nunes — Festival d’Avignon 2014

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Antú Romero Nunes présente du 8 au 11 juillet à l’Opéra Grand Avignon, Don Giovanni. Letzte Party, une comédie bâtarde. Cette première en France saura transformer tout ce blabla de la volonté de faire bouger le spectateur, en actes. Une comédie bruyante de profanations et dans laquelle des tabous encore existants se font bousiller. Nunes réussit avec sa maîtrise étonnante des manipulations scéniques et émotionnels à mener le public à des actes qui le surprennent lui-même… et qui risquent de foutre le bordel le soir à la maison.


blaBlaBLaBLABLaBlabla… on vocalise. Et maintenant, toute la salle. Et on monte une demi-note. blaBlaBLaBLABLaBlabla. BleubleubleubleuBleu. Pas blu. BLEU. Blaiblaiblai….. ppppppffffffffffffffff… Toussez. Toussez. Aaaah ! (à droite) Ohhh ! (à gauche) Aaah ! Ohh ! Aah ! Oh ! Ah ! Oh ! AOAOAO…
Mirco Kreibich alias Leporello est entré au fond de la scène vide, a longé le mur et est venu face public, après que la projection Non Merci a reçu les applaudissements de la salle. Il traîne ses pieds, regarde par terre par ennui éternel de sa condition de vassalité. Il tente et réussie alors à divertir et à faire vocaliser, puis chanter la salle de l’opéra d’Avignon avec nonchalance, et dans sa robe de chambre entre courtepointe et XVIIIe, perruque, poudré, je me dis une seconde : c’est Mozart lui-même. Arrive alors un groupe punk-pop-gothik-big band de funky girls, qui n’ont rien à envier dans leurs habits de robes noires, une plus éclectique et foufou que l’autre. Tous les costumes (à part la morte) sont des formes de robes aristocratiques (?) de l’époque de Mozart, tels qu’on se les imagine bien. Mais c’est un curieux mélange entre ces formes de robes Marie Antoinette, ou comment ça s’appelle, et des couleurs, des motifs et des matériaux pop du XXIe siècle. Un kitsch affreux, entre techno et nappes plastiques. Les cheveux dressés sur la tête comme un Eraserhead efféminé, si je peux dire, ou un mélange entre The fifth Element et Barry Lyndon… bref, du pop disjoncté, XVIIIth-Style.
La musique est une réécriture libre de l’opéra de Mozart par Johannes Hofmann me faisant par moment penser au Liberation Music Orchestra et ses adaptations des chants révolutionnaires. Par moment plus jazzy, par moment plus rock-folk-poppy… ou encore aux instrumentalisations de Tom Waits… Percussion, saxophone baryton, voix, trompette clavier et d’autres trucs…
DON GIOVANNI. Et un lustre gigantesque, trois cercles en grille de théâtre, remplissant toute la salle, descend du plafond sur la scène qui restera nue. Une centaine de projecteurs sont à vu, et ces trois cercles flottant dans l’air feront des formations géométriques différentes, bougeront d’une main invisible. On dirait par moment du StarWars. Bref, du centre de ce cercle – et on envoie beaucoup de fumée – DON GIOVANNIIIIIIIIIIIII apparaît et est accueilli par les nanas avec des baiser voluptueux. Figure un peu mielleuse où je me demande avec aigreur : un mec comme ça séduit toutes les femmes ? (Et oui… On verra au final qui sera le vrai séducteur…) Bref, ce Don Giovanni est chaud, et ondule comme une endive … non, ça ondule pas,… comme une anguille et traverse le plateau comme un héron dans l’étonnement de sa permanente jouissance. Un espèce de Héliogabale, habillé en or, mais qui aurait perdu tout de son antique grandeur. « Ta gueule, j’essaie à présent d’avoir un air sexy. » Ohhh femmes… Ah oui, avertissement : Ce papier révèle d’importants secrets de la mise en scène. Ceux qui voudront voir ce spectacle et avoir la surprise, ne lisez pas.
Où en étais-je ? Peu importe.
La fable avance plus ou moins dans l’ordre du livret de Mozart, mais en gros, Antú Romero Nunes donne un bon coup de pied dans son cul. Le blablabla du début n’est pas sans rappeler Müller et sa destruction systématique des chefs d’œuvre de notre culture bourgeoise. Là où le ridicule prend encore le dessus et où on se demande où il veut en venir en criant au public, embrassez-vous, faites l’amour, soyez libres, démolissez ces forteresses individuelles, mort à l’idiotie romantique, je ne crois pas à l’amour !…. etc. etc., une espèce de rêve de hippie, une partie de la salle rira moins quelques minutes plus tard. Mais j’y reviens.
Le jeu est pris dans cette liberté qu’on connaît bien du théâtre allemand. La réalité scène/salle est sans cesse pris en jeu. Réalité et fiction se répondent sans cesse. Le sur-titrage est corrigé quand il y a erreur, et lu pour dire un mot en français, les réactions du public sont un appui de jeu, nullement ignorées. Des tirades, par exemple de Leporello, « je n’en peux plus » mélange fiction et réalité du théâtre. « Je n’en peux plus de marcher dans des images, de faire semblant que j’aime jouer, etc. etc » Cette espèce de vacillement entre fiction et réalité amène une mise en alerte où tout devient possible. Un trou d’acteur n’a plus rien de dramatique, mais peut être entièrement absorbé par ce fonctionnement. Ça joue et déjoue les codes théâtraux où la question de « C’est pour de faux ou pour de vrai ? » est omniprésente. Cette liberté des acteurs, qui ne se base pas sur une fidélité sacrée au texte par exemple, est répondu par une liberté des spectateurs qui ne sont plus obligés de rester assis dans leurs fauteuils comme à l’église. Là où on aurait pu avoir peur que la chose se tourne en un simple animation de party, le clou arrive.
Sur « Viva la liberta » toutes les femmes de la salle sont invitées à venir sur le plateau. Sur les mots de Don Giovanni : « Ne vous inquiétez pas, messieurs, je prendrai soin de vos femmes », le rideau se ferme, un mec de sécurité vient devant, et le rideau de fer tombe laissant la salle sans femmes (à part les vraies bourgeoises qui auront dû être visées) et avec les hommes ahuris. Entracte pour nous. Les mecs tirent bien la gueule. On entend la musique de party derrière le rideau de fer, des cris hystériques de femmes… putain, c’est pas la même ambiance que de ce côté-ci. Et même si je ne suis pas venu accompagné, même si quelqu’un était le plus grand libertin, la manipulation scénique installait l’essence, si j’ose dire, de la jalousie. On était témoin, sans voir. On ne pouvait que soupçonner ce qui se passait derrière le rideau, livré à nos projections les plus désastreuses venu de notre exclusion et la frustration qui en résultait. La frustration de pas en être, de ne pas savoir, de ne jamais pouvoir réellement savoir, pendant que l’autre moitié de la salle aura fait cette expérience, l’autre moitié de la salle qui ne se distinguait jusque-là en rien de moi… Après ce long entracte pour les mecs, je me suis dit : il ne va quand même pas nous laisser dans cette frustration. Don Giovanni et son valet entrent, bourrés, avec une culotte rouge dans la main. Et quand le rideau se lève, toutes les nanas dansent et fêtent comme des déchaînées, dos au public. Quelqu’un, je ne sais plus qui, donne réponse à l’espoir profond des mecs et crie vengeance, mais ce sera évacué rapidement. Leporello regarde alors à travers les yeux de Don Giovanni. C’est d’un côté des disputes de couples, interminables, pathétiques, de jalousie et de mesquineries que tous les couples connaissent quelque part, de l’autre côté, les centaines de nanas qui font la fête. Elles réagissent comme si elles avaient répétés pendant longtemps, mais la musique est là pour bouger leurs corps. Leporello aura compris et sur un silence il traverse la foule des spectatrices et embrassera un tas, roulera des pelles à vieilles et jeunes… Même les femmes hésitantes, voire fuyantes, succomberont à son charme, à tous ces premiers baiser. Ivresse du plateau, ivresse de la fête, mélange de réalité et fiction. L’air était électrisé. La réalité du nouveau Don Giovanni.
Ce soir, dans les bonnes et moins bonnes maisons, les disputes seront fortes : « Qu’est-ce que t’as fait derrière le rideau ? Et après, t’as roulé une pelle à l’acteur ! » « Mais chéri, c’était du théâtre ! » « Mon cul, oui ! » « Ah, mais que t’es mesquin. » etc. etc.
Antú Romero Nunes aura chargé violemment cette construction de l’amour et aura réussi encore à briser, dans la salle de l’opéra, des tabous. Une profanation incessante des codes théâtraux, de la scène, de l’amour et de la fidélité. Une brèche.
On quittera avec étonnement (« c’est pas possible ! ») et questionnement. L’amour a pris cher. Et les tabous n’existent que dans la tête de ceux qui regardent, me souffle mon camarade Y.B. C’est compliqué… c’est compliqué… aliénation, sacrifice, habitude, ennui, mort ou habitude, camaraderie, compagnon de vie, expérience du deux… face à laquelle Don Giovanni répond : non, je restera un, entier, et où, seule la mort pourra arrêter cette vitalité explosive, cet état amoureux permanent, ce danger du morcellement, mais cet écartement au maximum de son moi. Cette folie. Cette liberté. Rien à perdre.
Et… à quoi, ça tient l’amour ? La fidélité ? La jalousie ?
Une pure morale bourgeoise ? La peur de faire mal ? Un sentiment de sécurité d’être aimé ? Le besoin de l’autre ? L’impression d’avoir vaincu la solitude ? Trouver un contenant ? Et : La peur d’être trahi ? L’envie de trahir ? La peur de l’abandon… la lâcheté… l’habitude… c’est plus simple… on est bien… pour attendre que la mort advienne… ? … « Das Leben ist doch zum Lachen ! »

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Châtelain. Voilà. https://www.insense-scenes.net/article/chatelain-voila/ Fri, 11 Jul 2014 16:07:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=527 Bourlinguer, texte de Blaise Cendrars, lecture de Jean-Quentin Châtelain, mise en scène de Darius Peyamiras — Festival off d’Avignon 2014

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Le Théâtre Trois Soleils présente, dans le cadre du Festival off d’Avignon, Jean-Quentin Châtelain dans une mise en scène de Darius Peyamiras. La profération d’un texte de Blaise Cendrars : Bourlinguer. L’effort de l’immobilité et de la voix face aux roulis incessant de la mer et du vent.


Les lumières descendent dans la salle sur les 16 spectateurs présents ce soir et je dois soudainement penser à la Berma et à Swann et l’attente excité de Marcel qui traverse ces centaines de pages, cette attente de voir et entendre, enfin, cette grande actrice. Mon excitation a la petitesse de la grandeur de mon ignorance, mais relève du nom de Châtelain, qui a croisé mon petit chemin de théâtreux théorique, déjà, par ci, par là.
Il y a une musique de kermès, il y a le son de la mer et du vent, puis, il est face, au milieu, posé comme un rocher dans les houles sur ses deux pieds avec un long manteau verdâtre, le visage vers le haut et la lumière qui l’éclaire doucement. Le mot de la fin impose le choix de la mise en scène : « Je ne bouge pas. » Au commencement, je ne comprends pas le texte, les mots, in-habitué que je suis à sa diction et par mon attention qui ne s’attache plus au sens, mais à autre chose, plus fascinant. Je regarde et j’entends et je ne comprends pas d’où la voix vient. Ordinairement, même si l’on sait bien qu’il y ait des résonateurs de la voix partout dans le corps, on peut distinguer la source première du son : la bouche. Cette ouverture analogue au cul par laquelle la majorité de nous émet des sons, qui, tout en ayant des significations, n’ont pas pour autant de sens. Eh bien, ce soir, je n’étais pas face à une bouche, mais un corps entier. J’étais face à un « mur de voix », un bourdonnement vulcanien, un fond sonore d’un bas-fond d’océan, un roulement de résonances de roches roulantes… et de ces profondeurs venait, à deux, trois reprises rares, l’explosion chtonienne de ce bourdonnement souterrain. La lumière montait et tapait dans l’œil du spectateur, le mur de son, sa voix (mais peux-t-on encore appeler cela une voix?), montait comme une montée d’un vent éternel jusqu’à l’irruption de la dernière lave, montait jusqu’à la suspension silencieuse du champignon de Hiroshima… pour retourner au chant : une ligne profonde. Et ce corps était là, au milieu, pendant 1h et quart et ses pieds étaient comme fixés, comme cloués dans la scène ronde, stylisé. Il n’avait pas besoin de mouvements, les mouvements sonores suffisaient à faire bouger les murs. Des yeux fermés, la tête montant vers le ciel, allant sur les côtés, dans les rythmes de la langue qu’il profère, il me faisait penser à un saxophoniste qui ne pourrait mieux maîtriser son instrument, un musicien, à jouer avec les hauteurs, l’échelle grande, très grande, des fréquences, avec le volume orchestral qu’il faisait étonner, la conscience rythmique d’un bassiste, qui déjoue avec la temporalité des vagues les rythmiques des roulis. La respiration était musical, pris dans la nécessité de dire, de suivre la partition de Blaise Cendrars. La voix et les mots qui bourlinguent, qui avancent contre mer et vent. C’est eux qui nous font voyager de la mer aux cirques d’escargots… de port en port pour s’immobiliser au moment du silence du dernier point.
Les applaudissement des 16 spectateurs, pas un de plus, pas un de moins, pouvaient, lorsqu’il venait saluer la septième fois, de manière aussi rigoureuse que son excellence des une heure et quart passée, sous le battements synchrone des mains, lui arracher un sourire. Au moment de se lever et retourner dans les rues de cette supermarché théâtrale qu’est Avignon ces jours-ci, mon voisin dit alors : « Voilà. » Pas un voilà avec un point d’exclamation, un Voilà, enfin ! hystérique, mais un voilà qui serait la réponse à la tranquille recherche d’un preuve, la confirmation douce et clair que cela existe. Et voilà, je l’ai.
Enfin, « à quoi bon écrire, tout s’imprime en moi et c’est peut-être la pure poésie que de se laisser imprégner et de déchiffrer en soi-même la signature des choses. La mer et la poésie. La poésie et la mort. » Cendrars et Châtelain.

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Lied Ballet… fractal https://www.insense-scenes.net/article/lied-ballet-fractal/ Thu, 10 Jul 2014 16:21:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=533 Lied Ballet, Chorégraphie Thomas Lebrun — Festival d’Avignon 2014

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Il en va de certaines créations comme d’un arrêt au sens où Nietzsche, questionnant le rapport que l’on entretient à l’art, proposait de reconnaître une œuvre à sa capacité d’arrêter le sujet. D’une certaine manière, Lied Ballet de Thomas Lebrun – pièce chorégraphique pour 8 Danseurs et Danseuses, un Pianiste et un Ténor – relève de ce moment décrit par le philosophe. Moment où le sujet comme l’objet qu’il croise s’inscrivent dans une présence qui les rend absent à la course du monde. C’était au Cloître des Carmes, à la tombée de la nuit… une pièce chorégraphique pleine d’aménité.


Lire le mouvement
Silhouettes noires sur fond blanc, signes de chairs endeuillées sur rectangle blanc éclairé au sol, ou points d’Encres en mouvement sur page blanche… Quand commence Lied Ballet, c’est d’abord un ensemble codé qui apparaît, puis ces sensations qui deviennent sensibles puisqu’en danse – cette langue muette – le langage se ré-ouvre au monde du souffle et des sons murmurés qui s’entendent sans rien nommer.
Tout au long du premier acte, c’est ce souffle que l’on perçoit dans les corps en mouvement, les corps écroulés, le frôlement des pas sur le plateau… Corps sans mots, ou presque, qui ne trouvent d’expressivité que dans le déplacement, la pose, le visage, le geste.
Lied Ballet, au premier acte, serait d’abord une exploration du titre et du seul mot “Ballet”. Là où la configuration des corps en un groupe s’observe dans ses déambulations, dans ses trépignements, ses agencements imprévisibles (duo, trio, solo…), ses écarts, ses lignes et autres mouvements géométriques. Et ce qui domine dans les premiers mouvements, ce sont les arrêts qui construisent des tableaux où l’énergie semble figée. Sorte de pantomime brisée, de modelés en construction, d’images illisibles mais sensibles… occupant les points cardinaux du plateau, et foulant l’espace entier, l’énergie va ainsi en se répartissant selon une logique inconnue. Et chaque fois, alors que le travail lumière sur le rectangle en modifie l’aspect, c’est une grimace qui émane du groupe… C’est un visage qui concentre toute l’énergie du groupe. Au visage impassible, Un dans cette totalité, renvoie ainsi une marginalité, une singularité, une expérience… au point que ce visage donne au groupe ses traits. Et chaque fois, me semble-t-il, ce visage était une forme d’adresse. Une matière reconnaissable et tout à la fois secrète qui interpelle invitant, celui qui le croise, à le lire, à s’en rapprocher, à s’en saisir, à s’en soucier.Tout au long du premier temps de Lied Ballet, c’est ce souci du visage qui apparaît comme la chose à suivre, à regarder, à imaginer, à ne pas manquer car c’est cela qui dans la mutitude n’arrête pas de parler. C’est cela qui, offert mais fermé, invite à une caresse mentale laquelle cherche, dans ces traits, un passage et un chemin de lecture. Lire un visage, dis-je, et voir dans l’ouverture d’une bouche ou les yeux écarquillés, la nuque brisée ou la tête renversée quelque chose qui est commun au visage de l’humanité. Et croire, dans les ponctuations sonores qui parviennent, presque inaudibles, à une parole qui se forme et s’abandonne dans l’oreille de celui qui la reçoit pour qu’il entende ce que les Esprits lui soufflent… Peut-être, dans ces visages, y avait-il quelques signes de fureur, de peur, d’inquiétude, de malaise, de torture, de violence, de tristesse surtout…
Et, soudainement, de voir dans le danseur qui sort de sous les voutes du cloître, dans sa grande taille et sa maigreur, quelque chose de l’homme qui marche… sans but. Mais qui n’ayant aucune attache décide de marcher à l’aveugle… Le corps penché vers l’arrière, la jambe allongée vers l’avant, la mécanique de la marche mise à vue dans le dépliement du pied… lui a quelque chose de l’arpenteur. Lui a quelque chose d’un Sisyphe et d’un danseur au commencement de son art qui se laisse guider et entraîner par le mouvement.
Et d’entendre Ie “Mitternacht” répété plusieurs fois, comme le vers atrophié du chant de Zarathoustra “Oh Mensch gibt acht was sagt die Mitternacht”… et laisser le sonore rappeler que la nuit, en son milieu, vient le peuple des esprits diurnes. Viennent dans le sommeil les spectres des jours mutilés et des lendemains qui chantent. Et regarder le danseur et son visage tourné vers ses pas comme le signe peut-être d’un visage qui ne s’offre pas, un visage qui se dérobe et garde ainsi son secret. Car un visage qui ne peut être dévisagé est un secret…
Et bientôt, la note de piano et la voix du ténor viennent ajouter à ce monde sonore. Le Lied rejoint le Ballet. Lied comme souvent ou toujours qui font entendre une douleur lancinante, une mélancholie persévérante, une lutte perdue, un chant des morts qui rend hommage aux vivants. Tod und Leben, mort et vie… und lieben, aimer, encore. Non seulement des passions chantées, cérébralisées, mentales et spirituelles, mais aussi des états du corps vécus, éprouvés, sentis et violents s’en prenant à la corporéité et à l’organique, étranglant les muscles au point de ne plus se tenir debout, déchirant les tissus musculaires au point d’être épuisé, imprimant aux nerfs des paralysies… qui laissent l’être sans mouvement. Tod, Leben, Lieben… trois mots qui, pris dans le Sterben (mourir) et le Streben (tendre), compressent le temps d’une existence à la seule figure de l’entêtement. S’entêter à vivre… en éprouvant parfois la tentation de répondre à la question “mais pourquoi ?”
Le chant, dans Lied Ballet, sera la ponctuation grave et audible, de la chorégraphie qui y menait. Et c’est cruellement émouvant, parfaitement maîtrisé, au point d’être brutal dans la douceur.
Au dernier tableau, tous reviendront habillés d’un maillot de bain bleu… presque un instant drôle que l’on pourrait confondre avec un groupe de danse aquatique synchronisée… presque drôle, le temps que le groupe se mette en ordre de bataille et qu’il livre sur un rythme rapide une partition réglée, aux symétries parfaites, où pour autant que les danseurs sont une pluralité, ils forment un seul geste. C’est impressionnant de maîtrise, de travail… Et de voir dans le mouvement chorégraphique, alors, une esthétique du fractal où chaque partie, isolément singulière, est le signe mimétique d’une unité et d’une totalité que représente le groupe de Lied Ballet.

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Oh… Moi ! https://www.insense-scenes.net/article/oh-moi/ Thu, 10 Jul 2014 16:10:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=530 Orlando ou l’impatience, texte et mise en scène d’Olivier Py — Festival d’Avignon 2014

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Premier des trois spectacles d’Olivier Py, directeur du Festival. Orlando ou l’impatience. O. cherche son père, rencontre des metteurs en scène de genres différents, devient directeur d’un théâtre important, perd la direction du théâtre, est poursuit pendant tout ce trajet par le Ministre de la Culture, personnage masochiste et souffrant, et écrit une pièce : Orlando ou l’impatience.


Certains diront que cela parle du théâtre, lui dit que « ce n’est pas du tout une autofiction », même si ça ne parle tout de même que de O. De O. et de Dieu. Ça parle de lui dans un jeu burlesque, pourrait-on dire, pour ne pas dire, grossier et criard. Les costumes et la scénographie n’ont rien à envier à l’esthétique tape-à-l’oeil. Leurs dialogues absurdes sont intercalés par des scènes de cul qui n’ont rien à envier à Pyjama pour six, spectacle boulevard dans le off, à part de montrer légèrement plus de fesses nues et de tétons. (Ne vous effrayez pas, cela reste quand même bien aimable.) Intercalé par ces fesses et ses tétons, dis-je, et par des monologues d’un pathétisme mielleux où l’on commence à fur et à mesure des 3h et demi de spectacle à comprendre, que ce n’est pas une moquerie… Le manque et le reste. Papa, où t’es ? ……… Les acteurs vont à merveille dans cette esthétique propre, … ils pourront aussi faire à merveille des pub pour des sous-vêtement de Calvin Klein… ce qui, au final, n’aura pas changé grand-chose à l’art théâtral…
Il aurait parlé de lui, mais pas de Lautréamont. Je vous propose, chère lectrice, cher lecteur, quelques mots qui peuvent nous consoler quand O. se plaint d’être le « curé du théâtre d’art » et de tout le pouvoir qu’il doit porter et qui le corrompt de l’intérieur (C’est vrai ! Ça doit être douloureux de ne pas s’interdire pour la prochaine édition du Festival de créer à la Cours d’Honneur !) :
« Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l’eau le sucre. Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre ; quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent, âme timide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en avant. Écoute bien ce que je te dis : dirige tes talons en arrière et non en avant, comme les yeux d’un fils qui se détourne respectueusement de la contemplation auguste de la face maternelle ; ou, plutôt, comme un angle à perte de vue de grues frileuses méditant beaucoup, qui, pendant l’hiver, vole puissamment à travers le silence, toutes voiles tendues, vers un point déterminé de l’horizon, d’où tout à coup part un vent étrange et fort, précurseur de la tempête. La grue la plus vieille et qui forme à elle seule l’avant-garde, voyant cela, branle la tête comme une personne raisonnable, conséquemment son bec aussi qu’elle fait claquer, et n’est pas contente (moi, non plus, je ne le serais pas à sa place), tandis que son vieux cou, dégarni de plumes et contemporain de trois générations de grues, se remue en ondulations irritées qui présagent l’orage qui s’approche de plus en plus. Après avoir de sang-froid regardé plusieurs fois de tous les côtés avec des yeux qui renferment l’expérience, prudemment, la première (car, c’est elle qui a le privilège de montrer les plumes de sa queue aux autres grues inférieures en intelligence), avec son cri vigilant de mélancolique sentinelle, pour repousser l’ennemi commun, elle vire avec flexibilité la pointe de la figure géométrique (c’est peut-être un triangle, mais on ne voit pas le troisième côté que forment dans l’espace ces curieux oiseaux de passage), soit à bâbord, soit à tribord, comme un habile capitaine ; et, manœuvrant avec des ailes qui ne paraissent pas plus grandes que celles d’un moineau, parce qu’elle n’est pas bête, elle prend ainsi un autre chemin philosophique et plus sûr. »
Et cela me donne envie de proposer à O. qu’il met un avertissement au spectateur dans son programme d’O. :
« Plût à Olivier Py que le spectateur, écœuré et devenu momentanément bête comme ce qu’il voit, trouve, sans s’ennuyer, son chemin doux et molle, à travers les platitudes égocentrique de ces scènes boulevard et pleines d’hypocrisie ; car, à moins qu’il n’apporte dans la salle une logique flasque et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les vomissement puants de ce spectacle exciteront au plus sa colère. Il n’est pas bon que tout le monde voit ce spectacle ; quelques uns seuls ne tomberont pas dans le piège que ce monde a la mémoire courte. Par conséquent, âme singulière, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles lieux communs, dirige tes talons en avant et non en arrière. Écoute bien ce que je te dis : dirige tes talons en avant et non en arrière… ».. enfin, vous aurez compris…

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À travers les larmes vers… https://www.insense-scenes.net/article/a-travers-les-larmes-vers/ Wed, 09 Jul 2014 16:25:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=536 Hypérion, d’après Friedrich Hölderlin, mise en scène Marie-José Malis

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Ce 8 juillet, Marie-José Malis et ses comédiennes et comédiens présentent la première de Hyperion dans le cadre de la 68e édition du Festival d’Avignon. Ils diront ce texte crucial du 8 au 16 juillet dans la salle Benoît XII avec une radicalité qui est rare dans cette première édition d’Olivier Py. C’est cinq heures de lenteur nécessaire à la pensée, c’est cinq heures de larmes qui porteront, oui, qui porteront la joie à venir. C’est cinq heures d’esprit de trop pour 3/4 de la salle qui tenteront de saboter mesquinement la fragilité devant eux pour enfin quitter la salle prématurément… et « [so] endet doch alles mit Frieden. »


Que dire… ? Que… écrire ? … Quels mots face à la lumière de lui, d’elle et d’eux ?… Quels mots qui pourront être autre chose qu’une imposture face au soleil ?… Il n’y aura qu’une tentative d’échappement du pire… une tentative de séjourner un peu là où leurs mots m’ont transporté… Si j’ose cette imposture-là, je sais en même temps qu’il s’agit d’un échec qui est écrit d’avance… il faudrait être Hölderlin, évidemment… évidemment…
Mais je tenterai de dire quelle lumière j’ai vu, après avoir entendu Hyperion, oui entendu ! Quelle rareté ! Entendre un texte… Et, malgré mon désarroi d’hier, aujourd’hui, je ne saurais plus que plaindre ce monde qui ne sait pas l’entendre…, non des êtres humains, mais tout un monde qui ne sait pas l’entendre, qui ne se donne pas le temps de la pensée, qui ne supporte pas une lenteur, qui rit comme des ados face à des larmes… qui maltraite une fragilité… rare…, quelque part… nouvelle… ou à venir, et en même temps, aussi vieux que le monde… une originalité, comme dit Hölderlin, qui est « Innigkeit, Tiefe des Herzens und des Geistes »… une fragilité… vraie sans laquelle le monde ne pourra que rester vieux… éternellement. Je ne pourrai que le plaindre. Dommage… quel dommage…
…Alors que cette fragilité se déploie devant nous, simplement, doucement… avec la lenteur de l’assurance que le feu de la jeunesse reviendra… viendra ! Face public… jusqu’à quelques centimètres… ils nous parlent là, ici, les larmes aux yeux… et certains de ce monde-ci n’osent que dire : « C’est un truc pour dépressifs. »… Ils sont éclairés… ce monde, le public, nous. Marie-José Malis ne nous mettra jamais dans le noir. Elle n’offrira pas la possibilité de la lâcheté de s’éclipser de notre responsabilité devant ce monde. Et pourtant,… pourtant !… certains ne sont pas gênés de la prendre… Enfin,… bref,… au final… ce monde-là importe peu. Devant moi, l’appel de la jeunesse d’une vie nouvelle monte doucement, mais arrivera… oui, arrivera ! Et toute la colère, toute la souffrance, toutes les larmes embraseront les flammes qui feront advenir un état libre… un nouveau peuple… une politique et une économie nouvelle !… Des flammes du désir et de la jeunesse, les flammes qu’une douceur peut avoir, qui affrontent évidemment les flammes de la force et de la destruction. Le danger immanent que les rues du monde nouveau seront envahis par des tanks noirs, des kalachnikovs et des visages camouflés, par les amis d’Alabanda. Aussi l’histoire du XXe siècle, la RAF est là aussi. Comment ? Comment donc changer ce monde ?
Les dix comédiennes et comédiens (Pascal Batigne, Frode Bjørnstad, Juan Antonio Crespillo, Sylvia Etcheto, Olivier Horeau, Isabel Oed, Victor Ponomarev, Adina Alexandru, Lili Dupuis et Anne-Sophie Mage) traversent ce texte, portent les fragments de ce texte, un à un, avec la hardiesse des larmes, dans la profonde conviction que la lourdeur à porter sera récompensé par le soleil doré. Ils arrivent du côté de la salle, de nous, et deux jeunes comédiennes amatrices les rejoindront après des chuchotements de distribution de programme dans les allées. C’est les ouvreuses et ouvreurs, c’est les « petits » et les « jeunes » que tout le monde oublie dans un théâtre, forcés de porter des uniformes. C’est comme dire que, pour que cette jeunesse du monde advienne, pour qu’une nouvelle joie puisse être possible, eh bien, il faut d’abord ouvrir les portes des théâtres, il faut cesser les barrières, casser les barrières, il faut cesser d’exclure au nom d’une… excellence… d’une distinction sociale… de je ne sais quoi… Et ces comédiennes « amateures » n’enlèveront rien au chant de l’à-venir par ce que certains pourront appeler leurs maladresses, mais au contraire… quels royaumes devant elles, quelles conquêtes à venir, quelles forces du devenir !
Ce chant… ce chant qui prend place dans une scénographie d’Adrien Marés, Jessy Ducatillon et Jean-Antoine Telasco devant les façades de la méditerranée actuelle… Devant ces gris façades qui datent de l’âge de l’espoir du siècle dernier. Devant cette architecture d’un monde moribond, de ce vieux monde de notre modernité… les murs délabrés… les cafés vieillis… les portes de garages fermés, probablement vides. Béton. Gris. Coca-Cola. Un olivier minuscule sur une imitation de colonne grecque comme pour rappeler une antique grandeur, mais oublié, réduit à une décoration minable faute de pouvoir se payer un olivier qui peut porter des fruits. Peugeot en arabe. Tour d’Égypte… Irak… la Grèce ! C’est toute la méditerranée qui se retrouve là, dans ces bâtiments fonctionnels, partout les mêmes… mais d’où ne pourra que sortir la vie nouvelle, qui ne pourront que devenir autre ! … Et ce réalisme a la force d’ancrer ce chant gigantesque ici, et, autant qu’il traverse les astres, le soleil, les plantes et les mers, ne fuit pas dans un idéalisme perdu, mais arrive même à transformer la laideur vieillie de notre époque en une beauté et un espoir pour une jeunesse du monde. Maire-José Malis réussit à rassembler le concret de notre monde avec la langue du poète pré-romantique. Un carré rouge traverse la pièce, où un carré noir prendra sa place à la fin, sans rien fermer, tout en gardant ouvert ces chants d’Hölderlin, tout en créant du lien avec notre réalité sociale dont l’indifférence de la majorité n’est que le reflet de l’indifférence devant Hyperion… (À l’entracte le texte Non Merci est projeté par haut-parleurs, personne n’écoute évidemment.)
Une joie « à travers les larmes », un théâtre qui « passe à travers les larmes ». Marie-José Malis n’a pas peur du pathétique. Pathétique non pas dans le sens péjoratif et galvaudé du terme, mais dans le sens où le pathos a la force d’ébranler l’éthos, où il met en route un devenir. Elle, elle parle du désir. Oui, le désir du nouveau. Où est-il donc ? La troupe de Hyperion répond : ici. Ici au théâtre. Mais il ne restera pas ici. Bientôt, si ce n’a pas déjà commencé, un chant nouveau se déversera sur les villes et les campagnes, sur les pays, sur la terre entière. C’est les larmes qui mènent de ce vieux monde d’aliénation, d’aigreur et de pouvoirs illégitimes, vers de nouveaux possibles inespérés. C’est un pathos d’un romantisme qui n’a pas peur de dire cœur, désir, liberté, fraternité, un pathos que l’on peut retrouver dans toutes les textes et déclarations de Marie-José Malis (soutien aux intermittents, « éditorial » de la saison prochaine de la Commune). Un ton de manifeste qui rafraîchi l’air poussiéreux. Manifeste pour le désir, Manifeste pour la révolution à venir, Manifeste. Et, apparent paradoxe, ces manifestes n’enlèvent rien à ce qu’elle appelle la douceur. Une douceur qui peut peut-être seulement venir de la joie vraie de savoir que, si la chose qu’on tenait pour impossible est arrivée une fois, cela suffit pour qu’elle pourra se reproduire. Elle laboure pour ces possibles.
C’est sur ce ton de manifeste à travers les larmes que le spectacle commence. Sylvia Etcheto porte la plainte de Hölderlin contre l’état. La figure d’une Jeanne d’Arc nouvelle, anarchiste, anti-nationaliste, qui brandit la poésie contre la loi et la force. De la musique, lointaine, soutient ce chant vers l’éveil de notre mort présente. Elle, la musique, disparaît et revient pendant ces cinq heures. Des cordes, de l’Arvo Pärt ? Je ne sais pas. Mais qui est là et agrandi l’air au dessus de nous, qui soutient de toute sa force les possibles, les ouverture de l’histoire et des cœurs, jusqu’à me faire glacer de frissons et de larmes.
Le jeu n’hésite pas de gestes et d’actes qui suscitent l’incompréhension du public, qui pourtant varient entre le plus grand concret du texte afin de faire voir ou un symbolisme qui ne fait qu’ouvrir des champs de possibles. Plus ou moins expressives, elles participent d’un théâtre pauvre où le corps, l’imagination et des objets ordinaires suffisent afin d’entendre.
Dommage que 3/4 de la salle ont quitté prématurément pour se donner à leurs platitudes et leurs besognes. Dommage pour eux. Dommage que des vieillards rigolent à la place d’écouter, répondent à la place d’écouter. Dommage qu’une jeune femme peut seulement dire dans l’entracte : « Et le pire, le PIRE, c’est qu’ils ont l’air d’être des EXCELLENTS acteurs ! » se plaignant qu’on n’entendrait rien, à la place d’écouter. Dommage pour ce monde… ce monde qui ne se donne plus la possibilité du temps de la joie. La lenteur qu’exige l’arrivée de la joie. Les larmes qu’exige l’arrivée de la joie. On n’en veut pas. On veut être diverti, rapidement, efficacement. À la manière d’un 5 à 7 béat, bête. Cinq heures de langue étranger, en français, mais étranger tout de même, dans une lenteur où l’on prend le temps pour dire… réellement dire… les choses, où l’on prend le temps pour les larmes sans lesquels aucune joie ne saurait être, est évidemment trop demander. On affiche fièrement sa bêtise, on manifeste fièrement son désaccord. Et on ne se rend pas compte quelle violence on exerce sur cette fragilité qui se déploie devant nous. « Vous avez perdu toute foie dans la grandeur […] vous devez donc disparaître. » On sentait le combat qu’il fallait mener pour pouvoir dire ce grand poème. « C’est une plaisanterie, non. Mais ça peut quand même pas durer. » entends-je derrière moi. Ils partiront à l’entracte, la salle ne se remplira plus devant les yeux des comédiens, mais la minorité qui restera, pourra écouter.
Je chancelle, en somnolence, à travers les rues nocturnes d’Avignon, où les gens se donnent à un plaisir que je ne comprends plus. « Pourrais-je vous demander du feu ? » me ramène un poids de plus vers ce monde auquel je ne veux plus appartenir. J’ai cru toucher pendant quelques instants cette joie d’Olympe, rempli des larmes qui portent la joie. Ma colère envers la salle s’est estompée. Je ne peux que dire : dommage que ce monde ne peut pas entendre ce texte… Dommage. L’Allemagne mène 5 – 0 contre le Brésil. Que cela peut me faire ?
Enfin, merci.
Je tremble encore de cette paix joyeuse.

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Falstafe… end of game. https://www.insense-scenes.net/article/falstafe-end-of-game/ Tue, 08 Jul 2014 16:40:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=545 Falstafe, de Valère Novarina, d’après William Shakespeare, Mise en scène de Lazare Herson-Macarel
Lire également sur l’insensé la critique de Malte Schwind : Quelle jeunesse ?

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Si le lieu au théâtre a encore un sens, alors il est vraisemblable que jouer et croiser, au Pénitents Blancs, l’adaptation des Henri IV de Shakespeare en Falstafe de Novarina devait conduire à une hésitation du jugement sur l’impénitent Jack. Si le lieu avait encore un sens, dans ces vieilles pierres sacrées, peut-être qu’un « Ring » plutôt qu’un bric à brac emprunté aurait permis de saisir, à travers le grotesque des situations et les formes ubuesques de la langue, communs à Novarina et à Shakespeare, un goût pour le baroque où les frontières faiblissent et volent en éclats laissant apparaître le duel irrépressible entre le fard des humanismes et les traits d’une animalité bien humaine. Mais à vouloir distraire le public, et notamment le jeune public qui est l’objet totémisé de cette 68ème édition d’Avignon, Lazare Herson-Macarel préfère racoler en multipliant les gags…


De quoi Falstafe… est-il le nom ?
D’une souillure ? D’un imondice ? D’une luxure ? D’un immoralisme ? D’un invertébré ? D’un menteur ? D’un jouisseur ? D’un ventre-mou ? D’un dévoyé ? D’un poltron ?
D’un ami ? D’un précepteur clandestin ? D’un sensible ? D’un fidèle ? D’un humain trop humain ? D’un arlequin obèse ? D’un pauvre généreux ? D’un gueux aux abois ? D’une catin gratis ? D’un bouc-émissaire ?
Falstaff chez Shakespeare, comme Falstafe chez Novarina… est sans doute et avant tout une cicatrice, une plaie ouverte, une égratignure suintante… Soit un corps meurtri dont on ne perçoit pas immédiatement qu’il est à l’agonie parce que la caractéristique du “bouffon” qu’il doit être l’oblige à se moquer de la mort qui le guête. Un corps, dis-je, qui abrite aussi un esprit qui souffle ou souffre, l’un comme l’autre des verbes pris dans la démesure et la graisse qui l’enrobe et lui permet de s’abriter.
Objet de raillerie pour son physique qui encombre sa psyché, Jack, à chaque épisode, est un éventré. Sorte d’augures déambulantes et vivantes, chacun y lit ce qu’il veut y voir, le destin qu’il veut y saisir… la tripe de Jack lui vaut d’avoir de l’estomac quand il faut mentir, mais de n’être qu’un chiasseux courant devant la réalité. Le ventre de Jack est sa richesse et simultanément son infortune. Sorte d’armure naturelle, elle est aussi sa faiblesse, son talon d’Achille, son point de rupture. S’il était une figure grecque, il serait Philoctète : l’abandonné d’Ulysse parce qu’il pue.
Jack est donc promis à la mort (qui n’est ici qu’une métaphore), et le temps des Henri (Il faut deux pièces à Shakespeare pour le décrire, Une à Novarina pour en faire un concentré), est le temps tragique (c’est-à-dire suffisant) pour suivre cette agonie.
Jack ou l’agonie d’un serviteur zélé, enjoué, sans amour propre mais ayant pour unique amour un prince promis à devenir roi, sait sans doute, mais s’interdit de le croire, qu’il marche vers son trépas. La disgrace sera son tombeau, son bannissement induira l’oubli et sa disparition. Avant cela, il y aura la vie de Jack, le couple écervelé qu’il forme avec le jeune Prince Henri, les querelles amicales et cruelles, les mauvais tours, les jeux de rôle qui ne sont que la répétition d’un réel à venir, la guerre où il faudra pour l’un jeter son corps dans la bataille, pour l’autre le sauver, l’épisode du duel contre Percy qui fait d’henri un fils et un héritier, un mensonge ou une vantardise de trop, un couronnement post geste héroïque du Prince, et la chute de Falstaff : son bannissement ou sa mort embrayée puisque Jack n’est rien de plus que l’ombre de celui qui l’aimait.
A bien des égards, on pourrait donc voir dans la proximité de la mort de Jack, également, une histoire d’amour, s’il est vrai que ces deux pulsions sont proches l’une de l’autre. On l’a dit, la mort n’est ici qu’une métaphore. C’est un temps compté, un compte à rebours, l’autre figure d’un sablier et de ses grains de sable…
Mais, et surtout, chacun de ces épisodes ne procède pas d’une pratique du rebondissement plaisant et prompte à nourrir l’action d’un divertissement. Non, chacun de ces épisodes fonctionne comme une épreuve : une mise à l’épreuve. C’est-à-dire un jeu pour tricheurs qui, petit à petit, au gré des épreuves, met l’un loin de l’autre, pour finir par mettre l’un hors-jeu quand l’autre entre dans la danse.
La mise en scène et la dramaturgie… ?
Entrant dans la petite salle de la chapelle des Pénitents blancs, ce que l’on découvre c’est un groupe d’acteurs, sur scène, qui semble observer un training. Un rien cabots, peut-être aussi impatients d’en découdre, ils regardent de temps à autres ou plus fixement le quidam qui s’installe. Il est vrai que l’inexistence des coulisses les oblige à occuper le décor. Le décor, justement… ou un amas éclectique. Ici un caddy et ses sacs poubelles parmi lesquels se trouve une cymbale. Là une balustrade. En font de scène un tableau noir d’écolier sur lequel est écrit “la jeunesse doit vivre”, en rouge révolutionnaire. Un divan servira également de branches pour ces drôles d’oiseaux que sont les comédiens de ce Falstafe.
Puis viendra le temps de l’aboiement fondu à la captatio benevolae où les comédiens sont présentés dans les différents rôles qu’ils occuperont. 5 acteurs font ainsi 7 personnages… Crise oblige (compression de personnels) ou parti pris esthétique et poétique revendiqué, des premières minutes on peut déduire le rythme, le ton et l’enjeu qui seront travaillés. Sans que l’on puisse parler d’un genre, disons qu’il s’agira d’une comédie ubuesque où les objets sont détournés et les personnages caricaturaux. Tout se passera à vue et le travail lumière de jérémie Papin constituera sans doute la seule réussite de ce travail.
Pour le reste, Falstafe rembouré (le coussin vaut pour les coussinets de graisse) arrivera par une poubelle après qu’un ronflement l’a précédé, puis Pistol, puis Henri… tous plus ou moins grimés, plus ou moins costumés, plus ou d’hier et d’aujourd’hui… le tout se regarde presque comme une bande SDF qui s’habille aux puces, au point d’avoir un look coco (comme disait Ferré).
Pour le reste, l’essentiel de l’histoire de Falstafe est rapporté à travers 5 scènes qui forment les instants de rupture… d’Henri IV. La scène du vol, la scène du théâtre, la scène d’amour, la scène de guerre, la scène du bannissement, (une scène intermédiaire pour rappeler la grève des intermittents, pas prévu au programme) et un épilogue chanté qui rassure le public et lui rappelle qu’il était au divertissement.
Pour le reste, on reconnaîtra des qualités gymniques et sportives de ces comédiens rompus à “tout faire”.
Mais que montraient-ils exactement ? En fait, des scénettes enquillées, empilées, alignées les unes derrière les autres sans qu’apparaîssent une nuance, un doigté, une pincée de lecture… Soit ce que l’on nomme une lecture dramatugique parce que le texte de Novarina et celui de Shakespeare pointent sans doute une direction, un propos, un point de vue.
Ceci absent (je vous passe les fadaises relevées dans le programme sur “homme de notre temps”, “histoire d’un homme libre dans un monde plein de misère”, “la course au plaisir”, “critique de la société contemporaine”, etc…. et de même j’oublie les commentaires sur Novarina de Lazare Herson-Macarel qui sont à la pertinence ce que la choucroute est au régime Weight watcher)… ceci absent, c’est jusqu’au rythme novarinien qui disparaît sous une avalanche de béotie.
Nivellement donc, et appauvrissement de facto. Le grand guignol acrobatique l’emporte sur la langue et les traits du discours. Or, qu’il s’agisse de Novarina ou de Shakespeare, c’est, me semble-t-il, la caractéristique qui les unissait.
La langue perdue
Dans ce monde de cocasseries, et de pétards mouillés, d’artifices stériles (Henri quitte le plateau en moto) et de rodomondades éventées… la langue (qui n’induit pas l’absence de corporéité) fut malmenée, voire totalement oubliée. Même un sourd l’eut entendu. Langue et discours, donc disparurent au gré des contorsions et vocalises de ce groupe de débutants dirigé par un… par un… un …
Car enfin, si Novarina s’est intéressé à ces pièces shakespeariennes, n’était-ce pas pour la langue et les configurations de celle-ci… ? N’était-ce pas pour la portée discursive de ces joutes grandioses et baroques, tenues à l’égalité tout en devant marqué des formes de respects ? Falstaff n’est-il d’aucune manière le personnage qui, par excellence, incarne la quintessence de ce Verbe sauvage, chaotique, dionysiaque et néanmoins totalement maîtrisé….
Et les auteurs dont nous parlons n’ont-ils pas l’un et l’autre eut le goût du lexique litanesque, de la rhétorique et de l’ivresse poétique, de la dialectique comme mode symphonique ? De la métaphore comme cadavre du mot prévisible… ? Novarina, même en 1975 (puisque c’est la date de ce texte adressé à Bourgois) était-il étranger aux délires linguistiques qui rend le langage aux landes imaginaires et fantastiques ? Le déréglement sémantique, à la suite du chaos lexical n’est-il qu’une vue de l’esprit pour les lecteurs de Novarina ? Qui se saisit de ses textes mesure qu’il faut être un athlète du verbe, un marathonien du rythme, un arpenteur des signes imprévisibles….
Au lieu de cela, Lazare Herson-Macarel joue petit. Il joue “jeune public” et apprécie celui-ci pour ce qu’il en fantasme… une horde sans oreille, une meute dénuée de sensibilité pour le sens, une bande d’ignorants… A l’image acoustique il substitue l’image pseudo-spectaculaire, l’effet truc-hurlant, aux mots truculents.
On dit que la nouvelle direction du Festival souhaitait revenir aux théâtre par les Grands textes. C’est louable, mais encore faut-il que ceux qui s’en emparent prennent le temps de les lire… pas à pas, comme l’écrivait Barthes.

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Ne rien oublier… https://www.insense-scenes.net/article/ne-rien-oublier/ Tue, 08 Jul 2014 16:35:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=542 Quand j’étais Charles, texte et mise en scène de Fabrice Melquiot — Festival Off d’Avignon 2014

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Dans le cadre du Festival off d’Avignon, le théâtre GiraSole présente Quand j’étais Charles, texte et mise en scène de Fabrice Melquiot et avec Vincent Garanger. Le désamour de l’une fait le malheur de l’autre. Ces histoires quotidiennes de tout le monde. Qui ne les oubliera jamais ?


Fabrice Melquiot, dont le nom n’est pas inconnu à tout le monde, a une carrière comme on s’imagine une carrière. À 29 ans, son premier texte est publié à l’Arche, une quarantaine suivront. Il reçoit des prix nationales et internationales. Ses pièces sont joués à la Comédie-Française. Auteur associé au CDN de Reims pendant six ans, ses pièces sont traduites dans nombreuses langues et montées dans nombreux autres pays. Puis, auteur associé au Théâtre de la Ville à Paris pendant trois ans pour être depuis 2012 à la direction du théâtre Am Stram Gram de Genève.
Vincent Garanger n’en a rien à envier. Après des formations au Conservatoire Municipal d’Anger, de l’ENSATT et du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris et ayant travaillé avec Marguerite Duras, Alain Françon, Jacques Lassalle, Roger Planchon pour ne nommer que quelques uns, il est depuis 2009 co-directeur avec Pauline Sales du Préau, CDR de Basse-Normandie à Vire où Fabrice Melquiot produit quelques uns de ses spectacles.
Quand j’étais Charles met alors en scène Vincent Garanger qui joue devant une salle moitié vide un mec de la province, vendeur de machines agricoles, certes quelqu’un qu’on pourrait appeler un bon-vivant, mais dont ses rires trahissent son malaise. Il rit parce qu’il n’arrive pas à pleurer à part au moment : « Je ne suis plus moi-même. » pour effacer brusquement ses larmes pour retrouver la « force » de l’homme de la campagne. Plus lui-même, parce qu’il a perdu sa femme qui est partie avec quelqu’un d’autre pour finir seule parce que l’autre, au final, trouvait que « ça ne marchera pas ». Les femmes qui sont là pour reconstruire l’homme détruit par les sifflements de quadragénaires en fête du samedi soir au karaoké. Il gardera sa fierté de sa constance et sa fidélité même après les fantasmes d’une nuit d’orgie avec des infirmières avec des seins ballon et nues sous leurs chemises blanches d’aides soignantes. Ce ne sont pas elles qui le soigneront, mais c’est Aznavour qui le sauvera. Il lui écrit depuis des décennies sans réponse jusqu’à ce qu’une réponse lui arrive quand il est au plus bas de lui-même. Mais il ne lui adressera pas la parole. Il le regardera jusqu’à ce qu’il partira parce qu’il ne pourra pas faire cette rencontre sans le témoignage de son ex-femme, Maryse. Maryse auquel son dernier mot sera adressé : « Je n’ai rien oublié, je n’oublierai jamais. » Cet homme « d’obsession » qui voudrait « clouer le hasard sur son mur » aurait bien fait d’écouter un peu Deleuze pour reconnaître la force de l’oubli, mais tel n’est pas le sujet ici.
Vincent Garanger traverse les 1h25 de spectacle avec assurance en jouant tous les figures qui y apparaissent. En dialoguant avec sa femme et autres présences dans la salle. Twistant entre le show à mener au karaoké et les apartés de son intériorité, ses aveux de sa conscience de l’infidélité de sa femme, qu’il tente d’accepter par son amour inconditionnel. Cette solitude sur le plateau est en présence de masques naturalistes en sur-mesure des autres figures. Sa femme, Maryse, mais aussi son fils, « le blaireau », qui à la fin sera « grand et con », un marabout dont les annonces se trouvent régulièrement dans nos boites à lettre, guérisseur de tout, et Charles Aznavour auquel notre héro plaide son admiration inconditionnel, et de lui-même, vieux. À part ces masques, il y a une chaise au milieu, un micro qui servira à différencier les différentes prises de parole, un bol d’eau avec un poisson dedans qui servira à se nettoyer ou à tenter un suicide, des lumières qui illustreront les ambiances diverses du karaoké ou clarifieront les adresses de Vincent Garanger en éclairant le masque de sa femme absente à laquelle il parle.
J’ai reconnu un pêcheur breton que j’ai rencontré et qui n’arrivait qu’à rire des ses malheurs. Je reconnais cette réalité des gens simples. Je reconnais la fierté de régionalisme simpliste et l’admiration pour des gens médiatiques. Des gens qui disent : « Tout n’est pas possible. » qui est soit aussi la parole de psychanalystes, mais aussi le contraire d’une parole révolutionnaire. Des gens qui font évidemment ce qu’ils peuvent et dont on peut envier leurs soucis primaires. Primaires, non pas de manière péjoratif, mais comme les soucis premiers, fondamentales, qui nous constituent tous. Les soucis et la solitude dans laquelle ils les combattent. La jalousie, l’infidélité, la tentative d’une construction avec la contingence de la vie… Il se pose alors la question si le théâtre n’a pas autre chose à faire dans un temps de crise que de nous rappeler ce que tout le monde connaît et vit dans sa banale quotidienneté. Certes, on nous dit que les chansons sauvent la vie et qu’il faut chanter parce qu’il y a des vies à sauver. Mais si cela passe par imposer aux spectateurs de porter une bandelette avec le nom du spectacle au tour des poignets, si cela passe à leurs offrir un poiré et des gâteaux à la fin du spectacle, non pas dans une ambiance de chaleureuse rencontre, mais où l’on ait l’impression d’un procédure de marketing… si les chansons théâtrales demeurent des rappels de vieilles sentimentalités, même si ce sont les gens à la périphérie de la société du spectacle, victimes d’elle, …même si on nous raconte les malaises et les fêtes des gens de peu (Pierre Sansot), autant que leurs solitudes peuvent nous toucher… eh bien, alors rien. Rien à avancer la pensée, rien à ouvrir un horizon, rien à amener au politique. Rien pour les intermittents, rien contre un capitalisme qui reconstruit la guerre froide, rien contre une exploitation qui ne cesse de continuer, rien pour une expérience théâtrale nouvelle. Rien pour ne pas oublier un « théâtre populaire », les histoires éternelles du petit je. Ne pas oublier les sentiments qui sont éternellement les mêmes, qui fonctionnent éternellement de la même manière. Aznavour est vieux et ce théâtre avec lui.

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The Humans… non merci https://www.insense-scenes.net/article/the-humans-non-merci/ Mon, 07 Jul 2014 16:47:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=553 Les Humains, texte et mise en scène d’Alexandre Singh

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The Humans, ou disons comme le souligne encore le titre sur la couverture du programme d’Avignon qu’Alexandre Singh a partiellement réalisée, Les Humains, est une épopée de 2H30 où la multiplication des registres et pratiques artistiques (chant, chorégraphie, jeux de rôles, pantomime, etc.) et croisement des genres littéraires (contes, récitatifs, sciences-fictions, formes romanesques, etc.) parvient difficilement à diminuer le rapport au temps, son élongation, sa durée, son éternité… Sans doute un effet colatéral pour ce spectacle qui entend traiter de la création du monde et de l’homme (ses origines) à sa réalisation perceptible à travers aujourd’hui…. Ce fut long donc, très long, tellement long… et tellement trop… parce qu’il n’y avait pas assez, mais alors vraiment pas assez…


L’éternel retour du mythe
C’est ainsi, dans l’histoire littéraire, il y a quelques grands questionnements qui reviennent sous des formats différents qui changent à peine la nature de l’interrogation. Parmi eux, la question de l’origine de l’homme, celle de sa création et avec elle la conscience du monde. Voilà un premier chapelet de questions qui concerne l’organisation d’une matière, son dessin, sa forme et, bien entendu, la question de la « main » qui est derrière tout cela, si l’on se réfère à une petite nouvelle de Borges qui, malicieusement s’inquiétait lui de la main qui était derrière la main.
Voilà donc une question qui en soi n’est déjà pas simple… Quant à la création de l’homme, on peine encore à trouver une réponse…. Sauf à répondre comme Hobbes qui, s’inquiétant de la réponse sur l’origine de la création de l’homme, sans pouvoir exclure celle du miss link (la chaînon manquant), disait simplement : « entre le singe et l’homme, il y a nous ».
Réponse un rien cocasse et provocatrice, mais qui a l’avantage de préciser le questionnement sur la création de l’homme et de différer dans le temps la réponse qui ne sera qu’une erreur.
Ce que Singh semble ignorer (volontairement), au vrai Hobbes, et bien d’autres avant et après, n’en doutent pas. La forme homme n’implique pas ipso facto son humanité. Hamlet dirait, par exemple, « que le roi n’est pas avec le corps ».
Autrement dit, le visible ne fait pas la substance ou, et levons définitivement la confusion la présence d’un homme n’implique pas qu’il soit humain. C’est toute l’ambiguité de cet adjectif qui est aussi un substantif : humain. D’aucuns substitueront à « humain » le mot à consonnance judéo-chrétienne d’ « âme », réfléchissant ainsi la pensée antique de la nécessité d’un démiurge (une cause transcendante en quelque sorte). Ce qui ne rêgle rien pour autant que le lexique soit renouvelé.
La création de l’homme reste une énigme, et les hypothèses à ce sujet relèvent finalement toutes de grands récits… Pour les uns littéraires, pour les autres scientifiques. Disons que de l’un à l’autre, littéraire ou scientifique, parmi les causes possibles, s’il n’y a aucune certitude sur la Création, en revanche l’ère scientifique aura au moins réduit le champ des possibles avec la Disparition de la « Main »… Une lutte, pour autant, s’est engagée à ce sujet entre créationniste et évolutionniste qui n’a rien de fictive, elle, puisque, par exemple, certains états du sud aux States, ont purement interdit les pages consacrées à Darwin…
Vous me pardonnerez ce bavardage… mais il me semble à propos, pour notre sujet : « parler du travail de Singh », dès lors que le théâtre continue d’être le miroir du monde (cf. l’ami William).
Ce que sous-tend cette remarque, c’est qu’il n’est de pratique artistique neutre. Il n’est pas de saisissement d’une question philosophique et poétique, et de son traitement esthétique, qui ne soit pas immédiatement politique et idéologique.
La simplification d’un problème à dessein et pour faciliter son approche complexe auprès du plus grand nombre (y compris par son traitement artistique) ne rapproche jamais de la solution, tout au plus augmente-t-elle l’effet de mystification.
Or Alexandre Singh dans son engagement pour le simplisme (tant formel que conceptuel) est à ce titre non pas un militant de base, mais un leader. Ou, et c’est une variation sportive, s’il était un athlète du lancé de poids, alors il établirait un record galactique visible à l’oeil du terrien, quand bien même la chose se produirait à des années lumières. Ou, et pour en finir avec les paraboles explicatives, Syngh est à la pensée philosophique ce que la vierge Marie est au porno.
Loin de nous de vouloir faire le procès de Singh… Mais on peut tout de même s’inquiéter qu’à la question qu’il pose initialement, la réponse avancée soit celle de la greffe de l’âme. Réduire l’humain à son âme, c’est un rien faible… Un rien « cul cul » ou simplement une remarque que l’on prêterait à un « cul béni ». Réduire la complexité à une représentation binaire (même pour les besoins d’une cause fictive) et à l’affrontement des deux parties, c’est un rien caricatural et vieux… Se référant à Shakespeare (et pourquoi pas à l’Homonculus de Goethe) c’est estropié et mutilé l’élisabéthain virtuose du baroque. Reposant la dualité de l’apollinien et du dionysiaque, c’est se méprendre sur la lecture de forces et d’énergies complémentaires : l’ordre a besoin du désordre, et vice-versa… Et là-dessus il n’y a qu’à relire L’éloge du désordre de Georges Ballandier, etc…
Quand pour seul argument, Alexandre Singh estime, vivant sous la menace de la mort subite – comme il l’évoque à la fin de l’entretien retranscrit dans le programme – qu’il ne s’interdit rien parce qu’il vaut mieux trop, que pas assez… Ça manque tout simplement de sagesse, non ?
Et c’est pour le moins curieux quand, en lecteur de Montaigne qu’il prétend être, il ne se souvient pas que l’aquitain écrivait que « philosopher c’est apprendre à mourir ». Que la mort ne nous est pas étrangère, mais qu’elle est au commencement, au moment de naître…
Bref, du côté des idées, on peut douter (un peu), de la qualité du penseur… Et l’auteur du texte, Singh donc, me fait aussi douter des éditeurs…
Question d’esthétique : entre potache et potage
D’aucuns auront peut-être crié au génie plastique d’un dispositif qui est par ailleurs le résultat et la configuration d’œuvres à part entière du plasticien Alexandre Singh. Et d’autres auront eu le souffle coupé par la « richesse » de l’imaginaire via les costumes, les formes, les couleurs, les fards et autres masques peints, et le bric à brac scénique… Une multitude d’yeux anonymes aura imaginé reconnaître quelques figures ou ombres lointaines empruntées à Lewis Carroll et son monde « pas si merveilleux ». Dans la pénombre, les frémissements cutanés auront fait de la salle le lieu du grand frisson quand un signe (l’étoffe de la merde dégoulinante, Ah…) les mit au contact sensible d’un humour hérité des Monty Pithon, ou à celui non moins efficace de Woody Allen, etc… Traitant de l’anthropogonie (la fabrication de l’homme) Singh n’aura eu de cesse d’en montrer les limites en organisant un choeur de comédiens grimés, blanchâtres, à la démarche et au mouvement de zombi, bref en mal d’énergie vitale. Sur scène, deux mondes.
L’un arboré, verdoyant, vivant où une cabane sert de toilettes… C’est le monde Dionysiaque de N le Lapin Nesquik (nous dit-on), costume de lapin (qui désigne le sexe féminin en espagnol, le sait-on), grandes oreilles, cul rembouré avec ce qu’il faut de froufrous et qui a pour enfant Pantalingua (genre Cendrillon, Alice, les gamines de la petite maison dans la prairie… petites filles modèles sans qu’on sache de quoi).
À côté, le « camp d’en face » dit apollinien, gouverné par le sculpteur Charles Ray (genre qu’aurait pas vu les rayons du soleil depuis qu’il préfère au plage les pages des livres et les résultats de ses recherches en ateliers. Accompagné par son fidèle Tophole, esprit brillant et introverti, fils au look de PAPA. leur monde à eux est sans relief, minéral (ou platreux), peuplé de modelés en mal de souffle, pris dans un espace « mécanique », un atelier de fabrication à la chaîne où un prototype humain est « cloné » jusqu’à ce qu’il « fasse l’affaire. Et au centre, une montagne grise, aux angles aigus, aux ombres saillantes… où trône invisible, mais où une voix rappelle que Vox Dei a des désirs qu’il faut réaliser… Vox Dei, qui n’est qu’un chat noir (enfin un comédien qui fait le chat, déguisé en chat, qui se frotte comme un chat, etc…) et qui n’est pas aussi noir que celui du Maître et Margueritte….
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Sujets à questions https://www.insense-scenes.net/article/sujets-a-questions/ Mon, 07 Jul 2014 16:45:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=550 Sujet à vif : Tapis Rouge de Nadia Beugré et Seb Martel et R2JE de Clément Dazin et Chinatsu Kosakatani.

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C’est pour la huitième fois, que dans la 68e édition du Festival d’Avignon, auront lieu les Sujet à vif. Quatre programmes de deux formes courtes nées d’une rencontre inédite entre deux artistes de disciplines différentes. Ce soir du 5 juillet a eu lieu la générale du programme B : Tapis Rouge de Nadia Beugré et Seb Martel et R2JE de Clément Dazin et Chinatsu Kosakatani. Ils joueront du 7 au 13 juillet à 18h dans le Jardin de la Vierge du Lycée Saint-Joseph. Des questions.


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Tapis Rouge
Une femme noire, jambes dénuées, chemise blanche, accroche et décroche ensuite des poupées noires et blanches dans une magnolia au coin du jardin de la Vierge. Un homme blanc, chemise rouge, est assis en avant scène, dos au public, une guitare électrique à son côté. Elle tente de tenir ces poupées, qui perdent leur distinction humaine, une fois l’un sur l’autre sur son bras. Un bouquet de boulets en cotons, qui tombera à fur et à mesure à ses pieds dans l’impossibilité de les tenir avec les mouvements de ses bras ou devant son visage comme pour remplacer sa singularité par cette masse indistincte de formes humaines, noire et blanches. Lui tape de temps à autre sur sa guitare qui laisse entendre alors un son de distorsion qui interrompt la boucle d’une musique africaine, et lance des objets au milieu du plateau. Ces élastiques qu’on utilise pour faire tenir un coffre d’une voiture un peu ouvert, noirs et blancs, un pantalon, une ceinture, des bottes et sa chemise rouge. Il restera en caleçon noir. Des premiers regards se croisent avec une certaine suspicion. Et la relation qu’on suivra jusqu’à la fin entre ces deux êtres est marquée de domination, de violence, d’exploitation du corps de l’autre. On laisse tomber la guitare sur le corps qui se barricade avec des bottes aux pieds et aux mains d’un danger qu’on ne connaît pas, comme pour dire que la communication ne pourra pas avoir lieu. Elle oblige lui de se mettre à quatre pattes et de se relever jusqu’à épuisement. « Ça te plaît ? » « À merveille ! » « Plus vite !…Avec des sauts !… Des vrais sauts ! » Il est difficile de ne pas voir une inversion des rôles hérités de la colonisation et de l’inégalité des sexes, de l’exploitation, qui semble sans but, gratuite, perverse, sadique. Elle est traînée par terre comme un sac de patate. Il est attaché tel un chien ; son os, sa guitare est laissé à distance pour examiner son comportement comment il la récupère. Leurs corps sont instrumentalisés en devenant des appuis pour l’autre, ils deviennent des objets intrigants pour les bruits électroniques qui traversent rythmiquement tout le spectacle. Lui pique elle avec un jack de guitare comme des charlatans du XVIIIe siècle pouvait examiner quelques exclus, quelque curiosité tout en construisant un rythme vrombissant à deux. Comme si à travers ces deux corps qui s’affligent mutuellement, une tentative de musique voulait se faire entendre. Une fois, ils ont une plaquette avec micro en bouche à deux, comme s’ils s’embrassaient, ils construisent un rythme jusqu’à ce qu’elle le laisse tomber. Des questions sont adressées au publics : « Bonsoir. Ça vous plaît ? Est-ce qu’il y a des femmes dans cette salle ? Est-ce qu’il y a des hommes dans cette salle ? Est-ce qu’il y a des enfants,… des musulmans, … de chrétiens… » etc, etc. Puis elle est attachée aussi. Ses bras ensembles, ses pieds ensembles. Et après avoir découvert les bruits du jack sur sa peau, il continue à se fasciner tel un singe halluciné qui découvre le feu au bout de son bâton pour son jack. Le met dans sa bouche, et tète en écoutant. Derrière lui, elle, avec ces élastiques de camion qui attachent ses membres, baissent son caleçon. Lui continue à téter son jack, reste roide quand elle le mets dans une légère horizontalité pour finir de le porter sur son dos tel un cadavre nu hors de la scène. Ces rythmes construits à fur et à mesure en ajoutant des éléments venant du plateau traverse le temps du spectacle comme la danse, qui est là, mais encastrée entre les éléments de manipulation du corps de l’autre. Les déplacements et mouvements amènent l’une comme l’autre au prochain point de sévices comme malgré elle/lui, dans une machine qui oblige les corps.
En lisant la présentation dans le programme du Festival, on ne peut être irrité, mais ce qui s’éclaircit en lisant le texte plus complet sur le site de la SACD, partenaire des Sujets à vif. Cette hospitalité inconditionnelle de Derrida est évidemment impossible, mais nécessaire conceptuellement. Dans ce sens, nous pouvons voir dans Tapis Rouge l’effet d’une hospitalité inconditionnelle où l’hôte serait à la merci de l’invité, se perdant dans la contingence absolue de sa volonté. Nadia Beugré voudrait alors ramener les phénomènes de l’exploitation à une hospitalité absolue, la visitation, derridienne, d’abord une construction conceptuelle ? En tous les cas, les lignes se brouillent comme les corps sévis dans Tapis Rouge, lequel on ne voit être déroulé pour quelqu’un qu’avec beaucoup d’imagination.
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R2JE
« Rencontre autour du jeu » Une femme et un homme. Couchés. Lui, il a trois boules de jonglage. Elle n’a que son corps. Il lui pose des boules sur son corps. Elle n’en veut pas. Il commence à jongler. Elle commence à danser. Les boules volent autour d’eux, à travers leurs bras enlacés. Elle l’embrasse. Il jongle dans son dos, son attention fixée aux boules. Elle l’enlace. Il jongle. Cela revient. Ou il est derrière elle et jongle avec des rebonds sur sa poitrine. Elle a le regard vide, mort dans l’indéfini. Des jeux de séduction, ou des jeux de « tu me fuies, je te suis ». Une crise, il pet les plombs, après avoir lancé les boules dans l’air qui la force de se déplacer. Il lance avec force les boules sur le sol autour d’elle, allongée. La danse recommence. Puis plus rapidement. Des mouvements précis des mains qui traverses les bras de l’autre, et toujours les boules qui bougent autour des corps. Elle l’aide cette fois-ci en tenant des boules entre des parties de son corps. Le jonglage tente de se faire à deux. Puis, des mouvements en miroir. Elle jongle sans balle. Elle copie le boucle des mouvements précis d’une figure sans les boules. Deux corps synchrones, avec arrêt et reprise. La machinerie finit par disjoncter, les balles tombent, les mouvements se ralentissent, pour s’accélérer dans des mouvements incontrôlés de headbanging. Il tombe par terre. Et elle lui met une boule dans sa bouche essoufflée.
Que vois-je outre la technique impressionnante des deux artistes ? Un homme qui ne lâche pas une femme avec ses jeux agaçants ? Un homme qui une fois la femme au cou ne donne plus d’intérêt qu’à ses boules ? Une femme qui tente malgré l’agacement de cet homme de danser avec lui ? De le serrer ? D’avoir un peu de tendresse ? Une femme qui, en s’insérant dans les mouvements idiots d’un homme, en l’imitant, arrive enfin à lui faire perdre ses boules ? Qui arrive seulement par ces longues jeux de soumission à le vaincre ? Oui, je vois une soumission. Lui, il a ses boules, elle n’a que son corps, et cela compte peu. Les boules demeurent le plus importants. Juste à la fin, après s’être aliéné à son jeu, elle peut lui foutre une boule dans la gueule. C’est triste. Elle aurait mérité mieux. Mais cela est peut-être trop sérieux. Ce n’était peut-être qu’un jeu.

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Coup Fatal… le coup de coeur de Platel https://www.insense-scenes.net/article/coup-fatal-le-coup-de-coeur-de-platel/ Sun, 06 Jul 2014 16:51:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=558 Coup fatal, spectacle de Alain Platel — Festival d’Avignon 2014

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Cour du lycée Saint Joseph, ce dimanche, après que la pluie qui a retenu le début du concert pendant 30 minutes, le public aura vécu l’exotisme et le lyrisme d’un groupe musical venu du Congo. Coup de cœur pour Platel qui les découvre en 2008, et décide de travailler avec eux… au terme du concert, l’orage revient… Miracle météorologique !!! Soirée un peu longue tout de même.


Percu, basse, rythmique, xilophone, likembe, balafon… dans un décor minimaliste où les chaises de salon de jardin bleues sont l’effet le plus clinquant, le groupe musical qui entoure le contre-tenor Serge Kakudji divertira l’oreille du public assis sous la menace d’un nouvel orage. Une succession de chants, d’extraits pris au répertoire lyrique où l’on admire la voix de Kakudji et de mouvements dansés/rythmés constituent le fond de ce spectacle.
L’excellence ne suffisant pas, le groupe invitera quelques dames à venir danser sur le plateau ou la piste, et au prétexte du déplacement du spectateur sur la scène, on ajoutera quelques gestes lassifs qui feront pouffer la salle.
En guise de chute, alors que le temps se couvre et que les éclairs zèbrent à nouveau le ciel noir, l’ensemble revient costumé, sappé à “l’africaine”. Caricaturaux, un rien ironique vis-à-vis de leur propre personne, c’est un défilé éclectique où la fringue de prêt à porter se transforme en costume inimaginé… Au final, on se souviendra de ce feu d’artifice comme de l’un des clous du spectacle.
Au final, dis-je, ça se lève et pour autant qu’il n’y avait pas de quoi s’émerveiller, une standing ovation vient marquer le terme de ce qui n’est pas une comédie musicale, pas vraiment un concert non plus… mais juste, et au mieux, une performance vocale, chorégraphique et musicale…
Ce qui ne retire rien à l’engagement de Platel (voir l’entretien retranscrit dans le programme), ni même aux artistes kinois qu’il a accompagnés.

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Quelle jeunesse ? https://www.insense-scenes.net/article/quelle-jeunesse/ Sun, 06 Jul 2014 16:49:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=556 Falstafe, de Valère Novarina, d’après William Shakespeare, Mise en scène de Lazare Herson-Macarel
Lire également sur l’insensé la critique de Yannick Butel : Falstafe… end of game

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Ce 5 juillet 2014, premier jour de travail de la 68e édition du Festival d’Avignon (il y avait grève le 4.), Lazare Herson-Macarel et sa Compagnie de la jeunesse aimable propose l’ouverture de leur générale aux médias et quelques personnes. Dans la Chapelle des Pénitents blancs, ils présenteront du 6 au 11 juillet Falstafe, texte de Valère Novarina et première proposition pour jeune public au Festival. Un appel sentimental à ceux qui se sentent seuls en refusant de devenir adulte, c’est-à-dire des gens aigris, méchants et autoritaires par leurs lourdes responsabilités.


Sous la visée des bataillons des photographes et des caméras présentes pour cette générale, les acteurs attendent déjà sur le plateau en feignant une certaine désinvolture. L’un s’ouvre une canette, deux autres font une petite danse pour rigoler. Au centre, une grosse poubelle rouge, sinon, un canapé qu’on peut qualifier objectivement de moche, un caddie de supermarché rempli de sacs de plastique et avec une cymbale et qui restera à sa place quasiment jusqu’à la fin, une barre métallique des grandes chantiers, enfin un escabeau devant un panneau en hauteur sur lequel est écrit : « La jeunesse doit vivre ! »
Les costumes sont un mic-mac de signes, de matières et de couleurs, un peu à la manière d’ enfants qui se seraient déguisés en fouillant dans les vieux sacs de vêtements quelque part en sous-sol d’une maison bourgeoise. Paillette noire, jupe blanche, jeans slim bourgogne. Une, genre gothique, un autre avec un bleu de travail trop long comme un manteau qui sort de Harry Potter, et le visage barbouillé de blanc ou de crème à raser.
Après la prévention de Lazare Herson-Macarel (jeune metteur en scène et acteur qui travailla entre autre avec Olivier Py) qu’il s’agit bien d’une générale et que tout peut encore arriver jusqu’au lendemain 15h, la pièce commence avec une présentation des personnages sous un coup de cymbale et dans la lumière ronde d’une poursuite en avant scène. Le méchant sera présenté avec « un méchant », et on le répète pour qu’on comprenne bien ou bien pour tenter de rire un peu de cette simplicité binaire. Il demeure qu’on veut bien faire comprendre dès le début au jeune public que les sept (?) personnages seront joués par les cinq comédiens. Enfin, le cinquième se fait attendre et on en fait le gag pour faire arriver le héro de la pièce. Celui qui dorme dans la poubelle, un gros un peu foufou, qui aime manger et boire, et qui sera si tragiquement seul à la fin de l’histoire.
On nous raconte alors l’histoire, inspirée d’Henri IV de Shakespeare, de Falstafe et son ami le prince qui seront séparés par la guerre déclarée des méchants et acceptée par le père qui force son fils avec autorité et tapes sur le visage de le défendre. C’est ce père qui apprendra à Falstafe que ça ne sert à rien de se battre pour l’honneur et qui se casse une fois la partie gagnée pour laisser le trône à son fils.
Le jeu pourrait être qualifié de BD. Un jeu gros avec des gags, voire grossier, comme si le jeune public n’avait pas de sens pour une subtilité. Le tout intercalé par des chants par ci par là, souvent en anglais, des danses de chorégraphies volontairement stupides, le père qui regarde et qui tape, la mère qui essuie le visage barbouillé. À deux reprises, la lumière du public s’allume et la salle est prise en partenaire direct du jeu. Une fois, on lui volera ses sacoches, une autre fois, c’est pour l’embarquer en guerre.
Cette guerre arrive tout d’un coup avec une certaine inquiétude d’on ne sait où, mais cette ambiance d’une certaine angoisse est défaite par les annonces régulières des chapitres et leurs contenu. « Chapitre 6, où l’on apprend la déclaration de guerre. » L’horreur de cette guerre est réduite à la séparation d’une copine, à ces petites histoires sentimentales et on finit par tuer l’ennemi méchant. Pas seulement de le tuer, mais de jouer avec le cadavre, sauter dessus et l’écraser, ce cadavre devenu une marionnette. Tout est alors permis et on le jette dans la poubelle comme un vieux chiffon. On le maltraite. Ça fait rire. Le choix dramaturgique de faire jouer l’ennemi et le prince, le bon et le méchant, par le même acteur, et qui se bat contre lui-même à la manière de Fight Club, ne réussie pas à ouvrir cette simplicité binaire qui rende la guerre et le foot possible, même si au final, il paye cher son pouvoir en abandonnant de manière hautaine son ami d’enfance qui restera seul avec ses conneries.
« La jeunesse doit vivre », qui est recouvert à fur et à mesure d’une affiche peinte d’une ville nocturne, demande après une heure et quart de théâtre pour jeune public : Quelle jeunesse ? La jeunesse qui déconne jusqu’à ce qu’elle doit aller à la guerre, où elle ne veut pas aller, mais y va quand même avec angoisse ? La jeunesse qui se plie à la volonté des pères et aux tendresses des mères ? Une jeunesse qui préfère au parricide le déconnage ? Une jeunesse qui doit être éclairé par le père que cela ne vaut rien de se battre pour l’honneur ?
Et qui, au méta-niveau, demande quelle peut être la jeunesse d’un théâtre ? Et, du coup, un théâtre pour la jeunesse ?
Lazare Herson-Macarel voudrait « saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle », mais n’arrive pour l’instant qu’à saluer les modes du nouveau (acteurs qui attendent sur l’entrée du public, lumière et adresses directes aux spectateurs, interstices musicaux, partage rationnel pseudo-brechtienne de la fable, le théâtre jeune public), modes qui se présentent peut-être justement comme une essence d’une sagesse, qui demeure la parole d’un maître, d’un père. De l’enfance ne reste alors que l’image stéréotypé de l’enfant qu’on reconnaît de Disney et des films d’ado américains, qui a du mal à s’unir avec la force de la jeunesse rimbaldienne auquel la compagnie emprunte son nom. Et quand on lit dans la présentation : « Quel meilleur endroit que le jardin d’une enfance pour construire un théâtre ? » je ne peux m’empêcher de demander de quelle enfance il s’agit ? Et je ne peux m’empêcher de penser à quelqu’un qui a pensé beaucoup sur l’enfance : « Même si vous étiez dans une prison, dont les murs étoufferaient tous les bruits du monde, ne vous resterait-il pas toujours votre enfance, cette précieuse, cette royale richesse, ce trésor des souvenirs ? Tournez là votre esprit. Tentez de remettre à flot de ce vaste passé les impressions coulées. Votre personnalité se fortifiera, votre solitude se peuplera et vous deviendra comme une demeure aux heures incertaines du jour, fermée aux bruits du dehors. Et si de ce retour en vous-même, de cette plongée dans votre propre monde, des vers vous viennent, alors vous ne songerez pas à demander si ces vers sont bons. Vous n’essaierez pas d’intéresser des revues à ces travaux, car vous en jouirez comme d’une possession naturelle, qui vous sera chère, comme l’un de vos modes de vie et d’expression. Une œuvre d’art est bonne quand elle est née d’une nécessité. » (R.M. Rilke) Dans Falstafe, je n’ai vu d’enfance, ni de jeunesse qui pourrait arriver à résister avec jeu au vieux monde, mais l’idée stéréotypée et médiatique d’une jeunesse que l’on veut nous vendre et faire croire que c’est ça, l’espoir de demain.

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Hombourg… Le Pti Prince de Corsetti par… https://www.insense-scenes.net/article/hombourg-le-pti-prince-de-corsetti-par/ Sat, 05 Jul 2014 16:58:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=562 Le Prince de Hombourg, de Heinrich von Kleist, mise en scène de Giorgio Barberio Corsetti — Festival d’Avignon 2014

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Sorti de l’Odéon Olivier Py devra à une pétition – signée par quelques beaux linges de la profession et autres anonymes – contre son éviction, de recevoir Avignon en lot de consolation. Exit les administrateurs Archambault et Baudriller qui n’ont pas démérité… Un artiste voulu par le Prince Frédéric Mittérand dirigerait, pour la première fois depuis Jean Vilar, le 68ème festival. Et commençant par ce point d’Histoire, on pourrait presque y lire un motif du Prince de Hombourg que met en scène Giorgio Barberio Corsetti dans la cour d’honneur du Palais des Papes. Les princes meurtrissent, réhabilitent, condamnent et pardonnent, voire récompensent… Et Py de souffler à Corsetti l’idée de mettre en œuvre la pièce de Kleist pour ouvrir le festival… Ouvrir ? Aïe… ! Bis repetita de l’épisode 2003 ? Annulation de la soirée d’ouverture du 4 juillet, menace d’actions perlées sur toute la durée du festival…


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L’effet banderoles…
« Le théâtre peut et doit intervenir dans l’Histoire » écrivait B.B. qui n’est pas l’acronyme d’une chaîne d’hôtel bon marché, mais les initiales de Bertolt Brecht. Lui avait sans doute mesuré qu’il fallait appliquer le « donnant donnant » ou ce que l’on nomme la réciprocité ou le contre don idéologique puisque l’Histoire ne s’est jamais privée d’intervenir dans les arts et donc dans le théâtre.
La 68ème édition du festival d’Avignon est donc rattrapée par l’Histoire ou si vous préférez le spectateur a rendez-vous avec elle, alors que le régime d’indemnisation chômage de l’intermittence est à nouveau sur le billot

Comme en 2003, juste avant la prise de fonction d’Archembault et de Baudriller, à la suite de Faivre qui avait essuyé l’annulation du festival, Py la croise itou ou tombe lui aussi sous la menace de ce spectre, en 2014. Un point commun, peut-être le seul, entre les « directeurs » qui vivent l’indépassable récurrence des contraintes économiques libérales et l’effet de celles-ci sur l’organisation du champ social. Dit autrement, les uns comme les autres subissent toujours ce qu’a parfaitement analysé Gramsci : « la mutualisation des pertes, et la privatisation des profits ».
Un point commun, voire deux… si l’on y ajoute l’absence de changement. Ou ce que l’on pourrait appeler encore la pérennité de la menace de la crise.
2003-2014… rien ne change donc, n’a changé, ne changerait… et celui qui, sur le mode de la litanie, martelait « Présider la République » et citait Shakespeare, au Bourget, n’est plus aujourd’hui que l’épouvantail du rêve qu’il vantait.
Un abus de langage modelé sur l’enthousiasme rhétorique lui vaut d’être maintenant la cause du sentiment désabusé (des intermittents entre autres). Aucune surprise dans cette tragédie politique pour qui se souvient de la parenté des accents de son discours qui empruntait à Kennedy. Chez le François (ancien français) on entendait : « où chacun demandera non pas ce que peut faire la République pour lui, mais ce que lui peut faire pour la République »… Chez l’assassiné, dans le discours du 20 janvier 1961 : « Ne demandez pas à votre pays ce qu’il peut faire pour vous, mais plutôt ce que vous pouvez faire pour votre pays ».
Ce qui me conduit, cher lecteur, à la conclusion que si les politiciens ne parlent pas toujours le même langage, ils défendent la même idée.
Bref…
La 68ème est donc sur la scelette ou – et l’on a toujours le choix de la lecture de l’Histoire – les intermittents sont encore et toujours menacés. Dans un cas, c’est le spectateur qui aura fait le déplacement pour RIEN. Dans l’autre, c’est l’intermittent qui, en désespoir de cause, marque le pas en manifestant son DESARROI pour une situation qui ne lui laisse pas le choix…
En jeu pour le premier : ses vacances culturelles, son goût du festival estival, son sentiment de vivre intensément quelques épisodes de la vie de l’esprit à travers des œuvres, son émotion et sa sensibilité, sa communion via la communauté assemblée, etc.
En jeu pour le second : son gagne-pain, son statut, la dignité des conditions de travail, sa reconnaissance sociale, la précarité, la flexibilité qu’on lui impose, la peur de retrouver une situation féodale où le comédien n’est rien et a dû attendre le XIXème siècle pour une reconnaissance sociale, etc.
En commun une banderole sur la façade du Palais des Papes qui, soudainement, s’élève et se regarde comme l’esquisse d’une barricade. Un front de résistance inattendu… En commun, dis-je, alors qu’ils étaient là pour le spectacle, les uns et les autres sont rattrapés par l’accident politique qui modifie la nature d’un territoire et de ses lieux publics… En commun, la construction de l’Histoire à écrire et à développer après que la première phrase est écrite par eux : les intermittents… Moment historique que ce 5 juillet, où les spectateurs, mis au pied du mur, au pied de l’Histoire en mouvement, interpelés, alertés alors qu’ils s’aprêtent à entrer dans la cour… peuvent rejoindre le mouvement des intermittents.
Un court instant, une chance s’offre au spectateur, précisément au citoyen de la République, d’en finir avec les qualités négatives qui lui collent à la peau. Consommateur (disait Craig), philistins (écrivait Abirached), putains (pensait Brecht)… Le rendez-vous avec l’Histoire est à portée de main du « client » dont la présence, au long de l’histoire du théâtre, a toujours été interrogée sous les modalités du complice ou de l’hostile. Spectateur-Acteur inventé, imaginé, théorisé, espéré…
Et puis RIEN… au pied du mur, la file des spectateurs s’organise en queue pour gagner la cour. La queue ou le syndrome visible de la docilité du consommateur qu’ont commenté Horkkeimer et Adorno. Petit à petit, la foule s’engouffre sous les voutes. Elle se presse. Elle se parque en suivant le flêchage des zones qui la répartit dans la cour. Elle prend place.
Premier échec de la banderole…. qui, finalement, ne ressemble plus qu’à un bandeau. L’énoncé « CE N’EST PAS A UN MOMENT DE CHOMAGE ELEVE QU’IL FAUT REDUIRE LES DROITS DES CHOMEURS » est mis en échec. L’énoncé valait pour une critique générale, faisait appel au bon sens… Dans une langue simple, il pointait la défaillance logique d’un système : son inhumanité ou, et c’est une autre manière de le penser, un problème de répartition du capital. Sémantiquement, l’énoncé qui appelait à un soubresaut, à une résistance, à une prise de conscience… n’est qu’un ensemble de lettres mortes auprès des spectateurs qui s’agglutinent dans la cour. Il n’y aura donc pas de coup de théâtre… pas de réactions.
La dramaturgie de l’échec n’en est néanmoins qu’à son début… Le rebondissement arrive juste avant que ne commence Le Prince de Hombourg. Là, à l’intérieur de la cour, sur le mur, en lettres capitales, un nouvel énoncé est projeté… devant les sujets assis et devenus spectateurs. « A Monsieur le Premier Ministre, Monsieur le Ministre du travail, de l’emploi et du dialogue social, Madame la Ministre de la Culture… Aux partenaires sociaux signataires de l’accord du 22 mars 2014 » peut-on lire, avant d’entendre le contenu…
En front de scène, les intermittents, en tenue de travail (costume pour les uns, uniformes de salle pour les autres) viennent alors commenter le geste attentatoire dont ils sont les victimes. Ils nomment les coupables, rappellent leur amour de l’art, dénoncent la représentativité des syndicats et de l’électorat, s’en prennent à la faiblesse d’imagination du Medef, etc…
L’instant est esthétisé… procède d’une mise en voix qui dissimule mal les accents poétiques (texte de Guenoun) qui sont déjà à l’œuvre. D’aucuns prétendront qu’il y a là le ciment qui unit l’esthétique et le politique… Aux applaudissements qui suivront, on mesure l’isolement des intermittents, la rupture scène/salle, et le nouvel échec de ce court instant qui m’apparaît, en définitive, ridicule et humain.
La seconde chance, pour le public, vient de passer… Le spectacle aura lieu… Et le spectateur sera juste celui de l’histoire à venir, de la fable à vivre….
Et de regretter, soudain, que Nous, spectateurs, ne nous soyons pas levés. Que nous ne nous engagions pas autrement dans ce mouvement ou que nous ne manifestions notre soutien en nous affranchissant de notre désir d’Art. Que nous n’ayons pas trouvé les moyens d’une solidarité visible… et d’un engagement constructif…
Un instant, on aurait pu rêver 2000 spectateurs mobilisés… Une cour agitée.
Venir à Avignon, cet été, pouvait incarner, au pire, un rassemblement d’indignés… Au comble ça sera juste la transhumance d’esprits mutilés, indigents, avec une question obsessionnelle… « La pièce aura lieu ou pas » ?
La dramaturgie de la contestation demande plus que la solidarité (n’en déplaise au nouveau maître et pasteur du festival), elle invitait à l’engagement qui aura été évité, une fois encore. Elle invitait à la construction d’un rapport de force qui passe par le nombre…
Le spectacle va commencer… et un peu plus de deux heures après, aux équipes médiatiques qui sondent le spectateur sur la qualité de la pièce à la sortie, on entendra, chez certains, « combien cette mise en scène pouvait avoir une proximité avec certains épisodes de notre réalité ». C’est ainsi, rien ne se vit plus autrement que sous la forme de procuration et le spectacle assume cette médiation. C’est « ainsi »… et comme le commentait Giorgio Agamben, ce « ainsi » a valeur de loi, même si mon camarade Olivier Neveux[[Olivier Neveux, Politiques du spectateur, les enjeux du théâtre politique aujourd’hui, La Découverte, 2014. ]] a foi encore en une alternative à celle-ci, qu’il a raison de croire dans « l’idée » de l’émancipation quand la praxis et la réalité viennent, ici et maintenant, et comme souvent, contrarier son rapport à l’espérance, jusqu’à ce que cette même réalité lui donne un jour lointain, sans calendrier prévisible, lui rendre raison.
Rien que vivre
Peut-on lire sur un panneau qui emprunte au dispositif d’une ardoise magique, au cours de la mise en scène de Corsetti… « Depuis que j’ai vu ma tombe, je ne veux rien que vivre » dira le Prince de Hombourg à sa mère, à l’Acte 1, scène 5. Et de voir dans ces trois mots une manière d’accentuer une idée, propre sans doute à la lecture que fait Corsetti du chef d’œuvre de Kleist. « Rien que vivre » apparaît ainsi sous les pelles de deux fossoyeurs – figures Hamlétiennes s’il en est – à l’endroit d’un mouvement a priori paradoxal où, alors qu’ils creusent un abri pour l’éxécuté à venir (Xavier Galais en prince), c’est un cri écrit et muet de désir de vie qui retentit.
« Rien » restera écrit au terme de l’échange sérile avec l’électrice : sa mère (Anne Alvaro), car l’électeur Frédéric Guillaume (Luc-Antoine Diquéro) semble rester sourd aux demandes de grâce qui vont se répétant tout au long des cinq actes du Prince De Hombourg…
Pièce de Kleist qui emprunte à Antigone, à Hamlet, aux grands cycles des drames familiaux… aux pièces politiques de Shakespeare, de Corneille, de Racine, de Goethe et de Schiller… où l’éducation ou l’initiation est l’objet d’un traitement poétique.
A priori, Le Prince de Hombourg pourrait être perçu comme l’une d’entre elles et traiterait des thèmes multiples qu’amalgament le pouvoir, la jeunesse, la loi, l’ordre, la raison, la passion, l’amour et le deuil, la liberté des instincts et la conscience morale… Elle tisserait ainsi un ensemble de rapports toujours complexes entre le choix individuel et le destin collectif, le geste et la pensée, l’arbitraire et la légitimité, la vérité et le mensonge, la loi rigide et l’imagination débridée… Tout dans Le Prince de Hombourg fait le siège des consciences torturées par les duels que se livrent la raison et la passion, le rêve et la réalité, l’ordre figé et l’énergie du chaos…
Tout dans cette pièce serait donc commun au répertoire des grandes tragédies antérieures et antiques. Or il n’en est rien, et la parenté n’est qu’apparente, car dans ce monument dramatique qu’est le texte de Kleist (nom de la plus haute distinction littéraire remportée par le tout jeune Brecht), nulle présence divine, nulle transcendance, et pas plus de Dieux à l’horizon.
Le tragique de ce drame est donc ailleurs… Et si Le Prince de Hombourg fascine encore, ce n’est pas tant pour la fable et ses motifs (désolé Sir Corsetti, mais ton histoire de l’ordre des pères est caduque, comme l’est « l’énigme » à laquelle tu renvoies pour parler de cette pièce), mais pour l’effet qu’ils induisent sur le muscle critique : la raison. Ce qui est en jeu, et le seul enjeu de cette pièce, c’est le thème récurrent de la DECISION. Ou, et précisément, qu’est-ce qui fonde et justifie une Décision ?
C’est-à-dire, et la valeur sémantique de ce mot ne laisse aucun doute, qu’est-ce qui permet de prendre une décision, de prendre un arrêt ? Sur quoi repose la décision : l’autorité ? le pouvoir ? la sagesse ? la loi ? le courage ? la preuve ? Le soutien d’une majorité ? une conscience solitaire ?
L’arbitraire de toutes les manières !
Dès lors, on peut le reconnaître, interroger une décision, c’est revenir sur les raisons qui ont gouverné à la prendre. C’est s’inscrire dans un après, là où le choix (cf. la tragédie), lui, porte toujours sur un avant, un indécidable. Le second (le choix) embraye bien souvent l’enjeu du dilemme. Le premier (la décision) induit un questionnement sur la légitimité.
Dans Le Prince de Hombourg, on peut alors voir ce questionnement à l’œuvre, chez l’Electeur qui n’attend qu’un contre-argument pour changer de point de vue, chez le colonel Kottwitz (Jean Allibert) et ses cavaliers déployés dans la ville, la princesse Nathalie d’Orange (Eleonore Joncquez) en conspiratrice débutante, etc… y compris le Prince qui ne conteste pas la décision parce qu’il ne trouve rien à redire à la peine capitale décidée à son endroit puisqu’il a désobéit aux ordres en conscience.
Véritable ressort dramatique, la décision questionnée met en tension l’action qui laisse deviner le coup d’état possible, la rebellion virtuelle, la révolte galopante… Et c’est bien de cela dont il s’agit et qui est à l’œuvre dans le Prince de Hombourg qui ressemble à un procès, voire, pour être précis, aux arguments qui permettraient la révision d’un procès.
Et disant cela, comment ne pas voir que Kleist articule le thème central de la décision à deux scènes fondamentales qui viennent problématiser la fable mais, et surtout, le rapport que le Prince entretient à la raison et à sa clarté ?
Comment ne pas reconnaître que la crise de somnambulisme, à l’initial de la pièce, pourrait être une circonstance atténuante et permettre la révision du procès, l’annulation de la condamnation… au prétexte d’un esprit qui manque à lui-même ?
Comment encore ignorer que l’épisode de la lettre (la grâce virtuellement accordée) permet de poser la question de l’argument de la justice, et surtout de la justesse de la décision, et que L’Electeur demande au Prince de lui donner un contre-argument… ?
Au regard de ces deux seules scènes, la mise en scène de Corsetti aurait gagné en « épaisseur », s’il avait jugé bon, en lecteur du Prince de Hombourg, de relayer et d’accentuer l’épisode psychiatrique et l’épisode juridique. Pour le premier, il aurait juste fallu souligner que le discours psychiatrique s’insinue lentement dans les affaires de l’esprit et qu’une Histoire de la folie, à la manière de Michel Foucault, est là pour éclairer notre rapport à la raison. Pour le second, le juridique, c’était encore une manière de traiter de la notion de diagnostic…
C’était donc une affaire de discours qu’il fallait faire entendre et mettre en scène. Un enjeu non pas textuel (arrêtons avec ce clivage débile entre texte et scène), mais il s’agissait de trouver le moyen de donner une corporéité à des idées, d’en trouver la matière et le volume, la vibration et la phoné.
Au lieu de cela, Corsetti aura modelé quelques images… plus ou moins spectaculaires.
L’ennui avec les images…
Comment dire… l’ennui avec les images, c’est qu’elles procèdent le plus souvent d’un effet spectaculaire plutôt que d’un espace dramatique à part entière. Ici, Corsetti à grand renfort de traits rouges qui viennent zébrer le mur de la cour livre passage à la métaphore d’une bataille. Là, la projection d’un dessin de cheval au galop réfléchit une charge héroïque. Plus tard, c’est tout le mur qui est habillé par la projection d’un palais. On songe à la Cité au bord de la mer attribuée à Sasseta qui travaille la perspective inversée et qui suggère que le spectateur se déplace et peut voir à l’interieur des remparts…
Images qui masquent mal l’embarras que semble avoir vécu Corsetti en récupérant les mètres carrés de la cour qu’il habille, déguise et travesti comme il peut…
De la même manière, on s’inquiétera tout au long de ce travail de l’inertie des modules mobiles gris anthracite qui sont abandonnés sur le plateau et parfois convoqués pour une micro-scène. Là, un portique figure sans doute l’ouverture d’un plateau. Là, une surface plane parfois inclinée se regarde comme un passe partout…Quant au grand escalier métallique, si Domenach en a fait l’un des ressorts de la tragédie Shakespearienne, ici il est à peine plus qu’une nacelle d’embarquement…
L’ennui avec les images, c’est qu’elles finissent toujours par trahir ce qu’elles tentent de dissimuler : un vide dramaturgique, où le comédien errant est laché et où sa voix peine à faire entendre les espaces sensibles de leurs personnages. Où les comédiens, dis-je, bien que costumés, finissent par être dans le dénudement et/ou le dénuement.
Au pire, de cette imagerie sans intérêt, la scène finale du prince en pantin, suspendu aux filins et jouet d’on ne sait quelle main invisible, révèle un contre-sens.
Et tout cela, toutes ces images qui viennent habiller la scène, pourra peut-être émouvoir quelques-uns et même aux yeux de certains figurer une « belle mise en scène » comme je l’entends à la sortie des paroissiens qui se confessent au micro… Peut-être que c’était beau alors… Et que ça suffit pour être le théâtre : le beau.
Il est tard, la cour se vide. Jean-Pierre Thibaudat n’a pas vu ce Prince de Hombourg puisque le 4 juillet la représentation était annulée. Sur Rue 89, je le lis et m’inquiète de celui qui a écrit Le Chasseur d’oublis. Tu ne te souviens pas que tu as vu celui de Marie-José Malis ? Je te cite assumant le résumé : « Jeune prince à l’esprit rêveur, Hombourg part à l’assaut des troupes suédoises sans en avoir reçu l’ordre et les met en déroute. Malgré cet exploit, l’Électeur de Brandebourg le condamne à mort pour sa désobéissance. Comment faire autrement sans mettre en péril les lois qui fondent son pouvoir et risqueraient de ne plus peser si on tolérait qu’elles soient contredites, ne serait-ce qu’une seule fois ? Réquisitoire contre le despotisme ou plaidoirie pour la discipline ? En faisant varier les positions de chacun, le chef-d’oeuvre de Kleist interroge les principes du gouvernement, de la loi, de la politique ».
Jean-Pierre…. ce 5 juillet, on a juste manqué un rendez-vous avec l’Histoire.

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Le chant de MORT A-VENIR d’Ashenbach de Thomas…(Mann) Ostermeier https://www.insense-scenes.net/article/le-chant-de-mort-a-venir-dashenbach-de-thomasmann-ostermeier/ Thu, 23 Jan 2014 18:38:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=564 Mort à Venise, de Thomas Mann, musique de Gustav Mahler, mis en scène par Thomas Ostermeier — Théâtre de la Ville, 2014

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Au Théâtre de la Ville, avec Un Ennemi du peuple et Mort à Venise, Thomas Ostermeier s’empare de Mahler et de la nouvelle de Thomas Mann comme d’un matériau. Et de voir Mort à Venise, d’abord, comme un chant où l’acteur Josef Bierbichler, au jeu et à la voix crépusculaires, porte haut cette heure d’ivresse retenue. Moment théâtral et lyrique, presque exclusivement narratif qui fait de la scène, au final, le lieu d’une pantomime chorégraphique sombre et dantesque.


Das Kapital existiert nicht ohne die Menschen — “Le Capital n’existe pas sans les hommes”
Connu pour sa radicalité et son sérieux, Thomas Ostermeier s’intéresse à « rénover la narration des histoires comme à leurs trouver des formes ». De L’école supérieure des Arts de Berlin, à l’Ecole Ernst Busch où il apprend le métier de comédien et le jeu de l’acteur sous la houlette de Gertrud Elisabeth Zillmer, Ostermeïer est ainsi initié, de 1992 à 1996, à l’Institut de la mise en scène, à différentes pratiques, notamment celle de la biomécanique de Meyerhold. Plus tard, aux côtés de Manfred Karge, il trouve une liberté d’action dans la philosophie de jeu et de formation de l’un des maîtres du théâtre allemand du Berliner-Ensemble et, comme le rapporte Peter Kleinert, fait sienne l’idée que « on ne peut en fin de compte apprendre à mettre en scène qu’en mettant en scène ». Ce qu’il fait, et alors qu’il est encore à l’Ecole, il ponctue ses années d’apprentissage de différentes « aventures » scéniques. Il réalise ainsi son premier spectacle Lieder de Sesenheim. Et l’on comprend que déjà, la musique, le chant sont des invariants de la pratique chez Ostermeier… avant de continuer par Les Pièces de mur de Karg, de poursuivre en explorant Lenz (Le Précepteur), L’inconnue d’Alexandre Bloke et d’assurer la mise en scène de Tambour dans la nuit de Brecht sur la scène du Studio-Théâtre de l’Ecole au BAT. Dernière épreuve où se révèle chez Ostermeier son goût pour les énergies collectives qui ne se dément pas quand il occupe la Baracke du Deutsches Theater. Entre temps, et afin de satisfaire aux exigences de la formation, Ostermeïer aura signé une recherche sur Faust/Artaud. Pas moins…
La suite ?
Dans une Allemagne qui se réinvente depuis novembre 1989, dans un Berlin en mutation où la boboisation ruine les quartiers en rénovant à tout va l’immobilier en faisant fuir les populations paupérisées qui aimeraient autre chose que la Sociale-Libérale-Démocratie… entre les institutions historiques et symboliques, voire sacrées, que sont le Berliner-Ensemble, le Deutsches Theater, la Volksbühne ou la Schaubühne, et les divers lieux alternatifs, petites scènes, théâtres et autres squatts… Ostermeier, accompagné un temps par Sasha Waltz, prendra en main la destinée de la prestigieuse institution, créée en 1962, à Berlin-Ouest La Schaubühne. Dans les pas de Peter Stein, ceux de géants de Klaus Michael Grüber, Thomas Ostermeier se retrouve ainsi, à partir de 2000, à l’endroit d’une histoire du théâtre à poursuivre, à inventer, à imaginer… La Schaubühne ou un nouveau défi pour le nouveau directeur artistique qui devra garantir que l’établissement aura toujours le Vent en poupe/ Den Wind im Rücken comme l’écrivait Frank Raddatz dans un entretien avec Peter Stein dans Theater Der Zeit[[« Den Wind im Rücken », Theater Der Zeit, september 2012, n°9, p. 20]]
pour les 50 ans de la Schaubühne… et que, finalement, il faudrait garantir le dialogue entre les générations pour que vive cette utopie, où une troupe permanente siège et fait le siège d’une société sortie de ses gonds.
Un vrai défi lancé au nouveau propriétaire, alors que le monde et ses modèles politiques sont tombés sans pour autant que les orientations économiques aient changé et que l’homme n’y soit pas étranger…
Or c’est peut-être bien là que le regard d’Ostermeïer sur l’histoire devient intéressant. En lieu et place de Berlin où les spectres de Brecht et de Müller ne peuvent lui être étrangers ; du didactisme poétique et scénique du premier (Brecht) qui espérait que le théâtre permette de transformer la société ; au second, libéré des contraintes formelles mais pas de celles qui ont à voir avec l’idéologique (Müller), qui réalisait – apprenant de son ainé – qu’il faudrait se satisfaire de changer l’homme… Ostermeier pourrait être l’un des rejetons lointains de l’album de famille des deux « Ossi ».
En jeune homme de son époque, en apprenti/étudiant perspicace et doué ayant tiré la leçon de ces « monstres » esthétiques et scéniques, vraisemblablement conscient de l’hostilité que présente la situation historique et en cela brechtien, il aura mis de côté l’idée de « toute transformation » directe de la société par le théâtre et lui aura préféré le principe « d’observation » au terme duquel l’espoir d’une critique peut figurer un commencement de conscience… Un commencement, dis-je, parce qu’Ostermeier en a terminé, peut-être, avec l’archétype de gauche : « Antietatismus ist eine alte linke idee »
[[Paroles d’Ostermeier, dans l’entretien rapporté avec Antonio Negri, journal de la Schaubühne, janvier-mars 2014.]] (« l’anti-étatisme est une vieille lune de gauche » pourrait-on traduire librement).
En cela, et d’ailleurs un peu à la manière de Brecht qui préconisait un théâtre d’actualité (qui aura conduit le conducteur de Ford T4 à écrire des textes théâtraux spécifiques), la pratique d’Ostermeier l’a amené à conserver l’idée que la scène ne saurait être autre « qu’une page de journal » (que l’on verra matériellement dans Mort à Venise), mais que l’actualité (terme complexe en définitive) avait peut être à voir avec ce qui constitue l’actualité de l’humanité : ce qui se transmet donc et qui comme un héritage génétique en montre le tréfond, les méandres, les soubassements… ou l’indécrottable filiation à quelques pourritures de l’esprit que rapporte toujours la littérature dramatique (expression de cette contagion et contamination), de quelques horizons temporels qu’elle vienne…
D’où le goût pour Ibsen, peut-être, chez Ostermeier qui, reprennant à son compte le leit-motiv du « comment être soi-même » propre au Norvégien, l’aura changé en « comment vivre avec l’ennemi qu’est soi-même ». Dans cette perspective, et comme le montrait la scène finale[[On peut lire la critique qui figure sur http://insense-scenes.net/site/index.php?p=article&id=267]] d’Un Ennemi du Peuple qu’il montera à Avignon en 2012, au Théâtre Opéra, il y a fort à parier que l’individu est d’évidence sinon la cheville ouvrière de son désarroi et de sa misère, du moins le complice d’un système qu’il entretient.
Et d’ajouter que depuis qu’un certain berlinois d’adoption tardive et chantre du libéralisme l’a dit « Ne vous demandez ce que peut l’état pour vous, mais demandez-vous ce que vous pouvez pour l’état », alors si rien ne change dans l’organisation du champ social, c’est que la participation et la responsabilité de l’individu reconduisent les mêmes travers… Ce qui n’aura pas échappé à Ostermeier.
Goût d’Ibsen chez Thomas Ostermeier (pas moins de 5 créations : Maison de poupée 2002 ; Solness le constructeur 2004 ; Hedda Gabler 2005 ; John Gabriel Borkman 2008 ; Un Ennemi du peuple 2012) certes ; mais alors que le Norvégien s’inscrivait dans une veine naturalo-symboliste où l’esthétique d’un théâtre statique est la voie qui permet d’entendre les « dialogues intimes et intérieurs », les intérêts inavouables d’usuriers de la vie privée ainsi que les chantages légaux qui pèsent sur les âmes ; c’est en rupture avec cette esthétique qu’officie T.O., né en 1968. Le pari est alors osé, et si les monstres doivent être audibles et sensibles, ils doivent aussi prendre corps sur scène et faire de celle-ci le lieu manifeste de la preuve d’une monstruosité indépassable. Dès lors, rendre la preuve visible ou l’extirper des régions cérébrales et textuelles augmentera le geste d’observation (intellectuel en soi) d’une pratique plastique et mécanique qui confine à l’archéologique. Il s’agit donc, sur la matière (corps et décors), d’exercer une force qu’Ostermeier trouve dans l’énergie collective de ses interprètes afin de faire voler en éclats ce qui fait l’objet récurrent d’une omertà ou de la concorde sociale. Le geste d’observation est alors relayé chez Ostermeier par une esthétique qui a tout à voir avec le chaos. Il s’agit alors au sens propre de creuser, de fouiller, de retourner, de chambouler, d’extraire, de mettre à nu… ce qui se joue. Et le « ce qui se joue » est joué… développant une forme de violence physique, de déchainements, de passion tendue… qui s’exercent sur le plateau. On parlerait, s’il fallait inventer une expression pour désigner ce geste radical et cet univers chaotique où les « choses » tombent en ruines, d’une esthétique Verschwendung (de déchêts). Chez Ostermeier, on regardera donc le plateau mis ponctuellement à sac par sa bande d’interprètes comme le geste d’un metteur en scène qui cherche à rendre visible la responsabilité. À l’image de son Hamlet, où littéralement, on retourne la terre sur le plateau, comme lors de son documentaire Hamlet en Palestine (Avignon 2013) dans Ramallah en ruines, Ostermeier fait ainsi du lieu scénographique un espace d’enquête où il faut mettre à vue les responsabilités. Ceux qui achètent, ceux qui se laissent acheter, ceux qui font savoir qu’ils sont à vendre, ceux qui profitent, ceux qui sont laissés pour compte, etc… sont les figures de ce théâtre radical et parfois sauvage. Et l’on comprend, dès lors, qu’Ostermeier, dans son dialogue avec Antonio Negri, marque sa distance avec le penseur marxiste quand celui-ci déclare : « Der Mensch ist nicht mehr des menschen feind, der Staat ist der Feind aller » (traduisez : « L’homme n’est plus l’ennemi de l’homme, l’état est l’ennemi de tous »)[[Journal de la Schaubuhne, janvier mars 2014, entretien avec Antonio Negri.]]. En réponse…
D’un Ennemi du peuple comme de Mort à Venise
D’un espace à l’autre, du Théâtre Opéra d’Avignon, au Théâtre de la Ville à Paris, Thomas Ostermeier aura vraisemblablement surpris son public en présentant deux créations qui, a priori, ne soulignent aucune continuité dans son travail. De fait, entre Un Ennemi du peuple et Mort à Venise, les différences sont notoires et presque irréductibles. Et pourtant… au-delà du « vernis » plastique qu’affiche Mort à Venise, la structuration dramaturgique des deux créations est loin d’être étrangère l’une à l’autre. En front de scène, Mort à Venise commencera donc par un premier tableau où un collectif d’acteurs semble attendre le signal de départ. Moment brouillon et esthétisé, tenu dans la pénombre où la nonchalence, les joutes naturelles, les paroles désordonnées, les trainings et autres faux-départs, les esquisses de jeu, les corps alanguis… forment un bric à brac en attente d’être modelés. À cet endroit, dans le voisinage d’un piano à queue et d’une scène évidée, à peine audible, un acteur devant un micro sur pied, livre à la main, semble découvrir les phrases qu’il lit. Hésitations, reprises, accentuations… marquent le mouvement de la lecture alors que le public s’installe. Tout a déjà commencé… avec l’habillage, aussi, d’une comédienne-matière à qui l’on donne forme… Puis, presque soudainement, un écran descend dans le coin supérieur droit en fond de scène, une table est dressée, un bout d’escalier coupé par la coulisse est poussé vers la scène qui devient un lieu de passage, une petite table en retrait devant un fauteuil club apparaît aussi… Tout est organisé sur le plateau pour faire sentir une architecture de salle de restaurant donnant sur un extérieur lumineux qui traverse, en arrière de la scène, les trois portes fenêtres aux rideaux écrus tombants qui forment un velum vertical innondé de soleil… le collectif informe d’interprètes du premier tableau se meut ainsi en personnages au second tableau. Un garçon de salle en veste blanche, une gouvernante en habit gris et au chignon impécable, trois petites filles revêtues de marinières blanches avec un col rabattu à liseret bleus, un jeune garçon archétype des plages au XIX, et un homme à la marge: minautore silencieux… Et dans cet espace meublé, comme un corps plastique étranger, une cabine de traduction à vue, en verre, héberge le lecteur hésitant du début. Tout se poursuit ainsi, au rythme de sa voix, la seule voix articulée perdue dans les rires, le fond sonore inaudible, le déraillement harmonique d’un piano et les cliquetis épars de cette salle des repas… Tout s’enchaîne à partir de cette voix narrative, qui organise un récit et ses ellipses, et qui est interrompue régulièrement par le chant de l’homme en marge… Tout se construit au rythme des joutes enfantines et d’un ordre pesant, des silences rituels qui accompagnent la société lissée et guindée des stations balnéaires bourgeoises, de l’autorité d’une gouvernante hors-d’âge, d’un monde naïf et éduqué qui contient ses instincts naturels… Tout se construit, dis-je, sur la sensation aussi que quelque chose va arriver, sur l’imminence d’un mouvement imprévisible qui viendrait dérégler le mécanisme de cette horlogerie sociale…
Et tout va disparaître, aussi soudainement que tout avait été installé et disposé. Au troisième tableau, alors que le piano et son officiant continuent d’alterner phrasés lyriques et vibrations contemporaines en apparence désaccordées, la scène accueille désormais une neige noire de lambeaux aériens (sortes de filaments légers) qui descendent des cintres, sur trois danseuses partiellement nues, aux gestes chorégraphiques presque torturés. Image d’apocalypse sur fond sonore hypertrophié, image sismique, en quelque sorte, qui impose aux corps debouts de se coucher et de ramper. Signe de morts à Venise, croirait-on, qui développe un temps onirique qui s’est substitué à l’esthétique naturaliste du tableau précédent. Et d’ajouter que l’on pourrait y voir une sorte de miroir brisé où les feuilles noircies étaient la matière nécessaire, en miroiterie, afin que le verre devienne glace. Un coup de « karcher » viendra balayer et nettoyer tout cela… ou faire disparaître cette image là.
Sans doute, d’un certain point de vue que ne peut ignorer le titre Mort à Venise y avait-il là un passage dans l’oeuvre de Thomas Mann. Et d’une certaine manière, un reflet et non un renvoi de la fable… Sans doute était-il ainsi question de Mort à Venise où, juste avant la première guerre mondiale, alors qu’une épidémie de choléra sévit, un musicien allemand, Gustav von Aschenbach, se rend à Venise. En villégiature sur l’île du Lido, il y croise un jeune adolescent polonais, Tadzio, dont la beauté le fascine immédiatement et l’égare. Leur relation demeure distante, uniquement réglée par le jeu des regards échangés. Histoire tragique où Aschenbach meurt sur la plage presque désertée de l’hôtel, le regard tourné vers Tadzio. Ou une mort presque Pasolinienne, référence dont je n’arrive pas me séparer quand je songe qu’Ostermeier travailla sur les « péchés capitaux », à l’initial de ce Mort à Venise…
Sans doute, vraisemblablement et très certainement, était-on en présence de quelque chose de Mort à Venise qui tenait à l’atmosphère, à quelques images, à la narration et quelques sensations. Comme aussi, finalement, à cette idée récurrente que certaines œuvres se forment sur la présentation et la présence de spectres : ceux de la parole inavouable, ceux de la solitude endurée, ceux du regard obsessionnel, ceux du masque en guise de visage, ceux de la vie et de son inertie, ceux de la distance ressentie, ceux du hasard qui forment le temps de l’attente… « Là où tout n’est qu’ordre et beauté. Luxe, calme et volupté » ou une variation baudelairienne des Lied Mahleriens.
(Ibsen) Mann, Malher, Ostermeier…
Bien sûr, au-delà des différences, quelque chose est commun entre Un Ennemi du peuple et Mort à Venise… Peut-être ce commun concerne-t-il la solitude, voire la marginalité que partagent Stockmann et Aschenbach. Peut-être ce commun tient-il aux territoires aquatiques que sont la station thermale du village du docteur et la Venise lacustre du musicien en villégiature. Peut-être est-ce encore la maladie et « l’épidémie » dont l’une est liée à la pollution d’une nappe phréatique, quand l’autre tient au choléra… Peut-être est-ce encore l’interdit, ou le silence tumultueux des consciences… Sans doute Ostermeier a-t-il là-dessus un avis qui échappe au spectateur.
D’un point de vue dramaturgique qui concerne la mise en scène, disons encore que le geste d’Ostermeier se trouve ici, dans Mort à Venise, reconduit en la convocation d’un « arrêt » qui interpelle le public et rappelle que la pratique du théâtre doit rompre avec l’hypnose. Moment que l’on ne confondra pas avec un cabotinage ou un divertissement, mais qui participe pleinement de l’idée de participation active du spectateur sur un point d’interprétation, une question poétique qui engage chacun à s’interroger sur la signification de ce qui est vu et la façon de le rendre. De la même manière, on retrouve également le goût du metteur en scène pour la déconstruction ou l’érosion, ce goût de « salir », dirions-nous, et qui correspond en définitive à rendre visible ce que dissimulait l’ordre. En cela, le désordre scénique, chez Ostermeier, n’est jamais qu’un théâtre qu’il transforme en chambre d’écho plastique et sonore, gestuel et matériel. Il s’impose de manière explosive, là où les cérébralités des personnages sont le plus souvent dans l’implosif. Manière encore de faire du théâtre un chantier, ou pour le dire autrement, le lieu d’un dévoilement et un espace en mouvement comme, par exemple et pour ne souligner que ça, la mise en place d’une équipe vidéo qui, sur le plateau, tourne et donne ainsi à regarder ce qui passerait inaperçu. Ce qui, de la nouvelle de Thomas Mann, n’est pas narré, mais montré.
Et de regarder Aschenbach se maquiller, et offrir un visage grotesque occuper tout l’écran vidéo, là où Mann narrait, après qu’Aschenbach est passé entre les mains des artisans cosmétiques, la manière dont le chanteur se découvrait « dans la glace un adolescent en fleur ». Image contrariante et violente qui se superpose à la voix douce et déclinante de celui que l’on écoute depuis le début chanter une solitude, un isolement, une douleur… Image visuelle qui rompt avec l’image acoustique et révèle la cruauté du temps qui traverse le regard des autres quand il vous dévisage.
Aussi, alors que l’action presque muette des personnages et le jeu des comédiens continuent à « faire action » ; alors que les kindertotenlieder de Malher s’écoutent et par fragments sont imprimés en surtitrage ; que l’on peut lire en français ce qui se chante en allemand : Me voilà coupé du monde / Dans lequel je n’ai que trop perdu de temps […] Je suis mort au monde et à son tumulte / Et je repose dans un coin tranquille / Je vis solitaire dans mon ciel / Dans mon amour dans mon chant…
Et qu’il est donné de suivre des fragments de la nouvelle de Thomas Mann à travers la voix du narrateur, souffleur, traducteur qui demeure à vue en cabine, on mesure que l’occasion de revenir à Mort à Venise (la création eut lieu au TNB) était une manière faire entendre un chant. Peut-être juste un CHANT.
Quelque chose peut-être qui ferait de ce Mort à Venise un lointain écho à une tradition chorale où l’on entend la MORT…A-VENIR.

]]> « Les acteurs de bonne foi » de Marivaux à la cité théâtre de Caen ou Comment faire feu de tous bois https://www.insense-scenes.net/article/les-acteurs-de-bonne-foi-de-marivaux-a-la-cite-theatre-de-caen-ou-comment-faire-feu-de-tous-bois/ Tue, 31 Dec 2013 18:22:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=567 Cadeau ! C’était ce jeudi 19 Décembre dernier, à la cité théâtre à Caen ; les jeunes apprentis comédiens d’Actea, nous ont sorti, sous la houlette de François Lanel, un Marivaux de derrière les fagots : « Les acteurs de bonne foi » Le pitch Madame Amelin richissime personne dote avantageusement son neveu Eraste pour qu’il puisse épouser la jeune fille qu’il aime, Angélique fille de Madame Argante elle-même passablement désargentée. Pour remercier Madame Amelin de ses largesses ; Eraste commande à Merlin, son valet, un divertissement. Ce dernier veut donc mettre à l’épreuve de la jalousie Lisette son amoureuse et Blaise, le fiancé de Colette en jouant avec elle, une scène d’amour. Bien entendu, Merlin voit son plan comblé au-delà de ses espérances. Il séduit Colette qui tombe amoureuse de lui au grand dam de Blaise et Lisette. Mais ! Mais voilà Madame Argante ayant eu vent du divertissement qui se préparait va prier Madame Amelin d’en interdire le paraître. Du coup Madame Amelin, loin de complaire à cette demande, va intriguer d’annuler le mariage jusqu’à ce que Madame Argante vienne à résipiscence et pousse la complaisance jusqu’à se vouloir souffleuse du texte. Happy End.
Détour
Gouleyant, distrayant « les acteurs de bonne foi » nous furent un bonheur pur fruit du labeur auquel peut et doit s’employer une structure de formation.
C’était Noêl avant l’heure à quoi devrait succéder un Noêl après l’heure, puisque Actea va reprendre ses « Clownesses », le 17 janvier prochain, à Bretteville l’Orgueilleuse.[1] Attention ! Spectacle Evénement, à ne rater sous aucun prétexte, que l’on soit amateur de Clown ou pas. Les clownesses c’est tout simplement du théâtre porté à incandescence. Un diagnostic sans complaisance, passé au vitriol du rire, de la société telle qu’elle est et telle qu’elle nous hait les uns, les autres. Ça cogne et ça ébranle d’un souffle joyeux et corrosif. Bref, ça nettoie et ça déménage…On n’en sort pas intact.
Retour
Passée cette diatribe qui vous prive de toute excuse si vous ratez le coche ; venons-en aux délices de la soirée du 19…à ces « acteurs » qui, pour être de bonne foi, n’en furent pas moins bien avisés de nous régaler de leur travail. La petite bande se compte une neuvaine avec adjonction d’un François Lanel dans la fonction du passeur, garant d’une juste circulation des idées, de l’emploi pertinent des situations.
Le 19 décembre dernier, c’était la bonne heure que d’être présent à la Cité-Théâtre. Il fallait pressentir la bonne affaire …Et une assistance plutôt dense en avait subodorer l’occurrence.
Comme quoi les bons plans circulent de plus en plus, sous le manteau… Et depuis quelques temps, la rumeur prend corps que du côté d’Actea, une aventure artistique s’origine, et s’impose jour après jour dans le paysage ; les corps que l’on dit constitués ne devraient pas manquer d’observer le mouvement et de s’en prévaloir.
En attendant, c’est véritablement une troupe en gestation à la rencontre de laquelle, on peut aller et ce 19 devrait se marquer d’une pierre blanche : naissance et émergence d’une équipe pleine de talent avec laquelle il faudra désormais compter. Leur nom : Adélie Duteil, Julie Hega, Clémence Kronenberg, Amandine Plessis, Maxime Gosselin, Félix Lefebvre, Clement Paly, Amir Sharifi, Quentin Vernede.
« Alors qu’est-ce qu’on apprend aux acteurs dans une civilisation qui est en train de cesser d’ être mandarine, qu’est-ce qu’on a le droit de leur apprendre ?
S’entraîner à exprimer l’imaginaire dans toutes les formes et selon toutes les conventions existantes ou à inventer, décrire ses propres fantasmes, leur donner vie dans des formes. C’est le noyau d’un enseignement moderne du théâtre ».
Antoine Vitez Mai 1968
Mettre en exergue cette profession de foi d’Antoine Vitez, à l’occasion du travail présenté par les comédiens d’Actea, n’est pas fortuit non plus que la date 1968.
La fraîcheur et la vivacité d’esprit dont ont témoigné les jeunes gens auront joyeusement réveillé ce genre de réminiscence et une belle et heureuse insolence aura rendu à l’imaginaire, ses vertus d’émancipation. Marivaux ? Antoine Vitez nommé directeur du conservatoire, en 1974, entendait bien en réclamer l’étude et l’approcher en ces termes : « Marivaux, la dolce vita. Une réflexion générale sur le badinage chez Marivaux, son caractère de classe. L’assassinat sans colère et le coît sans désir ». Programme plutôt inattendu et à quelques égards ; énigmatique : que voulait-il dire par « assassinat sans colère » et « coît sans désir » ? Comme si Marivaux ne laissait pas de nous interloquer. Ainsi du plaisir qu’on y prend de toujours s’en étonner. Du plaisir.
Quoique « les acteurs de bonne foi » nous fussent présentés comme un « work shop » c’est de la pièce et de l’auteur tels que la troupe en fit l’exposition qu’in fine, nous tirâmes un plaisir ineffable et de tous les instants.
La preuve par 9
Neuf acteurs, neuf metteurs en scène invités à nous délivrer leur point de vue sur la pièce et autant d’acteurs interprètes de leurs desiderata. Production d’un sens hypothétique de la pièce par dépôt ou déposition. En réalité le jeu des hypothèses comble au mieux l’appétit de sens, cela fait feu de tout bois et le spectateur fait son montage et sa synthèse. Quant aux jeunes acteurs, ils se montrent sous un jour nouveau, comme ayant parfaitement assimilé le maître des maîtres : un certain Stanislavski ( appelez-moi maître disait Vitez, rien n’est plus démocratique). Sans doute François Lanel usant d’une approche « méthodique » n’aura pas peu contribué à ce que la chrysalide devienne papillon. Il arrive donc que le souci pédagogique rejoigne et se confonde avec le goût de l’art. On ne s’en plaindra pas ! Et pour rendre grâce de ce qu’il a pu advenir, nous nous accommoderons et acquitterons ; ici, d’emblée d’un éloge circonstancié en faveur de l’exercice.
De l’exercice comme médium de la pratique d’acteur
L’exercice de théâtre que l’on tient pour un moyen, accède parfois au statut de fin. Il peut être alors le mieux disant de la pratique de l’acteur. Antoine Vitez en cultivait l’usage jusqu’à en faire un style …Et bien d’autres (Peter Brooks notamment) ont emprunté cette voie. Avec « les acteurs de bonne foi », les jeunes gens d’Actea –selon moi – ont pu parfaire la démonstration, au point que l’on peut s’interroger de savoir, si il eût été plus intéressant que la pièce se fût montée autrement. Doute…et forte présomption qu’il aura été judicieux et efficace qu’il en fût ainsi. Nous fut offert une lecture – quoique plurielle – et une appropriation possible de la pièce assez magistrale. Les ingrédients du succès ressortent de la pratique de l’exercice d’une part, de l’usage du fragment d’autre part. Pour ce dernier, le temps n’est pas si loin où le structuralisme nous offrit les ressources d’une compréhension nouvelle du monde. Le « fragment du discours amoureux » de Rolland Barthes nous titille encore dès lors qu’un « parlez-moi d’amour » requiert nos sensibilités. Amour, amour du théâtre et théâtre de l’amour, c’est encore Badiou qui récemment s’en donna le grain à moudre[2]. Le fragment tant Vitez que Vinaver s’en montraient friands, Vinaver ne manquait pas de souligner qu’un auteur l’était de la première à la dernière ligne et que piocher au hasard un extrait de l’œuvre n’empêchait que l’auteur s’y trouvât. Force de la métonymie. On ne disputera pas (et Marivaux s’y entend en l’art de « la dispute ») que le jeu des fragments ouvre sur un espace favorable à la controverse et à l’usage de l’esprit critique pour que finalement en bloc, on puisse s’emparer du sujet !
Chacun d’entre eux aurait pu s’intituler « dédicace » en tant que signature bienveillante et amoureuse du sujet, vivifiant un bon plaisir. Mais il fallait à tout ça une orchestration, que l’éclectisme ne vira pas au foutoir ou fourre-tout. Mine de rien, que ce serait-il passé sans un passeur ?
François Lanel aura trouvé le juste doigté, l’équilibre subtil, prêté l’oreille pour que chacun ait pu s’épanouir au bénéfice du collectif et en dernière instance, de Marivaux lui-même. Serviteur. Donc que vivent les fragments !
Exquises esquisses
Qu’est-ce qui a permis que la pièce s’accomplisse et que les comédiens s’épanouissent et que se révèle tout l’étendu de leur talent ? Talent s’entend ici comme savoir faire. La réponse tient donc en un mot qu’on n’aurait pas soupçonné porteur de tant de magie : l’exercice ! Plaisir de l’essai ! Exquises esquisses ! Travaux d’approches …Emois délicats des premiers instants. Art subtil (et sans doute théâtral d’être dans les commencements) : l’acteur serait celui qui vient au monde avec le nouveau projet. Il serait le promis ou promise du texte. Un fiancé ad vitaem eternaem. Cette fraîcheur Valérie Dréville, grande actrice s’il en est, en témoigne dans le délicat documentaire de Yannick Butel « Acteur de cristal »[3]. On fait avec ce qu’on est , l’expérience de ce qu’on n’est pas ! Nous explique en substance Valérie Dréville (qu’on peut dire stanislavskienne) et elle indique combien son art procède constamment de l’exercice.
On voit bien par là qu’être acteur, c’est rester en état d’apprentissage et se réaliser véritablement, implique qu’on n’en finisse jamais ! Ne jamais cesser d’apprendre un métier qui ne s’enseigne pas ! Voilà décliné l’heureux paradoxe dont nous ont régalé les apprentis comédiens d’Actea. Ne jamais se dérober à l’exercice et à l’expérience. L’acteur reste un nouveau-né.
Les jeunes acteurs d’Actea sont-ils de bonne foi ? On ne saurait trop l’affirmer, mais les penser, sur la bonne voie … Leur prestation dans Marivaux, nous en a donné une belle assurance. Reste à visiter l’exposition des faits et faire un relevé le plus précis possible des positions de chacun. Il revint à Clémence Kronneberg d’ouvrir le feu.
L’acteur de bonne foi serait-il poupée de son ?
Clémence K. devait d’emblée mettre les pieds dans le plat. A l’instar de ses copines Adélie Duteil et Amandine Plessis, Clémence s’interroge sur la manipulation. Où commencerait-elle et où peut-elle bien s’arrêter. Comment peut-on faire de quelqu’un sa chose ? Donc Clémence décide de pousser le bouchon au plus loin. Elle va dans la nuit des temps chercher à la lumière des chandelles un acteur de boite à musique monté sur ressort. Ça fleure le magasin d’antiquités, et ça pose la question d’un art théâtral traînant avec lui quelques archaïsmes d’un autre temps. S’il n’est d’art vivant que contemporain, la question via Marivaux n’est pas superflue. Après tout , depuis , une révolution et des droits de l’homme ( donc de la femme ? ) sont passés par là. Antoine Vitez, toujours, opérant à Caen , au sein de la Maison de la Culture, n’avait pas manqué de nous ( dont moi-même me comptant de ses élèves) en avertir : faire du théâtre ne serait–il pas une pratique d’antiquaire ? Avec Clémence K. la question a pu rebondir non sans drôlerie. Edward Gordon Graig[4] dans les années 1920, inventer le concept de Sur Marionnette en référence au théâtre oriental dont il avait observé et admiré les fondements. E.G. Graig posait ainsi les prémices ce qui allait devenir le théâtre du siècle jusqu’à nos jours. Marionnettes ? Clowns ? Objets ? Images et documents …L’acteur est devenu un bateau ivre et parfois un « radeau » comme il en flotte un du côté de la fonderie du Mans. On signale, qu’en ce lieu de tempête permanente des esprits, devrait s’y produire en février prochain, François Lanel himself.
E.G.Graig, a contrario des critiques de son temps, aspirait à élargir, élargir sans cesse, le champ et la base du travail théâtral. Il opposait au théâtre durable (classique, éternel, établi) un théâtre périssable de forme instable et évanescente, spontanée et improvisée (Marivaux eût-il soutenu le théâtre comme entité périssable ? ), il écrivait : « un théâtre périssable devrait pourtant avoir ses pièces qui, bien qu’improvisées, seraient élégantes, et même exquises » ( souligné par nous). On oublie un peu trop par les temps qui courent, que certains hommes de théâtre, en pincent pour le périssable (j’en suis) quand l’excellence culturelle aurait tendance à cultiver un théâtre d’allégeance au patrimonial, à travers de la reproduction dont Mr J-M. Villégier s’est voulu le chantre et dont certains « arts florissants » témoignent aussi à leur manière. Il ne faut pas croire que le théâtre périssable jouisse des mêmes droits et moyens et du même respect que le « durable » : peu s’en faut ! Veut-on un théâtre d’antiquaire ? Il n’est pas tellement derrière nous, quoiqu’on en dise, en attendant l’éclaircie[5]. Vous avez dit : diversité ? Le théâtre a tout à gagner que s’interroger sur sa survie, gagner juste d’y vivre. Le clivage théâtre durable , théâtre périssable n’a pas fini d’opérer …C’est même lui qui va impulser à la représentation des « acteurs de bonne foi », toute sa vitalité. L’éphémère bonheur d’en avoir eu jouissance. Il fallait y être. L’archaïsme de la chose, n’est pas dans la chose elle-même mais dans la circulation de l’information. Dans un monde du tout communiquant, s’entretient un réseau du bouche à oreille et des chemins de traverses qui font du plaisir, un secret bien gardé. Avec le prologue de Clémence K. loin d’avoir perdu ses plumes, Marivaux et ses acteurs seront interpellés à travers le goût du risque . Nous devions passer d’une fiction pédagogique à une réalisation risquée…Démonstration étincelante.
Du plein au vide
Un Marivaux de plus…Ou un Marivaux de moins ? À prendre ou à laisser ? Accumulation du capital ou dilapidation de l’héritage ? De quel côté, le cœur balance ? Avec le fragment rappelons que c’est par de l’en-moins que l’on s’accorde du plus ! Clément Parly en succédant à Clémence, va s’accommoder du plateau nu. Si Clemence K. fit d’un jeu d’ombre propice à l’intrigue et à l’érotisme avec surmarionnettes évocatrices (Fellini dans son Casanova usa aussi de l’avatar qui n’est pas sans répondre au « coît sans désir » qu’interroger Vitez) sa mise en bouche, Clement P. y mit le son … Ou plutôt, n’y mit que le son.
L’image peut-elle imiter le son, s’originer du son ?
Plateau nu. L’affaire se trame sans image scénique, sans cadre, sans encadrement. Initialement la rumeur, une vague rumeur capte l’oreille. Clement P vient au texte par la puce à l’oreille. Chercher le son pour avoir du sens, et pour le son rien ne vaut mieux que faire l’âne. Un mot s’entend pour un autre. C’est la piste à suivre. En aveugle.
Un valet braillard pour un maître murmurant. Le part pris sera dit décalé… Production d’un vide. Comment le rendre salutaire, efficient ? Qui viendra le combler ? Comme Clémence se demande si un théâtre peut être là, Clément interroge un effet d’absence. Principe d’incertitude poussé à son comble. Acteurs à la peine là. Finalement le metteur opte pour le pieds de nez, celui des acteurs sera rouge. Rouge pirouette[6].
Ça déménage
Ascenseur social en panne. Descendez des gradins. Spectateurs conviés au plus bas. À ne pas descendre plus bas. Bas cul de fosse …Les acteurs vont tenir le haut du pavé. Bref Félix Lefebvre s’offre un jeu de miroir et un renversement des rôles. Y’aura ou y’aura pas, comme nos deux prédécesseurs, Félix plus que savoir si les les acteurs peuvent être sincères, s’inquiète de savoir si ils pourront paraître. Car Madame Argante n’en veut pas ! La chose ou la messe est dite par Jean-Jacques Rousseau dans sa lettre à d’Alembert.
Du théâtre faisons table rase !
Une révolution doit passer par là, et Madame Argante en clame la bien venue. Madame Argante dans cette affaire n’est qu’une spectatrice. Rétive parce que bien instruite de ce que tout acteur est un malhonnête, fieffé menteur et suppôt de Satan. L’acteur de bonne foi n’existe pas puisque c’est au pire ce qu’il se croît tenu de paraître ! La bonne foi : c’est le masque de toutes les perfidies. Le déguisement immonde et hypocrite d’un art qui repose sur le mensonge : Impasse totale ! L’imposture est politique dès lors qu’on en tolère le spectacle.
Théâtre et politique s’alimentent aux mêmes sources. Il faut prendre le taureau par les cornes, et Félix L. s’y emploie le plus radicalement possible. Puisque le spectateur emprunte par la catharsis une place qui n’est pas la sienne, il opère un renversement des rôles. Un renversement auquel la pièce se prête, via la querelle Amelin/Argante.
Félix L. s’amuse à jouer au chat et à la souris avec le public et nous fait entendre la querelle entre Madame Amelin très argentée, commanditaire du divertissement et Madame Argante intéressée au mariage de sa fille, tenante de l’amour pur. Qui l’emportera du théâtre allié au fric et aux puissantes classes supérieures ou d’un non-théâtre ( fête populaire) moral et sain répondant aux besoins du peuple. Car bien entendu, l’argumentaire de J-J Rousseau implicitement est à l’œuvre dans le refus de madame Argante. Le peuple n’a pas besoin du théâtre, aux moyens et procédés douteux, quand son sens de la fête peut s’employer sans calcul et en toute simplicité.
C’est donc les classes possédantes et qui se croient supérieures qui ont besoin par vacuité de faux divertissements pour tromper leur ennui. N’ont rien d’autre à foutre que se plaire et se complaire. Querelle de classe …La « politique » et le « contrat social » torpillerait le plaisir théâtral devenu un attribut valorisant des couches moyennes. Félix L . n’a pas choisi le plus facile que d’éjecter les spectateurs de leur siège,
Radicalité du questionnement : hep ! hep ! qu’est-ce que vous foutez là ? Quel sens ça a ? À quoi ça rime ? Qu’attendez-vous ? Le conflit frise la pantalonnade !
Dilemme ! Dilemme !
Ce n’est plus division du public façon Bertold Brecht c’est ceux qui en sont contre ceux qui n’y sont pas ! Les visibles contre les invisibles ! Sauf que la démonstration ne concerne que les présents. Effet pervers garanti. La cause est entendue.
KO et Règlement de compte à OK CORRAL
La part n’est pas égale et le jeu biseauté … Adelie Duteil va se charger de mettre les pendules à l’heure et faire rentrer dans leur rang de fauteuil, un public très fictivement divisé, réunifié dans la satisfaction de ses appétits petits bourgeois qui ne furent jamais réellement menacés. Foin des scrupules : la pièce aura lieu. Plus qu’Adelie D. notre chère Madame AMELIN va user d’un argument de poids : son fric ! La dame a les moyens de se payer qui et ce qu’elle veut : mariage, neveu, donzelle. De sa bourse liée ou déliée, elle gère à sa convenance le ou les destins. Tout s’achète. Elle a le beurre et l’argent du beurre. N’attend pas après une retraite chapeau. Carte sur table et fric à la clef, Madame Amelin va faire rendre gorge à la madame Argante ! Remisé au placard le manifeste contre la société du spectacle du sieur Debord. L’Argante n’a pas voulu du spectacle ? En mangera son chapeau. Deux acteurs de haute volée vont mener la corrida : un délice de vacherie à la Docteur Choron des grands jours. Du Reiser pur jus. Maxime Gosselin compose une Madame Amelin à la dent dure comme la scie meurtrière du killer de « Shining ». En monstrueuse personne, elle/il découpe en rondelle l’objet de sa ire. Théâtre d’horreur (de la cruauté ? ) qui va mettre Clémence Kronneberg dans un état second !
Vous avez dit :second ?
Etat semi-comateux, transes outrageusement trépidantes, agonie, débordements, Clémence K. vous sort le grand jeu : irrésistible.Fini la morale, les salamalecs et les chichis : le mal triomphe, inonde la scène, et trémousse les zygomatiques. On se déboutonne du bas ventre, on y va de ses bas instincts sans scrupules. On se paie une joyeuse pinte de franche rigolade. Saint Marivaux délivre nous du bien ! Redoutable puissance du fric qui dispose du cœur, du corps, du cul ! Ah la toute puissance infantile que voilà ! Entre le Maxime G. qui nous la joue à la brésilienne, haut en couleur et la Clémence K. ravagée d’humiliation … Le public, ce cher public, se pousse du col dans son addiction de drogués du théâtre. Il se pousse au crime, et en redemande : cogne ! cogne !
Avant d’être théâtre de boulevard, il fut le théâtre, théâtre de boulevard du crime ! Frederik Lemaître y régnait en salaud crapuleux et crapoteux dont on voit avec délice, Maxime Gosselin prendre la relève.
Achève ! achève là ! Se surprend-t-on à l’encourager ! On est passé si près de la frustration …On le veut notre impromptu ! Du crime en direct ( le ressort inavoué de la télé réalité !) Notre lot d’humain inhumain ! Foi d’animal ! Foi des plus bas instincts ! De l’insondable cœur humain ! Diantre ! Qu’enfin quelque chose nous arrive… Tant pis si c’est fictif ou tant mieux : c’est no limits ! On en veut de la consolation …Merde ! Se consoler de tout ce mal dont on s’interdit l’usage, dont on se prive du plaisir ! À ce qu’on croit ! En tâter un peu quoi ! Ne serait-ce que du bout des lèvres…Un peu de crime ! Juste un peu ! C’est pas juste que seulement les capitalistes soient des salauds à l’abri des lois ! Pas juste cette impunité accordée aux friqués de tous poils. Pas juste cette putain d’inégalité devant la mort ! Même si on nous dit le contraire. Puisqu’on est mortel et que cette maladie on ne s’y fait pas, donnez nous du baume au cœur ! Moyen d’y croire ! Racontez- moi une histoire par procuration qui ressemble un peu à la mienne. Qu’elle a failli être, qu’elle soit, ou qu’elle sera. Madame Argante KO : place aux « acteurs de bonne foi ».
Il se lève le rideau rouge. Rideau rouge sang !
Nuit : un lit, grand et un petit : Amir Sharifi, citoyen iranien, ouvre la saga.
Prendre langue
L’expression est connu pour s’entendre, il faut prendre langue. Complicité et connivence autorisent les demi-mots. La nuit en dévore ou en étouffe donc une bonne moitié. Amir S. nous propose une entrée en matière nocturne. Elle sera, dans le respect du climax ainsi voulu, propice à l’écoute, à la confidence. La nuit tous les chats sont gris …Eh bien non, Amir S. va, au contraire, bien pointer et souligner que les chats ne sont pas des chiens et que les maîtres ne sont pas des valets. Celui qui ne trouve pas le sommeil, c’est Eraste (Maxime Gosselin déjà cité), le maître. Mauvais œil du maître qui ne le ferme pas ! La question de son mariage tient le jeune homme éveillé ; les péripéties d’un divertissement qu’il souhaite offrir à ses proches, le tracasse. Il n’a aucun scrupule à réveiller (on pourrait dire sonner !) son valet Clément Parly (excellent) pour une explication de texte. Car ce dernier, outre l’ordinaire de son service (entretien du corps du maître) doit aussi l’entretenir au mental et l’assurer du divertissement promis.
Pas étonnant qu’à travers ses obligations, le valet (sujet dominé) en arrive à stimuler une intelligence des choses de la vie cultivant son aptitude à renverser le rapport de classe et à l’exercice du pouvoir. Une révolution (1789) viendra corroborer l’hypothèse. Heureuse dialectique.
Mais pour l’heure, le serviteur, quoique abruti de sommeil, assure son office ! Que ne faut-il pas faire pour gagner son intermittence !Amir S. dessine très bien le contexte du rapport de classe dans lequel, le valet (ersatz de Marivaux) se pique d’écrire ! Le valet, bien nommé, Merlin (avec ce que cela suppose d’enchanteur et de pouvoirs magiques) se voudra auteur et vantera que ses chansons courent le Pont-Neuf à Paris. Ce qui ne manque pas de saveur quand on réalise que Marivaux jouissait en propre, du privilège royal de représentation concédé à l’hôtel de bourgogne où il opérait, moyennant quoi aucune représentation théâtrale n’était permise au Pont-Neuf. Les auteurs du Pont-Neuf contournèrent l’interdit et inventèrent alors ce qui allait devenir le « théâtre de foire ».
Un théâtre qui n’avait pas la permission rhétorique du dialogue. Il devait user de détournement pour exploiter le procédé.
Observons que le « théâtre du radeau » à l’instar du « théâtre de foire », n’utilise pas ou rarement le dialogue. Comme si le dialogue jouait comme trompe oreille de la réalité d’écriture d’un auteur. Il n’y a qu’un auteur qui s’entend dans des registres vocaux différends. Tout dialogue recouvre la réalité d’un vrai monologue peut-on hypothéquer en toute bonne foi.
Mine de rien, Marivaux joue sa partie avec malice et sait fort bien de quelle autorité procède un texte. Il sait comment cette autorité se négocie en phase ou pas avec le pouvoir.
Marivaux serait-il un « vendu » ou maître en l’art de la duplicité ? Au service de qui serait-il réellement ?
Quel rapport entre le commerce des sens et le commerce tout court ?
Quid des rapports marchands dans la réalité scénique ?
Quid des rapports de l’acteur à la prostitution ?
On y viendra à l’heure de conclure mais pour lors que nous disent les « acteurs de bonne foi » ? En tout cas ceux qui dans cette expérience passeront pour des inaptes à faire semblant (comédiens très accomplis !), les sincères, les « tel quels »… Ceux qui seraient à prendre …ou à laisser. Les laisser pour compte de la chose théâtrale ! On s’interroge, on s’interroge et comme dit Michaux « on cherche aussi nous autres, le grand secret! » Le théâtre appartiendrait au prisme du pouvoir, mais qu’adviendrait-il de ce théâtre avec un pouvoir capitaliste tombé en désuétude ? Notre Jean-Jacques Rousseau national n’y retrouverait-il pas ses marques ? Retour au sources …Arlequin n’est que l’avatar de la faim dans le monde ! Son combat ? un « struggle for life » jusqu’à plus faim. Sortir de la nuit des temps, de la préhistoire ? Amir S. sujet iranien cherche dans la langue de Marivaux, le sens d’une histoire qui puisse être la sienne. C’est bien de l’honneur et c’est bien du respect. Dans Amir, il y a ami.
Du rire comme moyen de décomposition du réel
Nous étions jusque là, inscrit dans la perspective, dans le lieu du Prince avec Adelie D. intriguant par exception un face à face. Amandine Plessis va nous offrir la tangente et se dérober au diktat de la perspective. Elle va nous offrir de voir de côté, là où ordinairement se tiennent les coulisses. À flanc de scène, elle découpe un encart, coin de grange. Elle acte un décentrement qui eut ravi Althusser grand penseur d’un théâtre qu’il voulait matérialiste. Amandine P. mine de rien, va par ce décentrement, très vivement éclairer le propos. Force des propositions symboliques. Biais. Voir de travers. La proposition scénique va s’avérer d’un très heureux effet. Effet de subversion au plus vif du sujet. À la fois dans l’épique par la mise à l’écart de l’autoroute (écart de conduite scénographique) et dans le dramatique ( regard sur les coulisses donc sur l’intime et le privé et la cuisine du spectacle). Cuisine : donc !
Le public est prié d’assister à une répétition impromptue.
Maître de cérémonie, Maxime Gosselin (toujours dans les bons coups) jouera Merlin, le seul « pro » estampillé Affaires Culturelles, labellisé « excellent », gère et dirige des débats. qui vont s’avérer fort tumultueux !. Dans un coin, Colette, interprétée par Adélie Duteil savoureusement nature et follement sympathique, impossible de lui prêter le moindre calcul, de la candeur et une innocence à toute épreuve, dans l’autre (coin) Blaise, le fiancé de Colette « donné » par Quentin Vernede qui s’y entend pour donner le change et nous la jouer au con, au benêt si vous préférez, enfin au dernier coin ( il y en à quatre bien sûr) en Lisette délurée et haute en couleurs Clémence Kronneberg, la moins chèvre du lot mais enfarinée quand même, essaiera de tirer son épingle du jeu. Quel jeu finalement que ce jeu-là ? Il sera au moins double ! Savoir si, venant de l’humain, il peut en être autrement : là pourrait bien être la question.
En tout cas, au jeu du chat (Merlin) et des souris (les trois autres) …Les quatre comédiens vont nous offrir un moment de théâtre absolument époustouflant ! Côté principe de naïveté, Adélie, Quentin et Clémence vont se faire un prénom dans l’affaire. Débordant d’empathie, on oublie les acteurs … On les aime ! on les chérit ! On les embrasse ! On les adore !
Irrésistibles !
Ils s’en donnent à cœur joie et vrai de vrai , on ne peut que rire de bon cœur à leur amateurisme (si savamment calculé), à les voir avec l’amour si bien chevillé au cœur et au corps ! On s’y trompe et comme on aime s’y tromper ! On oublie savoir faire et travail acharné pour juste vivre un moment de grâce. Comme une chanson populaire !
Gratitude !
Y a pas de mal à se faire du bien … Ces « acteurs de bonne foi » qui veulent cachetonner ne savent pas tricher ! Un comble du plaisir vient de ce leurre (car en réalité les « trois » montrent un art consommé du faire semblant ) On ne demande qu’à y croire ! Voilà mise à nue l’amour du théâtre, l’amour d’un mensonge si vrai ! Juste ce que tu sais faire : le minimum ! ( autre tube !) Et le Merlin, valet metteur en scène qui ne demande qu’à mettre, (mettre quoi et où ? ) les aime ses comédiens, absolument ! Béatrice Dalle[7] (et tant d’autres) déclarait récemment à la télé, répondant à la question qu’attendez-vous d’un metteur en scène ? Elle répondait donc : « qu’il m’aime ! » « c’est tout ce que je lui demande ; « qu’il m’aime absolument » Alors Merlin, alias Maxime G . n’est pas avare de tendresse et de bienveillance ; il s’amuse autant qu’il amuse. C’est du Charlot, Buster Keaton et Marx Brother réunis. Un délice de justesse rythmique et technique qui confine à la virtuosité. Virtuosité qu’on trouvait à l’œuvre dans ce monument que fut « Arlequin serviteur de deux maîtres » de Strelher[8]. Comme si, et la facture du jeu réglé par Amandine P. se voulait « classique », comme si une certaine perfection du savoir faire pouvait atteindre un degré de réalisation complètement euphorisant. Pur instant de joie. Autre détour chez metteur en scène de référence, la scène présentée ne fut pas sans rappeler le célèbre « Georges Dandin » de Planchon/Molière. Même trouvaille politique, à savoir que le drame de Dandin tient certes dans ses déboires conjugaux mais ce que Planchon aura pointer c’est que le dit drame avait lieu au vue et su de tout un monde. Le monde des ouvriers agricoles vacant dans la ferme. Et voir ces témoins oculaires occultés (les grands acteurs du drame les ignoraient ) réduits à néant, nous éclairait sur la lutte des classes et la place des muets. Les muets, au théâtre, c’est toujours et encore le public jusqu’à nouvel ordre. Donc introduit au plus intime des acteurs serviteurs de Marivaux, l’opportunité nous était offerte d’une complicité …De classe. Rire avec eux, fut-ce d’eux, nous rendait à notre humanité première. Celle des gens d’en bas dirait Brecht et nous a dit Amandine. Avec sa scène , cette jeune fille, au demeurant jolie comme un chœur, nous a chorégraphié un ballet de chutes et d’équilibre et de rebondissement en rebondissement, permis que se débondent nos cœurs. Belle fabrique du commun qui nous autorise un petit détour par Jacques Rancière.
Intensité de la question politique
Dans la tradition marxiste, le dominé doit se préparer à renverser le dominant et doit s’en donner les moyens. L’organisation révolutionnaire structure ses militants en collectif intellectuel pour appropriation de tous les savoirs. La conquête du pouvoir est à ce prix. Cela intéresse autant l’art que la science. Althusser, Gramsci et aujourd’hui Jacques Rancière auront œuvré ces questions. Les « acteurs de bonne foi » ont été réalisés par un jeu d’ échange des savoirs. Une conscience de soi, du collectif, de « Marivaux », de l’acteur, du non acteur, de diriger et être diriger, de dégager un point de vue, de s’engager dans un autre : tous ces ingrédients procèdent d’une vision politique. À l’évidence le produit fini témoigne d’une mise en œuvre non mandarine ( on ne perd jamais de vue l’ami Vitez) de l’échange des savoirs. Ce qui ne veut pas dire que les savoirs se distribuent également en chacun… Ce qui semble avoir été opérationnel, c’est bel et bien, l’économie de la hiérarchie. Et c’est là que Rancière nous interpelle. Que dit-il dont semble-t-il les neuf +un ( 9 apprentis comédiens + François Lanel) ont fait leur farine ; ceci qui se relève dans « le partage du sensible »[9] que la pratique de l’égalité ne procède ni de la communion ni de l’offrande ( illusions morales), que les différentiels de savoir existent, que pour autant une égale capacité et intelligence peut se structurer et organiser la pratique. Ainsi la diversité loin de l’empêcher, à permis que le groupe accouche de la logique politique qui travaille Marivaux d’une part et de ce qui lui échappe d’autre part. Le plein et les manques. Finalement une vision assez accomplie de cet auteur. Beau travail par le moyen d’une belle organisation.
Les « acteurs de bonne foi » des neuf+ un, ont constitué un moment d’une grande intensité politique. Voilà ce que le détour par Rancière nous souffle à l’oreille.
Armande Du Plessis ci devant actrice
Au sortir de son estimable performance de metteuse en scène, Amandine Plessis a gagné ses titres de noblesse d’actrice confirmée. De là , à la qualifier d’Armande du Plessis nous n’avons pas résisté à molièriser son patronyme. L’actrice en subtile complicité avec Clement Parly va nous régaler d’une sortie de route (acting out) du texte parfaitement fondée. C’est Julie Hega qui va organiser cette transgression très intelligente et que Marivaux eut cautionné à coup sûr. Comme quoi la juste fidélité peut entraîner à des détours aussi risqués que possibles dès lors qu’ils restent pertinents. Julie Hega (la très belle Julie Hega) va jouer de l’aparté et de la didascalie pour écrire un poème (d’amour) très original quoique très inspiré de Marivaux. Julie H. se permet d ‘épouser Marivaux pour le meilleur et pour le pire. Nous eûmes à partager le meilleur quant au pire il fut renvoyé au calendes grecques. Une didascalie ce n’est jamais qu’une indication d’auteur ou de metteur en scène, voir de l’acteur à lui-même. Julie H. va donc rendre transparente cette foison d’indications. À quoi peuvent penser des acteurs (de bonne foi) quand ils jouent ? Brecht avait fait le même exercice avec ce à quoi pouvait penser une strip tiseuse quand elle se déshabille ! Pas triste … La striptiseuse pense aux courses à faire, payer son loyer, au comportement « déplacé » de certains clients ! À quoi donc pensent nos Amandine et Clément quand ils jouent une scène d’amour ? Je vous le donne en mille : à …À … « s’envoyer en l’air » Eh bien non ! Avant que d’en arriver là dont on ignore la bonne ou mauvaise tournure que ça peut prendre, on tombe.
Voilà, on tombe …amoureux. Fini la comédie ! On s’aime pour de vrai .. On ne fait pas semblant ! le moindre doute gâterait le plaisir qu’on y prend. Donc Amandine et Clément censé jouer une scène d’amour vont finir par ne plus pouvoir la jouer … Voilà ;, la délicieuse mauvaise pente ou la perfide Julie H nous entraîne … Et la voyant , à un tel degré de finesse perfide, j’invite tout metteur en scène intéressé par « la double inconstance » à auditionner Julie, car il trouvera en elle une « Flaminia » redoutable. L’alliance de la beauté et de l’intelligence au service de la transgression c’est une promesse d’autorité. Comme l’a définie François Perrier[10] : « L’autorité n’est que ce qui d’une transgression réussie prend force de loi »
La proposition de Julie H. va donc prendre force de loi. Et l’amour des deux protagonistes devenir indiscutable. On en deviendrait envieux. On ressent un incroyable besoin d’étreinte …In contournable c’est comme ça qu’Antoine Vitez nous disait être le théâtre : une étreinte ! Ah que ce fut bon d’être dans ces bras là !Mais une rude épreuve devait nous attendre. Epreuve de réalité ! télé prise qui croyait prendre. Le rouleau compresseur de la télé réalité va faire de nous des rescapés du mariage à tout prix. « Qui veux épouser mon neveux » sera l’intitulé de l’émission produite par Quentin Vernede.
Attention, Ça va dépoter.
Télé pris qui croyait prendre
La télé réalité nous prend et non l’inverse. La « prise » de vue et de son et de tout ce que vous voudrez, c’est la chasse à l’audimat et chacun de nous en a la tronche. Spectateur moyen, archi moyen, de moyen âge ou du plus bas au plus haut, d’ici d’ailleurs et de nulle part, nous ne sommes que chair à canaux satellitaires. Bref Quentin Vernede va transformer l’affaire du mariage arrangée et dérangée en affaire propice au succès story de la vie télé.Plus fictif factice et artificiel, tu meurs ! Marivaux aurait-il inventé sans le savoir : la téléréalité ? Quête à outrance d’une vérité non jouée, d’une garde-à-vue permanente. D’un je n’ai rien à cacher de moi. Transparente opacité. Quentin V. va démasquer, user de l’enjeu de la pièce pour solliciter son ambivalence. Ou sa duplicité. Faire du théâtre jusqu’au leurre de faire croire qu’on n’en fait plus …Serait le postulat d’existence de la téléréalité. La bonne foi : critère de non comédie. Shakespeare usait de la métaphore : le monde est un théâtre et donc Marivaux serait déjà là, dans la réalité. Ready made. Faut juste mettre les caméras au bon endroit. Et mettre le fric qu’il faut sur la table. C’est parti ! On veut du plus vrai que nature ? En voilà. Moins ça joue et mieux on y croit. Ainsi les « acteurs de bonne foi » tombent ALLO. De la vraie connerie : vous avez dit allo ? Une vraie agonie, une vraie mort en direct : vous avez dit KO LANTA. Alors « Qui veut épouser mon neveu ? » a fait un tabac. La fiancée est là, en robe de mariée mais on présente au prétendant une rivale (moyennant grosse prime) le pauvre bougre résistera-t-il à la tentation ? Qu’est-ce qui fait le bonheur ? Le fric, la gloire, la renommée, les bons sentiments ? TENTATION . Inapte à jouer ? Bon pour le service de téléréalité. Le cinéma ? C’est la vie ! Vie d’Adèle ou de tartempion. Faut voir. Caméras cachés …Inquisition/Sécurité/ protection : Big Brother. Il n’y a plus de liberté que surveillée. Société de contrôle annonçait Gilles Deleuze. De la vie n’intéresse plus que le vice caché. Le dernier studio dernier cri : les chiottes !
S’y installer bonnement et y lire les « acteurs de bonne foi » pour ne pas s’y emmerder. Avec son « heureux , mon n’veu » Quentin Vernede a cogné fort. Nous étions au théâtre : art distancé s’il en fut ! Art du recul là où il n’y en a plus. Mot de la fin : la télé aux chiottes ! Comme c’est vilain ! Bravo Quentin !
Tirer un dernier coup …De fusil
C’est à Maxime Gosselin qu’il revenait de tirer le dernier coup …De fusil. Maxime G. dont on a assez dit de quel bois se chauffait son talent d’acteur, va proposer la thématique de la pièce à improviser . Il va donc en scénariser l’approche. L’objet réduit à sa plus simple expression : la jalousie. Aimer, tromper, Whâre Liebe, amour toujours, amour tout court, amour permanent, variable, interchangeable, intéressé, désintéressé … Epreuve ! Comment s’interroge Maxime G. cette histoire peut-elle bien finir ? Bon n’éludons pas la question des rapports. Sexuels s’entend. Ça couche à ça pas ? Alors Maxime G. traite l’aspect brûlant du sujet. Marivaux pudiquement s’en tient au flirt .. sans pousser plus loin les parties génitales de son propos. Maxime G. trouve qu’il y a là, quelque chose qui s’élude ! L’imprévisible éventail des pulsions auxquelles il redonne du jeu.
Alors forcément on s’éloigne de l’aimable divertissement pour envisager une fin moins, beaucoup moins badine (de badinage). Place au latent, au sans dessous dessus, à l’imprévisible, à l’incontrôlable …Au retour du refoulé comme disent les psy. Bref, ça peut nous péter à la gueule ! Voyez-vous … Apprenti comédien comme variante de l’apprenti sorcier. On aborde au rivage du chamanisme et de l’anthropologie. De fait tout se joue et s’avoue dans l’image sulfureuse de l’homme au fusil : Félix Lefebvre, alias Blaise. Il ne joue pas , il met en joue : nuance ! Le Merlin (Quentin Vernede) lui a gaulé sa meuf, la Colette (Julie Héga) sacrée roulure pas bien regardante où elle gare ses fesses ! Et la Lisette (Amandine Plessis) attend son heure. Elle endure mais n’en pense pas moins ! Six mois à la diète, six mois qu’elle privera son Merlin de toutes privautés et autres attouchements ! Une éternité à une époque où la moyenne de vie était de 25 ans dans les classes populaires.
Y’a donc bien de l’eau dans le gaz russe. Et si le Blaise renonce à tirer son coup( de fusil), le coup de théâtre n’en a pas moins eu lieu. Il était le coup de la fin. Un seul. Restait à applaudir ces jeunes gens qui deux heures durant firent don d’eux-mêmes car ce fut de ce juste don qu’ils honorèrent la question posée : être acteur de bonne foi, ils le furent. Pour notre bon plaisir et le leur.
Epilogue
Il n’y a pas lieu d’épiloguer car ce serait bouder son plaisir, pourtant notre société vient de s’agiter de la lourde question de la prostitution, ou plutôt de la volonté d’abolir la prostitution. Evidemment, il paraît difficile d’avoir eu à goûter du Marivaux sans imaginer quelques interférences avec cette actualité là. Où commence et ou s’arrête la prostitution.
Qu’est-ce qu’un corps prostitué ?
Qui donne un plaisir ? lequel ? Sexuelle ?
Où commence et où s’arrête le sexe ?
Le corps sexué, érotisé, aimable ?
Bon, pudeur oblige, on voudrait s’épargner de mouiller et éclabousser les acteurs et autres bêtes à spectacle des sordides considérations sur la prostitution. Mais ce serait bien tartuffe de par trop ignorer que la question se pose ! Oui, j’avoue en tant qu’acteur me sentir en lien avec la prostituée. Oui, en dépit des liens que l’on dit sacrés du mariage, la prise en compte des aspects matériels (cf la dote en inde pour les filles) comme vecteur qui autorise un vieillard a épouser une jeune fille, qui fait qu’un vieux riche paraît moins démuni qu’un vieux pauvre : comme c’est étrange, comme c’est bizarre. Alors où s’arrête et ou commence la bonne foi ? Je laisserais volontiers à Beatriz Preciado philosophe catalane et espagnole, le soin de répondre, au moins pour partie, à mes interrogations, au moment ou le pouvoir réactionnaire en place à Madrid remet en cause le libre droit des femmes à disposer de leur corps. Tout se tient.
Beatriz Preciado a écrit (libération DEC 2013)
« La question marxiste de la propriété des moyens de production trouve dans la figure de la travailleuse sexuelle une modalité exemplaire d’exploitation. La cause pre­mière d’aliénation chez la prostituée n’est pas l’extraction de plus-value du travail individuel, mais dépend avant tout de la non-reconnaissance de sa subjectivité et de son corps comme sources de vérité et de valeur : il s’agit de pouvoir affirmer que les putes ne savent pas, qu’elles ne peuvent pas, qu’elles ne sont pas des sujets poli­tiques ni économiques à part entière. Le travail sexuel consiste à créer un dispo­sitif masturbatoire (à travers le toucher, le langage et la mise en scène) susceptible de déclencher les mécanismes muscu­laires, neurologiques et biochimiques régissant la production de plaisir du client.
Le travailleur sexuel ne met pas son corps en vente, mais transforme, comme le font l’ostéopathe, l’acteur ou le publiciste, ses ressources somatiques et cognitives en force de production vive.
Comme l’ostéo­pathe il/elle use de ses muscles, il/elle taille une pipe avec sa bouche avec la même précision que l’ostéopathe mani­pule le système musculo-squelettique de son client.
Comme l’acteur, sa pratique re­lève de sa capacité à théâtraliser une scène de désir.
Comme le publiciste, son travail consiste à créer des formes spécifiques de plaisir à travers la communication et la re­lation sociale.
Comme tout travail, le tra­vail sexuel est le résultat d’une coopération entre sujets vivants basée sur la production de symboles, de langage et d’affects.
Les prostituées sont la chair productive subalterne du capitalisme global.
Qu’un gouvernement socialiste fasse de l’interdiction des femmes à transformer leur force productive en travail une priorité nationale en dit long sur la crise de la gau­che en Europe. »
Théâtraliser une scène de désir ?
Que la liberté guide nos pas. Je vous embrasse.
Jean-Pierre Dupuy 28 Décembre 2013
[1] Coordonnées : Le Studio Place des Canadiens Bretteville L’orgueilleuse. lestudio@brettevillelorg.fr tel 0231950130
[2] Alain Badiou « Eloge du Théâtre » et « Eloge de l ‘amour » chez Flammarion
[3] « Acteur de cristal » Production Pays des miroirs production.paysdesmiroirs@free.fr
[4] On relira avec bonheur « le théâtre en marche » d’ Edward Gordon Graig chez Gallimard. Ses écrits du début du siècle dernier n’ont rien perdu de leur audacieuse corrosivité.
[5] Un mouvement théâtral trouverait sa pertinence à travailler l’éclaircie, ce n’est pas douteux.
[6] Se mettre un faux nez c’est aussi se mettre en nouveau-nés. Clement Parly permet donc à ses acteurs Amir Sharifi et Quentin Vernede de commencer par où ils ont fini.
[7] C’est le moment de signaler que l’ami David Bobée devrait bientôt diriger Béatrice Dalle. Pas de doute que David saura remplir le contrat !
[8] Evidemment ayant couru le spectacle et pour l’avoir vu deux fois, je peux assurer que produire de la joie s’accommode très bien de l’effet produit par les plus hautes performances techniques. La performance réglée par Amandine P. ne durait que dix minutes …Lapse de temps qui sans doute en a permis la réalisation effective. Quand même : chapeau !
[9] Cette réflexion doit beaucoup au dernier ouvrage de Olivier Neveux « Politiques du spectateurs »Edition « la découverte » 2013
[10] In « la chaussée d’Antin » François Perrier . Collection 10/18 chez Bourgeois..
http://www.acteaciedanslacite.fr/

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Passim : les réderies du Radeau https://www.insense-scenes.net/article/passim-les-rederies-du-radeau/ Sat, 07 Dec 2013 18:25:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=574 passim_le-chable.jpg
C’était en novembre 1998 et François Tanguy revenait sur son lien à la pratique de son art, sur Le Chant du Bouc alors qu’il présentait Orphéon Bataille-Suite lyrique au campement-Ferme du Haut-Bois Saint Jacques de la Lande. Je cite : “L’état de veille […] pendant deux heures, nous sommes dans ce flottement de la perception qui nous occupe tout le temps mais qui est occulté par ces écrans qui s’interposent pour nous dire ce que l’on a perçu. Cette veille peut plonger dans la perplexité ou la rage, mais constitue une contribution au travail de l’espèce humaine”. Et de regarder Passim (titré anciennement “Noces et Banquets” qui reste imprimé sur le ticket) comme un geste qui prend naissance dans la fidélité à cette pensée de la “veille”. Passim que l’on écoute et regarde comme un prolongement aux créations antérieures modelées sur la disposition et l’agencement de fragments poétiques, lyriques, symphoniques… occupant un espace dont on est familier, que l’on reconnait et qui nous habite. Comme si, à chaque fois, jour après jour et années après années, la bande du Radeau, au lieu dit la Fonderie, nous invitait dans leur cuisine ou usine, voire arrière-cuisine… et aussi “salle de réception”, à retrouver dans Passim, ça et là, un tour de main.
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Une salle de réception…
Un peu moins qu’une private joke qui renverrait à Noces et Banquets, il faut imaginer que la Fonderie est toute entière une salle de réception. Comprenez un habitat où les frontières et les fonctions, délèguées à l’espace dans la logique HLM, n’ont plus vraiment cours. Et tout commence à l’entrée où, ici, à moins de deux mètres de la porte alu, un arbre est fleuri toute l’année d’une guirlande d’ampoules champêtres qui se regarde comme des fruits surréalistes. Quand le feuillage est dense, ils disparaissent. Mais en hiver quand l’arbre prend ses couleurs beckettiennes, ils se donnent au regard comme les voyelles rimbaldiennes : rouges, vertes, bleues… Et il n’est pas rare d’entendre alors un fumeur et une fumeuse converser – sous ces étoiles colorées arrivées à maturité, dans la proximité de cette écorce artaudienne – à un mètre de cette cime humble qui donne la juste mesure de l’humanité. Au-delà de cet arbre, que l’on regarderait comme la survivance frêle d’un jardin ouvrier, se prolonge le Radeau.
C’est le lieu où se découvrent le hall et ses grandes tables, son mobilier et ses bancs patinés, ses fresques murales de papiers encrés, ses collections de plantes, sa billeterie ambulante, sa cariole à potirons, son bar Alamo tenu par des volontaires d’excellence, ses armoires dépareillées et ses banquettes usées, ses salles de spectacle aux gradins rudimentaires et coussins de velours, ses ateliers de construction et ses remises aux accessoires, ses bureaux et ses chambres, sa cantine, son parquet en bois de chantier, ses bois partout… Et chacun de ces territoires parcellaires où se mêlent toutes les activités du Radeau a en commun un usage singulier de la parole… Ici, elle est une expression de la mémoire. Là, elle relaie les sentiments d’amitié pérenne et à venir. À la table d’à côté, la parole se fraie un passage entre les rires et les silences à l’évocation des Histoires qui sont nées à La Fonderie et de celles qui s’y dessineront… C’est, au sens premier du terme, un ensemble de salles de réception. Lieu des attroupements, des attentes et des attablements… espaces des impatiences quand on y vient voir une “création” comme des menus plaisirs quand on y prend son repas.
Dans la salle à manger que l’on ne distingue plus d’une “salle à parler”, la soupe, le pain, la carafe de vin… posés sur des tables en bois mises bout à bout, jouxtent la cuisine et ses marmites. Ici sont employés pour l’heure ceux qui bientôt ouvriront la nouvelle librairie “L’herbe repousse entre les dalles”. Toute une histoire que cette renaissance d’une Librairie née d’un engagement de plusieurs, du soutien de quelques-uns et de la mobilisation de tous autour de l’initiative du Radeau… pour faire exister quelques livres et, on l’espère, quelques lecteurs.
Ces lecteurs qu’évoque au cours du repas mon voisin de table Alain Mala, fondateur des éditions Cénoname. Lui, “à plus de 60 ans” comme il me le confie, s’est engagé à publier des textes en français, et aussi, entre autres, des auteurs étrangers qu’il fait traduire en français comme Märta Tikkanen (Finlande) ou Rafaël Menjivar Ochoa (Salvador). “Parfois 5 ou 6 ouvrages dans l’année… parce qu’on ne peut pas résister au plaisir et à la nécessité de partager des œuvres qui nous apparaissent rares et fondamentales” me dit-il.
Et de voir ainsi, jusqu’à tard dans la nuit, se dérouler le repas au rythme des conversations inattendues et amicales, et des humains qui passent dire “bonjour” et discutent un instant, au gré des allées et venues des uns et des autres, tel un rituel ou un pélerinage, vers la marmite à soupe qui trône sur sa table en formica…
“Tiens, je t’ai fait un bateau” me dit Laurence Chable en me tendant une serviette papier pliée selon les règles de l’art origamique… Trois mats que j’appellerai « Le Chable ».
“Salle de réception” dis-je, en entretenant la polysémie puisque le Radeau est un espace où le théâtre a lieu, et où vient d’avoir lieu Passim… que l’on aura regardé, écouté, reçu…
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Il y a longtemps déjà, c’était à l’occasion de Ricercar, dans le programme en papier kraft qui était alors la marque de présentation des spectacles du Radeau, on y parlait d’effet Topaze. C’est-à-dire, en référence aux multiples facettes de la pierre précieuse, à une esthétique du miroitement, du fragment et de l’éclat lumineux. L’effet Topaze désignait donc la façon dont une surface réfléchit, en la diffractant, une image. Cette manière dont un objet, une matière, une forme… venaient à voir sa structure unifiée se modifier quand elle était projetée. D’un certain point de vue, cet effet Topaze est le sceau du Radeau qui aura étendu ce principe à tous les constituants portés à la scène. On parlera ainsi volontiers de l’effet Topaze comme d’un monde de reflets pour les images, mais aussi pour les sons musicaux et lyriques, pour les textes qui sont dits, pour la structure scénographique et ses scintres, voire les comédiens qui endossent parfois des costumes proches les uns des autres… D’un certain point de vue, dis-je, l’effet Topaze est à l’œuvre dans la Grande œuvre de François Tanguy et du Radeau… C’est une marque de fabrique en quelque sorte. Et suivant et regardant Passim, c’est aussi ce qui était donné à voir, à entendre, et à sentir. Passim ou un mot latin pour désigner une occurrence qui revient, ça et là, en différents endroits. Une référence qui reviendrait non pas de manière aléatoire, mais de façon constante et irrégulière, au file des pages, au gré des poèmes littéraires et sonores, à l’ombre d’un geste ou d’une silhouette… Quelque chose, in fine, qui ressemblerait aux anagrammes dont parle Saussure quand, fou et interné, il imaginait que chaque poème était construit sur une infime référence récurrente, revenant d’un vers à l’autre, à peine distincte, presque illisible, mais présente…
Découvrant Passim, on dira de la création de François Tanguy que c’est peut être le lieu d’un double effet Topaze inscrit dans une logique de complément et de supplément. Il s’agirait alors de distinguer tout à la fois une création indépendante où les jeux de reflets sont présents et multiples, et simultanément une œuvre synthétique qui concentre et convoque divers états et gestes de créations antérieures. Passim matriochka en quelque sorte et Passim-puzzle aussi. Passim ou une pièce rhizome, tout à la fois travaillée, modelée et formée d’un geste qui ne lui est pas singulier mais récurrent d’une création à l’autre. Semblable et dissemblable, ressemblante et différente, identique et unique… entretenant avec le geste d’hier une filiation et un héritage, et parallèlement distincte et orpheline, promouvant les formes de l’oubli, de la solitude et celles de la mélancholie qui se donnent inséparablement de manière comique et dramatique. Convoquant l’hostilité humaine, l’incompréhension entre les êtres, les rapports duels intérieurs, les exigences stériles du monde, le poids des codes et des traditions, les alliances amoureuses tragiques… Passim est encore, et toujours, une séquence ou un épisode construit sur la convocation de tableaux qui ne forment pas une histoire mais rappelle la complexité de trajectoires et de passages pluriels qu’un ou une, dans les gradins qui accueillent les spectateurs, a forcément emprunté. Et de croire dès lors, que Passim nous rappelle le commun de nos existences qui empruntent toutes au mythe, à un poème, à une rime, à une figure, un personnage parfois… Non que nos histoires soient identiques aux œuvres qui en rapportent les avatars. Non que notre parole puisse copier ces destinées… Mais plutôt que ces fables et ces rythmes, ces sonorités et ses silences… nous inscrivent dans un monde de sensations auquel nous ne sommes jamais étrangers.
Aussi, à l’évocation de Lear et de sa décision radicale et violente se souvient-on de la brutalité, parfois, de notre aveuglement. Aussi à l’amour de Penthésilée condamnée par le clan des amazones se remémore-t-on la cruauté des lois, et l’interdit qui vaut aussi pour l’Armide de Le Tasse nous ramène à notre être aliéné. Aussi, à l’écoute du Tiergarten – ce Guernica méconnu – de Vassili Grossman, se rappelle-t-on ce qu’est le naufrage et l’errance…
À l’évocation de Pavese, à celle de Molière, de Calderon, de l’Arioste, etc… le déchirement (et donc la solitude), la décision ( et donc le regret), le choix (et donc la frustration), l’amour (et donc le deuil), la mort (et donc l’absence)… étaient comme autant de spectres, d’ombres poétiques et de formes limbiques empruntés à nos quotidiens. Comme si, et Michel Foucault de le souligner quand il lit le Quichotte : “le poète est celui qui, au dessous des différences nommées et quotidiennement prévues, retrouve la parenté enfouies des choses, leurs similitudes dispersées”. Comme si Passim, encore, à l’égal d’une œuvre qui ne serait que traduction de la vie, rappelait qu’il n’est de traduction que celle qui fait entendre “l’intimité des langues” (écrivit un jour Benjamin).
Ainsi, à regarder et écouter Passim, dans le prolongement et pour ainsi dire en écho aux poèmes entendus, et dans l’éloge musical et lyrique qu’observe François Tanguy en convoquant une kyrielle de compositeurs et d’interprètes, il y avait dans le jeu des variations, dans ces suites sonores, dans ces répétitions… tout un art du bégaiement qui, comme l’a défini Deleuze, est un art de l’épuisement et de l’évidement. C’est-à-dire de l’approfondissement et du façonnage au terme desquels apparaîtrait une vérité sensible. Instant de l’Apparaître qui, au sens où Arendt le souligne, n’est autre que le moment furtif où l’œuvre se détache du quotidien délabré pour venir hanter et s’imposer dans l’horizon humain. Moment où l’apparition est aussi renverse sismique, aussi puissante que le soulèvement d’une poussée tectonique, au point d’imprimer à la scène un pli sonore et verbal, visuel et plastique qui fera de Passim un relief à part. Un territoire des reliefs… Comprenons un ensemble complexe où la ruine plastique et matérielle voisine de l’autel poétique, lyrique et poétique forme et fonde un agregat de Mémorants (mot croisé dans Cantates qui désigne des seuils), au commencement et à la finale de l’architecture de Passim. Renversement, dis-je, où images et sons, pris dans une construction sérielle, font que chaque tableau s’appréhende comme un foyer de décantation. Là où le mouvement, le geste, la voix, la silhouette, la matière légère des visuelles et celle plus corporelle des comédiens… s’apparentent à des particules en suspension soumises aux lois de la gravitation et au monde physique. Là où dans le renversement ascension, comme chute, sont deux passages et deux pratiques de l’immersion dans le désordre des mondes sensibles.
p.a.s.s.i.m… esthétique du buvard hölderlinien
À l’image du geste furtif de Tanguy qui passe par le hall, un carton étendart à la main… À l’image de cette bannière improvisée, mal découpée, aux bords déchiquetés et où crayonné à la hâte “Hommage à Nelson Mandela” se lit… Juste à l’image de ça Passim pourrait tenir à cette “entrée” qui n’en est pas une, cet impromptu qui est une constance, cet engagement fugitif qui renvoie à une pratique archéologique de la trace, ce dépot (ici se retrouve la figure de la décantation), cette prise de position dans l’espace et de l’espace, cette fragilité de l’engagement qui ne tient plus compte des moyens, ce déplacement et ce geste mineur, cette scène et ce qu’elle écrit… Ça serait en quelque sorte la première image de Passim, hors cadre scénique et néanmoins trajectoire scénographique, où la course éphémère d’un corps, l’écriture et la matière déformée se mêlent et s’agencent afin de créer un mouvement inattendu : une scène.
Et Passim les multipliera ces scènes et ces motifs. Dans une sorte d’inflation, d’excès et de démesure, comme une déferlante, Passim livrera ses bruits et ses visuels, ces écumes picturales et ces partitions chorales. Passim qui, à contrario de la mode du pass qui n’est que réduction, serait une forme d’ampliation, de reprises et d’augmentations d’un acte précédent donnant au passé et au présent une valeur de permanence et de proximité. Car quelque chose est là qui, dans Passim, compris dans le dit et dans le vu, n’en finit pas d’être reprises, répétitions, insistances…
Quelque chose est là, dans la silhouette, dans le costume, dans l’art de fractionner et de diviser l’image, de reprendre un son et de répartir les couleurs… qui est une manière de repartir d’un point essentiel, d’un Ut majeur donné dans le chant, dans le musique, dans le poème, dans les écarts de voix… Quelque chose : une énigme – une forme de secret – qui attend d’être reprise ou de revenir à la scène, rendue à une forme visible et audible qui serait comme une manière de s’en approcher, d’y toucher, d’en saisir le secret par petites touches ou par retouches… Et d’ajouter que le nom de ce secret (on le comprend en regardant et en écoutant) est interdit et qu’il ne sera pas révélé par la représentation, mais qu’il viendra peut-être à se distinguer dans le travail qui a lieu sur le plateau. Qu’il n’est de secret, en définitive, qu’un geste qui se confond avec la tentative de rendre sensible un monde au-delà du langage. Qu’il n’est de secret, in fine, que dans le mouvement et l’articulation, bien plus qu’il ne demeurerait dans le nommé. Au vrai, Passim, et plus généralement le travail du Radeau qui a fait sien le lyrique et le poème, le livret et le livre, se tiendrait à l’endroit exact de ces arts qui, pour autant qu’on le devine et le sait, ne tutoient que les idées qu’ils approchent sans jamais les arraisonner. Plus que représenter donc, Passim est ainsi et peut-être seulement le lieu de la présentation… C’est-à-dire l’espace de ce qui vient, de ce qui est en chemin… ce qui est en mouvement.
Et de voir dans le jeu et les silhouettes de Laurence Chable, Patrick Condé, Fosco Corliano, Muriel Hélary, Vincent Joly, Carole Paimpol, Karine Pierre, Jean Rochereau et Anne Baudoux, un ensemble d’amorces, pris à différents siècles qui sont, pour chacun, un commencement, une tête de pont entre des histoires, apparemment distinctes, qui n’en forment qu’une seule au nom secret mais dont on devine qu’elle pourrait être celle du désenchantement…
Alors, dans la lumière ou dans l’ombre, au lieu de tableaux qui pour certains empruntent aux années noires de Goya, à la clarté des hollandais pour éclairer un détail, aux lignes cubistes de Demuth, aux plans larges de Hopper, aux ready made et autres foisonnements éclectiques et ornementaux de la peinture surréaliste… Passim se regarde comme un carrefour, un espace d’intersection et un précipité, une encyclopédie de couleurs et de plis, de murmures, d’éclats de voix et de bruits. Un peu comme si Passim, empruntant à l’histoire du buvard holderlinien, était ce buvard imprégné d’encres et de graisses, de sons errants et de gestes courants ; ce double fait de dépots fantasques, baroques et d’une cohorte de bibelots mallarméens s’écartant de tout ordre classique.
Passim ou une pièce d’hantologie, déployant un monde de spectres littéraires et musicaux, plastiques, poétiques et lyriques, pris dans des étaux de lumières où, ce qui reviendrait sans cesse correspondrait à un jeu de variations autour de l’image d’épinal de la Triste Figure. Celle de Penthésilée endeuillée articulant un chant de solitude éternelle, celle d’un guerrier statique et funèbre au casque flamboyant, celle d’un cavalier ou l’ombre d’un Don quichotte isolé, celle d’une âme perdue aux abois, celle d’un Roi aux cris de rages et de désarrois confondus, celle de sa fille au bras tendu et au corps terrassé, celles encore de soldats ou d’ombres implorantes parlant aux cieux comme Empédocle aux Dieux…
Et simultanément à ce “14 juillet” atemporel, à ces parades éphémères de révoltés groguis, d’anéantis éternels et autres âmes lézardées brutalement, qui se donnent dans des cadres isolés et qui sont exposées au quatrième mur, Passim est toujours le lieu du désarroi et de la dérision qui fait de ces spectres tragiques, aussi, des cadavres exquis grotesques… C’est-à-dire la somme duelle et travestie de jeux où le “je à la torture” est encore et toujours le recto d’un verso où se mettent en scène des jeux de rôles comiques, des situations burlesques et parodiques…
Passim, ça et là, régulièrement, offre ainsi quelques épisodes cocasses, étonnamment drôles quand quelques baffes intempestives claquent inoppinément et révèlent une caractérielle obsessionnelle ainsi qu’une victime innocente. Risible sera aussi le bal des balourds ou la chorégraphie d’un menuet – cette contredanse – perd en grâce et en noblesse, à cause de pieds et doigts empoulés. Marrant sera encore l’usage du postiche, mal adpaté, à contre emploi, de traviole ou anachronique qui vaut ici pour pastiche de couvre-chefs historiques. Comiques encore seraient l’esquisse de ces scènes de boulevard et d’ombres surprises dans les placards…
Et jamais l’équilibre n’est rompu dans Passim… Jamais l’une des tonalités ne vient plus haute que l’autre ; et ainsi le sérieux et le léger viennent, non dans l’alternance, mais dans la complémentarité, dans l’indissociabilité. Et ce, peut-être, parce qu’elles ont pour creuset la gravité. Comprenons que le léger et le sérieux tiennent à la direction que l’on donne à la gravité qui, tantôt est profondeur, tragique, dramatique, et tantôt perte d’un centre de gravité qui conduit au dérapage et à la glissade. Entre les deux, il n’est qu’à regarder les acteurs, cette manière de donner au corps cet air bancal ou athlétique, cette posture de pantin cassé ou d’être-souple, cet art d’être dans la parenté de l’Acétia ou le jumeau d’un clown… pour comprendre qu’ici, dans Passim, ça boîte, ça se déboîte, ça s’emboîte… ça se met en boîte….
Comme si Passim était un intervalle ou un espace intermédiaire – faisant le lien donc – entre un état et un autre, et nous rappelait la proximité et la parenté des états qui induisent qu’une comédie n’est qu’une tragédie vue de dos. Et que nous ne sommes que ce pluriel.
Passim ou l’espace du rare et des dératés, territoires de foirades sublimes et foire à tout aussi, là où le chancelant, le tatonnant, l’hésitant… sont les signes d’un théâtre qui n’est que reprises, et où le “se reprendre” reviendrait à se contenir et se ressaisir, sans vraiment y parvenir parce que c’est la vie, et qu’elle n’est que ce mouvement. Soit un mouvement fait des Réderies du Radeau… un territoire des songes et de l’extravagance, un embarcadère vers les rêveries.
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Lidelle https://www.insense-scenes.net/article/labyrinthes-paroles-sous-surveillance/ Sun, 03 Nov 2013 18:28:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=575 À Genève, au Théâtre de l’Usine, Karelle Ménine présente Labyrinthe[s]. Une création, une pièce, écrite et mise en scène par elle. Un travail d’équipe où à côté des comédiennes Valérie Liengme et Nina Langensand, on retrouve Vanessa Court (son), Jonathan O’Hear (lumières), Olivia Csiky Trnka (dramaturgie), Veronica Segovia (costumes), Robert Hatt (régie), et la musique de Brice Catherin… Sans oublier Laurent Domenjoz (homme de technique) et cuisinier incroyable qui, comme pour sa soupe aux noisettes, veille sur tout le plateau.
En forme de portrait…
Dans l’histoire de Karelle Ménine, le destin ne l’avait pas prévenue qu’elle viendrait à la mise en scène. Elle, journaliste un temps pour France Culture et la RTSR, “animatrice” critique et engagée dans le cadre des Rencontres à l’Ecole d’Art d’Avignon sous la direction Baudriller/Archambault, conseillère artistique et littéraire de l’équipe de Mons 2015… entretenait davantage un rapport à la performance, aux installations plastiques et sonores, aux dispositifs contemporains qui réfléchissent les énigmes du regard et de l’écoute. Dans la proximité des chorégraphes Daniel Larrieu et Thierry Thieu-Niang, ou accueillie en résidence d’écriture à la Chartreuse Villeneuve lez Avignon, Karelle Ménine pourrait être confondue à une sorte de “touche à tout” par qui ne la connaît. Ça serait se tromper sur son rapport au monde et à la pratique artistique, si tant est qu’elle veuille bien vous rappeler qu’il n’y a là qu’un tout et que le monde se donne sous diverses formes pour parler toujours d’une chose identique. Entre la Suisse, la Belgique et la France, KM arpente donc les plis et les recoins du champ social européen, avec sa perche son et son carnet de notes, déboulant de manière inattendue, parfois sur un coin de scène, parfois dans un espace sanitaire comme au Grü à la belle époque de Pralong.
Volontiers critique à l’endroit d’une société du spectacle qui gagne parfois la scène, elle préserve son quant à soi, sa liberté de paroles, son indépendance… en toutes choses, à commencer par les formes esthétiques qu’elle propose. Elle conserve son indignation aussi et réagit systématiquement en artiste politisée. KM, c’est un peu comme une boule de nerfs courtoise, élégante et radicale. Un condensé de coup de gueules et de tendresse. Adepte de la bouffe pas trop chimique quand elle en a les moyens, militante attentive pour les droits de la femme : son respect, sufragette en quelque sorte, KM n’est d’aucune cause mais de tous les engagements quand l’injustice se manifeste et que la menace pèse.
Enfilant un jean délavé pour une rencontre informelle, mais passant une robe noire avec fleur à la boutonnière pour une première… Karelle Ménine ressemble en définitive à ses créations. Elle est imprévisible, et fidèle à un geste. Un mot, peut-être, pourrait lui rendre hommage et témoigner de ce qu’elle est, en même temps que la cerner… certainement le mot d’exigence.
Le destin ne lui avait pas dit qu’elle assurerait une mise en scène, à l’automne 2013… Et pour la première fois qu’elle vient à cette fonction-là, Karelle Ménine proposait au Théâtre de l’Usine, à Genève, ses Labyrinthe[s].
Un titre pluriel, comme si dans un moment d’hésitation ou de doutes (qu’elle entretient aussi avec elle-même), Karelle Ménine avait privilégié la multitude plutôt que le singulier, la diversité plutôt que l’unité. Une manière a elle, encore, de poser d’emblée que la réduction n’est pas de mise. Labyrinthe[s] ou une mise en scène de Karelle Ménine, mais aussi un texte écrit par elle.
Labyrinthe[s].
“j’avais envie de me replonger dans la langue. Dans son fourmillement, ses contraintes, ses immensités. Ce projet part de là […] la langue est un labyrinthe, elle a des labyrinthes…” a écrit Karelle Ménine dans le programme distribué pour la représentation. Et tout le temps de l’écriture, alors qu’elle organisait une épopée d’hier à maintenant, du mythe du “destin” à un dialogue fondé sur le “Ich liebe… angst”, elle aura réglé l’écriture sur un principe ou une règle organisant l’aléatoire. C’est à partir “des personnages d’un jeu de carte” qu’elle aura combiné les formes de discours. Utilisant le carreau, le trèfle, le pique, le coeur… à la manière d’une Ophélie qui en énoncerait les qualités ; et recoupant ces symboles connus des joueurs de carte de Césanne avec des tons et des rythmes. D’une certaine manière, Karelle Ménine se sera faite cartomancienne, joueur de tarot et de poker, pratiquante de réussite, voyante si l’on veut… Ou, et plus vraisemblablement, héritière de Perec et des oulipiens, elle aura trouvé une forme ludique et une pratique plastique à l’emploi des alphabets à l’origine des mots et des phrases. Un principe a donc réglé son écriture et porté à extraire des cartes un plan permettant à la pensée de s’énoncer. Et c’est à partir de là que Labyrinthe[s] s’est construit poétiquement. Car jouant de l’association des cartes, chaque soir obéit à une logique qui précède le jeu de scène. Dans le hall, le spectateur invité à choisir une carte, ne sait pas encore qu’il organise ce qu’il verra. Et d’ajouter que ce soir, l’As de coeur, puis la dame de carreau et le valet de trèfle ont été tiré…
Et alors que le spectateur que je suis se rendait dans la salle en passant par les coulisses du Théâtre, alors qu’une procession de spectateurs muets empruntait des couloirs inhabituels dans un silence profond – tel le public de l’étrange histoire du mot urbanisme de Genet qui traverse un cimetière avant de sa rendre au “spectacle” – le plateau apparaissait dans l’obscurité lardée de brume et d’un brouillard léger. Telle une lande pris au Landscape de John Cage, dans le silence nocturne, c’est un ailleurs que l’on découvrait. Soit un espace théâtral qui nous accueillait.
Là, dans une partition construite sur trois temps, on écouterait tout d’abord un long silence gagné petit à petit par une musique déconstruite où le son d’un violoncelle se donne sous formes de fragments et de bribes laissant entendre distinctement les ruines d’une harmonie fragilisée. Moment vibratoire et ondulatoire que celui-là qui résonne sous le gradin et semble investir la chair et les corps. Puis, venant du fond du plateau et se plantant devant un pied micro, une interprète narre ce qui pourrait s’apparenter à une vieille histoire… un mythe. “Où il y a le destin ! où il n’y a pas de destin” rappelle la comédienne. La voix de Karelle Ménine est sobre, décidée et presque douce ; sa silhouette est immobile. L’actrice expose à la manière d’un Homère moderne les voies de ces deux options qui forment une épopée de quelques vers. Au terme de ce récit, commence alors un dialogue énigmatique entre deux figures. Un mur est évoqué. Une histoire de désamour est convoquée. Deux voix s’affrontent dans un déséquilibre à peine perceptible. Le duel tient au mot et tourne autour d’un seul énoncé “Ich liebe angst”. Énoncé dit, repris, allongé… Selon que le souffle le ponctue autrement, et qu’un blanc occupe l’un ou l’autre des deux intervalles, la signification est différente. “Ich”, isolé, me rappelle le travail de Klaus Mickael Grüber. Celui de la voix de Dionysos à l’orée des Bacchantes. “Liebe”, lui, est le mot archéologique et généalogique de tous les drames… Il miroite et rend ses éclats tragiques et heureux… “angst” est lui le mot trouble…. Angst ou peur, en allemand, évoque lui toutes les peurs : négatives ou pas. Peur d’aimer, ou peur d’être quitté… C’est un état.
Et de regarder le travail de Karelle Ménine comme un “Adieu à la pièce didactique” où les trois tableaux sont en correspondance sans qu’ils soient dans l’aliénation. Indépendantes, en quelque sorte, les trois “séquences” se regardent comme l’expression d’un chaos organisé dont chaque élément fait sens.
Sur le plateau, différents cables sont tendus. Épures ou traits rares, ces lignes verticales se regardent comme autant de fil d’Ariane, de fil de fer pour funambule, de fil du rasoir qui est aussi l’expression qui marque l’équilibre… Ils forment une structure mais ne délivrent aucun indice sur leur présence, sinon celle de la nécessité de donner au vide tout son volume. Sorte de repère ou de trajectoire marquée par quelque aiguilleur du ciel, ils sont une énigme visible autour de laquelle et à l’intérieur de laquelle les acteurs prennent place.
Alors, quand s’achève la première séquence musicale et sonore, apparaît Karelle Ménine. On la dirait sortie tout droit d’une BD de Bilal dans son petit uniforme à veste grise et double rangée de boutons blancs. Mais c’est plutôt, dans le prolongement du roman de Lewis Caroll, une sorte d’Alice de la Maturité. Grave, soeur de Cassandre aussi, l’immobilisme de Karelle Ménine en front de scène est impressionnant. Plus figure que personnage, elle est avant tout une voix qui fait entendre une brûlure. Quelque chose d’un ordre cérébral ou mental qui passe par le langage. Elle est aussi une sorte de prologue en surplomb du dialogue à venir… et qui arrive.
Moment dialogal qui s’ouvre sur la présentation d’une ombre éclairée en contre-plongé par la lumière d’un congélateur. Effet spectral en guise d’interlocuteurs. Et l’on comprend très vite dans l’échange qui s’engage entre les deux comédiennes que la parole n’est plus ce qui tisse un espace commun, mais seulement un file fragile, un lien dépassable et brisable à tout moment. Tout le temps du dialogue sera ainsi soumis à des moments de tensions feutrées, instables et récurrents à chaque prise de paroles… Temps d’aveu ou temps d’attente, de l’un comme de l’autre, il n’y a peut-être aucun espoir.
Le congélateur au coeur du plateau se regarde dès lors comme un espace archéologique, une sorte de boîte de Pandore… où la parole qui tournoie dans le cadre scénique n’est plus qu’une parole sous surveillance. Paroles dites à l’ombre des petites lumières prises dans les glaces suspendues qui tombent et se fracassent. Semblables à des ponctuations sonores imprévisibles, mais certaines.
Et de quitter Labyrinthe(s), moins une pièce de théâtre qu’un dispositif théâtral, en se disant que la parole est toujours le lieu d’une énigme, ici mise en scène, où parler et écouter n’est jamais neutre. Merci.

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La barque le soir … ombres marines https://www.insense-scenes.net/article/la-barque-le-soir-ombres-marines/ Wed, 30 Oct 2013 18:29:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=576 Repris au 104, après avoir été présenté à l’Odéon-Théâtre de l’Europe/ateliers Berthiers, “La Barque le soir” de Claude Régy fait ré-entendre “Voguer parmi les miroirs”. Un extrait du roman de Tarjei Vesaas La barque le soir où l’ombre marine qu’est Yann Boudaud donne à entendre un monde de frontières. Celui où “il peut y avoir une perception au-delà de la compréhension” dit Claude Régy à Gilles Amalvi.
Plus de vingt ans déjà…
Il y a chez le metteur en scène Claude Régy un geste reconduit d’une création à l’autre. Quelque chose d’identifiable et donc de rare. Quelque chose qui relève d’une attention profonde pour le territoire qu’est le théâtre qui interdit à toutes créations de ressembler à un spectacle. Une attention profonde, dis-je, pour la parole qui s’y déploie ; pour le mouvement qui règle la vie des acteurs sur la scène ; pour la lumière qui réfléchit un éclairage du monde ; pour le silence qui est à l’orée de chaque paroles et de chaque phrases ; pour le rythme qui se déprend de son usage quotidien. Oui, il y a quelque chose de rare qui relève d’un inhabituel, d’un inattendu, d’un imprévisible qui organisent le doute dans la foi perceptive et la logique qui donnait accès à la raison. Il ya quelque chose qui construit des états d’incertitude. Quelque chose de l’ordre d’une rareté où la stabilité du connu est l’objet d’un investi par les forces de l’imaginaire et par les énergies de l’au-delà. Où la conscience rationnelle (dont il faut se défaire) est cet espace complexe qui règle la perception du réel. Où l’architecture sensorielle prompt à limiter la signification est à déjouer en favorisant d’autres formes d’immersion dans notre “atelier interieur”. Au vrai, peut-être que chez Claude Régy, il n’est d’autres pratiques du théâtre que celle qui vise à faire apparaître le morcellement du monde, son infini hétérogénéité, son altérité irréductible, son immensité indéfinie, son essence plurielle… Peut-être un goût irrépressible pour les plis de l’humanité, pour les recoins oubliés du discours, pour les failles millimétriques de la raison, pour les espaces lointains de la conscience extrême, pour les rêves et leurs chimères exclues, … guident-ils ce qui, chez lui, s’apparente à un théâtre de quête. Aux confins de celle-ci – chaque mise en scène l’en rapprocherait – il y a sans doute quelques états rares de perception. Quelque chose qui relèverait d’une connaissance pure ou d’un secret levé. Quelques chose qui n’est pas nommable, pas même sur la scène, mais dont le théâtre nous entretiendrait à son contact. Et de comprendre alors que chez Claude Régy faire du théâtre revient à établir un point de contact. À faire du théâtre un passage… à savoir, soulignons-le encore, un mode de cheminement où le temps de la représentation, à l’épreuve de la parole modelée, de la lumière pensée, du geste éclairée… celui qui est présent et regarde, est regardé… Quelque chose de rare, oui, agit le spectateur, qui fait du travail de Claude Régy, le lieu d’une forge où la scène est encore un foyer pour celui qui vient.
Moment rare, en définitive, où le théâtre, chez Claude Régy, se constitue comme un refuge, une redoute, un espace presque clandestin ou souterrain… qui passe par la “critique” de la représentation d’un monde appauvri, d’un monde sorti de ses gonds où l’expérience poétique, esthétique, plastique n’a plus cours dans un champ social tourné vers l’unique retour sur investissement.
Et de rappeler la première fois où j’ai vu un “Régy”. C’était au début des années 90. C’était Chutes de Gregory Motton, sensation d’un plateau de fouilles avec des acteurs fourmillant mais isolés… J’étais un “jeune” critique et l’entretien qui suivrait devait être consacré au Théâtre. Quand Lui accepta de me parler, il évoqua pendant plus de deux heures la figure du “nomade”. C’était le début de notre conversation qui durerait jusqu’à aujourd’hui… Un peu moins qu’une conversation devrais-je dire et avouer plutôt qu’il serait question d’une initiation, peut-être un apprentissage qui concernerait autant la chose qu’est le théâtre, que ce qui l’entoure. Précisément ce qui entoure le théâtre. Et aussi, mais je ne le savais pas encore… un questionnement sur ce que j’étais dans le temps de la représentation et au-delà… quelque chose qui concernerait le “spectateur”… Au TGP, pour La Mort de Tintagiles, alors qu’Arnaud Rykner nous fit courir dans les couloirs du métro au risque d’une crise d’asthme… Claude Régy nous voyant arriver nous demandera de “reprendre notre souffle”… “d’enlever nos blousons”… et il ajoutera “ça va déranger la représentation”…
C’était – comment dire ? – tout un art d’être un spectateur… C’était un travail ou disons, d’une manière un peu plus poétique, une manière d’avoir “le goût de l’autre”.
Le temps a passé, les créations se succédèrent.
Holocauste de Charles Reznikoff, avec Yann Boudaud… moment de suffocation intérieure devant un acteur dont je devine que le travail le conduit, au long des accents de sa voix, aux portes de l’infernal qu’il n’est pas possible de nommer, mais qu’il est possible peut-être de faire sentir. Pas un mot, chez lui, qui ne soit le spectre d’un corps brisé par le “mal radical” dirait Antelme que cite Régy. C’était à Caen et les mains de Boudaud cherchait dans l’air la chair d’une humanité oubliée.
Suivront Quelqu’un va venir, Variations sur la mort, des couteaux dans les poules, Mélancholia-Théâtre, Comme un chant de David, Carnet d’un disparu, Homme sans but, Brume de dieu… De chacune de ces créations, il y aurait à parler ou à se souvenir précisément… Mais que dire qui ne réduise pas chacune de ces “expériences” ? Que dire qui ne prive pas ce que j’ai vu de la force du senti ?
C’est peut-être la lumière – qui est également la métaphore du verbe autant que travail chromatique – qui devrait être convoquée. La lumière, chez Claude Régy est une couleur mais surtout un espace. Le lieu du relief en formation où la perception rétinienne est soumise à ses limites. C’est l’endroit de construction des frontières fluides et des formations indistinctes. C’est là qu’est en travail le visible qui s’ouvre au sensible. Pour le spectateur, c’est l’instant où il devient l’héritier des mondes inconnus, ceux qui vivent plus loin que le regard mais qui ont besoin du regard. Les spectres, les ombres, les silhouettes… y gagnent en densité autant qu’en secret. D’une certaine manière, la lumière chez Claude Régy n’a peut-être d’autres fins que de faire apparaître des peuples, des minorités dont le spectateur est l’un des membres. Au contact de la lumière comme d’une communauté oubliée pourrais-je dire.
C’est peut-être un rythme apparenté souvent au ralenti et qui porte aussi bien sur la voix que le geste. Mais s’il est vrai que la lenteur est rendue sensible, elle est perçue au regard d’un mouvement quotidien qui privilégie le plus souvent la vitesse. Des mises en scène de Claude Régy, on devine qu’elles rappellent que nous ne sommes pas étrangers à la lenteur, mais juste privés de celle-ci. Et que l’attente, l’hésitation, la pensée, la conscience en bataille, le doute, l’inquiétude, la parole parfois et même souvent, le questionnement, la découverte… sont des états qui appellent d’autres rythmes. Dans l’épreuve du ralenti, bien souvent il m’a semblé retrouver une fonction mutilée par les modes aliénants de l’extérieur. Il m’a semblé re-découvrir un mode d’être auquel fait écran le quotidien ou, disons la vie.
C’est peut-être encore les motifs de ces fables ou de ces “fictions”. Ici “un retour imprévu”, là un “héritier inattendu”, “une solitude qui parle”, “une parole suspendue à quelques verticalité” comme Valérie Dréville le disait en suivant la topographie d’une mémoire abyssale dans Comme un chant de David, etc… Il n’est peut-être pas “correct” de l’avouer, mais souvent j’ai écouté ces histoires attentivement pour finir, presque, par oublier ce qu’elles disaient. Se substituer au sens du récit quelque chose qui relève d’un état de la parole. Quelque chose comme un rapport flottant au langage, aux mots, aux sonorités. Quelque chose de musical et plus vraisemblablement quelque chose de “choral” en quelque sorte où le rythme, l’accentuation, les silences entre les mots et les phrases… produisaient un lien d’étrangeté à une langue que je parle. Oui, peut-être qu’au-delà des histoires que raconte Claude Régy, écouter Homme sans but (par exemple), c’était faire l’épreuve de l’étrangeté ou du dépaysement dans sa propre langue. De ce qui chante dans la langue… pour dire précisément que le chant est intérieur au langage, avant qu’il ne soit qu’une forme d’expression de celui-ci. Le langage chante chez Claude Régy. Il retrouve des écarts, des modulations, des façons de se donner, des manières de s’articuler, d’être mime ou pantomime de pensées et d’états du corps. Au-delà des histoires que raconte Claude Régy, ces paroles d’outre monde, ces grains de voix ont toujours incarné – chez moi – des leviers fragiles pour sortir le langage de son état de communication. Façon d’entendre chez Régy, et rarement ailleurs, un lien à une parole archéologique et peut-être généalogique. Comprenons par là, une parole qui abrite l’être.
C’est ce sentiment ou cette sensation qui se manifestait quand la voix de Jean-Quentin Chatelain, chamanique, dans Odes maritimes, élevait l’écoute à des sonorités intérieures qui étaient le prolongement de son phrasé. En surplomb de la scène, sur un ponton, l’acteur tutoyait un monde d’au-delà et l’entendant, il nous guidait vers un ailleurs rarement perceptible d’ici-bas.
La barque le soir…
“Fais que je suive la marche des fleuves/afin qu’au-delà des rumeurs de leurs rives/j’entende monter la voix silencieuse de la nuit” pourrait faire du poème Le livre de la pauvreté et de la mort de Rilke, un lointain écho à ce que brasse La barque le soir de Tarjei Vesaas. Peut-être parce que chaque phrase, chez l’un comme chez l’autre, est un affluent des régions de l’être en solitude. Peut-être parce chaque vers ou énoncé est tout à la fois un passage et un obstacle à des états autres de la conscience de l’être. Moments syntaxiques et éclairs lexicaux qui promettent de s’approcher de ce qui fait l’intérieur de l’être, les poèmes convoqués ici sont d’un ordre souverain qui ne délivre pas de sens, mais construisent l’architecture d’une pensée profonde, secrète et parfois énigmatique. Ce sont tout à la fois, dans le mouvement paradoxal qui donne au poème sa force, des espaces ascensionnels et des surfaces tournées vers les profondeurs. Mouvements duels irrépréssibles, en quelque sorte, qui marquent une tension construite sur des points cardinaux et métaphysiques opposés. Descendre dans les régions de l’être, monter dans les cieux où habite l’humain; se laisser porter par la parole et l’esprit… faire l’expérience d’une course déboussolante au gré du langage, vivre en apnée entre deux ponctuations… le poème ici n’est rien moins qu’un maelström construit sur des courants contraires qui délivrent des éclats sensibles. Et de voir dès lors dans celui-ci un océan sonore, une mer infinie de formes brisantes et signifiantes que la lecture (qui n’est qu’une autre forme de navigation) découvre au gré du ressac des mots et des pensées. Dans ces instants de tumultes verbaux et d’apaisements sensibles, dans l’épreuve de l’écoute d’un mot qui provoque l’hésitation et décide d’une direction, dans le temps de la réception de ce qui ne se donne jamais… lire ou écouter un poème, c’est accepter de rien ar-raisonner mais de vivre en perpétuel naufragé qui espère échouer sur l’une ou l’autre des rives de la raison, qu’elle soit sensible ou intelligible.
Et de comprendre que le poème fait du lecteur un pantin que les mots font danser, une ombre tenue dans le rayonnement des énoncés, un exilé dans les régions mythologiques, un clandestin aux prises avec l’étrangeté de la langue qui le traverse…
Yann Boudaud en front de scène est le reflet de ces états intermédiaires peuplés de courts fragments sonores (Philippe Cachia). Aux abois quand il mime un chien, on comprend qu’il est, aux pieds de la lettre, celui dont le désarroi est incandescent. Danseur des profondeurs obscurs, alors qu’il raconte sa lente descente dans l’eau sombre, on le regarde chorégraphié un corps abandonné. Il coule, oui. Il coule et le temps de cette apnée qui va finir, il sent la mort s’inviter. La presque mort qui précède les états de conscience et de féérie où la pensée est virevoltante en même temps que la vie vient à être noyée. À la surface de son visage, le regard est tour à tour inquiet, enjoué, impressionné… et ce qu’il raconte et récite n’est autre que ce qu’il apprend et le domine. Amoureux de la vie, amant du souffle vital, il sent en lui le goût de la vase et de l’évidement aérien. Il chute dans une eau noire. Alpiniste aquatique qui aurait dévissé, il tombe dans les profondeurs de l’amer, du souvenir, de l’immédiat pensé. Et sa parole qui épouse une pantomime corporelle ralentie n’est plus qu’un territoire stable provisoire. Yann Boudaud est ici en transit, à mi-chemin de la mort, à mi-chemin de la vie, la pensée qu’il chorégraphie est menacée par l’eau qui l’investit.
Jusqu’au moment où par les lois étranges d’archimède, le corps par l’action du verbe remonte d’outre-tombe et croise un tronc mort qui devient une planche de salut. Et dans l’épuisement qui l’a gagné, il raconte alors son périple avec cette curieuse bouée. Arbre mort et corps à la dérive, l’arbre devient dès lors un radeau qui abrite un passager. Rescapé, Boudaud entame une nouvelle course sans fin… Et de saisir qu’à travers son récit, la condition de rescapé est la seule identité commune. La seule ipséité que l’on puisse entrevoir comme une certitude. Ou, disons-le peut-être plus précisément… le temps de la vie, de l’effort pour être vivant, est celui de la conscience de la peine à vivre.
En fond de scène, derrière un voile diaphane, deux formes spectrales officient dans un rituel à peine décelable. Ombres malignes insolites diluées dans la lumière vaporeuse et brumeuse, ou aide de camps quand il porte Boudaud… on ne sait. Ils officient et gardent une part de secret. Ils sont là.
Tout comme Claude Régy, au milieu de la salle, comme à chaque fois… est là. Regardant ou attendant que la parole se retire… Claude Régy veille et écoute ce que chaque soir le poème lui raconte sur les horizons qu’il ne connait pas. Et de regarder celui qui regarde, lui, en sachant que son théâtre est un palais du temps où monte la voix silencieuse du cri qui se perdait en moi, et auquel Boudaud prétâit son enveloppe sonore et corporelle.

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Dans la Solitude des camps aux roses https://www.insense-scenes.net/article/dans-la-solitude-des-camps-aux-roses/ Sat, 12 Oct 2013 17:31:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=577 Jusqu’au 19 octobre, au Théâtre Liberté de Toulon, Charles Berling présente Dreck (ordure en allemand). Un texte qui fait violence, écrit par Robert Schneider, où Alain Fromager campe le personnage de Sad : un clandestin. Une “reprise” (la création a eu lieu en 1997, au TNS de Strasbourg) que le metteur en scène Charles Berling a réactualisée. Un long soliloque d’un peu plus d’une heure qui donne la parole à un vendeur de roses… Une pièce rude, justement interprétée, à la mise en scène humble.
“Ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire” dira Sad alors qu’il décline son amour de l’Allemagne : sa langue, sa littérature, sa philosophie. Et, empruntant cette phrase à l’un des philosophes du langage Ludwig Wittgenstein, c’est peut-être à cet endroit – qui vient à mi-parcours de Dreck – qu’est le drame entier de Sad. Drame construit sur une équation impossible à résoudre où, de toutes les manières, entre Parler et Taire, il n’y aurait a priori aucune différence à compter du moment où il n’y a personne pour Entendre. “Parler”, “Taire”, “faire entendre” alors qu’on vit seul et que l’usage de la parole chez un SDF, sans destinataire – sans adresse donc – rend la parole orpheline. Orpheline oui, et pour autant pas inutile, ou pas sans pertinence, puisqu’ici la parole de Sad, en définitive et c’est le propre du théâtre, est adressée au parterre muet (la salle) qui bientôt devient un témoin.
Paroles de Sad (plaignant et pas geignant) qui se changent bientôt en “déposition” ou un témoignage à charge qui dit, exprime, gueule, confie… un état, une condition. Paroles vives d’un type écorché, et embarrassé, qui en même temps qu’il “dépose” s’expose devant le spectateur comme devant un tribunal ou un peuple de jurés. Ou quand le théâtre, comme Brecht l’a pensé, devient le lieu d’un exposé didactique, puis d’un jugement éthique et d’une délibération politique, avant de devenir ou de se révéler être un acte d’accusation…. qui ne concerne plus, in fine, qu’un drame humain.
Aussi, alors que Sad se met à parler, prisonnier d’une solitude qui l’enveloppe depuis des années d’errance, c’est pour se libérer en même temps qu’il énumère les conditions de son enfermement que lui vaut son identité de clandestin, d’exilé, de refugié, de vagabond, d’exclu, d’irakien en transfert… Seules identités connues qui ne lui valent que la suspicion, le dégout, l’affront, le mépris, le rejet… Identités de pestiférés en quelque sorte, où le musulman qu’il est, le Saddam de Bassora qu’il demeure, le vendeur de roses à la sauvette… ne peut vivre qu’à l’ombre de murs souterrains, à la marge, à l’image d’un contagieux pour les sociétés organisées.
Et d’ajouter que lorsque Sad prend la parole, c’est alors aussi pour faire entendre un plaidoyer. Une sorte de chant de désespéré, d’hymne à la solitude, d’ode à l’affront, car ce que raconte Sad participe avant tout d’un ressenti éprouvé et vécu. C’est le verbe d’un excédé, impuissant à corriger le regard qu’on lui porte. C’est la confession d’un être mis au pilori qui n’a rien fait. C’est l’aveu d’une misère qui ne gène personne et ne figure dans aucune statistique. C’est ce qui est appelé un laissé pour compte, moins qu’un prolétariat, plus bas encore qu’un lumpenprolétariat… Sad, c’est juste un type qui n’est plus rien. Un type qui s’inquiète alors qu’il n’est plus rien, de se voir endosser toutes les responsabilités du désordre qui croît, ici et là, dans un monde rongé par la lèpre libérale.
Dans la pénombre de la petite salle du Théâtre Liberté, Alain Fromager se tient en front de scène, assis sur une chaise qu’il éclaire d’un ensemble de chandelles plantées dans le goulot de bouteilles disposées en cercle. Sorte de lustre du pauvre qui attend que la cire veuille bien rouler sur le verre pour l’habiller esthétiquement. Signe aussi de rupture avec le monde éclairé à l’électricité. La lumière, ici, est abandonnée aux fournisseurs, et n’a plus grand chose à voir avec le siècle prometteur qui portait son nom.
Dans cette obscurité imposée qui n’a plus rien de commun avec une “ambiance décidée”, le lieu qu’occupe Sad est à peine identifiable. Ça pourrait être un fond de couloir, un hall obscur, une cave nauséabonde, le cul d’un entrepôt, quelques remises minables d’arrière-boutique, une canalisation sous un pont… peu importe, en fait. C’est juste un lieu oublié, à peine un espace, pas un local avec une adresse, non, juste une retraite de misère… un squatt qui permet de disparaître à la vue, afin de ne pas gèner les autres et leurs vies. Et dans cet habitat de “fortune”, Sad-Fromager a pour compagnon (Jean-Louis Boissé) Nabil l’égyptien un semblable endormi à l’essence, couché sur un matelat et des palettes en guise de sommier. Et l’un et l’autre pourraient être, dans la filiation de Hamm et Clov, des parents lointains des figures de Beckett rompues à l’isolement.
Et dans cet espace à peine éclairé, à la manière de Goya, la silhouette de Sad-Fromager s’impose mi humaine mi monstrueuse. On lui distingue une monture de lunettes épaisse, un blouson d’apparence cuir qui n’est pas assorti au pantalon de jogging… le cheveu gras… Sad noyant son amertume dans l’alcool pas cher, à deux pas d’un bac de roses rouges destinées à la vente qui, finalement, se regardent comme celles qui fleurissent les lieux d’outretombe… les cimetières. Au vrai, il ne se passera rien au-delà de cet espace périphérique et Sad-Fromager tourne ici en rond. Mi fauve en cage, mi pensionnaire d’un no man’s land asilaire, au monde sans visibilité, Fromager joue tour à tour un pénitent, un exaspéré, tantôt la voix s’emballant, tantôt le filet de la voix disparaissant. Fromager prête ainsi à Sad, une palette de sensations vives données dans l’arythmie de la voix et de son timbre, relayées par quelques gestes brusques, ou retenus. Contraint au silence, invité aux hurlements, pris dans les phrases de politesse : “je ne suis jamais allé jusque là… si on peut s’exprimer ainsi” répète-t-il, libre aussi de ferrailler avec la pensée… le métier de Fromager, l’acteur, fera le reste. Son jeu alterne l’emballement comme le ralentissement, s’inquiète d’un geste simple et authentique quand il pèle un oignon, quand il montre une photo qui lui rappelle un album de famille mutileé, quand il se souvient du premier mot allemand “Leica” qu’il a entendu, quand il jette à terre un dictionnaire de langue allemand/arabe souvenir d’un espoir, quand il force le pas azimuté lorsqu’il doit manifester le labyrinthe dans lequel l’inscrit le tourbillon de ses pensées.
La mise en scène de Charles Berling va, ainsi, au rythme de son acteur. Et pour l’accompagner, on imagine Berling lui confiant qu’il ne devra pas jouer la simplicité, mais plutôt explorer le dénuement. Le dénuement, dis-je. C’est-à-dire un état en mouvement où les petits bruits de ruisselement de l’eau dans cet espace partiellement vide, où le rouge des roses promis à la vente ou au pourrissement, où l’hymne allemand en fond sonore qui retentira distinctement au terme de cette parenthèse… doivent faire sentir l’abandon. L’abandon et la détresse, et simultanément la violence dont on ne sait si elle est dirigée contre celui qui parle ou si elle est destinée à celui qui écoute.
Et de voir alors dans la mise en scène de Charles Berling qui prive le spectateur de tout ornement et de tout décor distrayant, un geste radical, un regard brutal sur notre urbanité qui a remplacé notre humanité. Une manière de donner à voir une critique rationnelle d’une société au développement irrationnel. Critique que Berling observe à travers le détail d’un capharnaüm où le texte dit une chose et son contraire, où un geste trouve un revers, etc. et où les roses amoureuses distribuées au soir dans les restaurants finissent à terre et se regardent comme des traces de sang : une hémorragie en quelque sorte qui touche Saddam qui n’est d’aucun camp. Pendant que l’hymne allemand s’installe dans le silence de cette cave
Einigkeit und Recht und Freiheit ?für das deutsche Vaterland! ?Danach lasst uns alle streben ?brüderlich mit Herz und Hand! ?Einigkeit und Recht und Freiheit ?sind des Glückes Unterpfand; ?blühe im Glanze dieses Glückes, ?blühe, deutsches Vaterland
(Union et Droit et Liberté ?pour la Patrie Allemande. ?Tendons tous vers cela, ?fraternellement, avec le coeur et la main. ?Unité et Droit et Liberté ?sont les fondements du bonheur. ?Fleuri dans l’éclat de ce bonheur, ?Fleuri, Patrie Allemande! (bis))
Moment musical et final dont on devine que Berling a voulu qu’il se donne dans une langue étrangère… à la majorité du parterre. Comme si, aux mots qui ne refusent aucune pensée, Charles Berling avait choisi de faire entendre une langue qui, étrangère, nous en éloignait. Instant où l’isolement linguistique de Sad pouvait dès lors devenir aussi le nôtre… et nous rapprochait, peut-être, de Saddam ou un frère perdu de vue.


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La réjouissance du charbon https://www.insense-scenes.net/article/la-rejouissance-du-charbon/ Thu, 26 Sep 2013 17:32:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=578 Dans le cadre du 13e festival international des arts et des écritures contemporaines Actoral, Matija Ferlin nous met au Théâtre des Bernardines face à notre condition postmoderne où, sans repère et avec l’impossibilité de nouer une chaîne narrative, nous sommes jetés devant les bruits du monde, passant d’un affect à un autre, tentant des gestes, des mots, des significations, mais qui se dissolvent aussitôt dans leurs variations sans fin, leurs relativité et dans l’incapacité d’y croire. Sad Sam Lucky fragmente notre lecture du monde pour arriver à nous faire sentir sa force tectonique que nous oublions toujours à force d’interprétations.
Le plateau normalement clair devant ce mur d’église clair est noir, ce soir aux Bernardines. Sur ce noir est posé un carré, une autre scène, nommé une chambre qui sera aussitôt déconstruite : non, ni chambre, ni moi. Un carré en bois clair sur lequel se dessinent des lignes noirs comme si quelqu’un avait dansé avec des fusains en dessous ses pieds. Des lignes qui me font vaguement penser à quelques lignes noirs de Cy Twombly. Des bouts de charbon par ci par là. Une table noire, tout aussi calcinée. À côté, des livres en deux tas. À côté, un tas de feuilles A4 avec du texte imprimé. À côté, un verre d’eau. Au milieu, un acteur-danseur, Matija Ferlin lui-même. Tout aussi en noir, ou noir-gris, anthracite. Les bras souillés de noir, probablement d’anthracite, du charbon. Quelque chose a brûlé. Plus tard, peut-être, on remarquera un petit croix en or autour de son cou, que je ne peux comprendre que comme une ironie, un signe d’un monde d’autre fois, où le monde pouvait encore être compris et qui aurait survécu aux flammes – comme une ironie, au plus tard, quand Matija Ferlin nous rapporte d’avoir prié pour son ordinateur en panne (malgré ou surtout à cause de l’encens qu’on peut sentir dans cette église révolue des Bernardines). Dans cet espace carbonisé, un corps tente d’aboutir à des gestes de danse, tente de dire, tente de nommer, tente de travailler. «Un énorme travail m’attend, n’est-ce pas réjouissant?» peut-on entendre, adressé dos à nous, comme adressé au monde avec nous, à chaque recommencement, à chaque prise d’un nouveau fragment de textes de Srecko Kosovel que Matija Ferlin agrafe sur la table. Une table avec laquelle il tente de reconstruire un monde, avec laquelle il se bat, laquelle le noie comme sous le poids d’un océan qui voudrait l’engloutir. C’est dans cet espace carbonisé qu’il voudrait encore se livrer à des émotions, des cris de douleur, des pleurs étranglants, des joies, des tendresses… mais qui sont à chaque fois coupés comme au zapping pour passer à autre chose. Et on passe du «sad» au «lucky» intercalé par une froideur calcinante, une espèce de neutralité d’expression, comme pour nous dire : Vous y avez cru? Vous avez cru que je pleurais? Pauvres cons… et pauvre moi. Ou plutôt il se moque de nous en se moquant de lui-même, non : il se moque du monde qui l’inclut. On peut entendre de loin la musique de Luka Princic, qui me fait penser à certaines musiques d’Edouard Artemiev que l’on peut entendre par exemple dans Stalker d’Andrej Tarkovski. Cette musique, des harmonie planantes, à peine audible, est fissurée par le bruit violent de l’agrafeuse qui épingle les mots du poète slovène Srecko Kosovel sur la table de la manière que la machine de La colonie pénitentiaire de Kafka grave les motifs de la punition dans la chair du condamné. Et ce procédé recommence et recommence, et dans ces tentatives balbutiantes de lecture, de danse… d’éprouver ou d’exprimer, une fragilité humaine se montre sans pudeur. Une fragilité sans Moi, sans noyau, qui nous regarde droit dans les yeux, les larmes viennent, et qui les avortent en nous faisant un geste muet de régurgitation. Une fragilité que certains spectateurs ne veulent pas voir tellement qu’ils n’attendent qu’une virtuosité reconnaissable.
C’est ceux qui ne seront pas parti avant 60 min de spectacle qui verront la raison de cette fragilité : un autre recommencement, feuille, agrafe, une gorgé d’eau. Un autre recommencement de gestes à demi, une chute et la musique explose. Les harmonies inondent nos oreilles de décibels, le bruit du monde crie de toutes ses forces, sans limite. Dans ces sons que les planètes pourraient faire dans leur rotation : les tentatives des gestes qui s’agrandissent, des chutes, des sauts, des souillures de son propre visage, charbon dans la bouche, charbon sur la gorge, le visage… et tout à coup, le zapping n’est plus possible. Il ne reste que le cri qui n’est même plus audible : «Un énorme travail m’attend, n’est-ce pas réjouissant?»
Et l’ironie grinçante qu’on pouvait entendre, auparavant, dans cette phrase, comme dans tant de passages de ce texte, et qui peuvent faire rire jaune, est anéantie. La jouissance n’est plus contradictoire avec l’impuissance, la souffrance, l’incompréhension, le «ni chambre, ni moi», mais devient réelle dans cette prise avec les puissances terrifiantes de la vie, c’est-à-dire le travail (du moins le travail artistique). Et le charbon devient fusain et le fusain joie.
Je suis venu en touriste, n’ayant pas prévu d’écrire (même si ce n’est pas au fusain), et je ressors en ayant devant moi les forces incompréhensibles, ininterprétables du monde. Merci!

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Game Play https://www.insense-scenes.net/article/game-play/ Fri, 26 Jul 2013 17:33:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=579 La chose semble être acquise depuis quelques années maintenant : les jeux vidéo sont des œuvres d’art à part entière et s’imposent progressivement dans le champ académique en tant qu’objets légitimes de recherche. C’est ainsi qu’il y a quelques mois le musée d’art moderne de la ville de New York faisait l’acquisition d’une collection de jeux qui ont marqué l’histoire des jeux vidéo de ces trois dernières décennies. Le mouvement n’est certes pas récent mais l’acte, lui, est symbolique car il s’agissait d’une première. Nombreux pourtant sont ceux qui n’avaient pas attendu le signal de l’institution pour s’emparer de la chose et proposer de nouvelles expériences sensibles. Cependant, si ce sont les arts visuels qui, les premiers, se sont intéressés au phénomène, de plus en plus de créateurs trouvent dans ce nouveau medium un matériau intéressant pour le théâtre et pour la scène. Focus sur l’une de ces manifestations à la croisée des arts numériques et de la performance, qui se tient jusqu’au 27 juillet dans la ville de New York.
Williamsburg, quartier de Brooklyn, un soir d’été. Il fait chaud et devant l’entrée du théâtre plusieurs dizaines de personnes attendent l’ouverture des portes pour assister à la présentation du festival. Depuis plus de cinq ans déjà le Brick Theater organise le Game Play, un concentre de théâtre et de jeux vidéo. Le festival accueille chaque été des travaux à l’intersection des arts de la scène et des arts numériques qui attirent un public de plus en plus jeune et hétéroclite. En effet, à l’exception de quelques habitués du lieu, la plupart des spectateurs présents ce soir-là n’ont jamais mis les pieds au théâtre mais tous partagent la même passion, celle des jeux vidéo. Pour une quarantaine de représentations prévues ce mois-ci, la programmation du festival se veut aussi éclectique que possible avec autant de spectacles traditionnels que de formes multimédia devenues depuis longtemps familières des plateaux de théâtre, ainsi que des installations et des soirées à thème incluant musiques électroniques, stand-up, improvisations et bien sûr jeux en réseau. Le Game Play débute cette année avec un évènement hors les murs, ‘As if it were the last time (a subtlemob)’ du collectif Circumstance, qui est une balade sonore sous forme de jeu de pistes et qui nécessite d’être au moins deux, lecteurs mp3 et casques vissés aux oreilles, et de rester le plus discret possible tout en se promenant dans la ville (le mot d’ordre étant « Try to remain invisible »). Une expérience plus ou moins réussie selon que l’on s’en tient ou que l’on s’écarte des instructions données par écoute. Parmi les autres nouveautés de cette année figure aussi le ‘Social Gaming’ d’Amitesh Grover où plusieurs participants s’affrontent en temps réel sur internet à travers différentes villes du globe. Le projet n’est pas sans rappeler ‘Call cutta in a Box’ (2008) de Stefan Kaegi (Rimini Protokoll) dans lequel le spectateur faisait l’expérience d’une conversation téléphonique théâtralisée à plusieurs milliers de kilomètres de distance de son interlocuteur. L’idée du ‘Social Gaming’ est de connecter des individus de nationalités différentes et de les amener à se réapproprier l’environnement qui est le leur à partir de règles de jeu préétablies par un groupe d’artistes ou fixées par les joueurs eux-mêmes. L’interactivité, évidemment, est au centre de ce type de projets comme dans beaucoup d’autres pièces qui se nourrissent de l’univers des jeux.
Interactif, virtuel, mobile, sonore…tels sont les attributs du théâtre d’aujourd’hui. Pourtant, si l’usage des technologies soulève de nombreuses questions -sur le statut de l’acteur et du public, la notion de présence, l’éclatement du lieu théâtral, etc.-, ce sont surtout les structures du récit qui se trouvent affectées par l’hybridation des genres et il semble que ce soit là que l’influence des jeux sur le théâtre soit le plus notable. En effet, les schémas narratifs qu’instaurent les jeux vidéo transforment en profondeur la manière que l’on a de raconter les histoires; ils imposent un type de récit interactif qui se construit dans et par l’interaction du joueur avec le jeu qui, de fait, introduit un plus haut degré de subjectivité (de la solitude de l’expérience). En outre, ils offrent aux artistes la possibilité de créer de nouveaux dispositifs, d’inventer de nouvelles fables où espaces fictifs et réels se superposent, dédoublant ainsi la perception du spectateur. Des spectacles comme ‘Targeting Eyes’ (CoPuppet), ‘Final Defenders’ (Dysfunctional Theater Company), ‘The Photo Album’ (The Story Gym) ou, dans un registre moins théâtral et plus plastique, ‘Real World Instant Filtering’ (Kurt Bigenho) sont clairement basés sur ces principes. Dans leur contenu ou par leur forme, ils en épousent les contours : récits fantastiques, implication du public dans l’agencement de l’histoire, multiplication des lieux, prolongement en ligne, etc. D’autres pièces comme ‘Ligature Marks’ (Gildeon Productions) ou encore ‘No oddjob’ (David Lawson) explorent sur un mode beaucoup plus critique les questions sociales soulevées par la pratique excessive des jeux vidéo mais aussi leurs aspects positifs que l’on ne saurait énumérer ici. Enfin, last but not least, les jeux vidéo mettent en place un nouveau type de performativité qu’il serait intéressant d’interroger du point de vue des arts de la scène. C’est ce que montre le travail de l’EK Theater, une jeune compagnie venue présenter ‘Legendary, Maybe’ d’après des textes de Tite-Live, qui invente un théâtre de machinimas (1) fait de personnages numériques, de storytelling et de techniques d’animation. Eddie Kim, son concepteur, s’est spécialisé dans le détournement de jeux vidéo dont il se sert des personnages comme de véritables marionnettes. Celles-ci évoluent sur grand écran sous le regard médusé du public attentif aux variations que les membres de son équipe appliquent aux logiciels depuis leurs consoles de jeux. Sentiment confus de ne pas savoir exactement où l’on se trouve, perdu entre la salle de cinéma et la salle de jeu. Seuls le caractère circonstancié de l’évènement et le travail dramaturgique opéré sur le texte permettent de se rappeler que l’on est bien au théâtre. La performance ici correspond aussi bien à la représentation elle-même qu’a la performance des joueurs. Oui, mais de quel jeu parle-t-on alors ? Comment qualifier ces interprètes d’un nouveau genre ? Qu’est-ce qu’un lieu théâtral ? etc. La liste des questions soulevées par ces nouvelles pratiques au regard des conventions théâtrales est immense. Dans ce cas précis, l’interprétation ou l’incarnation physique des personnages, et donc de l’histoire, deviennent accessoires puisque ce qui compte avant tout c’est l’expérience que le sujet en fait – d’où la nécessaire implication du public dans le dispositif. Ainsi le paradigme de l’expérience, cher a l’art contemporain, se retrouve dans les jeux vidéo et la plupart des utilisateurs de jeux vous le diront : pour comprendre un jeu, il faut d’abord le jouer. Gageons donc que pour comprendre une œuvre il faille aussi en faire l’expérience. On comprend mieux de cette manière pourquoi le festival s’appelle « gameplay » car l’expression désigne en anglais le ressenti du joueur pendant l’utilisation du jeu. Le terme s’est depuis répandu à d’autres domaines d’activité, révélant le caractère invasif des jeux vidéo et leur part grandissante dans nos sociétés (gamification, pervasive games, life hacking, etc.). Le théâtre s’apparente ici à un jeu envahissant qui excède les limites du genre lui-même, débarrassé de toute exigence scénique (ou presque).
À la lisière de l’art et du divertissement, les jeux vidéo problématisent l’expérience esthétique des œuvres, et c’est peut-être à cet endroit, celui de l’expérience, qu’un pont peut être jeté entre les disciplines pour nous aider à comprendre les mutations à l’œuvre dans le champ artistique. Dans un article sur les dispositifs de l’art vidéo (2), Anne-Marie Duguet mettait en relief « l’expérience de l’œuvre » et ce qu’elle a de profondément théâtral depuis ses origines. C’est d’ailleurs ce que reprochait un critique d’art comme Michael Fried aux artistes de l’art minimal qui pointait dans les œuvres modernes « une sorte de présence scénique » et surtout le déplacement radical de l’attention sur l’expérience de l’œuvre qui se rapproche, comme il l’a décrit, d’une « expérience de théâtre ». Pour lui, l’œuvre d’art doit se livrer sans délai et dans sa totalité. Or, comme on le voit aujourd’hui, l’œuvre contemporaine ne se donne plus d’emblée mais se présente plutôt comme un processus fait de va-et-vient entre l’œuvre et le sujet qui impliquent nécessairement une durée. De sorte que la perception du temps s’en trouve accrue voire intensifiée. Ce qu’il y a donc d’intéressant dans les jeux vidéo et qui les assimile de plus en plus aux arts de la performance réside dans ce caractère expérimental des œuvres. Ainsi le Game Play, en tant que processus, serait moins le symptôme d’une « ludification » (3) des œuvres que l’espace-temps d’une expérimentation où le théâtre s’intensifie et s’augmente des autres arts.
1. Le mot machinima (de machine, cinéma, et animation) désigne à la fois un ensemble de techniques audiovisuelles et un genre cinématographique regroupant les œuvres réalisées au moyen desdites techniques.
2. Anne-Marie Duguet, « Dispositifs » in Vidéo, Paris, Seuil, 1988 (Communications No. 48), p. 221-242.
3. Terme inspiré de l’anglais gamification ; c’est l’appropriation des mécanismes du jeu par d’autres activités, le plus souvent liées aux nouvelles technologies.

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Mademoiselle la Vierge, est-ce que vous pouvez vous boucher les oreilles ? https://www.insense-scenes.net/article/mademoiselle-la-vierge-est-ce-que-vous-pouvez-vous-boucher-les-oreilles/ Fri, 26 Jul 2013 16:10:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=581 Jardin de la vierge du lycée Saint-Joseph, Sujets à vif. Du 19 au 25 juillet à 18h00, le programme D combine « Son son », un concert de chansons composées et interprétées par Nicolas Maury, accompagné au piano par Julien Ribot, et « Scum rodeo », spectacle mis en scène par Mirabelle Rousseau à partir du manifeste rédigé par Valérie Solanas en 1967 interprété ici par Sarah Chaumette.

A jardin, le buste d’une licorne en plastique rose avec une crinière bleu ciel, genre Mon Petit Poney. Au lointain le grand portrait d’un jeune enfant en pleurs. Un arbre auquel est accroché, sur un cintre, un T-shirt représentant le visage poupin de Naomi Watts. Sur la corniche d’une colonne, une canette de Heineken. A cour, le clavier de Julien Ribot. Décor ambivalent : la chambre d’un homme-enfant ? Nicolas Maury arrive en Arlequin contemporain : pantalon saumon, chaussures assorties, polo à losanges de couleurs vives, bavoir intégré à rayures blanches et bleu ciel de style Petit bateau. Première chanson au bord du plateau, en guise de présentation :
Je n’ai que bonjour à vous dire.
Pas une grande tirade héroïque.
Pas de grandes phrases sur la philosophie et la métaphysique.
Moi je viens dire et juste dire ‘bonjour’.
J’ai perdu mon bonnet et c’est un drame.
Ca vaut tous les discours.
Pour l’acteur que je suis, Nicolas Maury. C’est un drame.
Et c’est pour ça qu’il n’y a pas de drame.
Ou alors tout est drame.
D’un ton badin, avec le timbre enfantin qui caractérise sa voix, la moue parfois boudeuse qu’on lui connaît, Nicolas Maury souffle au spectateur des mots légers comme des bulles de savon. Pour la troisième chanson, il troque son polo contre le T-shirt de Naomi Watts : « Les ‘I love you’ de Naomi, qu’ils soient vrais ou faux je m’en moque. Je les répète à l’envi. » Déclaration d’amour à la licorne rose : « I love you ». Nicolas Maury parle en chantant ou chante en parlant, un peu comme Bénabar, sauf que ça n’a rien à voir. « Help me » en mode hurlements. Nicolas Maury parle, chante, crie, danse, emplit la scène de sa présence magnétique, joue avec le public. Il s’éloigne, se ravise, revient à l’avant-scène : « Merci pour la musique du téléphone », dit-il, taquin, au spectateur dont la sonnerie de portable a retenti de façon intempestive pendant la chanson. « Et maintenant, une chanson sur la fellation ». On rit de l’incongruité du discours dans ce décor enfantin rose et bleu. Nicolas Maury poursuit à l’adresse de la statue de la vierge à l’enfant, qui donne son nom au lieu : « mademoiselle la vierge, est-ce que vous pouvez vous boucher les oreilles ? » Il entame sa cannette de bière, que Julien Ribot terminera : « Y aura-t-il de nouveaux amis, je te le demande Julien ? » La dernière chanson, « C’est ça », déclenche un nuage de fumée blanche qui envahit progressivement le plateau, engloutit Julien Ribot à son piano, Nicolas Maury assis en bord de scène, un petit clavier sur les genoux pour retraiter sa voix, jusqu’au public qui finit par disparaître aussi, comme dans un rêve. Un concert simple et joyeux, où chacun retrouve l’enfant qu’il a été sans pour autant regretter l’adulte qu’il est devenu, où chacun est invité à assumer ses ambivalences.
Mais la vierge du jardin n’a pas fini de devoir se boucher les oreilles puisque le second volet de ce Sujet à vif consiste en une mise en scène du manifeste féministe radical « SCUM » écrit par Valérie Solanas à New York en 1967. Pendant l’installation du nouveau dispositif, un pupitre et un micro au milieu du plateau, on distribue aux spectateurs le texte de ce manifeste imprimé en rose et bleu –fil de couleur fortuit qui se tisse entre les deux volets du Sujet à vif – à l’image de l’auteur qui le distribuait dans les rues de la Big Apple :
La vie dans notre société étant tout au mieux d’un ennui sans nom et aucun aspect de cette société n’étant adapté aux femmes, il ne reste plus à celles qui sont responsables, aux intrépides dotées d’une conscience citoyenne, qu’à renverser le gouvernement, éliminer le système monétaire, mettre en place l’automatisation et détruire le sexe masculin.
A la tribune, Sarah Chaumette se lance dans une tentative de définition : SCUM comme racaille, rebut, la lie, la crasse, comme « Society for Cutting Up Men » où le cut-up n’a rien à voir avec la technique de William Burroughs (dont Mirabelle Rousseau a déjà mis en scène des textes). La comédienne présente ses excuses par avance : le manifeste a été coupé pour respecter la contrainte temporelle du sujet à vif et ne pas excéder 30 mn. « Le mâle est un accident biologique : le gène Y (mâle) n’est qu’un gène X (femelle) incomplet ». Et encore : « Le mâle a fait du monde un gigantesque merdier ». Deux hommes dans le public, crâne dégarni, commentent à mi-voix chacune des phrases polémiques, donnant dans une surenchère faussement détachée :
« Les SCUM, leur règne n’est toujours pas arrivé.

 Certes, mais il ne faut pas désespérer. »
Un spectateur à cheveux blancs descend ostensiblement les gradins, s’arrête au bord du plateau et lance à la comédienne : « A poil ! » Elle, de rétorquer : « Vous partez trop tôt… » Il part trop tôt en effet pour prendre la pleine mesure de l’ambivalence qui, là aussi, comme dans le premier volet du Sujet à vif, caractérise le dispositif. Le spectacle donne à réentendre ce manifeste, selon une démarche chère à Mirabelle Rousseau qui a déjà monté des manifestes dont ceux de Gertrude Stein, Elfriede Jelinek, Christophe Tarkos ou encore Jean-Patrick Manchette. Son « sextrémisme » résonne avec force dans ce contexte d’interventions récurrentes des FEMEN sur la scène politique, tout en faisant l’objet d’une distanciation humoristique.
« Maman veut le meilleur pour ses enfants » : regard appuyé en direction de la Vierge à l’enfant sous le patronage bienveillant de laquelle se déroule le spectacle. « Le sexe est le refuge des idiots ». Débandade du micro qui, jusque-là dressé vers la bouche de la comédienne, se met à pendre tristement vers le sol. Sarah Chaumette décline alors l’identité asexuelle des SCUM : « il faut avoir beaucoup baisé, à voile et à vapeur, pour se libérer de la servitude du sexe, se libérer du respect du mâle et du qu’en dira-t-on. D’ailleurs, le conflit n’est pas entre les mâles et les femelles, mais entre les SCUM et les fifilles à papa. » L’oratrice s’enflamme, monte debout sur le pupitre devenu piédestal, ses longs cheveux blonds électrisés, droits sur sa tête, auréolant son visage, le regard illuminé tourné vers les vitraux de la chapelle à cour. Ainsi la SCUM asexuelle se hisse à la hauteur de la statue de la Vierge dont elle propose un contrepoint caricatural en nouvelle Folle de Chaillot. Le lieu fait ironiquement retour sur l’origine étymologique du terme « manifeste » qui, de déclaration publique, deviendrait presque manifestation de la volonté divine. Mais pas plus que sa théorie extrême, qui préconise de s’opposer « au système dans son entier, de tuer, piller, foutre la merde jusqu’à ce que le système argent-travail n’existe plus », la SCUM ne parvient à convaincre qu’elle tient debout. Le PAM (Personnel Auxiliaire Mâle) qui a installé le dispositif, y a placé la comédienne et a donné le départ du spectacle, en décrète la fin, faisant irruption sur le plateau pour faire descendre la comédienne de son estrade. Elle s’exécute de bonne grâce après avoir chanté La Jeune fille et la mort de Schubert, épilogue musical, dernier chant du cygne-utopie. Et revient saluer en compagnie de son fils, dont l’intérieur du bras droit est tatoué des lettres SCUM.
Avec la complicité de Sarah Chaumette, qui sert remarquablement bien le projet, Mirabelle Rousseau réussit son pari : rendre hommage à la forme du manifeste, au geste politique qu’il implique, affirmer la nécessité politique, artistique, de l’utopie tout en la mettant à distance. Ce n’est pas au Festival d’Avignon, né de l’utopie vilarienne, lieu des utopies contemporaines (comme le clame le sous-titre du documentaire de Nicolas Klotz créé pour cette 67e édition, Le Vent souffle dans la cour d’honneur) que l’on viendra dire le contraire…

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Légendaire, peut-être https://www.insense-scenes.net/article/legendaire-peut-etre/ Fri, 26 Jul 2013 16:08:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=580 Pour cette nouvelle édition du Game Play, festival à la croisée des arts de la performance et des jeux vidéo, Eddie Kim et sa troupe reviennent avec Legendary, Maybe d’après l’Ab Urbe condita Libri de Live, histoire de revisiter l’Histoire, la grande cette fois-ci, sur grand écran et avec des consoles. Manière aussi de s’interroger sur une forme en devenir et sur les possibilités d’un théâtre numérique. Le résultat est pour le moins surprenant, mais il reste encore à préciser le trait.
Il faudrait, pour être tout à fait honnête, commencer par dire que la venue de l’EK Theater suscitait beaucoup d’enthousiasme de la part des habitués du théâtre et même (dans une moindre mesure cependant) chez ceux qui, comme moi, avaient simplement entendu parler de leur travail : un subtil mélange d’informatique et de storytelling. Depuis 6 ans déjà, la jeune compagnie conçoit des travaux à l’intersection du théâtre, des jeux vidéo et de la bande dessinée (Cathleen ni Houlihan, Niobe…). Elle fait sensation en 2010 pour la présentation de son Grand Theft Ovid, une adaptation multimédia des Métamorphoses dont les personnages sont issus de jeux aussi célèbres que World of Warcraft, Halo 3 et Grand Theft Auto. J’avais donc lu, et entendu dire, que la singularité du travail d’Eddie Kim reposait dans sa façon de réinventer l’art de la marionnette et de confronter des textes anciens aux plus récentes technologies. Mais pour l’inculte que je suis (en matière de culture geek j’entends), l’idée de porter un jour sur scène des jeux vidéo, ou de s’en servir comme matériau pour le théâtre, me paraissait à tout le moins farfelue, sinon extravagante. Je trouvais néanmoins la chose intéressante, et c’est dans cet état d’esprit que je me rendais au Brick pour assister à l’un des temps forts du festival.
« Le drame des distances »
Legendary, Maybe raconte un passage de L’Histoire de Rome depuis sa fondation selon Tite-Live, à partir des fragments qui nous sont parvenus (Livres I.LX – II.XIII) : le retour impossible de Tarquin le Superbe, dernier roi de Rome, condamné à l’exil après des années de pouvoir tyrannique et par la faute de son fils Sextus (la légende veut que le viol de Lucrèce provoque la fin de la monarchie et le début de la République). La pièce commence donc in medias res dès le bannissement du roi et obéit tout le long à ce même principe fragmentaire qui ne répond pas seulement à la disposition du matériau premier, à savoir le texte, mais qui permet aussi au metteur en scène et à son équipe de pouvoir naviguer entre les différents univers que lui offrent les jeux (Call of Duty, Mario 64, Assassin’s Creed, Minecraft…) ; chaque segment de l’histoire correspondant à un ou plusieurs jeux vidéo et permettant au spectateur de se repérer en fonction de l’environnement dans lequel évoluent les personnages – objets de métamorphoses eux aussi. De l’automate, de l’avatar, du personnage….il y aurait là plusieurs figures de jeu à interroger.
Le dispositif proposé semble être le même que celui des précédentes pièces. Plusieurs ordinateurs ainsi que de nombreuses manettes de jeu reliées par de longs câbles sont juchés sur une table au centre de la scène. Les joueurs/performeurs, dos au public, attendent l’arrivée des derniers spectateurs pour pouvoir commencer la partie. L’écran implique nécessairement un rapport frontal qui donne vite l’impression de se trouver dans une salle de cinéma bien plus qu’au théâtre. Il joue peut-être le rôle d’un cinquième mur que l’on s’efforce d’oublier un instant pour pouvoir s’identifier avec les protagonistes de l’action, comme par reflexe, mais sans jamais vraiment y parvenir. À moins que ce ne soit précisément l’objet du dispositif que de nous maintenir à distance puisque les points de vue adoptés alternent entre la première et la troisième personne, jouant de l’immersion du spectateur. Les seules choses « in », pour reprendre un mot du jargon et par là designer le caractère vivant du spectacle, comme on dit du théâtre qu’il est « vivant », sont -paradoxalement- la voix-off du narrateur qui raconte l’histoire et la présence effective des joueurs sur le plateau. L’action, elle, se trouve déplacée vers un ailleurs qui reste présent, in situ, mais qui ne correspond plus au hic et nunc des conventions théâtrales. L’occasion peut-être de déplorer une fois de plus les « drames » spatiaux-temporels qu’engendrent les technologies sur les arts du spectacle et la manière dont les écrans envahissent la scène, de se lamenter sur la nature d’un théâtre devenu un peu trop virtuel, sur l’absence de jeu des comédiens et leur perte de présence ainsi que celle du public…bref, une manière de (re)tenir le théâtre dans ses formes habituelles et reconnaissables, là où il serait peut-être judicieux de réfléchir aux limites du genre lui-même, à l’épreuve de ces nouvelles formes.
Machinima theater
L’on se rappellera alors que l’on fait l’épreuve d’une téléscène, du nom de ces nouveaux types de scènes à distance qui peuvent être des lieux numériques ou des lieux réels, ou bien encore la combinaison des deux, espaces physiques et virtuels, selon des modes et des procédés reconfigurables à l’infini (1). Après tout, le théâtre s’est bien accommodé de cela depuis des années et il en va ainsi de son histoire. Mais ce qui est réellement intriguant ici ce n’est pas tant d’être confronté à cet arsenal d’engins électroniques, c’est surtout de ne pas savoir de quoi l’on fait l’expérience. Car outre le fait d’inventer un nouvel art de la marionnette, « sans fils » pourrait-on dire, EK introduit dans ses créations des petits machinimas* qu’il réalise lui-même ou avec son équipe et qui donnent à leur travail une dimension encore plus hybride. Le spectacle oscille ainsi entre théâtre, performance, installation, cinéma et jeu vidéo. Un ovni théâtral qui se cherche encore une forme mais qui esquisse déjà des possibilités dramaturgiques intéressantes.
Réfléchissant alors sur les possibilités d’un tel théâtre, le spectateur que je suis aura eu la conviction un instant que le théâtre peut être le lieu de l’hybride par excellence. Autrement dit, le lieu où s’inventent et s’expérimentent de nouvelles formes. Et c’est, je crois, cette fonction presque maïeuticienne du théâtre, qui est contenue dans l’idée d’un ‘théâtre laboratoire’. Une chose enfin, me conforte dans cette idée : c’est l’âge moyen des performeurs qui est de 11 ans tandis la plupart des spectateurs ont entre 5 et 14 ans. Il est probable que cette génération produise un théâtre très diffèrent de celui auquel nous nous étions habitués…
* Le mot machinima est un mot-valise forme à partir de machine, cinéma et animation.
1. voir les Basiques : Digital Performances par C. Bardiot, OLATS/Leonardo
http://www.olats.org/livresetudes/basiques/artstechnosnumerique/basiquesATN.php
Legendary, Maybe – Four machinima theater pieces
Game Play Festival
Brick Theater, du 5 au 28 Juillet 2013

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Décris / Ravage, l’éclat d’une tâche impossible https://www.insense-scenes.net/article/decris-ravage/ Thu, 25 Jul 2013 16:13:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=584 Adeline Rosenstein présente dans le cadre des rencontres d’été de la Chartreuse une « série documentaire théâtrale » intitulée Décris / ravage, consacrée à l’histoire de la Question de Palestine.

Ce 24 juillet, seuls six spectateurs ont fait le déplacement vers la petite cave Rivoire de la Chartreuse, à Villeneuve-lès-Avignon. Les actrices installent des chaises en bord de scène, afin de transformer cette désertion en petit comité, afin que nous soyons au plus près d’elles. La situation est singulière. Nous, spectateurs, sommes assis sur des chaises du type de celles qui remplissent les salles polyvalentes, au bord du plateau à la face, et les actrices, assises sur des chaises identiques, bordent le plateau à cour.
Le spectacle commence par un double prologue d’Adeline Rosenstein qui nous présente des « amis imaginaires ». La première impression prend la forme d’un « Aïe aïe aïe… Cela serait fort impoli de se lever et de partir dans une si petite salle. » Il ne reste plus qu’à écouter, avec circonspection, l’histoire de ces deux amis imaginaires, un petit canard malade et une vidéaste nommée Brigitte. Petit à petit, contre toute attente, la présence, l’énergie et l’énonciation de l’actrice séduisent la petite assistance. Nous sommes prêts à rentrer dans son jeu. Car c’est bien son jeu, son spectacle, son propos qu’elle présente aujourd’hui, cela se remarque très bien. Derrière un pupitre noir qu’elle déplace, seul élément scénique pour l’instant, elle joue le rôle de chef d’orchestre. Dans les entretiens, elle dit se voir plutôt modératrice. C’est une question de mot.
Debout à son pupitre, suivant la trame du texte qu’elle a sous les yeux, elle s’adresse directement aux spectateurs et leur explique son intention de raconter l’histoire de la Question de la Palestine. Un acteur, assis dans la salle, rejoint rapidement la scène (feignant dans un premier temps de sortir avant la fin) et s’assoit aux côtés de trois actrices, qui font office d’assistantes : tantôt elles illustrent les propos d’Adeline Rosenstein par des gestes, tantôt elles prennent en charge l’explication d’un mot ou d’une idée, comme par exemple « l’évolution d’un événement », ou de la notion de « nation ». Ces explications accompagnées de gestes naïfs sont plutôt ludiques et donnent au tout une certaine légèreté qui vient contrebalancer le propos. Elles permettent à l’équipe de ne pas déraper vers un théâtre qui voudrait à tout prix imposer un point de vue sur une question historique.
Le problème est bien là : la question du point de vue. Adeline Rosenstein souhaiterait porter un regard libéré de toute perspective européenne, contemporaine ou d’autre nature. Une quête ardue, voire impossible : comment pourrait-on, depuis un cerveau humain, atteindre la pure objectivité ? Les actrices elles-mêmes le disent : comment raconter l’histoire de la Méditerranée orientale sans oublier les Turkmènes, en considérant que les paysans grecs du XIXè siècle ne se savaient pas grecs, en conservant le point de vue de chacun à chaque époque, sans y plaquer la perspective de « notre histoire », institutionnalisée et reconnue comme vraie ? Ainsi, assez rapidement dans le spectacle, on comprend que l’équipe s’attelle à une tâche qu’on sait d’ores et déjà impossible. Mais après tout, cela n’empêche pas d’essayer.
C’est ce que les acteurs vont faire dans les deux heures suivantes. Les différents points de vue s’ajoutent à la ribambelle de dates, à la confusion des événements et des lieux. On commence avec Bonaparte en 1798, pour finir à la veille de la première guerre mondiale. Mais si je suis capable de cette affirmation, c’est surtout grâce à la feuille de salle, car pendant le spectacle, nous avons fait des crochets en 1948, 1970, et d’autres périodes encore.
Tout au long du spectacle, je regrette la présence de proches qui, bien au courant de cette histoire-là, auraient eu un regard débarrassé du brouillard dans lequel je me trouve. Leur présence m’aurait aiguillée. Je regrette par avance des conversations de sortie du spectacle qui n’auront pas lieu.
Car cette pièce est loin d’être didactique : la multiplicité des informations et leur aspect parfois parcellaire obligent à s’agripper à des instants singuliers et à lâcher prise sur d’autres. Sans cela, impossible de suivre. Ainsi, je me focalise sur la performance, sur les instants les plus efficaces. C’est au moment où les actrices jouent des situations ou évoquent des petits détails que l’attention est à son point le plus élevé. Une sensation qui renvoie aux souvenirs de salle de classe, lorsque soudain une anecdote attire l’oreille et captive.
L’apparente confusion permet à l’équipe d’échapper aux travers d’un spectacle militant qui fabriquerait sur scène un point de vue livré de façon didactique. Car certains moments racontés de façon claire frôlent une prise de position qui, si elle était clairement affirmée, mènerait le spectacle sur un terrain tout autre, celui du débat politico-historique.
Adeline Rosenstein a pris le parti de raconter cette histoire sans utiliser aucune image. Le « power-point » qu’elle élabore consiste à projeter (littéralement) des petites boules de sopalin mouillé contre une plaque de bois blanche qui fait office d’écran. Une trouvaille qui fonctionne à merveille : ces petits projectiles plutôt dégoutants, qui rappellent – encore une fois – les plafonds des réfectoires de collège, s’avèrent aussi « parlants » que des photographies, des cartes, ou n’importe quel autre document historique. Cette proposition est une belle tentative pour résoudre, à une certaine échelle, la problématique du point de vue. Une photographie n’est rien d’autre que la trace d’une subjectivité. Ici les boules de papier trempé laissent au spectateur un espace libre pour s’imaginer de façon autonome ce que racontent les acteurs.
A aucun moment, la densité du propos et des informations données ne provoque l’ennui, et pendant ces deux heures, l’envie de regarder discrètement l’horloge ne s’est pas fait sentir. Les quatre actrices, accompagnées par Erbatur, annoncé comme urbaniste et rockstar turc (les mots « rock n’roll » tatoués sur son bras l’attestent) sont si proches du public que la relation scène /salle est différente de ce qu’elle est à l’accoutumée. Cela n’empêche pas un spectateur puis un autre de quitter la salle avant la fin, laissant à ceux qui restent la responsabilité accrue de suivre le spectacle et de soutenir les acteurs jusqu’à la fin. Ce qu’on fera sans peine.

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Décris/Ravage, du doute et du peut-être https://www.insense-scenes.net/article/decrisravage/ Thu, 25 Jul 2013 16:12:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=583 Cette proposition s’inscrit dans les 40èmes rencontres d’été de la Chartreuse comme les créations « Regards » et « Étant donné », des deux autres artistes Séverine Fontaine et Cécile Portier que nous avons pu voir pendant ce 67ème Festival d’Avignon. (Cf les articles de Linda Sepp : « Exposition humaine » et « Collage Numérique »). « Décris / Ravage » est un projet amorcé par Adeline Rosenstein en 2009, autour du territoire de la Palestine et autour de l’histoire de cette terre. La question de la Palestine est au cœur des préoccupations d’Adeline Rosenstein qui a collecté depuis 4 ans des témoignages d’artistes occidentaux de générations différentes qui ont vécu, voyagé en Israël ou en Palestine. La metteure en scène et comédienne avec l’aide de Léa Drouet et Céline Ohrel s’appuie aussi sur des extraits de pièces de théâtre historique écrites en arabe et traitant des événements de cette région. C’est pour Adeline Rosenstein : « le meilleur moyen de faire place à une perspective non-européaniste du conflit ». Après avoir été en résidence à la Chartreuse en mars et avril 2012, Adeline Rosenstein propose ce projet qui se situe dans la veine du théâtre documentaire. « Décris / Ravage » est un premier volet composé de trois épisodes sur treize qui retrace l’histoire de la Palestine des guerres napoléoniennes au début du XXème siècle. Les témoignages comme les écrits viennent ponctuer la trame historique et donne des ressentis partiels d’horizons divers de la naissance de l’état d’Israël en 1948 à la première intifada en 1987.
Pour arriver dans la salle des 25 toises, nous traversons trois espaces, trois « tunnels ». Une traversée où le sol en bois fait place au sable puis aux pavés. Dans cet espace intermédiaire formé de parterres différents, l’écho de nos paroles résonne. Différents espaces qui n’en forment qu’un comme déjà la question des territoires présentes dans notre marche vers l’espace de représentation. L’accueil dans la salle est pris en charge par l’équipe de création qui, au vu du nombre limité de spectateurs, a installé des chaises au premier rang. Elles (Adeline Rosenstein, Léa Drouet, Céline Ohrel, Julia Strutz) nous invitent à les utiliser, assurant ainsi notre confort pour cette représentation particulière et privilégiée. L’espace scénographique est installé pendant notre arrivée. Il y a sur scène des chaises en plastique sombre, des chaises de salle des fêtes, les mêmes que celles sur lesquelles nous sommes assis. Des portes « blanc cassé » sont positionnées verticalement contre le mur du fond. La lumière est déjà là.
Adeline est la conférencière et nous interpelle derrière son pupitre dirigeant ainsi la représentation. Elle commence en guise de prologue par deux histoires tirées des interviews qu’elle a faites. L’histoire d’un caneton mourant et orphelin trouvé par des adolescents en voyage scolaire en Israël et ramené dans l’avion et l’histoire d’une plasticienne qui s’enferme dans des poubelles israéliennes pour dénoncer la manière dont les territoires palestiniens servent de dépotoirs et de décharges aux détritus d’Israël. Après ces prologues où la mise en place du discours peut orienter le parti pris de l’équipe de création sur cette question de la Palestine, Adeline commence l’épisode 1. Elle commence par narrer les guerres napoléoniennes en Égypte et au Proche-Orient. La complexité pour l’empire français de comprendre les multiples gouvernances locales. Elle fait un parallèle entre la volonté de la Napoléon d’organiser sur le modèle français les territoires annexés et l’empire ottoman qui s’étendais jusqu’en Judée et qui avait réussi cette expansion en conservant les us et coutumes locaux. Cette inscription dans l’histoire de la question de la Palestine met à distance. Mais cette mise à distance est renforcée par Léa Drouet et Céline Ohrel qui analysent le rapport complexe qu’on peut entretenir à l’histoire et aux témoignages.
Sur un modèle didactique, elles nous expliquent le complexe cheminement du témoignage à l’analyse historique d’une situation. Un événement historique advient, on recueille les témoignages de personnes ayant vécu cet événement. Un jugement subjectif s’affirme. Ensuite quelques années après, il y a un retour sur cet événement, un feed-back, pour le comprendre, pour l’analyser au regard des différents témoignages de l’époque et au regard de la situation dans laquelle s’inscrit ce feed-back. Ensuite, un demi-siècle après l’évènement, des archives sont disponibles. L’analyse critique de cet événement commence. Mais cette analyse est toujours inscrite dans une époque et dans un contexte.
S’ajoute à cette mise à distance, le recul affirmé autour des notions et des mots. Les mots dans leur utilisation se modifient au cours du temps et nous sommes donc en présence d’une tentative d’analyse critique d’un événement à partir de mots qui à l’époque de l’événement n’avait pas tout à fait la même portée ou la même définition « inconsciente ». Mais pour autant, ça n’empêche pas le projet « Décris/Ravage » de continuer à se déployer. En effet, la mise en garde sur les difficultés de parler, d’analyser, d’être objectif autour d’un événement n’exclut pas la nécessité de le faire. La parole, c’est encore même si elle est incomplète de nature, la plus efficace tentative de lien, de dialogue. Le langage devient, dans la mesure où il est appréhender comme un espace incomplet et un espace d’incertitude, le possible espace des conflits pacifistes.
On se rappellera cette phrase à la fin du film « Rois et Reine » de Desplechin : « Il faut toujours prévoir que évidemment on a raison mais que c’est toujours possible qu’on est un peu tord en plus, sans s’en rendre compte. Avoir un peu tord, c’est une très bonne nouvelle, ça veut dire qu’on a déjà pas toute la solution (…) ».
Ce recul porté sur le langage et ses trous est aussi une façon d’entretenir une distance sur le processus de construction et de création de « Décris/Ravage ». Cette distance est renforcée par l’absence d’image. Aucune iconographie qui viendrait se soustraire à la parole, qui illustrerait un propos l’enfermant du même coup. Seuls des mouchoirs en papier humides, jetés en boules contre les portes servent d’appui de jeu pour expliquer une date, une carte ou un événement dans cette histoire tourmentée et complexe de la Judée. Adeline Rosenstein définit sa place comme une modératrice. Elle imagine « Décris/Ravage », comme : « une histoire sobre de la Palestine/ Israël/Terre Sainte, à l’usage de mes amis de la profession qui ont déserté ce sujet sans trop savoir pourquoi. À chaque épisode, je fais alterner témoignages occidentaux, récits d’historiens, citations de dramaturges arabes et j’assure la modération. C’est là tout l’enjeu pour moi et c’est nouveau : la modération. »
Dans « Décris / Ravage », l’équipe de création met en place un espace où coexistent une prise de parole et une réflexion sur cette prise de parole. Un retour sur soi et sur ses convictions qui fait place à l’intelligence de l’incertitude, du doute et du peut-être.
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We are the town https://www.insense-scenes.net/article/we-are-the-town/ Thu, 25 Jul 2013 16:11:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=582 Au prétexte du Lear de Shakespeare, Ludovic Lagarde fait jouer Lear is in town… carrière Boulbon. Pièce qui commence par un coup de semonce… Coup de feu perçu par ma voisine qui tréssaille… Quand il semble que cela puisse être aussi un déchirement du silence. Juste un déchirement qui marquerait le commencement d’un Big Bang… un nouveau Lear était ainsi à venir.
L’histoire du sel
Il existe un conte, un vieux conte belge, qui narre qu’un roi, qui avait trois filles, leur demanda un jour, au seuil de sa vie, de dire combien elles l’aimaient. La première s’éxécuta et dit qu’elle l’aimait comme la terre aime le soleil. La seconde dit « et moi je t’aime comme mes yeux aiment la lumière ». Enfin la troisième lui répondit qu’elle l’aimait « comme le sel ». Le vieux se heurta à cette réponse et chassa sa dernière fille alors qu’il l’aimait plus que les autres. « Aimer son père comme le sel » cela ne lui convenait pas. Un temps s’écoula jusqu’à ce que la fille bannie, déguisée en page, se présente au cuisine royale. Là, elle insista auprès de la cuisinière pour que tous les plats du jours soient présentés au Roi sans sel. La cuisinière qui reconnut la princesse obéit. Goutant les plats le Roi se facha contre la cuisinière qu’il fit appeler, mais c’est sa fille qui se présenta. Dans l’explication qui suivit, elle déclara : « Père, c’est de ma faute. J’ai voulu vous prouver que ma réponse n’avait été ni injuste ni impolie quand vous me demandiez combien je vous aimais. Notre vie a besoin du sel autant que la terre a besoin du soleil et nos yeux de la lumière ». Le Roi comprit qu’il avait été cruel et n’avait pas compris l’amour que lui portait sa fille. Il la prit dans ses bras, l’embrassa, tout en lui disant que c’était le plus beau jour de sa vie.
Cette anecdote rapportée par Daniel Loayza est convoquée pour le Roi Lear de Shakespeare. L’une des grandes pièces du poète élisabéthain où le motif du courroux du père, identique à celui du conte du sel, conduit au bannissement de Cordélia, la plus jeune fille du Roi. Histoire tragique s’il en est, comme d’autres écrites ou pas par Shakespeare. Mais peut-être plus qu’une histoire, c’est encore une parabole sur la solitude de la raison, quand au terme d’une vie d’incertitude, au moment de s’absenter définitivement, on cherche un point stable, une pensée preuve. Dans le Roi Lear, peut-être doit-on se dire simplement, qu’un homme (roi de condition, père aussi, mais homme avant tout) cherche à s’assurer ou se rassurer et cherche à s’écarter des apparences pour gagner le royaume d’une certitude. Et le drame, ou le tragique de cette fable, c’est qu’il n’est d’autre medium pour y accéder que la parole qui est le lieu, aussi et toujours, du mensonge, de l’artifice, de la rhétorique… dont il faut se méfier. Lear, alors, n’est peut-être qu’une énième pièce de Shakespeare sur le thème de « croire dans la parole, faire confiance aux mots, aux énoncés et à ceux qui les articulent ». Rien moins qu’une pièce, encore une, sur le langage, donc et le dilemme qu’il induit. Et parce que l’œuvre shakespearienne est un ensemble de variations sur le pouvoir de la langue et la langue du pouvoir, alors à l’endroit de Lear, la folie soutient l’approche philosophique du langage. Ou, et disons-le autrement, la folie met en crise le langage. Moment où, comme Derrida le rappelait dans l’Ecriture et la différence à propos d’Artaud, et de son langage, « il existe des crises de folies étrangement proches des crises de raison ».
Couper le cordon…
Couper, charcuter, enlever, découdre… précisément en découdre… C’est sans doute ce geste qui a guidé à la création de ce Lear is in town, qu’on écoute un rien surpris, et qu’on regarde interloqué. « En découdre » qui signifie, au pied de la lettre, se battre avec, ne pas se laisser intimider, ne pas se trouver prisonnier. En découdre, au sens de « ne pas s’en laisser conter » et réduire par un texte monstrueux et anthropophage. Et de fait, la mise en scène de Ludovic Lagarde, comme la traduction de Frédéric Boyer et Olivier Cadiot, prennent toutes les libertés avec le chef d’œuvre. Et c’est presque un geste müllerien qui confine à l’attentat. S’agit de faire exploser cette grammaire, ce lexique, cette distribution hollywoodienne, cette révérence infinie… S’agit de faire voler en éclat l’ŒUVRE et, parce qu’il y a une idée dans ce geste terroriste, de regarder les éclats, de s’en saisir, de les orienter et de les faire miroiter. Et espérer, oui, il faut espérer que dans l’explosion (reste plus grand chose des personnages, des actes, des intrigues secondaires, etc) se loge un nouveau souffle. C’est ça, dans le souffle de l’explosion de l’œuvre (qui induit la métaphore du coffre-fort ou de la banque. C’est-à-dire de la spéculation et la thésaurisation du plaisir sur le chef d’œuvre, valeur sûre et productrice de dividendes auprès des organisateurs de spectacle) devrait y avoir de nouvelles retombées.
Ça serait ça Lear is in Town. Ça aurait à voir avec ce principe-là. Qu’est-ce qui retombe ou souffle (Marion Stoufflet à la dramaturgie) du chef d’œuvre quand on l’a, a priori, défiguré ?
C’est là que le lecteur de Shakespeare doit encore apprendre à devenir spectateur.
Ben oui, ce n’est pas le même siège. Je veux dire que ce n’est pas le même siège occupé par la raison. Le lecteur, ah, celui-là, peut-être qu’il talmudise… et le spectateur ? Ah, oui, celui-là, on ne peut plus lui faire confiance depuis longtemps ( Merci Bel). Frères ou ennemis… peut-être frères-ennemis ces deux-là qui forment une famille à part. Combien de fois, regardant un machin scénique, un truc théâtral… le lecteur s’est heurté au spectateur, et vice et versa…
Et si, imaginons-le un instant, ça ne se posait pas en ces termes. Oui, plus de lecteur, pas plus de spectateur… On distingue là une porte de sortie, disons une issue. Peut-être ? Mais de quelle nature… Pas facile de quitter le confort des identités héritées et des rôles prédestinés. Bon, admettons, inventons donc un mot…heu… disons « le témoin ». Celui qui est là, sans être trop proche ou concerné. Celui qui parlera sans que ça compte vraiment. Enfin une perspective intéressante : être presque rien. Ce qui nous ressemble, non ?
Carrière Boulbon, il y avait donc une foule de « presque rien ». Et parmi elle, un Témoin (moi) de Lear is in Town. C’est pas mal déjà. Et Témoigner, c’est essayer de préciser, dans l’instant du différé, l’expérience que l’on fait de quelque chose à laquelle on est étranger.
Livraison de témoin (geste critique en cours…)
Ça ne pouvait pas être ailleurs que là : dans la carrière Boulbon. Parce qu’à bien y regarder, le demi-cercle qui s’offre, rugueux et pierreux, forme comme un crâne ouvert. Une sorte de logement du cerveau donc que la carrière Boulbon. Et scénographiquement, tout est posé là. Ou presque, car au milieu du terre-plein, y a un rectangle noir, assez haut (3m sur 6m, grosso et c’est tout ) qui ressemble peut-être à un monolithe sorti tout droit de l’Odyssée de l’espace, à moins que ce ne soit un Soulage… Mais que je regarde comme une tumeur. Au milieu de la boîte cranienne de Boulbon, il y a une tumeur cérébrale. Et de mon point de vue, assis rang B, place 65, j’ai l’impression d’être Salpétrière, encore, ou devant un Rembrandt (l’écorché), qui regarde comment ça se développe un cancer. Et je regarde les trois interprètes comme des métastases à l’œuvre, dans l’œuvre. Métastase 1 : Clotilde Hesme joue Tom et Cornelia. Métastase 2 : Johan Leysen joue le roi qu’a disjoncté avec une question à la con (pourquoi tu m’aimes est une variatioin de la question à la con qu’il pose ). Métastase 3 : Laurent Poitrenaux : le fou dont la jugeote pourrait le perdre définitivement.
Et ces trois-là sont les neurones malades de Lear is in town. Neurones en bout de course qui se connectent, se déconnectent, cherchent les connexions…Et ça se sent dans la langue parlée où les uns et les autres hachent des phrases, répétent des mots, passent d’une idée à une autre. Le verbe est malade. La réalité aperçue est impossible à nommer. Le verbe est malade et aucun mot ne sait la circonscrire sinon par des balbutiements, des bégaiements, des dératés dans la phrase… Soit une langue symptomatique de la folie qui a gagné tout ou partie des dialogues et autres constructions lissées de la parole. Soit une figure de cancer de la parole qui n’arrive plus à se fixer et joue d’une parole en perdition.
Et à bien regarder et écouter ce champ de bataille où la langue est dévastée, on entend encore qu’ils ne sont pas trois, mais plusieurs. Et on voit aussi à travers eux des figures androgynes, des êtres mêlées, des discours enchevètrés pris dans le tissu d’une fable qui ne se raconte plus, mais qui se livre dans des pantomimes hagards, des gestes convulsifs, des chants intempestifs. Lear is in town… c’est un défilé de chevaliers à la triste figure qui boitent, qui tombent, qui manquent à chaque mot de ne plus jamais se relever. Et l’on regarde les casques anti-bruit ou les écouteurs qu’ils portent tous les trois comme des protections. C’est que Lear is in town est un chantier aussi. Et ce qui est en chantier, c’est cette aventureuse expérience dans le cerveau, à même une maladie du cérébral qui, au commencement et sans autre forme de pathologie, se nomme « raison ».
Qu’est-ce qui pousse les gens à croire dans la raison ? Et comment la raison peut nous faire faire autant de bêtises ? Brecht s’en inquiétait qui doutait de la raison parce que, disait-il en relevant la contradiction : « il faut croire dans la raison ».
Eux, dans la carrière Boulbon, cette tête scalpée, ne croient plus en rien. A la dérive, ils sont indistinctement tous rattrapés par la folie : une douleur en soi.
Et on les écoute, et on les regarde trottiner…en borderline ou en lisière d’une folie que la construction du texte semble avoir empruntée, dans sa structuration, à la manière dont Ophélie joue la folie. Et l’on sait depuis le début que ce n’est pas le Roi Lear, mais bien Lear is in town. Comprenons que le Roi Lear a été joué et que la situation qui est présentée est post-posé au chef d’œuvre. Que ce qui est montré et entendu, c’est la minute d’après… le désoeuvrement qui vient après.
« Bannishment is here » pouvait-on lire en surplomb de l’air de jeu, en lettres hollywoodiennes. « L’exil est ici »… traduit-on dans le programme. Et de regarder ces immenses lettres dans le ciel noir comme une banderole publicitaire, l’été, au bord des plages… Publicité immobile, sans tracteur ou moteur puisque l’Histoire n’a pas de sens. Publicité qui aurait oublié d’entretenir le rapport au mensonge qu’elle a avec le langage… Et de connaître l’exil, donc. C’est-à-dire, et comme Lear is in town le suggère, l’errance quand on a plus de lieu où se raccrocher…Ces trois-là, différents mais ne formant qu’Un, parlaient entre eux comme des clodos solitaires, des patients isolés, des mourants en attente…Un lear is in town aussi mélancolique et léger que le début d’un poème d’Auden… The Two or The witnesses : « we are the town… »

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Polyphonie mentale – Et si je les tuais tous Madame ? https://www.insense-scenes.net/article/polyphonie-mentale-et-si-je-les-tuais-tous-madame/ Wed, 24 Jul 2013 16:18:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=588 Aristide Tarnagda, acteur, auteur et metteur en scène burkinabé, présente cette année un texte qu’il a écrit et mis en scène, Et si je les tuais tous Madame ?. Sur la petite scène de la chapelle des Pénitents Blancs, trois musiciens-acteurs jouent et chantent en dialogue avec Lamine Diarra, qui tient la tête de ce texte aux allures de monologue polyphonique.
Un homme, Lamine, est debout à un croisement, près d’un feu tricolore. Il aperçoit une femme qui attend dans sa voiture que le feu passe au vert et profite de ce moment d’attente forcée pour aller lui parler. Le feu rouge – ou quand le code de la route force les gens à faire une pause. A prendre le temps de ne rien faire. Lamine profite de ce temps mort obligatoire pour ouvrir en deux son crâne et en faire sortir les pensée qui semblent y créer un chahut terrible. Elles sont si agitées, si épaisses, si nombreuses qu’on se demande comment elles peuvent être contenues dans une tête ou dans un corps. Au fil du texte on réalise que c’est le cas de n’importe quel corps, ou n’importe quelle tête.
Les histoires de Lamine ne sont pas particulières, du moins elles ne sont pas présentées comme telles. Il s’agit des disputes intérieures d’un homme adulte qui a fait des choix. Qui doute de la valeur de ces choix. Ceux et celles qui ont occupé, traversé, habité sa vie, prennent la parole en contradicteurs. Certains sont morts, mais il ne s’agit pas d’une obscure histoire de fantômes. Son père, sa mère, son ami Robert, sa femme et son enfant s’expriment parce qu’ils sont les nœuds de sa vie, comme les nœuds d’une corde à grimper. L’auteur se sert de ces personnes pour poser le débat. Le conflit. Une longue dispute intérieure volontairement exposée en public. L’espérance de vie d’un feu rouge est d’une minute, dit Lamine. Celle du public, en cette après-midi, est d’une heure. La dame du feu rouge n’est en définitive rien d’autre que le public silencieux.
La situation se présente comme une petite lucarne qui ouvrirait sur une infinité d’autres situations. Il s’agit ici d’un homme burkinabé (Aristide Tarnagda) ou malien (Lamine Diarra, l’acteur principal), mais ce pourrait être n’importe qui, venant de n’importe où. Il est simplement question de raconter, pour conjurer ses peurs, pour avaler les couleuvres, pour pouvoir continuer à vivre sans imploser.
Un homme est debout à un croisement. Il est parti de chez lui. Il a tout quitté pour partir seul. Dans son dos, il porte des milliards de pensées. « Un étranger c’est quelqu’un qui accroche sa vie comme on accroche son manteau à l’entrée d’un maison »1. Cette phrase de Koffi Kwahulé fait partie du texte et pourrait en être l’épigraphe. L’homme debout au croisement est rattrapé par sa vie qu’il a tenté de laisser à l’entrée.
Par le passé, il a mis une femme enceinte et l’a abandonnée. « Ou ne pas être. Ou être un père […] le père d’un enfant pauvre »2 L’histoire des responsabilités qu’un homme prend – doit prendre?- dans la vie, lorsqu’il « pisse dans le cul d’une chienne »3 et la met enceinte. Le poids de la culture, de la famille, des traditions qui disparaissent en nous libérant de leur oppression, mais en nous laissant dans l’angoisse du vide. Lamine participe à cette disparition : lui, sa famille, il l’a abandonnée pour partir seul à l’étranger, là d’où il n’est pas, là où il est différent. Il a laissé son manteau à l’entrée d’une autre maison.
Sa vie lui court après, le rattrape et se débat à l’intérieur de lui. Les pensées s’entrechoquent confusément comme un tourbillon dans sa tête. Son père, son ami Robert, son pays, les artistes… Lamine parle de l’Afrique, du Burkina, du palu, du développement, de la croissance positive, du président qui voyage. De villageois qui crèvent de soif à côté d’une villa climatisée. Autant de remontées de son passé.
D’un point de vue strictement théâtral, la forme et la mise en scène ne proposent pas grand-chose. Les acteurs semblent tourner en rond dans le petit espace de la chapelle des Pénitents Blancs. La scénographie est volontairement rudimentaire : quelques petits cubes d’environ 30 centimètres de côté, sur lesquels les acteurs montent ou s’assoient. Le mur du fond de la chapelle fonctionne comme un tableau devant lequel deux cubes, à cour à jardin, font office de promontoires. Les acteurs qui s’y perchent deviennent des sortes de figures.
Il s’agit surtout d’écouter la polyphonie. Le texte qui circule d’une voix à l’autre et que la musique omniprésente porte tant et si bien qu’on se demande même si les mots auraient le même impact sans sa présence. La musique de Fasso Komba et surtout celle d’Hamidou Bonssa Yoda semble faire danser les pensées de Lamine comme un charmeur son serpent. La musique rythme, le rythme ordonne les pensées et les force à bouger dans le même temps, ce qui permet de mieux les appréhender.
Enfin, la bière. Comme la figure de l’ivresse, de ces pensée qui tournent et s’entrechoquent dans la tête. Mais également comme figure de l’oppression du monde global et libéral qui diffuse l’alcool aux quatre coins de la planète. La Heineken est partout : elle endort les pensées noires et ralentit leur course dans les esprits, les empêchant de frapper trop fort contre les parois de la tête. Alors à la fin de la pièce, les acteurs, performant les deux faces de cette réalité, boivent les Heineken d’un trait en faisant couler la bière sur leur visage, puis jettent d’autres bouteilles pleines sur le sol et contre les murs de la chapelle, comme pour se débarrasser de cette douce sensation d’« à quoi bon ». La violence de ces gestes et du son de verre brisé accompagne musicalement et performativement le texte qui se durcit, qui devient plus percutant dans sa course finale.
Le spectacle se termine sur un final un peu naïf, peut-être trop construit : les acteurs se figent, bières à la main, prêts à s’entretuer. Cette dernière image reflète assez bien le paradoxe de cette proposition ; un passage au plateau qui peine à suivre la puissance des mots et de la musique.
1Extrait de Et si je les tuais tous, madame ?
2Idem
3Idem

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Retour vers le futur https://www.insense-scenes.net/article/retour-vers-le-futur/ Wed, 24 Jul 2013 16:17:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=587 Interroger le présent depuis l’avenir : tel est le pari audacieux que fait Sandra Iché pour sonder la trajectoire du Liban, un pays éprouvé par 15 années de guerre civile (1975-1990) et marqué par une période de reconstruction difficile ; un pays devenu, pour elle, un sujet d’intérêt et de recherche persistant. L’ancienne étudiante d’histoire devenue danseuse puis artiste protéiforme signe avec « Wagons Libres » une proposition humble et expérimentale, simple et complexe à la fois.
En 2000, alors que son directeur de recherche lui conseille d’étayer ses travaux sur le Liban par l’étude d’un média francophone, Sandra Iché découvre l’existence de L’Orient-Express, un magazine beyrouthin fondé dans les années 90 par un dénommé Samir Kassir. Cinq ans plus tard, l’assassinat de cet homme, dont elle était devenue proche, réveille chez la jeune femme le désir de comprendre et de réinterroger le contexte politique instable du pays. C’est le départ d’une nouvelle enquête : le déclencheur de plusieurs retours à Beyrouth, notamment pour s’entretenir avec les anciens collaborateurs de l’intellectuel militant.
De cette trame qui ne fait que reprendre son parcours personnel, Sandra Iché brouille les pistes en refusant toute restitution naturaliste. L’un de ses choix dramaturgiques majeurs consiste en effet à situer le moment de l’énonciation des récits, le sien et celui des autres, en 2030. De là, de là-bas, elle collecte « les archives du futur ». Ainsi, les 22 interviewés portés à l’écran pendant le spectacle (aucun d’eux n’avait d’ailleurs pressenti les révolutions arabes) apportent des « témoignages prospectifs » visant à décoller du constat d’impuissance tangible qui ankylose les mémoires. Les visions exposées englobent, non sans humour, les problématiques touristiques, économiques ainsi que les relations géopolitiques avec la Palestine, Israël, la Syrie ou encore la Chine. La rêverie ira même jusqu’à imaginer le Liban comme une nation footballistique de premier plan.
Par nature, l’enquête est un mode d’approche fragmentaire et la jeune femme s’affirme au plateau dans ce geste qui consiste à récolter et confronter les matériaux. Seule en scène dans un dispositif minimaliste, Sandra Iché accompagne les récits par un univers plastique toujours en mouvement. A l’aide d’un rétroprojecteur, elle fait dialoguer avec les interviews, des diapositives, photos, peintures et autres plans de ville qu’elle recadre et désagrège en permanence. Les extraits vidéo eux-mêmes sont envahis par des décors animés non-réalistes qui enserrent les personnages.
Dans le gymnase du Lycée Mistral, en ce 67e festival d’Avignon, on assiste à une création qui cherche, expérimente, invente une forme originale de restitution de l’Histoire, une forme dont il est impossible de percevoir tous les enjeux ni toutes les subtilités mais qui se donne avec habileté. On se réjouit du rapport humble et accessible qu’entretient la comédienne avec la scène et le public et qui la place du côté d’un travail de présentation plus que de représentation. Son grain de malice nous tient en haleine. Dès le prologue, où elle raconte l’histoire du Café Rawda, son élocution interpelle et ses silences prolongés en pleine phrase, de l’ordre de la syncope, agissent comme des aimants.

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Peut-être, Sans doute, sûrement ? https://www.insense-scenes.net/article/peut-etre-sans-doute-surement/ Wed, 24 Jul 2013 16:16:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=586 Sans doute, Jean-Paul Delore, cloître des Carmes, 22 juillet 2013 : le titre s’avère trompeur pour désigner ce concert de musique expérimentale où les formes les plus diverses s’inventent et se côtoient, résistant à toute tentative de catégorisation. Le spectacle s’inscrit dans un vaste projet du collectif LZD-Lézard Dramatique créé par Jean-Paul Delore en 1978, Carnets Sud / Nord, conçu comme un laboratoire de création itinérant qui puise son inspiration alternativement à Kinshasa et Brazzaville aux deux Congo, à Maputo au Mozambique et Johannesburg en Afrique du Sud, à Rio de Janeiro au Brésil, en France et au Japon. Il met en scène Dieudonné Niangouna, l’un des deux artistes associés de l’édition 2013 du Festival, ici récitant et danseur.
Les volets précédents de ce projet pluriel incluent Affaires étrangères, Ilda, Nicole, Songi Songi, Kukuga Système mélancolique, Un grand silence prochain, Langues et lueurs et Ster City. Sans doute fait encore écho à Peut-être, comme pour affirmer le chemin parcouru depuis le début des Carnets, il y a plus de dix ans, en 2002, et la raison d’être des rencontres artistiques qui le jalonnent. « Voyage sonore », « oratorio hard barock », « poème parlé-chanté » : autant de tentatives pour définir ce spectacle hybride qui mêle verbe et musique, voix, langues, bruitages, ambiances et notes, folklore, jazz, rock, rap, électro-acoustique… Les artistes ont cette capacité à faire retour sur le spectacle qu’ils sont en train d’interpréter, à le mettre en questions spontanément, comme y invite la forme inachevée du carnet : « C’est quel genre ? / Un peu tous les genres ». L’orchestre (batterie, clavier, saxophone, harmonica, guitare électrique et basse) voisine avec une table de mixage et une console pour traiter le son par ordinateur. Le spectacle est une invitation au voyage, à l’image de cette 67e édition du Festival : une rampe lumineuse borde l’avant-scène, dessinant une piste d’atterrissage sur laquelle viennent se poser les douze interprètes ; on entend la voix suave d’une hôtesse de l’air mêlée à l’évocation des douaniers gabonais. Au cours du concert, un récitant rappelle : « Il y a des voyages sans départ ».
Erigé en tour de Babel, le cloître des Carmes résonne d’un oratorio nouveau genre qui couvre le chant persistant des cigales. Seul un chien hurle à la mort, profitant d’un temps de silence entre deux morceaux. « Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? » : paroles de la chanson ? question à la cantonade ? Un spectateur facétieux répond : « On s’en va ! ». Les textes psalmodiés de Mia Couto, Jean-Paul Delore, Eugène Durif, Sony Labou Tansi, Dieudonné Niangouna et Nicholas Welch laissent pour le moins songeur, lorsqu’ils sont en français : le refrain « Qu’est-ce qu’on nous pique, nous ? » qui joue des allitérations et du rythme des monosyllabes, ou encore ces bribes saisies à la volée : « les canards, les haricots et la radio » ; « Angelica n’aime pas l’eau de mer, ses pieds non plus » ; « je chie sur le patrimoine de l’humanité » ; « Hector aime les vagins gras et les caresses grasses ». En fin de compte, la magie opère lorsque la voix se cantonne au para-verbal, se fait instrument, cri guttural, feulement ou vocalise, lorsque les langues se superposent et se heurtent, réduites à une épaisseur de sons.
Ce qui ne fait pas l’ombre d’un doute, en revanche, c’est l’enthousiasme et l’énergie débordante des douze artistes qui, s’ils ont tous déjà participé à l’une ou l’autre page des Carnets, se trouvent réunis pour la première fois par Jean-Paul Delore et trouvent manifestement du plaisir à mettre leur technique au service d’une improvisation collective. Niangouna, en robe longue de satin ivoire, vient danser dans les gradins au milieu du public. On aimerait entendre davantage la chanteuse brésilienne en portugais…
Un moment musical festif, à n’en pas douter, mais les velléités à mouvoir les frontières et à interroger les catégories s’évanouissent sitôt franchie la porte du cloître.

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Et si je les tuais tous Madame ? https://www.insense-scenes.net/article/et-si-je-les-tuais-tous-madame/ Wed, 24 Jul 2013 16:15:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=585 23 juillet 2013, 15h00, Chapelle des Pénitents Blancs : première représentation de Et si je les tuais tous Madame ?, pièce de théâtre musical écrite et mise en scène par Aristide Tarnagda. Artiste burkinais, invité en résidence à l’école du Théâtre National de Bretagne par Stanislas Nordey en 2007, Aristide Tarnagda fait fonction de trait d’union entre les deux artistes associés à cette 67e édition du Festival d’Avignon.
Un homme à un feu rouge, un comédien au bord du plateau, un seul prénom : Lamine. Le personnage prend en otage une femme anonyme au volant de sa voiture pour lui raconter son histoire ; le comédien, lui, raconte à l’oreille du spectateur cette histoire qui pourrait être la sienne, ou celle de n’importe qui au Burkina Faso, voire au-delà. Une minute de temps dramatique, la durée de vie moyenne d’un feu rouge, correspond à une heure de représentation. Le feu de signalisation imaginaire matérialise la frontière ténue entre la scène et la salle, sa longévité réduite est métaphore du caractère l’éphémère de l’illusion théâtrale. Le feu structure, encode et contractualise la situation d’énonciation : il contraint les gens à s’arrêter, à faire une pause dans leur course effrénée ; il les met en situation d’écoute et de partage. Lamine ouvre une parenthèse pour confronter les fantômes qui hantent sa vie, invitant du même coup les spectateurs dans la salle à confronter les leurs. Lamine a quelque chose de Richard III, visité par les spectres sur le champ de bataille, ou bien d’Hamlet, comme lui habité par le fantôme de son père, dont la célèbre réplique est d’ailleurs convoquée : « Etre ou ne pas être… » Le lieu convient bien à ce théâtre de l’intime, à ce long monologue polyphonique que les trois musiciens dynamisent. A travers cette femme anonyme, Lamine s’adresse à sa mère, puis à travers elle, au père absent, qu’il finit par incarner à son tour, et enfin à son ami Robert. Les accents tragiques du texte, qui souligne que ce qui doit être – une cellule familiale équilibrée dans une société en bonne santé – ne peut pas être, résonnent avec une force particulière à travers les voix et les instruments des trois interprètes qui accompagnent Lamine Diarra. L’on regrettera peut-être que l’histoire de Lamine reste la plupart du temps anecdotique et que l’arrière-plan de l’Histoire soit évoqué de manière dichotomique et lapidaire, contrastant le discours politique qui brandit les mots clés « émergence », « développement » et « croissance positive », et la réalité de terrain fondée sur le manque d’eau et l’absence de médicaments pour soigner le palud. La musique, alors, se fait répétitive et le spectacle s’enraye. Toutefois, le quatuor suggère lui-même un dépassement de la dialectique à travers la figure de l’artiste : même si « les artistes sont dans la boue », ils sont « censés transformer les choses ». C’est donc un credo à la gloire de l’artiste qui s’élève dans la chapelle des Pénitents blancs, dicté par l’urgence. La vitalité de ce quatuor physiquement engagé dans le texte l’emporte sur le tragique, une bouteille de bière vole en éclats contre le mur lointain, tel un cri de rage, laissant le spectacle en suspens : « Je me demandais, madame : ‘Et si…?’ « . Le feu passe au vert. Fin du monologue de Lamine avec la dame au volant. S’ouvre un espace de dialogue avec le public.

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Swamp… gloups, pas du fan club https://www.insense-scenes.net/article/swamp-gloups-pas-du-fan-club/ Tue, 23 Jul 2013 16:25:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=594 Il y a près de dix ans, Philippe Quesne et son Vivarium Studio signaient La Démangeaison des ailes. Une création qui marquait également un processus de travail où le groupe est celui qui écrit les spectacles. Dix ans plus tard, regardant Swamp Club, à Vedène, on pourrait s’interroger sur le tarissement des auteurs, ou disons leur inappétence pour le travail qu’ils font.
« Pourquoi avoir situé ce centre d’art dans un marécage ?
J’ai toujours aimé plonger mes pièces dans des espaces de terrarium, propices à l’observation des « espèces », des lieux insolites ou des paysages artificiels, comme le terrain de neige en coton pour La Mélancolie des dragons. Le marécage trouve son origine au terme de Big Bang, notre dernier spectacle, qui se terminait dans un bassin, entre une ambiance de fin du monde et de studio de cinéma. Cette nouvelle création reprend quelques années plus tard : des herbes et des plantes aquatiques ont poussé, le lieu est devenu un étang incertain. Un bâtiment vitré posé sur pilotis, semblable à un vaisseau spatial, permet de prendre de la hauteur. On y est comme entre deux mondes, hors sol. Le marécage est également un lieu « purgatoire », porteur d’une imagerie métaphorique forte »… pouvait-on lire dans le programme distribué pour Swamp club de Philippe Quesne.
Et de fait, l’impression de marécage pourrait venir à l’usure. Mais bien avant d’en cironscrire les raisons, peut-être faut-il décrire un peu ce qui était observable dans Swamp club. Peut-être faut-il écrire ce qui, 1H35 plus loin, laisse un goût amer.
Tenu à une pénombre qui entretiendrait une forme d’espace clandestin, Swamp Club est d’abord et avant toute chose, un lieu organisé en trois pôles : une maison aux parois translucides (genre habitat du futur ou aquarium), un « jardin » marécageux où la petite communauté qui y vit entretient des plantes en pot et des animaux en plastique, enfin une caverne qui est également une mine orifère où vit une taupe énorme. A quoi il faudrait ajouter l’idée que ce « camp retranché » n’est pas étranger non plus à un espace extérieur synonyme ici de « menace ». Swamp Club, pour autant, n’est pas totalement coupé du monde et accueille des « touristes » amateurs de sensations réelles : retour aux vies d’antan, séjour méditatif, retraite monastique ponctuée de séances collectives de remise en forme… Si le programme ne le soulignait (il s’agit en fait d’un centre d’art autonome), on pourrait tout simplement regarder Swamp comme un ersatz du club-Med, un espace occupé par une secte (petit capuchon sur la tête ou uniforme ?), un village clanique… L’ethnologue hésiterait ainsi sur la tribu qui vit là et ses déterminations à vouloir se tenir à la marge du monde.
Les minutes de la représentation seront alors ponctuées des gestes et autres mouvements qui peuvent régler la vie d’un groupe qui fait le choix de la vie en communauté. A la polonaise, au finlandais et au Picard qui les ont rejoint, le groupe d’autochtone (la femme guide, l’homme valet, le vieux sage) proposera ainsi les activités d’un koh-lanta pour esprit zen. Le sauna, la pratique de la pèche, celle de la chasse à l’arc, le partage des pépites d’or, etc. Et les activités culturelles : découverte de la bibliothèque, aventure dans le home cinéma, etc.
Swamp va ainsi, au gré d’une ligne à cristaux liquides qui décline le programme de la journée ou des journées qui se ressemblent toutes. Au gré aussi d’un quator qui joue Schubert (la Jeune fille et la mort).
Le « piment » de Swamp, dans ce combo improbable, tenant à l’apparition d’une taupe gigantesque (genre grosse peluche) dont la présence hors-terre annonce une menace. Effet immédiat de mobilisation générale de la petite communauté qui se met en ordre de bataille : rangement des plantes et des bestioles, organisation de la résistance face à un ennemi invisible, etc.
Bref, 1H35 plus tard, le décor est rangé et la communauté Swamp vient saluer devant une salle « tiède », quand au soir, au potager, quelques voix font entendre que « c’était un Quesne génial ». Ouf, Aïe, Diantre, Zut alors…
Non-joué, anti-théâtral, adoptant une lenteur débonnaire… Swamp club pourrait être identifié à un ovni, si le spectacle ne procédait d’une idéologie totalement ringarde où la théorie du complot et du « pour vivre heureux vivons caché » n’était à l’œuvre. Spectacle parano, en définitive, où Quesne, au prétexte de la mise en scène d’un monde à la marge (et donc toujours meilleur dans les représentations collectives), ne distillait son rapport au monde. A quoi tient-il précisément ?
D’abord, au développement d’une idée que le monde artistique et de celui de la création doivent se protéger et se libérer des forces du mal (vous, moi, nous). Ensuite, àl’idée d’un éternel retour aux sources du bien contre le mal…
C’est que Swamp club, un rien ésotérique, se regarde comme une œuvre d’exclusion où la peur de l’extérieur est le principe structurant. Principe bourgeois, en fait, qui préfère le repli sur soi, la retraite dorée, et les barbelés écologiques (le marécage est une ligne de défense), les atolls du « on est enfin entre nous »… A la lutte, au conflit, à l’engagement, à l’affrontement, Swamp club est ainsi une sorte de traité qui privilégie un pacifisme argenté. Le coup des « pépites géantes » révélant, in fine, que Quesne ne tient pas à changer de système, mais juste à en profiter sans en subir les affres.
Dès lors, il faut bien se résoudre à penser que ce travail ne développe qu’un propos pour Bobo où le mot de « communauté » n’est rien moins que le mot qui habille un égoïsme et un egotisme démesurés.
Et de conclure en se disant que les seuls éléments plastiques de cette proposition esthétique bonnasse (le mot est de Badiou pour désigner l’esthétique bourgeoise) tenait aux plantes et aux animaux. Ou quand regardant Swamp, on finit par faire « gloups »…
Et il faut être patient, vraiment, pour ne pas quitter la visite de ce spectacle qui met en scène la « misère d’une pensée ». Ce qui est en soi une réponse possible au motif de la Patienta de Brueggel qui a inspiré Quesne.

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Le Guernica des Baningas https://www.insense-scenes.net/article/le-guernica-des-baningas/ Tue, 23 Jul 2013 16:23:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=593 Au Cloître des Célestins, Les Baningas ont pris quartier depuis le 18 juillet 2013 pour présenter « Au-delà ». Un spectacle mené par le chorégraphe DeLaVallet Bidiefono dont la mort est le sujet central. La mort ou plutôt le dialogue singulier qu’entretiennent les vivants et les morts. Pour DeLaVallet Bidiefono, né, travaillant et créant au Congo, la danse est un espace de dialogue avec les morts, avec ceux qui brutalement ont disparu dans l’histoire guerrière et accidentée du Congo. Ce sont les morts contemporains, les morts d’aujourd’hui, les morts de l’explosion du 4 mars 2012 à Brazzaville par exemple dont il est question. Ce ne sont pas les morts de l’Histoire ancienne, d’une histoire qui n’appartiendrait que de loin à l’équipe des Baningas. Dans « Au-delà », le dialogue avec les disparus est la continuité d’un échange commencé de leur vivant. Après la représentation, DeLaVallet évoque la sempiternelle histoire que son père Dominique rappelle à chaque deuil familial : « La vie c’est comme prendre un bus. Tu montes dans le bus, tu fais des rencontres, tu parles, tu échanges, tu te confies, tu reçois des confidences… Mais rappelle toi que quand quelqu’un avec qui tu as partagé un moment a fini son voyage, il descend du bus, c’est finit pour lui mais le tien de voyage continue. »
Au Cloître des Célestins, l’obscurité se pose, se dépose lentement sur l’auditoire. Stéphane Babi Aubert (créateur lumière) sait faire atterrir une salle, même en extérieur. Dans un mouvement lent, il obscurcit l’espace et prévient chacun de nous que ça commence, que ça va commencer. Cette douceur de l’extinction des lumières « public » est comme une invitation au voyage. Un voyage qui commence par le souffle du vent dans les arbres multi-centenaires qui fait bruisser les feuilles. La nature, l’espace naturel et contraint sera du voyage. Un voyage contemporain, une plongée dans le Congo où la mort est là. Sa présence n’est pas niée. Dans les sociétés occidentales, la mort est tue. C’est l’espace du néant, du vide qu’il faut reléguer à la périphérie des villes dans des espaces organisés et rangés comme le rappelle Michel Foucault quand il dit : « Il y a maintenant de nos jours ces simples cubes de marbre, corps géométrisés par la pierre, figures régulières et blanches sur le grand tableau noir des cimetières. » Les morts sont uniformisés et rangés. Il n’y a pas de raison de les déranger, de les convoquer. Il y a un effort pour mettre la mort à l’écart de la vie.
Pour DeLaVallet, la nécessité est au contraire de construire des ponts, des liens entre les espaces de la mort et ceux de la vie. Parlant de la mort, des morts il convoque la vie et l’énergie vitale de la danse et du mouvement. Mais ce spectacle chorégraphique s’attache les services du théâtre par la présence du texte de Dieudonné Niangouna. « Trop d’images », répété plusieurs fois par un danseur ouvre la proposition. Au dessus, perché sur un escabeau en bois, surplombant la scène, le danseur articule des mots sans son, puis de temps en temps ce « trop d’images » remplit l’espace sonore. Un trop d’images comme un pas assez de mots et un pas assez de parole sur ces mêmes images. Trop d’images qui renvoie à notre habitude d’être en relation avec la mort à travers un écran. Écran qui fait obstacle, qui met à distance la mort. Écran qui en montrant la mort l’éloigne de l’expérience. Dans « Au-delà », nous sommes pendant une heure vingt plongés dans une chorégraphie qui entretient un lien, un dialogue avec les morts. Une dizaine de tableaux qui renvoient à l’intime relation de chaque danseur avec la mort. Les morts qui sont descendus du bus avant eux, ceux du quotidien au Congo avec lesquels il est nécessaire de parler après leur disparition.
Mais ces tableaux ne sont ni misérabilistes, ni accablés d’une tristesse démesurée, au contraire c’est un élan vital qui est à l’œuvre. Une énergie, une explosion joyeuse est présente dans les corps pour rendre compte du dialogue avec les défunts. Lisant Claude Régy dans « L’ordre des morts »1, on saura trouver dans « Au-delà » et dans la proposition des Baningas un rituel qui rééquilibre la vie et la mort dans un espace où l’une et l’autre s’assemblent. Dans les lumières de Stéphane Babi Aubert, on aura vu nettement les danseurs, les musiciens, le chanteur mais chacun de ces acteurs au plateau sera accompagné par son ombre nette et découpée sur le sol. Un fantôme, un spectre renforcé par le travail de Jean-Noël Françoise (créateur son) qui n’aura de cesse de sampler les voix pour les faire entendre en écho. Écho des phrases, comme autant de spectres qui parlent, comme autant de voix d’outre tombe qui nous parviennent. Le chanteur et sa voix caverneuse donnera cette impression de chanter avec ses fantômes, de faire parler les morts. Dans cette proposition, tout concourt à la vie. Mais cette vie inclut la mort. Elle ne l’exclut pas comme dans nos sociétés occidentales comme le regrettait Jean Baudrillard2.
« Au-delà » aura évoqué Guernica de Picasso. Un collage subtile de tableaux enchâssés, enchevêtrés, un assemblage de chorégraphies oniriques, illustratives, singulières ou chorales qui donne à l’ensemble un patchwork vivant relié à la mort. Évocant cela avec DeLaVallet et lui racontant l’anecdote suivante : « Durant l’occupation, Picasso, qui vivait à Paris, reçut la visite d’Otto Abetz, l’ambassadeur nazi. Ce dernier lui aurait demandé devant une photo de la toile de Guernica : « C’est vous qui avez fait cela ? », Picasso aurait répondu : « Non… vous ». DeLaVallet me dit : « C’est exactement ça, tu sais dans le spectacle, il y a un passage que je voulais montrer aux responsables du Congo pour leur révéler ce qu’ils avaient fait, eux. C’est simplement le miroir de leurs actes… ». Ainsi les Baningas auront chorégraphié leur Guernica au festival d’Avignon.
1 – « Dans un monde – le nôtre – qui exclut la mort comme une anomalie de mauvais aloi au profit d’une vie définie mensongèrement comme devant être saine et consacrée au profit, à l’actif, au résultat, à la rentabilité, au rationnel, il est primordial de montrer un rituel où la vie est rééquilibrée par la juste place rendue à la mort dans la vie elle-même. »
Claude Régy dans l’ordre des morts
2 – « il est une exclusion qui précède toutes les autres, (…), qui est à la base même de la « rationalité » de notre culture : c’est celle des morts et de la mort. » (…) « Car il n’est pas normal d’être mort aujourd’hui, et ceci est nouveau. Etre mort est une anomalie impensable, (…). La mort est une délinquance, une déviance incurable. Plus de lieu ni d’espace-temps affectés aux morts, leur séjour est introuvable, les voilà rejetés dans l’utopie radicale – même plus parqués : volatilisés. »
Jean Baudrillard

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Sans Doute https://www.insense-scenes.net/article/sans-doute/ Tue, 23 Jul 2013 16:22:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=592 Avec Sans doute, Jean-Paul Delore nous propose de partager des extraits du volume immense de ses Carnets Sud/Nord. Des mots, des conversations, des images ou des textes issus de résidences, de laboratoires menés en Afrique, au Brésil et en France.
La scène est construite de façon totalement frontale. Les uns à côté des autres, les douze interprètes nous font face. Six acteurs chanteurs et six musiciens sont assis ou debout devant leurs pupitres et leurs instruments. Chacun d’eux porte un costume particulier, et leur disposition nous donne l’impression d’être face à une galerie de portraits, comme dans les premières et dernières pages des albums de Tintin. Un homme au visage peint en rouge avec un grand manteau ressemble à un démon. Dieudonné Niangouna, sous une coiffe de type Davy Crockett ornée de dents acérées, danse dans une longue robe de soirée argentée. Yoko Higashi, le visage peint en blanc, dans sa longue robe verte, enchaine des mouvements à mi-chemin entre la danse et les katas d’arts martiaux tout en mixant des sons électroniques. Un vieil homme assis à la batterie est enroulé dans des bandages et ressemble à un rescapé de guerre.
Comme le dit Jean-Paul Delore, « la musique a la parole »1. C’est la musique qui rythme et fait respirer ce spectacle. Les acteurs, à tour de rôle, adressent au public des récits hétéroclites, et le plaisir vient de la relation entre ces textes, la façon dont ils sont énoncés et la musique qui les porte, les avale, les transforme et les renvoie sur le rivage. On a bel et bien l’impression d’être sur une plage et d’observer la mer qui va et vient, laissant paraître de temps en temps de drôles de poissons. La musique incessante serait la masse de l’eau, les acteurs et leurs récits, les habitants de ce volume en mouvement.
Les récits sont inachevés, on n’en perçoit que des bribes, en français, anglais, japonais, lari, portugais, xangana et zoulou. Il est question d’une femme qui défèque sur une plage classée par l’Unesco, d’un enfant né sans crier, d’attente dans un aéroport, des fantasmes d’une femme à propos de l’homme dont elle rêve. Les registres s’enchainent, s’entremêlent et se croisent, souvent avec beaucoup d’humour.
Il y a le « Sud/Nord » qui correspond à la volonté d’inverser la direction selon laquelle on évoque – et bien souvent on pense – les rapports entre le Nord et le Sud »2. Car ce sont des récits du sud qui remontent le long des gradins. Une relation parfois amère. Mais l’amertume se transforme au contact de la musique et de l’énergie des acteurs. Comme si le temps de ce concert était une parenthèse, durant laquelle les taches, les dépôts, les ordures qui flottent à la surface des océans et des rapports humains étaient secoués et mélangés dans les flots. Certaines phrases remontent à la surface : « La francophonie, c’est : laisse-moi construire un pipeline pour emmener ton pétrole du Congo en Israël et en échange je te construirai des écoles pour apprendre à tes enfants à dire merci en français. » Mais la musique, les acteurs, le public en rient, car l’heure n’est pas aux règlements de comptes.
Peut-être le bémol à cette proposition serait son adaptation aux conventions du théâtre. On perçoit dans le public une envie de danser, ou au moins de bouger. Les gradins et leurs sièges nous cantonnent à notre position de spectateurs. Certains dansent avec leur tête, certains tapent des mains, mais ces tentatives restent timides et ne prennent pas le dessus. Même quand Niangouna monte dans le public, on sent que tous l’observent et seraient prêts à se lever, s’il le demandait. Mais le cadre du cloître des Carmes, pourtant magnifique en ce soir d’été, agit comme un écrin et maintient la situation théâtrale et la frontalité. Cette retenue fonctionne telle qu’elle. L’envie et l’enthousiasme circule dans l’assemblée et même si le public reste assis et ne passe pas à l’acte, quelque chose de singulier a lieu, pendant cette heure et demie, entre la scène et la salle.
1Entretien de Jean-Paul Delore avec Jean-François Perrier, feuille de salle.
2Idem

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Sujets à vif : entre le corps / le son / le rythme, il y a… https://www.insense-scenes.net/article/sujets-a-vif-entre-le-corps-le-son-le-rythme-il-y-a/ Tue, 23 Jul 2013 16:22:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=591 Le programme C des Sujets à Vif propose Dans les Bois, de Sebastien le Guen, Jérôme Hoffman et Dgiz, puis Bataille, de Hassan Razak, Pierre Rigal et Pierre Cartonnet.
Les Sujets à Vif ont un statut à part dans le festival d’Avignon : en partenariat avec la sacd, ils proposent des petites formes qui partagent un cadre commun : l’atmosphère du jardin de la vierge du lycée saint Joseph, la lumière du jour, le plein air et les cloches qui sonnent la fin de la matinée. Les propositions sont courtes (30 minutes environs) et légères (plateaux nus, ou presque) ce qui laisse tout le champ libre aux acteurs. Le cadre est destiné à des propositions inédites, fruits de rencontres et de collaborations qui n’auraient pas eu lieu sans cette occasion. Les deux spectacles du programme C ne dérogent pas à ce principe : c’est Vincent Baudriller qui a proposé au fildefériste Sebastien le Guen de travailler avec le rappeur Dgiz. Il est également à l’initiative de la collaboration entre les danseurs Hassan Razak et Pierre Rigal.
Le programme C met en question la relation entre le corps, le mouvement, la physicalité d’une part, le son et le rythme d’une autre part. Ainsi, les deux spectacles proposent la collaboration de circassiens et danseurs avec des musiciens. Il est donc question du rapport entre le corps et le son, le mouvement et la musique, le geste et le rythme. La cohérence de la programmation conjointe de ces deux spectacles se situe dans le rapport et le dialogue entre les artistes, qui ont eux-mêmes choisi de mettre l’accent à l’endroit de leur collaboration et de leur coprésence.
Le premier spectacle proposé réunit Sebastien le Guen et Jerôme Hoffman, membres de la compagnie Lonely Circus, et Dgiz, rappeur et slammeur de Seine-Saint-Denis. Les deux premiers travaillent à développer un « cirque électro », qui, selon Sebastien le Guen, questionne « la vibration entre le corps et le mouvement »1. En effet, en amplifiant le fil sur lequel il évolue, Sebastien le Guen produit des sons, aussitôt mixés par Jérôme Hoffman, jouant ainsi du dialogue entre corps et son. Dgiz, quant à lui, a souvent collaboré avec des metteurs en scène de théâtre.
Les trois hommes entrent, habillés de survêtements, ce qui donne à la proposition une allure de séance de travail ou de répétition. Le principe est assez simple : à jardin, le musicien-rappeur joue de la contrebasse et rappe, à cour Jérôme Hoffman mixe des sons avec ses machines et au centre du plateau, Sebastien le Guen joue avec des chevrons d’environ cinquante centimètres de hauteur, posés en équilibre sur la tranche. Il s’y perche, passe de l’un à l’autre, les déplace et les replace.
L’intérêt et la difficulté de cette proposition réside dans la coprésence de ces trois pratiques qui, individuellement, présentent des aspects tout à fait intéressants. Porté par les sons d’Hoffman, Le Guen impose une présence énigmatique. La parfaite maîtrise de son corps lui confère le mystère de certains animaux : mi-hibou mi-gargouille, il se fige sur les chevrons, le visage impassible et le regard comme posé sur le public. A des milliers de kilomètres, le flow de Dgiz percute et ses paroles font sourire.
Ontologiquement fragile et construit sur le risque de sa propre disparition, l’équilibre semble être le maître mot de la collaboration des trois artistes, car chacun d’entre eux travaille avec le risque. Le rappeur peut de dé-rapper2 sur le fil des mots. Le fildefériste risque la chute et le musicien de perdre le rythme. Ainsi, la proposition tend à maintenir un fragile équilibre du corps, du son et du mot. Malheureusement, c’est bien à l’endroit de cet équilibre que la proposition semble buter. La coprésence des artistes amène une série de contradictions qui ne semblent servir leur propos. Tous évoluent dans des énergies très différentes qui ne résonnent pas ensemble mais se parasitent l’une l’autre. Une décalage latent, ni assumé ni questionné, qui donne l’impression d’un montage photoshop.
Dans les bois, le titre du spectacle, vient ajouter un cadre esthétique supplémentaire à cette proposition déjà complexe. Sans le titre et la feuille de salle, qui évoque à la fois la forêt et les contes de fées, on n’aurait sans doute pas cherché à fixer un tel imaginaire sur la proposition scénique. Certes, Dgiz parle du petit poucet, de lapins et de cerfs. Les chevrons peuvent également évoquer des arbres et les sons diffusés les bruits de la forêt. Mais l’ensemble de cet environnement esthétique semble plaqué et tenir d’un parti pris de départ qui aurait pu disparaître au fil de la création.
Le cadre du numéro et l’attente de l’exploit du fildefériste, présents dès le début du spectacle, entrent en contradiction avec le parti pris esthétique et thématique de la forêt.
Ainsi, cette forêt ne « prend » pas. Peut-être les sons sont-ils trop faibles ? Peut-être la lumière de ce dimanche matin ne convient-elle pas ? Peut-être que les faits et gestes des acteurs l’empêchent de prendre de l’ampleur ?
Quoi qu’il en soit, on quitte les trois artistes avec l’impression d’avoir raté une émulsion. Chacun d’entre eux – Lonely circus d’une part et Dgiz de l’autre – proposent des pratiques tout à fait passionnantes, mais leur confrontation et leur frottement n’ont pas fait apparaître, ce matin en tout cas, une nouvelle forme – ou créature – dans ces bois-là.
Si le rapport entre les acteurs (ou artistes) constitue le talon d’achille de la première proposition, le second spectacle, Bataille, pourrait être érigé en modèle de « comment le théâtre c’est avant tout le rapport entre deux présences sur une scène ».
Deux individus en pleine bagarre entrent en trombe sur scène et luttent en hurlant, sur une musique qui fait penser à un jeu vidéo du type street fighter 2. Ça commence fort. Ils se tapent et hurlent et se tapent et hurlent en ponctuant leur échange par de naïfs « ça va ? Ça va… »
Ces deux hommes, ce sont Pierre Cartonnet et Hassan Razak. Le premier est circassien et acteur, le second est danseur, spécialiste de percussion corporelle (compagnie Onstap, ça ne s’invente pas…). Pierre Rigal, qui a collaboré au spectacle et l’a mis en scène annonce avec humour en conférence de presse « je me suis dit que quelqu’un qui fait de la percussion corporelle, c’est quelqu’un qui se tape dessus. »3
Cet esprit un peu naïf, qui n’utilise pas la scène comme lieu d’exposition d’une réflexion théorique, donne au spectacle toute sa force et son côté percutant. C’est un jeu : rien n’y est fait au sérieux, tout y est fait pour jouer, tout le monde est averti de ce registre ludique. En conférence de presse, Rigal parle de Sade, de Bataille, mais le spectacle laisse place à la performance des acteurs. Plus c’est violent, plus c’est grotesque, plus c’est drôle.
Sur scène évoluent deux clowns, ou deux fous, ou deux personnes hautement alcoolisées. Leurs faits et gestes sont tout à fait illogiques, et par là-même imprévisibles. On ne sait pas du tout pourquoi ils se tapent, mais on est passionné de suivre l’évolution de leur bagarre, car cette dernière est complètement irrationnelle. L’un s’acharne pendant que l’autre l’observe, quasi impassible, en jetant des oeillades au public l’air de dire « ce mec là n’est pas tranquille », et brusquement, celui qui avait l’air d’être sérieux se met à imiter naïvement les geste du premier, et le rejoint dans son délire de coups.
Après l’avoir littéralement roué de coups, Razak caresse la tête de Cartonnet avec beaucoup d’affection, puis le saisit par les cheveux et court dans tous les sens, son partenaire au bout de son bras. L’autre, dans un fou rire, le suit en hurlant. Puis Razak lâche Cartonnet, qui continue le mouvement comme s’il ne se rendait pas compte qu’on ne le torturait plus. Il hurle de plus belle, crache du faux sang par terre. Razak regarde le public avec interrogation. Puis s’attrape lui-même la tête et part dans le mouvement.
Le rythme semble être l’atout majeur de ce spectacle. Il nous semble assister à un concert de musique classique ou électronique, construite sur des montées, des breaks et des redescentes. Les deux corps sont comme deux instruments, sources de rythme par leur mouvement, et par le son des percussions corporelles.
Il est impossible pour le spectacteur de construire un récit logique ou une fiction sur ces faits et gestes, d’ordonner mentalement ce qu’il perçoit des deux acteurs. Cette impossibilité de fiction force le public à être attentif uniquement à ce qui se passe sur scène dans un présent immédiat. Il ne s’agit pas de savoir pourquoi ils agissent ainsi, mais d’apprécier comment ils agissent, et surtout comment ils s’influencent l’un l’autre. Le spectacle se déroule véritablement entre les deux acteurs, à l’endroit de leur interaction. Ce qui importe, c’est ce qu’ils font en direct, c’est-à-dire leur performance.
On jouit de voir ces deux corps bouger ensemble, se répondre, se provoquer, s’entraîner l’un l’autre. On ne s’intéresse qu’à ces corps et c’est très satisfaisant. Des fois, Pierre Cartonnet raconte quelque chose, une vague histoire d’amour complètement décousue, diluée. Le seul intérêt, à ce moment-là, c’est de le voir parler, qu’importe ce qu’il dit.
Le risque aurait été de tomber dans l’exercice de style. Il n’en est rien. Rigal, Razak et Cartonnet ont repéré l’écueil et passent au large, sans danger. La communication et l’interaction entre ces deux corps si différents (l’un est long et fin, l’autre petit et trapu) fonctionne à merveille. Les contradictions manifestes de ces deux présences et de ces deux attitudes est le matériau du spectacle. Et si cette proposition fonctionne si bien, c’est sans doute parce qu’elle est réalisée avec distance, humour, sur le ton du jeu, du théâtre, et du « pas sérieux ».
Le programme C nous conforte ainsi dans la conviction que la scène est avant tout l’endroit de l’interaction entre les acteurs, bien avant celui d’un discours, bien avant celui d’une virtuosité. Ce qui importe, c’est ce qui se joue entre les acteurs : l’énergie du jeu qui circule et résonne dans l’assemblée du public.
1Conférence de presse du 17 juillet, Festival d’Avignon http://www.festival-avignon.com/fr/Renc/1038/Video
2Jeu de mot de Dgiz
3http://www.festival-avignon.com/fr/Renc/1038/Video

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J. Bel – chorégraphe des mémoires https://www.insense-scenes.net/article/j-bel-choregraphe-des-memoires/ Tue, 23 Jul 2013 16:20:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=590 C’était le 8 juillet 2013. Je suis rentrée dans la Cour d’Honneur – le lieu mythique d’Avignon. Je m’étais préparée pour quatre heures de spectacle de Stanislas Nordey. Au bout de quarante minutes, la salle était vide, plus de spectateurs dans la cour. La pluie et les orages avaient forcé les gens à rentrer chez eux. Moi, triste de ma première expérience ratée, je me suis consolée à l’idée de mon retour quelques jours plus tard. Donc, le 17 juillet, je me réjouis du fait de retourner dans ce lieu emblématique. Le spectacle, que j’allais voir, se nommait Cour d’Honneur de Jérôme Bel.
Théâtre expérimental, ou comment ressusciter des souvenirs.
Deux milles spectateurs installé dans le Palais des Papes.
Quatorze chaises noires sur la scène.
Quatorze personnes dit « les représentatifs » des spectateurs qui, les uns après les autres, s’avancent devant le public pour partager leur première expérience, leur relation personnelle, leur souvenir le plus remarquable par rapport à la Cour d’honneur. La mise en scène répète le même principe, la même image. Un « spectateur » s’avance en front de scène, se présente au micro et raconte ses mémoires de la Cour d’honneur.
Les souvenirs chorégraphiés, d’une manière linéaire, sont pimentés par des extraits éphémères des créations de Pina Bausch, Romeo Castellucci, Krzysztof Warlikowski, Anne Teresa de Keersmaeker et d’autres. Un rythme monotone se met en place qui mêle le texte, le visuel et les applaudissements répétitifs et récurrents à chaque intervention. Et c’est ainsi pendant deux heures.
J’ai l’impression que les gens ont passé une bonne soirée. Il y a du rire dans l’air, sûrement des souvenirs qui ressuscitent. Le format reality-show où chaque participant dévoile son secret a l’air de bien marcher, même dans la Cour d’honneur. D’ailleurs, le spectacle du 19 juillet était en direct sur France2 et toujours distribué sur replay. Un indicateur de sa valeur (?)
Je pense aux personnes qui, le 17 juillet 2013, étaient dans la Cour d’honneur pour la première fois. D’un côté ils ont eu droit à un récapitulatif subjectif de Jérôme Bel, l’image qu’il veut donner lui et pas l’image intégrale de cet endroit emblématique de festival d’Avignon. Deuxièmement quelle est l’expérience propre de ce nouveau spectateur – les souvenirs des autres ?
Je suis contente d’avoir eu déjà une première rencontre avec ce lieu avant le spectacle de Bel. Puisque s’il s’agit de transmission des souvenirs je préfère les construire sur les miens plutôt que sur celui des autres. Le théâtre c’est un peu comme la vie – on ne peut apprendre que de ses propres expériences. Qu’aurais-je appris ce soir avec Jérôme Bel ?

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Partita 2 : par Beyer, Keersmaecker et Charmatz https://www.insense-scenes.net/article/partita-2-par-beyer-keersmaecker-et-charmatz/ Tue, 23 Jul 2013 16:19:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=589 Dans la cour d’Honneur, et jusqu’au 26 juillet, Boris Charmatz, Anne Teresa de Keersmaecker et Amandine Beyer interprètent Partita 2. Une séquence qui invite au recueillement et à l’écoute.

Regarder une fois, rien qu’une fois
Danser… Prendre le risque de se déporter du mouvement qui règle le quotidien et s’aventurer dans le monde des gestes qui font comme une entorse à l’inertie et l’attraction qui coordonnent le corps au jour le jour. Prendre la liberté de donner à un membre du corps, un élan, un rythme, une courbure, un pli… Prétendre autre chose pour le corps et lui demander d’explorer un régime de sensations qu’il contient et qu’il peut aussi découvrir. S’enhardir à faire du corps, non plus un espace soumis aux règles, aux contraintes… d’un geste socialisé, mais tout au contraire l’inviter à se démarquer. Danser… trouver ses marques dans l’espace mental et physique, cérébral et topographique de la pensée liée à la matière que sont la chair, la peau, les nerfs, les muscles. Danser… Faire en sorte que le corps soit une matrice, une caverne, un utérin entier qui arpente les terrains du mouvement, les mettant au monde et leurs permettant de devenir visible. Oublier le corps utile, le corps poli, le corps muet, le geste mutilé, le geste uniformisé… Oublier et se souvenir que le corps est un corps vivant, un corps en mouvement, un corps sensible, réactif à l’environnement, et influençant l’extérieur. Danser… suer, transpirer, sauter, tourner, marcher, courir, s’élever, s’allonger, souffrir aussi au point parfois de se blesser… Danser est un mot générique qui ne nomme pas les états du corps, mais les convoque à mesure que le travail chorégraphique prend forme. A mesure que corps et penser, dans un mouvement de contagions, d’unions et de mutations, donnent vie à des formes sculptées minimales pour certaines, invisibles parfois, acrobatiques et gymniques à d’autres endroits.
Danser toute une vie…ou faire que le corps soit pris dans les respirations haletantes, dans les souffles courts et coupés… permettre aux corps d’être explosifs ou solennels, l’imaginer autrement, sans cesse. Lui trouver des prolongements à travers la musique, lui trouver des échos dans les corps environnant, lui permettre d’être au-delà de soi en le rendant présent.
Regardant Partita 2 donnée dans la cour d’Honneur, c’est un peu ces remarques qui venaient à l’esprit en contemplant deux interprètes (Boris Charmatz et Anne Teresa de Keersmaecker), accompagnés ou guidés par Amandine Beyer au violon, dont la musique structura le mouvement dansé, à moins que ce ne soit la danse qui permit de visualiser la structure de la partition.
Peut-être parce que Keersmaecker, qui répond à Charmatz, explique qu’au bout de trente ans de son art, elle s’interroge : « Quelle est ma danse, ma manière de danser aujourd’hui ? ». Peut-être parce que le temps de ce travail, en écho à la Chaconne de Bach, elle dit encore que : « C’était une sorte d’atelier qui comportait des questions que nous avons ensuite reprises, comme « my walking is my dancing » : ma marche est ma danse ».
Trois fois
Trois fois un mouvement, le même et pas tout à fait l’identique. Trois fois quelque chose de semblable mais différent à chaque fois. Trois fois nécessaires comme s’il s’agissait de peler, de fouiller ou d’épeler quelque chose qui est à sentir et n’est pas encore visible. Trois fois, pour arriver peut-être à rendre sensible ce qui est là, dans la partition de Bach Partitas n°2. Premier temps de ce mouvement : le musical. Second temps de ce mouvement : le chorégraphique. Troisième temps de ce mouvement : conjugaison du premier et du second, chorégraphique et musical, donc. Soit une étude sur le mouvement, celui de la musique et celui de la danse. Non pas un spectacle, mais une esquisse qui se donne dans sa construction fragile, dans sa chronologie agglutinée, dans son agencement. Mouvements sonores à chaque fois où aux notes du violon viennent se substituer les sons sourdres des pas et des souffles jusqu’à ce qu’au troisième et dernier mouvement notes et pas s’assemblent et se complétent ou s’augmentent.
Et de ces trois états, il faut retenir l’agencement choisi par Keersmaecker.
Dans la cour d’Honneur, dans le noir de la nuit, Amandine Beyer interprète Partita n°2. Une pièce pour violon qui retentit pendant plusieurs minutes et où, le rêve-t-on, on entend une inquiétude, un désarroi, une perte… Bach, ayant peut-être composé cette œuvre pour sa femme morte. Pendant plusieurs minutes alors, sous le noir comme couvert par un catafalque, on écoute seulement la musique. Et on entend quelque chose de l’ordre d’une virtuosité qui se donne dans l’anonymat. On entend et on devine les doigts appliqués sur les cordes. On sent, peut-être, la vigueur et la retenue qui sont imprimés à l’archer. Et dans le noir, au ciel enténébré, on adresse des pensées confuses à celle qui fut aimée. Et c’est mouvement sonore et musical, plein d’une foudre contenue qui se fait entendre.
Puis, au second mouvement, alors qu’une fenêtre lumineuse crue, fait croire à une ouverture sur le fond de la cour, Charmatz et Keersmaecker apparaissent et se mettent à danser. Une forme informe et un mouvement répétitif les lient. Et à les regarder on croit deviner qu’ils dansent ou miment quelque chose d’une séparation. C’est à peine sensible, mais alors qu’ils courent ensemble, qu’ils observent une symétrie dans leurs gestes, parfois, il y a un décalage. Et ce décalage n’est autre que l’instant de la disparition de l’autre, à l’autre. C’est à cet endroit, ce que nous nommons la « rupture ». Et plus loin, dans un pas où Charmatz et Keersmaecker semblent être l’ombre de l’un et de l’autre, on croit voir cette ombre charnelle. Cette manière que leurs corps auraient d’évoquer ce qui est le motif de la Chaconne de Bach. Et tout ce temps de ce mouvement, qui n’est pas musical, mais pas non plus silencieux, on écoute le bruit de leurs pas, de leurs souffles, et parfois le chantonnement qui semble venir du plateau.
Au troisième mouvement, musique et chorégraphie se rejoignent. Et l’on a déjà tout vu, et tout entendu. En chacune des parties, on reconnaît ce qui vient d’arriver et ce qui arrivera. Et ce n’est pas cela qui est sensible, mais plus simplement, l’idée que Partita 2 est une pièce en construction. Et de comprendre alors que Charmatz et Keersmaecker, le temps de cette pièce en formation, ont ouvert leur atelier intérieur au regard. Ce qu’ils déploient, ainsi, n’est donc rien moins qu’un travail en construction qui fait œuvre en soi.
Et alors que le public se divise sur la manière de recevoir cette offrande et ce geste qui avoue sa fragilité ; alors que les huées concurrencent les applaudissements ; alors que Partita 2 s’aventurait à l’endroit d’une création qui se donnerait sous la forme de la recherche avouée et revendiquée… Charmatz, Keersmaecker et Beyer, en front de scène, ajoutent une pantomime des mains. Le public en partance ou s’asseyant à nouveau pouvait y voir là une provocation… mais c’était peut-être tout simplement un rappel. « Nous sommes au travail et c’est sans fin, nous qui dansons nos vies devant vous ». C’est du moins comme cela que je le regardais.

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Beyrouth, 1H20 d’arrêt. https://www.insense-scenes.net/article/beyrouth-1h20-darret/ Mon, 22 Jul 2013 16:31:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=596 Etudiante un temps en Histoire, Sandra Iché a consacré un travail de recherche au Liban dans les années 1990. Sa question n’était autre que celle de la réconciliation d’un peuple, d’une nation, d’un pays pris dans la balkanisation de l’orient. En toile de fond, le problème linguistique (arabe et français), et c’est presque naturellement qu’elle s’est tournée vers un média francophone L’Orient Express, dirigé et fondé par Samir Kassir, qu’elle rencontrait et avec qui elle parlait. Son assassinat à Beyrouth, en 2005, a alors conduit Sandra Ishé à penser les raisons de la violence de ce petit bout du monde. L’incompréhension, peut-être, est à l’origine du travail de l’artiste qui, avec Wagons-libres, ne trouve aucune solution à sa peine, mais s’entretient infiniment avec un ami. Une création qui fait écho au documentaire de Thomas Ostermeïer Hamlet en Palestine.
Elle a l’allure d’une conférencière détendue, genre américaine certaine de ses résultats. Se tenant en avant de la rampe, elle semble ne pas être impressionnée par l’auditoire. Elle fait front et donne du « bonsoir » à qui la regarde. Elle a aussi l’air, encore, d’une étudiante, qui s’est préparée pour un exposé, ou d’une impétrante qui passerait un grand oral. Elle est, de toutes les façons, prête. Prête à parler et à exposer. « Exposer », infinitif, verbe du 1er groupe. Mot, hors-cadre universitaire, souvent utilisé par les plasticiens. Exposer une œuvre, c’est donc rendre manifeste et visible un agencement complexe ou pas, où le principe de sémantisation n’est pas donné immédiatement. Wagons-libres procède de cette définition et participe d’une installation simple, aux fonctionnements complexes, parfois. En fond d’espace, un écran sur lequel apparaîtront les interviews vidéos de témoins qui parlent de la situation du Liban, pris en otage entre la Syrie et Israël, et bien souvent aussi prisonniers de leurs préjugés. Entretiens humoristiques autant qu’ironie noire qui pointent des réalités historiques comme des fictions anachroniques, y compris quand ziad majed parle du Liban devenu une grande nation de Football suite à la naturalisation de plusieurs joueurs brésiliens. En front de scène, un atelier vidéo d’où Sandra Iché organise ses projections. Entendons ce mot, dans son double emploi. Tout à la fois projection d’images fixes ou mobiles, de collages et de montages… et « projection » au sens d’un sujet qui aimerait voir quelque chose qui n’est pas encore ou ne sera peut-être jamais.
Et d’ajouter que le tour de passe-passe de Sandra Iché tient à un spectacle qui situe l’action en 2030. C’est ainsi une sorte de « retour vers le futur » qu’elle propose à travers un « road-movie » qui en fait tout à la fois l’historienne et la biographe, l’héroïne et le témoin ainsi que, parce que sa conscience l’implique, une victime. Et tout se mêle confusément (volontairement et adroitement) dans cette « histoire » où Sandra Iché le dit : « c’est à la suite d’une rupture amoureuse avec Alexandre et parce qu’elle visite une exposition à l’institut du monde arabe » qu’elle ne « décollera » plus du Liban et de Beyrouth. Le temps du spectacle, elle se transforme ainsi en conteuse d’une histoire qui amalgame histoire vraie, histoire à venir et imaginée, histoire privée et histoire d’amour… Comme si, chez Sandra Iché, le paysage de la réalité et du réel était ce que l’on en fait. Comme si l’écriture de l’HIstoire, et Georges Devreux lui donnerait raison, comporte toujours une part de l’observateur dans la chose observée.
A son atelier vidéo, assise sur une chaise ou s’en éloignant, attentive dans ses manipulations, comme si elle était un rat de bibliothèque, elle a la physionomie du chercheur qui consulte des micro-fiches. Elle a ce geste de tâtonnement et d’incertitude qui la conduit parfois à esquisser un pas de danse pour se dégourdir la pensée. En arpenteur de l’histoire, celle du Liban et la sienne qui s’épousent, elle est l’enquêteur, ou celle qui quête un sens à une guerre fratricide. A son bureau, elle organise sa recherche et fait l’expérience des documents qu’elle projette.
Et c’est parfois en arabe qu’elle dit une poésie, parfois en français qu’elle cite René Char. Et c’est parfois juste en montrant une carte IGN qu’elle dévide ses souvenirs. Et parfois en composant une archive ou en la restituant. Comme si, à partir d’un langage qu’elle invente, elle donnait langue au Liban. Elle donnait UNE langue au Liban. C’est-à-dire l’un des moyens d’avoir une Histoire, une Identité, une mémoire…
Ainsi va Wagons-libres, au gré de l’humeur ludique et enjouée de Sandra Iché qui, tout en légèreté et gravité, invite à un voyage dans le futur sans omettre de penser le passé d’aujourd’hui. Un voyage où la recherche la guide dans la construction d’une œuvre en recourant au geste du chercheur. Manière à elle de rappeler que l’Histoire s’écrit en consultant (chercher une référence, s’entretenir avec un tiers, tâtonner dans des documents…)… voire en chanson quand elle convoque la chanson des Canuts. Façon à elle, de Lyon à Beyrouth, de construire un pont et une passerelle de ce qui, chez elle, forme un tout. Manière, encore, peut-être, de nous rappeler que nous ne sommes d’aucune manière étranger à l’Histoire où qu’elle s’écrive.

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Hate Radio https://www.insense-scenes.net/article/hate-radio/ Mon, 22 Jul 2013 16:30:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=595 Milo Rau s’attaque avec « Hate Radio » à un pan de l’Histoire moderne particulièrement sauvage : le génocide rwandais qui fît, au printemps 1994, plus d’un million de morts en l’espace de 100 jours. Afin de regarder et de porter à la scène la réalité de ce massacre, Milo Rau choisit comme prisme et comme protagoniste principal la radio RTLM, une radio propagandiste qui émettait à l’époque à Kigali et qui invitait, chaque jour, ses auditeurs Hutus à la haine raciale et au meurtre envers les Tutsis et les modérés. Un spectacle à charge ; une piqûre de rappel sur le pouvoir ambivalent des médias.
Le studio reconstitué de la radio RTLM trône au milieu d’un dispositif bi frontal. Dans cet aquarium confiné, quatre animateurs journalistes font leur travail, et un peu plus…
Tantôt auditeur, le spectateur équipé d’un casque audio écoute les inepties racistes débitées à longueur de bulletins d’informations, de reportages sportifs, de morceaux pop, d’appels d’auditeurs et de pamphlets politiques. Tantôt voyeur, il regarde l’équipe au travail, scrute les comportements, entre concentration, excitation et décontraction. Sur des tubes internationnaux comme Rape Me ou I Like To Move It, les corps s’agitent et le son – jusque là confiné dans les oreilles de chaque spectateur – envahit toute la salle telle une invitation au plaisir. Milo Rau dévoile l’obscénité logée au cœur d’une situation quotidienne.
Si l’émission proposée dans le spectacle reprend mot pour mot des discours qui furent prononcés par les chroniqueurs de l’époque, elle reste imaginaire en ce qu’elle condense et accole plusieurs archives disparates à l’origine. Outre les appels à la « totale extinction » des Tutsis, régulièrement désignés par le mot de « cafard », les animateurs usent et abusent d’arguments d’autorité mensongers et d’analyses historiques déformées. Hitler et la résistance française sont en première ligne dans ce petit jeu de désinformation. La RTLM s’érige également en instance du savoir en s’appropriant la littérature « Nous disposons de tous les livres » (évocation du Prince de Machiavel) et en se faisant le garant de l’Histoire du Rwanda (distribution de bons points lors du quizz d’histoire). Les acteurs politiques, médiatiques et militaires occidentaux du moment (Bill Clinton, Bernard Kouchner, les casques bleu ou encore Radio France International) sont bien évidemment décriés et ridiculisés à l’antenne. Le lavage de cerveau est en marche.
Pour introduire et conclure son émission de radio, moment de théâtre qu’il qualifie de « naturaliste », Milo Raw reconstitue quatre témoignages de victimes et journalistes. Récits d’exactions, souvenirs et constats d’impuissance, les quatre figures se tiennent face public par l’intermédiaire de la vidéo. Leur image est projetée sur les volets qui obstruent le studio de radio, à la manière d’affiches publicitaires ou d’une campagne d’Amnesty International en faveur du respect des droits de l’homme. Quelque chose de l’ordre de la dignité humaine se réaffirme à cet endroit à travers ces postures droites et franches.

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Cabaret Varsovie, l’art de vivre https://www.insense-scenes.net/article/cabaret-varsovie-lart-de-vivre/ Sun, 21 Jul 2013 16:33:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=598 Dans une 67ème édition du festival d’Avignon qui met à la peine quelques-uns des spectateurs (j’en suis), il y a parfois un moment de répit où, à la marge des Lazares, des Gosselins de tous poils (qui vous le hérissent) et leurs frères d’ennuis… un court instant on se retrouve avec une création qui n’en usurpe pas le nom. Cabaret Varsovie de Krzysztof Warlikowski fait partie de ces formes qui sont trop rares en ce festival…

Théâtre et arrière-cuisine
D’un spectacle (entendons-le au sens péjoratif) à parfois une création théâtrale (disons une forme qui a fait l’objet d’une recherche), il y a toute la différence entre un take away au plat en série et une gargotte où la cuisine est d’abord liée à un geste amoureux.
Recourir à une métaphore « culinaire » n’est pas nouveau quand on parle de l’art théâtral. Le faisant, nous nous inscrivons donc dans une tradition, mais à la différence de ceux qui nous ont précédé (lesquels y recouraient afin d’avancer un jugement de goût), nous le faisons nous en songeant à une manière de faire du théâtre. Nous y pensons en essayant peut-être de rappeler que le théâtre n’échappe pas à des modes de production toujours tiraillés entre mode industriel et mode artisanal, entre grande consommation et pic-nique, entre d’un côté une certaine idée du théâtre populaire, et pour d’autres une idée du théâtre. Et abordant ce dernier point (le « populaire ») qui devient un enjeu dans les propos des festivaliers, il nous semble juste de rappeler un article de Jean-Michel Palmier « De Vilar au TEP : entretien avec Guy Rétoré ». Je cite : « Je me méfie beaucoup de l’épithète « populaire » accolé aux arts… Populaire est souvent synonyme de médiocrité… C’est un produit de consommation. Il ne s’agit pas de faire du théâtre populaire mais de rendre le théâtre populaire. Le théâtre de masses est toujours une opération de marché, de publicité. À mon avis, il faut pour y réussir, englober à la fois la politique culturelle et l’éducation. Pour les enfants, dès l’école, le football est populaire. On leur en apprend les règles. Que savent-ils du théâtre ? Pratiquement rien. ».
À suivre le festival cette année, encore, on pourrait juste dire que la réflexion de Rétoré frappe au bon endroit. Et que si majoritairement le consommateur a toujours raison, alors le théâtre d’épiciers a de beaux jours devant lui.
Et si ce théâtre d’épiciers est identifié comme populaire, si c’est ce théâtre qui est encouragé par les politiques culturelles qui auront le soutien des diffuseurs et autres entremetteurs de salles, sans parler des politiques mous, alors il faut espérer pour le théâtre qu’il arrive à occuper ou fabriquer une marge. Un espace et un territoire qui échapperont, tant à la volonté de plaire que dénonçait Jean Vilar, qu’aux lois d’un marché qui, et chacun le mesure en ces temps de crise, est pure folie et n’annonce aucune Histoire à venir.
Et pardon de venir troubler les applaudissements et les rires qui sont au rendez-vous de ce cirque que je n’arrive pas à voir autrement que comme un cimétière. Et d’ajouter que je me souviens, entre autres, de Didier-Georges Gabily qui s’inquiétait de tout cela dans « Cadavre si l’on veut ». Article que l’on retrouve, à côté d’autres, dans un petit fascicule voulu par Jean-Pierre Thibaudat, publié chez Sens et Tonka, sous le titre de Où va le théâtre ?
Dans ces ténèbres, à la FabricA, le Cabaret Varsovie de Krzysztof Warlikowski, après le Faust 1 et 2 de Nicolas Stemann, ressemblent aux lucioles de Pasolini. Un presque rien de lumière dans la nuit…d’Avignon.
L’ordre de Thanatos
Au pied d’un canapé oblongue entouré de deux murs de faïence blanche, d’une cloison de leds, et de deux cabines en front de scène (un wc et un aquarium), quelques silhouettes sorties du bout de la nuit finissent leur soirée. Artistes rattrapés par l’ivresse, imbibés ou paumés, ils parlent, s’affrontent, se cherchent, se provoquent. C’est une communauté, à part entière, oubliée ou fichue, un groupuscule ou un clan… vivant à côté de l’Histoire ou déjà prise dans ses filets qui se donnent sous le signe d’images scéniques empruntant aux copies de l’histoire. Il y a là, Hitler le nain, et quelques croix gammée portées au revers de la manche, la chanteuse vieillie de cabaret en bout de course, son amant insolite, le travesti, un groupe de musique pop hébraïsant, etc. Il y a, sur le plateau ouvert aux sons rocks et classiques, un maelstrom de signes violents qui viennent dans la nuit tamisée, et dans la fulgurance d’une rampe lumière. Et les voix sont sobres, comme certaines du venin qui se distille dans ce territoire sans nom, mais pas sans identité. C’est que les voix à l’œuvre semblent certaines d’elles-mêmes. Presque certaines des oreilles qu’elles assaillent et qu’elles hypnotisent. Et sur les surtitrages, qui finissent par être accessoires, on devine qu’hier et aujourd’hui se mêlent, que Germania mort à Berlin est en jachère dans les dispositifs européens et financiers, que la misère est le chef de meute de toutes les pensées nauséabondes et cruelles. Que la conscience morale ne fera pas un pli devant la peur et l’intimidation, la rivalité et la jalousie. On entend que le monde qui joue une partie de dés pipés, et ou à pile ou face, en chaque temps de crise, perdra sa face humaine et révèlera encore une fois son visage de barbarie. C’est que la mort rôde et qu’elle est à pied d’œuvre, et que la violence qui s’exercera trouvera quelques corps à déchiquetter. C’est que la mort est d’abord et toujours dans le timbre et les mots. C’est d’abord un rythme sonore, une parole cadencée, une argumentation faussée. Au commencement est le verbe qui se meut en aboiement. Et de se souvenir de Karl Kraus qui décrivait cela parfaitement : cette manière qu’une meute sanguinaire et violente a de substituer à la grammaire et aux mots, à la phrase et à sa musicalité, un aboiement éructant, une haine qui se déchaîne.
Tout au long du premier tableau de Cabaret Varsovie, la mise en scène avance ainsi un ensemble de symptômes de l’ordre radical et de l’ordre animal. Et Krzysztof Warlikowski de redoubler cette sensation en projetant sur grand écran, par exemple, une course de Ussein Bolt qu’il est difficile de ne pas comparer à celle de Jesse Owens aux jeux olympiques de 1936, à Berlin. D’aucune époque, se dit-on alors, ou l’éternel retour de l’Histoire des haines radicales, Cabaret Varsovie se regarde dès lors comme un laboratoire où les comportements, les réactions, les gestes et les mots semblent scrutées et observés. Adoptant le plan en plongée, c’est une sorte de mouvement de fouilles et d’archéologie qui est mis en avant. Plan presque cinématographique quand au terme de cette première séquence qu’il faut bien appeler Thanatos, l’acteur se trouve pris dans un rayon de lumière qui se réduit sur son visage. Image qui rappelle immédiatement celle du Mephisto où l’acteur Hendrik Hofgen, interprété par Klaus Maria Brandauer, se retrouve la marionnette des nazis qu’il cotoyait.
Le Désordre d’Eros
Au retour de l’entracte, il faut alors imaginer que le « second acte » est celui de la résistance. Celui de la mutilation des ordres moraux, des politesses, des contraintes, des régimes d’obeissance, des pratiques de contrôle, des gestes carcéraux… Ce sera l’acte qui met fin aux bienséances, à l’ordre, aux uniformes, aux gestes disciplinés, aux voix baillonnées. Ce sera l’acte où Cabaret Varsovie, dans la veine de toutes les libertés, joue de la provocation, de la surenchère, de la liberté totale et insensée. Acte et actes arbitraires répondant au geste totalitaire… Ici le corps chez Krzysztof Warlikowski a repris ses droits ou, et c’est une variation, s’est affranchi de ses devoirs. C’est une surface de jeu comme les comédiens le révèlent à mesure qu’ils l’entraînent et le font sortir de ses gonds. Au premier acte linéaire et travaillant un rapport continu à la parole, le second acte est le lieu de la dispersion, l’espace de la fragmentation, le territoire de toutes les discontinuités. Territoire que ce corps, dans un rapport d’appropriation à l’instinct et à l’irrationnel, qui montre sa vitalité et préfère la danse de la pensée et ses expressions de transes, à toutes autres formes de pas mesurés.
Second acte de la démesure qui commencera par un coit amoureux dans « l’aquarium », en vis-à-vis, plus tard, d’un cerceuil de verre qu’essaieront tous les comédiens. Second acte qui fait la part belle à la liberté, tous azimuts, où le semblant de « faire n’importe quoi » répond à l’a priori du « se laisser faire ». Entre les deux, entre ces deux formes, les comédiens abusent du plateau, s’amusent et s’ébrouent. Et si d’aucun y voit une forme incohérente et délirante, en définitive, il semble plus juste d’y constater un ensemble de pulsions à l’œuvre, dans le désoeuvrement qui les guette. Une force et une énergie extraites d’un désespoir et d’un pessimisme qui, comme le pensait W. Benjamin, seraient encore constructif. Sorte de creuset de toutes les hallucinations et élugubrations, espaces de la jouissance et, en conséquence, de la désobéissance.
Quand au terme de cet acte l’adresse est lancée au public : « ça baise encore dans cette ville ? Y a encore de l’amour dans cette ville ? On regarde des pornos ? », on mesure pour finir que la forme orgiaque du second acte était tournée vers une pulsion de vie démésurée ou l’élogue du désordre, là où le premier tableau est un déni de vie.
Et tout ce temps, au rythme de Radiohead, et du « Herren und Damen », Cabaret Varsovie aura emprunté à l’épiphanie du Cabaret, à son iconoclastie. Loin des images de papier glacé de Bob Fosse (Adieu Berlin) comme à l’Ange bleu, le cabaret de Krzysztof Warlikowski aura été remué les bas fonds, les culs de basse-fosse. Ceux du quartier Schwabing, à Munich où il y avait le célèbre café Stéfanie, la pension Fürmann, le café Brennessel de papa Loibl, le café Noris, l’Osteria Bavaria, L’argonauten, le café Benz (fréquenté par le jeune Hitler et Oscar Maria Graff plus connu sous le nom de Porno-graff : auteur de livres que les nazis ne bruleront pas malgré ses demandes répétées). Et encore le Das überbrettl inspirait du Chat noir de montmartre, celui des Onze Bourreaux à Munich, le cabaret néo-pathétique de Kurt Hüller (on vient y lire des poèmes, faire du strip tease, se droguer, chanter nègre…) un lieu qui se politise à partir des années 30 sous l’influence de Valeska Gert, Claire Walldorf, Rosa Valetti et ses mélodies rouges, Kurt Tucholsky, Walter Mehring qui développe la critique sociale.
Manière encore pour Krzysztof Warlikowski de rappeler, comme Brecht l’écrivait, que « tous les arts concourent à un seul art, le plus difficile de tous, l’art de vivre ».

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Voyage de l’intimité https://www.insense-scenes.net/article/voyage-de-lintimite/ Sun, 21 Jul 2013 16:32:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=597 Katie Mitchell propose « Reise durch die nacht » (voyage à travers la nuit) au gymnase Aubanel du 20 au 23 juillet 2013. « Reise durch die nacht » est un roman de Frederike Mayröcker, poétesse autrichienne qui par fragments et ellipses retrace les souvenirs de Régina. Régina est au milieu de sa vie, elle vient de perdre son père. Pour la cérémonie, elle cherche à écrire un texte dans le train qui la transporte de nuit, de Paris à Vienne. Nuit et deuil, déplacement et espace temporaire, ingrédients propices à la mise en route d‘une introspection où souvenirs et mémoire enfouie refont surface. Dans ce roman, la question littéraire est au cœur des préoccupations de Frederike Mayröcker. Elle écrit qu’elle lutte contre la narration linéaire qui organise notre expérience. Cherchant l’émergence d’une autre forme d’écriture, Frederike Mayröcker tente de développer chez le lecteur une autre manière de traverser l’espace des mots et de la poésie. Katie Mitchell, elle, cherche et développe depuis plusieurs années un langage de la scène qui rompt avec les codes d’un théâtre suranné, qui limiterait l’espace scénique aux seuls décors et acteurs, refusant d’intégrer le monde et ses changements.
Katie Mitchell présente des spectacles au festival depuis « Fraulen Julie » en 2011. L’année dernière elle avait présenté les Anneaux de Saturne et Ten billions. Comme pour les Anneaux de Saturne, Katie Mitchell cherche à mettre en scène un roman qui est l’espace intérieur et la voix intime d’un individu. Ce sont deux voyages, deux traversées qui sont en jeu dans les romans de Sebald et Mayröcker. Avec « Reise durch die nacht » se déploie devant nous une traversée qui déplace, chamboule. Un espace-temps qui se place en travers venant rompre avec une pensée-automatique1. Un événement, une rupture dans la pensée-automatique qui permettent alors à l’incertitude et au chaos d’advenir provoquant ce rappel à la vie et ses multiples et possibles détours. « Reise durch die nacht » met en scène cette femme dont la pensée implose dans l’exploration de sa mémoire. Katie Mitchell avec l’aide de cinq caméras et des acteurs secondaires, montre cette femme, son implosion et sa difficulté à observer ce qui se brise. Souvent en gros plan, l’image en directe, cette femme ne sait plus où poser sa tête, son corps, ses pensées. Son visage surexposé, ses expressions que nous pouvons scruter, l’intimité de son visage qui nous renvoie à une intériorité et à notre projection sur elle. Ce parti pris de donner à voir cette femme ou plutôt le visage de cette femme rapelle ce que Emmanuel Lévinas dit du visage et de sa capacité à révéler de l’humanité en même temps qu’il interroge celui qui le regarde2.
Katie Mitchell en exposant le visage de cette femme, nous donne à voir le contexte dans lequel ce visage est capté par la caméra. Sur scène, les huit acteurs sont aussi les chefs opérateurs de ce récit. Sous l’écran où nous suivons Régina, la scénographie d’Alex Eales propose un wagon-corail des années 70-80, où les acteurs jouent les scènes de ce voyage Paris-Vienne : Son impossible chemin vers le sommeil, sa difficulté à écrire un hommage à son père pour les funérailles, la présence fantomatique de son mari, son aventure sexuelle avec le contrôleur…. Ce voyage et les interrogations de ce personnage, interprétée par Julia Wieninger, sont complétés par ses souvenirs d’enfance. Souvenirs qui eux aussi sont présents et représentés dans ce train. Un des compartiments devient la cuisine de son enfance où une scène tue réapparait par fragments tout au long de la proposition.
Katie Mitchell donne à voir un trajet et un nœud, un voyage direct Paris Vienne et la vie intérieure de cette femme soumise à un séisme et ses répliques toutes aussi dévastatrices. Mais la metteure en scène déplace les axes pour voir cette femme par plusieurs prismes artistiques ; le théâtre dans le train, le cinéma et les gros plans de son visage et le son de sa voix que nous n’entendrons que par l’intermédiaire d’une voix off. Voix off présente et visible dans un compartiment qui retracera la voix intérieure de Régina. Mais la proposition de Frederike Mayröcker de « rejeter vertement la façon dont la narration linéaire organise notre expérience » n’aura été qu’en partie suivie par le spectacle de Katie Mitchell. On aura vu une prouesse technique et l’intelligence d’une mise en scène qui aura su utiliser un langage différent pour somme toute nous raconter une histoire narrative.
1- Une pensée-automatique serait cette façon de penser le monde par accumulations. Accumulations au cours d’une période où la vie suit son cours sans accroc, sans bouleversement. Cette linéarité créé une pensée qui fait que tout finalement s’agence parfaitement, s’organise et rejoint une pensée en vacance.
2- « L’infini se révèle dans le visage d’autrui sans qu’aucun contenu dogmatique, aucune rationalité, aucune démonstration philosophique ne soient nécessaires. J’entre en relation avec lui, et la totalité se brise. L’extériorité se manifeste. Il est en même temps le révélé et le révélateur. Il dépasse l’idée de l’autre en moi, et je suis mis en question. Nous accueillons d’abord le visage dans la douceur de la figure féminine. Il parle, il est langage et discours. Il ne resplendit pas comme une image, mais comme la production de sens. » Emmanuel Levinas
http://www.youtube.com/watch?v=VGyvHKte32I

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Saoulée de branchitude https://www.insense-scenes.net/article/saoulee-de-branchitude/ Sat, 20 Jul 2013 16:34:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=599 Rausch (ivresse), cours du lycée Saint Joseph 16,17, 18 juillet puis 20,21,22,23 juillet, 22H Falk Richter et Anouk Van Dijk collaborent pour la 4ème fois. On avait pu découvrir Trust en 2010 au festival d’Avignon.
Le public entre dans la cour du lycée Saint Joseph ce soir là et découvre une scène pandrillonée de noir. Posées sur le planché cuivré, des banquettes de salle d’attente en skai noir, des modules noirs, sur roue, ça et là, de gros blocs noirs en fond de scène.
La pièce s’ouvre sur un monologue d’introduction, face public, décrivant le rêve impossible d’écrire dans une langue comprise de tous.
Peu à peu, les comédiens-danseurs emplissent la scène.
Progressivement la musique monte.
Une jeune comédienne entre :difficulté de communication amoureuse malgré les moyens aujourd’hui mis à notre disposition, impossibilité de l’engagement tant on recherche la perfection des relations, impossibilité de convaincre l’autre de son amour véritable et absolu, le désir d’enfant comme projet commun, consolidant….
Cette première dispute succède à une autre, puis une autre, avec les mêmes répliques, interchangeables.
Viens la figure du psychanalyste ayant pour issue la destruction même du couple, tandis que les comédiens-danseurs évoluent sur le plateau, les fauteuils, dans les modules que l’on déplace, en hauteur sur les blocs noirs.
Certains comédiens ont enfilé des robes de tulle vaporeuses.
Stop
Un metteur en scène surgit du public, invitant ses comédiens à changer radicalement de discours.
Avec la crise grecque en toile de fond, des barricades de banquettes sont montées en face des tours de banques allemandes. Occupy. La police de Merkel n’hésite pas à asphyxier les manifestants.
Un nouvel espoir pour une autre société, un autre modèle économique et un autre modèle amoureux aussi.
Le groupe se soude pour la première fois, et entonne une chanson de radiohead. Les couples se re-forment, forts du projet commun qu’ils se sont trouvé : changer la société.
Un piano arrive sur scène, quelques notes, puis retour au propos initial sur la possibilité d’écrire en un langage universel.
La musique monte toujours plus fort; Le final est dansé dans l’obscurité qui envahit peu à peu le plateau. Noir
On l’aura compris, Raush est une accumulation d’effets « efficaces » mais éculés du théâtre contemporain : Des comédiens-danseurs effectuant de grandes glissades, roulades, escalades, un gros ventilateur, une scénographie épurée, la convocation d’un piano pour quelques notes, texte braillé face public…On fait appel aux réseaux sociaux et autres smartphones pour figurer la modernité du propos.
Cette recherche d’efficacité formelle masque mal la faiblesse du propos. Raush aborde les relations amoureuses sans aucune finesse ni complexité.
Les réseaux sociaux sont montrés du doigt, bourreaux évidents des couples d’aujourd’hui. La recherche de contacts toujours plus virtuels est supposée assécher les vraies relations.
Falk Richter et Anouk Van Dijk nient ainsi que le vrai contact est aussi permis par Facebook qui en est l’un des vecteurs potentiels.
Sur le poids indiscutable des réseaux sociaux dans les mouvements de résistances idéologiques dans le monde, qui semblent avoir tant inspiré Falk Richter, tel « Occupy », étonnement, pas un mot.
Difficile de traiter cette question de manière aussi tranchée, non ?
De même, l’enrichissement des banques au détriment du peuple est grossièrement effleurée, la volonté de changer la société, caricaturée.
Enfin, la dramaturgie est inopérante lors de ces deux heures de spectacle. Les parallèles vie amoureuse, difficulté à communiquer, révolution populaire, ne fonctionnent pas, donnant ainsi l’impression d’assister à une série de tableaux sans lien.
Falk Richter et Anouk Van Dijk signent avec Raush un spectacle accessoire écrit sur des questions essentielles.

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Le spectateur en dialogue, Bel https://www.insense-scenes.net/article/le-spectateur-en-dialogue-bel/ Thu, 18 Jul 2013 16:39:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=602 « Le spectateur en scène » pourrait résumer le projet de Cour d’Honneur du Palais des Papes, la nouvelle création de Jérome Bel, donnée pendant 2H00, au sein de la cour d’Honneur du Palais des papes, pour cette 67ème édition du festival d’Avignon. Arnaque ? Théâtre dans le théâtre ? Coup magistral ? Spectacle populiste ou populaire ?… Difficile d’échapper à ce questionnement quand l’ennui gagne alors que majoritairement les spectateurs (ceux de la Cour) applaudissent à chaque changement de « personnages » qui prend la parole.
Faire théâtre de tout ?
Mot d’ordre couru et asséné par Antoine Vitez à une autre époque où le théâtre texto-centré « interdisait » d’autres formes ou les maintenait à la marge, c’est en définitive ce leit-motiv qui pourrait servir à définir la proposition de Jérome Bel. Cour d’Honneur du Palais des papes se construit ainsi sur des paroles et autres sensations de quatorze spectateurs qui, convoqués à l’endroit de la Cour, exposent en quelques minutes le rapport qu’ils entretiennent, ont entretenu, et entretiendront avec les créations de la Cour d’Honneur, de Vilar à Castellucci, du Papperlapap de Marthaler, à un Molière, Claudel, Brecht… À l’évocation de ses souvenirs qui se fondent sur une expérience, Bel ajoute alors quelques extraits des pièces qui ont rendu « chèvre » les spectateurs. Le format est vidéo, audio quand on entend la voix de Gérard Philipe dans Le Prince de Hombourg, Net quand Huppert, d’Australie, récite Médée, etc. Parfois imitation d’une scène (le varrapeur d’Inferno), ou rappel d’un comédien des créations évoquées (Caroline et Casimir), Cour d’Honneur du Palais des Papes va ainsi, en déclinant quelques-unes des créations qui ont marqué l’histoire du festival.
Le spectacle pourrait tenir là en son entier, si Bel n’y avait ajouté, au commencement, une figure warlikovskienne, sortie tout droit des voûtes de la Cour (et des Bienveillantes), qui interpelle rageusement, en russe, le public. Dans sa voix brisée, clope au bec, cette figure évoque la guerre « pas finie »… et se livre au comptage des morts de la Seconde Guerre Mondiale, et notamment ceux victimes de la « Solution finale ». Un calcul savant où l’ on arrive au chiffre de 4,6 morts par seconde tout le temps que les nazis ont pu exterminer une population. L’effet de ce décompte pourrait être saisissant auprès du public tenu au silence. Mais dans le propos rapporté de cette figure, on aura entendu à nouveau : « qu’il n’y a de différence entre un enfant juif gazé et un enfant allemand victime d’un bombardement ». Et cette phrase (pardon de la rapporter dans une syntaxe approximative, mais c’est l’idée) aurait dû m’inviter à me lever, encore. Pas de différence, dites-vous et partagez-vous Jérome Bel, pour la reprendre ?
Je peux imaginer que vous pensez aux victimes de la guerre, mais un point de vue (le vôtre) aurait dû vous conduire à contrarier la provocation en rappelant la différence entre bourreaux d’un côté et de l’autre hommes enrolés dans la guerre pour sauver le monde de la guerre.
Pas de différence donc, partagez-vous, mais j’imagine mal que le hasard qui règle un bombardement soit commun à l’entreprise d’industrialisation d’extermination où les rafles, puis l’organisation de la déportation, puis le tri, puis l’exécution programmée… soient de même nature. Je me souviens avoir lu Holocauste de Charles Reznikoff et la différence était justement ce qui constitue cet épisode de l’humanité comme insoutenable. J’aurais donc aimé, comme spectateur, que vous dérogiez à la réplique, au même, ou du moins que votre point de vue esthétique puisse contrarier ces provocations idéologiques.
Vous en aviez le temps, non, depuis 2009, alors que dans le programme vous écrivez que ce travail avait pour objet la « mémoire » ? « Mémoire d’un lieu » dites-vous, « mémoire d’un théâtre » précisez-vous. De « témoignages » écrivez-vous aussi. Témoignage dont on sait qu’il n’est jamais confondable avec l’objet qu’il prétend nommer, puisque le propre du témoignage, c’est de demeurer étranger à l’objet dont il témoigne. Vous aviez donc le choix d’être approximatif, un rien distancié, peut-être même tout simplement « oublieux ».
Et cela étant, n’y voyez aucune forme de procès, et pas davantage l’argument majeur d’une critique qui ne vous sera pas favorable. La critique est ailleurs.
Le tout à l’ego monologué
Faire du théâtre…. En soi, ça mériterait que l’on s’inquiète des raisons qui conduisent à en faire. Pour dire quoi ? Pour faire l’expérience de quoi ? Pour apprendre ou sentir quoi ? Pour regarder et entendre quoi ? Et s’adresser à qui ? Et d’une certaine manière, posant le « pourquoi » ou le « quoi », vient dans la foulée le « comment ». Comment en faire ? Ou en faire comment ?
Faire du théâtre le lieu d’une différence, l’espace d’une expérience que l’on a jamais faite, le territoire d’un monde agencé autrement. Faire du théâtre, dis-je, c’est peut-être imaginer que c’est une manière de penser aussi loin que possible. Aussi loin que possible, c’est-à-dire et précisons-le, aussi loin de moi que possible. Comprenons bien, peut-être que faire du théâtre, c’est produire une étrangeté quant à la manière de se percevoir. Non pas être étranger à soi-même, mais seulement dans un rapport d’étrangeté.
Mais Jérome Bel n’est pas à cet endroit et ces questionnements lui sont étrangers. Ce qu’il présente, c’est le spectateur. Hommage aux spectateurs ou témoignages de spectateurs aurait été un titre plus judicieux que celui qui est proposé et qui dissimule mal que le théâtre ici est dans un rapport de dépendance aux regards qui se posent sur lui. En proposant Cour d’Honneur du Palais des Papes, Bel propose donc rien moins que quelques regards, un échantillonnage, un reader-digest… une manière de travestir les œuvres en recourant à l’habillage qu’est le regard.
En soi, on ne peut lui reprocher d’avoir le souci de la réception, mais on s’inquiète des livraisons qui sont proposées et qui mélangent le biographique et l’esthétique, le narcissisme et le poétique, l’égo qui ne fait que très partiellement écho aux œuvres qu’il (l’ego) prétend convoquer à l’endroit de la scène. Bel joue donc les ego contre les échos. Et le dispositif frontal brut qu’il met en place (rapport frontal des spectateurs sur scène, assis sur des chaises, face aux spectateurs, assis sur des fauteuils, dans la salle) favorise l’effet miroir. Façon de mettre en scène les 2’000 spectateurs de la Cour qui peuvent dès lors se contempler dans les 14 figures qui prennent la parole. Façon de prêter aux uns les sentiments des autres… et ça marche plus ou moins. Ça marche au point qu’ils s’applaudissent à chaque fois, à chaque monologue.
Car la forme chorale que privilégie Bel, c’est encore très classiquement une succession de monologues qui n’ont d’autres destinataires que le spectateur de la salle. Et d’ajouter dès lors que le spectateur est en dialogue avec lui-même. Et que cette « conversation » tourne en rond autour principalement de l’empathie que suscitent ou pas les pièces évoquées. Pièces qui deviennent des alibis où le confessionnel et l’intime sont développés à tout va. Exemples : Avec mon mari, pendant des années…. Et moi je voudrais que mes cendres soient dispersées dans la Cour… Et je lui en voulais de parler comme ça des enfants… etc.
Bref, Cour d’Honneur du Palais des papes peut dès lors satisfaire la charge narcissique que chacun d’entre nous porte, mais en définitive Bel vient de reprendre à son compte le reality show et autres émissions people où la parole du public vaut pour l’avatar principal de la fiction (qui n’en a plus que le nom).
Alors que reste-t-il au spectateur de la Cour d’Honneur qui aimerait faire l’épreuve d’un autre langage, d’un autre espace, d’une autre temporalité… ?
Mes petits camarades de l’Insensé me lisent leurs critiques de Jérome Bel. L’un s’amuse à caricaturer intelligemment la pièce, l’autre fait l’épreuve d’un désarroi… Critique à mes heures depuis plus de 30 ans, je les écoute et n’ignore rien de ces sentiments. Je les accompagne, lui dans l’amusement, elle dans le dépit. Mais le soir, sortant de la Cour d’Honneur du Palais, je ne peux éprouver qu’une forme de dégout pour ce « tout à l’ego ». « Tout à l’ego » oui… et j’en veux à ce théâtre qui se brade et se vend à l’air du temps. J’en veux à Jérome Bel de ne pas figurer un théâtre de résistance à ce qui nous ronge. J’en veux à Jérome Bel d’avoir la flemme de travailler quand on lui offre un pareil outil. J’en veux à Jérome Bel de croire qu’il fait du théâtre quand il répond aux lois de l’offre et de la demande, empruntant au petit écran ce qui fait écran à la vitalité de la vie. J’en veux à Jérome Bel d’être si insidieusement l’agent d’un libéralisme où la création se fait bouffer par la consommation. Car ça consommait et les marques du contentement exprimées à chaque prise de parole en étaint le signe.
J’en veux à Jérome Bel…
Et pardon d’appartenir à une élite intellectuelle pointée du doigt sur scène. Pardon d’appartenir à ce petit clan à qui l’on reproche 68 et son non-engagement aujourd’hui. Pardon d’être cet intellectuel, si « intellectuel » c’est espérer que le théâtre me conduise à penser. À l’épreuve du travail de Jérome Bel, mon désaccord n’est pas simplement esthétique, il participe de la réaction d’un peuple mineur qui voit sa langue disparaître, sa culture s’appauvrir, ses espoirs laminés. Et je me souviens, moi aussi, que Brecht avait annoncé le risque que « le théâtre devienne un bordel pour le contement de putains ». Sortant de la cour d’Honneur du Palais des Papes, je crains qu’il n’ait raison sur ce point. Comme sur les autres.

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By myself https://www.insense-scenes.net/article/by-myself/ Thu, 18 Jul 2013 16:38:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=601 Je m’appellerais Jérôme Bel, je serais chorégraphe et j’aurais l’idée d’un spectacle pendant une tournée aux Etats-Unis. À Los Angeles, pour être précis, je me souviendrais m’être dit : « faire un spectacle sur la mémoire d’un lieu avec des gens, des spectateurs qui raconteraient leurs souvenirs de spectateur dans ce lieu précis ».
Pour cela, je me serais dit qu’il fallait Le Théâtre, celui au centre du paysage mondial, celui qui attire le plus de spectateurs. Celui qui rayonne dans le monde entier. Évidemment la Cour d’Honneur. J’en aurais parlé à un ami qui devait être l’artiste associé pour une édition du festival, mais cette année là et la suivante, la Cour d’Honneur aurait été occupée déjà. Alors j’aurais fait la queue pour pouvoir mettre en place ce projet là. J’aurais rencontré des spectateurs, beaucoup, qui m’auraient raconté leurs souvenirs de Cour d’Honneur. Puis j’aurais sélectionné une petite quinzaine de spectateurs pour qu’ils racontent à leur façon quelques souvenirs. Treize témoignages aurait été le chiffre idéal, un clin d’œil à la Cène, retraçant ainsi l’histoire de l’occident de l’an zéro à aujourd’hui. J’aurais choisi empiriquement les personnes et j’aurais été étonné que ce choix regroupe un nombre important de personne liées à l’Éducation Nationale. Je n’aurais choisi qu’une enfant par hasard qui aurait un souvenir de spectacle lié aux enfants. J’aurais aussi voulu avoir le témoignage de quelqu’un qui ne serait jamais allé dans la Cour d’Honneur. Le hasard aurait voulu que ce soit la seule métisse du groupe. J’aurais eu la volonté de les laisser libres mais j’aurais aimé que cette performance fasse écho à l’histoire du lieu, Vilar, Vitez, Molière, Claudel, Brecht et à des acteurs mythiques comme Gérard Philippe. Un écho à l’histoire bien sûr mais mon souhait aurait été de donner à entendre l’internationalité de ce festival. Les témoins choisis auraient alors évoqué des souvenirs plus récents pour démontrer la vivacité de la création contemporaine. Marthaller ou Castellucci figureraient nécessairement dans les souvenirs que j’aurais triés. La danse aurait été aussi un point d’orgue dans la sélection des souvenirs que j’aurais faite. Pina, Anna, Jan, Alain et celui de mes amis dont j’ai parlé plus haut. L’idée aurait été de permettre à cette quinzaine d’anonymes d’avoir comme le prophétisait Andy Warhol « son quart d’heure de célébrité mondiale ». J’aurais remarqué que mon concept de spectacle : de mettre en lumière des anonymes, aurait germé aux Etats-Unis bien entendu. Le génie de cette idée aurait été de pouvoir donner à voir aux spectateurs les témoignages en direct de ces quatorze anonymes mais aussi et surtout d’illustrer leurs souvenirs par des extraits de ces pièces. On aurait vu en live, un acteur de Castelucci, un danseur de Platel, une actrice en costume pour réciter Molière par exemple où une scène de Médée dite en direct par Isabelle Huppert. J’aurais pallié les difficultés de planning par les moyens techniques. J’aurais pu imaginer Isabelle en gros plan sur le mur de La Cour d’Honneur, disant son texte par Skype. J’aurais vu ça : une Isabelle et quatorze anonymes. J’aurais eu rapidement l’idée qu’évoquer les souvenirs de La Cour d’Honneur sans mentionner au moins un scandale aurait été une faute, alors j’aurais trouvé un souvenir d’un spectacle hué ou arrêté en pleine représentation. J’aurais eu l’idée de tout ça avant de penser que j’utilisais la sincérité des témoignages, que je récupérais les ficelles du médiatique. Espace où foisonnent les épanchements des anonymes, miroir de ceux qui les regardent. Miroir déformant d’une catégorie, d’une pathologie, d’une tare. Enfin m’étant renseigné, Karelle Ménine m’aurait appris l’existence du projet d’Olga De Soto (http://www.festival-automne.com/olga-de-soto-spectacle1563.html). J’aurais alors mesuré que mon idée n’était pas assez développée pour passer la rampe. Aussi cette idée serait restée dans mon carnet comme tant d’autres.

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Baby Bel https://www.insense-scenes.net/article/baby-bel/ Thu, 18 Jul 2013 16:36:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=600 Jérôme Bel présente à la Cour d’Honneur du Palais des Papes un spectacle intitulé Cour d’Honneur, conçu à partir des témoignages recueillis, puis choisis, de spectateurs de la Cour. Alors on écrira simplement de ceci tout ce qui lui manquera…
La beauté première du discontinu chaotique. De l’impromptu.
La beauté de l’impossible trace.
Beauté de l’incision dans une chair commune d’où se serait extraite une œuvre fabuleuse.
Beauté d’un imaginaire laissé à l’imagination sans apparats, sans artifices. Sans rewind.
Beauté d’une interrogation assoiffée répondant à l’urgence de dire quelque chose ici et maintenant qui nous aurait laissés affamés.
Au pied d’un mur si grand qu’il faut s’y faire géant, beauté d’un turbulent saut dans le vide qu’aurait osé celui qui nous conviait à participer à sa réception.
Beauté de l’élégance, s’épargnant la banalité de cette phrase écrite dans la feuille de salle : « J’ai cette théorie que le spectateur est un paramètre nécessaire à la représentation théâtrale ».
Beauté du commen-taire.
Beauté d’un geste dit chorégraphique qui aurait eu assez d’élan pour au moins égaler le travail de la chorégraphe espagnole Olda de Soto qui – après avoir interrogé les mémoires des spectateurs du Jeune Homme et la mort dans Histoire(s) en 2004 – avait remonté le fil du temps jusqu’en 1932, date de la première représentation de La Table verte de Kurt Jooss, ballet fondamental dans l’histoire de la danse, et qui – déjà – avait inventé là une œuvre à partir des souvenirs de ceux qui l’avaient ou vue ou vécue.
Beauté d’un Merci qu’on n’aurait pas eu à ravaler, faute de n’avoir rien à remercier si ce n’est ceux-là, ces 14 témoins, spectateurs ELUS, qui auront eu pour leur noble plaisir leur moment d’Honneur, quart d’heure de gloire si Warholien et depuis si longtemps banalisé. Si cruellement sous-développé.
Beauté de l’écrit de Gordon Craig, daté – déjà – du début du XXème Siècle: « L’un des défauts du théâtre occidental est de négliger les principes essentiels de l’Art, d’inventer et de copier à la hâte de soi-disant changements qui attirent le public, mais ne servent point à l’Art. La hâte, telle est la caractéristique du théâtre contemporain, réforme hâtive, hâtive préparation, hâtives idées appliquées à la hâte. »

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Sophie cale https://www.insense-scenes.net/article/sophie-cale/ Tue, 16 Jul 2013 16:42:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=605 Sophie Calle reçoit les visiteurs dans la chambre 20 de l’Hôtel La Mirande d’Avignon. Elle y a installé une exposition, éclats de sa vie, éclats de son oeuvre.

Marina Abramovic, au Moma de New-York, avait réalisé une performance qui consistait à regarder les New-Yorkais durant trois mois. À les regarder dans les yeux. Un face à face, enchaîné huit heures durant, six jours par semaine.
Sophie Calle, elle, propose aux festivaliers de venir… la regarder. La différence est immense.
Allongée dans son lit, Sophie Calle, parée de lunettes de soleil et d’un bel éventail, téléphone à ses ami-e-s, reçoit les félicitations des admirateurs, écoute les histoires « à dormir » qu’ils viennent lui confier au pied du lit. Cela sent la sacralisation.
Le projet était de « jouer du trouble et interroger, avec malice, la frontière flottante entre la réalité et la fiction, le naturel et la mise en scène ». Mais observer – trente minutes durant et à quarante personnes – quelqu’un en train d’écrire des mails ou prendre son petit-déjeuner, dans une chambre de luxe, ne saurait troubler. Tout juste intriguer. Tout juste donner le plaisir de goûter à la superbe (… le premier des sept péchés capitaux, voici de quoi nous intriguer bien plus) prestance de l’hôtel La Mirande.
Il arrive ainsi que le narcissisme, porté à outrance, devenant non plus traversée artistique mais Sujet, se retourne contre lui-même.
Le micro qui vient enregistrer – avec leur consentement – les paroles des visiteurs, de même que les photos que l’artiste prend de ces anonymes venus lui rendre visite, serviront de matériau artistique. Nous attendrons donc la suite.

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Des trous et des gravats https://www.insense-scenes.net/article/des-trous-et-des-gravats/ Tue, 16 Jul 2013 16:41:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=604 La salle Benoit XII accueille pour la deuxième partie du Festival d’Avignon, Antoine Defoort et Halory Goerger pour Germinal. Un projet qui plonge quatre protagonistes dans le vide, dans le néant, sur le plateau nu d’une scène pour qu’ils réinventent un monde : le leur. Ce monde à construire serait un monde pour quatre. Un monde clos, un micro-monde qui, à travers les 80 minutes de spectacle, tente de nourrir la réflexion de ce que serait une communauté, de ce qu’est le langage et le théâtre. Ambitieux et utopique, Germinal serait comme le mois qu’il désigne, le terreau d’un spectacle à venir. Germinal aura un écho très lointain avec Zola, si ce n’est la provenance géographique de l’équipe et leur capacité à vouloir creuser des trous pour extraire des gravats, un microphone, des gravats, un ampli, quatre pads, un ordinateur, des gravats, une console son et un marais
L’un d’eux se lève et une première phrase apparaît. Le protagoniste comprend que ce sont ses « pensées » qui s’inscrivent sur le mur du fond quand il active un bouton de sa console. On entendra « pensées » comme ce qui passe par la tête et aucunement comme la lente et complexe mise en place de réflexions autour de concepts. Il met ainsi en place un dialogue écrit avec les trois autres qui ont eux aussi la possibilité de formaliser leurs « pensées » sur le mur du fond. L’exploration continue jusqu’à ce qu’ils n’aient plus besoin de passer par leur console. Leurs « pensées » sont de suite inscrites. On suit ainsi leurs dialogues commentant leurs découvertes successives. Le retour d’un théâtre muet ou le clin d’œil au cinéma muet mais sans expressivité ni réelle pantomime qui confère à la scène un attrait limité. La lecture du dialogue suffit. Les acteurs ne savent pas s’ils sont acteurs ici et maintenant ou s’ils sont les protagonistes d’une fiction dans laquelle ils se sont eux mêmes projetés. Ce spectacle nous laisse croire que toute la technique est dirigée à partir du plateau. Mais pour qui connaît un tant soit peu la technique, il perçoit tout de suite que ce sont les régies son, lumières et vidéo qui font le spectacle.
Les trois garçons continuent leur dialogue écrit, se posant la question de leur identité. Question abordée, pas développée mais qui leur donne sans doute l’impression d’avoir mis de la pensée sur un plateau. Plus concrètement, Ondine Cloez explore ce plateau et découvre une dalle du plateau qui résonne différemment. Armée d’une pioche, elle perce le plateau pour découvrir un micro. Elle rameute les gars, qui testent le micro. Antoine souffle et sous les conseils de ses acolytes déploie toutes ses capacités phonatoires et commence à parler. Plus loin ils auront découvert dans le trou une console son qui permettra d’activer les micros cravate qu’ils avaient sur eux dès le début du spectacle. Ils parlent et décident d’utiliser le mur du fond comme d’un espace pour projeter toutes leurs découvertes qui se résument par la nomination de ce qu’ils les entourent : le sol, le trou, les pendrillons, les gravats, le micro, les gravats… Les mots s’inscrivent au fur à mesure qu’ils les prononcent. Le mur du fond saturé de mot, l’idée de génie arrive. Ils doivent faire des catégories. Le théâtre potache n’étant jamais très loin, nos quatre animateurs imaginent deux catégories ce qui fait ploc-ploc et ce qui ne fait pas ploc-ploc. C’est amusant et surtout ce n’est pas sérieux.
C’est sans doute de cela qu’il faudrait parler. Ce « ce n’est pas sérieux » qui dit à nous spectateurs : « ne vous inquiétez pas, on ne va pas vous emmerder et même on va rire ». Effectivement on sourit car effectivement ce n’est pas sérieux. Ce sont juste 80 minutes de spectacle qui ne disent pas plus d’une nouvelle histoire du langage, du savoir et des structures sociétales que d’une nouvelle histoire de théâtre. Qui emprunte un titre à Zola comme Citroën vend des Picasso. Titre qu’ils empruntent comme valeur marketing et de communication plutôt que comme valeur révolutionnaire. 80 minutes durant lesquelles nous n’aurons toujours aucune idée sur une façon différente de vivre ensemble. 80 minutes de spectacle qui n’auront pas suffi pour montrer une manière singulière et inventive de faire du théâtre. 80 minutes de trous et de gravats qui sont sans doute, peut-on l’espérer, la promesse d’une œuvre qui se cherche plutôt que l’avènement d’un théâtre creux et poussiéreux.
http://www.amicaledeproduction.com/projets/germinal.php

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Total vend du rêve nigérian https://www.insense-scenes.net/article/total-vend-du-reve-nigerian/ Tue, 16 Jul 2013 16:40:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=603 Auditorium du grand Avignon-Le Pontet les 14 et 17 juillet à 11h, les 15 et 16 juillet à 11H et 18H Rimini Protokoll, label allemand fondé par Helgard Haug, Stefan Kaegi et Daniel Wetzl, travaille depuis 1999 (le label est fondé en 2002) à des formes diverses, pièces radiophoniques, art de la scène, théâtre dit documentaire, visant la communication avec le public, entre fiction et réalité.
Pour Lagos business angels, le public est accueilli devant l’entrée de l’Auditorium. Là, des hôtesses forment des groupes de 20 personnes, auxquelles on remet des badges. Chaque groupe est emmené en un point différent de l’auditorium, à l’intérieur ou à l’extérieur, dans une sorte de foire commerciale sensée se déroulée au Nigéria.
Je me laisse conduire à l’intérieur, traversant la salle habillée d’écrans installés en plusieurs points, de petites pièces aménagées ça et là, de faux containers, comme on pourrait en trouver sur le port de Lagos.
On s’installera, tout au long du parcours, dans de petits espaces, bureaux, ou salle de prêche en plein air.
Une allemande, Frieda Springer Beck, nous accueille et raconte ses déboires d’investisseuse au Nigeria et la manière dont elle s’est faite arnaquée, voilà plusieurs années.
Aujourd’hui, elle vit au Nigeria, et après ses déconvenues, ruinée, elle est finalement sauvée par quelques honnêtes nigérians . Elle oeuvre aujourd’hui pour la commission des crimes économiques et financiers.
Le groupe est invité à changé d’espace. Oluwafemi Lapido, jeune nigérian chef d’une petite entreprise de chaussures, raconte ses stratégies d’expansion, n’hésitant pas à contrefaire de grandes marques, et son ambition de couvrir les marchés africains et européens, par le biais des nouvelles technologies.
Puis, dans le jardin de l’auditorium, Victor Eriabe, pasteur nigérian, nous chante l’esprit d’entreprise insufflé par Dieu en chacun de nous.
Dès lors un chant évangélique, « Millionnaire », sera repris, à la fin de chaque tableau, par l’ensemble des intervenants.
Nous sommes ensuite accueillis par la nigériane Biyi Tunji Olugbodi autour d’une table ovale, où le petit groupe est réparti de manière aléatoire entre inactifs, jeunes diplômés et actifs.
Cette consultante, fière de sa réussite, nous expose l’art de décoder les mauvais CV et s’emploie à nouer des relations entre quelques spectateurs, pour des business futurs.
Puis Uwe Hassenkamp nous reçoit pour une réunion d’affaires. D’habitude au Nigeria les affaires peuvent prendre beaucoup de retard, nous dit-il. La présence de quelques politiciens corrompus semble avoir fait évoluer la situation favorablement. Il développe une application pour transférer de l’argent d’un téléphone portable à un autre. Les nigérians sont seulement 25% a détenir un compte en banque, mais en moyenne ils possèdent 3 téléphones portables.
Ce businessman multicartes, inaugure ensuite, en notre présence, le tout premier centre de contrôle technique du Nigeria. Enfin nous « prenons l’avion » vers l’Allemagne afin d’assister au discours d’inauguration d’un centre de formation destiné au nigérians, anciens rebelles, souhaitant se former au business.
Jude Fejokwu, analyste financier nigérian nous explique sommairement le fonctionnement du système boursier au Nigeria et raconte son expérience au service des investisseurs.
Enfin, Silke Hagen Jurkowitsch, autrichienne, développe un business de dentelles pour riches familles nigérianes.
A l’issue de ces mini conférences, chacun repart avec cartes de visite et autre documents promotionnels.
Le public est finalement rassemblé dans la salle de l’auditorium pour un final évangéliste à la gaité molle, tout à la gloire du Nigeria, terre promise pour le business, figure renouvelé du rêve américain, graphiques et comparatifs économiques à l’appui.
Rimini Protokoll souhaitait tordre le cou aux idées reçues sur les rapports économiques Nord-Sud.
Selon Goldman-Sachs, le Nigeria fera partie des dix nations les plus puissantes économiquement à l’horizon 20501.
Certes, ces portraits sont loin des images d’Epinal que l’on peut avoir des pays d’Afrique sub- saharienne. Ils sont également malheureusement très éloignés des réalités sociales et économiques du Nigeria.
L’absence de violence dans ce parcours frappe dans un premier temps. Les exactions des milices rebelles, les affrontements inter-religieux et inter-ethniques, secouent régulièrement le pays, en faisant l’un des plus violents de cette région du monde.
Certes, il y a bien quelques références à la corruption et aux groupes armés. Mais Rimini Protokoll expose une image volontairement aseptisée de cette société : les dégâts du néo-libéralisme n’y sont aucunement décrits, à peine évoqués. Rimini Protokoll n’intègre pas suffisamment d’éléments de décalage ou de dérèglement, pour que l’on puisse croire en une quelconque dénonciation de la corruption, de la violence, de l’esprit colonialiste qu’y règne encore, et de la nouvelle puissance évangéliste.
Le propos est entièrement tourné vers la culture néo-libérale, mâtinée de prosélytisme religieux.
Aujourd’hui, le pays compte par endroit près de 10% d’évangéliques2.
Pour eux, la réussite dans les affaires constitue une confirmation de l’appartenance aux élus de Dieu. Les évangéliques sont donc particulièrement à l’aise avec le capitalisme.3
La feuille de salle déroule une description économiquement positive du Nigeria, nouvel Eldorado, et décrit en quelques phrases les troubles corollaires au développement économique de ce pays.
Rimini Protokoll, par son manque d’implication claire vis à vis de ces problématiques, se rendrait-il complice de la société Total, fortement implantée au Nigeria et qui finance en partie ce projet artistique?
A l’instar des mouvements évangélistes, Rimini Protokoll, semble faire, à son insu (?), un prosélytisme bien déplacé.
Épilogue.
De retour à Caen, je tombe sur une œuvre de l’artiste plasticien camerounais Barthélémy Toguo, intitulé Import / Export, exposé dans le cadre du MéPIC à Caen4.
Toguo y expose d’un coté, dans un vieux conteneur, une série de barils neufs, peints aux couleurs de l’Afrique, symbolisant les relations commerciales avec les pays africains, en particulier l’enrichis

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Rizzo, le proche et le lointain. https://www.insense-scenes.net/article/rizzo-le-proche-et-le-lointain/ Mon, 15 Jul 2013 16:43:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=606 Le temps D’après une histoire vraie de Christian Rizzo aura modifié, nous semble-t-il, l’architecture du Gymnase Aubanel, au point de faire d’une salle de spectacle, une sorte de territoire de recueillement et d’extase. Un lieu du mouvement et du son (on salue le travail de Vanessa Court) purs. Un instant rare pris à l’éternité et à la contemplation des âmes chorégraphiques.
D’après une histoire vraie…
Commence par ce souvenir qui est rapporté dans le programme et que contera Rizzo à l’Ecole d’art : « Cela remonte assez loin. Il y a quelques années à Istanbul, j’ai assisté à un spectacle dans lequel soudainement jaillissait un groupe d’hommes se livrant à une danse traditionnelle, complétement effrenée, avant de disparaître aussitôt. Je suis resté bouche bée, dans un état émotionnel intense qui n’avait rien à voir avec les émotions que je ressens habituellement au théâtre. Il s’agissait d’une sensation beaucoup plus brute, archaïque ».
Et c’est peut-être là que Christian Rizzo et son étude D’après une histoire vraie sont à saisir. Là, à l’endroit de la mémoire et du regard que l’on porte aux vies qui nous entourent, à la manière qu’elles ont de nous apparaître, à cette façon qu’un détail, un pli, un mouvement, une couleur… demeurent pour longtemps en nous parce qu’ils ont éveillé ou réveillé une qualité sensible dont on cherche toujours la présence en soi. Cette manière dont quelque chose qui relève du beau, de la vérité, du poème (comment nommer ce qui nous trouble ?) nous rend présent à nous-même. Comment une expérience nous rend la conscience d’un état de fragilité lié, un court instant, à un savoir qui n’a pas été appris, mais que l’on découvre par soi-même. La « bouche bée » de Rizzo, l’aveu de son émotion… en sont le signe imprévu et sans doute aussi la joie inattendue. Et de voir dans l’émotion de Rizzo l’émotion d’un regard, son inaltérable goût pour un monde qui, parfois, se donne dans une danse traditionnelle qui n’est pas le monde d’aujourd’hui, mais un monde d’ailleurs qui n’en finit pas de hanter notre espace contemporain. Un monde d’ailleurs, dis-je, qui est comme une porte delphique que l’on ne distingue pas immédiatement.
D’après une histoire vraie serait ainsi cette porte espérée. Et le titre qu’a choisi Rizzo appelle lui aussi un commentaire précis. Il ne s’agira pas d’une fiction, il ne s’agit pas d’un lieu imaginaire. D’après une histoire vraie est d’abord une expérience faite qui trouve dans la pratique de l’art chorégraphique une autre épaisseur. Disons, une matérialité et une corporéité. Un peu comme si, à la manière d’Holderlin qui écrivait que « l’art est la floraison de la nature », la pièce de Rizzo était le trait achevé d’une étude pensée. Au commencement de cette pièce sobre, humble, simple, dans le passage d’un monde d’ailleurs à un espace contemporain, D’Après une histoire vraie relevait donc d’un souvenir augmenté. Comprenons, un souvenir né d’Istambul, augmenté d’un geste de danseur contemporain. Une œuvre prise, donc, dans le flux et le reflux du proche et du lointain, là où, à l’endroit de l’œuvre, la distance et la différence s’annulent pour ne plus former qu’une danse traversée.
Le climat d’un geste
C’était dans un musée, devant un tableau sans titre, peint par Antoine Coypel. C’était une toile bleue, et un homme aux yeux bandés, une main tendue vers le vide, semblait chercher ou espérer. C’était, me semble-t-il, ce que je nommerai l’expérience du tâtonnement. Expérience, selon moi, qui est le seul mouvement de nos vies intérieures. Le tâtonnement ou un art de l’équilibre qui rappelle que tout ce qui participe de la vie sentie est perpétuellement inscrit dans une fragilité immuable, un entraînement indépassable où le mouvement est forcément périlleux, instable, ouvert au danger et à la chute. Et, simultanément, où le mouvement est la seule issue, le lieu de la quête, celui aussi du désir. Regardant la pièce de Rizzo, c’est cet ensemble de sensations liées au tâtonnement qui me revenait à travers 8 danseurs accompagnés par le son que formait un duo de batteurs.
C’était un espace sonore donc où le rythme primal de la batterie semblait faire écho à un battement lointain venant en surface de la scène pour rendre sensible une origine. Sons fouettés ou percutants, le bruit sourdre constant s’entendait comme le dévidement d’un fil sonore tendu, tantôt dans le ralentissement, tantôt dans l’accélération de la percussion. Ondulatoire dans l’onde de choc, vibratoire au tympan, incantatoire dans les leit-motiv déployés… le son est ici le calque ou la matrice de la forme chorale dansée. Dansée, ou marchée, car la danse chez Rizzo semble s’enraciner dans les plis que forment les corps, dans les passes lentes des mains, dans les postures d’attente qui se déploient.
Dans la lenteur de ce mouvement, à peine éclairées par quelques lumières aléatoires, les corps déplacés et dansants sont proches d’état de suspension métaphysique. Métaphysique s’entendant ici pour son étymologie grecque : ce qui vient après la physique. D’après une histoire vraie serait donc, en quelque sorte, une manière de déjouer les règles de la physique non pas en bouleversant l’ordre du mouvement, mais en le ralentissant, en le minimisant au point de le rendre perceptible dans ses états d’attente, son climat de suspension.
Façon de sculpter le geste dans son rapport étroit à la philosophie dont Nietzsche écrivait qu’elle était la danse de la pensée. Rizzo fait ainsi danser la pensée sensible, précisément il fait danser le mouvement de la pensée, son commencement ému et troublant. Et l’instant de D’après une histoire vraie peut ainsi se regarder comme l’étude d’un groupe en exil où chacun est un corps accueillant. Un groupe ou une communauté dont le geste doux, éolien est l’expression et la manifestation de la fraternité recouvrée. Une fraternité d’au-delà des frontières qui puisent ici et là, dans l’âme de gestes liés à des danses populaires. Une fraternité où les danseurs hommes ne sont jamais que les ombres contemporaines d’un amour qui n’est plus déguisé.

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R 1 211 – Apartheid, yesterday and today https://www.insense-scenes.net/article/r-1-211-apartheid-yesterday-and-today/ Sun, 14 Jul 2013 16:56:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=612 La chorégraphe Mamela Nyamza présente avec la comédienne Faniswa Yisa – toutes deux nées en 1976 – un Sujet à Vif en finesse sur une Afrique du Sud qui n’en finit pas de se débattre avec un passé qui pourrait être avenir.
Once upon a time, a South-African militant said : « People must arrive at vanquishing this element of political life that plays against them. This element is their feeling of inferiority. »
That’s what it is said in the program, as a prelude.
16th of June 1976. Soweto, 8.am. At the beginning, a simple student manifestation. At the end, a massacre.
This year – 1976 – became for South-African artists a reason to fight, but also to explore a creative energy. A naked page for imagination, across through its own violence and its own poesy.
The question is: what about our inferiority? What about your inferiority? What about this reality?
Mamela Nyamza was certainly ready for another scene. A « more official » one. A big one. But she was invited to the Sujet à Vif. Well. She offers there – with Faniswa Yisa – a subtle blend of political and invisible things.
And it’s a long long story.
A World story.
A Human stuff.
People borned in 1976, woken from a black sleep, full of flames.
And, sometimes, it takes time to wake up.
On stage, Mamela Nyamza and Faniswa Yisa wear the colours of their country. The two acts of the History. The three colours of the flag — black, green and yellow — are found in the flag of the African National Congress. The other three — red, white and blue — are used in the old Flag of Transvaal, the modern flag of the Netherlands and the flag of the United Kingdom. The colours white and blue were also found in the old flag of South Africa.
Faniswa wears the yellow part, as a domestic, or a slave. Mamela the blue part, as a queen. They dance for the reconcilation. They try. But when they are close to it, when it becomes easy, when we see all the colours touching each other, two German dogs arrive and bark. And both women, immediately, kneel down. It is not so easy to protect yourself from the feeling of inferiority.
Later, to calm the dogs, Fanswa offers them some water. And the two dogs become quiet. “If you want to make peace with your enemy, you have to work with your enemy. Then he becomes your partner” says Nelson Mandela and, before him, Sun Tzu in his The art of war.
Mamela says that she loves her art because “it has this powerful tool that speaks to all without a word.” But her art is, in fact, an intense writing.

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Lõhkuge see ilus maailm ! / Détruisez ce beau monde ! https://www.insense-scenes.net/article/lohkuge-see-ilus-maailm-detruisez-ce-beau-monde/ Sun, 14 Jul 2013 16:55:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=611 Dans le nouveau lieu de répetition et de résidence du festival d’Avignon La FabricA, le metteur en scene allemand Nicolas Stemann présente son oeuvre „Faust I + II“ ou comment faire de Goethe une innovation spectaculaire du 21e siècle. Neuf heures de gymnastique mentale et visuelle.
Faust I + II / Nicolas Stemann / Avignoni teatrifestival 4 – 26 juuli
67s Avignoni teatrifestival on täiskäigu sisse saanud. Tänavad looklevad kirevatest plakatitestst, linnamüürid on äärest ääreni täis teatrit, tantsu ja performance’it. Artistide nimekiri on aukartust äratav : Stanislas Norday, Jean-François Peyret, Katie Mitchell, Angélica Liddell, Christian Rizzo ja palju teised vähem ja rohkem tuntud esinejad. Nende hulgas ka Nicolas Stemann, Saksamaa üks tunnustatumaid kaasaegse teatri lavastajaid, kes seekord toob lavale „ Faust I + II“ esmaettekande Prantsusmaal. Kolmel korral on huvilistel võimalik kogeda üheksa tunnist teatrielamust Avignoni vastavatud teatrisaalis La FabricA. Seekordse teosega kinnidab Stemann oma anti-klassikalist reputatsiooni käsitledes Goethe suurteost kui töövahendit, mida uues vormis taaselustada.
Lavastaja Nicolas Stemann’i kirg tuua lavale aina enam innovaatilisi lahendusi ja vaatemänge on teda inspireerinud töötama nii suurte klassikute kui ka kaasaegsete autorite loominguga. Alates 2002 aastast on ta rahvusvaheliselt silma paistnud iseäranis vaba lavastajakäekirja poolest mille eesmärgiks on alati leida iga lavastuse eripärane energia. „Faust I + II“ on monumentaalne teos kogu lavatehnika ja stsenograafia, ennekõike aga näitlejatöö poolest.
Sisenedes suurde blackboxi, torkavad silma silma koheselt tehnilised lahendused, publikupoolsele seinale on kirjutatud „Stört,die schöne welt!“ (Lõhu see ilus maailm!), laval on tool ja laud. Siseneb Sebastian Rudolph (Faust) ning kogu pärastlõuna ja õhtu kestev teatrimaraton võib alata. Viimase aja kõige tekstipõhisem „Faust“, mis Saksamaal lavastatud, toob lavale kõik etenduse dramaturgilised etapid. Ometi ei ole kaugeltki mitte tegu klassikalise lavaseadega , vaid ühe suursugust dionüüsilist naudingut ja kaost pakkuva teosega.
Stemann kasutab Elisabethiaegse teatri tavapära alustada etendust sissejuhatusega sellest mida publikule näitama hakatakse. Ja see, mida publik näeb, on lahknemine tavapärasest traditsioonist. Proloog kutsub publikut üles aplodeerima sellele, millega ollakse teatris harjunud. „Danke. Danke. Danke!“ kõlab teatridirektori viimane hüüe. Püssipauk – vana lõpp ja uue algus. Stemanni külluslik vaatemäng võib alata. Lavastaja ütleb lahti antiiksest apolloonilisest ning Goethelikust korrast ja täidab lava segaduse, kaose ja naudinguga. Seda nii visuaalsel kui tekstilisel tasandil. Lavastuse visuaalsed lahendused on nii mõnelgi korral absurdilikult ülepakutud, kõik viidud viimase vindini.
Stseenide vahepeal projekteeritakse seintele filosoofide ideid Goethe Faustist. Teoreetilisi mõtteteri Goethe suurteosest. Aga see on vaid sõna ja kui teoreetikud on piisavalt teoretiseerinud lõikavad näitlejad neile vahele. Uus vaatus – aeg on tegutseda. Au commencement était l’action – alguses oli tegu.
„Faust I“ ehk „väike maailm“, lavastus, mida saatis juba Goethe ajal suur edu, valmib Stemanni kätes peaaegu puristlikult pidades silmas just tekstilähedust samas kui lavastuslikust küljest on tegu siiski tahtega teha teatrit vastandudes klassikalistele lahendustele. „Faust II“ ehk „suur maailm“ heidab lavale postmodernse lavashow, käsitledes teemasid (poliitika, teadus, majandus), mis olid aktuaalsed 200 aastat tagasi ja mis modeleerib inimese mõttekäiku ka täna ühiskonna tuleviku, mille tulemusena ühtlasi ka teatri tuleviku, üle.
Mitmeid allusioone tehakse post-dramaatilise je populaarteatri suunas. Väike iroonia noot vistakse õhku tuues lavale Jean Vilari üleinimsuursest vahtkummist marionett ja joobes Mefistofeles kommenteerib ironiseerivalt käesolevas lavastuses kasutatud post-dramaatiliselt kõkvõimalikke dekonstrueeritud stsenograafilisilahendusi. Stemanni looming lõhub igasugused normid tuues vaatajateni ettenägematud pildid, töödeldud teksti ja uudsed rollilahendused. Sageli täidab üksainus näitelja stseenis mitemeid erinevaid rolle samas kui juba järgmises stseenis esitab hoopis samu rolle teine näitleja. Sageli seguneb Fausti ja Mefistofelese roll pannes rõhku inimloomuse keerulisele ülesehitusele.
Pean mainima kindlasti ka näitlejate suurepärst tööd ja kohalolu terve lavastuse vältel. Ligi kolmekümne liikmelise meeskonna ühtehingamine ja energia muudavad saaliseveedetud üheksa tundi kiiresti mööduvaks kaasahaaravaks elamuseks. Sebastian Rudolph (Faust), Philipp Hochmai (Mefistofeles) ja Patrycia Ziolkowska (Margarita) käivitavad kolmetunnise vaheajata „Faust I“ absoluutse saali hõlmava sünergiaga. Fausti rolli kehastav Rudolph on vaieldamatult kaasaegse Saksa teatri suurnäitlejaid kelle kohalolu ja intensiivsus laval on ligilähedal täielikule geniaalsusele. Nende kolme näitleja töö on suuresti see, mis aitab kaasa kogu lavastuse ühtsele hingamisele ja ülesehitamisele.
Lavasutuse stseenid on justkui chef d’oeuvres’id mis üksteisele järgnedes konstrueerivad selle aasta festivali arvatavasti ühe huvitavama lavastuse. Iga stseen loob lavale uue lõuendi mis visuaalselt, sageli ülikülluslikult, muutub dionüüsiliseks kaoseks. Kord hiiglaslik mänguväljak, kord meeletu tantsusaal, põrgu, taevas ja kõik mis nendevahelist ruumi täidab – sõnadest jääb väheseks, et anda edasi seda elamust mis Stemann Avignoni festivali publikule pakub. Selle kaose vahele mahub ka üks esteetiliselt silmipaitav steen, kus Faust magades Margaretast und näeb ning samal hetkel avaneb sügaval foonil uks, kus Margareta, valges pikas kleidis, valgusvihus seisab – stseen, mis meenutas pilti Mati Undi 2004 aastal Vanemuises lavastatud „Romeo ja Juliast“ kus mustal foonil avaneb uks ja Tambet Tuisk kogu oma sensuaalsusega, sama ehedalt nagu Margarita, valgusvihus seisab. Esteetilsele ilule pakkus naudingut saalis viibijale ka näha kuidas näitlejad laval olekust ja publiku positiivsest vastuvõtust ise naudingut said. Etenduse lõppedes tänati artiste kümneminutilise standing ovationiga.
Seda kogemust pakub Stemann oma ülikülluslikus „Faustis“, lavastuses, milles segunevad lavastaja kui suurepärase koorjuhi ja lojaalse trupi (näitlejad, muusikud, stsenograaf ja dramaturg) koostöö mis mõjub värske hingetõmbena kuumas suvises Avignonis.

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La needcompany chante le mauvais et le bon amour https://www.insense-scenes.net/article/la-needcompany-chante-le-mauvais-et-le-bon-amour/ Sun, 14 Jul 2013 16:54:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=610 Jan Lauwers, metteur en scène belge de théâtre et de danse, artiste visuel, fonde la needcompany, collectif multidisciplinaire en 1986 avec Grace Ellen Barkey. Il présente au cloitre des Carmes, « Place du marché 76 », jusqu’au 17 juillet.
A cour, des costumes oranges vifs sont suspendus, une pelle, quelques instruments, une petite estrade faite de quelques planches.
A jardin, un petit salon de musique, un piano, des instruments, un lustre en cristal, un faux chien. Des costumes sont également suspendus, un peu plus élégants, pourtant plus ternes.
Au centre, encadré d’un côté par une table en faïence et un fauteuil roulant, et de l’autre une colonne translucide, une estrade, évidée en son centre : la fontaine du village, ode à venus et à l’amour.
Un petit grill la surplombe flanqué de deux haut-parleurs. La place du village attend une commémoration.
En trois actes et un épilogue, quatre saisons, où se concentrent les faits-divers les plus atroces, les concours de circonstances les plus absurdement affreux, deux maitres de cérémonie, Sergent Pepper(J Lauwers lui-même) et un balayeur, tout de orange vêtus, présentent une année de ce personnage principal, le village.
On commémore un accident, sournois et sans odeur, l’explosion d’une bouteille de gaz, qui décima une partie du village, enfants y compris, accident qui plonge les villageois dans le doute, la culpabilité et l’horreur.
ETE
La needcompany danse et chante la monstruosité d’un enfant qui se jette par la fenêtre sous les yeux de sa soeur ce jour de commémoration.
Un radeau géant, fait de pneus et d’animaux gonflables ternes, pendant sombre d’une sculpture à la Jeff Koons, transporte dans le village un autre personnage orange, alter ego du balayeur-maitre de cérémonie, venu de nulle part, un étranger, néanmoins familier car affublé de la même tache de naissance noire sur le visage.
Le nouveau venu aviné, tente, à la fin de la célébration, d’abuser de la jeune fille qui vient de perdre son frère.
Celle-ci est immédiatement enlevée par un autre homme, et séquestrée sous la fontaine du village. Les tortures de la séquestration et du viol sont montrés, filmés en plan très serrés, visibles dans un écran de TV, qui met à distance, focalise et concentre la violence tout autant.
La jeune fille a la force de tenir debout grâce à sa mère qui lui parle par le truchement du fantôme du petit frère, marionnette enfantine et inquiétante, qui elle aussi concentre l’horreur.
Au bout de 76 jours, la jeune fille se libère et rejoint sa mère, au moment où elle se suicide.
Un homme-bête monstrueux rampe sur les morts.
AUTOMNE
Chacun a enfilé des bottes de caoutchouc, comme pour se protéger de la merde dans laquelle on doit marcher. Des fiantes de pigeons pleuvent.
Le tortionnaire est arrêté puis tombe dans la fontaine où les villageois le laisseront se noyer.
La jeune fille séquestrée a servi d’écran à la propre fille du tortionnaire: elles nouent une amitié sur ce fondement, se parent de orange comme les morts, qui maintenant suivent la jeune victime comme son ombre.
Le plombier mort est suspendu /pendu (crucifié?) au dessus de la fontaine.
La femme du tortionnaire qui a tenté de protéger sa fille, et a aidé la jeune victime à fuir, mais a attendu 76 jours, devra donc expier.
Elle sera enfermée à son tour pendant 76 jours, symbolisée par la colonne de verre, qui sera dès lors centrale dans la scénographie.
La pénitence prendra fin si un membre du village décide de la libérer avant.
Le fantôme du tortionnaire jusqu’à la fin viendra hanter le village de ses danses, peint comme un squelette de carnaval mexicain.
HIVER
Chacun revêt des manteaux, oranges, moelleux comme des peluches pour les uns; Sombres, ternes, bruns pour les autres. Des toques démesurées, ridicules, s’ajoutent à cela. Il neige, un homme coupe du bois en fond de scène.
On découvre d’autres secrets:la femme du tortionnaire a assisté au suicide de la mère martyre ; l’étranger a supprimé ses camarades sur le radeau pour en être le dernier survivant…
Un village dans le village, à la couleur orange, grossit, attisant la haine de ceux qui restent ; Rejoint pas d’autres qui souffrent ou qui meurt, comme cette femme, responsable de l’accident initial, qui finit par obtenir de son mari qu’il la tue.
Les quelques hommes qui restent du village originel, profitent des services tarifés de la femme du tortionnaire toujours enfermée.
EPILOGUE / LE PRINTEMPS
De monstruosités en monstruosités, le village termine son histoire dans un chant d’amour, où les victimes et les bourreaux s’aiment, après l’accouchement grotesque de la prostitué, qui fait naitre un enfant sans père, absurdement géant, poupée gonflable dissimulant la fontaine du village, que l’on nommera « Amor ».
Cette dichotomie irrigue toute « Place du marché 76 » : le chant du « mauvais amour », celui sali entre un frère et une soeur, entre un bourreau et sa victime, amour incestueux entre un père une fille, celui de la mère qui ne protège pas sa fille, de la femme qui pardonne le pire à son mari, s’allie au chant du « bon amour », qui nait dans la résilience, la construction de soi au delà du malheur , le soutien des autres qui renforce, qui aide à survivre à tout.
La dualité de la pièce est présente également au travers de l’usage de deux langues, en permanence mêlées tout au long de l’histoire.
Dualité de la place du public, à la fois témoin et spectateur. Double présentation par deux maitres de cérémonie, double balayeurs, double jeu des performeurs dans une mise en abime des dissensions mises en scène des membres de la needcompany.
Cette duplicité appuie la complexité du discours : la couleur orange très fortement présente tout au long de la pièce est la couleur des tenues de sécurité qui protègent. Mais dans un pays de double culture comme la Belgique d’où Jan Lauwers est originaire, elle n’est pas sans rappeler la couleur des néerlandophones. Double groupe qui s’affronte dans un même village. Double culture que des nationalistes aimeraient voir mises dos à dos.
Jan Lauwers met en mouvement dans une geste résolument politique, une compagnie composée de neuf nationalités différentes, dans une exubérance macabre, foutraque et jubilatoire, parfois à l’excès.
Résolument positif et optimiste Jan Lauwers, s’il n’arrive néanmoins pas à convaincre par la superposition et l’accumulation des événements sensationnalistes, réussit néanmoins à nous séduire par la présence et l’énergie réjouissante de ses comédiens, danseurs, chanteurs, musiciens, et à nous emporter par son humanisme absolu.

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Mise en scène de cours élémentaire https://www.insense-scenes.net/article/mise-en-scene-de-cours-elementaire/ Sun, 14 Jul 2013 16:53:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=609 Avec les Particules élémentaires de Julien Gosselin, on aura perdu un peu de temps à suivre un spectacle dont on se dit qu’il aurait été peut-être tout aussi juste de faire simplement une lecture. L’ennui élémentaire aura gagné. Ni courroux, ni emportement… réaction presque prévisible, un peu sur le mode « amorphe » qu’affiche Houllebecq quand on se met en tête de lui parler.
Une sorte de green, vaguement anglais, encadré par un gradinage au fêt duquel la régie et les acteurs sont installés sert d’aire de jeu aux Particules élémentaires. C’est, dans le jargon du théâtre, ce qu’il est possible d’appeler un dispositif. C’est-à-dire, un espace de jeu où la scénographie ici tend à rompre avec l’illusion qu’induit bien souvent le geste théâtral. Et c’est dans cet espace, donc, que Les Particules élémentaires se joueront ou, précisément, se diront. Car, du roman de Houellebecq, le metteur en scène Julien Gosselin fait de ses comédiens les porte-voix de ce texte publié en 1998. Echo narratif, en fait, où le jeu de l’acteur, s’offre au public, sous sa forme minimale et où le timbre, le rythme, les écarts vocaux… sont en définitive, presque, le seul territoire du jeu.
Une sorte de green ou de pelouse, ou un coin d’herbe, sert ainsi à rendre Les Particules sous le mode de saynètes qui structurent ce que l’on nommerait traditionnellement la mise en scène ( ?), mais qu’il faut bien appeler ici, et juste, une mise en voix. Le projet pourrait ainsi se résumer à une succession de tableaux où le lien entre chaque tient d’abord à la présence récurrente de Bruno : le bof de service, le déviant, l’obsédé. Figure ridicule et pathétique, absent à sa vie tragique, exact contraire de son ami d’enfance et désormais savant Djezinscki qui apparaît ou réapparait sur grand écran vidéo.
Théâtre parlé donc, ou disons lu, animé par un groupe de comédiens qui n’est pas sans énergie, mais qui est cantonné à feindre un intérêt pour le récit qu’ils font des Particules. Des années 1960 à aujourd’hui et plus tard, c’est ainsi sur le mode principalement parodique que se donne ce spectacle qui se fonde lui sur « se donner en spectacle ». Rien moins qu’une parodie qui revient ou se tient, dans l’ombre des obsessions de Houllebecq, à mimer, railler, les comportements de nos semblables qui ont cru en la liberté et autres utopies d’un monde privé d’engrenages et ferait fi de son âge. Le vieux monde se trouverait une nouvelles jeunesse dans les révolutions politiques, idéologiques et sociales. Mouai…
C’est peu, en définitive, et c’est relativement inexistant à la scène. Un temps, aux premiers moments, on aurait pensé que la figure de Houellebecq convoquée et mise sur grand écran pourrait être le lieu principal de l’égarement de ce théâtre. Oui, On a cru que Houllebecq serait le motif principal et l’endroit de toutes les attentions. Mais la révérence dans laquel julien Gosselin tient « cet animal littéraire » (« fou de M.H » peut-on lire dans le programme) fait rapidement oublier cette perspective.
Restent quelques formules littéraires, peut-être une seule, d’ailleurs, qui méritait que l’on espère quelque chose. Et de repartir aussi vite que possible en gardant en mémoire, juste, ce bout de phrase ou ce projet chez Houellebecq de nous entretenir sur les « mutations métaphysiques ».


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Rizzo, la joie des liens https://www.insense-scenes.net/article/la-joie-des-liens/ Sun, 14 Jul 2013 16:52:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=608 Christian Rizzo présente du 7 au 15 juillet D’après une histoire vraie au Gymnase du Lycée Aubanel. Une pièce dansée avec deux batteries qui pose la question d’une communauté, d’une fraternité, d’une camaraderie, d’un groupe de jeunes hommes. Elle finit sur une danse de joie et une éloge à l’amitié se libérant de contraintes rigides. « Ouais! » Noir.
En fuyant Gintersdorfer/Klassen – on a filé les billets de La fin du Western et La jet set à un couple grec – je fais la queue pour un dernier billet pour le Rizzo qui est déjà venu quatre fois au Festival d’Avignon. Arrive alors quelqu’un avec un billet de trop, je sors mon porte-monnaie, et … il me l’offre : « Les billets doivent circuler. » C’est avec cette joie après cette déception de Logobi 05 que j’entre dans cette gymnase : « Putain, c’est incroyable. »
On dirait que sur le plateau flotte un autre plateau, grand rectangle gris assez loin des spectateurs, éloigné comme un laboratoire, avec un petit mur à cours, côté jardin au fond de scène, une estrade avec deux batteries. Boules de pétanque, chaise, livre, regroupés ensemble. Un danseur arrive devant ce rectangle, enlève ses chaussures, rituel connu des cérémonies sacrales, de quelconques temples aux gymnases de kung-fu, entre alors dans l’espace et commence à s’enrouler, se lever. Souvent sur trois ou quatre pattes, attiré par le sol, il est rejoint un par un des autres danseurs qui s’inscrivent dans le même mouvement. Ils ne se battent pas avec la gravité, ils la séduisent par leur « fragilité », d’une posture d’humilité et de simplicité. On est surpris par la pilosité des danseurs. Cheveux longs, barbes. Le corps est ce qu’il est, sans mascarade ou un pari d’une équipe qui ne se rase plus pour la durée de la compétition.
C’est donc ce chœur qui s’est constitué à fur et à mesure, cette communauté qui, on ne peut pas dire « marche au pas », mais qui a une rythmique et des gestes en commun. De temps à temps, des couples, ou deux unités, éloignés l’un de l’autre, sortent de cette chorégraphie de chœur et dansent leur danse à eux, en miroir, en micro-cellule de la communauté, ou fonctionnant comme une intrication quantique qui fait qu’une particule A réagit immédiatement lorsqu’on modifie particule B sans qu’il y ait lien physique. Les lumières font penser à des nuages qui passent en accéléré, quelque part on est hors d’un temps; les corps, quand ils tournent ou roulent, à des cailloux sous le ressac. Souvent un des danseurs est expulsé du groupe, soit mort par terre ou hors du plateau, une sorte de sacrifice ou boucle émissaire. Fonctionnement d’un groupe que l’on a probablement tous connu. Il y a des jeux de mains innombrables. Les bras se tiennent, se tournent, s’imbriquent formant ainsi des figures de mouvement par moment étourdissant. Les corps se frôlent, se balance, vibrent doucement à d’autres moments. Ils se tournent au tour. Parfois quelques uns pourront voir un érotisme, une douceur du testostérone, dans les rapports entre ces jeunes hommes, d’autres une amitié ou une fraternité qui n’a aucune raison d’être pudique face à l’autre, qui lui veut simplement du bien. On voit le « lien » entre ces êtres, on voit tellement le lien qu’on voit des véritables lignes se faire et se défaire. Plusieurs fois, on reconnaît des gestes et des corps de danses folkloriques ou de rituels jamais vus personnellement. Le pas un peu lourd, trotter lentement, je ne sais comment le dire, avec le regard vers le sol, ils tournent en rond, par exemple, comme pour faire venir un esprit quelconque. Ailleurs, ils se tiennent, portent le poids de l’autrui, posent un corps sur un autre, où de ce chœur surgissent des variations soliste ou duel, reformant ensuite le corps entier de cette communauté. Tout cela se passe sur, ou sous, la musique de Didier Ambact et King Q4, deux batteurs qui font varier la batterie d’une subtilité à une force d’entraînement explosive, entre Rock et… autre chose. Et ne me sorte pas de la tête ce (se) tourner au tour, exemplaire peut-être de rituels archaïques, mais qui résonne avec ce que Yannick Butel me disait quelques heures plus tôt : La critique consiste finalement à tourner au tour. Des fois, paff, on a pointé quelque chose pour continuer ensuite à tourner au tour, essayer de nommer. Et je vois ces danseurs tourner, et qui, vers la fin entrent et sortent du plateau librement, sans se soucier des chaussures, de comment prendre cet espace, plus besoin d’une sorte de sacralité. La chorégraphie est beaucoup moins rigide, chacun a gagné une liberté, mais ils sont ensemble, danse avec joie pour finir dans un cri de joie, ayant réalisé cette communauté possible. Un cri de joie à l’amitié, ou pour nous montrer enfin ce qu’est la fraternité.
Amitié aussi dans la critique, et vous pouvez lire sur le même spectacle ici et ici et ici et ici.Tournons autour.

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Rizzo : tradition sans mutation : une impossible communauté https://www.insense-scenes.net/article/rizzo-tradition-sans-mutation-une-impossible-communaute/ Sun, 14 Jul 2013 16:44:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=607 Le Gymnase Aubanel, accueille en ce début du 67ème festival d’Avignon, Christian Rizzo pour « D’après une histoire vraie ». Christian Rizzo est chorégraphe mais a commencé comme publiciste puis a décidé de se consacrer à l’art et la chorégraphie. Avec « D’après une histoire vraie », il cherche, recherche la possibilité d’inventer une danse folklorique utopique, sans lieu, ni culture d’attache. Une danse reliant les hommes d’aujourd’hui. Il cherche aussi à retrouver une émotion brute, « archaïque » dit-il qui l’a submergée il y a dix ans à Istambul. Rizzo raconte qu’un groupe d’hommes a surgi pour exécuter une danse folklorique. Ce moment, cet instant où des hommes dansent, retraçant dans le temps présent une histoire passée, une transmission d’hier à maintenant l’a manifestement ému. C’est avec cette mémoire que « d’après une histoire vraie » s’est construit. Cette mémoire de ces hommes et cette relation entre hommes par la danse est interrogée par ce spectacle. Une interrogation que Christian Rizzo a voulu partager avec de nouveaux interprètes venant d’horizons différents mais ayant en commun des racines dans le bassin méditerranéen. Les huit interprètes (Fabien Almakiewicz, Yaïr Barelli, Massimo Fusco, Miguel Garcia Llorens, Pep Garrigues, Kerem Gelebek, Filipe Lourenco, Roberto Martínez) accompagnés par la musique de deux batteurs (Didier Ambact et King Q4) sonorisé par Vanessa Court (lire https://www.insense-scenes.net//site/index.php?p=article&id=355) et par la lumière de Cathy Olive.
Rituel
Dans une pénombre, un clair-obscur, un danseur longe la scène. Il se place au milieu en avant-scène et se déchausse. Il entre dans l’espace de danse pieds-nus. Un acte qui marque un rituel et au-delà de l’idée de respect mis en scène on aperçoit clairement l’intention de montrer que le passé, l’hier sera présent dans cette proposition. L’interprète commence par apprivoiser le sol, travaillant à la mesure du poids, du pesant. Le passé aurait-il du poids, nous entraine t-il dans une chute ? Ce premier danseur est rejoint régulièrement par les autres. Un à un, ils arrivent pieds nus déjà. Ils rejoignent la chorégraphie au sol. Les huit interprètes semblent être en dialogue avec un langage corporel commun sans pour autant danser à l’unisson. Le silence est avec eux. Ils dansent où ils marquent le sol de leurs empreintes. Ce sont des traces invisibles comme celles laissées par des voyages. Ils voyagent ensemble et se dessine une notion de fraternité entre eux. Ils se tiennent, se donnent la main pour être ensemble au monde, pour être du voyage. Les batteurs arrivent, se placent derrière leurs batteries placées sur des praticables à un mètre du sol en fond de scène. Elles sont impressionnantes. Elles commencent à sonner. Mais les premiers sons produits participent d’une mise en route délicate. Ce sont les sons cuivrés des cymbales que font résonner les batteurs. Ils ne marquent pas encore un rythme rock’n roll. Il y a dans ces premiers sons de la douceur. On pensera encore à un son rituel ceux des cloches, des gongs…
Après le poids, les danseurs travaillent à se tenir debouts, travaillant sur des gestes, des codes empruntés ça et là aux danses folkloriques. Sans jamais reconnaître l’une d’elles, on sent leurs présences. Christian Rizzo dit qu’en travaillant sur ce projet, il a tenté de réunir les mouvements communs aux différentes danses traditionnelles. Mettre en commun plutôt que séparer. C’est aussi la mise en communauté et ce qu’il appelle « une réconciliation avec le masculin » qui est en œuvre ici. Mais notant cela, la méprise serait d’imaginer que la danse de Rizzo n’est qu’emprunt au folklore. Au contraire, il associe les danses, sans différence, sans hiérarchie. Elles, les danses, se mêlent, se parlent, s’associent. Elles permettent aux interprètes de naviguer entre elles sans que la distinction soit évidente. Loin des clichés, loin de la parodie, Rizzo et son équipe cherchent une danse comme une langue commune dans laquelle on retrouverait quelque chose de nous-mêmes, de nos racines. Lors d’une rencontre à l’Ecole d’art, une femme se présentant comme venant des Balkans confiait que « d’après une histoire vraie » lui avait fait penser à son grand-père dansant dans les fêtes. Travaillant à faire et à mettre en commun, Rizzo travaille la communauté des spectateurs à leur histoire à venir. Celle en construction qui rassemble celles encrées dans des mémoires. Rizzo réfléchit la « tradition » comme une reformulation, une réinvention à partir des legs de nos ascendants. Rizzo travaille ainsi à la possibilité d’une tradition qui s’invente mais qui ne reproduit pas une forme et des codes figés.
Dans une dernière partie, les danseurs libèrent le plateau des restes, des oripeaux du chorégraphe : chaises, livres qui trainaient négligemment en avant-scène figurant l’autorité de celui qui écrit et impose. Ayant balayer le plateau, ils peuvent imaginer, improviser leur danse et faire leur « d’après une histoire vraie ». Ils utilisent les codes en même temps qu’ils les transforment. Ainsi Rizzo boucle son histoire en donnant l’espace et les codes à ses danseurs pour qu’ils inventent et réinterprètent : « D’après une histoire vraie »

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Collage numérique https://www.insense-scenes.net/article/collage-numerique/ Sat, 13 Jul 2013 17:02:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=619 Étant donnée est une création collective autour de l’auteur Cécile Portier, contenant une exposition, un jeu interactif et une performance multimédia. La pièce est présenté du 8 au 15 juillet 2013 à la Chartreuse, dans le cadre du 67e Festival d’Avignon. En s’en servant des outils numériques ainsi que de l’installation et de la langue parlée, les artistes interrogent les extentions de la présence humaine à l’état actuel. L’espace numérique est devenu essentiel pour nos vies quotidiennes et professionelles, mais « y a-t-il quelqu’un »?
Céramique, lumière, un crâne d’animal, tissu, fil, métal, bois, lumière, des ailes d’oiseau, des aigus. Voilà quelques matériaux qui forment les objets exposés dans une petite salle à la Chartreuse. C’est une exposition de Alexandra Loewe. La femme nue sur un tableau est privée de son visage. On a attaché des fils à une robe qui est pendu sur le mur, les fils se perdent sur le sol de la salle. Des énormes ciseaux semblent avoir coupé des ailes d’oiseau, cousus sur des petits coussins. Tout est fragmenté. On peut imaginer des objets intègres, fantastiques. Dispersées comme ça ils sont dérangeantes mais laissent place à l’imagination.
On nous appelle pour entrer dans la salle de représentation. On passe par une autre petite salle, là il se trouvent sur des tables quelques puzzles. Je m’approche pour voir l’image représenté sur les pièces que quelqu’un a déjà mis en ordre : ce sont des photographies de visages. Mais des pièces de différentes visages forment un ensemble, les spectateurs les ont composés comme ils voulaient. Ce sont des portraits en (dé-)construction permanente.
Dans la troisième salle le fonds de scène est formé par des tissus blanc qui pendent à différentes distances du public. Ce sont des rideaux que les deux comédiennes et créatrices de Étant donnée continueront à ouvrir et à fermer pendant la pièce. Ils serviront à cacher et à dévoiler les deux personnes, ainsi que comme fonds pour des projections d’images. Plus concrètement la projection de l’écran d’un ordinateur où s’ouvreront et fermeront des fenêtres pour montrer des films, des graphiques digitales, un programme pour la construction de figures animées, le bureau avec des différentes fichiers… La scénographie interagisse ainsi avec le mouvement et les paroles des deux femmes. L’ensemble fait penser aux couches dans un programme de retouche image. C’est une collage à moitié digitale et quand même vivante, car elle est traversé et manipulé par des personnes.
Les travaux littéraires de Cécile Portier sont publiés entre autre dans son blog (Petiteracine.net), et aussi les collaborateurs pour le projet Étant donnée travaillent dans l’espace numérique : graphisme, vidéo, son… Ils se sont réunis pour interroger cet espace qui est devenu inséparable de nos vies, car ne pas seulement notre travail se produit là dedans mais aussi notre personnalité s’en inscrit et tous ces activités laissent des traces.
Un jour j’ai fait la connaissance d’une dame qui a fondé sa propre entreprise selon une urgence actuelle : elle s’occupe de l’élimination de ces traces numériques, laissés par des personnes après leur mort. C’est facile, voir nécessaire, d’exister dans l’espace numérique. De y faire des transactions, des échanges d’information, de créer des profils dans des réseaux sociaux, de chercher et de trouver des sources d’information, de créer une plat-forme de présentation de son travail, de suivre ce que font les autres personnes, entreprises, nations. On apprend faire des pas et s’orienter comme on le fait physiquement quand on est enfant. Mais la morte physique est beaucoup plus radicale. L’existence physique s’éteint d’un coup, le profil numérique doit être supprimé. J’imagine l’espace numérique comme une zone peuplé par des avatars et des sortes d’âmes digitales abandonnées.
Même si tous les collaborateurs de Étant donnée ont une pratique professionnelle qui se positionne et interroge l’espace numérique, on a l’impression que le spectacle transpire une sorte de mélancolie. Quelque chose comme une inquiétude de perdre l’intégralité personnelle, peut-être celle de l’âme, en se bougeant dans la virtualité, comme si les traces laissés là seraient des pièces coupées et mortes.
« Peut on capturer la présence ? » demande une des comédiennes, illuminé par la lumière froide d’un iPad sur lequel elle lit son texte. La question de l’intégralité et la fragmentation de la propre personne est une question qui interroge, c’est vrai. Autant plus aujourd’hui car notre présence n’est plus limité à notre corps mais capable, en manière virtuelle, de voyager par des satellites et d’observer et se faire entendre aux lieux les plus lointains. Malheureusement le spectacle Étant donné, même en s’en servant des outils numériques et de la langue parlée, ne rajoute pas quelque chose à l’expérience que le spectateur à déjà pu avoir en visitant attentivement l’exposition de Alexandra Loewe. « La question est: y a-t-il quelqu’un ? » demande la comédienne. J’ai envie de répondre avec une phrase que j’ai lu dans le programme du 67e Festival d’Avignon pour Rausch de Falk Richter : « (…) à l’heure d’une crise omniprésente, (…) avec des moyens de communication offrant de nouveaux réseaux sociaux et affectifs. Il n’est plus temps d’avoir peur du changement, mais d’imaginer d’autres formes d’être ensemble. »

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Exposition humaine https://www.insense-scenes.net/article/exposition-humaine/ Sat, 13 Jul 2013 17:01:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=618 Pendant plusieurs années Séverine Fontaine a situé son travail artistique dans des lieux et autour des thématiques concernant des personnes âgées. Avec sa compagnie IKB, fondée en 2002 à Lyon, elle travaille pendant trois années dans le cadre d’une résidence dans un hôpital gériatrique. Elle intègre les expériences de sa rencontre avec les habitants dans son travail et crée Un Siècle de Mémoires Vision 1 & Vision 2, consistant d’entretiens avec les personnes âgées. Elle s’intéresse après ce travail « aux liens qui unissent chacun de nous » (programme de salle Avignon / Chartreuse) et réalise Filaments, projet qui réunit jeunes adolescents et personnes âgées. Travailler contre des classements définis par les humains semble rester l’intérêt principale de l’artiste. Dans la pièce Regards (8 – 20 juillet), un solo présenté par l’artiste elle-même, elle utilise par contre non plus le matériel d’entretiens avec les autres. Elle va plutôt à la recherche de ses propres expériences et crée ainsi une pièce très personnelle qui nous renvoie notre propre regard et nous révèle quel effet celui peut avoir. C’est une pièce courageuse, adapté à un public adolescent.
Les regards sont représentés par des lampes qui semblent être des plantes dans une forêt fantastique, les vidéoprojections ressemblent aux Bandes Dessinées. Ainsi la scénographie devient un espace visuel de l’imaginaire. Par contre on va y raconter une autobiographie en composant des souvenirs réelles. Les lampes deviennent sous la manipulation de Fontaine des partenaires sur scène, des personnages aimables et des ennemies. Ce jeu de marionnette est introduit dans une scène qui raconte la naissance de Fontaine. L’enfant se trouve sous le regard des parents. Mais ce moment, qui devrait être un instant chaleureux et intime de famille, donne plutôt l’atmosphère froide d’une clinique, de l’exposition d’un corps vivant aux yeux de spécialistes. Quelque chose ne va pas. L’enfant le sent, mais ne le comprend pas. Et Fontaine, qui jusqu’à maintenant nous a parlé dans le noir de la cave fraîche à la Chartreuse transformé en théâtre, nous montre son visage. C’est ce visage (déformé selon les règles actuelles de beauté) qui est l’élément dérangeant dans la scène familiale, et c’est celui qui détermine l’expérience personnelle des regards que Fontaine fera pendant sa vie. Après une opération quand elle était néo-née Fontaine est aujourd’hui une jeune femme avec un visage caractéristique mais, au moins selon moi, pas du tout choquant.
Mais bien sûr, chacun d’entre nous a connu la cruauté des enfants, prêts à explorer les limites du pouvoir en formant des groupes grâce à l’exclusion des autres. Chacun d’entre nous aurait pu être la « petite connasse » qui terrorise Fontaine avec un regard infini, plein de curiosité. Dans l’enfance, tout peut devenir la raison pour laquelle on se trouve tout d’un coup humilié par les autres. Être différent en est certainement la première raison. Bien sûr que l’exclusion et le jugement des gens sur les autres ne s’arrêtent pas à une certaine âge. C’est juste qu’on apprend d’être plus discret.
Un humour spécial est une des forces de Fontaine. Du sarcasme vers le monde, de l’ironie vers soi-même, des clins d’œils vers le public rendent Regards un lamento joyeux. Des grands émotions sont représentés par des chants et de la percussion. Peut-être que cette pièce est une sorte de vengeance. Peut-être qu’elle est une libération. Peut-être elle est une ode à la propre vie, une exposition d’une personne qui se sentait depuis toujours exposée mais qui prend maintenant la parole et qui donne des retours à ceux qui ne cessent pas à l’observer.

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Logobi 05, big lobotomie https://www.insense-scenes.net/article/logobi-05-big-lobotomie/ Sat, 13 Jul 2013 17:00:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=617 Rien. Presque. Vraiment rien ou presque. Et dans le presque, constater que le « nul » : le zéro, serait plus juste que le « 05 » qui vient pompeusement faire croire à une énigme. L’énigme de ce « spectacle » était donc le spectacle lui même. Et de préciser que ceci n’est pas une critique, mais un billet d’humeur…
Pas envie d’écrire sur ce machin pédant qui, au prétexte de l’expérience et de l’expérimental, fait croire à une immersion dans la recherche. De « recherche », il n’y en avait aucune, sinon celle qui pousse les interprètes à « improviser » et mettre en place dans la parole, un ensemble de clichés convenus, devenus cons, tellement on les entend, on les a entendu. Alors, bref, après une heure de bavardages où l’on veut bien croire que l’improvisation est éventuellement là; après une heure d’observation de ces esprits creux et stériles; après une heure de « touche pipi » et de je te regarde bouger, tu me regardes bouger, nous nous regardons bouger… on finit par comprendre (au bout de cinq minutes) que l’on demeurera dans un espace de branlette. Oui, heu, une branlette de la tête où les écoulements des encéphales atteints par l’ineptie, relèvent d’un cycle pasolien. Mais pardon, la référence est déjà trop culturelle.
Ici, on évoque tout et rien. Le pire étant l’esprit, la tentative de faire de l’esprit… Et l’esprit, quand il flotte, c’est un esprit de bois. Je vous passe le détail de ces « vans » qui innondent la salle du lycée Saint Joseph. Merde, ça pue quoi. ça pue la prétention, ça chlingue le nombrilisme…et le narcissisme où l’on se complet à se regarder dans la cuvette des toilettes.
Bref, au terme de Logobi, on sort différent de l’état dans lequel on était entré. On sort à la ramasse, certain comme les deux interprètes le disent que nous en sommes des « post ». Eux, prétendaient être post-post-post-post… dramatique. Et le paradoxe, ou la contradiction, c’est qu’il ne savait utiliser que le lexique de la représentation. Eventuellement, on aurait aimé quelque chose de plus performatif.
Nous, on est devenu juste post-spectateur.
Ah, oui, la branlette… J’ai rien contre, mais encore faut-il se souvenir que, comme disait Deleuze « lire c’est tenir le livre d’une main et de l’autre, vous savez ». En guise de livre, suis presque convaincu que Logobi a la série des Martines sur étagères au salon. Vous savez, cette « littérature » qui vous lobotomise dès la couverture…

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Traversée de village sans âme. https://www.insense-scenes.net/article/traversee-de-village-sans-ame/ Sat, 13 Jul 2013 17:00:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=616 L’artiste associé Stanislas Nordey au festival d’Avignon – avec Dieudonné Niangouna – y met en scène « Par les villages », de Peter Handke. Et présente ainsi à la Cour d’honneur 4 heures d’un théâtre qu’on pensait disparu.
Il y a comme ça des miracles qui n’arrivent pas.
En entrant dans la Cour d’honneur du Palais des Papes pour découvrir la mise en scène du texte Par les villages de Peter Handke par Stanislas Nordey, il avait fallu, déjà, se laver de tout ce que l’on avait pu voir de lui jusque là. Oublier sa façon monocorde de donner à entendre un texte. Oublier sa rigidité et ses codes. Et entrer avec cette page blanche, celle que se doit d’avoir celui qui aime à pratiquer ce que Jean-François Perrier nomme si joliment le « métier de spectateur ».
Le nettoyage n’aura servi à rien.
Dans le texte de Peter Handke il y a cet homme, Hans, l’ouvrier, qui est resté au village, qui est resté dans la maison, qui a tenu avec sa soeur tandis que l’autre frère, Gregor, partait étudier, et s’effaçait. Handke sculpte pour lui une langue musicale. Et il y a ce poème dramatique. Final. Celui de Nova.
Nova ouvre aussi le texte. Alors on relit. À Gregor elle dit : « Joue le jeu. Menace le travail encore plus. Ne sois pas le personnage principal. Cherche la confrontation. Mais n’aie pas d’intention. Evite les arrières-pensées. Ne tais rien. Sois doux et fort. Sois malin, interviens et méprise la victoire. N’observe pas, n’examine pas, mais reste prêt pour les signes, vigileant. Sois inébranlable. » Et l’on voudrait relire cela à l’oreille du metteur en scène.
Stanislas Nordey inscrit ce texte remarquable dans une coquille d’œuf, et dans une scénographie digne des années 80.
Si les cabanes de chantier, d’un bleu tout neuf, passent en première partie, leurs revers, des façades blanches arborisées, frôlent le pathétique. Si la première heure saisit pour la radicalité d’un choix qui place le mot au cœur et les acteurs en nudité, sur la continuité ne se déroule qu’une implacable monotonie. Une musique à un seul temps, sans tempo.
Tous, dans cette toile frigide, semblent se débattre. Laurent Sauvage a suffisamment de présence pour donner au rôle de Gregor la froideur qui l’enferme. De même qu’Annie Mercier dont la voix cassée insuffle l’âme à L’Intendante – « Qui entend ma voix ? Ô temps ! ». Mais cela ne suffit pas. Emmanuelle Beart, seule, offrira la réalité d’une présence. Elle est là, dans cette famille déchirée, dans cette dérive, dans ce village perdu. Là jusqu’au bout, lorsque tous – sauf étrangement l’ouvrier Hans (Stanislas Nordey) qui reste debout sur le plateau – se posent assis sur un banc, de côté, observateurs doucement emprisonnés, contrits, par les mots de Nova (Jeanne Balibar). Là, ne lâchant jamais son rôle, tandis que Jeanne Balibar se jette dans le monologue de Nova comme dans un dernier round, qu’il faudra bien remporter, mariée qu’elle est à l’immobilité. Et pour ne pas sombrer, on s’accroche, comme elle, aux mots épelés. Et lorsqu’elle en termine les spectateurs l’applaudissent, comme l’on applaudit une traversée solitaire. Redjep Mitrovisca dans sa sublime interprétation des Cahiers de Nijinski, en était devenu la voix. Ici, la voix disparaît.
Pour qui s’attelle à deviner la trace que laisse sur un texte celui qui tente le voyage, ne se découvre là qu’une structure, un code, un outil, non un imaginaire. Le pire étant le jeu de Stanislas lui-même. Tremblant de vide. Là où un Claude Régy sait deviner la musicalité des mots, sait élever le texte au niveau des images, avec cette force de traduction qui lui appartient, l’entrée en un infini silence poétique, Stanislas Nordey plaque une interprétation. Un endormissement. Dès lors dans ce Par les villages, le texte seul tient la Cour debout jusqu’au bout.

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Faust : la Gedankenfabrik de Stemann https://www.insense-scenes.net/article/faust-la-gedankenfabrik-de-stemann/ Sat, 13 Jul 2013 16:58:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=615 D’un bout à l’autre du Faust, Nicolas Stemann aurait inventé un théâtre en liberté à la FabricA. Un théâtre où Faust, devenu un matériau comme Hamlet l’a été pour Müller, nourrit les acteurs qui, sans arrêt, innervés par Goethe, s’en écartent, y reviennent, l’oublient et finalement le servent comme il les aura servis. Ou comment la mise en scène de Stemann fait violence à Goethe, et comment le principe de violence accouche de 9 heures grandioses et aveuglantes. Un théâtre sismique où les acteurs Sebastian Rudolph (Faust), Philipp Hochmair (Mephisto) et Patrycia Ziolkoska (Marguerite), en mentor et guides de la communauté que forment les autres, forment une bande anarchisante, au service du plateau et du jeu…
Il n’est de pensée qu’explosive
Tout Tout… aura volé en éclats dans le Faust de Stemann et paradoxalement, dans cette atomisation ahurrissante et éclatante d’inventions naïves et de visuels esthétiquement parfaits, le Faust de Goethe y est absolument présent. Et ce, sans doute, parce que le projet de Stemann, loin d’être dans le respect paralysant qu’impose le chef d’œuvre, s’affranchit de celui-ci. Il lui porte atteinte pour le remettre en mouvement. C’est-à-dire pour le faire parler, aujourd’hui, pour qu’il résonne maintenant et lui permette de recouvrer une actualité critique. D’emblée, dans les premières minutes, c’est cela que Sebastien Rudolph rappelait dans un prologue écrit pour l’occasion. Et Stemann qui, toute la soirée, aura pris la parole pour présenter chacune des parties de ce « nouveau » Faust, ne disait pas autre chose.
Et c’est de cette disparition et réapparition dont se nourrira le Faust qui, dès les premiers pas de Sebastien Rudolph sur la scène, en front de scène et s’adressant au public, tout en parlant une langue mêlée d’hier et d’aujourd’hui, fait entendre en déchirant Le livre dont les pages resteront un instant à même le sol. S’en amusant, s’en énervant, s’en délectant… l’acteur reprend ainsi la main sur le théâtre, répend de la peinture pour écrire un autre traité des couleurs, s’énivre de ses formes chromatiques en en enduisant son corps, etc. Faust commence là, à la seconde où le livre : le poème, sert enfin à ce geste poiétique comme l’a pensé Heidegger. C’est-à-dire, le livre qui permet de construire…
Et la construction passera ici par la déconstruction, la mise en scène d’images imprévisibles, d’acteurs intempestifs, de gestes incongrus, de chimères en tous genres et d’allégories venus d’un imaginaire joueurs et farceurs … Comme si, convoquant Faust et ses premières lignes que nous gloserons « J’ai tout étudié… etc et ne sais toujours rien au seuil de ma vie», Stemann avait pris, au pied de la lettre goethéenne, cet aveu de méconnaissance et de fausses représentations qui l’autorisent à faire danser le savoir en en renouvelant les formes et les formats.
Au commencement sera dès lors l’action, référence et cri de guerre partagés avec Nietzsche. Au commencement sera Dyonisos, son désordre, son goût du plaisir, du bordel et de l’anarchie constructive.
Au commencement, après presque 1H00 sera la mise à mort de l’acteur bourgeois (Sebastien Rudolph, inépuisable et génial) qui, nous ayant entretenu, avec défiance, de sa lassitude d’être l’acteur comme ci et l’acteur comme ça. Et saluant plusieurs fois, disant « Danke » et « Adieu » au public, avec dans le grain de la voix quelque chose d’inquiet, il tire sa révérence, et derrière un paravant : se tire une balle dans la tête.
Ça commencera là, Faust 1, puis 2… Et tout le long de cette demi-journée, du milieu d’après-midi au mitternacht, pas un tableau de cette fresque baroque, jouée sur un train d’enfer, n’épargnera le théâtre. Pas d’économie critique, si vous préferez, quand il s’agit à travers des vidéos de montrer les philologues (que haïssait Nietzsche), et autres professeurs derrière le bureau, faire la leçon sur Faust, sur un rythme monotone et un ton de vérité. Et, bien plus tard, en écho à cette première attaque, il y aura encore la critique de ce fourre-tout qu’est le post-dramatique à la mode des études théâtrales, quand Philipp Hochmair, en Mephisto ivre et épuisé, s’amuse à rappeler que leur jeu, ici, est « post-post-post-post dramatique ». Qu’on se le dise une fois pour toute, Faust 1 et 2, était aussi une machine de guerre où Stemann livrait bataille contre les formes figées du théâtre, les héritages classiques, bourgeois et traditionnels. N’hésitant jamais à augmenter la critique de quelques marionnettes à l’éffigie lointaine de Jean Vilar.
Total irrespect, donc, et drôle à souhait, car le Faust de Stemann ne conduit en rien ni aux vérités, ni à un quelconque sens, ni une signification avariée…. Mais plutôt dans les régions du théâtre où JOUER est le seul mot d’ordre. Là, où le théâtre, dans un élan de cruauté, est encore et toujours le moyen de faire avant toute chose une expérience. Et les 9H00 qui constituent ce Faust, sont cette expérience. Nouvelle expérience qui, au prétexte de Faust, s’invite à penser le monde comme Goethe le fit aussi, à son époque.
Stemann, lui, en fera donc de même et à travers le « petit monde » et le « grand monde », comme un militant de l’action directe, s’en prendra au cancer de notre ère et dont le billet vert n’est que l’un des symptômes du Cancer capitaliste.
La charge sera totale, moins héroïque, que le plus souvent érotique. Et à travers la critique du capitalisme ou du libéralisme, le Faust ressemble parfois à un traité altermondialiste. Mascarade disait Goethe en son temps quand il parlait de l’argent roi… Sciences économiques lui répond Stemann en critique du sien. Et de voir pleuvoir les avatars d’un Moloch financier qui se donne sous la forme, sur scène, d’une boîte de nuit géante qui mettrait le public à danser au rythme techno et autres parades. Moloch boursier, aussi, quand sur les murs de la FabricA roule des images vidéos qui ressemblent parfois aux tableaux chiffrés des cotes boursières. Là, est donc aussi Faust, qui n’en finit plus de convoquer les nouveaux démons en cols blancs, les salopards fortunés et autres Picsou internationnaux, repris de justice virtuels.
Faust est alors la critique d’un système dont Debord nous aura appris qu’il se donne sous la forme d’une société du spectacle (séance de video-proj de Une de journaux qui rappellent les scandales politiques). Ou, et cela revient au même, ce qui est représenté à travers la mise en scène de la misère, ça serait aussi et toujours la misère de la mise en scène.
Sur le plateau ardent
La bande d’anarcho, sortie tout droit de l’enfer urbain, chante, gueule, parle… et endosse tous les costards et autres costumes nécessaires à rappeler Faust. Ici, Méphisto porte des petites cornes rouges comme on en voit dans les parades et autres cabarets où le cul, le corps et la pensée sont voisins de palliers. Là, Mephisto et Faust, à force de se fréquenter partagent le même nez rouge. On ne met son nez n’importe où, et le baiser du diable est ici, moins une métaphore que des séances de « roulage de pelle ». Et il y a aussi Hélène, et plus tard Marguerite, prise en sandwich façon kamasutra qui hésite sur le pieux qui devrait la guider. Génial image un rien porno et si juste pour montrer que l’on pourrait se damner par amour. Ailleurs, à des tables d’écoliers comme si elles étaient aussi celles du banquet ou de dramaturgie, on joue à apprendre ou à méditer. Et c’est malin, cette manière de faire qui, chez Stemann montre que la vie, dès lors qu’on la pense, est un enfer. Entre ludique, lubrique et satanique… pas une fois Stemann ne nous laissera hésiter. C’est un tout que ce Faust peuplé de chimères et d’allégories. Et de voir alors dans certaines figures et autres marionnettes, moins les idées de Craig et Kleist, que les pures formes caricaturales de pensées fécondées par le bourdon. De quoi devenir vraiment dépressif ou suicidaire, non ? Surtout en l’absence de Dieu, qui est moins une réponse qu’une éternelle question.
Derrière les lunettes noires, en tenue de soirée, entonnant un phrasé lyrique ou parodiant un Goethe poudré et perruqué, en costume de lumières ou en danseurs bacchiques, sur un lit métallique blanc, sous la menace de l’essence sur le point de s’enflammer, fardé pour les uns ou yeux charbonneux pour les autres… le Faust 1 et 2, est une porte d’entrée vers un autre théâtre. Une porte, qui vient concurrencer celles delphiques qui nous ont si longtemps leurrées. Une porte, comme celle qui est au commencement de ce Faust. Un théâtre des opérations, un théâtre des convulsions… Le seul théâtre, en définitive, qui nous ramène à penser que c’est un art vivant. Non un art pour seulement commémorer les morts, mais surtout une pratique pour énivrer et enthousiasmer les vivants. A commencer par ceux qui le font vivre !
Et d’entendre les conneries sur le maillot de bain de Goethe qui aurait résidé à Avignon comme une allusion à la pratique de se « mouiller ». Si tel est le cas, Stemann et sa bande se seront alors bien mis à l’eau.
Dans ce dédale d’images, de jeux, d’entrées et de sorties, dans le miroitement d’un mur fait de plaques métalliques, à la surface de vidéos aux figures spectrales qui ressemblent aux danses métaphysiques de Wygman, il ne faut pas croire pour autant que le sérieux soit absent.
Peut-être alors, les dispositifs scéniques de Stemann y conduisent. Et peut-être dans la figure du boiteux se tient-il. Méphisto le boiteux comme l’exige la légende. Et Faust, presque boiteux, soutenu par une canne qui semble le préserver encore d’un pacte total avec une trop humaine condition.
Dans cette image, l’une des dernières de la mise en scène de Stemann, le claudiquant Faust, avec sa canne, rappellait juste que le temps du théâtre, il montrait en définitive qu’il s’entretenait avec lui même. L’allégorie qu’était elle-même Mephisto n’étant présente au plateau que pour souligner un monologue. C’est-à-dire : les doutes, les questions, les espoirs, les décisions impossibles, les choix irréductibles.
Dans le boiteux vieillissant qu’est Faust et qu’interprète Sébastien Rudolph, il y avait toute une humaine condition d’aujourd’hui : se faire sa place au soleili et peut-être pactiser avec l’enfer… ou résister, encore. Faire que le théâtre soit une poche de résistance au risque d’en succomber. Au final, on réalisait peut-être que Faust, cette parabole empruntant à l’idée qu’en avait Brecht, était le lieu et le temps, privilégiés, d’un ultime soubresaut de conscience à éprouver à l’épreuve de la scène.

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Chapelle pour un rêve absent https://www.insense-scenes.net/article/chapelle-pour-un-reve-absent/ Sat, 13 Jul 2013 16:58:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=614 Drums and Digging est la dernière création du chorégraphe congolais Faustin Linyekula. Digging signifie creuser et au Cloître des Célestins, durant 1h30, il présente un spectacle, aveu de sa nécessité à trouver une force nouvelle pour continuer à raconter des histoires.
Faustin Linyekula est assis et, au micro, commence par ces mots : « C’est encore moi. Je suis un raconteur d’histoires…/… Mais je ne veux plus raconter de malheurs …/… Pour qui veut raconter le Congo que trouve-t-on si ce n’est des histoires de ruines ? ».
Avec lui il y a – il va les nommer tour à tour – Veronique Aka Kwadeba, Papy Ebotani, Rosette Lemba, Pasco Losanganya, Yves Mwamba, Pasnas.
Vêtus de noir ils tournent en rond.
Ils chantent.
Ils piétinent.
C’est l’histoire d’un maître joueur de tambour. Hanabouton – appelé ainsi parce qu’il joue si bien du tampour qu’il en perd ses boutons. Faustin est parti le retrouver dans son village natal, à Obilo, à 82 km de l’Equateur, parce qu’il cherche une histoire à raconter. Parce qu’il cherche une source. Mais Hanabouton ne joue plus. Il est devenu pasteur dans une église évangélique.
C’est l’histoire d’un rêve, qui creuse.
C’est l’histoire du chant traditionnel mongo, peuple des forêts de la province de l’Equateur. En accompagnement des danses.
C’est l’histoire de Mobutu, qui fait un rêve. Le 13 octobre 1963. Quatre chats qui dansent en rond autour d’un puit et l’invitent à regarder au fond. Il y voit son village, Gbado, devenir une ville. Il refera ce rêve sept fois. La ville grandit à chaque fois. Chaque fois plus grande. Chaque fois plus hautaine et absurde. Le jour du dernier rêve, le 16 mai 1997, il ne voit, au fond du puit, que feu et sang.
Et tandis que le comédien raconte, face public, cette histoire du rêve de Mobutu, Faustin, derrière, contruit une structure de bois, sorte de modèle aggrandi d’une structure Ikea où les choses s’emboitent pour qui sait faire preuve de patience. Et lorsque la structure est hissée à la force de tous, elle ressemble à une maison, ou une chapelle, quelque chose autour duquel ils danseront comme dansent les Indiens autour d’un totem.
La nuit de la République démocratique du Congo – pays parmi les plus riches d’Afrique, à la population parmi les plus pauvres – tombe, lourde comme de la suie, sur l’imaginaire de Faustin Linyekula. Il a décidé d’y revenir vivre il y a dix ans, elle est au cœur de ce « Drums and digging ». Un pays en souffrance, et un homme en manque d’histoires autres que des histoires cauchemars.
Veronique Aka Kwadeba aurait pu être le corps d’une expérience. Elle qui est la petite nièce de Mobuto, famille noble déchue qui porte un nom sanglé de honte, aurait pu être une voie. Elle nous raconte une histoire. L’histoire d’Alice, qui rapetit, rapetit, rap petit, qui finit en petit rat.
Cette quête d’un imaginaire qui ne veut plus puiser son encre dans une terre baignée de sang, trop lourde à ramasser, aurait pu être le corps d’une expérience.
« Ai-je encore besoin de raconter des histoires ? ».
Faustin cherche un rêve qu’il ne trouve pas. Nous non plus.


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Ah, nos désirs inaccomplis! https://www.insense-scenes.net/article/ah-nos-desirs-inaccomplis/ Sat, 13 Jul 2013 16:57:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=613 Le 10 et le 11 juillet, Christophe Marthaler montre son King Size – Eine Enharmonische Verwechslung dans l’Opéra-Théâtre dans le cadre du 67e Festival d’Avignon. On en sort réjouit, léger, avec une joie dans l’œil. Il se moque des clichés, de la bienséance, de tous les conventions et idéaux bourgeois dont est constitué notre monde où les rires viennent se placer sur un fond mélancolique de solitude nous permettant d’être triste et joyeux en même temps.
À Lulu
Le Suisse Christophe Marthaler1, né en 1951, a signé plus de 70 productions. Il a travaillé dans les grandes théâtres et opéras de l’Europe, de Bâle à Hambourg en passant par Berlin, Paris et Avignon… Ayant étudié en musique puis formé à l’école de Lecoq, une équipe, notamment la scénographe Anna Viebrock, s’est constituée autour de lui depuis des années. Souvent avec un certain humour noir, il met en crise les représentations dominantes de ce monde. Présentant deux spectacles en tant qu’artiste associé du Festival d’Avignon en 2010, et des travaux en 2009 et 2012, il revient cette année avec King Size. Dans ces une heure vingt, nous traversons de Schumann à Michel Polnareff, de chansons populaires à du pop américain, une panoplie de musiques, Lieder, chansons, songs, dans une scénographie stérilisée, hôtel bourgeois quelconque, armoires bleu pâle, lit king size, propre et clean. Dans ce décors s’inscrivent quatre solitudes. Un homme et une femme dans leurs meilleurs âges, une vieille dame et un pianiste passent, sortent des armoires, sont trop petits pour se servir une boisson d’un frigo à deux mètres de hauteur, se couchent, dorment, se lèvent, se changent, sont assis, juste là, dans un rythme lent, agréable, clair, fin. On n’a pas besoin de se dépêcher, on a le temps pour tout (c’est quelque part déjà une forme de résistance à notre monde de productivité et de zapping). On sent que ce n’est pas un travail de jeunesse. Et on voit le plaisir en arrière, le sourire de Marthaler et on le voit ouvrir une bouteille de blanc et encore sourire astucieusement. Ces quatre solitudes chantent alors d’une manière sérieuse des chansons mélancoliques ou naïves et joyeuses. Des chansons d’amour, l’amour dans toutes ses couleur. L’amour impossible à l’amour euphorique pop-juvénile. Du romantique au kitsch des Schlager. Venant par moment en avant scène, concert classique au concert pop. Leur pathétique est hilarant, leur solitude aussi, leurs lieux communs, leurs conventions. Et tout de même, la mélancolie demeure quelque part. Une mélancolie venant de ce monde stérile, où les aliénations des idéaux bourgeois, de la bienséance, des conventions de l’idéologie dominante ne permettent au désir d’aboutir. Ce couple dans son meilleur âge se couche dans leur lit king size qui ne sert qu’avoir la plus grande distance entre ces deux êtres. Ils se touchent par hasard, surpris, se détourne rapidement. Leur plus grande intimité vient au moment où ils se touchent leurs bouts de doigts, comme d’un choc ils se détournent l’un de l’autre portant leurs doigts à leurs nez respectifs. La vieille passe sur le plateau plusieurs fois sans rien dire et lance des sortes d’aphorismes : « das Denken kann ich mir auch schenken » ou « Il y a des pupitres qui n’ont jamais vu de partitions », étant assise devant un pupitre qu’elle a déplié avec application, mais pour lequel il n’y a pas de notes. Et c’est elle qui, par ses folies, mangeant des spaghettis avec un gratte-dos de son sac à main, croquant dans une feuille de salade et jetant l’autre moitié par terre, paraît encore la plus vivante de tous. Et malgré cette stérilité, cet apathie qui fait que souvent, les trois sont fixes comme congelés dans un image, on sent que le désir chemine dans ce monde proprement stérilisé. « If music be the food of love ». Shakespeare, qu’il monta quelques années auparavant. Ce désir d’amour qui prend place dans des chansons pop où ailleurs, dans un petit jeu de regard mais qui n’arrivent simplement pas à se réaliser. Et il y a là tout un tragique du quotidien, ces désirs inaboutis que Rohmer a si bien su libérer, que Marthaler nous montre et d’où l’on sort de la même manière : légère et illuminée. Quelque part le rire sur tous ces désirs inaccomplis, empêchés par quelconque morale, prend le dessus et se dessinent comme une résistance dans un monde qui voudraient les aligner, aliéner. « Es waren zwei Königskinder… »
1 Les informations sont tirées de l’article Gärungsstudien zwischen Liederabend und Performance – Der Regisseur Christoph Marthaler de Patrick Primavesi dans Die Kunst der Bühne

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Au Marché: Brecht au caca de mouette https://www.insense-scenes.net/article/au-marche-brecht-au-caca-de-mouette/ Fri, 12 Jul 2013 19:14:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=623 Jan Lauwers et la Needcompany présente dans ce 67e Festival d’Avignon du 8 au 17 juillet entre les voûtes du Cloître des Carmes son nouveau récit créé en 2012 : Place du Marché 76. Réponse au film Dogville de Lars von Trier, une petite communauté traverse une panoplie d’horreurs. À quoi tient une communauté? Pour vendre le punch : la réponse utopique de Lauwers consiste en un appel à l’amour.
Été :
Jan Lauwers fonda avec Grace Ellen Barkey en 1986 la Needcompany1 qui est un groupe réunissant différents artistes internationales d’arts divers : musique, théâtre, performance, danse… Les premiers travaux de la compagnie, Need to know et ça va figurait déjà sous une forme de composition fragmentaire, qui persistait pour la suite, mais dans laquelle le récit prenait de plus en plus de place. Invité régulier au Festival d’Avignon, il présenta notamment La chambre d’Isabella en 2004 et revint en 2005, 2006 et 2009. Après entre autre avoir travaillé pour la Documenta X de Kassel en 1997, il créa l’année dernier Marketplace 76 dans le cadre de la Ruhrtriennale à Bochum. On peut situer son travail, comme tant d’autres l’ont déjà fait, dans une suite du travail de Brecht. Ses récits veulent toujours s’inscrire dans ce monde et notamment dans la question de la communauté. Ils sont intercalés de musiques dont Brecht s’est servi pour son fameux Verfremdungseffekt, dans la mauvaise traduction : distanciation. Sa déconstruction de la fiction et de l’illusion, son travail entre jeu et performance, entre récit et situation joué, peut être compris comme un fonctionnement brechtien de la construction. Ainsi, on peut lire dans le dossier de presse : « Brecht is often mentioned when people are talking about my plays. I do recognize myself in his demand for rage. The first image I had for this production was that of street-cleaners in their orange uniforms. We don’t pay the slightest attention to them. We hardly see them. This indifference is shocking. Some of them are highly educated and when they come here they have to clear up our dirt. Is it a coincidence that they are all foreigners, Africans and North-Africans? It’s not even a question of skin colour. It’s all about a group of people who are completely outside the system and are also kept there. […] »
Automne :
« Nous avons besoin […] des histoires »2
dit-il. Parlons de l’histoire : Une communauté d’un village traverse une panoplie de malheurs et d’horreurs clivant cette communauté en deux et où la jurisprudence tombe dans l’eau. Nous commençons un an après une explosion de gaz sur la place du marché pour célébrer les 24 morts, dont sept enfants, que cet accident a provoqué et traversons été, automne et hiver. Juste avant ce moment cérémoniel, un garçon saute de la fenêtre après avoir eu un rapport quelque part incestueux avec sa sœur. Les problèmes relationnelles résultant du deuil sont visibles pour tout le monde sur la place public. Tombe alors un canot de sauvetage gonflable du ciel et amène « Bigleux », sorte de frère du « Balayeur ». Après avoir frappé « Bigleux » parce que trop direct dans ses approches, « Pauline » se fait enfermer et maltraiter pendant 76 jours par le « plombier » dans les catacombes en dessous de la fontaine de la place : « Fons Amoris ». Quand elle réussit enfin de se libérer, sa mère se suicide. Le jugement du « plombier » finit dans le meurtre de celui-ci, sa femme, complice, est enfermée dans sa maison, mais que chaque habitant peut libérer dès qu’il considère que la pénitence aura duré assez longtemps. Manière de tenter de responsabiliser les membres de la communauté, mais qui fait peser sur la conscience sans changer la donne. Finalement, la femme du « plombier », coréenne, doit être chassée du village quand ils apprennent qu’elle est une prostituée et que nombreux hommes du village ont couché « sur, dans, non, avec » elle, mais peut rester quand elle donne naissance à un bébé gigantesque appelé « Amor » dont on ne connaît pas son père.
Fable d’une communauté qui au tour de la place du marché, peut-être cellule de base du capitalisme, expérimente comment les idéaux de l’état de droit sont ébranlés par les malheurs que cette communauté doit traverser. Fable qui se passe sur cette place principalement économique, mais qui n’a finalement pas une grande influence dans le récit. Une communauté fragmentée qui retrouve son unité dans la naissance de ce « fils de pute » sur-dimensionné et dans l’amour généralisé. C’est la réponse utopique de Lauwers à van Trier.
Hiver :
La salle de ce jeudi soir est remplie d’une jeunesse qu’on ne voit pas si nombreuse dans les autres spectacles du festival. Derrière moi, ça rit, ça cri. Certes, on n’est pas venu voir un Régy. La lumière baisse et Jan Lauwers lui-même vient en avant scène nous saluer et présenter la situation du départ, les personnages, etc. Il interviendra plus tard dans la pièce, entre autre pour annoncer Acte 1, scène 1, Acte 1, scène 2, Acte 1, scène 3, Acte 1, scène 4… vous aurez compris, et jouant la guitare et autre chose en avant-scène côté jardin. Les didascalies seront dites, principalement par le « Balayeur », possible de voir le symbole un peu ennuyeuse que l’action ne fonctionnerai pas sans ce balayeur de rue, une sorte de prolétariat de notre Europe. Plus tard, c’est le mort du « plombier » qui dérange, qui « fait chier », jetant trop de neige ou giclant du caca de mouette dans la figure d’une actrice. Manière, peut-être, un peu ennuyeuse de symboliser les morts qui guettent, les fantômes qui ne veulent pas sortir de notre conscience, nous hantent avec leurs conneries, notre incapacité d’oublier. Le petit incestueux est représenté par une marionnette jouée par la mère qui se suicide un moment…
La fable est intercalée par des morceaux de musique que apparemment trois compositeurs différents ont composé, dont n’apparaissent pourtant pas clairement les singularités, sorte de Pop-rock folklorique, intercalée ou superposée encore par des moments de danse ou des actions « secondaires » prenant forme de sketch. Le moment de l’abus sexuel de « Pauline » sort de l’ensemble tant dans sa forme que dans ce que cela évoque. Un homme, le « plombier », arrive nu sur le plateau, allume un écran de télévision au milieu de la scène, va en arrière de la « fontaine » et on a droit aux gros plans du visage torturé et du bas ventre, où « Pauline » est obligée de mettre sa main dans ses culottes et de se masturber. Criant, se battant, l’image en couleur chair, mais sans pouvoir les apercevoir réellement sur le plateau (il n’y a que des ombres sur le mur du fond), la représentation théâtrale est évacuée et l’horreur passe par cet éloignement de la représentation. Elle est évacuée au nom de l’écran et on peut sous-entendre une critique de ce monde des écrans où tout le faux peut paraître si vrai. C’est là peut-être le seul moment où l’on ne peut pas s’échapper d’une illusion qui est construite théâtralement avant et dans la suite, mais qui ne prétend jamais enfermer le spectateur dans une réception unique. Une illusion (télévisuel?, webcam?, cinématographique?) qui est opposée, et par là renforcée, à la marionnette (si théâtrale) de « Oskar » et sa mère qui sont devant l’écran, criant des consignes à sa sœur maltraitée.
Jouant sur leurs présences d’acteur, d’une communauté d’acteurs, simple, ouvert au public, et construisant à partir de là la fiction de ces villageois, les acteurs maîtrisent parfaitement ce va et vient entre rigolade et terreur, entre musique, chant et danse où la réalité du plateau se mélange et s’imbrique avec la fiction (et l’inverse) d’une manière fluide et divertissante. Les costumes peuvent aussi bien faire rire, notamment ceux de l’hiver. Les uns portant des chapeaux carrés gigantesques, tous en poiles d’animaux, les autres des grotesque fourrures oranges, couleur de ce camp d’amour, partant du costume du balayeur de rue. Sang, bataille, un cadavre accroché à quatre mètre de hauteur sur lequel chie encore une mouette. Un humour grinçant et grotesque, franchement drôle est enchâssé de scènes sentimentales ou franchement violentes dans un récit qui est rendu plus que clair, par exemple où l’on peut voir la culotte de la femme du plombier, la prostituée coréenne : orange.
Finalement, on passe un bon moment si l’on peut dire. Et je ne peux m’empêcher de penser que tous ces moyens de « distanciation » figurent finalement que comme des moyens de divertissement. Un théâtre certes divertissant et populaire, mais où la mise en crise de quelques représentations, la réflexion de nos aliénations, une critique de notre système et de nos opinions reste minime, voir absente. Et ce n’est pas seulement à cause de ce fin où ce bébé gonflable d’un air idiot permet la réconciliation et la prolongation de cette humanité douteuse.
Épilogue :
J’entends ces publicités dans les rues d’Avignon : « Il y a tout. Vous aurez quelque chose à rire, et à pleurer aussi. Tragique. Et franchement drôle. » Non, merci, c’est fait. Et finalement, j’ai la prétention d’attendre autre chose du théâtre.
1 Tous les informations sont tirés soit du dossier de presse, soit de la site officiel de la compagnie : http://www.needcompany.org/EN
2 La Terrasse, p. 18

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La troisième dimension https://www.insense-scenes.net/article/la-troisieme-dimension/ Fri, 12 Jul 2013 19:13:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=622 Diplômée de l’Ensatt (Ecole Nationale Supérieure d’Arts et Techniques du Théâtre), ingénieure du son travaillant aux côtés de la chorégraphe flamande Anne Teresa De Keersmaker depuis 2007, collaborant avec l’Ensemble de musique contemporaine Ictus, Vanessa Court a aussi travaillé avec le compositeur Georges Aperghis ou le metteur en scène Thomas Gaubiac. Exigeante, non dans le prestige mais dans l’ambition des projets qu’elle choisit de rejoindre. Elle est, à Avignon, l’ingénieure du son du spectacle « D’après une histoire vraie » de Christian Rizzo.
À la sortie du spectacle, il y a cette sensation, celle d’avoir traversé un son en légèreté, en intimité, alors même que sur le plateau, durant 1h15, les musiciens Didier Ambact et King Q4 n’ont cessé de frapper – et sublimement – sur leurs batteries. Mais avec eux, en régie, se joue une troisième partition. Une dimension supplémentaire venue s’entrecroiser avec la danse, sa force, et ses rythmes.
Elle dit du son qu’elle l’aborde de façon physique, qu’il est avant tout du rock’n roll, « quelque chose qui entre par le ventre et circule à sa guise un peu partout ». Sa vraie référence reste Tati – « sur la question du son et de son esthétique, il est imbattable » – mais lorsqu’on lui demande son plus fort souvenir sonore elle cite le compositeur italien Luciano Berio, réputé pour sa musique électroacoustique. « C’était un concert donné avec sa dernière épouse, la chanteuse lyrique Talia Pecker. Luciano était là. Sur le plateau personne n’a bougé mais j’ai gardé, profondément imprimée en moi, la sensation enivrante que tout avait été en perpétuel mouvement. »
Vanessa Court fait partie de la famille de ces rares ingénieurs du son à l’oreille précieuse, capables à la fois de régler une salle avec la minutie d’un accordeur de piano, et de composer en live. « J’ai l’impression d’avoir plusieurs métiers. Selon les projets, je vais de l’un à l’autre. Mais je dirais de l’ingénieur du son qu’il est… un traducteur. » Dans D’après une histoire vraie, elle traduit ainsi le jeu des batteurs, joue avec eux, retenant le son d’une caisse claire, la rediffusant en goutte d’eau. « Il n’y a pas un seul son enregistré. Ce n’est que du traitement en temps réel. Après, il s’agit de doser. Ne rien surligner. Ne rien écraser. Poser des espaces et rester à l’écoute de tout. » Stéphane Morisse, en régie à ses côtés, dit d’elle « qu’elle a un impressionnant souci du détail, doublé d’un vrai sens créatif. » Didier Ambact, quant à lui, sourit : « On a dit de ma musique qu’elle était « douce et subtile ». Jusque là, on ne me l’avait jamais dit… ». Le tout a été imaginé dans les derniers jours des répétitions. « Plusieurs jours de suite, j’enregistrais les répétitions et ne faisais rien d’autre. Puis, le matin, je venais avant tout le monde et testais, composais, écoutais. Les sons doivent porter la musique… Il faut donc apprendre à s’y glisser. »
Dans sa Tragédie du roi Richard II Jean Vilar avait demandé à Agnès Varda, alors présente en tant que photographe, de bien vouloir gratter sur un instrument à cordes, sous les gradins, au moment de la pièce. Le son, sa spacialisation, son écriture, ont, depuis, fait un long chemin. L’espace du théâtre a été reconnu en sa matière tactile et le son en sa dramaturgie. Mais le travail de l’ingénieur sonore, lui qui œuvre à cet élégant voyage de la vibration, s’invisible encore trop souvent et il suffit de lire les programmes pour en prendre la mesure. Le plus souvent – comme dans D’après une histoire vraie – leur biographie est inexistante et ils se contentent d’être à la « régie son ». Peut-être parce qu’ils trouvent là un costume de discrétion qui, finalement, leur sied. Peut-être parce que leur reconnaissance passera par une écoute toujours plus minutieuse de leur ouvrage.

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La déambulation du vide https://www.insense-scenes.net/article/la-deambulation-du-vide/ Fri, 12 Jul 2013 19:12:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=621
Le collectif Rimini Protokoll propose un parcours dans la ville où, munis de casques audios, les spectateurs sont invités à s’aventurer dans un théâtre de groupe.

En matière de « théâtre au casque », on se souvient d’une expérience. Celle du spectacle « Etiquette » proposé par la Compagnie britannique Rotozaza. Des micro situations, du théâtre d’objets de l’intime. L’immersion dans une autre réalité où celui qui est à côté de vous devient arbre, maison, ciel. Quelque chose de simple où la part d’imaginaire est l’unique clef.
Dans le projet proposé par Rimini Protokoll – dont on a déjà apprécié le travail par ailleurs – il n’y a rien. Tout au moins rien à découvrir.
Cela commence dans un cimetière, avec une musique façon dramatique au casque. Quelques cris de corbeaux et une voix féminine d’ordinateur qui dit « Bienvenue sur notre standard d’accueil ». Puis la voix vous demande de choisir une tombe. Et les cinquante spectateurs d’aller chacun devant une.
Alors commence le cycle des questions.
« …/… Cette tombe pourrait-elle être la vôtre ?…/… Pourquoi ce corps s’est-il arrêté de fonctionner ? …/… Quelle est la différence entre un corps mort et un bébé pas encore né ?…/… La personne a-t-elle laissé une famille derrière elle ? …/… Vous êtes venus pour me comprendre. Je vais essayer de vous comprendre…/… Vous faites entre 1m50 et 2m. …/… Vous avez entre 40 et 130 kilos. Votre QI est entre 70 et 130… »
Et la déambulation en ville d’Avignon débute. Et tout le groupe suit « l’homme au tee-shirt rouge », puis les indications données au casque. Et l’on traverse ainsi un parking, un supermarché, une rue, une université – où l’on nous fait écouter l’Odyssée de l’Espace de Stanley Kubrick, lorsque l’ordinateur Hal refuse de répondre aux ordres de Dave. Et l’on ne parviendra jamais à nous inscrire dans la ville, à la faire partenaire, à s’emmêler à son jeu. Et l’on ne parviendra jamais à interroger la relation homme-ordinateur.
L’objectif annoncé était immense. Nous faire examiner la notion de collectif, de distanciation et de groupe, ainsi que la place d’une machine, d’un logiciel, qui dit « Vous allez mourir tandis que moi non. Je vous survivrai », d’une voix recomposée à partir de 2500 heures de voix. Le collectif allemand Rimini Protokoll formé dans les années 90 a pour usage de travailler ainsi, in situ, avec les citoyens, à partir de situations existantes, en analyse – disent-ils – du réel. Sur leur site ils affirment : « Les membres de Rimini Protokoll utilisent leur méthode de manière profondément subtile, dans des constellations toujours plus surprenantes, faisant preuve d’une grande curiosité envers le monde. » Soit. Ici, l’ambition annoncée de « s’aventurer dans un théâtre à la lisière de l’émancipation » – immense objectif n’est-ce pas – est totalement perdu.

 « C’est comment d’être derrière les autres ? …/… Laisse-moi t’emmener dans le théâtre de la nature …/… Peux-tu encore trouver ton chemin sans l’aide d’un groupe ? ».
Il y a ces deux seules fois où la voix dira « S’il vous plaît ». Lorsqu’elle vous demandera d’appuyer sur le bouton d’un ascenseur et lorsqu’elle vous demandera de rentrer dans l’Eglise, « avec respect » (il est vrai qu’on serait tout à fait du genre, nous, les 50, le gentil groupe – la horde tel que la voix nous nomme – à nous jeter subitement vers l’autel en hurlant « mort aux vaches ! » ou quelque chose de ce genre). Une fois assis dans l’Eglise, accompagnés d’une musique de messe, la voix nous dit: « Regarde la lumière qui vient d’en haut et qui t’apporte du réconfort …/… Fais comme si tu priais …/… Je vais essayer de te surprendre. Je vais entamer ma transformation. » Et la voix féminine qui jusque là s’était présentée sous le prénom de Margaux, devient la voix masculine de Bruno qui – nous rassure-t-il – a conservé entier le disque dur de Margaux.
Et il y a ce moment, celui où le groupe, à qui il est demandé à la sortie l’église de se baisser pour regarder ses orteils, de se relever au signal, puis de choisir un objet dans son sac – celui que l’on découvrirait sur nous si l’on mourrait là, soudain, d’un accident de voiture – le brandit et se met à marcher comme lors d’une manifestation. Le son diffusé dans le casque est celui de la grève des intermittents de 2003. Nous serions donc les grévistes qui bloquent Avignon. Et l’on fait croire à ce groupe qu’il est fort. Qu’en brandissant ainsi dans le vide un quelconque objet, il bloque la marche du monde. Qu’il a toute puissance. Sauf qu’une jeune femme discrètement, tient derrière elle, derrière le groupe, à destination des voitures, une pancarte où il est noté : « Merci de patienter (moins d’une minute) ». Alors on ne joue plus. Le son diffusé n’est pas seulement le son des manifestants mais aussi celui des commentaires. Dont celui-ci : « Ce soir en Avignon nous n’avons pas trouvé de grévistes heureux… ». Dans ce jeu du dedans / et du hors, le hors gagne. Le seul spectacle est devenu celui de ce groupe qui se met à courir lorsqu’on le lui demande, et le projet qui jusque là se montrait seulement ennuyeux change pour devenir l’étude sociologique ratée de ces personnes encadrées par trois porteurs d’antennes et une voix d’ordinateur. Une farce qui, si elle ne se voulait pas si sérieuse, flirterait aisément à la lisière d’une animation de Club Med. Et l’on repense à Gilles Deleuze qui disait simplement : « Alors, bien sur, ca ne se fabrique pas comme ça, on ne se dit pas un jour “Tiens, je vais faire tel concept, je vais inventer tel concept“. Pas plus qu’un peintre ne se dit un jour “ tiens, je vais faire un tableau comme ça“. Il faut qu’il y ait une nécessité, sinon il n’y a rien du tout.»

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Möglichkeiten des Sprechens und Schauspiel / Possibilités du Parler et de l’Acteur https://www.insense-scenes.net/article/moglichkeiten-des-sprechens-und-schauspiel-possibilites-du-parler-et-de-lacteur/ Fri, 12 Jul 2013 19:06:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=620 Par les villages, une pièce de l’auteur autrichien Peter Handke, nous confronte sous forme d’un „poème dramatique“ avec des mondes perdus et des mondes à venir. Entre ces deux, autour d’un conflit de famille, Gregor rencontre son frère Hans et sa soeur Sophie à la recherche de sens et de ce que devrait ou pas être transmis. Stanislas Norday, avec Dieudonné Nianounga artiste associé au 67e Festival d’Avignon, souhaite faire de ce texte un poème vivant. Il entend la pièce comme „une ode aux humiliés et aux offensés“ et aussi à l’art de l’acteur.
Der Innenhof des Papstpalastes (Cour d’honneur) ist eine Bühne wie sie Stanislas Nordays Vorstellungen entspricht. Was Kino und Theater voneinander unterscheide sei der „physische Schock“1 den man bei letzterem erlebe, umso mehr an diesem beeindruckenden Ort inmitten von zweitausend anderen Zuschauern und umgeben von hohen Mauern über denen am Himmel die Vögel kreisen. Freilich ist dies ein Effekt den das Publikum des Cour d’honneur allabendlich erleben kann. Für Norday ist das direkte Aufeinandertreffen von Akteuren und Zuschauern zudem Hauptmotiv seiner Inszenierung von Handkes Über die Dörfer. „J’ai la passion du public, je fais du théâtre pour lui. Il est mon partenair principal!“2. In diesem Punkt unterscheidet er sich maßgeblich von Autor Handke. Jedenfalls äußert der in einem, zwar schon 1967 gegebenen, Interview er denke nicht über das Publikum nach sondern über sich, darüber was ihm selbst noch nicht bewusst sei. Dieses müsse auch dem Publikum bewusst gemacht werden.
Auf Nordays Suche nach einem Stück wurden Prinzen und Könige sofort aussortiert, er sucht die Stimme eines Arbeiters. Brecht ist ihm zu demonstrativ. Handke selbst erklärte, selbst Beckett und Brecht hätten nichts mit ihm zu tun3. Es müsse einem unserer Zeit angemessenen Theater Raum geschafft werden. Handke ergreift deshalb selbst das Wort und veröffentlicht 1981 beim Suhrkampverlag Über die Dörfer. Dreißig Jahre später fällt Nordays Wahl auf dieses Stück. Wenn Brecht und Becketts Stücke in den achziger Jahren bereits nicht mehr der Zeit entsprachen, kann Handke uns im Jahr 2013 noch entsprechen? Ja, findet Norday, denn dieser Text spricht über und von uns allen, und er spielt an den Orten unserer Zeit.
Norday, seine Truppe und das Festivalpublikum begegnen sich also am hellichten Tag, bevor die abendliche Dunkelheit und das damit verstärkte Scheinwerferlicht die Bühne hervorhebt und das Publikum unsichtbar macht. Man ist zumindest bereit ist für vier Stunden geteilte Zeit. Wenn es nach Norday ginge bildete man nicht nur eine momentane Gemeinschaft sonder auch eine Gesellschaft in der Führungspositionen, gerade an Kulturinstitutionen, als Kollektiv besetzt würden. In der Menschen gegen Unrecht auf die Barrikaden gehen würden. Die Medienpräsenz des, neben dem kongolesischen Autor und Regisseur Dieudonné Niangouna, zweiten Artiste associé ist mit derartiger Mühe und Fleiß erarbeitet dass man geradezu überflutet wird mit seinen Stellungnahmen dieser Art. Es geht viel um (Kultur-)Politik in den Interviews mit Norday die in Avignon derzeit überall zu finden sind, wiederholt auch um das Besetzen von öffentlichen Plätzen um gegen Unrecht vorzugehen. Anstatt in den nächsten Flieger nach Istanbul zu steigen macht Norday aber Theater. Und wir gehen hin, ebenfalls anstatt in den nächsten Flieger zu steigen. Dort finden wir uns in einer Situation wieder die der guten Idee von der Gemeinschaft eigentlich zu widersprechen scheint, dafür aber klassischem Theater sehr gut entspricht. Auf der einen Seite zweitausend Zuschauer und auf der anderen ein einzelner. Der wird uns was erzählen von uns, in der Sprache unserer Zeit. Wir sind ja sein Hauptpartner.
Gregor (Laurent Sauvage) kehrt auf das Erhalten eines Briefes seines Bruders Hans (Stanislas Norday) in sein Heimatdorf zurück. Das an Gregor vererbte Gut der Eltern soll verkauft werden um der Schwester Sophie (Emmanuelle Béart) zu ermöglichen eine eigene Existenz aufzubauen. Der Arbeiter und die Angestellte vom Lande treffen auf den intellektuellen Heimkehrer. Der kommt zurück aus der weiten Welt und wird begleitet von Nova (Jeanne Balibar), dem Geist des neuen Zeitalters. Den Konflikt um die Familienangelegenheit begleitet eine allgemeine Sinnsuche.
Eine der Hauptfragen die Norday dabei beschäftigt ist: Was ist wert, überliefert zu werden? Tatsächlich eine Frage die interessiert. Unsere Existenz und permanente Anwesenheit in einer digitalen Parallelwelt ist kaum mehr wegzudenken aus der realen. Beruflich und geographisch besteht die Möglichkeit (der Zwang?) zu absoluter Flexibilität. Gesellschaftliche Ordnungen der Heimat können mit etwas Mut getrost überschritten werden. Es stimmt also. Wozu an etwas festhalten. Und an was.
Zum einen also die Welt des Vergänglichen und des Fortschritts, der schnellen Erneuerung und Verbesserung. Zum anderen die des Dorfes, da ist es „zehntausend Jahre vor unserer Zeit, und es ist unsere Zeit“4. „Die Steinblöcke wurden zu Terrassenmauern geschichtet, und auf dem steinfreien Erdreich stehen jetzt Obstbäume, oder es wächst einfach nur Gras, von dem aber jeder einzelne Fleck seinen besonderen Namen hat. (…) Ich sehe auf jedem unscheinbaren Arbeiterhaus in jedem noch so entlegenen Dorf eine Firmen- oder Bankplakette blinken, und jedes Haus in der Landschaft als ein Geschäft (…)“5. Tatsächlich, so ist das mancherorts. Ich kann das bezeugen, denn aus solch einem Ort komme ich auch. Und beim Lesen erkennt man sogar einige Menschen wieder. Die drei Arbeiter zum Beispiel. Einer ist „knieweich vom Tag im Lehm und Grus, rotzschniefend, schleimhustend, der wird in seinem Dorf verehrt“. Einer spricht abends nach Sendeschluß „mit großem Gluckern (…) irgendwo im Finstern und sagt so: ‘Baustelle, Tal, Land, Erde unten, Sterne oben, hört her, ich bin’s’“. Sie bekommen „Entfernungs-, Gefahren- und Schmutzzulagen“ und schlachten ein Schwein für den Winter. „Wir sind unsern Kindern gegenseitig die Taufpaten und füreinander die Sargträger“6. Ich kenne diese Leute sozusagen persönlich, sie sind so alt wie ich, manche auch jünger oder viel älter. Vielleicht geht das den anderen Zuschauern an diesem Abend ebenso, vielleicht erkennen wir uns alle ein wenig in Gregor wieder. Wie könnte uns Handkes Text da nicht interessieren.
Über die Dörfer trägt den Untertitel Dramatisches Gedicht. Die Inszenierung beginnt mit langer Stille. Gregor steht allein mitten auf der Bühne. Dann kommt Nova.
Und es beginnt ein Gedicht das aus langen Monologen Selbstgespräche und solche zwischen zwei oder mehr Personen baut. Sofort wird es tatsächlich zu einem „lebenden Gedicht“ („poème vivant“) wie Norday es angekündigt hat: Auf der weiten Ebene der Bühne, die von einigen Containern umrahmt wird welche die Großbaustelle andeuten, werden hin und wieder klar gezeichnete Positionswechsel durchgeführt. Einer spricht, ein anderer hört zu. Zwar nicht natürlich, sondern in höchstem Maße stilisiert, aber damit in Schlichtheit die nie die Aufmerksamkeit vom gesprochenen Text ablenkt. Langsam aber beharrlich, Wort für Wort, rollt das Stück sich zu einem Epos auf.
Vor einigen Tagen war im Rahmen der Berliner Festspiele ein anderer, ebenfalls beinahe vierstündiger Epos unserer Zeit zu sehen. Life and Times – Episode 1 des Nature Theatre of Oklahoma setzt die am Telefon erzählten ersten Lebensjahre einer Tochter der oberen Mittelschicht in den USA in Musik und Gesang um. Durch andauernde Unterhaltung wird da die Welt wie sie hier und jetzt ist karikiert und vom Zuschauer nach Belieben hinterfragt. Im Programmheft steht „Das Epische ist gekennzeichnet durch seine erzählende Haltung, durch die direkte Ansprache des Zuhörers, durch die ermüdend ausführliche Darstellung einzelner Gegebenheiten und eine gewisse Lust am Verweilen. (…) Jedes Füllwort, jedes ‘anyway’ wird zu einer Setzung. Wie in allen Epen werden auch die banalsten Geschichten so allegorisch und kollektiv: Es geht immer auch um uns.“7 Über die Dörfer ist wahrlich kein Entertainment. Ansonsten aber trifft die Beschreibung auch an diesem Abend zu.
Was im Spiegel nach der Uraufführung von Über die Dörfer 1982 bei den Salzburger Festspielen unter der Regie von Wim Wenders kritisiert wurde ist an diesem Abend, zumindest für den ersten Teil der Inszenierung, nicht der Fall. Dort steht: „Wenn Gregor im dunklen Erlösungs-Deutsch fortfährt (…), dann scheint die Grenze vom hohen Pathos zur bloßen Lächerlichkeit unumkehrbar überschritten zu sein. (…) Gregors Vorrat an abgestandenen Weihwassern scheint unerschöpflich zu sein.“ Gregor wird außerdem vorgeworfen er trage mit sich einen „Tränensack der süßlichen Wiegenlieder“8.
Auf die Frage ob Handke wohl ein Utopist sei antwortet Michael Roloff, ehemaliger Handke-Übersetzer ins Englische: „ Ein bisschen schon, sonst nicht all dieses Pathos. Speziell in Novas hölderlinähnlicher Hymne (…). Intrapsychisch gesehen ist das ein Wissen um die Unmöglichkeit der Erreichbarkeit des Ideals“9. Und es ist nicht die Textvorlage die in Nordays Inszenierung Probleme bereitet. Er inszeniert ein Theater der Sprache und sieht Über die Dörfer als eine „Ode an das Schauspiel“. Es stellt sich aber dann die Frage was Schauspiel sei.
In einem Interview von 1967 mit dem jungen Handke sagt dieser es gehe ihm um die Möglichkeit des Sprechens. Nicht um „Clownerie“. Man verlasse sich noch zu sehr auf die Mittel des alten Theaters. Er sagt das ein Jahr nachdem sein Stück Publikumsbeschimpfung unter der Regie von Claus Peymann uraufgeführt wurde und damit Handkes Theateransatz etabliert. Man wünscht sich an diesem Abend oft Norday würde Handkes Meinung diesbezüglich teilen. Anstatt dessen wird man nach einigen Szenen den Eindruck nicht los ein Museumsstück Theater zu begutachten. Auch die Begleitmusik, welche zum einen die Empfindungen der Figuren auf der Bühne doppelt und zum anderen jene des Zuschauers lenken will, steht der Wahrnehmung für die « Möglichkeit des Sprechens » im Wege. Das geht auf Kosten des Texts.
Emmanuelle Béart sei Dank, sie macht sich als einzige neben Laurent Sauvage frei von operngleichen Schauspielübungen die man für überkommen gehalten hatte und die tatsächlich riskieren die „Grenze der bloßen Lächerlichkeit“ zu überschreiten. Ganz ohne geschwellte Brust, ohne zitternd gen Himmel erhobene Hände, fast ohne Tränen, ohne Niederknien und ohne Steh- und Spielbein-Wechsel (der dann doch an Prinzen und Könige und weniger an Helden der Arbeit erinnert) bewegt sie sich auf der Bühne.
Selbst von weitem ist ihr maskenhaftes Gesicht zunächst erschreckend. Béart ist selbst das Bild für die Absicht Vergangenes festzuhalten. Gregor lernt aus der Entfernung den Ort seiner Herkunft lieben und kehrt zurück um die Vergangenheit festzuhalten. Béart versuchte das selbe mit ihrer Schönheit und scheitert wie Gregor. In diesem Scheitern sind beide menschlich, und das erreicht den Zuschauer auf den Rängen mehr als vorgeführtes Engagement. Béart belässt es dabei, ohne Nachdruck sondern mit der Stimmkraft eines Schauspielers und ansonsten mit Natürlichkeit, Handkes Text für Sophie wiederzugeben, der dann allein seine Wirkung tut.
1 Conférence de Presse, 05/07/2013
2 Interview Télérama, 03/07/2013
3 Saalprogramm Cour d’honneur 10/07/13 Par les villages, Festival d’Avignon
4 S.19, Über die Dörfer, Suhrkamp Verlag, Ausgabe 2002
5 S. 18, s.o.
6 S. 36, s.o.
7 Florian Malzacher
8 DER SPIEGEL 31/1982 ;Christian Schultz-Gerstein über Peter Handke: Über die Dörfer
9 http://www.begleitschreiben.net/schoen-wie-so-vieles-michael-roloff-zu-peter-handke-i/

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Entdeckungen eines Herdentiers / Découvertes d’un animal de horde https://www.insense-scenes.net/article/entdeckungen-eines-herdentiers-decouvertes-dun-animal-de-horde/ Thu, 11 Jul 2013 19:20:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=630 Geleitet von einer Audioführung begibt man sich mit Remote Avignon, welches vom 8. bis zum 19.Juli geboten wird, auf eine von Stefan Kaegi (Rimini Protokoll) kreiierte Stadtführung die in keines der zahlreichen Theater führt sondern vielmehr die Stadt abseits der bekannten Festival- und Touristenziele erkundet. Dabei lässt man sich auf ein Spiel ein bei dem das Dasein als Mitglied einer Gemeinschaft und das Leben in einer mehr und mehr digitalisierten Welt erforscht wird. // Avec un tour guidé par casque, crée par Stefan Kaegi (Rimini Protokoll) on a, du 8 au 19 juillet, la possibilité de découvrir la ville d’Avignon loin des nombreux théâtres et des points touristiques. En se faisant, on entre dans un jeu qui fait expérimenter l’être comme membre d’une communauté et la vie dans un monde plus et plus digitalisé. Une des questions principales qui se pose, pendant et aussi après avoir fait partie de Remote Avignon, est „à qui et pourquoi donner sa confiance?“.
In der prallen Mittagssonne versammeln sich fünfzig Personen auf dem Friedhof Saint-Véran in Avignon, ausgestattet mit Kopfhörern. Einer mit rotem T-shirt wird als Person unseres Vertrauens vorgestellt, man dürfe sich an ihn wenden bei Unklarheiten, Panikattacken oder sonstigem Unwohlsein. Ansonsten solle man sich ganz auf seine Kopfhörer verlassen.
Schlechter Empfang. Die von künstlichem Vogelkreischen begleitete Geisterbahnmusik knackst und rauscht bisweilen. Eine freundliche Frauenstimme die an eine Stewardess erinnert erklärt keine Rettungsmaßnahmen sondern fordert mich auf von Trauergesellschaften die mir begegnen könnten respektvollen Abstand zu halten. Dann bittet sie mich ein Grab meiner Wahl zu besichtigen. Dort soll ich mein Alter und überhaupt mich mit dem Verstorbenen vergleichen. Was wohl von dem vor mir begrabenen Körper übrig ist. Sie selbst habe keinen Körper sagt die Stimme. Ihr Name ist Margot. Sie will mein Freund sein. Sie erklärt mir sie sei erzeugt in einem Programm, ihre Worte sind komponiert aus einzeln aufgenommenen Silben. Margot spricht zu mir, ganz im Gegenteil zu den Toten um mich. Stimmt. Genau wie ich per Fernsprechanlage mit diversen Apparaten sprechen kann damit diese tun was ich will. Genau wie mein Navigationsgerät zu mir spricht, nur dass ich dort sogar die Sprache wählen kann.
Margot spricht ausschließlich französisch und möchte mich und die anderen nun gerne wie Tiere behandeln. Wie Tiere behandeln? Sie meint das freundlich, und erklärt uns wir seien zu viele für eine Familie und zu wenige für eine Stadt. Wir erfüllten genau die Anzahl einer Herde. Zuerst sollen wir uns zwischen den Gräbern wie Katzen zum Ausgang schleichen. Das ist ein bisschen beschämend. Aber wir tun es, aus unseren Kopfhörern tönt dazu Katzengemaunze.
Auf dem Parcours den wir nun durch eine Tiefgarage, einen Supermarkt und durch die Altstadt abgehen werden übrigens immer wieder beschreibende Geräusche erklingen. Ein Zug während wir durch den Tunnel gehen, Stimmen des Streiks der 2002 das Festival d’Avignon verhindert hatte während wir, den Anweisungen folgend, einen Demonstrationszug simulieren. Wir werden also auf Entdeckungsreise unserer eigenen Welt geschickt und an manchen Stellen freundlich dafür sensibilisiert dass wir unser Vertrauen in Maschinen stecken. Dass wir Anweisungen folgen die digital erstellt wurden. Dass wir überhaupt oft Anweisungen und Regeln folgen. Im Straßenverkehr, beim Betreten einer Kirche, beim Erhalten eines Diploms. Alte Anweisungen, neue Anweisungen. Miserere nobis.
Das steht geschrieben in der Kirche wo wir uns abkühlen und besinnen können, und in der Margot eine Wiedergeburt erfährt. Sie transformiert sich in Bruno. Bruno bietet mir an, mich ebenfalls zu transformieren, ihm Informationen über mich auf einer Harddisk anzuvertrauen damit man alles in Silben und Worte für eine digitale Stimme verwandeln könne.
Des öfteren wird unsere Herde in Gruppen geteilt. Dann sollen wir uns gegenseitig ganz genau beobachten und werden wieder sensibilisiert, für unsere Scham und für unsere Vergänglichkeit. Einmal schreiben wir in einem Hörsaal auf was von uns übrig bleiben soll wenn wir tot sind. Wir spielen weiterhin mit und ich schreibe etwas sehr pathetisches, das ist peinlich. Aber auch irgendwie schön. Einmal betrachten wir einen kleinen öffentlichen Platz wie eine Bühne, Passanten wie Schauspieler. Man wird, falls man es noch nicht sein sollte, aufmerksam für die Welt als Bühne des Lebens. Ich komme mir vor wie auf einem Lehrpfad, es ist ein bisschen viel der Sensibilisierung an diesem Nachmittag unter der Sonne Südfrankreichs. Am besten gefallen mir dabei die Momente in denen das System hakt. Meistens bin ich versehentlich der Grund dafür. Denn am Empfang liegt es nicht, der ist jetzt sehr gut und Margot und Bruno sehen all unsere Reaktionen vor, so bauen wir keinen Unfall und werden nie ratlos allein in der Stadt gelassen. Aber weil sie französisch sprechen kommt es vor dass ich nicht alle Kommandos verstehe, einmal heißt es man solle den anderen zuwinken aber es ist die Gruppe uns gegenüber die winkt, in meiner Gruppe winke nur ich. Hatte wohl als einzige eine Anweisung überhört und bin nun das schwarze Schaf.
Beim Demonstrationszug der uns die Macht der Masse erfahren lässt indem wir die Straße versperren und Autos am Weiterfahren gehindert werden will ich mich gerade der eben gestellten Frage was Demokratie sei widmen, da steigt meine Begleitperson aus. Wir nehmen unsere Kopfhörer ab und entfernen uns. „Digitale Stimmen werden schon seit Jahren im Theater verwendet. Ich habe schon Sacre de Printemps per Audioguide getanzt. Ich ertrage dieses Geführtsein von programmierten Maschinen und Leuten die denken sie müssten mir etwas beibringen nicht länger“ sagt sie. „Aber gerade darüber wird man sich doch dabei bewusst“ erwidere ich. Sacre de Printemps habe ich noch nie getanzt, auch nicht per Audioguide. „Glaubst du wirklich die ganzen Leute hier wüssten das nicht schon längst?“. Stimmt eigentlich.
Aus der Entfernung beobachten wir die inszenierten, stummen Demonstranten. Wir bemerken dass eine junge Frau die bisher ein Mitglied der Herde zu sein schien diskret ein Schild hochhält für die Autofahrer. Darauf ist das Label des Festival d’Avignon und darunter „Merci de patienter (ça ne dure qu’une minute)“. Es ist also nicht nur eine künstliche Stimme die uns führt sondern auch eine zurechtgebogene Realität die wir erforschen. Mein Eindruck einer zwar etwas zu didaktischen aber ansonsten eigentlich spannenden Entdeckung meiner eigenen Welt in einem Projekt von Vorreitern des Theaters unserer Zeit fällt in sich zusammen. Ich sehe wie sich die jetzt ziemlich hemmungslose Truppe mit dem Gefühl alles sei here and now und herrlich real weiter durch die Stadt arbeitet, und ich komme mir ein wenig vor als hätte mich jemand hinters Licht geführt. Selber schuld.
Ich folge also meiner Begleiterin die mich weg von unserer Herde und durch verwinkelte Gässchen lotst, sie argumentiert weiter gegen den soeben mitgemachten Parcours und mehr und mehr stimme ich ihr zu. Dann beschließe ich zu versuchen ein Ticket für Marthalers King Size heute Abend zu bekommen. Wieder allein ist es plötzlich extrem angenehm selbst über meinen Weg und meine Wahrnehmung zu entscheiden, zumindest ohne direkte Vorgaben. Weder von Rimini Protokoll, noch von Technik die mich umgibt, noch von sonst irgendwem.

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D’après une Histoire de Rizzo… une communauté… https://www.insense-scenes.net/article/dapres-une-histoire-de-rizzo-une-communaute/ Thu, 11 Jul 2013 19:19:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=629 La disposition de la scène se regarde comme un tableau gris sombre avec des lignes fortes pointues, deux niveaux : une plateforme au fond à gauche pour deux percussionnistes, la scène pour les danseurs. D’abord une nature morte en arrière à droite – une chaise, un livre, une plante, trois boules de pétanque et un manteau. Puis, un par un, huit danseurs rejoignent le plateau, des hommes du bassin méditerranéen. Du 7 au 15 juillet, pendant un peu plus d’une heure, la salle du gymnase du Lycée Aubanel se remplit de testostérone dans le sens le plus intense mais en même temps très sensible. Christian Rizzo, le chorégraphe de D’après une histoire vraie, invite notre regard et notre pensée à songer des notions paradoxales.
D’après une histoire, pourtant sans le récit.
Malgré son titre D’après une histoire vraie il ne s’agit pas chez Rizzo de raconter une histoire, c’est-à-dire que plus qu’une histoire c’est surtout la question de la transmission des sensations, ou plutôt une sensation par le travail de « laboratoire d’expérience », comme il le dit à l’école d’art lors de la rencontre publique. Une sensation qu’il a gardé en soi depuis près de dix ans, la préparation de projet en deux ans puis sept semaines de répétitions. Voilà comment naît une pièce chorégraphique de Rizzo qui propose un voyage sans destination accompagné par huit danseurs et les musiciens Didier Ambact et King Q4, un duo spectaculaire derrière les batteries électroniques.
C’est une histoire sans récit où danse une communauté d’hommes. Une histoire sans mots, sans construction grammaticale et sans séparation par ponctuation mais un récit qui s’ouvre par les mouvements, passes corporelles et l’espace sonore. Le spectateur est donc confronté à une autre forme de réception qui passe par les sensations sensibles et visuelles, par attraction et répulsion des corps dansés. Il n’y a pas de mouvement sans rythme et ce rythme corporel et musical raconte une histoire qui ne s’écrit pas mais qui se visualise dans les gestes hybrides de temps lointaines. D’après une histoire vraie présente un autre forme de récit qui est pourtant aussi signifiant que les paroles, voire encore plus sensationnelle. Ce qui contredit la pensée de Jean-François Lyotard d’après qui les formes post-modernes sont moins racontables puisqu’elles manquent du récit, du coup, sont moins signifiants. Rizzo raconte, même sans le récit.
Vide. La nouvelle espace.
Aucun bruit. Les huit danseurs en jeans et t-shirts gris aux pieds nus entre un par un sur la scène en adoptant les mouvements des autres puis en formant des figures : binômes et ternaires, indépendants, comme des molécules qui rebondissent aléatoirement dans l’espace fermée. Pourtant, la chorégraphie est loin d’être aléatoire. Ecrit avec une rigueur et précision tout est calculé, tout sauf les dernières minutes ou les danseurs prennent la responsabilité de l’improvisation. Mais…avant cette improvisation il y a tout une progression des rythmes répétitifs, des mouvements inspirés des origines diverses et de souffle commune. Le souffle qui ne cesse pas pendant une seule seconde. On le sent en continu dans le mouvement, dans la musique et dans l’espace qui se crée.
Cet espace produit un effet de symbiose entre des mouvements traditionnels et contemporains lié à la performance de percussionnistes mais aussi à des lumières faibles qui forment un certain mouvement en soi, en glissant discrètement dans toute direction, « inadapté volontairement », explique le chorégraphe. C’est un espace qui se crée pour une première fois quand tous ces éléments en rythme évolutif arrivent à un point de crescendo. Puis de nouveau – aucun bruit. Les danseurs quittent la scène en enlevant élément par élément la nature morte en arrière à droite sur la scène. Apparaît la création d’un nouvel espace, par le vide, ce qui donne lieu à une re-naissance de nouvelles formes et énergies. Ce qui donne aussi une raison pour s’écarter d’un espace quotidien encadré par les codes subconscients. Un geste simple de se tenir par la main entre hommes ne devient, dans cette symbiose temporelle et géographique, rien d’autre qu’un …geste simple qui fait partie d’un rituel d’une communauté. Cette notion de communauté est très puissante chez Rizzo.
D’après une histoire vraie pose une question primordiale – l’appartenance et le rejet. Les corps qui dansent près des corps immobiles « rejetés » sur la scène en sont le signe expressif et la manifestation sensible. Un dessein cher à Rizzo…

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King Size : Un Marthaler sur mesure. https://www.insense-scenes.net/article/king-size-un-marthaler-sur-mesure/ Thu, 11 Jul 2013 19:18:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=628

Artiste associé de l’édition 2010 du festival d’Avignon, avec un Papperlapapp déployé dans la Cour d’Honneur, Marthaler était également dans l’édition 2012, avec My fair lady, à Vedène. Il est à nouveau présent à l’Opéra théâtre, avec King Size, une pièce musicale. Une comédie légère, tout en scènes décalées, voire déjantées, qui est la marque de fabrique de Monsieur Marthaler, génial observateur des petits piments du quotidien qui, dès lors qu’il les re-visite et les accommode, les présente au public, lequel les goute avec ferveur.
Le philosophe travesti
C’est ainsi que l’on pourrrait nommer le metteur en scène de King Size. Philosophe, oui, si l’on veut bien admettre que le philosophe est ce penseur de la vie qui cherche un sens et une explication à celle-ci. Aux côtés d’Aristote, de Leibniz, de Hegel, de Kant, de Descartes, d’Heidegger, de Bergson, de Hume, etc… Marthaler serait un philosophe à part entière qui, recourant à un mode d’écriture plastique, écrirait d’une pièce à l’autre, son grand Traité de nos petites vies cocasses, tourmentées, tragico-comiques, installées dans le pathos et le « rigolosse ». « La vie rigolosse »… ou enfin un concept. Soit un personnage comme en rêvait de temps à autres Deleuze.
Philosophe soucieux d’esthétique et pataphysicien préférant explorer les états chaotiques des situations humaines avec une loupe rieuse, Marthaler est aux arts de la scène ce que Nietzsche est à la philosophie : un être de la démesure, où le principe d’escalade et celui d’un esprit d’escalier l’emportent vers les sommets du sublime drôle et joyeux. Car Marthaler est aussi le fervent d’une philosophie joyeuse et on pourrait le chanter : « Y a de la joie, bonjour bonjour les hirondelles, y a de la joie ». Théoricien donc, du plaisir et du rire qui naissent des rencontres intempestives et imprévues, les premières lignes du programme donnent de la voix et c’est bien celle de Marthaler que l’on entend. Je cite : « Enharmonie : technique de composition musicale qui permet d’écrire un même son, à la même hauteur de deux manières différentes et donc avec deux fonctions différentes. Cela donne une parfaite idée de ce qu’est la notion d’évolution et de métamorphose. Selon Marthaler, sans ces enharmonies permanentes, aucune liaison entre êtres humains ne serait possible : pas de mariage, de fiançailles, pas de complicité secrète, pas même le plus innocent des baisers ». Voilà, pour l’initiation et qui place Marthaler au même rang que Darwin lequel proposait une analyse critique de nos métamorphoses et de l’évolution.
Quand on arrive en ville
Qui n’est pas qu’une chanson de feu Balavoine, on cherche une chambre d’hôtel. Et c’est cette chambre, grandeur nature, qui s’offre au regard à l’Opéra-Théâtre. Chambre à la tapisserie snob et intemporellement kitsch où tout, du mobilier au lit, des couvertures aux oreillers, fait apparaître un Monde. Un monde ou deux, c’est selon, qui s’organise en deux états : être éveillé ou être endormi, être conscient ou rêvé. Et d’une certaine, s’il y a une pertinence à l’expression « comme on fait son lit on se couche », alors disons que la pièce King Size en réfléchirait le nuancier chanté et légérement dansé. King Size (taille de lit pharaonique) s’organisera ainsi autour d’une couche, et Marthaler en peintre de la nature humaine, en ajoutera plusieurs qui ont toutes la même base : le distancié. Ou comment imaginer un théâtre qui, tout en regardant la réalité, s’en empare pour lui faire rendre ses couleurs comiques, ses teintes inappropriées, ses pigments savoureux.
C’est ainsi une sorte de comédie musicale qui flirte avec le lyrique, une pièce de boulevard où l’on évite soigneusement de faire claquer les portes…. qui est mise en scène, en place. La chambre comme planisphère, comme carte cognitive, comme mappmonde insoupçonnée, comme territoire d’aventure, voire île mystérieuse qui livrerait ses secrets à qui y débarque.
Alors, à vue, comme dans un rêve éveillé, le major d’homme et la femme de chambre deviennent l’amant et la maîtresse en costume de gala, la cleptoman et le pianiste : l’obsessionnel et le mozart d’une nuit. Et de voir en ces acteurs, chanteurs et danseurs aux sommets de leur art, la métamorphose et l’espoir qu’est King Size. King size que l’on regarde comme une page de magazine people où le principe cendrillon (je deviens princesse qui fait rêver) est à l’œuvre. Effet Pretty woman assuré, garanti par l’assurance d’acteurs et interprètes hors normes.. Et dans un pas de deux qui frôle un pas de danse, c’est de façon burlesque que se donne à voir cette pièce, finalement, darwinienne.
King Size est ainsi une pièce où l’on croirait que l’ensemble de ces interprètes, en forme de somnambule, jongle avec les états conscients et inconscients de la réalité. Soit, à même la chambre, une manière d’y entrer en préférant d’autres échelles où le rêve parfois vire au cauchemard rieur (le bar inatteignable, le mime d’une limace géante, etc).
C’est drôle, oui. C’est furieusement décalé. C’est incroyablement maîtrisé dans le geste, la technique chorale, le corps dansé. Et d’ajouter peut-être une ligne encore au Traité de Marthaler qu’il écrit, pièce après pièce… C’est qu’une vie qui ne se chante pas, qui ne se danse pas, qui ne se rit pas… est à peine une vie. Comme on peut l’entendre dans King Size avec « I’ll be there-the Jackson 5 », parodié. Marthaler serait ainsi, aussi, peut-être l’un des membres de la famille d’Epicure. Et puisqu’il est permis de rêver, dans ce travail qui ne connaît de bornes, alors il en est sans doute le père. Ah, métamorphoses !

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Angélica Liddell. Imposible soledad. https://www.insense-scenes.net/article/angelica-liddell-imposible-soledad/ Thu, 11 Jul 2013 19:17:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=626
Angelica Liddell est une fois encore venue à Avignon. Pour deux spectacles. D’on l’on repart la mort aux lèvres, que l’on essuie d’un revers de peau, et qui reste.

Il y a toujours ce moment.
Celui où l’on bascule.
Le même que celui où elle s’est effondrée indiciblement, puis relevée.
Un jour.
Elle ouvre Todo el cielo sobre la tierra d’une longue robe jaune et le clôt vêtue de noir de rock. Rayonnante puisque sombre. Ouverte puisque retirée. Amoureuse éconduite amoureusement assoiffée de n’être jamais repue d’avoir envie d’aimer, et de chuter. Ce sera Elle que l’on traversera. Ce Elle du plateau. Ce Elle de l’écriture. Ce Elle du corps, de la voix, ce Elle adoré et haï. Ce « Monstre ». Ce reflet. Le projet commencé l’année dernière avec Maldito sea el hombre que confia en el hombre : un projet d’alphabétisation, et poursuivi cette année avec Ping Pong Qiu et Todo el cielo sobre la tierra, est cette expérience absolue d’avec elle-même. Et il y a toujours ce moment. Celui où l’on bascule.
« Comment se fait-il que quelqu’un vous convienne ? » demandait Pina Bausch à ses danseurs lors des répétitions de Bandonéon. De fait. Oui. Comment se fait-il que quelqu’un vous convienne. Comment vous avez fait pour le trouver. Pour le reconnaître. Pour ne pas être déçu. Pour trouver la force d’abandonner de vous des choses qui vous structuraient. Pour que l’autre accepte, pour vous, d’en faire de même. Et pour danser avec, le temps d’une valse, ou d’une vie. Lorsqu’elle regarde tourbillonner le couple de danseurs chinois septuagénaires qu’elle a découvert à Shangaï et invité à la rejoindre, et à qui elle offre la musique de Cho Young Wuk, Angelica sourit. Comment, pour l’amour.
Et aussi : Comment, pour la douleur. Comment on vit, en même temps que ces images, celles de la barbarie. Par exemple ces images d’intellectuels chinois torturés. Insoutenables photographies dont Angelica choisit de n’exposer, à l’entrée du spectacle Ping Pong Qiu, que les plus légères, les moindres. Dont elle nous laissera libres – et cela sera si facile – d’imaginer l’inextinguible réalité. Ou par exemple ces images des 69 adolescents et jeunes adultes massacrés sur l’île d’Utoya par Anders Breivik, qu’elle invoque pour Todo el cielo sobre la tierra, et dont elle ne montre rien, mais dont on sait tout.
Todo el cielo sobre la tierra porte pour sous-titre Le syndrome de Wendy. Pas le syndrome de Peter Pan, terme utilisé par le psychanalyste américain Dan Kiley pour qualifier ces hommes qui refusent de grandir (en référence à Peter Pan ou au Dieu enfant de Bacchus), pas le dilemme de Wendy (autre ouvrage décrivant le fait que les femmes agiraient toujours inconsciemment comme des mères), mais Le Syndrome de Wendy. Une femme qui ne voudrait pas grandir, qui ne serait pas capable d’atteindre une maturité affective, qui resterait emprisonnée dans l’incompréhension du monde des adultes avec la crainte et le désir d’eux mélangés. Cette femme, ici, se masturbe sur une île. C’est là tout ce qu’il lui reste. Là où elle voudrait rester. La masturbation, superbe expression de l’impuissance, de la peur, de l’énergie. L’île, ce Il inatteignable. Cette femme a un double (Lola Jimenez) vêtue d’une robe verte légère au vent. Elle noue des tissus jaunes aux poignets des autres. Un homme à la tête animale (Sindo Puche). Un Peter Pan, bout d’homme aux cheveux de jais (Fabian Augusto Gomez Bohorquez). Ils portent les mêmes costumes chics, d’un brun comme la terre, ou la peste. Le jaune tranche par-dessus. On repense à l’aiguillette, cette bande de tissu jaune que Le Bourreau faisait porter à ses filles, des prostituées, dans la ville belge de Mons au XIVème siècle. On interprète. On déambule. Dans Ping Pong Qiu, Angelica vient s’asseoir au bout d’une table de ping-pong pour répondre aux questions de son comédien Fabian assis à l’autre bout. Pour répondre à LA question. Pourquoi son amour de la Chine ? Elle dit « Je ne sais pas. » Puis. « À cause de la peau » ou « Parce que la Chine n’existe pas ». Un amour impossible. Une passion. La table est pièce centrale, unique. Viendront s’y déguster des nouilles chinoises. Viendront s’y jeter des balles de ping pong de « 2 grammes et demi » que personne ne rattrapera. La robe d’Angelica est ici rouge, les cheveux bleus, l’animal a cette fois une tête d’homme, les costumes ont des inscriptions chinoises, Le Petit livre rouge est rangé précautionneusement, en pile, sur la table. Et le geste revient, en silence. Le geste de torture. Et une chaise reste vide, faute d’une peur trop lourde qui aura empêché la musicienne chinoise prévue à ce poste de venir. Car « il ne faut pas dire du mal de la Chine ». Car « Mao est toujours vivant ».
Et sous la robe rouge Angelica est nue. Prête à recevoir « à la queue leu leu », en farce, les queues de quelques millions de chinois.
« Il n’est pas nécessaire de parler de sur quoi on est tous d’accord. » La torture, la misère, la censure en Chine, on est tous d’accords. « Dire ce que tout le monde a envie d’entendre, c’est facile…/… Il est bien plus difficile de parler de la merde et des merveilles que chacun d’entre nous recèle en dedans, séparément. » La MIERDA. Terreau superbe de poésie. Dans « Todo el cielo sobre la tierra » ce sera ça, jusqu’au bout : Elle, et les immondices qu’elle contient. Elle, et la beauté qu’elle quête. On est tous d’accords sur la folie chinoise. On se dispute sur la folie du voisin qui divorce, pas sur la folie chinoise. La folie chinoise on s’en fout.
« Même si, en apparence, je suis à ma place, en fait je suis loin, loin, loin… » ( Todo el cielo sobre la tierra). Angelica expose ainsi sa DOULEUR. Sa dérive. Son suicide, cette amère tentative de survie. Elle donne à voir son cadavre vivant. Il y a cette date sur son site : sa mort annoncée en 2008. Il y a ce mot à la fin de Ping Pong Qiu, qu’elle évoquait d’un geste dans Maldito sea el hombre que confia en el hombre : pleurer. Le piège serait d’entrer en compassion. On restera à sa place. Spectateur. Partenaire de ce voyage en calvaire qu’elle effectue devant nous. Spectateur – ce co fabulateur, disait Brecht – de la plaie qu’elle ouvre sans pitié. L’auteure britannique Sara Kane avait, au fil de son écriture, fait disparaître ses personnages. Ils perdaient leurs noms, n’avaient plus que des lettres. Ils arrivaient à elle. Dans 4.48 Psychose, Sara écrit « Il y a longtemps que je suis morte / Retour à mes racines / Je chante sans espoir sur la frontière ». Dans Todo el cielo sobre la tierra la dernière phrase du monologue d’Angelica est : « Et mon corps vivant était presque mort. » Et l’on rejoint Pasolini dans Pétrole, son dernier livre resté inachevé : « Au moment même où je projetais et écrivais mon roman, autrement dit où je recherchais le sens de la réalité et en prenait possession précisément dans l’acte créatif que tout cela impliquait, je désirais aussi me libérer de moi-même, c’est-à-dire mourir. Mourir dans ma création : mourir comme en effet on meurt, en accouchant : mourir, comme en effet on meurt, en éjaculant dans le ventre maternel. » Et l’on rejoint, aussi, le Je solitaire de Nelly Arcan, auteure québécoise suicidée en 2009 à Montréal et qui écrivait dans Folle : « Cette lettre est mon cadavre, déjà, elle pourrit, elle exhale ses gaz. »
Nelly, putain, sublime, joujou entre les mains des hommes et des médias, appelait l’amour en détruisant tout ce qu’il contenait, l’hypocrisie puante de phantasmes inavoués. Sur le site d’Angelica est inscrit ce titre : Fille de pute. Elle écrit « Quand je pense à la tuerie d’Utoya, je ne pense ni à la douleur, ni à l’horreur. Quand je pense à la tuerie d’Utoya, je pense à tous ces jeunes gens que j’aurais aimés et qui ne m’auraient jamais aimée. J’imagine leur sexe dans ma bouche. J’imagine d’éternelles fellations. Je n’ai aucun supplément de dignité » (Todo el cielo sobre la tierra). Il n’y a rien à sauver. « MONSTRE ». Elle parle d’elle et du TOUS. Parle exagérément au nom de tous. Pour faire tomber un mur on peut frapper longtemps si on ne frappe pas au bon endroit. Angelica Liddell frappe partout, sur tout le mur, en espérant trouver le point où le mur s’effondrera. Ce moment. Son sexe, son corps, son narcissisme, ses pulsions, sa misanthropie, sa solitude, ces outils-là. « J’ai de longues conversations avec des pervers sexuels, je tchatte avec eux. Tout le monde désormais est au courant…/… Il s’agit la plupart du temps de pratiques liées à l’humiliation. Manger, boire, avaler n’importe quelle substance issue du corps humain – le sang, les selles, la pisse – se faire fouetter ou insulter. Ils me racontent ce qu’il leur plait. Ils ne m’épargnent aucun détail. Et quand ils voient que je suis toujours là, ça les calme, j’imagine que ça leur donne espoir. » TOUT LE MONDE EST DESORMAIS AU COURANT. Comme de dire : voici ce que je suis. Je ne suis, pour le moment, capable de rien d’autre. Comme de dire : Dieu, avouerons-nous un jour le fond de nos âmes. Nelly Arcan dans Putain : « Il y aura toujours entre eux et moi cet écart qui saute aux yeux et qu’ils ne voient pas, quelque chose qui cloche et qui n’est pas entendu. » Toute l’écriture d’Angelica Liddell a cette cruelle utilisation du soi. Cette plongée en l’être abimé. Elle fait de sa solitude et de sa douleur son sujet, elle la martèlera jusqu’à épuisement. Que cela nous plaise ou non. Elle est seule à avancer sur ce chemin, entourée dans Ping Pong Qiu de Lola, Fabian et Sindo, mais qui, assis à ses côtés, l’observent, comme s’il s’agissait pour eux d’être encore là, à tenter de retenir cette Angelica qui réclame « un bonheur qui ne serait pas un combat ». Et il y a toujours ce moment. Où l’on bascule. Cet instant de violence indicible où quelque chose est reconnu. Où la solitude, portée par ce vivant coffre de raisonnance qu’est le spectateur dont parle Nietszche, cesse alors peut-être, pour elle, pour nous, d’être enfin solitaire.

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Théâtre de boulevard : 1 – Les lucioles : 0 https://www.insense-scenes.net/article/theatre-de-boulevard-1-les-lucioles-0/ Thu, 11 Jul 2013 19:15:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=625 Dans l’abécédaire de Gilles Deleuze, il parle de l’état de la littérature du moment et donne la cause de sa condition misérable au fait, entre autre, que les journalistes se mettent à écrire des livres. Vingt cinq ans plus tard, il est possible de voir du 7 au 13 juillet à la Chappelle des Pénitents Blancs ce que ça donne s’ils se mettent au théâtre. Nicolas Truong propose son Projet Luciole où il voudrait « donner corps à la pensée » et « faire du léger avec le  »lourd », que peut éventuellement représenter la pensée ». Il n’arrive qu’à faire du lourd avec du « lourd » et les lucioles crèvent sous le poids d’un humour potache bourgeois.

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Principalement journaliste, Nicolas Truong est « responsable des pages Idées-Débats du journal Le Monde » et organisateur du « Théâtre des Idées » du Festival d’Avignon depuis dix ans. Il s’agit là de rencontres et de débats d’intellectuels dont sont surgis plusieurs livres, notamment Le théâtre des idées – 50 penseurs pour comprendre le XXIe siècle. Il défend dans la préface de ce livre entre autre l’idée d’un service public des idées qui voudrait promouvoir « l’accès direct, libre, gratuit et partagé à l’intellectualité ». C’est certainement dans ce sens qu’il pense son « théâtre philosophique ».
Il est lui-même sur scène au début pour annoncer cette « rencontre », cette « guérilla conceptuelle » de la pensée critique qui ne voudrait pas seulement penser, mais transformer le monde. Ses chers invités sont Nicolas Bouchaud et Judith Henry avec lesquels seront présents une longue liste des plus importants philosophes, principalement du XXe siècle. À chaque nom chute alors un livre du plafond de la chapelle, comme si la lourdeur de la pensée tombait du ciel et pas l’inverse. Quelques uns auront droit à un traitement différé : Guy Debord est réduit à une projection de sa voix, Alain Badiou a l’honneur de voir toute une tonne de livres tomber qui faillent écraser les acteurs, pour Pasolini un livre tombe après l’autre pendant des longs moments. A l’instant que l’on croit que c’est terminé et que Nicolas Bouchaud ose de bouger de son coin, un dernier livre vient s’écraser sur le plateau. Tout cela fait bien rire les spectateurs présents. Nicolas Truong quitte ensuite la scène et laisse libre place à Nicolas Bouchaud et Judith Henry en « costume » d’une, je dirais, bourgeoisie de gauche. La scénographie est constituée de trois chaises et une table avec des bouquins et une étagère aussi remplie de bouquins. S’en suit alors une heure vingt où l’on a droit à des nombreux extraits des plus importantes ouvrages philosophiques, parfois, comme il le dit lui même, des véritable « stars », étoiles adorés et médiatisés. Ces extraits sont intercalés par des musiques et des danses naïves où l’on s’amuse ou où, au contraire, comme par exemple sur le morceau de Johnny Cash, Hurt, une sentimentalité bourgeoise oblige Judith Henry de serrer son partenaire de jeu dans les bras, mais où les livres sont un obstacle à cette rencontre. Ceci fait encore bien rire nos chers spectateurs. Ces extraits philosophiques sont montés par une sorte de collage qui voudrait par moment montrer comment une pensée se construit par rapport à une autre et qui prend son chemin didactique à travers un jeu naturaliste et psychologisé. C’est dans cet ordre d’idée que les deux s’engueulent, l’une avec les mots de Debord, l’autre avec ceux de Rancière(?). Qu’en sait-je? La philosophie n’est pas Qui veut gagner des millions. Après, les deux s’amusent à un jeu qui consiste d’abord à nommer des concepts, puis de tirer les papiers et d’expliquer ou mimer ces concepts. Le spectateur reste en dehors de ce jeu pouvant se réjouir de regarder comment le pli ou Anti-Oedipe est mimé ou expliqué, comment ils jouent à « galérer » avec les concepts, mais pouvant être d’autant plus content s’il a déjà des notions, comme un voisin, pour dire : Ah, ça c’est Rancière! Tout ce « théâtre » entre guillemets (M. Truong devrait comprendre) trouve son paroxysme au moment où ce texte important de W. Benjamin sur le progrès dans lequel il commente le Angelus Novus de Paul Klee est dit en avant-scène et où ce Angelus Novus est mimé d’une manière volontairement ridicule en arrière scène. Cela fera bien rire les spectateurs. Des exemples de ce genre sont nombreux : « […] le spectateur agit, compare […] » et Judith Henry touche, regarde et compare ses deux seins…
Tout ce jeu bave de complaisance à part un seul moment luisant où une certaine auto-dérision peut être entendu. C’est Gille Deleuze qui est projeté, extrait de son abécédaire, et qui dit qu’ils ne supportent pas les intellectuels qui parlent et parlent et parlent. Merci, Gilles, pour un instant, un sourire a éclairci mon visage. Le reste ne semble pas être un « théâtre philosophique », mais plutôt un théâtre de citations comme on peut le trouver partout, sur les agendas, des sites internet de citations, même les publicitaires s’en servent et qui amènent tout sauf la pensée.
Le Projet Luciole se sert d’une pensée et d’un livre lumineux, celui de Didi-Huberman sur l’espoir et un désespoir de Pasolini, qui éveille réellement le désir et donne lieu à l’espoir, pour faire des lucioles une parole bourgeoise, dominante. Une parole dite, si ce ne sont pas des stars, par des acteurs que l’on connaît des projecteurs de cinéma ou du Festival d’Avignon. Des projecteurs, des spot-light auxquels des lucioles ne pourront probablement pas survivre. Une parole protégée par les toits d’une chapelle dans ce jour de pluie avignonnais. Avec cette installation des lucioles dans le milieu bourgeois, si loin d’un Accattone ou d’un Mama Roma, la pensée est récupérée et transformée en un produit consommable qui fait bien rire certains. Les lucioles qui sont certainement pas là où l’on peut les attendre, comme le dit, si je me rappelle bien, Didi-Huberman lui-même, reçoivent un coup de plus de Nicolas Truong, Nicolas Bouchaud tenant parfois ces sources de références comme une glaive pour achever la connaissance et l’expérience de la pensée avec un savoir.
M. Tuong, je continue de croire aux lucioles, mais nullement là, où vous voulez les voir et comment vous les montrez. Bref, la revanche aura lieu, même si pour l’instant c’est 1 à 0.

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Sortir du théâtre | après Cours d’honneur, de Jérôme Bel https://www.insense-scenes.net/article/sortir-du-theatre-apres-cours-dhonneur-de-jerome-bel/ Thu, 11 Jul 2013 05:45:26 +0000 http://www.insense-scenes.net/?p=3015 Cours d’honneur,

Jérôme Bel, Avignon In

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S’il arrive certains soirs qu’on décide d’aller au théâtre — se couper du monde quelques heures pour trouver des moyens détournés de le rejoindre , se retrancher quelque part seul et avec d’autres, seul dans la mesure où d’autres que nous en même temps seront seuls, avec nous —, si l’on fait ce choix, et j’exclus la raison de la pure consommation (objet qu’on absorbe, digère, pour mieux l’expulser : quelques heures pour penser à {autre chose}, se vider la tête, pour {oublier le quotidien} : non, tout le contraire : plutôt oublier d’oublier enfin —, ce choix d’aller au théâtre qui tient autant du luxe le plus aberrant, mais aussi de la confrontation la plus directe avec soi, la force d’appréhension du temps et des corps la plus violente et la plus exigeante, dont le geste même (celui de se rendre dans ces lieux, le soir quand les commerces ont fermé) fait violence à l’organisation normée d’un monde qui travaille en tout contre l’expérience de la densité du temps et de l’attention continue : oui, si l’on fait ce saut, si l’on choisit d’y {perdre son temps}, c’est à cause de cela même qui fait de la perte une manière d’intensité rendant le temps plus précieux et fragile, capable de donner au temps la puissance transitoire d’une durée accomplie devant nous {une fois} comme pour toujours((est-ce cela que les Anciens nommait la fatalité ?)), et dans l’instant ravagé par lui, et nous face à cela, redonnés au monde qui a passé, dépositaires de ce temps qui nous a portés et que nous porterons ensuite en nous, peut-être pour repeupler le monde, peut-être pour mieux l’appréhender, pour l’habiter autrement en tous cas, et pourquoi pas pour le changer : non d’un surcroit de savoir, ou même d’images, mais de vie, sans doute, et d’une qualité de temps qui rend le temps plus vif, puisqu’il m’a permis de considérer la vie plus épaisses encore et plus riche d’avoir été nommée et redonnée, et, en cela, sacrée.

De quoi parle le théâtre ? J’ai peur, posant ces mots, d’arrêter celui de {théâtre} et d’en faire une valeur en soi, de lui prêter un devoir (moral), ou pire, de lui réclamer quelque chose (je sais déjà que je lui réclame tout : et surtout ce qu’il n’est pas capable de donner) (n’est-ce pas, déjà, l’amour ?) – j’ai peur aussi de faire échouer ces mots sur un bavardage intime, relatif, pauvrement intérieur[[en tout pourtant, et ici plus encore, il faudrait tenir haut et ferme la joyeuse {haine de l’intériorité}]], inutilement dépositaire d’un {avis sur la question}.
Du théâtre, j’aime à croire—  parce qu’il est ici question de croyance, d’un acte de foi ? (et, oui, d’amour : c’est-à-dire aussi d’hostilté) — qu’il ne parle pas seulement de lui. J’aime à le vouloir pris hors d’un dialogue avec lui-même et de sa manière de fonctionner. Je reconnais certaines {jubilations} comme devant un jeu de mécanique, ou un tour de magie, devant des théâtres qui jouent avec le théâtre((Voir ce que dit (et en partage) Christophe Triau, sur ce qu’il nomme <i>L’illusion ludique</i>, in <i>Théâtre Public</i>, n°194.)). Quand le théâtre parle de lui-même, c’est toujours, de toute manière, à ceux qui le connaissent, et qui connaissent de lui ses tours avant qu’on les lui fasse : alors le théâtre rejoue des tours dont tous savent les mécanismes, et c’est inévitablement entre soi qu’on se retrouve (terreur des communautés soudées par le savoir commun), et je ne veux pas, moi, me retrouver (je sais où je suis, puisque je suis au théâtre : et j’aimerais voir ailleurs si j’y ne suis pas) ; c’est inévitablement la reconnaissance qui joue dans la perception de la scène, de cette reconnaissance qui ne fait que retrouver ce qu’on a déjà.
Bien différent et essentiel le théâtre qui dialogue, non pas avec le théâtre, mais avec ce qu’il fait et accomplit, au présent où il fait et accomplit ce qu’il fait, et accomplit : et nous donne à voir le dehors. Autre et rare et important ce théâtre qui travaille l’espace de sa langue en territoire de jeu avec lui : non pour jouer avec lui, mais se jouer de lui – ne pas cesser de contester la forme même dans laquelle le théâtre est pris, parce que cette convention est insupportable, mais elle est seule capable de dire que cette convention est insupportable[[dit autrement, et plus clairement, cette phrase si puissante et miraculeuse de Koltès, parce qu’elle sauve de toutes les illusions, celles qu’on peut nourrir pour le théâtre quand on confond ce moyen de vivre avec la fin même de la vie : « le théâtre ce n’est pas la vie, mais c’est le seul endroit où l’on peut dire que ce n’est pas la vie »]]. Faire supporter au théâtre ce qu’il ne peut supporter {habituellement}, mais uniquement par des moyens théâtraux. Usage frontal du théâtre qui peut se passer du {savoir savant} de ses codes, usage préférable oui : usage direct, en prise directe, avec ceux qui pourraient se trouver devant lui, quels qu’ils soient, d’où ils viennent.
Mais on n’aura pas dit de quoi il parle, seulement de la manière dont il peut parler, qui le sauvera de lui.
Du monde, si le théâtre devait en parler, il dirait d’abord comment il n’est pas. C’est le premier geste : il sauve souvent. Car nous n’avons pas un désir de révolution : nous en avons un besoin. Et c’est là d’abord la tâche du théâtre : montrer le besoin comme un insoutenable appel. Théâtre, lieu artificiel, lieu impossible et par cela de tous les possibles, de toutes les conventions, on sait cela depuis toujours. Mais du monde malgré tout. On ferait l’expérience de penser le monde autrement : de voir la levée d’autres mondes possibles. Et s’il est possible de le penser autre : il est nécessaire de le façonner autrement. Car « il n’y a pas d’autres mondes : il y a d’autres manières de vivre »
La fable que le théâtre vient jouer (avec laquelle elle joue, montrant bien qu’elle est incapable de le faire vraiment, qu’à chaque instant il est impossible d’y croire : qu’il ne faut surtout pas y croire — on sait le prix qu’on a payé pour de telles croyances dans les mythes racontés comme dans l’Histoire), si elle ne devait être qu’un jeu avec le théâtre, pourquoi l’entendre ? (Je ne comprends pas alors le temps accordé au théâtre si c’est pour me dire ce qu’il est).
Il arrive cependant que le théâtre dresse la scène pour quelque chose qui permet que soient perçus, dans le même temps et sous le même geste, sa propre langage et l’énoncé d’un monde auquel on appartient. Bien sûr, on ne le reconnaît pas, ce monde – ou plutôt, le théâtre nous arrache cette appartenance malgré nous et nous en dépossède afin que du dehors d’elle on puisse s’en saisir : soudain, sur scène, se disent, avec les mots insignifiants du théâtre, ces mots dérisoires de théâtre coupé du monde à la tombée de la nuit, et qui n’aura aucune portée dans la marche forcée du monde pour accomplir sa tâche de monde inacceptable, de plus en plus inacceptable, ces mots qui disent sous l’histoire les lieux (intérieurs) qui rendront le monde ensuite possible. C’est cela que le théâtre aura raconté, sous l’histoire qu’il raconte (et qui n’aura rien à voir avec le monde qu’on lit dans les journaux) : la possibilité d’une réappropriation à venir.
Espace clos, souterrain, sans importance : certains théâtres disent heureusement tout cela, et, au lieu de lever un grand miroir sur lui-même (ou sur nous), opère un trou dans le réel – et c’est le monde envisagé de son dehors que l’on perçoit, et ce qu’on perçoit tout à la fois, c’est une manière de le percevoir. C’est troubler la perception qu’il faut dès lors, pour que la perception travaille contre elle-même à dévisager ces forces.
Raconter une histoire, sur scène, possèderait cette importance : non pas pour l’histoire en elle-même (on est stupide mais pas à ce point), mais parce que l’histoire qui se déroule devant nous parle profondément de ce pourquoi on est ici à l’entendre, invente des manières de parler, traque dans la langue et l’espace des énoncés neufs que le pouvoir empêche (un théâtre qui fuirait le monde et le combat à livrer contre lui ne ferait que le confirmer : et en serait complice), et pour cette raison-même, que le pouvoir est une lutte à mort contre la vie, que le théâtre seul peut parvenir à nommer et localiser parce qu’il travaille au présent la solitude et la communauté, sans nier l’une ou l’autre, œuvrant chacun l’être politique du réel, et les forces fondamentales de son organisation et de sa réappropriation – l’appartenance et la singularité, la présence et le devenir, le corps et la voix qui le dit, la parole et le silence qui la reçoit, la lumière là-bas et la nuit ici.

Soit : {Cour d’Honneur} dans la Cour d’honneur du Palais des Papes. Jérôme Bel ne craint pas la tautologie, il la recherche, en fait un programme, voudrait la constituer en hommage. Hommage au lieu, donc : et d’emblée, on est prévenu, {Cour d’Honneur} dans la Cour d’Honneur, ou la Cour d’Honneur dans {Cour d’Honneur}, c’est de théâtre qu’il sera question, et pas n’importe lequel : celui d’Avignon, Haut Lieu de la célébration du Théâtre par Lui-même, d’un certain théâtre {IN} (et Officiel) – un théâtre {dans la Place}. Pour la dernière année du cycle Baudriller / Archambault, la volonté (explicite et revendiquée) de célébrer Avignon (célébrer la célébration qu’Avignon depuis des années célèbre) pourrait être touchante, anodine, terriblement puéril, absolument inoffensive, pompeusement nostalgique : elle est tout cela à la fois, et ce ne pourrait être pas bien grave, c’est même assez {fatal} quand on se donne telle {tâche} de retourner le regard du théâtre sur lui-même, sur scène, dans une pièce qui dira le lieu dans le lieu. Mais c’est évidemment plus douloureux que cela.
Le dispositif : il est simple, c’est le moins que l’on puisse dire. Sur {scène} (la majestueuse Cour d’Honneur au pied du Mur d’enceinte devient, ce sera le seul tour de force du spectacle, une simple scène), avant que cela ne commence, une dizaine au moins de chaises noires disposées en arc de cercle face à nous, où viendront s’assoir quand les lumières se feront des acteurs : une dizaine au moins. Il s’agit d’une dizaine au moins de spectateurs, que Jérôme Bel, il y a deux ans, par le biais d’une petite annonce, a convoqué pour venir parler de leur {expérience} de la Cour d’Honneur. C’est donc ce qu’ils feront, ici, pendant deux heures : chacun son tour se lèvera, se dirigera d’un pas résolu vers le micro à l’avant-scène, et racontera un moment fort, marquant, drôle, triste, beau (compléter la liste d’une dizaine au moins d’adjectifs), qui tiendront lieu, ou presque, de spectacle.
Expérience ? Vraiment, la valeur de l’expérience a baissé. Elle n’est là pas tout à fait un témoignage, ni une performance, ni un jeu : les spectateurs jouent ici un texte qu’ils ont sans doute écrit, on le devine, on le voit même lorsque l’un d’entre eux de plus faible mémoire lira littéralement son texte d’une page qu’il n’a donc pas pris la peine d’apprendre – est-ce peut-être pour Bel la volonté de montrer qu’il s’agit d’une restitution personnelle ? Symptomatique surtout d’un jeu assez obscène entretenu entre le théâtre et la {vérité}, avec ce flou faussement nourri sur l’authenticité des propos : nous sommes face à des spectateurs qui jouent à être des acteurs qui jouent à être des spectateurs jouant à être des acteurs : tout cela dans une certaine maladresse de bon aloi, où les trous de mémoire font partie du {jeu} sans doute, et les silences {régiens} sous-joués surjouent la vacuité d’une direction d’acteurs orientée vers un naturel artificiel digne de représentations de fin d’année. C’est sans doute le cas : fin d’année, fin de mandat, fin de cycle, fin du festival – manque la remise des prix…
D’expérience, il ne sera en fait pas vraiment question, mais plutôt de sa dégradation successive. Chaque spectateur jouera ce qu’il a déjà raconté auprès de Bel il y a deux ans, le récit d’un moment marquant représenté auparavant dans la Cour d’Honneur que le spectacle {Cour d’Honneur} se chargera de rejouer : vous avez aimez tel moment dans un spectacle {mythique} de Castellucci (l’acrobate qui grimpe à mains nues le mur d’enceinte) ? le voici (et l’acrobate de venir sous les applaudissements du public faire ce qu’on vient de nous annoncer : grimper à mains nues le mur d’enceinte) ; vous avez aimé le {crescendo} de Wagner dans tel autre spectacle {mythique} ? Le voici (on entend alors le long et majestueux et forcément émouvant (puisqu’on vient de nous décrire l’émotion) crescendo de Wagner) ? Vous avez aimé le monologue d’Isabelle Huppert dans {Médée} ? Voici {la} Huppert, par skype (on nous fait croire qu’elle est en direct : ridicule mensonge tenu à des enfants qui n’en croient rien, mais il faut jouer le jeu), qui après avoir fait {coucou} à tout le monde depuis l’Australie, lâche son monologue, le visage défiguré par la performance. Etc. Deux heures durant. Le spectacle désamorcé par l’énoncé du spectacle : la scène racontée d’abord, jouée ensuite, applaudie enfin (d’avoir été jouée {comme} elle a été racontée ?)
 
Le théâtre réduit à des numéros de cirque. À des tubes qu’on pourrait rejouer pour le plaisir de le revoir. Vacuité du {name dropping}, vanité des spectacles réduits à des noms d’artistes… Oh Gérard Philippe ! Oh, Castellucci ! Oh Huppert ! Oh Warlikowski !. Le théâtre en pièces (détachées), en morceaux de bravoure.
Je pense à ce que dit Agamben, à la suite de Walter Benjamin, sur la démonétisation de l’expérience sensible à force non seulement de reproductibilité, mais surtout de sa mise en réflexion narcissique : par exemple à propos de ces gens qui se prennent en photographie devant les œuvres dans les musées du monde entier, et qui, à l’expérience de l’œuvre, préfère l’expérience de se regarder, dans leur salon, jouir de l’expérience de l’œuvre. Dans cette dégradation continue de l’expérience devenue récit, devenu jeu, devenu récitation, devenu {reenactment} , devenu numéro, on n’assiste pas à un exercice de mémoire, mais à un {best of} qui neutralise chacun de ses moments pour la simple jouissance de se dire qu’on assiste à l’expérience, tandis que l’expérience en elle-même, telle qu’elle a été construite dans chacun des spectacles, on ne l’éprouve pas.
Ce pourrait être vain, et ridicule, et parfois frustrant quand on se surprend à rester froid devant le très beau {numéro} de l’alpiniste-danseur (mais comment faire l’expérience de la beauté quand on nous dit : « préparez vous à en prendre plein les yeux, vous verrez, vous trouverez ça beau. » ?), c’est souvent politiquement lâche.
Quand on fait venir sur scène un acteur arraché à l’{(A)polonia} ({mythique}) de Warlikowski pour qu’il fasse son {numéro}, on entend le monologue de Littell extrait des {Bienveillantes} où le narrateur assume son rôle dans l’extermination des Juifs, défie le public, affirme que {nous} aurions été, comme lui, {bourreau} : « avec moins de zèle peut-être, mais avec moins de désespoir », comment le comprendre ? Comment l’accepter ? Là où Littell construit une narration complexe et enveloppe de mille pages une réflexion sur la part du Mal et le travail de fiction sur le réel ; là où Warlikowski, dans un deuxième temps, élabore une dramaturgie ample et multiple pour interroger ces propos et leur part de provocation – Bel nous livre ce morceau de bravoure (destiné uniquement à <i>arracher</i> des bravos), dépourvu de situation, de perspective, de point de vue (en dehors de l’émotion {touchante} du jeune spectateur qui l’a convoqué).
Quelques instants après, c’est le compte mathématique des morts qui est rappelé : durant la Seconde Guerre mondiale, c’est un mort toutes les quatre secondes environ – précisant : un enfant mort dans les villes allemandes bombardées et un enfant mort dans les chambres à gaz, c’est une et seule même chose, un même élément dans le calcul statistique. Arrachés à sa situation d’énonciation, ces propos sont évidemment abjects, insupportables, philosophiquement faux, terribles même quand ils sont réduits à des performances artistiques – surtout que ce numéro est précédé et suivi d’une récitation d’un extrait remarquablement remarquable de Molière (plaisir du public), de l’évocation émue et joyeuse d’un {Soulier de Satin} évidemment interminable (rires du public), ou de l’émotion d’une jeune fille ici dans la Cour d’Honneur pour dire qu’elle n’est jamais venue dans la Cour d’Honneur parce que c’est assez cher[[j’ai payé ma place 18 euros, le prix d’un livre, ou d’un DVD : je ne dis pas que ce n’est pas cher, mais c’est rare qu’on désigne le prix du livre comme obstacle infranchissable et sélection sociale à la Culture.]] (indignation du public).
Peut-être s’agissait-il pour Bel de jouer avec la question de la mémoire : l’inscription mémorielle de son spectacle en relation avec la mémoire des morts de la Shoah. J’espère profondément, pour lui, pour nous, que ce n’est pas cela, que rien n’avait guidé ce choix malheureux sauf l’envie d’un spectaculaire à peu de frais (la Solution Finale comme réservoir à émotions est un des lieux communs le plus répandus dans l’art d’aujourd’hui : et c’est évidement une insulte aux morts, une blessure indigne — ici comme ailleurs, la honte d’être un homme, vraiment).
 
Réduire le théâtre à des moments de théâtre, c’est l’empêcher d’être un art du temps qui construit un propos, parfois complexe, qui demande le temps qu’il faut pour s’élaborer et s’accomplir (et se détruire) – réduire le théâtre à des {moments forts}, c’est finalement le rabattre à une émotion dont il est étranger, une sensiblerie qui ne peut prendre sans risque, sans horreur aussi, sans l’abjecte sensation de la communion des émotions.
Après avoir fait théâtre du texte, puis « théâtre de tout », selon la formule rebattue de Vitez, le théâtre a donc fini par faire théâtre de lui-même. Ce stade ultime de l’écho confondu dans le cri, on y assiste dès le premier récit : la jeune fille raconte sa première {visite} à la Cour d’Honneur, pour le spectacle {mythique} de Marthaler, au cours duquel elle s’étonnait des fenêtres en PVC qui défigurait la Grande Paroi : tout de même, une belle façade, ils pourraient la soigner, s’est-elle dit, déçue de la {prestation} qu’un tel lieu {mythique} était censé fournir aux usagers du lieu qui avait fait le déplacement pour {ça} – avant de comprendre que {ça} faisait partie de la scénographie réalisée pour le spectacle – puis la jeune fille de se retourner et de désigner la fenêtre, qu’encadre comme pour la scénographie de Marthaler, le plastique blanc (rires du public). De Marthaler à Bel, de la scénographie à la désignation de cette scénographie comme théâtre, outre la réduction de la pièce de Marthaler à un élément de décor (toujours, c’était inévitable, les récits des spectateurs s’attacheront au plus spectaculaire, au plus formel, aux éléments de surface les plus insignifiants et donc les plus visibles), c’est ce geste de la jeune fille pointant du doigt le mur de Cour d’Honneur pour la révéler au public qui témoigne de l’échec pathétique du spectacle. La Cour d’Honneur n’est plus qu’un cadre à {voir}, et d’ailleurs, regardez-le : on peut le voir, la preuve : c’est ainsi qu’on l’avait vu, avant.
Jeu sur le passé, mais sans deuil véritable[[ou un « deuil sans douleur » et « sans travail de deuil », comme le décrit justement Jérémie Majorel dans son article pour le [{Magazine Littéraire}-> http://www.magazine-litteraire.com/agenda/theatre/festival-avignon-deuil-spectacle-03-08-2013-72073)].]] : plus tard, un spectateur dira son émotion devant {Le Soulier de Satin}, spectacle {mythique} de Vitez (soupirs du public) — émotion telle qu’il a toujours l’impression de voir {Le Soulier de Satin} quand il assiste à un spectacle dans la Cour d’Honneur : n’est-ce pas là le projet de Bel, de rejouer ce qui a eu lieu pour empêcher ce qui a lieu maintenant ? Le fantôme n’a de sens seulement si en terrifiant les vivants il les met en mouvement : ici, photographie d’un mouvement arrêté qui se superpose sans cesse sur le réel pour lui faire obstacle.
Face à nous, des spectateurs : nous sommes comme eux, semble dire le spectacle[[« Le spectateur en dialogue », titre du fort article de Yannick Butel sur le spectacle – voir le site de [l’Insensé->http://insense-scenes.net/site/?p=article&id=378].]]. Assis face à nous comme nous, nous sommes assis (mais un peu en hauteur). Face à face qui dévisage, et qui arrête le regard. Nous, nous regardons la Cour d’Honneur en regardant {Cour d’Honneur}, et eux, en bas, nous regardent regarder la Cour d’Honneur de {Cour d’Honneur}. De la Cour d’Honneur, on n’en fera pourtant jamais l’usage : assis pendant deux heures, ils resteront assis, deux heures durant – quand on dispose d’un tel espace, oh comme c’est pitié de ne rien en faire (sauf une fois : l’enfant (il fallait bien qu’il y ait un enfant, question de {quota} à respecter sans doute pour faire du théâtre un terrain de jeu pour humains de sept à soixante dix-sept ans) après avoir raconté un spectacle marquant, le mime : et de se mettre à courir en rond et en hurlant sur tout l’espace de la Cour – moment qui nous permet de voir le lieu, donc, pour la seule fois du spectacle, sous un mode hystérique, puéril, physique, pressé, ironique, gratuit : vain.)
Quand le théâtre célèbre le théâtre, on pourrait hausser les épaules et se dire : tant pis pour lui. Mais quand il le fait au lieu même où mieux qu’ailleurs il pourrait se faire, c’est plus que du gâchis, une sorte d’insulte.
 
Si le théâtre devait être cela, un dialogue mémoriel avec lui, un jeu en miroir sur ses bons moments, la communion des souvenirs comme devant un album photos de famille dont les images ont remplacé les souvenirs, dont on prend les photos non pour l’instant ou pour le souvenir, mais en imaginant le moment où l’on se tiendra autour de l’album pour regarder les photos, oui, si ce devait être {cela}, alors que le théâtre cesse et qu’on ferme les théâtres et qu’on arrête d’en écrire, cela ne manquera à personne, on passera les soirs autrement, la ville ne fait pas relâche et ne raconte pas ce qu’elle n’a jamais été pour ceux qui s’en souviennent seulement dans le but de trouver la preuve qu’ils ont vécu quelque chose, {ensemble}. Le plus terrifiant au théâtre, c’est ce moment où tous ils battent des mains, et que leur rythme s’accorde – et que le fascisme des corps bat la mesure des temps, où tous ils s’abolissent dans cette communion, font corps avec le théâtre, esprit de corps où ne reste rien de l’esprit, ou du corps, mais une pure identité originelle qui n’est que de la mort.

J’imagine deux personnes allant à la Cour d’Honneur pour la première fois, non parce que c’est la Cour d’Honneur, mais parce que c’est le spectacle qui joue, ce soir, dans le plus beau et grand festival de théâtre du pays, dans un des plus beaux lieux qui soient pour faire venir les ombres et leurs corps, et les voix qui viendraient dire quand la lumière tombe suffisamment pour qu’on ne voie plus rien, {n’ayez pas peur}, et qu’on fasse le compte des morts et des vivants à la fin quand la fin aura été accomplie par le théâtre lui-même, je pense à ceux-là qui auront vu la Cour pour la première fois avec ce spectacle, et je me console lentement en repensant au fait que la Cour n’a pas été trop épuisée par les piétinements de ces acteurs pour de faux, que la poussière n’a pas été trop remuée, assis qu’ils étaient pendant ces deux heures ; et je pense surtout à ce que j’entendais durant ces deux heures, une voix très loin qui chantait un air sublime que le vent apportait et arrachait, et comme on avait envie d’être auprès de la voix, comme le chant disait que quelque part avait lieu autre chose qui pouvait peut-être justifier ce soir-là, mais il a été justifié, ce soir-là, deux fois : une première fois à cause du chant interrompu, sublime d’interruption, et une seconde fois parce qu’en sortant de la Cour, il fallait marcher un peu dans la ville, et qu’il y avait de la route à faire, qu’il fallait passer [Place Crillon->http://www.arnaudmaisetti.net/spip/spip.php?article433], et qu’on ralentirait un peu le pas pour rejoindre la fin de cette nuit, qui commençait.
On va au théâtre pour en sortir : c’était la dernière pensée, elle sauvait.


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Re : Re : Walden https://www.insense-scenes.net/article/re-re-walden/ Wed, 10 Jul 2013 19:59:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=634 Quelque part dans le XIVe siècle un cardinal construit près d’Avignon son palais ce qui est devenu aujourd’hui un centre national des écritures du spectacle : La Chartreuse. C’est là qu’a lieu Re:Walden de Jean-François Peyret du 6 au 11 juillet. Il y propose un théâtre rare qui se saisit de son temps d’une manière intelligente (qui est tout aussi rare) et lumineuse. En partant de Walden de Henry David Thoreau, il creuse la question de la mémoire et de la transmission dans notre ère qui semble l’avoir perdu au nom d’un permanent flux d’imageries, d’un zapping existentiel, avec un apport technologique qu’on ne voit pas souvent au théâtre.
Certains spectateurs gueulent : « on n’entend pas! ». Ils n’ont rien compris. Peut-être moi non plus d’ailleurs…
Trois jeunes gens, tous sortis de l’ERAC, sont assis sur des chaises en bois. Ils parlent. La lumière de jour éclaire la salle pour que certains ne tombent pas dans les marches. Pendant que ces certains « râlent », la lumière bascule de la salle à la scène, à l’ancienne : les rideaux des fenêtres de la salle baissent, les rideaux de la scène s’ouvrent. Un basculement comme si l’on était tourné à l’envers. C’est alors, au bonheur de ces certains, que les microphones s’enclenchent et jettent la voix de ces trois jeunes gens dans la salle.
Re:Walden est une incessante remémoration, un redire, un citer, le jeu de se souvenir, d’un souvenir en commun, les uns aidant ou corrigeant les autres pour dire correctement les phrases de ce grand classique américain. C’est encore une incessante traduction, et retraduction, comme un prolongement dans d’autres terrains, d’autres territoires. Avec leurs costumes, leurs dictions, leur jeu, ces trois jeunes donnent l’impression de sortir des années 60 ou 70 (qu’en sais-je, je n’étais pas encore né), en tout cas, qui pourraient sortir des films de la nouvelle vague, de Rohmer, de Godard… Et ce n’est peut-être pas anodin puisque c’est dans ces années là que Thoreau a eu son grand succès, dans cet age of hope. Ce que Heiner Müller avait senti en 1977 ne semble plus pour personne aujourd’hui une surprise : something is rotten. Et c’est à ce something is rotten non plus de Hamlet, mais de tout le monde, que Jean-François Peyret répond avec un travail sur Thoreau renouant ainsi avec ces années de révolte et d’espoir des années 60.
Re:Walden semble encore un travail sur la transmission. Après un certain temps, une quatrième figure apparaît, parlant anglais – ce pourrait être M. Thoreau lui-même – et il apprendra plus tard au jeune homme à pêcher. Pêcher avec une canne des phrases d’un pool quelconque et qui pendent au bout de cette canne, projetées sur le mur du fond. Un jeu entre matière et virtualité, un thème qui a rempli tant de bouquins ces dernières années. Cette complexe aliénation du virtuel qui nous hante tous les jours, de Second life à facebook, est ici mise en jeu, et jamais ne m’a semblé être un théâtre aussi perspicace dans la capacité de cerner le monde contemporain qui l’entoure.
La beauté de ce geste vient du fait que, loin de nous mettre simplement en face d’un monde qui nous échappe, où la technologie pourrait être au service d’une imagerie de plus, aussi terrifiante qu’elle soit, il s’installe dans une historicité et dans une transmission qui tente de penser à partir de ce qu’il y avait ce qui est maintenant. Et il le pense d’une manière lumineuse. Lumière, élément théâtral qui vient principalement des projections vidéos renouant parfois avec une manière impressionniste à la Monet. Manière de voir la nature ou de la faire advenir avec des images. Lumière travaillée à la Tarkovski transformant le mur du fond, qui se cache au début, apparemment d’une manière paradoxale, en arrière d’une toile de projection, en transformant, dis-je, ce mur miraculeusement en un forêt.
Et c’est, entre autre, toute la magie, évidemment trahie par son évidence technologique, mais qui participe aussi au comique de la matière (quand, par exemple, le piano se met à jouer tout seul ou qu’il commande l’apparition des images projetées) que Re:Walden peut déplacer les aliénations de notre monde contemporain. Il est presque didactique quand il nous met en face de la perte de notre langage par tout ce qui nous entoure, par le visuel au service d’un son, d’un son conditionné par du numérique, du numérique déterminé par un corps, un corps dédoublé par du visuel déterminé par le virtuel… Des aliénations où l’on ne sait plus comment en sortir, où il nous semble que nous avons perdu la boussole, Jean-François Peyret, par son dispositif même, nous rend la liberté de rire de tout ce jeu infernal et d’en jouer autant. Jouer, et se rendre compte de la joie d’être humain, d’avoir un corps et une mémoire qui oublie la phrase exacte.
La beauté du geste ne vient pas de la place qu’il donne à ces jeunes gens qui sont sous l’emprise avec ce monde à venir. Loin de désespérer, même si, au final nous serions tous dans la solitude (qui n’est pas une raison de désespérer d’ailleurs), une confiance est véhiculée à l’adresse de cette jeunesse à laquelle il suffit de donner les moyens, de transmettre ce qui a été, pour que l’espoir d’un meilleur monde puisse renaître.
Jean-François Peyret nous laisse redevenir pour un moment maître dans notre propre demeure. Et c’est cette expérience qui me fait écrire jusqu’à tard dans la nuit, même si ce que j’écris irait à l’encontre de mon cher professeur, transmetteur lui aussi, dont vous pouvez lire sa critique ici, si ce n’est déjà fait.
Il n’y avait que ces certains qui « râlaient » au derniers mots du spectacle: « C’était un truc pour s’endormir, non? » Tant pis…

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Par les villages de Nordey : frères et sœur https://www.insense-scenes.net/article/par-les-villages-de-nordey-freres-et-soeur/ Wed, 10 Jul 2013 19:58:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=633 Dans la cour d’Honneur du Palais des Papes, la pluie diluvienne vient arrêter Par les villages de Handke, mis en scène par Stanislas Nordey. Avatar du climat et du théâtre, on peut retrouver cette création un peu partout en France, à commencer par sa programmation au théâtre de la Colline.
Cher Jean-Pierre,
Je t’avais promis, lors du café que nous prenons régulièrement ensemble au bar du Théâtre, de t’adresser une critique en te nommant au commencement de ce que l’on nomme vulgairement un « papier ». Tu te souviens alors de ta remarque qui était venue immédiatement, puisque nous portons au théâtre et à ceux qui le pratiquent, un peu plus que le sentiment des spectateurs philistins. Le philistissisme dont parle Arendt, n’est pas notre lot et nous sommes « au-dessus » de ça. En substance, à l’occasion de cette remarque, tu m’avais dit : « Non, tu ne vas pas faire ça… et si tu le fais, il faut trouver le spectacle qui le mériterait ».
J’étais alors reparti, avec en tête, ton « non » et ce « il faut trouver », qui marquaient à la fois ton sérieux et, dans les contradictions qui peuplent ta vie, une rêverie illogique. Le hasard aura réglé la chose pour nous, car tu imagines bien que je pensais devoir oublier cette « critique épistolaire ». Le hasard, dis-je, car ce lundi 8 juillet, dans la cour d’Honneur du Palais des Papes, rien ne pouvait me laissait croire que c’est la mise en scène de Par les villages de Handke par Stanislas Nordey qui serait l’objet de mon adresse à toi, en préambule de cette nouvelle critique. Rien ne pouvait me le laisser supposer, sauf à savoir que vers 21H50, un déluge s’est abattu sur le public venu en nombre. Trombe d’eau, éclairs, vents… « la messe était dite » et après un temps d’attente, le travail de Norday, d’abord interrompu par, comme on dit, « le déchaînement des éléments », était définitivement annulé. Sur le plateau, Baudriller et Nordey, la « mort dans l’âme », donnaient le coup de grâce, bon gré mal gré, et il nous (les spectateurs) manquerait ainsi à vie les « un peu moins de trois heures » qui auraient dû nous conduire jusqu’au bout de la nuit.
Que faire alors ? Je t’avoue honnêtement que l’idée d’écrire tout de suite une critique ne m’est pas venue. Mais la nuit, qui porte conseil, en aura décidé autrement, et ce matin me voilà à t’écrire.
Oui, je sais, ça nourrira nos débats sur cette pratique qu’est la critique. Et j’imagine déjà nos « états d’âme »… Comment écrire sur ce qui n’a pas été vu ? (pas loin de trois heures, tout de même). Oui, ça poserait ou reposerait la question du « départ » du spectateur qui se permet de prendre la parole alors qu’il n’y était pas. Oui, je sais. Mais c’est tout de même un rien différent là. Oui, différent, car permets moi de le dire, j’étais dans l’adhésion de cette forme. Je voulais rester, mais on me l’a interdit. Je veux dire par-là, que c’est le théâtre qui a claqué la porte, et non comme habituellement, le spectateur. Et j’aimerais, tu me connais, théoriser cette exception. Et l’ayant théorisée, te parler de ce Uber die Dorfer dont il me manque la totalité.
C’est justement là, avec cette idée de « totalité » que ça commence. Oui, « totalité » ne veut, selon moi, rien dire puisqu’en définitive, on ne voit jamais tout. Oui, quand bien même on aurait assisté à tout, le regard, la conscience, l’attention… sont défaillants. Et je ne te parle même pas des interprètes et du processus de mise en scène qui sont, par nature, un « point de vue » qui se donne dans les voix et la scénographie. Le partiel, c’est donc cela qui est à l’œuvre dans la réception des œuvres. Si tu me passes ces premières remarques, il y aurait là, déjà, un premier argument recevable.
Par ailleurs, et il faut le souligner, mais les quarantes premières minutes de la mise en scène de Nordey ne sont pas le seul espace référentiel dont nous bénéficions. Et oui, Nordey a choisi un texte de Handke. Et le texte, je l’ai lu. Deux choses là-dessus, en guise de second argument. Il ne me manque donc pas tout puisque j’ai lu le texte. Mais, et tu le sais aussi, lire, ce n’est pas arraisonner le texte. Comme disait Barthes, si la lecture a un rapport à l’hémorragie, alors pour autant que j’ai lu quelque chose dans ce texte, je n’ai pas tout lu de ce texte. Il y a de la perte… C’est là un second argument et il vient consolider le premier. Ce que j’ai appelé le « partiel ».
Autrement dit, si on additionne les deux remarques que je viens de faire, « le handicapé qu’est le spectateur » et « l’insaisissable de l’œuvre », on peut en déduire que l’appréciation du tout : avoir tout vu, tout lu, tout entendu… n’est rien moins qu’une chimère.
La totalité est donc une chimère, voire un principe totalitaire mit en avant par les terroristes de la pensée globale. La nature des choses (aucun rapport avec Lucrèce) nous permettant de dire le contraire.
40 minutes de Par les villages, dans la cour d’Honneur du Palais des Papes, c’est donc peut être insuffisant, mais c’est finalement une sorte de « métaphore » du partiel que nous revendiquons et qui est récurrent à la réception.
Bon, j’imagine là-dessus qu’un propos universitaire mériterait d’être développé. C’est les vacances, et donc on s’en passera.
Reste à considérer maintenant ces « Quarantes minutes » et se permettre une critique à partir du texte lu et de la mise en scène que l’on considérera du point de vue du « partiel ».
Parlez villages
C’est bien le phonétique qui est à l’œuvre dans Par les villages et pour autant que la langue allemande le tait (Uber die Dorfer ne signifie rien d’autre que ce qui est écrit), la langue française, curieusement, fait miroiter le titre. Et la signification s’en trouve modifiée ou augmentée. Ainsi, alors que Par les villages, dès le titre, semble induire une marche et un itinéraire ; Parlez villages (ce titre imaginé ou entendu) laisse entendre qu’il y aurait quelque chose à avouer. Quelque chose à dire qui se donne sur le mode de l’injonction, de l’obligation donc. « Parlez » est ainsi une nécessité, un devoir, une exigence. Et dans cet acte de paroles, il y a, et c’est cela que nommera la pièce de Handke, une raison. A quoi, et peut-être faut-il y venir avec prudence, il faut ajouter la localisation de cette parole qui est tenue dans « Les Villages ». Et de se dire alors que quelque chose se joue entre deux mondes, l’un peut-être rural ou, en tous les cas, étranger aux êtres urbains. L’autre, loin des êtres de la terre, occupant un espace plus culturel que rural. Au commencement de Par les villages, il y a ainsi, dès le titre, un espace rendu à sa complexité duelle. Dualité ou schize, soit un état binaire. Et c’est, en règle générale, cette organisation du monde qui a règlé les « affaires sociales », sauf qu’ici, la frontière entre ces deux mondes est troublée par une histoire de famille où les membres de celle-ci, pour autant qu’ils se sont répartis dans l’un et l’autre des espaces, viennent du même territoire. Et si le deuil et la maison familiale sont deux des motifs de Par les villages, ils ne sont en définitives que des motifs secondaires puisqu’ici les membres : frères et sœur, viennent du même espace et se retrouvent presque à l’endroit d’un foyer, ou de ses ruines.
Ainsi, Par les villages commence à même la réunion de ce qui a été éclaté à l’endroit des ruines de ce qui a été. Aussi, Par les villages, est le texte de la transformation. C’est-à-dire ce qui a changé de forme, ce qui est au-delà de la forme connue. Et d’entendre dans le titre Par les villages, finalement, le préfixe allemand « Uber » qui signifie, entre autres, ce qui est au-delà. Comprenons aussi, ce qui est mort ou ce qui est rompu. Ce qui, d’une certaine manière, ne fait plus corps.
« Ne plus faire corps » serait ainsi le motif, peut-être principal, du théâtre qu’écrit Peter Handke. C’est-à-dire, et l’expression y renvoie, que Par les villages serait le poème dramatique où les uns et les autres, parce qu’ils ne sont plus liés, seraient à la recherche d’un corps à habiter. Par les villages donnerait ainsi à voir cette fragilité d’un corps à habiter, d’un espace où « faire corps » est tout à la fois une quête et un impossible. Gregor, Hans, Nova… et les spectateurs de cette quête impossible montreraient juste cela le temps du poème. Et il le montrerait dans le seul corps qui les maintient ensemble, encore, la parole : le corps de la parole. Corps sonore que celui de la parole, corps différé aussi, nécessairement fracturé entre celui qui parle, celui qui écoute et celui qui prendra la parole.
Voilà, peut-être que Par les villages est là en son entier. Dans un drame où « faire corps avec la parole », c’est tout à la fois être dans un engagement de soi à travers la parole, et simultanément adresser cette parole et soi, à un autre. Moment, dans l’adresse, où la parole offerte, ou donnée à l’autre, est prise parfois dans le rejet, le refus, le regret…
Et de comprendre, si notre hypothèse est recevable, que les longs monologues qui forment Par les villages, sont des paroles isolées, et en même temps, une parole réellement écoutée. Le monologue étant, et Handke de le souligner à travers son usage récurrent, le lieu d’un pacte où celui qui parle à besoin du silence de celui qui écoute. Ou le corps qui parle a besoin du corps qui écoute. Configuration expressive et vive, du « corps de la parole » scindé, mais dont aucun des partis en présence n’est étranger.
Sur la scène
Il y a, là, sur le plateau, disposées en ligne, des cabanes d’ouvriers… Elles sont fermées, anonymes, toutes identiques, toutes sans doute exigues, spartiates ou sans confort. Froides en hiver sans doute, chaudes en été certainement, frigidaire ou four vraisemblablement. Et ces agecos sont comme les signes d’un monde en mutation, un monde en chantier, à moins qu’elles ne figurent encore quelques métaphores du mouvement et du déplacement. Cabanes de nomades sorties de terre un matin, pliées au soir du chantier achevé. Abris provisoires… Abris d’ouvriers aussi et il n’est pas besoin de développer pour savoir à quelle enseigne ils sont logés.
Norday a choisi ici l’image la plus simple, la plus efficace pour camper la situation de Par les villages. Et d’un certain point de vue, les acteurs qui, dans les 40 premières minutes ne quitteront pas le front de scène, parleront à côté de ces cabanes, dans leur périphérie, dans leurs ombres, à la marge d’une architecture : « la maison familiale » moins stable. Image simple que celle proposée par Nordey, mais image juste puisque c’est finalement dans cette marge que l’on peut penser une forme neutre de territoire où la parole serait plus libre, peut-être une parole de vérité ou, et nommons la encore autrement, une parole de sincérité.
Voilà, les quarantes premières minutes, et nous n’en verrons pas plus, s’organiseraient sous cette tonalité de la sincérité. Et ça suppose sans doute un geste, une hauteur de voix, une présence physique, une maîtrise de l’écart et du rythme de la voix.
Alors quand Laurent Sauvage (Gregor) vient en front de scène et qu’il s’arrête (je peux voir son visage et ses mains, je peux regarder son costume gris. Il est à moins de trois mètres de moi), c’est tout cela que l’on observera. Tout cela qui se donnera dans un long silence qui aura été annoncé par quelques accords de guitare éléctrique mélancolique.
Un long silence ou la mise en place, moins d’une tension, que la nécessité d’une écoute. Un long temps silencieux ouvre ainsi la pièce (et Nordey, par ce silence immense fait presque oublier les premiers mots de Nova : Jeanne Balibar). Par les villages, c’est donc une attente, un silence et une attente ou, et ça serait une manière d’interpréter ce silence et cette attente, peut-être un temps laissé à la pensée muette qui n’a pas encore les mots ou prend le temps de les réfléchir.
Au terme de quoi, après le silence qui l’espace de toutes les activités mentales, Laurent Sauvage se mettra à parler. Et son timbre déjoue l’incarnation pour ne privilégier qu’une manière de dire presque et exclusivement constative. Et c’est peut-être là, encore, ce qui distingue Par les villages, dans le théâtre, puisque c’est la pièce où la valeur du constat est plus forte que les discours agressifs qui sont absents chez Handke. Le constat est la preuve. Et chacun parle sous ce format qui fait de la parole le lieu de l’explication, de la justification, et de l’accablement.
Quelques minutes plus tard, après que Annie Mercier (qui joue l’intendante) se sera amusé des premières gouttes d’eau, et que Stanislas Nordey, alias Hans, aura le temps de dire « je t’ai reconnu de loin à ta façon de te tenir »… la pièce est arrêté. Et elle s’arrête, dans un geste d’amitié et de fraternité d’acteurs, entre Sauvage et Nordey qui s’étreignent connaissant l’issue et le résultat de la pluie qui tombe drue. Et si Sauvage et Nordey, les acteurs, sont complices, juste en les regardant, le spectateur pouvait comprendre que tout allait finir là, dans cette étreinte complexe où le corps appelle le corps du frère.
Les quarantes minutes sont écoulées. Par les villages est interrompu… et ne reprendra pas. Reste au spectateur que je suis, les premières minutes, et le souvenir de ce silence, de cette attente de Gregor. Moins un silence, qu’un temps où la parole couchée de la lettre (ça commence par une lettre reçue) faisait son chemin dans l’esprit de Gregor. Moins un silence, donc, qu’un acteur jouant une écoute intérieure, la voix d’encre de cette lettre qui se faisait entendre en lui. Et le regardant, je songeais que Gregor était habité par son frère, à vie. Et qu’il y avait là, sans doute, quelque chose d’une Saudade… Et j’imagine que la justesse de cette scène et de ce geste de retenue, de parole donnée à entendre dans le silence, serait le signe d’une mise en scène qui multiplierait ces formes subtiles et délicates. Ou quand le théâtre, dès lors qu’il est adresse, passe par tous les chemins de l’être, simplement. Et on espère que c’est ce mouvement qui aura été reconduit, jusqu’au bout d’une nuit qui aura été écourtée.

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Liddell : « FUCK THIS WALTZ » https://www.insense-scenes.net/article/liddell-fuck-this-waltz/ Wed, 10 Jul 2013 19:53:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=632 Du 6 au 11 juillet, c’est au Cour du lycée Saint-Joseph, lieu probable de récréations de la jeunesse, que Angélica Liddell nous propose avec Todo el cielo sobre la tierra (El Sindrome de Wendy) une traversée d’une violence mélancolique de Utoya à Shanghai. Une vengeance, comme elle le dit elle-même, à la perte, à l’abandon, à la séparation préférant de se ranger parmi les morts et se livrer à une sorte de nécrophilie pédophile que tenter d’échapper éternellement à la solitude sans fin.
En rentrant seul hier soir à travers les foules festives et me demandant ce que je vais bien écrire, j’arrive dans mon petit studio anonyme et, comme il ne me reste plus de bière, je n’arrive pas à écrire. Ce matin, entre sommeil et éveil, des phrases se forment dans ma tête. Elles étaient parfaites, entrée perspicace dans le sujet, mais je devais les oublier, perdre, dans le temps du réveil, cet entre-deux vaporeux. Et il ne reste qu’une phrase : Se masturber ou ne pas se masturber? Se masturber et/ou écrire? … (Deleuze, qu’a-t-il dit?)
La masturbation, donc. Et Todo el cielo…arrive rapidement à la masturbation. Liddell, en culotte or-paillette se tortille sur le tas de terre tout en frottant son sexe jusqu’à en jouir – en tout cas, on le lui souhaite.
Avant, on voit une Liddell dressée en robe blanche ou jaune un peu fantomatique, le classique de la noyée, de Ophélie à The Ring, gratter les chaises délabrées de camp d’été d’Utoya ou d’ailleurs et à tenter des gestes étranges d’ensorcellement. « La la la la la la la la ». Le bras droit pointe vers une chose, tête baissée, l’amenant, tel un spectre (on ne voit pas vraiment ses pieds) d’une chose à une autre. « Où est Wendy? », et des bourdonnements font trembler le chœur du lycée. Ce début commence avec des couleurs bonbons, kitsch chinois de robes turquoises. Au milieu de la scène un tas de terre, l’île d’Utoya avec quelques sapins en miniature, au dessus flottent dans l’air deux crocodiles face à face jusqu’au moment où l’on aperçoit un crocodile-bébé un peu en arrière du crocodile de gauche… on dirait les ruines d’un souvenir d’un Pays des merveilles. Deux hommes, un masqué d’une tête jaune plumée, l’autre petit, jouant Peter Pan, sont habillés en costard brun. Les gestes des Wendys (il y en a deux) vacillent entre l’imitation d’oiseau, le battement des ailes avec leurs bras et crises hystériques, jetant tête et bras de gauche à droite, d’une manière épileptique : « Ne t’en vas pas! », sur le début de The house of the Rising Sun dans la version de The Animals qui reviendra tout au long des deux heures quarante du spectacle. Il y aura aussi les textes titrés dans le livre1 par Les désirs à Amherst comme lu à partir d’un minuscule livre de prières, solennellement, sur la musique de Bach(?). On dirait une liturgie qui commence par « Combien de graisse peut-on extraire de mon corps? », rappelant quelque part les horreurs d’Auschwitz. Et c’est sans cesse, par ce que Julia Kristeva a pu appeler le soleil noir, que des contraires se mêlent, s’englobe, s’unifie, haine et amour deviennent la même chose, la force mélancolique comme un trou noir auquel rien ne peut résister.
Nous passons alors à une longue séquence de valses où le vieux couple de Shanghai que Liddell rencontra là-bas, tournent et tournent. Valser au tour de cet être à deux. Et cela paraît simple, cet être à deux, mais on peut déjà entendre dans ces valses cette mélancolie qui me fait penser à Take this Walz de Leonard Cohen, « this waltz with it’s very own breath of brandy and Death ». Liddell les regarde avec un sourire comme convaincu pour un instant d’une simplicité d’un amour.
Nous entendons alors pour la ixième fois l’extrait du film Splendor in the grass, dans lequel une jeune fille fait une « décomposition psychique » face à l’épreuve de l’abandon, de la perte de l’objet aimé (pour utiliser des termes cliniques). Nous entendons les vers d’une mélancolie romantique de Wordsworth pour la énième fois et les mots pleurnichés de la jeune fille, qui commence à nous énerver. Liddell nous fait ce cadeau de les ridiculiser, de lui dire : « Pauvre conne! » Et comme une réponse à ces valses d’éternité, son longue monologue nous amène jusqu’à la fin : elle, seule, au milieu de morts. Ce longue monologue, pour laquelle elle a enlevé toute mascarade, toute costume, buvant une bière, parlant dans un micro ordinaire, s’adressant directement au public, varient alors entre une logorrhée d’une rapidité insaisissable, tel des ratatatatatata d’une mitraillette, balancés au public FUCK YOU, des chants de Rising Sun, des cris pathétiques, des reprises de souffle avec une voix fragile, cassée « je continue à te chercher » ou quelque chose comme ça, relançant ensuite avec force (peut-être que les mots de Wordsworth2 auront fait leur effet) la kalachnikov verbale pour déchiqueter le monde entier avec des pas flamenco, elle, toute seule, au milieu, face à ces centaines de spectateurs. D’un appel d’amour, tout en léchant le sol et vomissant quelques fluides gastriques, FUCK YOU elle ne peut finalement que se moquer de tout ce qu’on a l’habitude d’appeler « amour ». Se moquer, vomir sur ces dits lieux communs comme elle vomit sur sa propre « mmeeeeeeeeeellaaaaaaaaaannnnnnnnnnnncccccccccccollllllllllliiiiiiiiiiiiaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa », qui fait rire à côté de ce crâne de crocodile… on dirait une mauvaise parodie d’Hamlet.
À la fin, un très jeune homme arrive, presque encore un garçon, blond, beau gosse, le vent qui était là au début revient, ce vent éternel qui souffle depuis toujours, et ce jeune français finit évidemment mort, et elle se trouve mort-vivant parmi les morts.
Artiste fidèle du Festival d’Avignon, où l’on aurait déjà pu voir trois de ses spectacles depuis 2010 et où elle propose cette année deux travaux, celui-ci et Ping Pang Qiu; fille d’un militaire franquiste, grandie dans ce pays qui montre peut-être d’une manière la plus évidente qu’au contraire des apparences, c’est le fascisme qui est sorti vainqueur du XXe siècle et ce que Pasolini a si bien vu, elle brasse ici des matériaux hétérogènes, film américain, musiques de Cho Young-Wook, Peter Pan, la tuerie d’Utoya… tout en jouant sur l’ambiguïté de la réalité où tout semble sortir de son histoire personnelle. C’est la force mélancolique qui permet alors une identification de Liddell et Wendy, et de Wendy et Anders Breivik, terroriste de la tuerie d’Utoya poussé par une idéologie d’extrême droite, diagnostiqué par la suite de schizophrénie. En écrivant, on pourrait avoir aussi tendance à tomber dans un regard psychologisant sur sa proposition scénique. En effet, on a l’impression de voir le cas clinique par excellence de ce que Freud analysa dans « Deuil et mélancolie » et ce que Julia Kristeva a pu écrire : « « Je l’aime (semble dire le dépressif à propos d’un être ou d’un objet perdu), mais plus encore je le hais; parce que je l’aime, pour ne pas le perdre, je l’installe en moi; mais parce que je le hais, cet autre en moi est un mauvais moi, je suis mauvais, je suis nul, je me tue. » » et plus loin : « Le cannibalisme mélancolique […] traduit cette passion de tenir au-dedans de la bouche (mais le vagin et l’anus peuvent aussi se prêter à ce contrôle) l’autre intolérable que j’ai envie de détruire pour mieux le posséder vivant. Plutôt morcelé, déchiqueté, coupé, avalé, digéré… que perdu. » Mais un tel regard évacue le théâtre. Et je voudrais espérer qu’il y a du théâtre dans la proposition de Liddell. Je tente de considérer ce jeu, je dis bien : jeu – avec les paroles réelles, une écriture du réel – je voudrais considérer que ce jeu participe, d’une manière consciente, à l’effet et l’effroi que cette pièce peut nous faire, plutôt que de le considérer comme un cas clinique. La dramaturgie qui amène un discours sur ce qui est en train de se dérouler devant nos yeux fait écho à l’écriture de Peter Pan où des niveaux frictionnels différents entrent en collaboration. De toute façon, elle englobe dans son discours « les médecins, les psychiatres, les psychologues […] » et annihile automatiquement leurs discours normatifs. C’est peut-être comme ça que l’on puisse aussi comprendre le sous-titre (Le Syndrome de Wendy). Dan Kiley écrivit dans les années 80, un livre qui s’appelle Le syndrome de Peter Pan et un peu plus tard, poussé par son succès général, Le dilemme de Wendy – Quand les femmes cessent de materner leurs hommes. Dilemme? FUCK YOU.
Et je voudrais finir, en contrepoint, avec quelques mots de Rilke : « Si vous sentez qu’alors votre solitude est grande, réjouissez-vous-en. Dites- vous bien : Que serait une solitude qui ne serait pas une grande solitude ? La solitude est une : elle est par essence grande et lourde à porter. »
1 Tout le ciel au-dessus de la terre (Le syndrome de Wendy) est publié aux Éditions Les Solitaires Intempestifs.
2 Si rien ne peut ramener l’heure
De la splendeur dans l’herbe, de l’éclat dans la fleur,
Au lieu de pleurer, nous puiserons
Nos forces dans ce qui n’est plus.

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Einen drauf machen mit China / Se péter avec la Chine https://www.insense-scenes.net/article/einen-drauf-machen-mit-china-se-peter-avec-la-chine/ Wed, 10 Jul 2013 19:52:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=631 Le Gymnase du Lycée Mistral est un lieu tout à fait bien adapté à la pièce Ping Pang Qiu d’Angélica Liddell, présenté dans le cadre du 67e Festival d’Avignon. Au milieu de la scène qui reste visiblement un gymnase sportif se trouve une table de ping-pong. Cet image mélange la mise en scène artificiel avec le monde réel déjà avant que la pièce commence. Et pendant la pièce on sera en continuation rappelé à que ce que semble impossible, parce que inhumain, peut être réalité. Liddell n’est pas Snowden. Elle ne nous dévoile rien. Plutôt elle compose des faits connues, pas moins terrifiants, dans une forme de textes et images et crée ainsi une sorte de poésie documentaire. Ceci rend expérimentable les faits communiqués dans des articles de presse. Un conte noir de la vérité. En plus de ça, et parce qu’on est chez Angélica Liddell, il ne s’agit pas du théâtre politique mais d’une déclaration d’amour.
// Das Gymnase du Lycée Mistral ist ein wahrlich passender Ort für Angélica Liddells Ping Pang Qiu. In der für das 67e Festival d’Avignon zum Theaterraum umfunktionierten Turnhalle steht mitten auf der Bühne eine Tischtennisplatte. Wo hört die Wirklichkeit auf und wo beginnt die Inszenierung, das Unechte? Angesichts der im Stück behandelten Thematik wird man in den kommenden eineinhalb Stunden immer wieder daran erinnert dass unmöglich (weil unmenschlich) Scheinendes wahr sein kann. Dabei handelt es sich nicht um politisches Theater sondern um eine Liebeserklärung.

An besagtem Ping-Pong Tisch sitzt also Angélica Liddell ihrem Kollegen Fabián Augusto Gómez Bohórquez gegenüber und flink wie in einem meisterhaften Tischtennismatch fliegen ihr seine Fragen zu, die sie präzise beantwortet. Es gibt kein Ausruhen. Sobald die Darsteller erschöpft den Kopf auf die Spielplatte legen schrecken sie auch schon wieder auf und das Spiel geht weiter, mit Disziplin und Ausdauer. Es geht freilich nur in Nebensätzen um Ping-Pong. Eher geht es um die Ping-Pong diplomacy, den Begriff der eine Politik beschreibt die diplomatisches mit barbarischem vereinte um die chinesische Kulturrevolution stattfinden zu lassen. Und eigentlich geht es um Liebe. Liebe zu China. Jedenfalls ist es das, was Lidell mit ihrem Stück Ping Pang Qiu auf die Bühne bringen will. Und an ihrer Liebe ist nichts zu rütteln beteuert sie. Auch wenn sich China zu lieben als sehr sehr schwierig herausstellt. Das erklärt uns Lidell und beweist es szenisch.
Im Verlaufe des Verhörs am Ping-Pong Tisch sagt sie, und wiederholt bis zur Erschöpfung, dass sie eine sei die sich der Welt des Ausdrucks widme. So definiert sie sich selbst und das Theater, ihren Arbeitsplatz. Was tun in einem Land das, ganz im Gegenteil zu Liddell, permanent gegen den Ausdruck und die Äußerung des einzelnen arbeitet? Menschen die sich wie sie vollständig und öffentlich dieser Aufgabe verschrieben haben können dort nicht existieren. Sie erzählt uns damit nichts neues, wir wissen außerdem dass die Zensur nicht nur Künstler betrifft sondern bis in den privatesten Raum greift. Was wir in Zeitungen lesen wird uns heute also dargestellt.
Wir sehen jenes Video in voller Länge, von dem meist nur ein Ausschnitt zu sehen ist: Einer stellt sich vor heranrollende Panzer und hält den Zug tatsächlich einstweilen auf. Auf der Bühne werden seine Bewegungen gedoppelt, sie werden unermüdlich weiter ausgeführt noch nachdem im Video besagter Mann bereits von Männern in Zivil abgeführt wurde. Die Choreographie auf der Bühne aber geht weiter, rebelliert gegen eine leere Leinwand und hält nichts auf.
Wiederholt nehmen Liddell und die drei Darsteller die sie auf der Bühne begleiten jene Position ein mit welcher Künstler, Intellektuelle, Lehrer, gemeine Bürger öffentlich gedemütigt werden: vornüber gebeugt, die Arme hinter dem Rücken verschränkt und über den Kopf nach oben gestreckt. Mit einem albernen Hut aus Papier auf dem geschrieben steht weshalb derjenige in Ungnade fiel.
Liddell ist nicht Snowden. Sie enthüllt uns nichts. Sie bringt vielmehr bekannte, aber nicht minder erschreckende Tatsachen in eine ihr eigene Form aus Texten und Bildern und schafft so eine Art dokumentarische Poesie, welche die Tatsachen erfahrbarer machen als Presseartikel. Ein Schauermärchen von die Wahrheit.
Dabei scheinen die Bilder welche Liddell mit ihren Darstellern und Requisiten kreiert durch und durch symbolisch zu sein. Leseweisen drängen sich teilweise geradezu auf. Eine Ballwurfmaschine für Ping-Pong-Bälle arbeitet monoton und ausdauernd, doch sie schießt ihre Bälle ins Leere. Einer der Darsteller, Sindo Puche, trägt ein Kostüm aus langhaarigem Fell (man klärt uns auf dass Mao „Haar“ heißt), er ist mit Abstand der größte der vier Darsteller und verbringt die meiste Zeit in scheinbar unbeteiligtem Schweigen, während der auffällig kleine Gómez Bohórquez sich in Parteiuniform mit langen Monologen und allerhand Aufgaben abmüht. Permanent ist die Bühne in rotes Licht getaucht, alles was sich darauf befindet wird in rot getaucht, es gibt weder für Darsteller noch für Requisiten ein Entkommen vor der rötlichen Färbung. Selbst der Zuschauer gewöhnt sich an die Farbe des Lichts, Rot ist unausweichlich die Farbe der Gegenwart und man stört sich nach einer Weile der Gewöhnung nicht einmal mehr daran.
Gleich zu Anfang stellt Liddell klar: politische Unterhaltungen zu führen ist nicht das Ziel dieses Abends. Hierzulande ist nichts einfacher als politische Unterhaltungen zu führen, deshalb mache das auch allen so viel Spaß. Aber um Spaß geht es hier kaum, und einfach sieht Liddell nichts.
Oder doch, denn es sei „Nichts leichter als einen Künstler zu verspotten“ wie sie sagt. Und darüber gerät sie ein weiteres mal in Rage. „Wir werden zu Clowns!“ zetert sie, und fügt hinzu in China seien die Gefängnisse voller Clowns. Tatsächlich hat die Verzweiflung Liddells etwas Komisches. Wie sie aufspringt, wild gestikuliert und dabei ihre türkisfarbene Perücke schüttelt, sich in ihrer im Nichts verhallenden Anklage und unter großer physischer Anstrengung wiederholt und wiederholt bis zur absoluten Erschöpfung… keiner wird sie hier dafür einsperren. Manch einer amüsiert sich gut. Manch anderem bleibt wohl auch das Lachen im Hals stecken. Denn wer sich auf die dokumentarische Ebene dieser Inszenierung einlässt, wer die Gewissheit zulässt dass all das was hier erzählt wird die Wahrheit ist, der verzweifelt mit Liddell. Vier spanische Künstler und ein west-europäsisches Publikum vor dem Problem China zu lieben – mich überkommt bei diesem Gedanken plötzlich ein ungutes Gefühl der Lächerlichkeit. Was ist damit anzufangen. Scham über die eigene privilegierte Position? Zorn über das chinesische Unrecht? Damit allein ist freilich auch keinem geholfen. Was bleibt ist also Beklemmung.
Ich liebe China. Der Haut wegen. Ich möchte von China geliebt werden, gerade weil das unmöglich ist. Das sagt Lidell und es drängt sich die Frage auf ob man gerade Zeuge einer theatralischen Selbstdarstellung ist, bei der China eine passive Position zugeschrieben wird an der sich ein leidende Künstlerseele abarbeitet. Ist dies die Inszenierung der unmöglichen, der leidenschaftlich Liebe einer hemmungslos selbstzerstörerischen Angélica Lidell? Ja, kein Zweifel. Vor allem nicht nachdem man die zweite Inszenierung gesehen hat, die Liddell dieses Jahr in Avignon präsentiert, Todo el cielo sobre la tierra (El síndrome de Wendy).Versteht sich Angélica Liddell zudem als Botschafterin eines Landes das seiner kulturellen und menschlichen Identität beraubt wurde und wird? Offensichtlich auch das. Und selbst wenn man sich am exzessiv autodestruktiven Narzismus stören mag, das Botschaften für China gelingt trotzdem oder gerade weil es die intime Liebeserklärung dieser Frau ist.
Bloß der Poesie räumt Liddell die Fähigkeit Leid zu überwinden ein. So soll an „der einzig schönen Stelle dieses Stücks“ wie sie sagt, eine chinesische Musikerin auf einem Stuhl im Scheinwerferlicht Platz nehmen und spielen, die Schauspieler andächtig lauschend. Keine Erklärungen mehr und keine Verzweiflung. Nur noch ein Zitat aus einem in China verbotenen Buch, und dann Musik. „La liberté ne se donne pas, elle est plutôt ta propre conscience de la vie, le délice de ta vie; goûte à cette liberté, comme à la jouissance que t’apporte l’amour physique avec une belle femme. N’est-ce pas la même chose?“ (Le Livre d’un homme seul, Gao Xingjian, Nobelpreis für Literatur 2000). Also physische Liebe und Poesie als Stellvertreter der Freiheit. Was niedergeschrieben pathetisch klingen mag funktioniert an dieser Stelle des Stücks und man ist bereit für ein wahres Bild der Hoffnung.
Doch der Stuhl bleibt leer. Aus Angst vor Konsequenzen die eine Mitarbeit im Kollektiv mit sich bringen könnte, welche einer kritischen Haltung zum eigenen Staat und somit im wahrsten Sinne des Wortes lebensgefährlich wäre, entschloss sich die Musikerin gegen einen Auftritt mit Liddell. Die Zensur reicht bis auf die Probebühne in Madrid. Und heute ist sie zu Gast in Avignon. Wir werden des Bildes der Hoffnung beraubt.
Orpheus verliert seine Liebste, Eurydike, weil er nicht länger den Blick von ihr abwenden kann. Das Buch in dem diese Geschichte stand wurde zu Anfang des Stücks zwar verbrannt, jetzt aber wird der Mythos wahr und schafft eine Lücke da wo die chinesische Kollegin und ihre Musik sein sollten.
Was bleibt zu tun? Wenn das Theater als Arbeitsplatz Liddells Vision nicht wahr werden lassen konnte mit einer Künstlerkollegin zu kollaborieren, so schafft es zumindest den Raum um eine Fiktion zu inszenieren. Um eine Idee für kurze Zeit, wenn nur auf symbolische Weise, wahr werden zu lassen und mit dem Publikum zu teilen. Und jetzt, nach all der Beklemmung, steht einem der Sinn nach einem Ventil. Es werden Instant-Nudeln mit Wasser aufgebrüht, man wartet für die Dauer eines Popsongs, und dann fliegen die Fetzen. Alle bedeutungsschweren Symbole und auch sonst alles wird durcheinander geworfen, Mao-Miniaturen mit Nudeln verziert, schäbig herumgeknutscht. Letzte Zigaretten werden geraucht. Nach wenigen Minuten befindet man sich auf der Afterparty eines rauschenden Fests. Der Schein trügt allerdings nicht, und die wirkliche Lücke dort wo die Musikerin aus China sein sollte, bleibt bestehen obwohl ihr Stuhl schon Teil des Chaos ist. Wenigstens hat man hier einen drauf gemacht, stellvertretend für das Freiheitsgefühl, und stellvertretend für China. Die Beklemmung nimmt man trotzdem mit beim Verlassen der Turnhalle.

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Qaddish : danser à vif https://www.insense-scenes.net/article/qaddish-danser-a-vif/ Mon, 08 Jul 2013 20:04:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=637 La salle du Théâtre Benoît-XII célèbre Qudus Onikeku et son équipe après leur prestation dans Qaddish qui s’y joue du 6 au 13 juillet à 17h (relâche le 11.7.). Jeune nigérian, il propose de creuser l’histoire de son pays et de sa culture yoruba à travers une rencontre avec son père et « honore sa mémoire » à partir notamment du Kaddish de Ravel. Un rituel de passage où un corps presque épileptique, un corps chutant et bégayant, se cogne à l’espace jusqu’à sa délivrance.
En attendant que les spectateurs s’installent et finissent leurs appels téléphoniques, nous pouvons déjà entendre des bruits, fort probablement des enregistrements des voyages que Qudus Onikeku a entrepris, d’une ville du Sud à juger selon le nombre de klaxons qu’on puisse apercevoir. Des voix s’y mêlent. Des tambours. Des chants de chœur africains, nigérians?, yorubas?… en tous cas, les bruits de la vie, du monde dans toute sa cacophonie. La scène baigne dans une pénombre où l’on peux déjà voir la proposition scénographique de Guillaume Fesneau et Aby Mathieu qui est constituée d’une sorte de mur léger, voile blanc pouvant être transparent, dans une légère courbure allant du fond cour à avant-scène jardin. Il fait penser à une aile ou une plume sur-dimensionnée avec des nervures visibles laissant paraître dans l’heure qui suit des musiciens en arrière, les dissimulant ensuite laissant Qudus Onikeku dans sa solitude. Ou encore servant de surface de projection des surtitrages qu’on cessera, plus tard, de lire, ce qui devient volontairement impossible, mais aussi car on aura compris qu’il ne s’agit pas ici, comme il dit, d’une « compréhension ».
La lumière de la salle descend lentement, les bruits augmentent et… silence, noir dans la salle. Seuls les toussotements de quelques spectateurs auront empêché de laisser le monde entièrement dehors. Qudus Onikeku entre alors lentement sur scène, se courbe, un corps comme tordu par un mistral titanesque absent et Valérie Coladonato commence à chanter.
Le rituel commence une fois qu’il sera couché, comme mort, par terre et Emil Abossolo Mbo, qui devra « incarner l’ancienne génération » habillé dans un costume blanc peut-être traditionnel, lance les premiers mots d’un initié. « […]Tu es un enfant […] Listen and learn![…] » et une adresse au public, une invitation ouverte et légère, comme à un témoin bienveillant : « It is good that you are here! »
S’en suit alors une heure de combat d’Onikeku avec lui-même, tentant de rejoindre quelque chose dans le ciel ou ailleurs, mais toujours rejeté par terre, la gravité lui donnant des coups. À côté de moi, j’entends des larmes franches couler à flot sur cet incessant recommencement. Si ce n’est la gravité, c’est on ne sait quoi qui l’oblige à redémarrer des gestes, refaire, reprendre, pour arriver à faire, à passer à travers. Et ces reprises sont comme une vue sur le travail du danseur qui tente, lâche, s’essuie le front et recommence, mais qui entre ici dans l’expérience du processus rituel qu’il a à mener. Gestes qui, sans connaître la danse yoruba, font écho à des clichés de danse africaine qu’on aurait pu croiser. Gestes qui sont soutenus par la voix qui sort, on dirait, malgré lui, faisant penser aux gémissements d’un Glenn Gould pendant ses interprétations de Bach. Enfin, gestes qui vont jusque dans sa bouche qui semble vouloir mordre l’espace, entreprise fatalement vaine comme la volonté de photographier le vent sans matière.
Repos.
L’initié sage revient, poussant devant lui un fauteuil roulant vide, tient un discours et la danse reprend. La musique varie entre quelque chose qui s’approche du blues et du rock avec la guitare électrique présente et une musique sacrée avec l’efficacité d’un violoncelle et de la soprano sus-mentionnée. Le corps de Onikeku sautille, est traversé de shivering, mot anglais qui pourrait être traduit par frissons, mais dont la traduction semble insuffisante. En le voyant, il n’y a que shivering qui vient, et on est peut-être face à un phénomène de mémoire corporel, un phénomène où la langue a sculpté le corps : « mon corps transporte une mémoire qui me dépasse ». Ce shivering est intercalé par des lignes faisant penser aux parades nuptiales de certains oiseaux, tentative de séduire le fauteuil roulant au milieu de la scène, ce fauteuil presque banal, quotidien, rappelant notre inévitable vieillesse et la mort qui nous attend.
Plus tard, « l’ancienne génération » revient, frappe la chaise, crie, jure, quelque chose dont on a du mal à le comprendre. Il s’agit, en tous cas, de cette chaise, ce fauteuil roulant et de sa réalité. Il s’en suit alors un grand crescendo d’une invocation, regard par terre, mots prononcés comme en transe, une marche circulaire. On voudrait suivre le surtitrage, mais les mots dits ne s’accordent plus avec les mots écrits. De toute façon, les mots sur ce fond courbé se multiplient, passent de plus en plus vite, inonde l’œil du spectateur. La musique monte. « Questionning ». « Sagesse ». « Orteil ». « Danser ». « Travelling the universe ». « Liberté ». « Chair ». « Chair ». « Chair ». Et la chaise tourne toute seul. Sorcellerie ou technologie moderne, peu importe. Le fauteuil roulant danse et une phrase nous reste : « Même bégayer, c’est encore danser »
Un autre combat, cette fois-ci : Onikeku avec ce fauteuil. Il tente de s’échapper, mais le fauteuil revient sans cesse le déranger dans les mouvements qu’il veut accomplir. Quelque chose prend possession de lui et un duel avec la chaise se fait voir, dont, vaincu par la fatigue, cet objet animé remporte la victoire. Finalement, il n’a pas le choix d’accepter, et se met debout sur ce fauteuil qui le porte, glissant, flottant à travers l’espace. Porté par cet avenir qui nous guette et ce passé qui nous hante de ce fauteuil fantomatique.
Un dernier shivering, des tapes sur sa poitrine, il finit par terre. Un a cappella du Kaddish de Ravel? soutient son dernier effort vers le haut, une figure de prière sur genoux où Qaddish prend tout son sens et qui se termine dans une sorte d’épilepsie, « le moment est venu d’être libre … »
C’est lorsque le public agrandit le sourire de Qudus Onikeku avec chaque applaudissement de plus, qu’on aperçoit sur le fond blanc, une ville, le retour d’une ville, peut-être celle d’Abeokuta, ville natale de son père, cette fois-ci rendu visible.
Qaddish figure comme la troisième partie d’un triptyque sur la solitude, la tragédie et la mémoire. Les spectateurs avignonnais avaient la possibilité de voir une ébauche de travail de la deuxième partie STILL/life dans l’édition du festival de 2011 dans le cadre des sujets à vif. Sorti de l’École national supérieur des arts du cirque en 2009 et ayant entamé une carrière solo depuis une dizaine d’années, il travailla à travers le monde entier.
Quoi qu’on puisse, en tant qu’occidental (post-)moderne, rester sceptique devant ce rapport à la tradition, aux pères et au sacré, quoi qu’on puisse rester sceptique devant un certain spiritualisme et le discours d’une sagesse, il demeure que « it was good to be there ».

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Shéda : BLABLA, devant nous les ruines du monde https://www.insense-scenes.net/article/sheda-blabla-devant-nous-les-ruines-du-monde/ Mon, 08 Jul 2013 20:03:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=636 Nulle part, nom du non-lieu fictif et par hasard aussi nom d’un camp de réfugiés au Congo, nulle part donc, c’est-à-dire dans la Carrière de Boulbon, perdue dans la chaleur entre pins et pierres, où en temps normal seules les cigales assourdissent le silence et les fourmis rappellent la vie, Dieudonné Niangouna propose ce 7 juillet 2013 la première de Shéda dans cette 67e édition du Festival d’Avignon. Le congolais propose avec une équipe internationale une « forêt » théâtrale dans ce « désert de pierres » où, souvent, nous sommes déchirés entre des signes hétérogènes au risque de tomber dans le vide entre leurs extrémités.
Traversé par la guerre civile au Congo des années 90 dont on peut avoir une perception dans sa pièce Les inepties volantes, que les Avignonnais et fidèles festivaliers auront pu voir en 2009, et après avoir été découvert en France en 2007 aux Francophonies en Limousin et au Festival d’Avignon de la même année, Dieudonné Niangouna devient cette année avec Stanislas Nordey l’artiste associé du festival. Dans les années turbulentes de la fin des années 90, il crée la compagnie Les Bruits de la Rue, tentant de partir de la rue, de la langue de la rue, et de dynamiter les conventions théâtrales existantes. Pour soutenir des formes nouvelles dans son pays natal et au-delà de celui-ci, il créa avec d’autres le festival Mantsina sur scène à Brazzaville en 2003. Le projet de Shéda1 sera en gestation pendant une dizaine d’années et dont le Festival d’Avignon de cette année et particulièrement la Carrière de Boulbon permettra sa réalisation. Un texte d’une volubilité incessante qui brasse les lieux communs de l’idéologie dominante sans pitié, moqueur ou d’un rire jaune, frappant par une franchise, d’un cri, d’une attaque franche, chassant avec violence toute « commisération » et qui peut nous essouffler par moment par son abondance et l’impossibilité de venir à bout d’un parler du monde. Elle est constituée de trois parties : peur, solitude, urgence.
Devant cette façade gigantesque de la Carrière de Boulbon, faisant penser à une peau d’éléphant craquelée monstrueuse, se dresse une sorte de bidonville abandonné : construction en palettes, taules, bidons d’essence, tout recouvert d’une poussière sèche, brune comme si toute couleur avait été chassée de ce lieu, qui fera penser plus tard à une sorte d’anti-zone du Stalker de A. Tarkovski, la « cimetière des dieux ». Les spectateurs cherchent encore leurs places et on aperçoit une signe de vie dans ce désert. Une chèvre, puis un « vieux », joué par Mathieu Montanier qui arpente les lieux avec la tête en avant, courbé comme s’il portait le poids du monde, ramassant par-ci par-là des cailloux, buvant un coca et fumant des clopes. Sa grande figure maigre vague dans cet abandon, chancelant, sans but, avec ennui, comme s’il avait été toujours là comme un chien perdu, essayant de temps en temps de redescendre la chèvre qui ne cesse de remonter une petite construction. C’est alors qu’on entend de très loin des cris d’entraînements rythmés d’un groupe, une sorte de rythmique guerrière qui résonne en écho dans ce cratère de la carrière. On les voit alors défiler, minuscule, en haut, à je ne sais combien de mètres de distance. « Dans ce désert de pierres, rien ne peut se résoudre. Tout se bat pour survivre. » Et le long cri logorrhéique commence, pendant que les cris rythmés s’approchent lentement, mais sûrement : on sent que cette parole est fragile, en danger. Un cadavre glisse d’une sorte de toboggan qui ne peut plus ou ne pouvait jamais servir comme jouet à des enfants, mais qui prendrait plutôt place dans une sorte d’abattoir servant à éjecter des déchets de boyaux. « Tu sais comment on chasse le diable? » et une figure inquiétante de plusieurs mètres de haut, couronnée d’une petite tête noire avec des yeux rouges glisse sur ces lieux. Des rires menaçants et toujours ce troupeau de guerriers qui s’approche.
Ils arrivent alors en pas cadencés, se retrouvent en cercle et jettent le cri « Shéda », cri d’un collègue et ami de Niangouna qu’il avait l’habitude de pousser avant le début de chaque spectacle et qui amenait les acteurs dans une sorte de transe. Cette inquiétude menaçante disparaît alors, on voit une troupe qui court partout et joue pour passer le temps, se roule dans la poussière. « On n’a pas besoin de sentiments. »
S’en suivent alors plus de quatre heures où l’on passe d’une chose à une autre toujours sous la proclamation d’une parole d’une écriture qui ne s’achève jamais, mais que seule la fatigue de l’auteur, comme il le dit lui-même, peut la mener à terme. Dans ce désert brun, le sang coulera bientôt à flot, un rouge éclatant, mais qui coule banalement, d’une manière indifférente, entre un dialogue sur le sexe : Bite, chier, Œdipe. Des combats, évidemment faux, théâtraux, intercalés avec des danses peut-être reggae : chill out, man. Des ennuis, une histoire d’amour impossible entre un seigneur et une princesse, qui ne paraît que risible et qui attire ostensiblement la moquerie de deux acteurs africains, des histoires de grand-mère « sans queue ni tête », prennent place en dessous d’occasionnelles attaques fortuites, bombardements de cocktail Molotov en glace du haut de la carrière et qui éclatent un peu partout. Certains mots reviennent : Il n’y a pas de maladies. Il n’y a que le sous-développement et la chaise électrique. Des signes du drapeau d’une croix gammée à l’ensemble des super-héros américains de spideman à Shrek sont brassés, un « débat » sur le monde de Karl Marx, Castro, la chute du mur, « le problème de l’Est » ne semble pas se terminer. L’entracte arrive, on a l’impression, un peu n’importe où, en plein « action ». Au retour, ils reprendront un peu plus haut, sans complication, pour continuer à cheminer dans ce forêt-fleuve. Mais une voix continue de sortir des hauts-parleurs pendant que les spectateurs quittent leurs places, et résonne comme une accusation de ne plus écouter.
Pendant cette pause, on peut apercevoir des body guards de quelconque « homme d’importance » prenant les décisions dans ce monde foutu et une frisson peut descendre la colonne vertébrale en pensant aux motifs triviaux qui ont déjà permis de justifier des assassinats infinis. Cette parole demeure fragile, en danger.
Au retour, nous pouvons peut-être remarquer pour la première fois une grande tête gonflée quelque part sur une genre de terrasse de la carrière : Mickey Mouse is watching you. L’urgence pousse « le vieux » à une tentative de suicide qui n’arrive pas à le délivrer, même en essayant de se pendre avec des cordes qui traversent le cratère entier de la Carrière. D’un grotesque perçant, il tente avec l’aide de trois camarades de s’étrangler pendant des dizaines de minutes sans aboutir à un résultat quelconque. Bite. Chatte. Cul. Sexe. Fornications à côté de la recherche de la mort. La mère et puis sa fille et puis la mère et puis sa fille…
Plus tard Dieudonné Niangouna lui-même revient pour nous livrer un discours de colère poussé par une urgence de dire le désaccord avec ce monde qui ne tient qu’à 50 euros. Comme tant d’autres paroles, il est adressé directement au public qui reçoit de temps en temps un ballon de foot en mousse dans sa figure, invité à chanter avec une actrice (pour lequel le public n’était pas disposé) ou est amené de force sur le plateau pour danser avec la troupe. Une certaine imposition, une certaine « violence » qui rentre dans la banalité désinvolte généralisée comme tous ces cadavres, ce sang, ce sexe, ces chutes des corps du haut de la falaise, faisant penser aux images du 11 septembre 2001 ou à la légende des sauts des gratte-ciels des ruinés après le mardi noir 1929.
Le « diable » revient, la carrière prend vie, branle de tous les côtés, les lumières provoquent une sorte de tremblement de terre. Il revient pour dévorer cette princesse qui, après un bain de sang et une récupération dans le ventre d’un crocodile y ressort en une sorte de robe de mariée, mais elle réussie à le dévier. Et cela continue et continue, de « Il n’y a pas d’eau. » à « Mon père a voulu que je devienne un savant. Je ne suis devenu qu’un homme de trop » passant par « Comment te lire? Comment savoir ce que tu m’apportes? ». Oui, comment ? En tous les cas, tout cela se finit sur le retour de l’eau, les hauts-parleurs font émerger une rivage d’un océan virulent et nous écoutons le ressac, les mots se taisent.
Après plus de quatre heures d’un parler du monde, de son injustice, sa violence, son absurdité, de la banalité du sexe et du sang versé, je suis achevé, achevé de l’effort de tenter de comprendre, mais quelque part consolé avec ce monde sans repère en perdition, que dis-je, perdu! Perdu! Et je me trouve livré à une ouverture naïve sans jugement envers lui, livré à donner un sourire simple et fatigué à tous ce qui m’entoure. J’arrive alors au bus qui doit nous ramener quelque part, en ville, et le discours déontique fait brutalement retour : évidemment ce n’est pas comparable avec le fait de mourir de faim, des spectateurs sont refusés dans le bus s’ils ont paumé leur billet.
« Je suis désolé. Ce n’est pas moi le responsable. »
« Qu’est-ce qu’on va faire alors? On va rentrer à pied…? »
Et je n’ai pas la force de dire : « Vous rentrez nulle part. » …et tout le monde s’en fou…
1 Shéda est publié aux Éditions Carnets Livres.

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Re:Walden : La solitude de la raison II https://www.insense-scenes.net/article/rewalden-la-solitude-de-la-raison-ii/ Mon, 08 Jul 2013 20:01:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=635 Au Tinel, en ce début de 67ème édition du festival d’Avignon, le metteur en scène Jean-François Peyret revient sur Walden ou la vie dans les bois de H.-D. Thoreau. Une nouvelle création et plus encore un monde, à la marge, qui revient au centre. Re: Walden, qui le titre l’annonce, fonctionne comme une réponse d’aujourd’hui. Une réponse mail ou un moyen, chez Peyret d’être dans un échange. Ou un théâtre de change…
Ça me regarde…
Ecouter et regarder Re:Walden, c’est à coup sûr faire l’expérience d’un théâtre qui, dans le prolongement de Foucault qui parlait de littérature et rappelait que « c’est ce qui ne dit rien mais n’arrête pas de parler », pourrait s’apparenter à l’auteur, entre autres, de promenades réflexives sur le Dedans dehors, Ceci n’est pas une pipe ou encore quelques pérégrinations sur le linguiste fou Brisset. Moments de lectures buissonnières et mallarméens où les catégories qui ont contraint la littérature à figurer une histoire via une fiction, une vérité via un souci didactique, un commentaire via une instrumentalisation du littéraire… sont mis en concurrence avec une attention pour la pratique d’écriture, un intérêt pour la plasticité de la sonorité, un goût pour le chaos que produit le langage. Ecouter et regarder Re:Walden serait ainsi à coup sûr, encore, faire l’expérience d’un théâtre qui, dans le prolongement des méditations de Konrad Fiedler qui s’inquiétait de l’impossibilité des mots de nommer une réalité, s’apparenterait à un cheminement du sujet dans son rapport sensible à la perception du monde qui l’entoure et l’interpelle. Moments d’étrangetés et d’inquiétudes où le lecteur versus le spectateur de la nature comprend enfin que son recours au langage ne participe d’aucune manière à la préhension de la réalité, mais au mieux à la mettre au bord de sensations impossibles à qualifier. Instants, en définitive, où le langage recouvre sa fonction de mise en tension du regard et de l’objet auquel il s’est attaché ou qui lui est imposé ; et que la poésie et les formes qu’elle peut prendre : le poème (pourquoi pas scénique ?), tentent non plus de définir, mais de rendre sensible, au point que le poème et la scène ne seraient finalement que l’ombre mutilée d’un regard saisi par ce qu’il voit autant qu’ils seraient la tentative d’un saisissement de ce qu’ils repèrent.
Ecouter et regarder Re:Walden se contemplerait donc comme une chose qui rappelle que certaines pratiques théâtrales procèdent en fait d’un jeu conscient où la scène est tout à la fois une forme d’arraisonnement de la réalité, ou plus simplement de la vie, où la raison est à l’œuvre, à l’exercice dirait-on, en même temps qu’elle est cette expérience qui pointe le spectre des limites de la raison qui fait écran. C’est le cerveau qui fait écran rappelait Gilles Deleuze.
Re:Walden est donc, en sa matière sonore, en ses formes visuelles, en son détail philosophique, poétique et esthétique, un seuil où le metteur en scène Jean-François Peyret invite à Re:Penser. Mais Re-Penser quoi, au juste ?
Au commencement du travail de Jean-François Peyret, peut-être faut-il convenir que le titre de ce travail et de cette nouvelle œuvre, est à interroger à l’endroit qu’il ouvre. C’est-à-dire, à l’endroit du « RE ». Copule itérative autant qu’intensive qui mettraient en tension la représentation (ce que l’on voit, ce que l’on entend, ce que ça nous rappelle…) avec cet autre espace qu’est la sensation (ce que l’on sent, ou ce que l’on ressent), et qui est singulier et renvoie à une solitude de sujet. Re:Walden est ainsi, et peut-être au commencement, la forme théâtrale qui participerait du deuil de la communauté assemblée (ah le théâtre !) pour être, le temps de Walden, celui de la naissance du regard d’un sujet : ce qui le regarde en fait. Ou, et c’est une autre manière de le dire, alors glosons : ce qui me regarde.
Re:Walden est donc une affaire privée et un cheminement dans la solitude recouvrée. Mot : « Solitude » que l’on entend à plusieurs reprises, et qui se fait entendre, encore, au final, dans le voisinage de ceux de Dieu et de la Nature. Soit, un acronyme qui se dessinerait chez le spectateur (que je suis depuis 30 ans des formes que propose Peyret) où le S. D. N. (version ludique de la SDN et des créations antérieures qui traitaient de l’ADN) ferait écho à une société (lieu de compilation et de complication des deux : SDN et ADN), et donc à une Vie, où le vivant ne nous laisse pas en Paix.
Action
Ça n’a pas commencé, ça ne commence pas au Tinel, ça ne finit pas non plus… pourrait être la variation beckettienne de Re:Walden qui est la suite, ou le prolongement, ou le défilement de qui se mettait en place à l’ESAM, à Caen, courant 2009. Ça ne commence donc pas là, en 2013, à la Chartreuse et cette création est « grosse » comme l’annonce Peyret dans le programme, des créations antérieures et de celles (on lui souhaite) à venir. Donc, ça ne commence pas là. Faut l’entendre et le comprendre parce que Peyret est à la tâche, à l’arrache (on dirait à l’œuvre), depuis belle lurette et le Walden ou la vie dans les bois de Thoreau est un compagnon ou dans un compagnonnage, depuis plus longtemps encore. Depuis plus longtemps, peut-être déjà quand Peyret, beaucoup plus jeune alors, hésitait sur le choix d’un véhicule entre une Ford T4 (parce que Brecht, toujours proche Brecht Peyret) et une Alpha Romeo après qu’il avait vu celle de Godard dans Le Mépris. Voilà, ça commencerait par là, avec quelques spectres. Pour les uns liés à une pratique théâtrale, et pour les autres une histoire avec le cinéma où l’étrangeté et le dépaysement seraient récurrents. Et ça commence dans un murmure alors que le spectateur gagne la salle. Oui, ça commence dans des murmures, les bruissements de voix des trois comédiens qui sont, depuis 2009, à l’œuvre avec Thoreau et Walden. Des bruits d’eau, d’oiseau, un espace sonore et déjà musical… Et le bruissement (et il faut relire le bruissement et ce qu’en dit Barthes) donne à la voix un grain. Un petit grain de voix, comme il y aura assez vite, en fond, sur le mur et la pierre, des images, et un grain à l’image donc, aussi. Grain de voix et grain d’image, traduisez « épaisseur », « corporéité », « densité »… mais, et aussi, « hésitation », « tâtonnement », « incertitude »… Ou quand la parole, ici narrative, est en quête de quelque chose. Ou quand la parole, donc, est le lieu du cheminement et pas de l’assertion. Dans le presque inaudible des premiers instants, il y a ainsi un choix de faire entendre Walden… Et de le faire entendre, vraiment, pour ce que c’est : un questionnement. Soit une manière d’entrer dans Walden pour que l’on tende l’oreille enfin. Soit une manière de traiter du langage ou de revenir sur son traitement quand « parler c’est chercher à faire entendre ». Soit une manière de nous rendre étranger à la langue que l’on parle pour revenir au langage, et donc à la pensée, à travers Walden. Et donc, s’entretenir à nouveau avec cette faculté qu’est parler et, à travers la parole, penser. Là serait une des questions de Walden, Thoreau et Peyret. Qu’en penser ? Comment penser ? Y a-t-il encore à penser ?
Et le plateau, dès lors, d’être l’espace, ou disons à la manière de Brecht : le Ring, de la raison qui s’affronte à la nature, via le moyen qu’est la pensée. Moins un affrontement qu’une manière d’entrer dans la matière, en matière, et de faire danser la pensée. C’est-à-dire faire valser, faire tanguer et faire sauter quelques idées préconçues, figées, arrêtées et les remettre en mouvement, ou à l’ordre du jour qui n’est pas l’ordre établi des idées depuis trop longtemps ou toujours.
Et choisissant Walden ou la vie dans les bois, Peyret élit domicile dans la forêt, au lieu-dit la Cabane, à deux pas de l’étang de Walden. Manière, chez Peyret, de rejoindre ces bâtisseurs d’ermitage où l’architecture (celle de la cabane) figure encore les plans d’une autre manière d’être dans un rapport au vivant et à soi. Lieux : la forêt, la cabane, l’étang qui permettent de réfléchir sur les relations entre l’homme, les forces de la nature et leur grand architecte. Ou quand la scène et le plateau, dans un rapport de co-propiété et de co-locataire, devient l’espace d’un voisinage qui se dispute l’organisation de toute chose. Ou quand le plateau, partiellement vide inviterait au « Sapere aude » des Lumières. Traduisez : « mettez l’entendement en mouvement » chez Kant, of course. Ou quand la scène s’apparenterait à une redoute, un lieu retiré, et plus encore une chambre qui, comme on le dit en photographie, est l’endroit du développement. Et Peyret de développer, alors, moins un film que des images qui sont comme les vignettes et les bulles ou le moyen théâtral de rendre visible et manifeste les états de la pensée. Ceux du doute, ceux de la solitude, ceux de la quête, ceux de la contemplation, ceux du deuil, ceux du regarder… Ou quand la scène deviendrait une rêverie ou le territoire des méditations sur ce que l’on croyait être, ce que l’on a été, ce que l’on s’inquiète de devenir… s’il y a un sens à l’avenir, un autre à l’histoire, un au sujet, un à la communauté ou au commun des mortels.
Re:Walden est alors une entrée, une porte d’entrée comme celle, visible et massive, qui est en fond de scène. Une porte qui ouvre sur un monde que la mise en scène de Peyret installe dans un monde virtuel. Comprenez que nos pensées, nos actions, nos sentiments, nos émotions, nos vies… ne sont rationnelles que si nous avons oublié de nous penser. Comprenez que la porte, donc, est là à ouvrir, à entrebailler, à garder fermer et que tout le plateau et ce qui y passera est une manière de rappeler que le théâtre est, pour partie, « l’art de jeter un œil sur… ». Façon, chez Peyret, de faire du théâtre ou d’en rappeler l’essence, alors que la forme, certains le prétendront, nous éloigne de la simple représentation.
Précisément « Jeter un œil par-dessus ». C’est-à-dire s’affranchir des préjugés ou repartir des préjugés pour y retourner voir.
Dans Re:Walden, Walden étant le nom de l’étang dont on entend qu’il est aussi le « grand œil », c’est bien cette autre question du « ce qui me regarde » (ce qui me concerne donc) qui est à l’œuvre. « Etang Walden » qui est comme la figure centrale de ce nouveau travail de Peyret et que l’on finit, dans la contemplation du plateau, par saisir, sur un mode heideggerien comme l’espace dialectisé entre L’ETANT et L’ETRE, LE DA-SEIN et le SEIN. Ou, et peut-être pas, une autre manière moins plastique de poser, à travers la question de ce que nous sommes, la question complexe de l’apparence et de la présence. Soit, d’une formule réductrice chez le spectateur, « ce que je suis tien-il dans la limite de que je perçois ? ».
Re:Walden, théâtralise donc ces espaces que sont ceux du doute et d’une certaine manière de l’inquiétude qui ont généré en philosophie et ses formes appliquées : l’art, l’imagination de mondes parallèles où ce qui fait défaut dans le monde que l’on habite, habite dans d’autres mondes inventés. Timée pour Platon et ses héritiers… Monde intérieur plus loin… Monde virtuel aujourd’hui… Ou une manière de se penser une chance d’être un peu plus que ce que l’on aperçoit. Second Life en quelque sorte que Re-Walden qui s’ouvre pour finir sur les avatars.
Prochiantz en spectateur
Un spectateur, un seul une fois, espérait Brecht qui pensait à Marx. Au premier rang ou presque, Alain Prochiantz ou l’ami de Jean-François Peyret est là qui regarde Re:Walden. Peyret/Prochiantz qui ont signé plusieurs créations ensemble (et quels moments putains ! on y était) et qui dialoguent depuis quelques années sur le vivant, la nature, les robots, le cerveau et tout le toutim… Ces deux-là sont comme des courreurs de fond. L’endurance les associe oui, et disons-le aussi au risque de l’évidence : la profondeur…. Endurance et profondeur, mais toujours aussi légèreté, chez eux, qui s’entendent à interroger les discours de vérité et les systèmes stables. A eux deux, l’histoire change de contours et le théâtre est le lieu des éngimes reconvoquées.
Et Prochiantz (le Marx de Peyret ?) est là qui regarde… la forêt en mouvement obéissant à la musique d’Alexandro Markeas qui la dirige à la baguette et qui en voit de toutes les couleurs et de toutes les saisons. Le grand architecte n’a qu’à bien se tenir et la nature aussi. Et Prochiantz est là qui regarde encore les formes géométriques se mettre en place ou se dessiner. La cabane : un rectangle aux traits blancs. La forêt, une forêt de lettres. Le texte de Thoreau : une série de chiffre (langage informatique). Les quatres comédiens ou la forme chorale de Thoreau aux prises avec sa pensée… L’interprétation : une combinaison de versions ou du désordre dans la traduction. Les avatars : des bons hommes lointains, assez loin de l’homo sapiens, mais finalement la suite logique de l’évolution… Et Prochianz est là qui regarde défiler les images et les sons.
Et j’imagine qu’il doit sourire, oui. Il doit sourire à la disposition des chaises dont Peyret/Walden rappelle qu’il y en a Une pour la solitude (ils se la partagent sans doute dans leurs travaux lui au collège de France, lui en bordure de plateau), Deux pour l’amitié (là, ils sont en tête à tête, ou cote à cote lisant le journal : pratique brechtienne) et Trois, pour la société (j’en prends une, merci).
Et il regarde Alain Prochiantz et il ne découvre pas le travail parce qu’ils ont dû en parler. Et alors il doit penser. Et qu’est-ce qu’il pense Alain… ? Va savoir !… Mais c’est ça justement : ça porte sur le SAVOIR. Et il regarde son ami Peyret qui lui présente le VOIR du ÇA. Parce que l’un comme l’autre, je crois, ils sont à l’endroit du désir de savoir. Sans trop d’espoir de ce côté-là, et avec une bonne dose de pessimisme cosntructif cher à Walter Benjamin, ils savent au moins qu’il faudrait en finir avec ce que l’on croit savoir et qui fourvoie le savoir. C’est ça, regardant le Re:Walden, Alain Prochiantz doit même en rire de ces questions qui n’ont pas de fins. Mais qui ont une finalité. Laquelle ? Ah oui, laquelle… peut-être une au hasard… et si on finissait éveillé. Ça c’est dans Walden. Trouver un homme évéillé. Diogène : tu cherches quoi déjà ? Réponse : un homme debout (à non, ça c’est Deleuze). Ben oui, « Debout » c’est Deleuze. Debout ou éveillé c’est un peu la même chose et Peyret au théâtre et Prochiantz dans son labo… ils cherchent non pas l’éveillé, mais peut-être à réveiller.
Ce que pense Prochiantz de Re-Walden…. Je dois avouer que je n’ai pas le moyen de le savoir, ni le cerveau pour le penser.
Mais je regarde le Re:Walden et le Prochiantz, là, devant moi, lui juste derrière la batterie d’ordinateurs posés à vue… et je me dis qu’Alain Prochiantz c’est le Marx de Peyret. Il ne bouge pas. Il est immobile vraiment. Mais à l’intérieur, ça doit l’agiter. Sentiment connu ou expérience connue puisque lui, comme Peyret, sont des agitateurs.
Et j’aime bien cette idée qu’avec lui et lui ça s’agite. Ça gite. Ça bouscule quoi. Ou, et pour finir après une nuit sans sommeil pour vous livrer ma copie. Le « gite », c’est encore une variation de la cabane, du laboratoire, du plateau…. Expérience, Expérience, Expérience… entendait-on ailleurs, mais comme ici, encore, en écho. Et de regarder Re:Walden, à travers Prochiantz (tentative impossible et virtuelle) et faire l’expérience de la solitude de la raison.

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La FabricA s’ouvre au Festival – Ouvert ! Groupe F https://www.insense-scenes.net/article/la-fabrica-souvre-au-festival-ouvert-groupe-f/ Sat, 06 Jul 2013 20:10:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=640 C’est ouvert ! Le 67ème festival d’Avignon ouvre son édition par l’inauguration d’un lieu nouveau : La FabricA, construit par la volonté tenace des directeurs Hortense Archambault et Vincent Baudriller. Cette volonté est double. D’une part, elle participe à la nécessité exprimée dès 1966 par Jean Vilar : « un lieu de travail et de répétitions, c’est ce qui nous manque le plus actuellement» et d’autre part, elle permet d’imaginer ce lieu de création comme un lieu réunissant Avignon au-delà des remparts. Cette 10ème et dernière édition dirigée par ces deux directeurs commence alors par l’ouverture d’un lieu devenant l’outil de création qui faisait défaut et devient leur legs aux Avignonnais et aux futurs directeurs du Festival. La mission d’ouverture a été proposée au Groupe F, qui maîtrise la pyrotechnie, pour imaginer des évènements populaires et artistiques. Ce 5 juillet pour la levée de rideau de ce festival, Groupe F a illuminé la FabricA, faisant rayonner les quartiers Monclar et Champfleury
Il est à peine 22h, quand nous arrivons dans un terrain vague, le plus proche voisin de La FabricA. Nous sommes plusieurs milliers dans cet espace brut. Espace des possibles, des imaginaires, des projections, des constructions à venir face à ce nouveau lieu qui contient en lui ces mêmes caractéristiques au service de l’art et de la création. Sur ce parterre caillouteux, beaucoup sont venus : ceux d’à côté en voisins, ceux des autres quartiers en curieux, ceux des ministères pour affirmer une volonté politique, ceux du festival en complices. Au dessus du nouveau bâtiment, Cassiopée apprécie sans doute la beauté et la richesse de cet outil. Groupe F propose « Ouvert ! ». La nuit tombe et la première image projetée sur le bâtiment ce sont des rideaux rouges de théâtre qui flottent au vent ; la FabricA est enveloppée encore protégée sous un voile. Groupe F a travaillé un an avec les habitants des quartiers et les écoles pour appréhender les réalités et définir les grandes lignes de ce projet artistique.
22h30, les projecteurs qui éclairent les spectateurs s’éteignent et laissent la place à La FabricA illuminée de rouge et voilée. Un homme apparaît sur le toit du bâtiment, mi-homme – mi-robot, luminescent. Une sorte d’homme guirlande en combinaison de lumière. Il ouvre la soirée et le voile tombe sur ces mots qui se succèdent OUVERT FRAGILE PRÉCAIRE ESPACE TEMPORAIRE… L’homme marche ensuite sur la façade du bâtiment et les projections vidéos de béton brute qui s’effrite renvoie à cette instabilité, à une certaine fragilité. Cette caractéristique d’incertitude et de précarité est aussi pour le metteur en scène Christophe Berthonneau une qualité, renversant ainsi la charge négative de ces mots-là, omniprésents dans le discours médiatique. C’est pour le metteur en scène, des idées qui modifient notre rapport au monde et qui peuvent permettre d’inventer de nouvelles formes de vie, de nouvelles relations.
En sept tableaux, Groupe F décline les notions d’espaces temporaires où sont présentes à la fois l’ouverture et la fermeture. Le premier tableau présenté c’est l’espace du travail. Le travail à la chaîne, le travail à l’usine. Un espace aliénant soumis à des contraintes mais qui est aussi source de liberté en définissant du même coup du temps libre pour les ouvriers. Un espace fermé sur des tâches précises, parfois répétitives mais ouvert puisque partagé par un groupe, par des individus. D’autres espaces seront présents durant les cinquante minutes de la performance technique et artistique présentant à chaque fois son versant clos en même temps que son versant ouvert. C’est l’espace du ciel qui apparaît comme un espace extrêmement ouvert mais qui devient par son infini un espace finalement indéfini et fermé. C’est à contrario, l’espace de la prison qui, par définition, est fermé mais qui se clos dans une temporalité. C’est bien ce mot temporaire qui donne à la prison où à chaque espace présenté leur potentiel d’ouverture.
Enfin entre chaque tableau sont présents les dessins et les paroles des enfants des écoles élémentaires. Ces enfants et ces écoles ont participé à des ateliers avec Groupe F pour donner de la matière à cette ouverture de lieu, à cette inauguration spectaculaire. Les dessins d’enfants sont tous singuliers et tranchent avec les images animées répétitives, industrielles ou sérielles projetées sur les parois de la FabricA. Intégrer ces dessins sans géométrie définitive met en relief la création individuelle des artistes de demain. Ce que rappelle Ouvert ! imitant les volontés d’Hortense Archambault et Vincent Baudriller avec cette ouverture de festival et avec la cérémonie pour le début de la FabricA, c’est que cet outil existe pour les artistes et créateurs à venir. Ouvert ! est aussi une contre-proposition à la force, la stabilité et au définitif défendant malgré les pressions subies que l’aléatoire, l’incertitude, la remise en question sont des valeurs qui font voler en éclats les conservatismes. Groupe F avec Ouvert ! réussit son pari de réunir plusieurs milliers de personnes entre les quartiers Monclar et Champfleury pour participer aux débuts du 67ème festival d’Avignon et de la FabricA.
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Un compte rendu à (l’)Addala https://www.insense-scenes.net/article/un-compte-rendu-a-laddala/ Sat, 06 Jul 2013 20:09:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=639 Pas loin de la piscine municipale au Pontet, à l’Auditorium du Grand Avignon, excentré dans la périphérie avignonnaise, Michèle Addala débute le 67e Festival d’Avignon avec La parabole des papillons ce 5 juillet dans un chaud après-midi provençal. Avec sa première participation au festival, c’est l’occasion de donner parole à ceux qui n’en ont pas normalement. Des amateurs des quartiers « populaires » jouent ici avec des professionnels leurs paroles autour de « l’être femme » dans un « récit étoilé » sans étoile, refusant tout étoile. Émerge alors toute la panoplie des clichés qui constituent nos rapports sociaux et aussi nos aliénations.
Quelque part dans le XIIe siècle le mystique soufi Farid Al-Din Attar écrit cette petite histoire des papillons1 qui devra donner le titre au spectacle. Seul l’embrasement du papillon par la flamme, sa mort, pu lui faire connaître réellement ce qu’elle était. Parabole de l’amour et du dévouement total d’un enseignement mystique qu’on peut retrouver dans son ouvrage probablement le plus connu, La conférence des oiseaux. Plus de huit siècles après, nous sommes devant la proposition de Michèle Addala qui travaille depuis longtemps dans et avec les populations des dits « quartiers populaires » entre travail artistique et ce qu’on nomme du « socio-culturel ». Notamment en proposant des ateliers divers, allant du théâtre aux percussions corporelles jusqu’aux « ateliers de parole », elle semble être à la recherche d’une rencontre avec une flamme que G. Didi-Huberman a pu nommer les lucioles2, et dont le travail d’un Pasolini peut témoigner. Ce sont ces « ateliers de parole », ancrés principalement dans le quartier avignonnais Monclar dont on peut trouver des « graphs » sur les trottoirs des quartiers bourgeois, qui constituent les matériaux principaux de La parabole des papillons. En suivant Pierre Bourdieu dans sa grande récolte des témoignages des plus démentis de la parole dans La Misère du Monde3, l’équipe de la Compagnie Mise en Scène cueille les paroles autour de « l’être femme ». Paroles qui trouvent alors directement entrée dans ce spectacle avec les projections des enregistrements ou des prises de paroles des acteurs que les auteurs Jean Cagnard et Valérie Rouzeau composèrent à partir de ces ateliers.
Assis dans le bus climatisé qui nous amène hors des murs à la périphérie avignonnaise, mon regard s’arrête sur une affiche publicitaire vendant « J’ai perdu 11 kg » avec une femme en robe rouge et un produit semi-pharmaceutique pour réaliser la ligne parfaite du modèle de la femme, la femme comme elle doit être. Une heure plus tard, une femme en robe rouge de papier s’avance lentement à travers une agitation généralisée, mais organisée – des actions individuelles en boucle – vers l’avant-scène. Sa robe sera enlevée, le papier doucement déchiré, et elle se trouvera en sous-vêtements adressant au public sa lamentation sur l’amour impossible à 40 ans « Mon cœur navré, mon cœur navrant. »
Mais ça commence avant, un début humble. Bruits de la ville, manière d’amener la cité dans le théâtre et une table brute, en céramique brune peut-être des années 50, pouvant sortir d’un quelconque magasin d’Emmaüs, sur une structure tout aussi brute de décor de théâtre, barres métalliques et roulettes à vue. Les lumières de la salle ne se sont pas encore éteintes que deux femmes apportent le café et des biscuits. D’autres les rejoignent. Un chœur de femme se forme et devra être le centre de cette heure et demi. Elles boivent, mangent, parlent; parlent comme le public continue à parler jusqu’à ce que l’annonce « La représentation va bientôt commencer… », « The performance soon… » force le début du spectacle. Représentation qui part de ces ateliers, d’une manière simple et qui représente ces ateliers par la suite, dont voudront s’échapper des éléments poétiques. Une des premières phrases que l’on entend vient de la bouche d’une nouvelle arrivée : « C’est ici l’endroit où on parle? », et il me semble entendre, ou aurais aimé entendre : « c’est ici l’endroit d’où l’on parle ». Et c’est avec cette première phrase que nous sommes au cœur de la difficile déclinaison des écritures du réel. À quel moment la volonté de « porter la rumeur du monde » tombe dans un Gerede sur ce monde?
Cela commence alors avec une table. Plus tard, on en aura une deuxième. Bleu, bleu-pâle, cette fois-ci, tout autant en céramique. Elles serviront d’ailleurs comme arme contre les hommes agressant les femmes et comme objet de louanges, la table comme plus important membre de la famille, etc. L’histoire des ateliers de paroles, encore une fois, prend départ autour d’une table et elle, comme de nombreuses activités de la compagnie dans la région trouve entrée dans cette proposition scénique. Les chants chorales, parfois d’une « mélancolie populaire », chantant sur leur quartier qui se trouve toujours aux terminus des lignes de transport en commun, les percussions corporelles chorégraphiées par Cheikh Sall, qui métaphorise par moment des agressions homme/femme, une sublimation, utilité socio-culturelle de l’art, et probablement quelques exercices de théâtres (p.ex. jeux d’ombre) tissent une matière qui surprend par son hétérogénéité, mais se fatigue parfois par sa systématique. Nous passons d’une parole au microphone, à des dialogues joués, aux enregistrements, à des exercices, à des chants, au microphone, à des dialogues… et recevons effectivement un compte rendu de cette « expérience collective » menée en 2013 et depuis des décennies. Les sujets abordés viennent, on a l’impression, s’insérer dans ce tissu en bloc : menstruations, amour, virginité, peur, viol, agressions… et ne nous disent rien de ce que nous ne savions pas encore à part peut-être l’importance, l’omniprésence des clichés et des stéréotypes dans la vie de tous les jours. Une vie de tous les jours sans mascarade – un théâtre sans mascarade où quelques instruments électroniques sont posés à jardin comme ça, où les acteurs viennent se poser sur le bord du plateau en tentant de partager une parole intime et simple. En tentant, dis-je, car par moment les amateurs dont surgissaient cette parole, sont amenés à jouer leur propre parole. Au contraire d’un spectacle comme celui de Jean-Baptiste Sastre qu’on aurait pu voir au Bois de l’Aune à Aix-en-Provence le mois dernier4, où des gens sont amenés à être sur le plateau, nous voyons dans La parabole des papillons souvent des gens qui tentent de jouer ce qu’ils sont. Des papillons qui tentent d’être des oiseaux « dans une autre vie ».
Un théâtre sans mascarade, donc, qui tente aussi d’amener une poésie en douceur. Vêtements de tous les jours, majoritairement gris, gris-bleu, gris-vert, des couleurs pastelles qui par moment, notamment le chœur des hommes, entrent dans des pastels rouge jaune vert. Seuls les seaux plastiques servant à ce chœur de femmes à frotter le plateau amènent des couleurs bonbons, couleurs qui voudront cacher, si ce n’est la fadeur, la fragilité d’une résistance, d’une lumière luisante.
Un « récit étoilé » tant dans les matériaux sonores que dans l’espace, tentative d’abolir une frontière scène/salle, tant dans les thèmes autour de « l’être femme » que dans les formes de jeu proposées (marionnettisation, jeux d’ombre, chants, percussions corporelles) qui trouvent à des moments des formes poétiques comme ces tableaux vivants créés par des actions solitaires mécanisées, solitudes urbaines, d’où surgissent quelques paroles individuelles, intimes.
Tentative de rendre compte de ce travail avec les habitants des quartiers excentrés, de rendre un compte à ces gens des périphéries à l’intérieur même d’un des plus importants festivals de théâtre du monde, geste politique qui ne peut être que louable et qui a le mérite d’amener un public au théâtre qu’on n’a pas nécessairement l’habitude de voir, il demeure la question de comment rendre compte (et se rendre compte de « l’être femme ») sans rendre un compte rendu?
1 « Un jour les papillons se réunirent, tourmentés par le désir de s’unir à la bougie. Un premier papillon alla jusqu’au château lointain et il aperçut à l’intérieur la lumière d’une bougie. Il revint, raconta ce qu’il avait vu. Mais le sage papillon qui présidait la réunion dit que cela ne les avançait guère. Un deuxième papillon alla plus près de la bougie. Il toucha de ses ailes la flamme et la bougie fut victorieuse. Il revint, les ailes brûlées, et raconta son voyage. Mais le sage papillon lui dit: Ton explication n’est pas plus exacte. Alors un troisième papillon se leva, ivre d’amour. Il s’élança sur ses pattes de derrière et se jeta violemment sur la flamme. Ses membres devinrent rouges comme le feu. Il s’identifia à la flamme. Alors le sage papillon, qui avait regardé de loin, dit aux autres: Il a appris ce qu’il voulait savoir. Mais lui seul le comprend, et voilà tout. »
Information cherché le 5 juillet 2013 sur http://villemin.gerard.free.fr/Langue/Parabole.htm
2 Didi-Huberman, G. (2009), Survivance des lucioles, Les Éditions de Minuit
3 Bourdieu, P. (1993), La misère du monde, Seuil
4 http://insense-scenes.net/site/?p=article&id=337

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La FabricA ou quand Hortense et Vincent donnent du champ au futur…. https://www.insense-scenes.net/article/la-fabrica-ou-quand-hortense-et-vincent-donnent-du-champ-au-futur/ Sat, 06 Jul 2013 20:08:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=638 Tout le long des mandatures qu’auront assurées Vincent Baudriller et Hortense Archambault, et leur capacité à mettre en dialogue différents partenaires (ministère, tutelles, partenaires privés et publics), il est un projet qui s’est décliné, enraciné et vient de voir le jour, ce 5 juillet 2013. Son nom : La FabricA, lieu de répétitions et de résidence pour les artistes qui, alors qu’ils se produisent entre autres dans le cadre du festival d’Avignon, n’avaient pas d’arrière-cour sur site pour travailler. La chose est « réparée » et les deux directeurs du festival peuvent aujourd’hui être heureux de cette issue qui marque et symbolise une action, à la tête du festival, qui s’ouvre sur la création et les conditions de travail du futur…. Geste emprunt de mémoire aussi puisqu’en 1966, Jean Vilar disait déjà, alors qu’il pensait l’organisation du festival : « Un lieu de travail et de répétitions, c’est ce qui nous manque le plus actuellement ». Soit, de Vilar à Baudriller et Archambault, un geste de continuité, lisible pour l’ouverture de la 67ème édition du festival d’Avignon
C’est à la marge des lieux prestigieux et patrimoniaux que sont les espaces du festival d’Avignon, que la FabricA prend racine, au sein des espaces que sont les quartiers Champfleury et Monclar. Des espaces d’habitation que l’on traverse en voiture et où l’habitant n’est pas à proprement concerné par l’art et la culture. Ce qui est d’autant plus important puisque la FabricA devient ainsi, non seulement un lieu de travail ouvert à l’année pour les artistes, mais également un signe qu’il convient de rattacher à une volonté politique et artistique de gagner des territoires où l’art et la culture s’insciront dans le paysage quotidien d’un quartier où ils ne figuraient pas. Un lieu défini comme un espace expérimental et où la prise de risque est revendiquée. Manière d’installer durablement l’art dans sa fonction d’exploration de l’inattendu et de l’imprévisible, un lieu de préparation à même de fabriquer des œuvres qui sont, avant toutes choses, le lieu de la découverte.
Aussi grand et impressionnant que la cour d’honneur (la salle de la Fabrica en possède la surface), ce nouveau territoire de l’art prévoit aussi dix-huit logements, ainsi que des locaux techniques afin d’accueillir des artistes en résidence. C’est donc un véritable outil de création qui vient de voir le jour. Un outil, pensé et dessiné par l’architecte Maria Godlewska que l’on définira également comme un médium, soit un moyen de travailler à l’interface des populations qui vivent aux alentours : écoles, associations, habitants… un outil ouvert comme la création sons et lumières (titre : Ouvert), chorégraphiques et poétiques, pensé par le groupe F et le metteur en scène Christophe Berthonneau. Ouvert, c’est-à-dire, précisément, accueillant, disponible, et projectif… Ouvert comme on pourrait le dire d’un « état d’esprit », d’une attitude, d’une relation aux autres. Aussi, en donnant à lire au public (sans doute plusieurs milliers) ces six lettres imprimées sur la façade de la FabricA, s’agissait-il pour Vincent Baudriller et Hortense Archambault d’écrire la première page d’un Manifeste qui inscrit la création dans un horizon non défini, non fermé, non limité. Et aux travers de ce mot, on pouvait deviner le souci constant d’un festival voué à des créations que l’on contemplera comme des lieux d’aventures et d’explorations où l’artiste comme les publics qui les fréquenteront seront disponibles à la fabrique du nouveau. Estampillé d’un « A » reconnaissable, « A » pour Avignon, ce nouveau lieu en béton et dont les annexes sont en bois vernis, est promis à l’avenir de la création, et précisément au travail préparatoire.
Sur la façade qui ne cessera de se colorer de toutes les lumières que peut inventer l’imaginaire, sur les murs de bétons où le dessin naïf est privilégié, des êtres de lumière suspendus à des cables sont les marionnettes et les arpenteurs d’une galaxie qui défile. Figures énigmatiques que l’on croirait empruntées aux visions d’Oskar Schlemmer, une allusion qui vaut pour une référence au Bauhaus qui fut, et demeure dans les esprits, le haut lieu de la liberté des pratiques et des esthétiques, leurs croisements, leurs hybridations. Sorte de spectres lumineux, ils dansent, et ici il faudrait dire : « ils varappent » comme l’aura fait Edlinger. Défilent alors les images du monde ramené à des illustrations : monde industriel et monde imaginaire, les deux formant l’une et l’autre face des activités humaines. Monde de construction à la chaîne et monde de construction des rêves, l’un et l’autre, intrinséquement liés, parfois en lutte, et toujours en concurrence. Monde d’ici et utopie de là-bas, où sans cesse s’affrontent deux pulsions qui, pour l’une est conservatrice, quand l’autre est réformatrice. Défilent donc les pages, d’un monde en proie à un devenir, à un avenir, à saisir, à faire à défaire et à travailler. Sur les façades de la FabricA, c’est l’image du monde, ancien, nouveau, indéfini qui s’invente aux sons des voix d’enfants aussi qui parlent d’eux et se nomment simplement. Et chaque prénom rappelé, enraciné dans une culture qui est aujourd’hui brassée, dit que chaque enfant, à son commencement, est un espoir, en même temps qu’une menace aussi et parfois.
Et sur les façades que l’on contemple comme les parois d’un monde rupestre, quelque chose s’origine qui a à voir avec le désir et ses fins, avec le futur et ses voies… à travers le geste chorégraphié de ces funambules de lumières.
Un monde tout feu, tout flamme (feu d’artifice et pyrotechnie obligent) se dessine ainsi dans un chaos esthétisé, un chaos où la possibilité d’un autre ordre, un agencement différent, une histoire à inventer. Peut-être lisait-on sur ces façades, comme le rappelle le metteur en scène de cette fresque immense, un « big bang »… Une chance en quelque sorte, quand on songe à la vertue laïque de cette expression.
De loin, parmi les milliers anonymes qui contemplaient cette peinture animée, il y avait de quoi rêver, vraiment. Il y avait de quoi prétendre à un futur qui se donnait au présent. Et de comprendre qu’on assistait à la naissance d’une possibilité, à la mise en route d’une architecture dévolue à la création, et au partage de celle-ci.
Dans le noir de la nuit qui était tombée, regardant tout cela, et les myriades étincellantes, on y voyait encore quelque chose des Lucioles pasoliniennes. Les lucioles dont Pasolini nous a dit qu’elles étaient comme le signe lumineux, le presque rien de lumière, la petite part de clarté dans la nuit obscure de ce qu’il faut veiller et chercher et construire… Les lucioles qu’il nomme aussi l’espoir.

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Phèdre de Sastre : oh putain les oiseaux https://www.insense-scenes.net/article/phedre-de-sastre-oh-putain-les-oiseaux/ Mon, 01 Jul 2013 20:11:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=641 Programmé dans le cadre de Marseille-Provence 2013, et proposé sur la scène du bois de l’aune en cette fin juin, Phèdre les oiseaux, publié chez P.O.L, écrit par Frédéric Boyer, mis en scène par Jean-Baptiste Sastre se regarde comme une traversée. De celle qui, convoqués par une écriture poétique libre et un geste théâtral radical, inscrit le regard dans une expérience rare. Une aventure où le mythe de Phèdre, pour autant qu’il est le motif de toutes les énergies du plateau, est d’abord l’espace et le foyer d’un maelstrom d’images, de sons, de gestes et de signes imprévisibles.
En quelques lignes
C’était un jour, en 2011, après janvier, mais quand ? C’était dans le TGV qui nous emmenait lui à Douai, moi à Arras et… Michel Didym on ne sait où. Dans la voiture bar, fermée pour une raison connue des seuls services de la SNCF et de l’agence rail time, Sastre, Didym, moi-même ressemblions peut-être à quelques personnages de Topor ou Tabori en panne au bord d’un zinc. Genre figures qui parleraient en n’attendant un godet. Genres ombres beckettiennes qui s’entêteraient à attendre qu’il arrive quelque chose et, l’attente faisant, se parleraient en donnant aux mots et aux dialogues le tournis, en inscrivant la parole et la pensée dans les pirouettes et acrobaties. Ou quand parler, c’est jouer aussi. Manquait juste le rituel du skol, du iamas, du prost, du terviseks, et du tchin tchin français articulé par le péquin qui n’a rien à voir avec les mandarins qui lui préfèrent le « à la vôtre », quand la classe des coulis (qui peine désormais, même, à avoir une couverture : une mutuelle lui garantissant la santé) s’amuse du « à la tienne étienne ».
Voilà, ça commence ainsi l’histoire avec Sastre…
Et si le lecteur s’inquiète d’une critique qui commence par une anecdote bien loin des préoccupations esthétiques, poétiques, plastiques et théâtrales, il suffira de lui rappeler que la vie et le théâtre, avant d’être une séance qui vient difficilement concurrencer le prime time, est aussi une histoire de comptoire, une histoire de train à prendre en marche mais à l’arrêt, de buffet de gare… C’est-à-dire de « dialogues d’exilés » comme dirait l’ami et le camarade Brecht.
Ça commence ainsi donc, ou précisément juste après son Richard II joué dans dans la cour d’Honneur, puis repris, entre autres, au Gymnase à Marseille. Oui, ça commence là, vraiment, le jour où l’on commence à se parler, et où on poursuit la discussion sur la ligne Saint-Charles/ Gare de Lyon. Et qu’on le croit ou pas, peu importe, mais c’est au bar, encore, que Sastre me parle pour la première fois de son projet qui ne se nomme pas encore Phèdre les oiseaux. Et au hasard des horaires SNCF, et du placement aléatoire en seconde classe, on fera ensemble trois fois un bout de chemin, dans un sens et dans l’autre Ce qui commence à ressembler à un hasard organisé et me permit d’écouter Sastre qui me parlait de sa Phèdre à venir, des compagnons d’Emmaus qu’il avait croisés ici et là, qu’ils s’appellent ou pas comme ça, à travers le monde et l’Europe. Et du souhait qu’il formulait : « revenir à Phèdre, oui. Au mythe, oui. Avec des comédiens mais pas que… Avec aussi les compagnons d’Emmaüs, les toxicos et chanteurs du «Straßenchor» de Berlin et sa figure-vedette : Lilith, personnage transexuel, avec les jeunes sans abris de Los Angeles regroupés au sein de la communauté de Venice Beach, avec les démunis de la communauté haïtienne soutenus par l’HAIA… avec les Emmaüs de Marseille Pointe rouge comme avec ceux de différentes parties de l’hexagone »…
Et je l’écoutais, songeant parfois que Jean-Baptiste Sastre était un type des grands écarts. Soit aussi de la démesure puisque, sans un rond de départ, sans un staff briefé, sans un appui à l’initial, sans mise de fonds pour mise en scène… Sastre s’embarquait dans ce projet, à l’aventure, avec pour seul camarade d’exil le Frédéric Boyer : auteur et poète, penseur et compagnon de route et de tous les bivouacs. Et le temps des trois heures de transport, Sastre parlait souvent, je m’en souviens, moins du théâtre qu’il ferait que des personnes qu’il rencontrait dans ces zones et territoires où la pauvreté est habillée de solidarité. Je me souviens du visage de Sastre évoquant les mains couvertes de bagouses d’un compagnon de Marseille pointe rouge, les premiers échanges qu’il avait eu avec eux. La manière qu’il avait de mimer un visage de ces personnes-là disponibles pour tout, mais pas à vendre pour rien. Cette façon dont Sastre rapportait des gestes, des contours, des épaisseurs de traits. Sastre avait vu du singulier dans chaque, et un état commun d’abandon ou de rejet, de fuite en avant et d’exclusion où les signes qui marquait les corps ruinés (maladies non répertoriées au Vidal, alcoolisme, cames et autres addictions en bandouillère, psychologie d’un autre monde et histoires qui ont eu raison de l’esprit…) n’étaient pas étrangers non plus au souvenir d’un bien être, au plaisir d’avoir été aimé, à la chaleur d’un foyer… Et Sastre, au regard d’ethnologue, me parlait de leurs paralysies vis-à-vis du futur qui les tenaient dans une forme d’inertie au présent.
Sa parole était comme un miroir. Non pas un commentaire, mais un écho à des paroles du réel avec leur syntaxe, leur lexique, leur gestuel. Et l’écoutant, je me rappelai que les pauvres, ceux qu’on appelle les déshérités ; ceux que Sansot nommerait « les gens de peu », ceux qui ont nourri le travail de Bourdieu, ces guignons mallarméens… ont une manière d’appréhender le langage qui les a mis à la marge, loin du discours et des portes qu’il ouvre.
Je me souviens du récit de Sastre devant un type qui ne parlait plus. D’un autre qui parlait une autre langue que celle apprise à l’école. D’un, encore, aux phrases syncopées et à la diction introuvable… Et Sastre, ne théorisant rien, mais sensiblement touché par tous, ne s’épargnait aucun des souvenirs de ces rencontres. Pas plus Michkine que ça le Jean-Baptiste Sastre, lui ferait du théâtre de tout ça.
A 300 km/h, entre deux gorgées de blanc mal frappé dégluti, Sastre ne s’étonnait pas du déSastre. Il le condamnait en appelant à quelques forces souterraines humaines de survie. Dans la voix, l’envie, peut-être, d’en finir avec un monde où l’argent roi vous conduit à vous prendre la vie dans le tapis et vous engloutit jusqu’à la garde. Un monde où le standart pour les poor (dirait-on en english), la règle donc, c’est la cruauté.
De la cour d’honneur d’Avignon et de Richard II qui souhaitait en finir avec le pouvoir, à Phèdre les oiseaux au Bois de l’aune…. De la cour d’honneur aux hangars qui abritent les compagnons qui aimeraient peut-être un miracle… Sastre n’a pas abandonné l’idée de faire du théâtre en travaillant avec des non acteurs, mais il a choisi de faire un théâtre.
Oh putains les oiseaux…
Dans ma mémoire, c’est le leit-motiv d’une maquette de chanson écrite et composée par Jacques Luley. Et cette expression, qui revenait en boucle dans un album qu’il intitulerait Andropause, désignait des êtres aux comportements curieux. Des « fragiles » disait Luley, sans que le mot dans sa bouche n’emprunte à la pitié ou au jugement.
Sur le plateau du bois de l’Aune, bien avant que le basculement des lumières précise au spectateur qu’il faudrait se taire, à gauche, il y a un vieillard à peine éclairé qui attend, tête droite et menton relevé, assis sur une valise, dans l’indifférence du public qui parle. C’est un vieillard, genre voyageur ou exilé, type en partance qui trimbalerait avec lui toutes ses affaires ou toutes les affaires d’une vie. Et ça durera longtemps cette attente qu’incarne cette vieille figure de chronos, signe du chaos et de l’ordre mêlés, jusqu’à ce que venu de toute part, un puis deux, puis une multitude vienne envahir la scène et le rejoigne. Moment de déambulation ou de promenade dans un espace totalement vide, à l’exception d’un rocher de la taille de ceux qui figurent une frontière et une limite à ne pas dépasser, et qu’on trouve sur les parkings. Rocher de Sysiphe aussi, et qui me rappelle celui de l’agora, à côté de l’Acropole où celui qui prend la parole commence par s’élever. Moment curieux de déambulation et déjà de délibération quand tour à tour à tour ils s’empruntent la parole, se la coupent, se la passent. Et ce peuple venu de l’ombre est lui-même l’ombre des citoyens protégés. Eux sont les compagnons, les gens de peu, les déshérités…Ici les non-acteurs invités au plateau qui viennent là en visibilité. Moment intense et sensible, en définitive, où la scène serait enfin un lieu public, et où Sastre qui sait les limites du théâtre « service public » aurait décidé d’en faire un espace public. Soit un lieu ouvert, enfin à tous, en quelque sorte, pour faire entendre Phèdre les oiseaux : le mythe et eux, ces « oiseaux », rendus au-devant de la scène, exposés à la lumière, loin de leur périphérie où s’agence un monde de bric et de broc. Eux, au cœur de Phèdre, ou chœur si vous préférez, qui fera entendre, comme le veut la tragédie, les douleurs, les pleurs, les désirs, les volontés, les regards, les maux… de ceux dans la cité qui n’ont plus droit de citer. Et eux, ces laissés pour compte mis scène, ne quitteront jamais plus la scène, s’y déployant en cercle, en mol informe sans cesse en reconfiguration, en lisière de plateau, en ligne… Eux, font entendre quelque chose de l’ordre de la parole d’expérience. Leur voix sont reconnaissables pour ce qu’elles racontent de corps épuisés et travaillés par leurs histoires. Leurs gestes n’ont que peu à voir avec le travail de l’acteur mais sont aussi justes que ce qui est réel. Dans le dédale de sensations vives qu’est Phèdre réécrite par Boyer, ils ont l’apparence d’une meute, d’un groupe de partisans, d’un clan, d’un tribunal laïc, d’une légion anonyme. Ils sont vrais et portent à la surface, dans l’air de jeu, des accents de justesse. Leurs voix n’imitent rien, mais rappellent l’état de culture que le théâtre a trop souvent délaissé. Leurs voix ne sont ni écho, ni miroir, ni simulées… Elles sont le nerf de corps déplacés qui montrent un autre théâtre. Et d’eux, de ce chœur, mêlés à eux, s’extirpent des acteurs et des actrices qui sont en tout point identiques et se livrent néanmoins dans un travail différent. Le travail de l’acteur est alors visible.
Commence alors l’épreuve entre Phèdre et Hyppolyte. Entre les Phèdres interprétées par Hiam Abbass, Elisabetta Pozzi et Lilith et les Hyppolytes que sont Jean-Baptiste Sastre, Roberto Zibetti, Ntare Guna Mbaho Mwine et Karim Saleh… Récits chamboulés, fractionnés, atomisés, décomposés, déconstruits, réagencés et donnaient en français, anglais, arabe, hébreu, italien, allemand… Soit une forme polyphonique babelienne où, on s’en doute, chaque voix avec ses rythmes, ses accents, son phrasé… est là pour souligner l’étrangeté de la langue en charge d’une histoire que Boyer réécrit, comme d’autres avant lui (Tsvétaeva entre autres), radicalement et poétiquement.
Voix multiples, se répondant en écho, se reprenant aux mêmes endroits qui livrent un état de Phèdre comme d’Hyppolite dont le nom, dans la répétition et la variation, pourrait concorder à celui d’« obsession ». Quelque chose est là, sur le plateau, qui rode ainsi de manière obsédante. Et au travers d’une robe verte en lamé, d’une romance donnée sur le tempo d’une guitare, d’une lutte de souffles rugueux et amoureux, d’une danse techno, d’un chant a capella, d’un Sastre aux allures de bad boy… Phèdre les oiseaux se regarde moins comme le retour d’un mythe classique et connu, qu’une forme organique soumise aux élans de violences et aux pulsions amoureuses. Ou quand les pensées dites à haute voix, sur l’air du plateau, s’incarnent dans les corps et les gestes du terrassement, du combat, de la joute, de l’étreinte, de l’attente… Moments où les non-acteurs et les acteurs forment des assemblées en ruptur et en continuité, des groupes d’influence et des cas isolées de solitude aux prises avec l’inconcscient privé et la conscience du bien général. Instants où le plateau est un ring et où les chansons et les airs lyriques, de Joe Dassin et l’été indien aux Variations Goldberg de Bach interprétées par Gould s’entendent et fonctionnent comme des Songs brechtiens. De la Phèdre les oiseaux de Sastre et Boyer, on pourrait dire qu’elle n’est d’aucune époque et de tous les lieux puisqu’une histoire d’amour, comme toujours, engage aussi ceux qui la vivent sur les chemins de la morale, ceux du regard social, ceux encore de la concsience qu’aimer est un engagement ou le « Je t’aime et je te désire » est la forme lexicale et grammaticale de l’asservissement volontaire. Moment où le sujet promet à l’autre de n’être que par lui, pour lui, absent à soi-même, et mort pour les autres. Soit, si l’on y réfléchit quelques instants, une folie qui arrête le temps et le suspend aux lèvres d’un tiers. Commentaire naïf que le nôtre quand il faudrait voir, sous un autre jour ou dans une autre lumière, que l’histoire de Phèdre préfigure encore, et finalement, un monde cruel qui se règle sur l’offre et la demande. Ou quand Phèdre, dès lors que le texte n’est plus soumis à cette syntaxe du beau son, de la belle pensée humaniste, de la fiction bien ficelée, du vers aligné et des passions universelles… est encore une variation de ce qui structure le monde libéral. Ou quand l’écriture de Phèdre, la réécriture libre chez Boyer, comme ce théâtre radical qui occupe la marge construit par Sastre, récuse de faire entrer la pratique théâtrale et le désordre poétique dans une logique apparentée à ce que je nomme « capitalisme et dramaturgie ». C’est-à-dire la fin de l’asservissement de la langue théâtrale et du jeu au plaisir attendu, à la préservation du patrimoine, à la reconnaissance d’une tradition, à la validation d’une connaissance prééxistante au moment du théâtre… Moment où le langage et le poème, en définitive, reprennent la main et ne sont plus aliénés à une langue au service du public, mais où le poème et le théâtre ouvre le langage à l’expérience. Ou quand le théâtre, enfin, permet de faire une expérience du langage et rend service au public, plutôt que de rendre compte de l’expérience par le langage.
Sastre, en front de scène, dans un intervalle qu’il forge dont ne sait où, le dira simplement et l’oreille au parterre l’entendra : « Mesdames, Messieurs, chers amis… vous préférez la superstition au désir… qui nous redonnera les ailes des oiseaux et nos couleurs de tigre ? »… Invitation au « grand soir » en guise d’intermède impromptu qui vient ponctuer sa Phèdre après que l’on a entendu les Non-Acteurs rappeler et articuler « Qu’à notre réveil… ». Moins une formule chez eux, que trois mots qui inventorient une réalité, une vie de pénibilité où il n’est de retraite que celle du nomade
Sapere aude… Ou le théâtre
Sapere aude ! ou quand l’injonction latine puis kantienne exige que la tête, guidée par le courage, produise un travail et que l’entendement se mette en mouvement. Il n’est pas anodin que les Lumières aient repris ce mot d’ordre qui invitait à penser, à réfléchir, à appréhender avec d’autres yeux celui que le Grand borgne avait organisé. Et de voir dans l’invitation et le travail de Boyer et Sastre, le retour du « sapere aude » convoqué à l’endroit de Phèdre les oiseaux. Dans l’espace dévasté qu’est la Phèdre de Sastre, dans l’espace vide qui semble avoir été nettoyé au bulldozer, dans ce territoire qui pourrait figurer ce qui reste d’un camp de rom qu’on aura fait valser… Phèdre les oiseaux a abandonné les forêts d’Hyppolite et le palais de Phèdre pour s’installer en un bivouac, en front de scène, devant le rideau noir d’un théâtre. Façon pour Sastre et Boyer de rompre avec une théâtralité attendue, et ainsi de renouveler le lieu de la profération. Un théâtre de la profération, c’est-à-dire de la Voix et non du Verbe. Un théâtre gueuloir, en quelque sorte, où la parole se fait vive et vivante. Comme celle que l’on entend à l’ouverture, quand le timbre grave de Pierre Michon, en voix off, donne à entendre un paysage dévasté, un champ de bataille, un corps à corps.
De quoi parle Phèdre ? Dans la tradition, une énième fiction où une histoire est prise dans les méandres de l’Oïkos (la famille). Et chacun connaît cette histoire où l’adultère, l’inceste, l’amour… sont la toile de fond d’un théâtre éternellement reconduit depuis les grecs à nos jours.
Alors de quoi parle Phèdre les oiseaux ? Boyer s’y sera employé en rompant l’écriture, en la déployant autrement, en donnant au poème d’autres horizons que la seule histoire d’une « relation ». Et Sastre, s’emparant de l’œuvre, lui l’aura déplacée. Phèdre les oiseaux, ce n’est plus l’Oïkos qui est donné à voir et à contempler, à réfléchir et à méditer, mais bien plutôt la Polis (la cité) qui revient au cœur des préoccupations. La polis et ses membres broyés, ses êtres déclassés.
Et ce que porte à vue, immédiatement et tout au long de ce chant oublié, c’est d’abord l’histoire du désir. Et précisément le retour du désir. Phèdre les oiseaux est ainsi la pièce qui dit non à la mort du désir, non à la morale qui l’encadre et le contraint, non au désir soumis. Et ce que l’on perçoit, à mesure que s’étend le drame, c’est que le désir est cette chose qui, quand il s’affranchit de la parole donnée et du lien consacré, est le lieu de tous les désordres géniteurs à leur tour ou de chaos ou d’espoir. L’un, de toutes les manières, n’allant pas sans l’autre. Le retour du désir est ainsi la figure extrème de cette Phèdre les oiseaux. Le retour du désir comme nerf vivant à même de dépasser toutes les frontières : amoureuses, sociales, politiques, etc.
En faisant de Phèdre les oiseaux un chant, voire une ode au retour du désir, Sastre installe donc un climat de refondation où le théâtre de la profération est, toujours, celui de l’appel à l’insurrection. C’est peut-être cela qui était rendu sensible, au long d’un poème qui se sera libéré de la langue pour faire entendre une parole. Ou quand Phèdre les oiseaux, oh putain, vous rend les ailes du désir.

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Oh les beaux jours, c’est chez Nono https://www.insense-scenes.net/article/oh-les-beaux-jours-cest-chez-nono/ Tue, 28 May 2013 20:12:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=642 Sur le programme concocté par Blin, Barrault, à l’occasion de la générale de Oh Les beaux jours au Théâtre de France-Odéon (la pièce sera créée le 30 octobre 1963), Beckett avait rajouté à la main, le 29 septembre 1963, les noms, entre autres de Robbe-Grillet, Godart, Sollers, Blanchot, Vidal-Naquet, Barthes… ou ceux qui ont, lisant Beckett, compris qu’il y avait là, une écriture rare que Lindon publiera en continu. Bernard Dort n’était pas de cet avis dès 1953, et pour autant qu’il se distinguait de Jean Jacques Gautier qui voyait dans cette pièce « un festival d’abjection », « une apothéose du néant », « la négation même du théâtre »… Beckett cadrait mal avec les idées du Diaphoirus ou Bartholomeus de Théâtre Populaire qu’il deviendrait. Débat de critique que tout cela… quand il faudrait juste retenir le petit éloge de Madeleine Renaud, chez Moussa Abadi, à la radio le 26 janvier 1964… « avec Oh les beaux jours Roger Blin qui m’a apporté cette pièce, m’a fait un cadeau inestimable… je lui en serai reconnaissante toute ma vie ». A flanc de montagnes où le Théâtre NoNo est installé depuis un peu plus d’une dizaine d’années, Serge Noyelle a disposé un petit monticule sur scène et une énorme pièce Oh les beaux jours de Samuel Beckett. Le premier cycle d’un travail que Marion Coutris dans la lignée des Winnie, Noël Vergès dans l’ombre de Willie, et Gregory Miège assistant à la mise en scène mettent en place, avant de poursuivre à la rentrée avec la création de En attendant Godot. Une manière à eux de s’inscrire dans Marseille 2013 et de proposer aux publics débats et rencontres autour de Beckett notre contemporain, avant de poursuivre à Pekin, au Nine Théâtre, à l’occasion d’un nouveau lieu totalement consacré à Beckett. On est toujours vraiment bien chez NoNo…
Beckett encore…
« Il faut essayer de savoir de quoi il s’agit, quitte à se tromper » écrivait Beckett dans l’Innommable. Et regardant et réécoutant Oh les beaux jours, c’est peut-être cet énoncé singulier qui revient en boucle et pose un dilemme continu entre savoir et se tromper, entre tenter de savoir et réaliser que l’on se trompe ou que l’on se trompera
Et rappelant cela qui vaut pour la vie et aussi pour une œuvre, il s’agit de faire sien cet enseignement pour la critique.
De ce qui existe d’abord à l’état de livre, et précisément à l’état de texte, les commentaires ne manquent pas sur Oh les beaux jours… Qu’ajouter, reprendre ou faire entendre à nouveau ? Peut-être faut-il s’abstenir de les convoquer et revenir à un régime de sensations qui se déploie tout au long de la lecture. Oh les beaux jours ne dit rien de particulier, rien de singulier, rien du tout en définitive. Rien n’y est développé, et aucune thèse ne peut être affirmée. Et si d’aucun y voit les éternels mythèmes dont la littérature se préoccupe (Dieu, l’existence, l’attente, l’errance, le vide, le silence, le cogito à la torture, le désespoir, le grotesque de l’existence, l’enfance, etc.), peut-être devrait-on prendre Oh les beaux jours pour ce qu’il met tout d’abord en évidence. Quelqu’un qui parle presque seul.
Winnie qui parle seule et Willie qui se tient à l’écart. Soit une situation de dialogue faussée ou, disons-le autrement, une situation discursive tronquée. Une situation avant tout où la parole de l’une est ou n’est pas audible par l’autre. Qui entend Winnie ? Qui l’écoute ? Winnie s’y entend-t-elle dans ce qu’elle raconte ?… Ces questions viennent sans que l’on puisse répondre. Mais, et surtout, Winnie qui parle, c’est avant tout moins un monologue qu’une parole presque sans adresse où Winnie permet à la parole d’être libre ou aliénée à tout ce qui lui vient à l’esprit. Et d’entendre ainsi une parole « touche à tout » prise dans des méandres craniens, une parole qui saute du « coq à l’âne », une parole arraissonnée au trouble faisant tourbillonner les mots qui rebondissent d’une phrase à une autre… Paroles articulées ou hors-piste, comme si la voix de Winnie, pareille à l’aiguille qui frotte sur un vieux microsillon, n’était faite que d’embardées, de dérapages, de tentatives de reprises de contrôle incontrôlables… Winnie dérape, sa parole n’adhère plus et, du haut du monticule où elle se tient, c’est la seule chose qui slalome entre fait-divers, petites choses de la vie, souvenirs vagues et insipides, sentances inattendues, etc.
Oh les beaux jours c’est donc, et avant tout, une partition où l’absence de rhétorique, l’absence de dialectique, l’absence de visée de la langue se manifeste. Moment où la parole reprend ses droits et retourne à la solitude, ainsi qu’à l’isolement de la profération. Espace de méditation que semblent déployer les énoncés pris séparément ; ou radottage grotesque pris dans le maelstrom d’une pensée éclectique ; la parole est le lieu d’une prise de parole qui n’est pas ou plus une « prise de contrôle ».
Oh les beaux jours, c’est ainsi (mais on pourrait dire cela de nombreux textes de Beckett) un espace en désordre, une manière d’en finir avec une langue lisse, obéissante, docile, mise au pas. Ou disons, plus précisément, lire Beckett, c’est éprouver le moment où la parole reprend le dessus sur la langue. Instant où la parole, en son détail, s’affranchit de l’obéissance, de la communication, de la syntaxe, et donc de la grammaire de l’Autre qui est demande, attente, prière, etc.
Moment où la parole retrouve un futur et donc s’inscrit à nouveau dans une aventure indéfinie où la chute pourrait être la figure la plus évidente. Les mots de Winnie tombent ainsi brutalement, souplement, de manière inattendue, de façon imprévisible et parfois incongrue.
Une parole « sans adresse » avons-nous dit… et il faut bien comprendre que le « sans adresse » est tout à la fois celle qui n’est destinée à personne ou celle qui ne sait plus qui l’entendra ; mais aussi une parole qui ne m’appartient pas. L’une des choses les plus marquantes, dans Oh les beaux jours, c’est peut-être finalement le fait que Winnie est à peine le lieu de l’énonciation. Winnie est comme absente à elle-même et les mots qu’elle dit ne réfléchissent qu’à peine ce qu’elle pourrait penser. D’ailleurs, peut-on encore parler de pensée ? Peut-être faut-il trouver un autre mot pour désigner ce qui caractèrise Winnie. Peut-être est-ce autre chose qu’une pensée et, in fine, juste quelques idées. Winnie parle ainsi et les mots la lâchent. « Les mots vous lâchent » dit-elle.
Aussi, retrouver la parole qui vient à s’écarter de la langue commune, ce n’est peut-être pas faire l’expérience du subjectif et du poétique, de l’individuel et de la pensée, mais plutôt faire l’expérience d’une vie sans fond, d’une parole sans fond. « Il y a si peu qu’on puisse dire. On dit tout. Tout ce qu’on peut et pas un mot de vrai nulle part » dit Winnie qui, tout en parlant, en n’arrêtant jamais de parler, sait qu’elle ne nomme rien. Comme si, alors que la parole joue d’inflation et s’aventure en toute chose, elle ne réfléchissait qu’un innommé, un innommé à jamais, encore et toujours, reconduit en chaque mot comme en chaque respiration.
Ecouter Oh les beaux jours, c’est ainsi peut-être faire cette expérience radicale d’un langage qui ne nous est d’aucun secours, mais que nous nous devons d’empreinter. Quand bien même il s’agirait, à travers la parole, d’un chemin qui ne mêne nulle part.
La parole comme non-issue… Voilà peut-être l’endroit très précis du drame et du tragique chez Beckett, tout à la fois impasse et passage d’une condition bitter-sweet.
Noyelle : le regard sur le vivant…
Rouge et blanc… C’est comme ça qu’apparaîssent le décor, le fond de scène et le tas sur lequel Winnie n’en finit pas de parler et de discourir sur les choses éphémères. Rouge, en fond de scène, comme une plaie qui saignerait, ou une lèvre abstraite… Ou encore, et je me souviens de ça, le drap immense et rouge dans l’Arturo Ui de Müller, qui figurait les lèvres d’un sexe géant gonflé par le vent. L’image est indistincte, mais finalement, Winnie qui trône sur un immense drap blanc en forme de tas, montre ou cache peut-être tout ça en même temps. Ou disons qu’elle le rappelle ce sexe en fond de scène, tout à la fois proche et lointain, spectre d’une vie immobilisée et dématérialisée.
Un sexe, non plus faible, mais affaibli, peut-être délaissé ou rompu à une solitude imposée. Winnie, un sexe ou une bouche qui n’en finit plus de s’ouvrir sur le vide d’une existence que comblent à peine les mots à la peine avec une histoire qui ne vient plus, ne revient plus. Winnie, je l’ai entendu dans l’inconscient de la lecture, un soir à ma table de chevet, c’est « to win », gagner… Mais quoi exactement… ? Peut-être gagner un espace d’isolement. Ou gagner une solitude. Ou gagner une parole… Du haut de son tas, de ce drap, de cet anapurna et camp de base… la Winnie de Noyelle ressemble étrangement aux autres Winnie croisées ici et là. Etrangement semblable, et aussi singulière, parce que Serge Noyelle, en plasticien qu’il est, autant que metteur en scène, a fait de ce tas une robe immense. C’est-à-dire, une robe qui montre quelque chose qui se dérobe. La mémoire qui vascille ? Le souvenir qui se fait fragile ? le corps qui fout le camp ? Les pensées qui se heurtent ? Le lexique qui est aspiré ? La grammaire qui s’absente ?… Winnie parle, mais ses phrases sont comme autant d’énoncés de fin de vie, comme autant de phrases d’une vie en phase terminale.
Vie énigmatique en quelque sorte que réfléchit cette situation abstraite où Winnie au sommet, n’est plus d’aucune hiérarchie, parlant seule, se regardant seule, se vivant seule. Un peu à la manière d’une star abandonnée, vieillissante et rangée comme un accessoire. Ainsi Winnie s’entretient-elle avec elle-même, se refait une beauté alors que plus un ne la regarde, se prépare alors que personne ne viendra la chercher… Winnie est là qui vide son sac, au propre, comme au figuré, et évoque un bric à brac en vrac, devant ou au-dessus d’un Willie apparaissant comme un fragment aux formes kafkaïennes.
Et comme si tout cela fonctionnait selon quelques règles d’un jeu déréglé, Winnie monopolise le temps, capitalise les idées, dépense sans compter les sensations, n’épargne aucun énoncé de quelques entailles grammaticales, ne s’économise en rien… ne spécule plus… Sous la robe que Serge Noyelle a récupérée d’un chapiteau qu’il a utilisé antérieurement, sous la robe, dis-je, (et non plus le « tas » beckettien) quelque chose de racinaire, quelque chose de souterrain, quelque chose de clandestin n’en finit pas de monter à la surface jusque dans la bouche de Winnie. Et cette bouche, la « bouche qui touche » laissera-t-on dire à Jean-Luc Nancy[1], qui coiffe cette traîne ayant perdu son usage, n’est rien moins que connectée à des zones d’ombres. A commencer par ce dessous de robe qui, par la plasticité que lui a donné Serge Noyelle, n’est plus un tas plein, mais un espace creux, une caverne invisible, un lieu d’entrailles ruinées et usées.
Que se passe-t-il encore sous la robe immense ? Que s’est-il passé sous la robe que porte Winnie et qu’elle couronne de sa personne…
Pareille robe, et Serge Noyelle ne l’ignore pas, par sa démesure, induit une histoire, toute une histoire dont Winnie est, en définitive, le porte parole et le secret. Une démesure oui, et donc une forme de tragique, de pathétique, de grotesque où Winnie tient par sa robe, plus qu’elle ne la porte. Winnie portée par sa robe, trop grande et trop pleine d’histoires n’apparaît plus, dès lors, que sous la forme d’un ensemble de plis aux zones d’ombre mises en lumière le temps d’un acte de réminiscence mutilé. Vie de plis (dont on sait qu’il désigne aussi la lettre brève, le mot cacheté…) que les mots de Winnie déplient plus ou moins, au moment où elle se retire, se replie, et disparaît, sans laisser d’adresse.
Ainsi en fut-il de ce Oh les beaux jours mis en scène par la bande du Théâtre Nono. Premier coup beckettien de Serge Noyelle qui montera à l’automne prochain En attendant Godot. Et de croire et espérer que peut-être, alors, on retrouvera un dispositif scénique semblable à celui que le spectateur éprouva ces derniers soirs, assis qu’il était un peu plus d’une heure durant, dans des transats de plage, devant Winnie parlant à la dérive. Au hasard des pérégrinations du spectateur et de son grain de folie virtuel, c’était là la position moins d’un invité de croisière, qu’une autre manière de regarder, de façon oblique, la scène… Et peut-être de modifier « le regard sur le vivant à partir de la salle… de dissection »[2], comme l’écrivait Adorno lisant et relisant Beckett.
Manière encore, chez Serge Noyelle, de défaire un peu plus nos habitudes de spectateur aussi, de réduire la distance entre scène et salle en appliquant à la salle un principe scénique, et peut-être permettre ainsi de renouveler la naïveté du regard, et de rappeler que le théâtre est le lieu d’un mouvement : celui du vivant.
Ah, au fait, il y a quelques années de cela, dans les fonds de théâtre qu’abrite l’Institut Mémoire de l’Edition Contemporaine, celui de l’éditeur Jérome Lindon m’offrait l’opportunité de lire la correspondance entre Jean-Luc Godart et Jérome Lindon. C’était une série de lettres, entre le 25 et le 28 novembre 1963, et Godart souhaitait faire l’adaptation à l’écran (un travelling avant d’un seul plan) de la version française d’Oh les beaux jours… Ce que Lindon imaginait possible, Beckett, dans une lettre du 26 novembre 1963, s’y refusait et suscitait la colère de JLG « je n’imaginais pas que Beckett agirait envers moi de façon si désinvolte (…) et ma déception est d’autant plus vive que je me considère comme un metteur en scène de cinéma égal pour le moins à Roger Blin ».
[1] On lira avec intérêt, toujours et encore, le dialogue entre Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy sur le théâtre et la représentation qu’ils en ont, paru sous le titre de Scène.
[2] T. W. Adorno, Notes sur Beckett, Nous, 2008, p. 95

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Norday, comme un feu qui brûle https://www.insense-scenes.net/article/norday-comme-un-feu-qui-brule/ Sun, 24 Feb 2013 21:18:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=645 Avec Tristesse Animal Noir, Stanislas Norday, prochain artiste associé du festival d’Avignon revient en forêt. Dans le prolongement des Aveugles de Maeterlinck, de This is how you will disappeared de Gisèle Vienne, de Walden ou la vie dans les bois Jean-Francois Peyret Norday raconte ce qui se passe à l’épreuve du feu
Aux premiers mots

Du titre du poème d’Anja Hilling, Tristesse animal noir on finirait presque par oublier le charnier des espèces, si Martin (Frédéric Leigdens) n’avait la conscience et la mémoire des ombres noires et charbonneuses qui suivent l’incendie d’une forêt. Formes archaïques et réincarnées parfois, pour ceux qui le croient, de l’homme : cet animal domestique et politique éclairé par les philosophes. Du titre, de ce récit dramatique, on finirait presque par ne plus saisir qu’il s’ouvre finalement par quelques cris muets, courses désemparées, traques prédestinées… si les êtres humains qui tentent d’échapper au feu, doués de paroles pour raconter leur errance et leur faire écho, n’avaient pour compagnons de courses folles quelques animaux effrayés à leurs côtés, aussi silencieux qu’eux, aussi désorientés qu’eux, aussi prédestinés qu’eux… Dans la mort, leurs souffles et leurs corps deviennent indistincts. De ce titre, on oublierait presque que c’est un peuple aux communautés multiples où les fées, les trolls, les elfes, l’infiniment petit, les meutes aériennes et les tribus souterraines… sont les voisins du « sylvestre » que nous sommes, ce cerf chamanique, encore, dont les bois mutilés ornent le masque d’Arlequin (ce prolétaire de comédie) qui nous ramène aux planches du théâtre.
Du titre, dis-je, au premier mot de « Tristesse », à rebours d’une parole qui mêle tous les plis de la psyché, c’est la tristesse appréhendée par Artaud qui s’impose : « Tristesse hideuse du vide, du trou où il n’y a rien, il ne souffle rien (…) au point où les mots se retirent ». Phrase poétique d’Artaud à laquelle répond le poème d’Hilling construit pour partie d’un Acte conséquent sur des pensées intérieures quand l’air chargé des fumées de toutes les essences ne permet plus au poumon d’être cet instrument à vent à souffler la parole. Du titre, dis-je, au mot de « Tristesse » qui sera le premier, il faudrait encore l’entendre comme un souvenir lointain à ce « Bonjour Tristesse » de la vie de Sagan brûlée par les deux bouts.
C’est qu’ici, encore, la « Tristesse » n’est plus seulement un mot, pas même un état, mais un anagramme inexploré, une sorte de mot valise d’exilés en amour, de rejetés en désir, d’orphelins insoupçonnés… Moins un mot pour nommer, qu’un mode d’être entendu à la manière de Nicolas de Staël qui, un jour, a peint sa pensée dans ce titre évocateur : J’habite une douleur. Et bouleversant l’ordre sémantique dans une syntaxe inhabituelle (« une douleur m’habite » dirait-on, espérant, le passager, l’éphémère…), Staël faisait entendre qu’il existe un prolétariat du bonheur, il figeait un peuple de toutes les misères qui, vivant en banlieue du « gai savoir » et logé dans quelques HLM vétustes de l’humaine condition, n’ouvrait de fenêtres de leurs logis, que pour reconnaître dans les paysages extérieurs, les ruines de leurs conditions intérieures. Une vie en creux en quelque sorte, « au fond » traduirions-nous, si l’on se souvient que Pontalis préférait ce mot-ci, à l’idée de manque galvaudé. Ou quand la vie, en l’ensemble de ses plis et ses « lignes d’arrivée », n’est qu’une histoire de faux-départs : en amour, en maternité, en affection, en relation, en croyance, en réussite professionnelle… « Tristesse animal noir » pourrait ainsi ne figurer qu’une immense allégorie de tous les exilés. Un mouvement autant qu’un mot où arriver à un endroit de son existence, on prend conscience qu’il n’y a là, en définitive, qu’un agenda de souvenirs que la mémoire, sans faillir, considère comme une série de retards.
La vie en retard ou « Tristesse animal noir » peut bien ainsi figurer le titre d’une vie sans transports, au sens où la vie n’aura jamais livré passage qu’à l’obscurité, différant sans cesse le « presque rien de lumière » de Misrahi, les « lucioles » de Pasolini… C’est-à-dire, et comprenons bien, une étincelle d’espoir, le fragile filament d’un principe espérance, la faible lueur aimée qui, à l’égal d’un point cardinal, est le lieu d’une direction, d’une orientation, d’une certitude…
Le jour dans la nuit…
Regardant et écoutant l’histoire de Tristesse animal noir, on aura fait l’épreuve d’un groupe assemblé en pique-nique. Une sorte de famille recomposée où un ex-mari, une ex-femme-de, un ami-du, une copine-d’un, un enfant enfin… se retrouvent en forêt pour un déjeuner sur l’herbe ; un été de canicule, là où la chaleur peut devenir mortelle. Journée en demi-teinte où, à même le sol et les agappes estivales se règlent les histoires banales de la vie. Soirée quotidienne à peine arrosée. Jusqu’à ce que la nuit noire livre passage à un feu venu de nulle part. Instant où le groupe déjà divisé réalise qu’il était fait de singleton, de couples fissurés, d’histoires sans avenir… Moment où le feu, la lumière du feu, vient éclairer ces nuits que sont ces vies. Avec le jour dans la nuit, alors, l’histoire semble se remettre en mouvement, s’écrit autrement… dans la fournaise. Un peu comme si, au rythme d’un compte à rebours terrifiant qui sépare la vie de la mort, plus aucune pensée, plus aucun comportement, plus aucun geste… n’avaient d’autres sens que le « comment s’en tirer », « comment sauver sa peau » qui luit à la flamme. C’est là, à cet endroit de tous les choix, que les natures humaines se révéleront dans la nature calcinée. Là que le vivant se trouve mis en balance avec le survivant. Au terme du feu qui aura peut-être tout purifié, la parole des rescapés fera alors entendre un autre goût de la vie. De cette vie qui est revenue d’entre les morts et les flammes… et qui n’est toujours pas moins infernale. Vivre après ça ? Survivre à ça ? Taire ou révéler ce qui fut dit, pensé, fait, pas fait ? Recommencer comme avant ou oublier de vivre autrement ? Se résigner ? Penser la vie d’après comme une nouvelle chance ? Croire ou faire un deuil ?
La parole des survivants… celle dont on sait qu’elle est la parole des témoins… se cherche une voie parmi les souvenirs meurtris, les cadavres frais, un geste de solidarité oublié, une parole de trop, un aveu suicidaire… Pour ceux-là, l’avenir durera encore longtemps… commencera à chaque minute comme un temps d’éternité.
Un feu métaphysique est passé par là, précisément par eux. Et la peau rougie, la chair brûlée, la gorge asphyxiée, la mémoire intacte… ils et elles, infirmes nécessairement souffrant, s’inquiétent d’ici et maintenant. Car, c’est bien l’ici et le maintenant, après le feu infernal, qui est en jeu. C’est l’ici et le maintenant, le wanderer holderlinien, le souvenir incompressible, l’éloignement impossible et l’éternel retour à soi qui est à l’œuvre dans les échanges qui suivent. Aucun survivant n’est autre qu’un témoin. Et il n’y a plus entre eux aucune place pour le « comme jadis », pour le « comme avant »…
Plus que le français ne laisse entendre, il faudrait recourir à la langue allemande pour comprendre, peut-être que le « Abend Feuer » (le feu de la nuit) livre passage à un « Abenteuer » : une aventure. Celle d’une langue dénouée qui fait entendre après l’épreuve du feu toutes les voix.
Front de scène et tableaux…
Un long temps les comédiens en front de scène se déplacent le long de la rampe selon un circuit connu d’eux seuls, jusqu’au moment où l’on se dit que c’est la parole qui les déplace. Que la parole les bourlingue de cour à jardin, et qu’ils cherchent leur place. Ce premier temps est cocasse, se donne dans un récit et une narration qui ne laissent pas de place aux dialogues et fait entendre plutôt des paroles et des pensées intérieures. C’est un temps d’exposition au sens propre du terme où l’équivalent pourrait être un temps d’exécution. Ils s’exécutent et il faut entendre comment ce mot, chez Barthes, disait la menace qui guette celui qui prend la parole. Derrière eux, un immense gazon suspendu, comme une œuvre contemporaine, représente un pique-nique « Grandeur Nature ». Au plancher une nappe de petites ampoules éteintes couvrent toute la surface du plateau et jouxte une toile peinte, en fond, qui représente la forêt. C’est un long temps, dis-je, où le grave et le léger se donnent à temps égal et où chacun y va de sa confession rapportée. Temps d’aveu, en quelque sorte. Temps bilan d’une certaine manière. En costumes de ville dépareillés, les uns, les autres, Jennifer (Valérie Dréville), Oskar (Vincent Dissez), Thomas Gonzales (Flynn), Lamya Regragui (Miranda) et Laurent Sauvage (Paul), chacun leur tour, expliquent leurs vies mi-figue, mi-raisin et le pique-nique.
Un temps.
Bientôt, les ampoules vont s’allumer. Trois pas des acteurs en arrière les placent dans cette métaphore du feu. La toile peinte qu’est la forêt les entoure. Ampoules tirées vers les cintres et arbres sont le décor de la bande prisonnière d’une cathédrale de feu. Nouvelle narration, rares échanges rapportés au style direct. Ils et elles content la fournaise, les brûlures, l’asphyxie, la peur, l’isolement, l’oppression… Deux récits s’entremêlent alors qui croisent les vies intimes et la peur de ne pouvoir s’en sortir. Temps des langues qui se délient. Temps où il n’est plus temps de se mentir, de laisser au discours le temps de travestir les vérités brûlantes. Temps de vérités, en quelque sorte.
Au tableau suivant, un retable est mis en avant qui montre une caracasse grise découpée, calcinée. Le feu a passé et le groupe a survécu, ou presque, mais quelque chose est apparue de l’ordre de solitudes à venir.
Le blanc clinique fait alors son apparition, un grand cube blanc, ouvert… où l’on ne se parle que par téléphone interposée, répondeur et messagerie en alerte permanente. On ne se parle pas encore ou presque. On s’essaie à l’approche de l’autre. C’est à ce moment-là, enfin et après cet épisode, que le dialogue s’invente, difficile, rugueux, désirant… fait de reproches de haines, de souvenirs. Le feu passé laisse un groupe recomposé
Construit sur le principe de strates, le travail de Norday procède d’une forme théâtrale archéologique où chaque tableau raconte un état et une étape de déconstruction puis de reconstruction. Théâtre où l’acteur est le porte-voix de dialogues intérieurs qui viennent à la surface. Travail de récitants qui les place tous au plus proche d’un tragique quotidien ponctué de Presley et des mélodies de Kate Bush. Mais, et pour autant que l’on pourrait s’arrêter juste là, c’est aussi alors que Tristesse animal noir s’étire sur un mode réaliste et métaphorique, voire allégorique, une œuvre construite sur le principe d’un amalgame. Amalgame de formes artistiques qui d’un art contemporain au dessin, d’un blanc postmoderne à un retable narratif, d’une composition abstraite à une peinture figurative… fait du plateau du théâtre un dispositif. Un lieu d’exposition.

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M. Borel : Des visages, des figures https://www.insense-scenes.net/article/m-borel-des-visages-des-figures/ Thu, 14 Feb 2013 21:14:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=643 Tout à commencer, ce soir-là , sur le plateau du Théâtre des Ateliers, à Aix en Provence, par une mauvaise connexion entre une caméra, un vidéo-projecteur et un ordinateur qui refusaient de travailler alors qu’ils devaient contribuer à la mise en place du dispositif qu’est « Racontez-moi une histoire de solitude ». Premier geste de metteur en scène ou presque, de Margaux Borel, jeune comédiene, qui avait une intention
Portraits…
Elle écoute en boucle, parce que c’est l’une de ses chansons préférées, Bouquet de nerfs de Cantat. Elle aime le chocolat de la Boulangerie Bleue d’Aix-en-Provence. « Celui avec une pointe de framboise » précise-t-elle, l’œil gourmand. À 25 ans, entre Chambéry et Aix où elle a un pied-à-terre, Margaux Borel s’astreint à suivre la formation de la Compagnie d’Entraînement, promotion « Dimitris Dimitriadis ». Ecole de théâtre (une institution !) qui exige, après audition, un engagement à temps complet qu’elle essaie de rendre compatible avec les petits boulots qui lui permettent de vivre, et les heures de recherche et de lectures qu’elle passent à la Méjane pour continuer à apprendre. Jeune femme mince et brune, souriante, elle se soucie peu du passé et préfère consacrer toute son énergie au temps qui passe et à celui qui vient. Présent et futur pourraient être l’équation temporelle qui règle la vie de Margaux Borel dont les projets se construisent en même temps que les impératifs se font sentir et qu’elle prépare son sac à dos.
Sortie de l’Université de Provence – un Master recherche d’études théâtrales en poche brillamment obtenu il y a moins de six mois – elle a passé l’été en Israël à animer et à coordonner des ateliers de théâtre pour enfants à l’Ecole de Théâtre Visuel de Jerusalem. Le temps de visiter aussi ce pays, de marcher de Tel Aviv au Sinaï pour raconter à sa grand-mère, et d’arpenter, entre autres, le Museum on the Seam. Le temps d’écrire aussi quelques cartes postales qu’elle ne poste pas mais qu’elle donne de la main à la main et dont elle fait le récit à ceux à qui elle les destinait. « Là, un Solitaire… encore un. Expérience du sublime » dit-elle d’un ton taquin, en regardant une carte postale comme si quelques cours d’esthétique et remarques sur Kant l’avaient marquée.
Avant, elle est passée par le Brésil qui l’attire depuis le milieu des années 2000. Et comme elle a la tête aussi dure que les pierres et les montagnes de sa Savoie (traduisez qu’elle a une volonté rare), elle a appris le brésilien toute seule, sur place, en découvrant Rio de Janeiro, en vivant à Cubirita et Sao Paulo… à travers la vie foisonnante, les galères d’appart, les rencontres avec une communauté artistique, les stages de clown ou les sessions de travail performatif en milieu urbain du Teatro da Vertigem. Il y a un an, étudiante, elle était encore à Sao Paulo, à l’université ECA-USP. « J’étais venue pour étudier, pour rencontrer Enrique Diaz sur lequel portait mon Mémoire de Master… » raconte-t-elle. Partie avec une bourse au mérite, Margaux Borel a peut-être appris à cet endroit ce qu’elle cherchait au théâtre, pour elle : la jeune comédienne. Entre travaux de recherche et expériences pratiques, s’initiant au processus collaboratif, aux protocoles d’immersion, aux arts de la rue, aux view points, etc., on pourrait dire d’elle qu’elle est un précipité de diverses cultures, de plusieurs expériences… que l’on retrouverait dans le geste de son travail, à la scène, ce soir aux Ateliers.
Pour l’heure, la jeune femme finit sa formation aux ateliers, tout en traduisant divers articles sur le théâtre recueillis lors d’entretiens au Brésil avec Enrique Diaz, Cibele Forjaz, Cristina Moura, Luciana Guimaraes, Quitera Kelly… « j’aime bien faire ça. Participer à la construction de ce livre sur le théâtre Brésilien. Ecrire sur la postmodernité, les dispositifs et Diaz. Ça me donne parfois des envies… ».
On l’écoute. Calme d’apparence, mais seulement en apparence, Margaux Borel n’arrête pas, jamais. Et qu’elle traduise, écrive ou joue… elle a choisi de faire ce métier de passeur où l’adresse à l’autre compte autant que la formation de soi.
Ce soir, aux Ateliers, le temps des « écritures scéniques », c’est aussi cela qui était rendu visible à travers une succession de scénettes où, à chaque fois, elle s’écrivait.
S’écrire soi… comme des autres.
Contre le mur noir du théâtre, comme dos au mur, comme un pochoire animé, les gestes cassés ou simplement augmentés pour que le passant la repère, Margaux Borel joue une poupée brisée. Tout en variations, en rythmes, changeant de tempo, elle tente de faire entendre, en compétition avec un lot féminin et travesti, qu’elle est la plus belle. Elle l’affirme, le revendique, le supplie, le mendie… Image de jeunes paumées en mini-jupe comme celles croisées tard le soir sur les quais de Hambourg, mi putes mi filles perdues en corsage rouge, soutenues par un maquillage appuyé et des lèvres sanguines… On devine qu’elle, narcissique névrotique, n’existe à ses yeux que dans le regard des autres. L’indifférence est un ennemi contre lequel elle lutte et qui la fait littéralement tomber en vrac. Allure grotesque autant que cruelle, colonne vertébrale trop molle pour être réellement debout, elle s’échine à exister comme un bout de viande décrit dans Le Boucher d’Alina Reyes, un sparadra noir sur la bouche. « Sois belle et tais-toi » pourrait être ce qui n’est pas dit, mais bien lu sur ses lèvres.
Un temps.
Contre le mur, toujours, à côté d’un autre, elle revient plus loin dans la soirée tel un ange qui ressemble à l’énigme qu’était Bruno Ganz dans Les ailes du désir de Wemders. Pas un mot. Pas un geste de trop. Droite. Comme si, à la manière d’un passant déposé au hasard d’une trajectoire, elle était sur le plateau pour faire naître un mouvement. C’est un être blanc qui enlace et guide un jeune homme muet. À peine une ombre qui invite à danser. Un Angelus Novus qui aiderait à ne plus regarder derrière, mais à tourner le regard en direction de l’avenir sans trop savoir si le futur n’est pas, finalement, qu’un présent qui n’en finit pas. Au vrai, elle semble, elle, ne rien regarder et dans l’immobilité de son regard bleuté, elle est comme une trace ralentie. Le mouvement dansé n’est plus ici qu’un geste plus ou moins lent, une attention plus ou moins développée. La jeune femme a la figure d’une vierge blanche. Visage sans fard d’une Ophélie épuisée prise dans un monde terrestre auquel elle est étrangère, de sa main dont on distingue que les doigts esquissent la correction d’un monde des âmes… cette ombre blanche est passée.
Un temps.
La même revient quelques minutes plus tard, dans cette soirée qui présente sous formes de séquences brèves des travaux d’acteurs sur un rythme qui devrait les épuiser. Pour autant l’énergie et la présence ne l’ont pas quittée. Sortie d’un intermède noir – peut-être n’a-t-elle jamais quitté ce théâtre qui la hante depuis longtemps – Margaux Borel apparaît dans une petite robe noire qui lui enserre la taille, dénude ses épaules et sa gorge. Image lointaine vue ici et là où le vêtement habille la fragilité ou, disons, la simplicité. Dans l’espace qu’elle investit d’une énergie contenue et infinie, elle danse pas à pas. Observant peut-être le premier principe de Cunningham « danser, c’est marcher ». Alors, elle marche. Elle ralentit ou accélère sur quelques mètres sans jamais froisser la robe noire. Un long baiser qui durera tout le temps de cette séquence muette pourrait être le signe d’un amour commençant et infini. À moins que tels des amants séparés, ce baiser ne soit que l’expression d’un désir qui ne trouve d’issue. Amour qui ne commence pas, mais qui règle le mouvement d’une rencontre qui se perpétue.
Un temps.
« C’est pas juste, c’est injuste, c’est injustifiable ! » désarticule-t-elle en front de scène d’une voix forte d’un désespoir timide qui prend sa source dans le bas ventre qu’on imagine vide. Un ventre de gueux, peut-être. Comme échappée de la forme chorale qui s’est formée, la peau couverte d’un enduit qui la rend étrangère au monde des biens portants, mi spectre matérialisé, mi figure fantomatique apparaissante… elle observe le monde aveugle les yeux grands ouverts. À deux reprises, comme exilée en misère, elle viendra redire c’est « injustifiable ». Un seul mot, rien qu’un seul mot dit, qui n’appelle aucun prolongement, aucun développement. Un mot révolté. La scène tient de La Classe Morte de Kantor et de ses pantins, procède du paquet de silhouettes burlesques et graves de May Be de Marin et sa galerie de visages meurtris comme peints par Otto Griebel. Faces mal lavées et traits épuisés, prolétaires du bonheur, cohorte de mineurs… Clowns tristes en définitive, dans les printemps qui portent le même hiver pour la majorité. C’est juste un îlot de pauvreté drolatique et pathétique qui venait à être isolé sur le plateau : cet archipel de solitudes.
Un temps
Impression de voir la scénographie de La Chevauchée sur le Lac de Constance. Ils sont plusieurs et forment un ensemble archipellique où chacun raconterait une histoire. Sur un tas de farine blanche, courbée, accroupie, rampante… sur un tas de « blanche » Margaux Borel est une junkie qu’ils appellent Héroïne. Dire qu’elle joue cette figure perdue n’est peut-être pas le plus important. Dire qu’elle interprète une loque réduirait son travail à un geste mimétique. Et, au vrai, ce n’est pas ça qui est visible ou ce que je vois. Non, ce qui vient au terme de cette succession de scènes, c’est l’idée que Margaux Borel travaille un registre, des formes, peut-être une idée. Peut-être celle qui permet de montrer l’isolement, l’isolée, ce qui va seul, ce qui se tient debout ou en retrait. Ce qui se tient à l’écart. C’est, eu égard à ce qu’elle aura montré ce soir que cette idée vient s’imposer. Cette manière qu’elle a d’être pantomime ou non, muette ou pas, mouvante ou immobile pour faire venir la sensation que la solitude est peut-être le personnage qu’elle travaille. Une sorte de personnage sublime à venir qu’elle a commencé à modeler il y a longtemps et qui commence à se matérialiser ce soir.
Racontez-moi une histoire de solitude.
Après une poignée de minutes, le travail présenté, elle vient en front de scène. Moment de rencontre avec le spectateur qui vient d’assister à « Racontez-moi une histoire de solitude ». Rencontre autrement ou autre rencontre, est-on tenté de dire, qui l’invite à répondre aux questions du public. De quoi avoir peur ou s’inquiéter de ce qui est imprévisible. Banalement, on entendra lui demander « qui a écrit le texte ? ». « C’est un montage. Rilke, Handke… » répondra-t-elle. « C’est l’histoire d’une femme qui vit seule. Elle est partie pour vivre seule » dit-elle d’un ton assuré qui contraste avec son corps qui cherche une assurance dans l’espace et renvoie la solitude dans laquelle elle est. Elle qui a travaillé sur les dispositifs hybrides et les espaces déconstruits du théâtre sait sans doute que le public aime toujours les petites histoires, les fables qui permettent de nouer un fil entre la salle et le plateau. Ce n’est pas, au vrai, ce qu’elle a fait ce soir. Du moins le fil qui était donné à éprouver était-il d’une autre matière que l’on pourrait nommer sensible par celle qui aimerait avoir vu un Régy ou un Marin. Car c’était bien un moment poétique et sensible que ce premier jet qui mêlait plusieurs espaces et plusieurs pratiques… pour élever au seuil de visibilité une idée, un geste, une sensation.
À commencer par le trouble qu’elle aura créé en croisant, trois genres : le poème, le roman, l’écriture théâtrale. Trois fragments empruntés, pour le premier, au Livre de la pauvreté et de la mort (1902) de Rilke, puis en faisant lire un court extrait de la La Femme gauchère (1978) de Handke, et enfin celui de Dagerman Notre besoin de consolation est impossible à rassasier (1952). Un tryptique, que ce montage, qui met en dialogue des êtres de quêtes, des voix intérieures promptes à s’insinuer dans les profondeurs de la méditation qui interpelle l’eternel jeu entre les sinuosités du monde et le chemin que l’Homme suit à la surface de celui-ci. Dire de quoi il retourne, chez les uns et les autres, reviendrait à prétendre arraisonner la part indéchiffrable que porte Le Livre. Et Margaux Borel le sait pour l’avoir appris sur les bancs de l’université qui est l’une des étapes de sa vie. Alors, écoutant les extraits choisis, on devine que son attention pour le théâtre et le comédien, qui aura à articuler ce texte : ces formes monologuées, s’est portée sur le « Je » qu’ils mettent en avant. Souci dramaturgique et scénographique où le « Je » du narrateur est amplifié dans la voix du comédien. Mais surtout, et en définitive, un « je » qui ouvre peut-être à « l’autographie », comme l’écrivait Pontalis, où Margaux Borel se retrouverait en creux dans ces écritures et livrerait passage à sa pensée, à ses propres doutes sur la matière qu’est l’entrée dans la vie. Manière à elle, de suivre dans les livres, et de trouver quelques pistes à réfléchir, peut-être. Rien n’est certain et pour autant rien n’est exclu alors que chaque fragment s’écoute comme une ascension douloureuse vers un espoir fragile. Enfermement, Nuit, Attente, l’Homme, Solitude, l’Autre, Consolation, Fardeau, Performances, Vie… Oui, Rilke, Handke, Dagerman ont ce privilège de toucher, travaillant le langage et le tourment que sont les mots, quelques espaces sensibles de l’être au monde. Et de voir les « Montagnes » de Rilke faire écho à celles qui ont entouré l’enfance de Margaux Borel. Et de voir dans la solitude volontaire de MARianne, une tentation similaire chez MARgaux. Et de penser, avec Dagerman, que si « le monde est donc plus fort que moi…(alors) je n’ai rien à opposer que moi-même ».
Oui, c’est bien une histoire de solitude que Margaux Borel raconte, mais ce mot abrite bien plus, et ce qui s’entend d’elle, c’est un entretien avec soi-même, une manière de dire par touches sensibles un regard intérieur, un art de se parler à soi de soi. Chaque fragment, préférons le mot « d’éclats », convoqué ne doit dès lors rien au hasard et c’est peut-être sur les extraits de Dagerman que son travail prend tout son sens. Car alors qu’elle fait écouter le tout début du livre, le montage qu’elle assume privilégiera presque toute la fin, juste après que Dagerman aura nommé le « miracle » : « le désir de vivre » qui coexiste avec « la peur de vivre » et lui fait écrire que ce qu’il faut chérir et affronter, c’est la « vie avant tout ». Entre ces deux pôles, entre le désir et la peur, il y a, comme elle l’a conservé, « un silence vivant » qui résonnait dans le théâtre. Et d’ajouter que, de Thoreau et Walden[1], dont parle Dagerman dans les toutes dernières lignes que Margaux Borel n’a pas retenues, on sait que la « désobéissance » est aussi une issue à nos vies, une consolation possible. La désobéissance ou une sorte de Saudade plus portugaise que brésilienne qui marque un entretien infini avec les forces anthropophagiques qui nous dévorent et nous nourrissent. La Saudade ou la déchirure de l’être qui, comme l’écrit Emmanuel Nunes, fait que « tout conduit à se jeter à la mer… vers l’inconnu ».
Désobéir enfin ! C’est-à-dire faire ce geste rare qui contrevient à ce qui nous guette, à ce qui est attendu, à ce qui est voulu et nous contraint. Désobéir enfin ou un mot qui explicitement avoue sa préférence pour l’infidélité, l’indéterminé, l’insoumis… Et de me souvenir, alors, regardant et écoutant les textes choisis par M. Borel, que ce monde qui m’a été imposé par un ventre fertilisé sous le râle animal d’un Homme, comme l’écrit Mallarmé, j’y ai été jeté en articulant, à la première seconde, un Cri qui marquait mon entrée dans la vie. Un Cri, dis-je, le premier son d’un langage primaire qui est à chaque endroit du langage pensé, de la parole, de la parole couchée et donc des livres. Il n’est ainsi d’autre « silence vivant » que ce Cri lointain qui n’en finit pas de hanter le souffle des vivants, les hésitations des vivants. Et de voir la scène élevée à une forme de visibilité sensible à travers la peau, celle des comédiens, celle de M. Borel, dont Barthes dit qu’elle est le langage. Lieux sans réponse que le langage et la scène, mais espaces de vibrations que Borel aura construit comme le court instant d’une confidence et d’un défi.
Côté plateau, la caméra filme un couloir vide par lequel arrivent un à un ses camarades de jeu. C’est un long couloir, étroit et profond, filmé en noir et blanc. Le même que le spectateur a emprunté pour arriver dans la salle qui sert maintenant d’aire de jeu. C’est un chemin projeté dans un coin du plateau qui conduit à la scène. Manière à elle, sans doute, de faire commencer le théâtre à l’endroit où il n’est pas visible, de montrer le lieu où naîtrait l’énergie de l’acteur poussé et contraint d’avancer. Elle, en sweat shirt rouge, jean et basquette règle les entrées, capitalise les images, gère le temps. Sur le banc pas tout à fait au centre de la scène, de dos comme par pudeur, elle a chorégraphié une rencontre amoureuse entre un homme et une femme. Dans ses pensées, des mains se frôlent et des corps se mettent à bouger lassivement, à se rapprocher ou déjà se quitter. A peine une rencontre, dira-t-on, après coup, car le texte est là qui fait entendre des pensées intérieures. Des solitudes récurrentes, portées par une voix à vue qui, d’un texte à l’autre, sont le lot commun des amours quotidiens. Une histoire de solitude se serait donc, toujours, une histoire d’amour qui tourne mal… Puis, un type lunaire en bonnet rouge : un homme au sandwich qui a du mal à partager s’installe sur le banc, rejoint par une femme cyclothymique. Partie de pieds en l’air à trois ou le pied comme prolongement de la jambe… Chez Margaux Borel, une scène chasse l’autre comme si elle déconstruisait ce qu’elle construit. Comme si tout était double ou qu’elle avait la volonté de montrer une complexité qui veut que « le tragique ne soit jamais qu’un comique vu de dos » dixit Heiner Müller. Plus tard, en fond de scène, un film muet. Margaux Borel projette l’image d’une très jeune femme inquiète de ce qu’elle pourrait partager avec un vieil homme. L’homme mange et lui abandonne un bout de pain (relief du sandwich pense-t-on) qu’elle chérit avant d’y goûter. Voilà, ça s’arrête comme ça. Brusquement, presque brutalement puisque comme toute fin, ce que nous nommons la fin, n’est en définitive qu’un arrêt arbitraire que le temps, ignorant de nos reperères, ignore. Le temps de ces scènes, on apprend à vivre un monde aux limites fuyantes, aux représentations qui partent en vrille… Comme si rien de ce qui est figé ne l’était réellement. Borel, dans le travail de mise en scène, en fait, aime les traces, les empreintes, les choses senties plus que vues, ressenties plus qu’analysées. La naïveté pensée, la mélancolie modelée seraient un peu son espace d’aventures et ses traverses de solitudes faites d’ellipses, de discontinuités, de fragments, de pitreries et de gravités.
On pourrait ainsi multiplier les sensations et les registres senties, mais ce n’est pas cela qui apparaît dans ce « petit » galop d’essai de mise en scène. Non, ce qui apparaît dans le geste de Borel, c’est un goût pour le montage complexe, pour l’abolition des règles, l’hybridation des techniques et des pratiques. Une manière de proposer une architecture théâtrale où le dedans et le dehors, le réel et la réalité, le comique et le tragique… se détournent des représentations immuables et figées. L’absence de limites et de frontières se trouvait ainsi, ici, est à l’œuvre : dans la construction de différents espaces où la figuration plus que les personnages, la narration polyphoniques de textes devenus voix, l’abstraction des images, le geste chorégraphique minimal et l’image cinématographique muette… faisaient du plateau un territoire qui donne à voir des « détails ». Et de penser, alors, en regardant le travail de Margaux Borel qu’elle, comme Derrida quand il parle de vérité en peinture, souhaite faire de chaque image, de chaque événement présenté une « entaille » dans la surface des choses montrées qui permettrait de voir quelque chose à travers ce qui est présenté. Voir plus loin que la vue ou donner à la vue le moyen de s’échapper des limites du regard… semblait ainsi être la vraie histoire de « Racontez-moi une histoire de solitude » de Margaux Borel qui, au terme d’une première mise en scène (qui commençait par une défaillance technique) aura reconduit le principe de faille et de tâtonnement qu’est l’aventure dans le vivant.
[1] A découvrir pour ceux qui l’ignoreraient, l’installation Walden mémoires de Jean-François Peyret, au studio Fresnoy, jusqu’à fin mars. On retrouvera ensuite le travail théâtral de Jean-François Peyret, autour de Walden à la Chartreuse d’Avignon, cet été, du 8 au 12 juillet.

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Les Bohringer : différents sans différend https://www.insense-scenes.net/article/les-bohringer-differents-sans-differend/ Tue, 05 Feb 2013 21:16:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=644 Bien au-delà d’une complicité entre Richard Bohringer et Romane Bohringer, d’un père qui jouerait avec sa fille ou l’inverse, la pièce d’Angela Dematté J’avais un beau ballon rouge mise en scène par Michel Didym exigeait, parce que la fiction le prescrit, un père et sa fille. Sur la scène du Jeu de Paume, jusqu’au 9 février, les Bohringer, comme les Atrides, donnent corps à l’histoire tragique d’une famille Ou la variation contemporaine d’un drame intime et politique. Un peu moins de deux heures oà¹, dans la lignée d’un art militant et d’une pratique politique du théâtre, Didym engage l’art théâtral dans les voies qui peuvent être les siennes : un regard critique posé sur le champ social. Une pièce d’aujourd’hui…
Le grand soir
Du « Pourquoi » enfantin qui s’interroge sur l’agencement du monde… Du « Pourquoi » naïf de l’enfant qui s’étonne de tout et interpelle le Père parce qu’il est un pôle cardinal… Du « Pourquoi » qui est le mot valise de tous les étonnements, de toutes les inquiétudes, de toutes les curiosités… De ces « Pourquoi », Margherita Cagol a usé toute jeune à l’endroit de son Père. Elle, s’inquiétait des méchants, de ceux qui sont miséreux, de ceux qui n’ont pas le sou… Elle s’inquiétait au moment de s’endormir de l’injustice, de l’inégalité, de ce qui semblait indépassable. Lui, répondait, ou disons qu’il ne laissait pas de place au silence car, en définitive, il n’avait pas d’explication. Ainsi le Monde donné de l’un était à venir le Monde à abandonner de l’autre…
De J’avais un beau ballon rouge (écrit par Angela Dematté, dont le texte paraîtra aux Solitaires intempestifs), on dira qu’il y a là une histoire biographique qui se mêle à une fresque historique. Celle de la famille Cagol dont la fille fondera avec Renato Curcio les Brigades Rouges. Presque une pièce documentaire nourrie de communiqués, de lettres, d’extraits de journaux. Une pièce complexe où le dialogue théâtral entre un père et sa fille est innervé par une archive philosophique, journalistique, politique. Au détour d’une parole, apparaissent Marx, Lénine, Mao, Marcuse… Dans les méandres du drame, avancent une exécution, un avertissement, une arrestation… Pièce où le réel et la fiction s’entrecroisent, où la vie intime et le mouvement de l’Histoire se mêlent, où la vie de famille et la vie de la cité s’épousent.
De Trente et l’université, à Milan et ses caves clandestines, Mara (diminutif de Margherita), la petite fille de son père, sera devenue une femme militante engagée dans la lutte armée sans jamais que le lien de filiation, l’amour et ses oppressions comme le désir et ses passions ne s’éloignent.
Et dans l’intérieur sobre qui sert de décor, dans ce mobilier humble qui vient, au terme d’une vie rappelé qu’il n’y aura rien à léguer, le père et la fille vivent aux rythmes des saisons de la vie familiale : la scolarité, l’espoir de l’insertion, un jour un mariage, plus tard des « poupards », puis la maladie, et la lèpre qu’est la mort cet accident sans logique… Vie familale où le père est cet être de bon sens, cette personne raisonnable, cet homme qui s’est rangé à l’opinion générale. Où le père joue la « mère veilleuse » certitude.
Vie familiale qui n’est qu’un des modèles possibles et copiables et que Mara dépassera. Au souhait du mariage, elle épousera la révolution. Au désir de garder raison, elle observera un lien avec la raison critique. Aux demandes de « sagesse », elle opposera la hardiesse. Au futur d’une vie rangée, elle préférera une vie de danger. Ou quand tout aura commencé le soir, par le « Pourquoi » au moment du couché pour s’achever dans le « Grand soir »…
1966-1971-1975- (2013)
Je me souviens… au mur de la chambre, le poster noir et blanc d’une jeune femme de l’IRA avait pour vis-à-vis le visage d’une jeune femme inspiré d’un cliché hamiltonien. Deux modèles, l’un politique, l’autre érotique me permettaient un va et vient entre vie intime et conscience collective. Deux idéaux, un rêve, une utopie qu’encourageaient les Doors et autres Jagger, Joplin et Smith… En bas, dans la cuisine, ma mère et mon père… le repas du dimanche, les conventions, le souci de l’insertion professionnelle qui commençait par la dictée sans faute… Un beau diplôme devait nous acheminer vers une vie tranquille… vers l’institution plutôt que la révolution.
Didym n’a sans doute pas échappé à ces canevas qui, dans les sixties, se superposaient. D’un côté l’autorité parentale, de l’autre le vent de liberté qui balayait l’Europe et le monde. C’était la pensée 68 (dirait l’autre). L’ère du soupçon, les communautés naissantes, un autre monde ou un monde autrement, à la marge de la décolonisation, de l’affrontement Est-Ouest, Communiste contre Capitaliste, Mao et Situ contre bourgeoisie. Genet déclarait que la Révolution française n’était pas achevée. Sartre assumerait son communisme poststalinien. Arendt livrait l’analyse la plus juste de la nature des états totalitaires. A Buda, à Berlin, à Pragues, dans les rues de Paris un jour… Aujourd’hui en Grèce, en Espagne… On demanderait davantage qu’un passeport d’intégration sociale aux conditions du salaire minimum : la misère recevable, la pauvreté habillée.
Côté théâtre, il y aurait le festival de Nancy : une révolution théâtrale internationale… et étudiante, bordel. Et les belles heures de Brecht, les documentaires inoubliables: « Prix et Profits » d’Allégret… le souvenir de la scène ouvrière, le groupe Octobre de Prévert, le théâtre prolétarien, etc.
Didym n’ignore rien de ça, ni des revues Théâtre populaire, ni de Travail théâtral qui répond à au journal de Mara Travail Politique.
A la marge de tout ça vivait un monde asservi. Un prolétariat tenu à la reconstruction et aux trentes glorieuses. Les femmes voteraient bientôt, non sans mal. La sexualité se discutait de plus en plus… etc. On parlait « droits », « égalité », « reconnaissance »… et rien ne se fit sans la rue.
La scénographie de Jacques Gabel rend compte de tout ça, de plus ou moins loin. De l’assiette de lait et pain trempé, des livres des penseurs marxistes qui envahissent l’espace, du portrait de Jagger et de la reproduction d’une vierge et l’enfant, d’un canapé cuir et d’une table repeinte en violet, d’une AK47 qu’on voyait en pochoire sur les murs. Et des étoiles Rouges qui fleurissaient à même les murs loin des « étoiles du berger » de la voute céleste. Pas encore du street art que ces symboles là… C’est que deux mondes, nés d’un même ventre, se mesuraient. Celui du père, celui de la fille. Et jusque dans le mobilier et l’architecture l’opposition était visible. Non pas l’opposition, mais plutôt la différence qui n’ira jamais jusqu’au différend. Jusque dans la voix, paisible et ironique pour lui, enthousiaste et nerveuse pour elle. Jusque dans les gestes veillis pour lui, fougueux pour elle. Jusque dans le respect du costume pour lui, quand elle, avec son époque, s’habille désormais librement… Et le plateau rend cette dualité, ces strates qui se regardent comme une archéologie du mouvement historique et social. Didym le sait et le rappelle, tout a commencé dans les foyers. A l’endroit de la parole entre parents et enfants, dans la surdité ou l’ouverture, entre la raison et la critique. Tout a commencé le jour où l’enfant à fait savoir qu’il pensait.
Et de regarder attentivement cette petite pièce jouée de manière réaliste livrait passage à quelques images projetées d’un monde de bouleversements. De revoir avec effroi quelques enfants du vietnam courir sur une route déserte. De voir quelques rues devenir le lieu des affrontements sanglants.
Le terrorisme politique, la lutte armée, le communisme révolutionnaire, la clandestinité comme mode de résistance, les utopies de toutes sortes, et toujours, absent visuellement mais omniprésent dans la parole : la misère des peuples… Oui, Didym parle de tout ça, le montre, simplement, presque avec timidité. Et c’est sans doute cela qui fait de la pièce qu’il met en scène quelque chose de précieux. Ce qu’il montre, en définitive, c’est bien ça, mais aussi quelque chose d’un lien indépassable qui est au-delà du conflit des générations.
Car ce qui était visible et audible, plus que la mort de Mara, plus que les accents de Manifestes… c’était une autre idée. Peut-être celle que rappelait Pontalis… « Il y a un enfant mort en nous » qui regarde le monde. Et de regarder Borhinger en père être celui qui jouait ça. Celui qui était au plus proche de Mara-Romane. Ce qui se jouait, c’était un deuil en soi. Quelque chose d’une « tu meurs » en soi. Comme la tumeur que le père finit par porter dans son pyjama rayé. La tumeur, ou la métaphore de « l’enfant mort en soi »… Et d’entendre en son intérieur « Pourquoi on meurt ? » ou plus vieux, quand le temps a passé sur les rêves « de quoi on meurt ? ». C’est le propre du théâtre que de faire entendre ce qui est en jeu.
Vu d’aujourd’hui, de 2013, le texte de Dematté faisait entendre ce soir quelque chose d’ironique, et parfois drôle (dans une langue qu’il faudrait étudier). Quelque chose de l’éternel retour de l’histoire qui n’a pas fini… Vu de 2013, de ses triples A, de son CAC 40, de sa misère galopante, de l’injustice chronique… quelque chose fait de la mort de Mara et de notre enfance un temps indépassable.

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Jourdain, au prétexte d’une tête de Turc. https://www.insense-scenes.net/article/jourdain-au-pretexte-dune-tete-de-turc/ Wed, 09 Jan 2013 21:20:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=646 Avec Le Bourgeois gentilhomme mis en scène par Denis Podalydès, Le théâtre de la Criée et celui du Gymnase (associés pour l’occasion alors que l’on inaugure les festivités de Marseille capitale culturelle européenne) auront proposé un peu plus qu’un divertissement. Peut-être un instant poétique et certainement un intervalle critique o๠l’art d’hier et d’aujourd’hui exige toutes les libertés.
Quelques rappels avant les applaudissements
Passons sur les rappels de la vie, de l’œuvre et les enjeux qu’évoque le nom de Molière. Oublions un temps que le Grand Siècle, ainsi appelait-on le XVIIème, livrait trois auteurs à la postérité pour les écrits qu’il commettaient. Le trio Racine, Corneille, Molière nous fait oublier la multitude des autres qui ne sont pas moins bons. Gageons encore que personne n’ignore que parmi les pièces de Jean-Baptiste Poquelin Le Bourgeois gentilhomme est une comédie-ballet en 5 actes qui est divertissante comme l’est, en définitive, toute l’œuvre du fils du drapier, ou l’amant de la femme Béjart puis de sa fille, ou le célèbre mort « presque » sur scène… Molière n’est rien moins aujourd’hui qu’un mythe dont on se plaît à rappeler qu’il est, pour l’esprit singulier des français, un Shakespeare. On le joue, on le filme, on l’adapte… Et à chaque fois, de Mnouchkine à Romain Duris, on en tire un certain plaisir.
Mot cruel que celui-là qui contraignit la main-écrivain du trio aliéné au Prince, dont on ne sait plus si le surnom de Soleil leur aura fait de l’ombre, dans l’usage de la liberté poétique. Louis, le quatorzième, aimait les menus plaisirs et les divertissements auxquels il participait, dit-on. A la marge des établissements théâtraux (Palais-Royal, Hôtel Guénégaud, Hôtel de Bourgogne future Comédie Française, etc.), le roi organise ainsi le spectacle, lequel, en ce XVIIème finissant, s’est acoquiné avec l’économie libérale. On compte, on organise les flux de spectateur, un lieu vaut pour un genre, etc. C’est que vivre du théâtre, c’est dorénavant faire vivre et rentabiliser des établissements. C’est organiser la concurrence, comme celle qu’entretinrent Molière et Lully, l’un pour le théâtre, l’autre en musique.
Bref, le « théâtre en marche » (on relirait quelques pages de Craig avec intérêt) prend la mesure du public qui devient un paramètre dans le succès. On joue pour le Prince, on joue pour le public… A ce compte-là, on comprend que l’offre doit se déterminer par la demande, au dieu Ludos. Ah, le plaisir…
Le Bourgeois gentilhomme n’y échappera pas… Et pour autant que le 14 octobre 1670[1], à Chambord, on joua ce divertissement commandé par Louis, il s’agissait encore et avant tout de distraire les courtisans (public de cour donc ou piétailles enrubanées). De leur offrir un divertissement où il serait question de Turcs. Molière s’y employa et distraya la cour. Il leur offrit Monsieur Jourdain, ou sa tête sur un « plateau » (de théâtre), car il se paya la bonne mine d’un bourgeois. Les ingrédients qui servirent à ce bouillon littéraire sont connus : amours contrariés, arts mis en question, clivage de castes, quelques rebondissements et autres travestissements, un zest de sérieux, trois louches de comiques… à quoi l’on ajouterait un piment : une pointe de grotesque tempérée par quelques sauces musicales et nappages chorégraphiques. En fin cuisinier, en « chef », Molière dressait le tout et l’on retrouvait son bon goût dans l’un des épisodes du Bourgeois où l’on fait état de l’art de bien préparer ce que l’on mangera (ici ce qui va « être bouffé » : un bouffon en prédation en quelque sorte). Le nom du plat ? Tête de Jourdain, veau capital (dirait Hamlet) où un homme sans cervelle, qui n’a pas plus d’estomac, est offert en pature aux courtisans et autres nobliaux qui, pour autant qu’ils auraient de l’esprit, vous refilent la migraine quand ils s’évertuent à s’en servir. C’est que cette pièce ne manque pas d’égratigner les uns et les autres, même si Jourdain demeure une tête de turc inégalée. C’est que cette Comédie-Ballet brise la nuque des artistes servils et autres valets pédants perchés sur des cothurnes qui nous rappellent que leurs discours d’érudits n’arrivent pas à la cheville d’un savoir honnête, ou d’une quelconque vérité éprouvée.
Dans Le Bourgeois gentilhomme, il n’est de personnages qui n’en prennent pour son grade, sinon ceux que représentent les éternels amoureux : jeunes soumis à l’autorité paternelle autoritaire. Les femmes y sont de manière caricaturale des oiseaux un peu écervelés qui piafent et caquettent. Les hommes des dindons plus ou moins en proie à quelques gâteries. Les valets et les servantes ne sont eux que de pâles copies (sortes de clônes génétiquement modifiés) réfléchissant l’esprit tortueux de leurs maîtres.
Ainsi, en deux mots, Jourdain voulait gagner un rang et en maîtriser les différents étages, codes et usages. Drapier habitué à vendre du tissu, il espérait s’habiller socialement d’une aristocratique toge pour lui, d’un mariage noble pour sa fille… Il rêvait d’être aimé d’une marquise, d’être accompagné d’un Dorante auquel il ouvrait son cœur de balourd… Il voulait changer de « Classe », et prétendant au « surclassement », il apparaît d’autant déclassé, sans classe, sans brillant.
C’est que Jourdain est un homme de folie douce, semble un frère de Lenny plus souris qu’homme, ressemble à un niais en liberté, à l’apparence d’un « Gros-Guillaume » aussi vulgaire que grossier, aussi bouffon ébouriffé que patient au cerveau bouffé. Jourdain, c’est un éléphant dans la porcelaine, un coq orgueilleux sans couleurs, une plume stérile au goût absent, un crapaud qui voulait être boeuf… C’est, et il faut s’en souvenir, une caricature de la bourgeoisie qui, sentant le monde tourner et changer, espère que l’argent de son travail lui conférera le vernis qui lui manque. Mais est-ce bien cela au juste que Podalydès mettra en avant ?
Vu de la salle, ce drôle de personnage, induit forcément une forme légère (Comédie-Ballet) qui pour autant qu’elle pointe et souligne un problème sérieux de société ne peut devenir une question grave sans prêter à ce motif trop d’importance. Aussi, et Molière s’y connaît pour l’avoir maintes fois pratiqué, Jourdain est une Farce, une bouffonnerie, une caricature drôlatique. Il n’y aurait ainsi rien à penser, ou si peu. Rien à réfléchir, sinon en rire.
C’est oublié un peu vite que le théâtre ne vaut pas que par son texte et ses rimes musicales et chorégraphiées. C’est se méprendre sur le théâtre et le choix de sortir cette pièce du répertoire. Ça serait avouer que la pièce aujourd’hui n’aurait alors aucune actualité… Or Podalydes, sans doute curieux de voir les réactions du public, fait aussi du théâtre pour en parler. A cet endroit, le spectateur se voit ainsi convoqué en lieu et place d’une question toujours vilarienne : du théâtre oui, mais pour qui, et pour quoi ?
En deux temps… Mais un seul mouvement.
C’est de la mise en scène de Denis Podalydès que Le Bourgeois gentilhomme trouve tout son éclat. Non qu’il faille soustraire à Molière le génie dont on le gratifie. Mais, et avant toute chose, c’est bien la pratique du théâtre qui permet d’y voir un peu plus que l’aveuglement dans lequel nous tiennent les commentaires lettrés.
Deux tableaux constituent cette « nouvelle » version de la comédie et Podalydès tient là une belle idée. Dans un décor qui fait la part belle aux rouleaux de draps et aux tentures déployées (il s’agira donc de lever le voile), à même une scène où un orchestre de chambre à corde et vent rythme les entrées, les sorties, les ballets et les chants, dans un rapport à la scénographie qui n’interdit jamais la scène de venir déborder sur la salle, sur un plateau arc en ciel aux motifs chamarés, aux couleurs chaudes… Podalydès coupe la pièce en deux. Il la retaille sans craindre de produire un déséquilibre entre, d’un côté 4 actes joués en 1H40, quand de l’autre le dernier acte, qui débutera avec l’entrée de Dorimène (objet de convoitise joué par Bénédicte Guilbert tout en mine de coquette) nécessite 1H10.
De l’un à l’autre, du premier tableau où la narration du texte domine et distrait l’oreille, où le dialogue vif et bref enjoue l’esprit, où les scènes et autres mascarades se multiplient au point que l’excès n’est plus que la seule règle… au second tableau, où la chorégraphie pensée par Kaori Ito souligne un art du geste quand parallèlement les voix chantés et la musique aérienne marquent une justesse au-delà du seul langage… Podalydès n’est sans doute pas sans prétendre dire quelque chose de son art théâtral. Et d’une certaine manière, il faut regarder le second tableau comme une réponse au premier. Voir ainsi dans le dispositif scénique qui plante et perche Jourdain à l’acte 5 sur un poteau décoré, un arbre de liberté. Liberté dont use Podalydès. C’est-à-dire, et revenons un instant sur ce mot « liberté » qui manque à ce XVIIème et qui est rognée de nos jours, une manière de s’écarter de la pensée dominante, de s’aventurer hors de la parole attendue, de cheminer à la marge du jeu social convenu. Ce qui est au vrai la caractéristique première de Jourdain que d’être un homme libre, maladroit certes, mais pas sans disposition pour l’aventure, au point que voulant ressembler à un monde qui n’est pas le sien, il finit par y devenir étranger. Jourdain l’exilé, en quelque sorte, l’immigré d’un certain point de vue devient le Mamamouchi.
Et si l’on peut s’amuser comme les courtisans des manières de Jourdain, on peut aussi voir dans ses mimes grotesques une caricature du monde qu’il veut copier. Après tout, et rappelons-nous l’épisode du maître de ballet qui lui apprend la révérence… Le « coach » n’est pas moins ridicule dans l’observation des codes et ce qui permet d’en prendre la mesure c’est bien Jourdain qui les caricature.
Le jeu de l’acteur peut donc tout montrer ou révéler… Et Jourdain, à mesure qu’il déploie des trésors de bêtises exercées, fait entendre que le désir est par nature irraisonné, la passion déraisonnable… Mais que pour autant, ni l’un, ni l’autre ne sont irrationnels. Que veut Jourdain pourrait être la question ? Gagner un monde ou en changer ?
A écouter et regarder les mesquineries du chorégraphe, la suffisance du maître de chant, l’inconstance du philosophe, la rigueur absurde du maître d’arme… le premier tableau qui discute ce que doit être l’ART, au point qu’il est à vendre et à brader au plus offrant, au mécène, au public qui en exige sa part… L’art, disons-nous, et Podalydès le met en scène en faisant de Jourdain un spectateur comme un autre en le plaçant côté salle, y perd son âme. La vulgarité de Jourdain n’est-ce pas un peu celle du public et des critiques (au moins ceux de l’époque) qui tiennent l’art, déjà, comme un produit de manufacture à vendre. Tout le premier tableau pointe les niais qui déterminent, régentent, organisent… et à bien y regarder, ils sont plus nombreux que le seul Jourdain. Dans cet ensemble de stupidité ambiante et d’inépties récurrentes, Jourdain n’est alors que le signe ou le symptôme d’un désordre qui agite un monde mal ordonné, certes bien né, mais finalement contrefait.
A bien y regarder, le pigeon qu’est Jourdain, ne doit pas faire oublier le monde des rapaces qui l’entoure.
Du premier tableau, tout en scénettes et autres « sketchs » comiques, Podalydès aura fait un tableau social qui peint le traditionnel, le figé, l’absence d’Histoire donc. Ou, et c’est une autre lecture, mais peut-être la même, une histoire qui ne bénéficierait qu’à une même catégorie, un ordre fait pour servir quelques-uns… Et de voir Jourdain, dès lors, comme un énergumène bouillonnant, un type qui aurait de l’appétit pour la vie en mouvement et qui ne se suffit plus du « régime » auquel on le soumet. Jourdain, cette bête remuante, prendrait ainsi quelques libertés avec l’ordre et en devient la victime aussi. Jourdain, le bourgeois, ambassadeur prématuré du siècle à venir qui fera de la bourgeoisie les nouveaux maîtres…
La liberté qu’il convoîte, Jourdain l’obtient alors dans le second tableau : une réponse au premier affirmons-nous. Une double réponse précisément aux éléments complémentaires où l’art caricaturé du premier tableau, aliéné aussi aux remarques et autres désirs du public, est libéré. Où le jeu, la musique, la danse, le mime… tout ou presque, fait du Bourgeois gentilhomme une pièce qui convoque toutes les formes sans s’embarrasser des genres. Réponse libertaire presque où l’art reprend ses droits sur les règles et autres doctes critiques comme sur le public. Quant au second élément de réponse, complémentaire de cet argument, il tient à l’aspect formel. Le second tableau est baroque, en réponse au premier qui s’inscrivait dans la tradition. Ou le baroque comme espace de liberté encore. La scène s’ouvre alors à tous les vents, se métamorphose en camp yipsie, aux influences espagnoles et tziganes… Tout y virevoltant, travestissement, amusement… La vie est là et avec elle, la fin du droit, des règles, des contraintes. La scène livre ainsi passage à la nature humaine, à ses contradictions, à son énergie. Ce qui vient alors à disparâitre, c’est un ordre hiérarchique, une sclérose sociale… Et pour autant que la fin de cette pièce pourrait contrarier notre avis, le second tableau est bien une parenthèse où le possible vient à paraître, avant qu’un ordre reposant sur le rationnel ne vienne clore la comédie. Non plus un ordre contraignant, étranger à l’homme, mais rationnel ou raisonnable. C’est-à-dire s’accomodant de ce qu’est le sujet.
Servi par une bande d’interprètes généreux, par des jeunes talents habillés par l’énergie autant que par les costûmes de Lacroix, ce Bourgeois gentilhomme est ainsi plein d’un souffle revigorant qui donne enfin à penser, tout autant qu’il aura diverti.
Jourdain, avec son grain de folie, n’est rien moins qu’un illuminé qui nous aura éclairé sur un monde à venir, un monde qui pourrait se défaire de ses vanités (orgueil et entropie).
Et de comprendre alors que la langue imaginaire qui se parle sur le plateau quand Jourdain est Mamamouchi, est l’espoir d’une langue commune. Un esperanto qui fait fî des frontières et autres limites. Et d’ajouter alors que la mise en scène de Podalydès aura été une minute critique où la pratique du théâtre : la mise en scène, permet de raviver l’espoir d’un avenir et d’un devenir. Au terme de quoi, comme Roland Barthes qui dissertait sur une théorie des fluides, la sueur de Jourdain au travail n’est pas moins noble que le sang auquel il prétendait. Drôle et belle alchimie, en définitive.
[1] Jouée ensuite en novembre de l’année au Palais Royal, par la troupe du Roi

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Macbeth à Wall Street ou les « actions Shakespeare » https://www.insense-scenes.net/article/macbeth-a-wall-street-ou-les-actions-shakespeare/ Wed, 17 Oct 2012 20:31:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=647 Après avoir déjà monté le Macbeth de Shakespeare en 1987, Ivo van Hove met en scène l’adaptation en quatre actes qu’en a fait Giuseppe Verdi pour l’opéra, sur un livret de Francesco Maria Piave. Il s’appuie sur la seconde version présentée à l’Opéra de Paris en 1865, qui révise la version initiale créée en 1847 à Florence. L’artiste belge flamand, qui dirige depuis 2001 la plus grande compagnie de théâtre des Pays-Bas, le Toneelgroep d’Amsterdam, signe ici sa neuvième mise en scène d’opéra après Lulu de Berg (1999), L’Affaire Makropoulos de Janà¡Äek, Iolanta de Tchaà¯kovsky (2004), la tétralogie wagnérienne de L’Anneau du Nibelung (L’Or du Rhin, La Walkyrie, Siegfried, Le Crépuscule des dieux, 2006-2008), et Idoménée de Mozart (2010). Macbeth de Verdi se joue à l’Opéra de Lyon du 13 au 27 octobre 2012, sous la direction musicale de Kazushi Ono, dans une mise en scène audacieuse qui bouscule les codes et conventions opératiques.
Le choix de cette œuvre souligne l’intérêt soutenu qu’Ivo van Hove porte, depuis le début de sa carrière, au répertoire de Shakespeare et de ses contemporains, revisitant les textes sources ou leurs adaptations. Outre Macbeth, il a ainsi mis en scène Troilus et Cressida (1985), Richard II (1990), Hamlet (1993), la réécriture contemporaine Roméo et Juliette (étude d’un corps suspendu) de Peter Verhelst (1998), Othello (2003), La Mégère apprivoisée (2005), Les Tragédies romaines : Coriolan, Jules César et Antoine et Cléopâtre (2007), ainsi que Dommage qu’elle soit une putain de John Ford (1987), Massacre à Paris et tout récemment Édouard II de Christopher Marlowe (respectivement en 2001 et 2011), deux autres dramaturges de la Renaissance anglaise. C’est d’ailleurs avec un Festival Shakespeare que le Toneelgroep d’Amsterdam fête en cette saison les 25 ans de sa création.
Avec Macbeth, la plus courte et l’une des plus sanglante tragédie de Shakespeare, qui dramatise l’ascension fulgurante de l’anti-héros éponyme jusqu’au trône d’Écosse, Ivo van Hove propose au spectateur du XXIe siècle une réflexion politique. Postulant que le pouvoir appartient désormais au monde de la finance et des affaires, il transpose l’action au cœur de Wall Street. Le décor, conçu par Jan Versweyveld, n’est pas sans rappeler par bien des aspects celui des Tragédies romaines : un plateau relativement nu, gris, impersonnel et froid, subdivisé en micro-espaces identiques, symétriques et a priori interchangeables, qui évoque des bureaux au cinquantième étage d’un gratte-ciel. Des plans de travail, devant lesquels s’aligne une rangée de chaises à roulettes, bordent la scène sur trois côtés, à cour, à jardin et au lointain. Chacun de ces trois murs est percé en son milieu d’une porte vitrée à deux battants. Quatre rectangles de moquette anthracite et quatre canapés d’angle délimitent des espaces de réunion. Cet espace neutre, extrêmement plastique, se laisse habiter par les images, la musique, les corps et les voix des interprètes qui jouissent ainsi d’une très grande liberté de jeu et d’expression. Si Iano Tamar, dans le rôle de Lady Macbeth, exploite remarquablement bien les possibilités qui lui sont ainsi offertes en développant un langage gestuel efficace et varié, il est dommage, en revanche, que Evez Abdulla / Macbeth n’en tire pas le moindre parti.
Les écrans, mobiles ou fixes, informent l’espace scénique à tous les sens du terme : les traders sont tous munis de smartphones, i-phones, i-pads et autres tablettes multimédia ; leurs bureaux sont équipés d’ordinateurs, de moniteurs qui diffusent en direct la prestation du chef d’orchestre pour les chanteurs, et surmontés de grands écrans plats ; les murs eux-mêmes, voire le sol, servent de support de projection, transformant ponctuellement la scène en un gigantesque écran. Comme dans sa mise en scène des Tragédies romaines, et plus encore dans celles de L’Avare (2006) et du Misanthrope (2007, repris à Paris aux Ateliers Berthier en avril dernier), Ivo van Hove représente les dérives d’une « société liquide », selon le concept du sociologue polonais Zygmunt Bauman. Face au mur, les traders dialoguent avec leurs écrans, sans chercher à établir de relation oculaire ni entre eux ni avec le public. Leurs échanges sont médiés par les technologies. « Individus mitoyens », selon l’expression d’Ivo van Hove à propos du Misanthrope, ils se côtoient dans un espace commun qu’ils ne partagent pas. Déshumanisé, le monde de la finance et des affaires est régi par les chiffres qui défilent sur les écrans et s’emballent, finissant par échapper à tout contrôle pour déborder sur les murs et le plateau. L’espace tout entier se trouve alors codifié en langage binaire. C’est pour libérer la société de la tyrannie de la finance, servie par la technologie, qu’une foule de manifestants du mouvement Occupy Wall Street (OWS), homologue des « indignés » européens, prend d’assaut le gratte-ciel et ses bureaux, dans une version contemporaine de la rébellion anglo-écossaise qui fait marcher le bois de Birnam sur le château de Dunsinane.
Le tragique consiste, dans la lecture d’Ivo van Hove, à pousser la logique financière jusqu’au bout, jusqu’à faire du pouvoir politique cette « impossible nécessité », selon l’expression du philosophe Vladimir Jankélévitch. Les meurtres qui se succèdent sont donc perpétrés par des gangs mafieux dans les étages supérieurs du building ou dans son parking sous-terrain, dans des séquences hors-scène rapportées par des films projetés en négatif sur les murs qui encadrent l’aire de jeu.
Cette redéfinition du tragique entraîne un glissement du mode fantastique de la pièce source, devenu mode merveilleux dans l’opéra de Verdi, vers un mode réaliste. Le chœur des sorcières est constitué de spin doctors en tailleur strict, mode working girl, qui pianotent sur leur clavier devant des courbes et des graphiques, et prodiguent force conseils en communication à Macbeth qui en prend note sur son i-pad. Hécate, reine de la nuit, est ici agent d’entretien. Elle hante les bureaux silencieusement, veillant à maintenir une apparence d’ordre et de propreté. Si Shakespeare confronte le spectateur de la Renaissance à sa croyance en la magie noire, fondant le contrat de spectacle sur un brouillage subversif de la frontière entre fiction et réalité propre à immiscer le doute, voire à provoquer la terreur (on songe à la représentation du Dr Faust de Marlowe où l’apparition du diable sur scène mit l’assemblée théâtrale en fuite), deux siècles et demi plus tard, Verdi demande au public d’adhérer collectivement aux codes du merveilleux en activant leur imaginaire, tandis qu’Ivo van Hove choisit de le mettre brutalement face à la réalité, en ayant notamment recours à des processus de réalité augmentée. Il faut saluer le travail du vidéaste Tal Yarden, qui mêle avec talent le réel et le virtuel. Par les baies vitrées des bureaux, le spectateur plonge sur Manhattan, qui grouille de véhicules en mouvement et dont les gratte-ciels sont légèrement inclinés vers lui, comme pour rendre le dispositif plus immersif. L’écriture cinématographique d’Ivo van Hove, une caractéristique de son art, vise à faire pénétrer le spectateur dans les méandres de la pensée de Macbeth, qui règne en maître sur un empire financier mondialisé.
La mise en scène d’Ivo van Hove propose une leçon de politique qui passe par une réflexion sur le théâtre et les arts du spectacle. Il rétablit ainsi une dimension omniprésente de la tragédie de Shakespeare, escamotée par le livret de l’opéra de Verdi. Pour le Macbeth shakespearien, « La vie n’est qu’une ombre en marche, un pauvre acteur, / Qui se pavane et se démène son heure durant sur la scène, / Et puis qu’on n’entend plus » (V.5, trad. Jean-Michel Déprats). Duncan et Banquo sont bien des ombres en marche lorsque la mort les surprend dans les films projetés en négatif sur le mur lointain. Le masque, marqueur théâtral par excellence, habite la scène et les visuels en filigrane. Les écrans se lisent comme autant de métaphores du masque, qui tout à la fois cèle et révèle. La vie est encore une « courte flamme », comme le rappelle la bougie présente sur le devant de la scène durant toute la représentation, que les Macbeth éteignent et rallument au rythme des assassinats, mais qui continue de brûler lorsque le rideau tombe, en écho à la pancarte d’un manifestant : « I have a dream ». Ce geste suggère que la représentation continue à travers chacun des spectateurs, invités à s’approprier et poursuivre cette réflexion sur le pouvoir. Il établit une continuité entre la foule sur scène, prolongée virtuellement au lointain par la projection d’images du mouvement OWS, et l’assemblée dans la salle. Par la mise en scène de cette porosité des espaces, Ivo van Hove indique ainsi au public, ou plutôt à l’opinion publique, que l’opéra, comme le théâtre, sont des lieux essentiels pour construire une réflexion sur un modèle politique alternatif. En transposant Macbeth à Wall Street, il s’en prend également aux « actions Shakespeare », métaphore financière par laquelle Jean Vilar mettait les artistes en garde contre toute approche muséale d’un corpus qui remplit les salles à tout coup. Car la proposition d’Ivo van Hove contribue à réinventer le rapport aux œuvres classiques et, dans ce cas, romantiques.

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Les bons élèves à la sauce russe https://www.insense-scenes.net/article/les-bons-eleves-a-la-sauce-russe/ Fri, 27 Jul 2012 20:34:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=651 Jeudi 26 juillet, 17H30, on se presse pour assister à « Eugène Onéguine » de Pouchkine, par les élèves comédiens du TNS, dans le cadre des « Ecoles au festival ». Le public semble majoritairement constitué de membre de la famille, à la fois fiers et nerveux, venus soutenir leur progéniture pour ces premiers pas dans l’histoire avignonnaise. Trois heures de lecture du roman en prose, relayé tour à tour par les 13 jeunes filles et jeunes garçons qui, avec le support de l’œuvre, s’exercent à l’application de leur leçons de jeu et de diction. Un intérêt donc bien relatif pour un spectateur curieux des nouvelles formes, du déplacement du regard, et des enjeux d’espace et d’interprétation. Et le sentiment du vide pour le critique qui ne peut pas écrire sur une représentation qui n’a pas eu lieu. Que dire ? Parler de l’œuvre ? Cela ne me semble pas être l’endroit et, préfère avouer que je manquerais cruellement d’outils d’analyse. Je laisse le soin à ma collègue russe Anastasia Patts d’écrire d’une main bien plus experte sur Pouchkine et les enjeux traversés par les cultures russes et francaises1. Je m’en tiendrais à quelques observations agacées sur ce que je m’attendais à voir, et qui me fut allégrement servi.
La formation donnée par l’école du Théâtre National de Strasbourg, recrute deux années sur trois, un groupe de 12 ou 13 élèves comédiens (ainsi que des élèves metteurs en scène scénographe, régisseurs…). En allant voir leur « Eugene Onéguine », je pressens que je vais assister à un exercice pour jeunes acteurs et non à une proposition de création. Il y a trop de contraintes préalables pour laisser une place à l’invention : le nombre des comédiens pour qui on partage le roman de manière équitable, leur jeunesse univoque et leurs physiques ( une sélection d’école sur laquelle semble encore régner l’emploi), la parité imposée… Il ne s’agira donc que d’un exercice, sur une autoroute balisée, aux codes rigides et désuets. Un exercice certainement utile dans leur parcours de comédiens, mais de peu d’intérêt pour le spectateur qui préféra de loin lire le roman sans leurs commentaires ni leur répartition scolaire de la parole.
« Je fais toujours confiance à l’inquiétude et à l’instabilité parce qu’elles sont signes de vie » écrivait Jean Genet. Ici alors tout est signe de mort. Tout semble figé, exécuté selon les consignes, dans une parfaite maîtrise du « bien fait » ou du « bon goût ». Les élèves comédiens s’accrochent à tant de balises, tant de fausses bouées, tant de codes… propre et poli, ils donnent le numéro de singes savants qu’on leur a écrit. Aucune place pour l’erreur, l’accident.
Le public entre dans la salle et le groupe est déjà là. Il joue le naturel, la fausse décontraction, avec nonchalance. Regard vers les spectateurs, rires et petits échanges entre eux. Pourquoi jouent-ils à me faire croire que tout va bien ? Que la situation est banale ? Pourquoi camoufler l’émotion, la peur, à ce moment où nous allons justement partager un temps « extra-ordinaire », avec un mode d’émission/réception très singulier ? Un temps de présentation inaugurale sans artifice, un temps où les comédiens auraient accepté de s’offrir simplement au regard des spectateurs, sans chercher à combler un vide, m’aurait semblé plus modeste, plus honnête.
La technique guide ensuite nos 13 élèves, évidente car reconnaissable d’un élève à l’autre. On entend le plaisir et l’auto-satisfaction de la diction, le manque de simplicité et le regard sur soi ; il se délectent des mots, rajoutant une couche de sens et de commentaires, comme pour nous expliquer un texte ne comprendrions pas par nous mêmes. Les énumérations avec la tactique « accélération du rythme, emphase puis suspension du dernier mot auquel on ajoute une main tendue » sont autant de schémas artificiels et répétés. On peut observer également le geste type et adopté par tous du bras légèrement ouvert au bout duquel l’index et le pouce viennent se rejoindre avec une pression plus ou moins forte. Mimétisme, cliché, l’utilisation du geste semble être un réflexe, comme le conditionnement d’un geste sportif.
Et dans cette distribution alternée de la parole, tous jouent à écouter. Le corps et les yeux sont tendus vers l’avant, avec une complicité solidaire forcée, qui intime de suivre cette écoute exemplaire. Attention, je ne veux pas ici juger les élèves comédiens du TNS d’une manière univoque et bornée : ils auront certainement, chacun, à un autre moment de leur parcours, et particulièrement dans une autre forme la possibilité d’être sensibles et puissants. Mais malheureusement ce soir ils se sont présentés comme un défilé de miss France où chacun, à la première prise de parole, expose ses atouts et talents : elle sa voix grave et sensuelle, lui son rebond et sa vivacité, elle sa précision et son souffle…
Au cours du deuxième entracte, on sert de petits verres de vodka. Encore un cliché, moins désagréable que les autres, mais vu la chaleur et le moment de la journée, on aurait peut-être préféré un pacalo… « Partir, c’est emblématiquement incarner un mouvement qui procède d’une volonté ou d’une contrainte. Volonté du sujet qui s’en va, contrainte qui s’exerce sur le sujet qui ne peut rester. »2 a écrit récemment un collègue de l’Insensé. Je pense à cette phrase, vide le verre d’un trait, et quitte la salle, désertant la troisième partie.
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1 « Eugène Onéguine à distance » critique d’Anastasia Patts pour l’Insensé
https://www.insense-scenes.net//site/index.php?p=article&id=289
2 « Tu t’en vas… » chronique de Yannick Butel pour l’Insensé
https://www.insense-scenes.net//site/index.php?p=article&id=268

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The Old King : L’Homme qui marche https://www.insense-scenes.net/article/the-old-king-lhomme-qui-marche/ Fri, 27 Jul 2012 20:33:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=650 Accompagnés dans leur pratique et leur projet artistique par Alain Platel, Miguel Moreira et Romeu Runa, portugais dans un pays exsangue, présentaient The Old King. Une œuvre chorégraphique écrite à partir d’une photographie de Daniel Blaufuks où un homme assis et déprimé, fume une cigarette en lisant un livre. Motif originel que les deux artistes filent en travaillant l’idée d’un assaut, d’une résistance où corps et discours sont le lieu d’une construction sensible… Saisissant et profondément humain.

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Regardant The Old King c’est, au moment où un interprète apparaît et tient le danseur Romeu Runa à distance, avec un jet d’eau, que la mémoire m’est revenue. Une image, précisément une photo, découverte dans Libération, en haut de page, il y a quelques années. Là, en noir et blanc, 8 cm par 8 cm, sur un carrelage crasseux qui a perdu sa blancheur et entre trois murs de la même matière, il y a un homme recroquevillé, endormi peut-être, qu’un employé des services sociaux, en botte et tablier de caoutchou, nettoie au karcher. La peau de l’homme allongé dans le box est très sale et se donne, à certains endroits de son corps, par la présence de plaques noirâtres. Il est inerte malgré l’intensité du jet qui le percute. Sentiment confus de voir un homme traité ainsi. Impression douloureuse d’une carcasse à l’abattoir qui serait ici prise en charge par l’un des ouvriers d’une chaîne agro-alimentaire. La photo, car il s’agit bien d’une photo prise alors que l’employé du samu social « prend en charge » cet homme, est terriblement violente. Elle met en jeu, dans mon esprit, une dignité qui s’est absentée ou qui est définitivement oubliée. A moins qu’elle ne convoque la mienne qui, soudainement, se trouve accablée. La nudité de l’homme, elle, le pose à la merci des regards. La nudité oubliée de ce corps nu traité comme une viande animal est, elle, cruelle. Non pas repoussante, non pas inhumaine… tout au contraire. Cette nudité me renvoie à celle d’un corps malade. De ces maladies où le corps est le terrain des manipulations et des préventions qui ne soulignent plus aucun rapport au corps vivant, mais seulement à un état du corps gisant. C’est cela qui m’a arrêté ce matin-là.
Sur la page de libé, cette photo était un gisant. Une sorte d’amas immobile, de peau crasseuse en ses plis, de nerfs et de muscles contraints par les intempéries, un gisant anonyme comme il y en a tant aujourd’hui… une sorte de statue délaissée, sans attache muséale, sans autre lieu d’exposition que la rue et les bas-fonds… Un gisant privé de toute cathédrale et de tout recueillement. Le gisant d’une histoire en marche, écrite au quotidien, proche d’un ars moriendi où, anges et démons absents autour du mourrant, c’est l’altérité et l’indifférence, le goût de l’autre ou son oubli, qui sont convoqués et se disputent l’être mutilé. Ou quand la cadavérisation de l’un m’invite à penser la mort du vivant que je suis et de sa part d’humanité qui ne sait plus regarder. Devant cette photo, aucun détour n’était permis, aucun regard détourné n’était plus possible.
Aucun détournement n’était possible, dis-je, alors que je suis face à face avec ce que, par inattention, je n’ai pas fait, mais laissé faire.
Pour Moreira et Runa, il s’agira de danser une pensée, de danser un intérieur. Et au commencement de ce travail, dans la cour des Célestins tutorée par deux immenses platanes, c’est un homme de dos, assis sur une palette qui reste immobile qui se donne à voir. C’est une sorte de penseur tourné vers l’intérieur de soi et non plus dans l’exposition de soi qui est visible. La tête dans les pensées profondes, c’est un demi-corps qui est présence et qu’aurait pu peindre ou dessiner Füssli quand il réalisa Silence. Une sorte de solitude égarée prise dans un magma intérieur qui se donne à voir, dès les premiers mouvements dans un ensemble de contorsions complexes où le corps semble se dénouer. Au commencement de The Old King, il y a ainsi un mouvement de dénouement, où muscles et nerfs, dans un geste qui en souligne chacune des courbures et chacunes des fibres, s’éveillent ou se réveillent d’un engourdissement. C’est le moment où la pensée devient action, où l’intention doit trouver un espace de réalisation. Et Runa de prendre alors non pas le temps, mais plutôt de prendre le rythme de ce que la pensée lui a dicté. Le geste ici n’est plus mécanique, mais organique au sens où Grotowski parlait de lignée organique. C’est donc un geste nécessaire qui réfléchit quelque chose de l’intériorité de l’acteur. Quelque chose qui est intense au point qu’il va infilter chacune des respirations du corps qui se fait également pensées. Quelque chose que l’on pourrait identifier au pneuma : au souffle ou à l’esprit dit Derrida, dans ce livre rare et fabuleux qu’est La Voix et le phénomène.
Au long de ces premières minutes où Runa ne marche pas, mais rampe, se catapulte, s’élance de tout son corps réduit à un moignon, c’est un peu comme si l’homme qu’il représente avait perdu son point de gravité. Cette manière que le corps a d’être en équilibre. Lui, est réduit à l’impulsion, au bond, à la traction, à l’explosion d’énergies qu’il trouve dans un espace mental qui semble le mettre à la torture. Il est, dans ces figures de danses abstraites, quelque chose que l’on pourrait apparenter à l’homme ver, à l’homme scorpion, à l’homme brisé, à l’homme pieuvre…
Dasn ces déplacements qui s’opèrent sans direction, Runa, à la manière d’un Giacometti se relève alors. Il sera l’Homme qui marche. Celui qui est débout et dont Deleuze, parlant de cette station, dit qu’elle est la figure de la dignité. Mais « debout » ne veut pas dire coordonné et Runa n’en a pas fini avec la chorégraphie d’un corps qu’on dirait éthylé. Un corps arrosé au jet, rompu à la pression, aux barres qui semblent répondre à celui qui a œuvré au bout des zincs. Aucune image n’est exclue…dans cette séquence où le jet contre le je induit un jeu détraqué, hors règles, hors piste, hors langage… auquel on a substitué le rythme des percussions.
C’est encore l’homme écorché que l’on regarde, celui à la torture quand les bras tendus en l’air on a le sentiment d’un cadavre accroché à des crocs de bouchers. C’est l’homme animal politique d’Aristote quand du haut de palettes de bois qu’il a transportées, il grogne, crache des sons, supplie un mot qui, du fond de sa gorge, ne trouve d’autres voies que celles de l’explosion sonore. Et de regarder cette chorégraphie de l’homme aphasique comme celle d’un corps signé où chaque geste ferait sens avec personne pour les partager. Lancé dans un pas de l’oie déréglé, se saisissant d’un micro pour faire entendre « putain de journée…. Putain d’année », chef d’orchestre alors que Mahler empli la cours… Runa est un danseur des bas-fonds, un être des démesures, une boule d’énergie qui finit nu, se cachant à lui-même comme aux autres ce corps meurtri qui a retrouvé une dignité dans le regard des autres qui applaudissent à rompre l’enceinte des Célestins.
The Old King s’achève ainsi dans les palettes et la nudité, le dénuement du pauvre. Runa, en grand roi transi a fini de trembler alors que le froid l’a gagné. C’est une performance incroyable et ce corps-là avait toute sa place à l’endroit des Corps Saints qui jouxte les Célestins. Fascinant
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Eugène Onéguine à distance https://www.insense-scenes.net/article/eugene-oneguine-a-distance/ Thu, 26 Jul 2012 20:37:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=655 Ce soir-là, l’espace russe du premier quart du XIX-ème siècle avec des étudiants de la 2ème année de l’École Supérieure d’Art dramatique du Théâtre National de Strasbourg s’établit dans l’ITIS au Cloître Saint-Louis. La poésie de « Eugène Onéguine » d’Alexandre Pouchkine voltige dans la salle des spectateurs accablés d’une chaleur avignonnaise. On ne s’est pas passé sans clichés traditionnels : le rire du public après avoir entendu «l’ours » qui rattrapait Tatiana dans son rêve de fête de NoÑ‘l, et avant l’entracte : des petits-vers embués de la vodka offerts gentiment aux spectateurs par les jeunes comédiens. Jean-Yves Ruf dirigeant le travail de ses élèves a choisi pour sa mise en scène la traduction de ce roman en vers d’André Markowicz, d’origine russe, qui traduit la poésie de Pouchkine depuis l’âge de 17 ans.
Si une critique russe se donne pour tâche d’analyser (en français) l’adaptation scénique d’un roman russe monté par un metteur en scène français, qu’est-ce qu’il en reste même si l’on se retient (vainement, hélas) de ne pas se lancer dans un discours partial ? Surtout quand on s’adresse à un roman russe écrit à l’époque de l’expansion de la culture et de la langue françaises en Europe et en Russie, donc, à un roman russe, créé par l’écrivain dont la première langue a été le français…par le même écrivain devenu (paradoxalement, au premier regard) le symbole de la littérature et de la langue russe. Voilà un jeu ingénieux et compliqué d’histoire et de culture..
En prenant en considération l’influence mutuelle de ces deux cultures, on essayera quand même de dépasser le manque d’objectivité se manifestant naturellement dans ce cas de l’entrelacement linguistique et littéraire. Il est également difficile de parler de Pouchkine sans tomber dans une répétition importune de choses qui ont été déjà dites à maintes reprises par des nombreux pouchkinistes.
« Eugène Onéguine » représente une oeuvre intouchable pour les critiques littéraires russes, une preuve incontestable du génie poétique de Pouchkine. Toute innovation, toute hardiesse appliquées à ce roman dans des adaptations scéniques ou d’autres interprétations sont châtiées immédiatement. L’oeuvre pouchkinien est perçu quasiment comme une pièce de musée ou un tabou, dont les traces de cette vision remontent à la fin du XIX-ème siècle. L’image du poète « des peuples russes » sera bien enracinée parmi les paysans mais aussi parmi la noblesse. Il deviendra une partie imprescriptible de la conscience religieuse et de l’inconscient collectif russes, exprimés par des plaisanteries, anecdotes, mots pour rire dans le folklore. Même maintenant il est très répandu de jeter une remarque avec petit sarcasme dans n’importe quelles circonstances, en genre de : « Tu n’as pas fait tes devoirs, alors, qui le fera ? Pouchkine, peut-être ? », ou « Eh, la porte, c’est Pouchkine qui va la fermer ? ». Ce n’est pas du tout au hasard que ce culte se fait l’écho à l’époque de Staline. Formé dans les années 30-40 afin de renforcer le culte de la personnalité de Staline, celui de Pouchkine a été censé réunir les deux dans la même image. On trouve la même pratique stalinienne de l’influence psychologique des masses dans la propagation et le financement du Théâtre d’Art de Moscou, qui a été le premier théâtre national en Russie, fondé en 1898 et beaucoup aimé par le peuple. Pourtant, il faut s’arrêter sur ce point pour ne pas s’embarquer dans des réflexions abondantes sur Staline, son sujet étant si nourrissant pour les palabres.
Le roman en vers « Eugène Onéguine » a été écrit entre 1823 et 1831 et comportait initialement dix chapitres. Au gré de la volonté de l’écrivain, le dixième a été brûlé, alors que l’autre chapitre comprenant «Voyages d’Onéguine dans le Sud » a été mis à part. Le rythme sonore du roman a été bien reproduit par endroits dans la traduction d’André Markowicz (chapitre IV, strophe XL ; la lettre de Tatiana et d’autres). L’adaptation de Jean-Yves Ruf présente plutôt une mise en lecture, privée d’aucune interprétation ce qui fait retirer la parole au critique, laissant un espace immaculé d’une pure lecture.
La scène aux arches romanes au lointain abrite des chaises et des fauteuils au velours rouge, une lampe de cristal abandonnée dans un coin, une table ancienne de bois et une sorte de support, des petits tréteaux. Ils sont treize, les étudiants du TNS, en vêtements casual, quelques filles en robes simples, assis sur les chaises, dans l’attente de leur intervention. Ils lisent par coeur, certainement, les strophes d’Onéguine, chacun à son tour. Un étudiant assis au loin, entame son discours dirigé au public, en s’approchant au centre de la scène. Les autres l’écoutent avec attention et émotion. Ils se remplacent pour donner la parole à chaque étudiant. Il s’installe un espace d’un récit, ressemblant aux salons littéraires de l’époque dans une certaine mesure. L’intervenant devient entouré de tous les côtés de spectateurs, peu importe, des spectateurs réels ou des étudiants en train de jouer. Ils échangent des coups d’oeil, se sourient, créant une atmosphère de complicité. Une vraie édition du roman erre entre les mains des comédiens, qui prennent quelques minutes pour le lire, comme si ils suivaient les lignes du roman dans le rythmes des paroles prononcées.
Le spectacle de 3 heures avec deux entractes laisse une impression plutôt d’avoir « écouté » le roman que de l’avoir vu, les comédiens se trouvant aux confins entre la lecture et le jeu. Un travail soigné et respectueux par rapport à l’oeuvre, permettant de jouir de la beauté du texte et de sa sonorité. Pas de prétexte pour critiquer ou pour discuter de l’interprétation qui y est absente.
« Eugène Onéguine » sera joué en octobre à Moscou, à l’École d’art dramatique du MHAT pendant les rencontres internationales d’ Écoles à l’occasion du 150ème anniversaire de Stanislavski. Les Russes pourront être contents : la fidélité du texte est bien gardée sans aucune allusion à altérer l’intrigue ou les idées du poème.

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Tragédie : La Marche du Ballet d’Olivier Dubois https://www.insense-scenes.net/article/tragedie-la-marche-du-ballet-dolivier-dubois/ Thu, 26 Jul 2012 20:36:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=654 Au cloître des Carmes, du 22 au 28 juillet, Olivier Dubois propose « Tragédie » dans le cadre du 66ème Festival d’Avignon. Une aventure chorégraphique de l’humanité pour 18 danseurs. Ce spectacle est le troisième volet du triptyque composé de « Révolution » et « Rouge ». Une trilogie comme une devise ou comme un étendard que Dubois expose pour faire entendre « le sombre hurlement de la Résistance ». Trois créations qui forment une « étude critique pour un trompe l’œil ». Olivier Dubois est venu à la danse à 21 ans et cette échappée vers la danse n’était « pas négociable ». Il travaille comme danseur pour notamment Laura Simi et Damiano Foa, Karine Saporta, Angelin Prejlocaj et plus récemment avec Jan Fabre ou Sacha Waltz. En 2006, dans le cadre des Sujets à vif du festival d’Avignon, il compose « pour tout l’or du monde » qui dit-il le fait naître comme auteur. Il revient à Avignon pour Tragédie.
Un plateau nu, noir, quadrillé, à ciel ouvert. Un son sourd, une explosion étouffée et résonnante qui ouvre le spectacle. Cette sonorité martelée tout au long du spectacle sera le tempo imposé aux interprètes. Mais le son de ce métronome sera en évolution dans des nuances imperceptibles qui donneront à ce rythme une couleur musicale en adéquation avec la partition des danseurs. Dans un contre jour, une première danseuse entre du fond de la scène, elle est nue. Elle marche jusqu’au front de scène puis se retourne et disparaît derrière les arcades du cloître. Une autre danseuse prend le relai, puis un autre. Ensuite c’est un danseur. Toujours le même geste : la marche, toujours le même protocole, du fond de la scène à la face jusqu’au retour au fond. Le demi tour effectué par l’ensemble des danseurs est stylisé. Mais très vite, les entrées se font par trois, par deux. De fronts chacun dans un couloir, ils avancent au même rythme, au même pas. Olivier Dubois réussit à travailler sur ce mouvement unique et répétitif, en cassant la monotonie par un arrêt, une rupture dans le mouvement qui sitôt mise en place est rattrapée par la mesure et son battement. Cette première partie met en lumière les 18 interprètes. Leur nudité permet à leur singularité de se dégager. Ce qu’appelle sans doute de ses vœux O. Dubois quand il explique vouloir montrer : « plus une sensation du monde qu’une pièce chorégraphique. ». Dans cette partie, la marche, le mécanisme, les ruptures n’enrayent pas la machine mais l’a font au contraire rebondir. L’écriture de Beckett n’est pas loin, Quad ou L’innommable par exemple. Mais à l’endroit de Beckett, il y a cet épuisement qu’au contraire Olivier Dubois absout puisque ces danseurs sont toujours vifs et aguerris. Le groupe de 18 danseurs donne une impression de machine, une horlogerie fine qui ne tient qu’à la précision de chacun des interprètes. Ce sont à la fois des guerriers aux ordres mais aussi une communauté qui s’ordonne à elle même un rythme et une rigueur. Cette « Parade » : premier temps de « tragédie » dessine une humanité en marche sans but où l’ordre et le rythme sont les balises pour tenir debout et se mouvoir. La seule opposition est celle du sexe, femmes et hommes au delà de l’anatomie sont souvent mis face à face, côte à côte.
La seconde partie opère à partir du glissement de la première. Ce sont toujours des marches à l’œuvre mais elles s’organisent dans d’autres directions. Par un glissement, les interprètes effectuent des arrêts sur images comme autant de statues. Celles qu’on trouve à la Villa Médicis à Rome par exemple. Ils sont toujours dans une chorégraphie très codifiée, très écrite. Une façon dit Olivier Dubois de chercher une liberté à partir de codes et de contraintes fortes. Les images renvoient à une antiquité, à l’histoire du monde. Ou plus exactement à l’histoire de la civilisation occidentale appuyé sur les mythes grec et romain. Cette partie nommée « Episodes » donne à voir les images d’un passé des corps glorieux loués par l’antiquité et repris par la Renaissance. La troisième partie elle participe d’une chorégraphie qui est plus spectaculaire. Toujours dans un rythme de douze temps : « douze pieds comme les alexandrins » nous informe Dubois, la marche fait place à une chorégraphie souvent frontale. Cette danse emprunte à la fois à West Side Story la confrontation des jeunes filles portoricaines face à leurs « frères » et à la fois aux chorégraphies de Claude Brumachon, dansl’énergie et les ruptures expressionnistes. Mais c’est efficace, 18 interprètes dans une chorégraphie millimétrée, une minutie, une énergie qui voit une production de sueur digne d’un exploit sportif. O Dubois a une agilité à manier l’espace et le rythme. Il construit une chorégraphie qui sait donner à l’assemblée un mode d’emploi reconnaissable tout en le détournant par des micro-ruptures, des petits décalages qui mettent en relief l’ensemble. « Catharsis » est le nom de cette troisième partie, faisant plus référence à un « ravissement esthétique »1, qu’à une « purgation des passions du spectateur par la terreur et la pitié qu’il éprouve devant le spectacle d’une destinée tragique »1.
Dans Tragédie, Olivier Dubois met en scène l’espace et le corps de ces 18 danseurs avec brio, une capacité à proposer un rythme avec l’espace des Carmes où Stéphane Braunchsweig avait failli. Le chorégraphe sait manier, l’espace et la rigueur chorégraphique pour faire de « Tragédie », un ballet esthétique et rythmique. Mais ce travail, à la recherche de l’humanité « immatérielle et philosophique » ne se donne pas les moyens d’être un acte de résistance comme le définissait Deleuze à savoir que l’acte de création est ce qui résiste (politiquement) et qui résiste (dans le temps). L’acte de résister chez Olivier Dubois réside dans une affirmation de soi. Comme il l’explique en s’appropriant la citation de Malraux à savoir l’acte de création c’est « s’affirmer face à l’absolue réalité de la mort ».
1 – CATHARSIS nom féminin
A.− THÉÂTRE. [Chez Aristote (Poétique, VI et VIII)] Purification de l’âme du spectateur par le spectacle du châtiment du coupable. Le châtiment du coupable, voilà l’expiation, la purification, la κ α Ì θ α ρ σ ι ς que le philosophe avait en vue. Pour prendre un exemple, dans la fable d’Oreste, la catharsis consiste dans le châtiment infligé au fils parricide (E. Weil, Ét. sur le drame antique, Paris, p. 157).
1. Purification de l’âme ou purgation des passions du spectateur par la terreur et la pitié qu’il éprouve devant le spectacle d’une destinée tragique. Ce mode d’expression de soi qu’était le théâtre antique permettait, comme le psychodrame moderne, d’opérer une catharsis, une purification de l’âme, une liquidation des complexes (Divin.1964, p. 249).
2. Plaisir éprouvé par le spectateur grâce à la dérivation causée par ces sentiments. ,,Le mot s’emploie toutefois pour désigner surtout le ravissement esthétique«  (Bénac Dissert. 1949).

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Welcome to the future https://www.insense-scenes.net/article/welcome-to-the-future/ Thu, 26 Jul 2012 20:35:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=653

Le collectif britannique Forced Entertainement présente deux propositions cette année à Avignon. « The coming storm » qui invite à reconsidérer les modalités narratives du théâtre, en multipliant les possibles de récits qui n’aboutissent jamais, et « Tomorrow’s parties », forme beaucoup plus modeste, proposée dans le cadre de la 25eme heure, qui pose littéralement la question d’un futur plus ou moins proche sur lequel on ne peut que spéculer. Cette dernière proposition, dans une écriture minimale et systématique, s’amuse à énumérer toutes les hypothèses de l’évolution de la planète terre et de ses habitants… au risque d’épuiser de la même manière ses spectateurs.
Les deux comédiens, un homme et une femme se tiennent serrés sur un minuscule plateau de bois. Derrière eux, une guirlande d’ampoules colorées. Un décor minimal pour une performance très simple, comme le revendique Tim Etchells, metteur en scène de la compagnie. La formule magique lance le spectacle :« In the future… », et la machine s’enclenche : chacun leur tour, les deux comédiens démarreront leurs phrases par cette amorce, comme une règle du jeu, pour imaginer les transformations, à toutes échelles, que pourrait nous réserver l’avenir. Tout y passe, de la médecine à la politique, de l’environnement au modèle familial, de la vie quotidienne à la conquête de l’espace. À tel point qu’il semblerait que l’enjeu ne réside ni plus ni moins en la constitution d’un inventaire exhaustif du devenir de l’homme et de la planète.
Si elle frôlent parfois l’absurde et le délire, les suppositions énoncées renvoient principalement à l’imagerie de films de science fiction, de romans d’anticipation, ou aux réflexions « dans l’air du temps » en matière de politique, d’éthique, de science, etc. Elles permettent une sorte de photographie de ce qui, en 2012, inquiète ou fait fantasmer. Mais naviguer de la sorte dans les utopies, dystopies ou scénarios catastrophe connus de tous, nous donne-t-il à réfléchir au maux de notre époque ? Non. Cela donne tout juste à regarder défiler quelques paysages clichés depuis le pont. Les fictions proposées surfent sur une panoplie d’images référencées plus que d’ouvrir un imaginaire singulier. Peu de surprises donc, peu de nouvelles images suscitées par les mots. Les projections mentales puisent dans les images d’actualités (catastrophe climatique, soulèvement des peuples, effondrement des modèles économiques) ou celles des séries télé qui depuis quelques années inventent avec brio des mondes parallèles ou à venir (les comédiens propose le scénario d’une humanité en exil dans l’univers à la recherche nostalgique de la Terre sur le modèle de « BattleStar Galactica », ou encore celui d’un monde que nous rebâtirions comme au Moyen Age, époque historique majoritairement appréciée, et ce sont les images de « Game of Thrones » qui apparaissent).
L’écriture ne présentant pas d’intérêt particulièrement littéraire ou poétique, on fini par avoir la sensation d’un exercice un peu formel. Le système est limpide, les deux comédiens avancent au rythme de croisière, dans l’alternance d’une parole calibrée, où le rebond se base sur l’inversion de l’hypothèse précédemment énoncée ( tour à tour optimiste ou pessimiste). Dans un grand équilibre, ils auront chacun dans cette partition, un temps de parole plus ralentie, chargé d’un fatalisme mélancolique, lorsqu’ils feront la supposition d’un futur qui au final ressemblerait beaucoup à notre présent. Comme la sensation d’assister au lever puis au coucher du soleil, leur litanie fait un tour de globe, inexorable et constante.
Si la forme épuise peu à peu l’attention et l’intérêt du spectateur, « Tomorrow’s parties » ce soir là à l’Ecole D’Art accuse le coup de deux autres difficultés de taille pour la réceptivité de son audience. Tout d’abord il est minuit trente, les corps et les esprits s’apprêtant à se mettre en veille, ils se font littéralement bercer par la forme. Mais le problème du sur titrage semble être encore plus redoutable. Non pas pour la concentration qu’il demande aux spectateurs entre écoute et effort de lecture, mais plutôt pour le peu de liberté qu’il laisse aux acteurs de Forced Entertainement dont la recherche est très axée sur le jeu et la capacité d’improvisation. Impossible pour eux de déborder, ici le sur titrage les limite et les fige.
De l’air, de l’air ! Comme si dans cette salle de sous-sol, basse de plafond, l’imagination ne pouvait s’étendre, étriquée comme les comédiens sur leur petit podium. Dans cette grande proximité scène salle, c’est le stand up à l’américaine qui semble faire référence, et il n’est pas étonnant d’entendre rapidement des rires sonores dans le public, motivés par la forme même. . On souhaiterait bien mieux voir « Tomorrow’s parties » jouer dans ce même décor réduit, mais au milieu d’un champ, sous les étoiles, afin d’amplifier les rapports d’échelle, de vertige et de projection possible.
Le titre sonnait pourtant comme une bonne augure, évoquant à la fois la chanson « All tomorrow’s parties » du Velvet Underground chanté par la voix caverneuse de Nico et le festival de musique anglais culte depuis une dizaine d’années, portant le même nom, et qui propose un espace de fête et de rencontre à échelle humaine, loin des stades géants et des sponsors commerciaux. Dans le « Tomorrow’s parties » de Forced Entertainement, peu de place à la liberté, à l’inventivité, ou même au partage: l’écriture calibrée et la spéculation exhaustive prennent le risque de l’effet catalogue et réduisent la proposition à un aplat, en deux dimensions.


Extraits vidéos du spectacle ici

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L’amour (de l’art) en héritage https://www.insense-scenes.net/article/lamour-de-lart-en-heritage/ Wed, 25 Jul 2012 20:38:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=656 Simon McBurney raconte avoir rencontré John Berger par le biais de la série d’émissions télévisées « Ways of Seeing » diffusée par la BBC au début des années 70. John Berger y questionnait l’histoire de l’art occidental à la fois d’un point de vue critique et politique, mais tout autant par une approche sensible et personnelle sur les oeuvres, avec son propre regard d’artiste.
Accompagné de sa fille Katya, John Berger propose « Est ce que tu dors ? », « lecture performance » crée en 2010 et qui, pour cette 66eme édition du festival d’Avignon, a été augmentée du regard et de la complicité de Simon McBurney .
Entre déclaration d’amour de l’art, analyse érudite et tendresse filiale, le père et la fille évoluent et échangent sur « La Chambre des Epoux », une des pièces du palais ducal de Mantoue entièrement peinte de fresques et d’ornements par Andrea Mantegna à la fin du XVème. Les regards cherchent et se plissent de plaisir, les langues (anglais pour lui, français pour elle) déposent connaissance et sensations, le tout dans une forme presque naïve… Avec générosité, John et Katya Berger nous donnent à voir et à entendre la place de l’art dans leur rapport au monde, et la manière dont il nourrit leur relation.
John Berger fait partie de ces hommes dont la vie entière est dédiée à l’art. L’écriture et la peinture sont ces terrains de prédilections, autant en tant qu’artiste patricien, que comme critique et analyste.
Son amour de l’art et des mots, il le partage depuis longtemps avec sa fille Katya. Pour comprendre la relation singulière et o combien complice de John et Katya Berger, il faut d’abord prendre un compte ce qui les éloigne : une distance géographique, et une langue. Il leur a donc fallu inventer leur relation à travers des « écrans » : se servir de l’art comme vecteur de rencontre, de partage leur est apparu très naturellement. Ils l’utilisent comme un moyen d’échange très personnel, très adressé, nourrissant à la fois une émulation intellectuelle et une construction de leur histoire filiale. Katya Berger est donc devenue la principale traductrice des œuvres de son père, et elle co-signe avec lui un ouvrage sur le photographe genevois Jean Mohr, « Jean Mohr, derrière le miroir », et un essai sur la peinture, « Titien, la nymphe et le berger ».
Les échanges par courrier, mails ou sms sont omniprésents entre eux. C’est à partir de cette matière de « conversation à distance » qu’a été publié « Lying Down to Sleep » (« Est ce que tu dors ? » titre en français).
C’est donc livre à la main que le père et la fille nous invitent à rentrer avec eux dans « La Chambre des Epoux ». En anglais pour John, en français pour Katya, les voix sont douces, à peine soutenues par un micro sans fil, et nous ouvrent le champ de ce qui pourrait être le temps des confidences sur l’oreiller. Cette sensation d’un partage d’intimité relève à la fois du sujet de l’étude, cette chambre peinte au lit nuptial, de la relation complice du père et de la fille qui s’offre au regard, et du lieu lui même, la Chapelle des Pénitents Blancs, où nous nous serrons en jauge réduite sur de petits bancs de bois.
« Ce que l’on défend, explique Katya Berger, c’est de regarder la peinture de manière aussi libre que possible, de l’interpréter de manière intuitive même, mais en utilisant tous nos savoirs, tous nos bagages intellectuels pour aller à l’essentiel. On ne cherche pas à faire autorité. C’est un support pour appliquer tout ce qu’on vehicule, y compris dans notre relation »
Il ne s’agit donc pas d’une conférence, mais bien d’un dialogue. Et John Berger, en introduction précise au public : « Le mot-clé de ce soir est le mot message. Nous avons échangé des messages avec ma fille pendant plus de 40 ans. Par lettres, par SMS et par des coups de fil. J’espère que vous êtes venus, vous aussi, pour recevoir et envoyer des messages ». On sent à cet endroit le point de rencontre et d’intérêt avec Simon McBurney, lui-même très préoccupé par les questions de réceptivité du public. En intervenant sur « Est ce que tu dors ? » au niveau de la mise en scène, il a cherché avec John et Katya Berger à abolir la hiérarchie et établir le lien entre scène et salle. Le pari est-il gagné ? Oui. Et non par certaines propositions scénographiques ou de mise en scène, comme la reproduction de l’oculus et ses angelots au-dessus de la salle, ou la prise de parole de John Berger au milieu des spectateurs, mais bien plus par la position de générosité naturelle des deux protagonistes. Les regards complices et les sourires qu’ils partagent, dans un mouvement d’aller-retour entre eux et nous, suffisent à affirmer cette porosité et à tisser un lien, réel.
Malheureusement, l’utilisation des effets vidéos apparaît souvent comme un contre point maladroit face à la simplicité d’échange de la parole. Ces images de «La Chambre des Epoux » projetées à même les parois de la chapelle, rappelle parfois la visite virtuelle à vertu pédagogique avec son lot de zoom et de fondus grossiers, ou encore les actions de valorisation du patrimoine par l’art vidéo, déjà si désuet sur un plan esthétique. La captation et les effets d’incrustation en direct amusent, mais risquent également de mettre à distance, ou de n’exister qu’en tant qu’ « effets » justement.
Mais qu’y a t il dans cette « Chambre des Epoux » au juste ? « La vie » répond John Berger. Avec ces fresques, Mantegna s’est amusé à multiplier tous les niveaux de lectures. « Un peu comme un fractale » rajoute Katya Berger. Le peintre de la Renaissance était fasciné par les perspectives et la manière de les représenter au plus juste, particulièrement lorsqu’il s’agit des proportions humaines. (comme nous le montre « Le Christ allongé », son fameux tableau où les pieds du Christ sont mis au premier plan. Sorte de défi de perspective, le trouble du spectateur persiste alors que les proportions sont en tout point respectées). Au-delà de sa recherche technique sur la perspective spatiale, l’œuvre de Mantegna ouvre le champ de la perspective temporelle, plus qu’aucun peintre de son époque. John et Katya Berger attirent notre regard sur les rides profondes et marquées représentées sur plusieurs personnages de la fresque (comme celles d’un Beckett, ou de John Berger lui-même). Plus loin, dans un recoin de la pièce, une tour en ruine et une en construction, coexistence du passé et de l’avenir : c’est bien du mouvement inexorable du temps qu’il s’agit. Mantegna ira même jusqu’à utiliser de la rouille sous les pigments colorant les représentations humaines. Le poids du métal, son usure, la dégradation anticipée de la couleur, lui permettait de donner à sa peinture une dimension vivante, une évolution dans le temps.
« Deux yeux permettent de voir la tridimensionnalité des choses. Ici nous avions quatre yeux. Ensemble nous allons peut-être au-delà d’une tridimensionnalité spatiale mais peut-être plus au niveau temporel, entre père et fille, homme et femme… cela nous permet de voir plus intensément »
Les fresques et ornements de la « Chambre des époux » ont été réalisées pour être contemplées depuis le point de vue du lit. Le corps doit donc être allongé pour que le regard appréhende au plus juste. Les pieds et la tête au même niveau, la gravité disparaît, et le sommeil viendra bientôt. Les yeux plissés pour mieux voir, les yeux plissés du sourire partagé de John et Katya, les yeux plissés bientôt prêts à s’endormir pour suspendre le temps…
John Berger raconte alors ce rêve : il porte dans un grand sac l’intégralité des tableaux de Mantegna, 112 pièces, et avec délectation les sort une à une, pour les contempler. Ce lourd butin sur son épaule, il sent qu’il va bientôt toucher à la résolution du mystère. Le rêve s’arrête ici, et John se réveille avant d’avoir reçu la révélation, mais il est heureux, et éprouve un bonheur plein, entier. Tout est là dans l’approche qu’à Berger des œuvres d’art : loin d’analyser ou de disséquer de manière quasi scientifique les raisons du sublime, il cherche à convoquer le plaisir par un regard accru et un échange chargé d’affect. Avec « Est ce que tu dors ? » la didactique laisse largement la place au poétique, et par leur insatiable curiosité, John et Katya Berger, avancent main dans la main à la découverte de l’œuvre, d’eux mêmes et nous partageons leurs pas.
Toutes les citations ci-dessus sont extraites de la conférence de presse du 20 juillet 2012 (www.theatre-video.net/video/John-et-Katya-Berger-pour-Est-ce-que-tu-dors-66e-Festival-d-Avignon) ou de la lecture performance « Est ce que tu dors ? ». Site consulté le 25/07/2012.

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Dubois, sur quel pied danser https://www.insense-scenes.net/article/dubois-sur-quel-pied-danser/ Wed, 25 Jul 2012 15:00:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=658 Pensée, une sorte de lien. Et s’il fallait revenir sur cet aspect, des processions grecques sur la skene à la scène contemporaine, en passant par Nietzsche, on trouverait encore dans les mots du philosophe du Gai savoir une actualité à ce qu’il écrivait : « les pieds ne cessent d’écrire ». Au risque de voir parfois les chorégraphes faire une légère entorse à l’ordre syntaxique et sémantique de cette pensée, puisque parfois, on est confronté à ceux qui « écrivent comme des pieds ». Olivier Dubois, avec Tragédies, pièce chorégraphique présentée dans la cour des Carmes, nous aura tenu alternativement dans l’un et l’autre de ces énoncés. Lui même ne sachant pas sur quel pied danser…
Ce n’est pas d’aujourd’hui que la danse entretient avec le concept et avec la pensée. A l’invitation du programme qui est distribué à l’entrée, et dans l’attente de la présentation de ce travail, dans le flottement qui aura suivi la lecture de celui-ci où il est question d’à peu près tout (nous y reviendrons), l’esprit observe ses propres lois et, sans compère pour discuter, il est bien souvent buissonnier. Avant que ça ne danse, c’est le buissonnier qui l’emportera donc en me rappelant à quelques souvenirs. Souvenir du travail dede Shen Wei : de son Sacre du printemps et surtout de cet instant sublime que fut Folding. De l’apparition et de la procession de ces corps blancs émergeants de robes rouges portées jusqu’à mi-bassin, de ces têtes prolongées par une prothèse crânienne, de cette cohorte de figures sophistiquées presque identiques et néanmoins distinctes où le torse et les bras, qui s’animent et se figent, rappellent ces personnages peints sur soie ou une pantomime post-moderne.
Souvenir de l’émotion que génèrent les rituels froids de Raimund Hogue qui, d’un titre pasolinien « jette son corps dans la bataille ». Cette manière qu’il a de totemiser l’espace qu’il peuple de miniatures prises à des champs sémiotiques multiples. Cette façon dont la nudité, chez lui, est essentiellement liée à une difformité (Der Buckel) qui happe le regard mais que la lenteur du processus chorégraphique rend, in fine, hypnotique au point d’en permettre l’invisibilité.
Souvenir de Description d’un Combat que Maguy Marin offrit en 2009, au Festival d’Avignon. Cette danse qui travaillait, à une échelle hors de toute mesure humaine du mouvement saisi par le regard, la naissance du mouvement qui a son origine dans celui de la pensée et de l’expérience intérieure.
Souvenirs tatoués de profondis de Cesena et d’En Atendant de Keersmaecker. Instants où le trouble qui me gagna m’inscrivit, ce soir et ce matin là, au plus près du sublime dont parle Kant. C’est-à-dire ce sentiment d’une transformation totale de soi dans la rencontre un objet qui m’est extérieur.
Un court instant, une hésitation me fait croire qu’il pourrait être opportun de me rappeler l’importance de l’influence de Merce Cunnigham, ou celle de Pina Bausch…dont je regarde régulièrement quelques vignettes vidéos
Et disant cela, je me souviens que pour le premier la danse pouvait se penser à partir de sept principes L’un d’entre eux rappelant que « N’importe quel mouvement peut faire danse ». j’imagine alors qu’en 1972, Michel Guy entreprenait de répandre cette idée en invitant massivement les « leaders » de la « nouvelle danse » et de cette avant-garde qui avait pour noms : Yvonne Rainer, Trisha Brown, Déborah Hay (fondateur de la Judson Dance Theatre, en 1962). Avec eux, le « chorégraphique » est mis en doute. On parle de Non-Danse et il n’est plus question que d’« expression du corps ».
Et d’ajouter que j’ai lu que Douglas Dunn était resté immobile 4 heures durant Performance 101 (1974). Cette vague là s’en retournera quelques temps plus tard, et fera place à une génération autre qui, pour autant qu’elle a été affranchie sur le ludique d’Einstein, les modèles mathématiques et les systèmes logiques, l’influence du postmoderne… n’en demeure pas moins, et également, attachée à l’écriture chorégraphique, au figural (distinct de la figuration)… Monnier, Marin, Bagouet, Preljocaj, Galotta… et puis aussi Charmatz, Rizzo, Montero…Nouvelle danse où « le battement de l’image » est rattrapé par le poème dramatique. Instant où la danse est redoublement de la parole pour faire entendre que « les mots ne suffisent pas à la vérité qu’ils contiennent ». Alors les mots sont dansés et la danse abrite sans doute et vraisemblablement un secret dont elle est le spectre. Un secret qu’elle nous donne à voir, à écouter…Un spectre en marche. « La danse peut parler de n’importe quoi, mais traite fondamentalement et avant tout du corps humain et de ses mouvements à commencer par la marche » dit le 7ème principe de Cunningham.
Ainsi fallait-il commencer par là, par la marche.
Au retour du buissonnier, le propos d’Olivier Dubois (disons celui qu’il affirme dans le programme à propos de Tragédies) qui déclare : « un seul et même geste taverse Tragédies, il s’agit de la marche, du pas », pouvait ainsi le mettre au plus près de nos souvenirs. Il n’en sera rien.
Peut-être parce que celui qui se considère comme un auteur brasse large, trop large, les idées. Opposer l’auteur au chorégraphe, (et donc dans la tête de Dubois l’idée au geste, voire la pensée au mouvement), c’est ignorer que l’écriture est un geste, une pratique, un mouvement et que seul celui qui possède celles-ci est un auteur. N’y voyons là aucune envie de débattre, mais peut-être simplement la volonté de rappeler une évidence. La déclaration de Dubois nous semble donc contestable, mais ne lui enlevons rien de son intention.
Admettons donc qu’il est l’auteur qu’il prétend. Dès lors, il nous faut regarder ce qu’il écrit et comment il l’écrit. Le plus évident, dans ce défilé qu’est Tragédies où les 18 danseurs viennent et vont sur le plateau en observant une géomètrie stricte, c’est la répétition. Une figure de style en rhétorique qui, ici, devient le leit-motiv de la pièce, mais ne joue d’aucune de ses nuances. Dans une nudité totale, dans un mouvement synchrone, observant divers décalés calculés… la répétition est une manière d’insister sur quelque chose qui, ici, demeure néanmoins une énigme. Dubois prétend qu’il traite là de l’humanité qui est plus complexe que ce que présentent les intérprètes nus. Il prétend présenter quelque chose comme un « vivre-ensemble » qui est au-delà de l’image de la femme ou de celle de l’homme. Le défilé qu’est Tragédies essaie donc de dépasser cet état du fémin et du masculin. De fait, ces corps ne sont pas à cet endroit de cette identité. Ces corps tout d’abord tenus à une rigueur de mouvements, puis soumis à quelques accidents, s’écartent du fémin/masculin. Ils sont une manière de déambuler, de se fracasser, de s’inscrire dans une forme de désobéissance où le geste est donné comme le seul espace signifiant. C’est donc le geste qui fait sens, et non la nudité. La nudité massive et visible n’étant là que pour permettre de voir, précisément, le mouvement.
Si la nécessité de la nudité prend donc tout son sens, c’est parce qu’elle permet au mouvement de devenir présent. Cette présence pourrait être une fin en soi. Rendre le mouvement présent pourrait en soi avoir un intérêt. Mais Dubois, répétons-le, parle de « vivre-ensemble »… « d’humanité », etc…
Des points, disons-le, qui n’apparaissent pas de manière très lisible. Des états qui, disons-le, procèdent davantage du commentaire que de la matière qui se déploie sur scène.
Aussi regarde-t-on Tragédies, après avoir lu le programme qui servait de « guide », comme une déambulation trop souvent creuse où même le mode sensible finit par s’absenter.
L’œil de celui qui regarde ne voit donc dans cette pièce de l’Auteur qu’un brouillon qui le ramène à la condition première de Dubois. C’est un écrivant. Un écrivant de programme…

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The Four Seasons : One Reason of Saudades https://www.insense-scenes.net/article/the-four-seasons-one-reason-of-saudades/ Wed, 25 Jul 2012 15:00:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=657 A peine plus d’un an après Sur le concept de visage du fils de dieu, Romeo Castellucci, fidèlement accueilli par Vincent Baudriller et Hortense Archambault, revient au Gymnase Aubanel avec The Four Seasons Restaurant. Une œuvre forte qui magnifie le langage, et l’art, applaudit par un public encore trop timide. Faut-il rappeler qu’applaudir c’est aussi soutenir ce que d’aucun menace… J’aurais aimé une démonstration de puissance à l’endroit de cette œuvre pour rappeler que le mot de « communauté » qui désigne le peuple des spectateurs n’est pas un mot qui habille trop souvent, et juste, une clientèle composée de consommateurs.
Peu importe, en définitive, qu’au Gymnase Aubanel The Four Seasons Restaurant de Romeo Castellucci, inscrit dans le cycle « Le voile noir du Pasteur »[[[Après Sul Concetto di volto nel figlio di dio, puis Le Voile noir du pasteur, The four season restaurant est le troisième volet de ce tryptique réalisé entre Avignon 2011 et la 66ème édition du festival d’Avignon.]], est ou non un lien ténu avec l’histoire du peintre Rothko. Celui-là même qui refusait, après l’avoir envisagé, l’accrochage de ses toiles dans un restaurant de la 54ème rue, à NY. De la même manière, peu importe, que la nouvelle de Nathaniel Hawthorne soit évoquée par Castellucci quand il parle de la création de Le Voile noir du Pasteur. Récit qui rapporte qu’un homme de foi posa un voile noir sur son visage, à l’âge de 30 ans, et qu’il ne l’enleva jamais, marquant ainsi le déni du corps et peut-être un secret.
Peu importe, dis-je, l’espace référentiel convoqué par Castellucci qui n’offre à travers ces détails que la part mineure d’un questionnement plus ample qui porte lui sur la liaison entre le regard et l’image. Cette manière que l’image a, ou pas, de convoquer, à travers l’activité de l’œil, un monde visuel ou, par-delà l’activité rétinienne, d’initier le regard à un espace mental où les images ne sont plus que des formations sensorielles, des ensembles magmatiques de reflets intérieurs où se heurtent la foi perceptive et les insolites épreuves nées de l’activité des géométries intra-craniennes. C’est ainsi, dans ce va et vient entre le monde des matières visibles et le monde insoupçonnable des pensées intérieures que vient à la lumière : celle de l’esprit et celle qu’entretiennent les rayonnements de l’univers, un état virtuel des formes chiffrées de la pensée.
The Four seasons restaurant sera cet espace acoustique et visuel où l’onde musicale, la déflagration harmonique, l’explosion sonore comme le mouvement tectonique des images, le déchirement des formes visuelles, la fibrilation oculaire… formeront un plan d’incertitude où l’émeute des stations présentées portera au soulèvement des représentations, offrant au sujet l’expérience d’une ekstase, d’un hors-de-soi pris dans le déchirement du silence et du muet comme dans le tumulte de la phoné.
Dans le gymnase Aubanel, dans l’obscurité lourde, alors que le souffle gigantesque d’un trou noir, (Perseus GRS 1915-105), se donne par le son et qu’un surtitrage aux accents scientifiques et codés explique la vélocité de ce monstre venu des abysses interstellaires, alors que les poitrines sont prises dans ces secousses sonores grandissantes qui concurrencent le rythme et le vacarme cardio-vasculaire, alors que cette tempête cosmique s’étale dans le temps… soudain, le silence revient. De ces premiers instants qui ne sont pas étrangers à un monde en formation, et peut-être pas si éloignés d’un Big Bang augural, on dira qu’ils viennent de poser, en note liminaire, l’espace d’une parole en refondation. Au retour du silence, commencera ainsi La Mort d’Empédocle de Friedrich Holderlin…
White box
C’est là qu’une à une neuf jeunes femmes olympiennes, en robe sobre aux déclinaisons de blanc et de gris jusqu’au noir, aux bleutés, aux tabliers de servantes, le cheveu noué, le geste tout de délicatesse et de grâce viennent sur le plateau que la lumière révèle être un gymnase. C’est-à-dire, au sens antique de ce terme qui nous rapproche de la tragédie ou le poème dramatique qu’est La Mort d’Empédocle, le lieu de l’éducation que l’on recevait le corps nu.
Et une à une, telles des servantes siciliennes résignées, empruntant le même ciseau, elles se coupent la langue, laissant entendre d’inaudibles et rares gémissements. Scène d’une violence toute retenue qui marque l’entrée dans Empédocle qui est une tragédie inachevée d’Holderlin, un Trauerspiel dont le motif central est justement celui de la parole perdue. Tragédie de la parole que celle d’Empédocle qui, aux dires d’Heidegger relisant Fondements d’Empédocle, écrivait : « ce qui s’exprime dans le poème tragique-dramatique, c’est l’intériorité la plus profonde » [[F. Hölderlin, Fondement d’Empédocle, in Hölderlin, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 657.]]
Empédocle tragédie, Castellucci va alors chercher dans le poème, le moment où le solitaire, l’élu puis le banni et l’abandonné[[« Où êtes-vous, mes Dieux ? Hélas, comme un mendiant vous me délaissez » dit Empédocle. Et d’ajouter un peu plus loin : « Je pleure maintenant comme un banni ».]], est mis en procès par la communauté menée par Critias et Hermocrate. Le moment où les citoyens lui font payer l’arrogance de celui qui était l’interlocuteur des dieux. Mise en scène d’un procès donc, où Empédocle le penseur de la vérité se heurte aux commerçants de la pensée, à ceux qui « ont perdu l’esprit de la parole ». Moment où, par un artifice sonore, Castellucci recourt à une bande son où ce qui est dit est articulé par d’autres lèvres que celles des servantes. Comme si, donnant raison au commentaire de Martin Heidegger, Castellucci soulignait que nous ne sommes pas « le maître du langage » qui demeure souverain. Comme si, écrit Heidegger : « c’est le langage qui parle. L’homme parle seulement pour autant qu’il répond au langage en écoutant ce qu’il lui dit »[[M. Heidegger, Essais et conférences, trad. André Préau, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1958, pp. 227-228.]]. Dans ce va et vient d’une parole qui est différée, prétée et que le sous-titrage rend commune, c’est une pantomine qui est alors mise en scène. Un jeu des corps en ballet où l’expression du corps et la geste physique font écho à la parole organique. Images stylisées à l’extrême où à l’unisson, les mains et les bras des servantes écrivent l’esprit du langage, le chant aérien des pensées, la lutte des mots aussi quand les corps viennent à choir. Images naïves de Panthea prise de convulsions (tant amoureuses que physiques) écumant une « chantilly » qui la prive de son chant amoureux. Elles, encore, images de partisans, un brassard rouge au bras, kalachnikov en bandouillère… Image d’exécution où le pistolet peint sur scène, et la peinture dorée recouvrant la main qui le tient, Castellucci souligne qu’arme et main appartiendront pour toujours au même meurtrier. Scènes que l’on dirait sorties de quelques séquences de cinéma muet.
Et de regarder ces servantes comme les infirmières du langage, les petites sœurs de la parole et de l’écoute qu’a perdues Empédocle. De les surprendre aussi, dans la simplicité de la voix off qui est pure lecture et dépouillement corporel, comme les ombres ou les avatars éternellement indépassables de l’Empédocle de Straub[[La Mort d’Empédocle, ou Quand le vert de la terre brillera à nouveau pour vous, film de 1986 écrit à partir de la première version de La Mort d’Empédocle de Friedrich Hölderlin, tourné sur les pentes de l’Etna et dans la Province de Ragusa, au sud de la Sicile.]] et Huillet, recourant au même ton naturel et familier, sur-réaliste quand elles forment un maul qui enfante des êtres mis à nus… Images de corps qui marquent une naissance insolite, étrangère à toutes images d’Empédocle, à moins d’en faire la métaphore dont parlait Holderlin dans d’autres textes, peut-être celui de La démarche de l’esprit poétique où il est écrit que « l’art et la nature, tels qu’il les a connus autrefois et tels qu’il les perçoit, ne parlent pas avant qu’un langage n’existe pour lui »[[« La Démarche de l’esprit poétique »]]. Prose qui se décline enfin dans les Hymnes d’Hölderlin et notamment dans « Fêtes de paix », je cite : « C’est la loi du destin, que chacun se découvre soi-même ; au retour du silence, qu’une langue naisse […] »[[« Fêtes de paix » poème qui figure dans « Hymnes »]].
Une image rare qui serait en quelques sorte, donc, celle de la renaissance par le langage, celle, donc, de la naissance du Langage… enfin accompli dans la proximité de ce monstre mythologique qu’est Perseus GRS 1915-105 trou noir hurlant et imposant son enfer sonore…
Black box
Les servantes nues se sont retirées. Avec elle, la parole et le gymnase qui bientôt ne sera plus que le terrain d’un affrontement de forces et d’énergies énigmatiques. Le blanc de la box est bientôt noir. Un rideau balaie d’avant en arrière fond de la scène toute la surface du plateau. Un cheval mort apparaît, disparaît. Au second passage, un ensemble de métorites noires, sortes de boules de crystal parfaitement obscur comme l’avenir qu’on y lirait est posé sur le plateau. Matière inerte qui pourrait être dite tumorale. Sorte de pièces d’échec non sculptées pour une partie qui va commencer. Sorte de bulle d’encre qui préfigurerait l’écriture. Espèces de petits noyaux atomiques arrêtés dans leur course qui appelle l’idée qu’une fusion est en cours, à venir, inéluctablement programmée… Et bientôt, dans un tonnerre d’éclairs lumineux, de fumées lucifériennes, dans un assaut de lumières flashantes au rythme d’une canonade déclenchée par une puissance sans égal… MAIS DERRIERE LE RIDEAU, comme si un autre monde, au-delà du théâtre et de la scène, mais convoqué par le théâtre et la scène, était à l’œuvre.
Et de penser, dans l’instant de cet opéra guerrier, cette ouverture aux élans chaotiques, cette symphonie qui célèbre le désordre, que quelque chose est à l’œuvre dans l’œuvre. Et qu’une menace extérieure, mais à peine étrangère, est présente, là. Alors Castellucci, en un dernier mouvement qui va s’étirer dans un hors temps sonore et visuel, livrera trois états presque simultanés. La black box pleine d’une masse nuageuse noire s’anime d’un tourbillon infernal où un bref instant on distinguera une silhouette agitant un drapeau noir. Dans la black box, un visage androgyne aux dimensions aussi imposantes que celles du Salvator Mundi apparaît. Les servantes nues se présseront à son endroit comme autant de lucioles qui disent l’espoir pasolinien que commente Hubermann. Enfin, dans la fusion sonore du monstre stéllaire s’entend (je crois) quelques mesure d’un opéra verdien. Je ne sais plus très bien si c’est Verdi, mais peut-être lui, le révolté, plus qu’un autre. Dans la dilatation du temps, celle de l’image se fraie son chemin. Et le visage emblématiquement serein finit par posséder l’aura dont le nuage tumultueux le privait. Et tout ce temps pris au chaos, les mots « ne me quitte pas » ont passé d’une graisse à une autre sur l’écran de surtitrage, au point que les mots disparaîssent avant que le silence, brutalement, ne revienne à la surface de tout le dispositif scénique. Et de regarder le visage de l’androgyne derrière le voile noir qui est en devant de scène. Et d’y voir, au moment où le spectateur est rendu à la parole, un effet thimante qui, dans l’histoire de la peinture et de la rhétorique, convoque le voile quand ce qui est intense et innommable ne trouve aucun mot.
« Au retour du silence, qu’une langue renaisse »… rappelions-nous. Castelluci, dans le regard mourrant de la lumière (celle qui revient en salle n’éclaire rien, on le sait) qui reste sur le plateau abandonne sa grande œuvre à notre mémoire. Il faudrait un mot pour dire ce que fut ce temps intense. C’est en portugais que je trouve le moyen de nommer le sentiment qui est le mien à cet instant précis et qui durera, je le sais. « Saudades » écrit Pessoa quand il essaie d’approcher les frontières de la mélancolie, de la nostalgie, de l’être loin… Saudades est le mot qui désigne pleinement une absence que l’on regrette toujours.

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Trou noir galactique au gymnase Aubanel https://www.insense-scenes.net/article/trou-noir-galactique-au-gymnase-aubanel/ Tue, 24 Jul 2012 15:08:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=662 Pour son quatorzième passage au festival d’Avignon, Romeo Castellucci propose The Four Seasons Restaurant. Cette nouvelle création vient clore le triptyque dont les deux premiers volets étaient Le voile noir du pasteur (mars 2011) et Sur le concept du visage du fils de Dieu, présenté l’année dernière à Avignon.

Le spectacle s’ouvre dans la pénombre sur le vrombissement assourdissant d’un trou noir dont les fréquences sont normalement bien trop graves pour être perceptibles par une oreille humaine. Le son transmis a été créé par un scientifique américain qui l’a exactement retranscrit afin de nous le faire entendre. Selon Romeo Castellucci, il s’agit de traiter ici de l’effacement des images. Le titre, The Four Seasons Restaurant, fait référence au peintre Rothko, qui retira ses toiles d’un restaurant du même nom afin de ne pas les donner à voir. Une disparition qui fait écho au précédent spectacle du metteur en scène, Le Voile noir du pasteur, adapté d’une nouvelle de Nataniel Hawthorne dont le héros couvre son visage afin de l’effacer.
L’acte esthétique de la disparition serait le choix de représenter l’absence et le manque plutôt que l’image. C’est la raison pour laquelle la figure du trou noir tient ce spectacle telle une clef de voûte. Un trou noir produit une force incommensurable qui attire les corps en son centre et densifie leur masse au point de les faire disparaître, on ne sait comment, on ne sait vers où. Symbole esthétique, le trou noir opère l’effacement et génère le vide.
Le rideau s’ouvre sur un espace dont les parois et le sol sont blancs. Des barres de mur, des cerceaux et des ballons figurent le gymnase d’un lycée. Des jeunes femmes habillées en paysannes jouent La mort d’Empédocle de Hölderlin. La scène se présente comme la sédimentation de différentes temporalités qui remontent de temps en temps à la surface. La temporalité des actrices, tout d’abord, qui jouent ce soir au gymnase Aubanel ; puis celle des jeunes filles dans cet autre gymnase pendant la guerre de Sécession (peut-être un clin d’oeil à Hawthorne) ; celle d’Hölderlin qui écrit La mort d’Empédocle ; celle de la peinture classique dont on retrouve les poses ; celle enfin du Ve siècle avant Jésus-Christ, siècle d’Empédocle.
Les actrices passent de pose en pose, leurs mouvements synchronisés et leur coprésence forment des compositions qui rappellent des tableaux. Les voix des actrices, tantôt directes, tantôt enregistrées, circulent entre les différentes strates de cette superposition, donnant à la scène épaisseur et profondeur. Des interférences viennent de temps en temps en parasiter le son. Parfois, les voix s’échangent et passent d’une actrice à l’autre. Elles ne sont plus alors rattachées à un corps mais circulent de bouche en bouche. Certaines, très saturées, rappellent les voix des astronautes qui communiquent avec leur base depuis l’espace. Progressivement ces voix semblent très lointaines, dans le temps comme dans l’espace.
On dit que la lumière des étoiles que nous percevons a été émise il y a des millions d’années. Il en va de même pour les interférences entendues ici. Elles semblent provenir des différentes strates de cette sédimentation, de l’accumulation des siècles. Les lointaines voix de La mort d’Empédocle nous parviennent chargées de ces interférences. Les actrices, en groupe compact, miment une forme d’accouchement à plusieurs. Les unes après les autres, elles naissent et disparaissent. La scène se termine comme une liaison se coupe. Les jeunes femmes et leurs voix continuent de s’éloigner dans l’espace et dans le temps, attirées par une force centrifuge qui les emporte toujours plus loin, jusqu’à disparaître vers l’immatériel.
La seconde partie n’est plus occupée par les humains. Elle se rapproche d’une installation en plusieurs tableaux. Les parois et le sol blanc du gymnase préfiguraient le vide dans lequel évoluaient les corps et se posaient les objets (les barres d’un gymnase, des kalachnikov, des robes). Dans l’obscurité, le son du trou noir revient, très puissant. Puis un immense rideau bleu recule, comme une vague qui se retire et laisse sur le rivage blanc une carcasse de cheval, puis des sphères noires, telles des atomes. Maintenant le noir envahit le sol et les parois blanches, comme le vide englouti par le vide. Des flashs apparaissent dans le vrombissement incessant comme autant de franchissements de mur du son.
Enfin, deux immenses tourbillons que l’obscurité nous empêche de percevoir clairement semblent tomber du ciel. L’air, dont on entend le fracas des vents célestes, vient exploser l’unité de la terre – ou du sable – ou du sol – qui vole en un millier de particules, qui sans cesse retombent sur le sol pour former un nouvel agrégat provisoire derrière une grande paroi de verre. Après l’air et la terre, avec le feu du volcan dans lequel Empédocle s’est jeté, et l’eau, profondeur bleue de la vague qui se retire, l’évocation des éléments agence le spectacle comme elle structurait la pensée d’Empédocle. Vient enfin l’éther, le cinquième corps, la « quinte essence », invoquée dans le poème d’Hölderlin : « Et que tendrement viendra celui qui meut l’univers / L’Esprit, l’Éther, nous effleurer, enfin ! » [[HÖLDERLIN Friedrich, La mort d’Empédocle, 1ère version. Œuvres. Paris, Gallimard, 1967. (Bibliothèque de la Pléiade)]]
Déjà dans Les pélerins de la matière[[CASTELLUCCI, Claudia, CASTELLUCCI, Romeo, Les pèlerins de la matière, Solitaires intempestifs, 2011, 200 p.]], les membres de la Societas Raffaello Sanzio se revendiquaient iconoclastes. Dans The four seasons restaurant, le discours sur la disparition de l’image articule efficacement le geste de Rothko, Le voile noir du pasteur et la figure du trou noir. Cependant le rapport entre le discours du metteur en scène et la proposition scénique ne prend sens que durant la seconde partie.
Il semblerait que ce spectacle se construise comme le passage d’une posture esthétique semblable à celle d’Andy Wharol à une autre, celle de Rothko. La proposition artistique d’Andy Wharol, figure principale d’Inferno [[Inferno, spectacle présenté au festival d’Avignon 2008]] représente pour Castellucci une certaine réponse à la boulimie des images de notre monde contemporain. Wharol choisit de gaver sans fin la bête insatiable avec une surproduction d’images. On peut considérer que par certains égards Castellucci adopte une démarche similaire : son travail se développe sur une fascination des images. Celles qu’il produit attisent l’appétit contemporain pour l’image.
Mais Castellucci s’en est toujours défendu : il dit montrer l’image pour en révéler la vacuité. En invoquant Rothko comme figure tutélaire de ce nouveau spectacle, il semble que le dévoilement de la vacuité ne soit plus suffisant, il faut désormais procéder à la disparition.
La première partie propose un véritable foisonnement d’images : les jeunes filles, images par excellence, se font elles-mêmes image à chaque pose qu’elle prennent. On voit également des drapeaux, un pistolet qu’on peint en doré avec une bombe, des cerceaux formant des cercles parfaits, des chiens qui mangent les lambeaux de langue, et enfin, exemple le plus éminent, des kalachnikov portées en bandoulière par les jeunes filles. Le travail sur le son réussit magistralement le processus d’éloignement de cette scène. Les images sont créées, montrées dans leur vacuité, et commencent aussitôt après à être aspirées par le vide. Dans la seconde partie, la carcasse de cheval rejetée sur un rivage est le symbole même d’une image vide, comme un coquillage sur la plage.
Le seul point d’interrogation concernerait la dernière scène, qui évoque un trou noir (le sol est pulvérisé par l’air qui vient d’en haut). Derrière les parois de verre et le tourbillon, quelqu’un agite un drapeau noir. Plus tard, quand le vacarme faiblit, des jeunes filles nues se regroupent devant l’immense portrait d’une femme. Ces dernières minutes annonceraient-elles le retour des images, à nouveau toutes puissantes ?

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The animals and the children took to the streets https://www.insense-scenes.net/article/the-animals-and-the-children-took-to-the-streets/ Tue, 24 Jul 2012 15:06:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=661 16h. Le vent souffle si fort que tous les bœufs doivent être sans cornes. Dans la fraîcheur de l’auditorium du Pontet est présentée aujourd’hui The animals and the children took to the streets, une pièce tout public de la compagnie anglaise 1927.

The animals and the children took to the streets commence avec un plateau sans acteurs et une voix off. Le dessin des toits d’une ville dont les cheminées fument au crépuscule est projeté sur le décor. Trois panneaux d’environ trois mètres de hauteur sont disposés sur scène. Le plus large est central et placé face au public, deux autres plus étroits sont présentés de biais à cour et à jardin. Le tout forme une sorte de placette dont les panneaux seraient les façades. Un orifice de forme rectangulaire percé dans chacun des panneaux permet aux actrices de jouer depuis la fenêtre de leur maison. Ces trois cloisons sont les seuls objets scéniques du spectacle. Nous allons pourtant voir bien des choses pendant l’heure qui suit car les murs sont les pages blanches sur lesquelles les projections de Paul Barrit vont dessiner l’histoire qu’on nous raconte. Les façades font alors penser à un livre géant dans lequel les acteurs évolueraient. Les images projetées représentent autant l’extérieur aux volets qui claquent que l’intérieur des maisons aux parquets qui grincent.
L’histoire a lieu dans un quartier pauvre à l’est d’une ville dont on ne nous dit pas le nom. Ce quartier, c’est le Bayou. Un endroit où les habitants sont malhonnêtes, sales et sans scrupules, un endroit où les cafards et les rats sont considérés comme des colocataires. Les murs suintent et les tapis sont trempés d’une moiteur visqueuse et indéterminée. Le motif favori pour les robes des dames, c’est l’imitation de la fourrure du léopard. Elles en portent toutes, et lorsqu’elles guettent à la fenêtre les faits et gestes de leurs voisins, elles ressemblent à des animaux inquiétants. Dans le Bayou il y a également un magasin de contrebande et de produits volés, qui a ouvert son activité à la prostitution pour faire plus de bénéfices. Les nuits au bayou ne sont pas paisibles : les enfants et les animaux s’échappent de leurs maisons et envahissent les rues, provoquant un vacarme assourdissant qui exaspère le voisinage.
Les maisons ressemblent à celles des Triplettes de Belville. Les murs sont plus ou moins ocres, en certains endroits on dirait qu’une inondation en a affadit la couleur, en d’autres, à l’inverse, c’est comme si la prolifération de moisissures les assombrissait. Tous les personnages ont le visage peint en blanc, ce qui les rend à la fois étranges et effrayants et permet de les repérer tout de suite dans les projections. Les images interagissent en direct avec les acteurs : la poussière soulevée par le balai du concierge forme un petit nuage projeté sur le mur. Les parapluies des acteurs stoppent les gouttes de pluies qui coulent en projection le long des façades. Dans le Bayou il pleut beaucoup et les gens ne sortent pas beaucoup de chez eux. D’ailleurs les actrices ne se déplacent qu’en longeant les façades. Le reste de la scène est inoccupé.
Du début à la fin du spectacle, chacun des personnages s’exprime en musique. Une des habitantes du Bayou a un piano près de sa fenêtre et en joue pour accompagner le récit. Parfois, ce sont d’autres instruments comme le mélodica. Les actrices chantent le plus souvent à deux voix, sur des mélodies qui rappellent les dessins animés qui font peur (je pense notamment à Vincent de Tim Burton). Le plus souvent, les personnages racontent l’histoire plus qu’ils ne la jouent, et de ce fait l’omniprésence de la musique n’évoque pas une comédie musicale. Elle sert plutôt d’environnement sonore, maintient l’histoire dans son ambiance, comme si la scène était un livre animé ou une boite à musique.
L’humour est décapant et corrosif. Une vieille dame fabrique des dragées pour droguer les enfants des rues afin qu’ils ne dérangent plus personne et tout le monde s’en réjouit. Les personnages sont tous plutôt cruels, sans que cela ne produise de ressort dramatique. La cruauté plane, sans pour autant provoquer de drame, elle fait partie de l’environnement poisseux du Bayou.
Ce spectacle, parfois un peu hypnotique, propose un regard assez froid sur ce quartier et ses habitants. Ceux-ci semblent ne pas avoir de sentiments, c’est comme s’ils avaient tous avalé des dragées qui auraient assommé certaines parties de leurs cerveaux. Leur maquillage blanc accentue ce trait : ils ne sont jamais ni heureux ni tristes. La musique, plutôt régulière tout au long du spectacle, renforce cette sensation de quotidien monotone, morne, sans soleil ni obscurité, dans la moiteur permanente d’un papier peint ocre qui se décolle du mur et se colle au tapis.
Chacun essaie de « garder le loup de l’autre côté de la porte », en d’autre termes, de ne pas sombrer dans l’endettement, de ne pas devenir vraiment trop pauvre, de réussir à boucler ses fins de mois.
Il est impossible de définir l’époque à laquelle se passe cette histoire. Comme dans les dessins animés ou les livres illustrés pour enfant, l’esthétique conviendrait à n’importe quel lieu, à n’importe quelle époque. Cette indétermination permet au spectateur de projeter ce qui lui convient sur ces personnages et ces événements. La pauvreté et la misère représentées ici ne sont pas celle d’une communauté plutôt qu’une autre. La pièce propose ce récit et cet environnement comme une tranche de vie, et c’est au spectateur de choisir de faire le lien ou pas avec un engagement et une prise de parole politique sur la vie de ces quartiers, dans lesquels les policiers ne s’aventurent pas, de ces gens qui vivent là et n’en sortent pas, parce que l’extérieur les considère indésirables et fait en sorte de ne pas les voir.
Le travail des membres de la compagnie 1927 est remarquable. Quand les trois actrices saluent, on réalise que non seulement elles ont assuré la musique, mais qu’elles ont tenu tous les rôles. La projection vidéo, réussie et ingénieuse, ne fait jamais concurrence à la musique ou au récit. Chaque élément s’emboite finement dans une dramaturgie maitrisée. Un très beau travail – exempt de prétentions artistiques souvent décevantes – dont l’écart entre la complexité réelle et l’évidence apparente se révèle fascinant.


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Les contrats du commercant – une pièce économique https://www.insense-scenes.net/article/les-contrats-du-commercant-une-piece-economique/ Tue, 24 Jul 2012 15:04:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=659 Ce soir la cours du lycée Saint-Joseph accueille Les contrats du commercant – Une pièce économique d’Elfriede Jelinek, mise en scène par Nicolas Stemann et le Thalia Theater. 3h45 de spectacle en allemand surtitré alors que le mistral se déchaine peuvent apparaître de prime abord comme une épreuve plutôt difficile à surmonter. Lorsqu’en début de spectacle le metteur en scène prend le micro pour nous expliquer le mode d’emploi de son spectacle, il semble confirmer l’énormité du challenge.
Le texte d’Elfriede Jelinek fonctionne comme le fil rouge du spectacle. Sur scène, un écran d’affichage décompte une à une les pages qui restent à jouer avant la fin du texte. La pièce se déroule de façon régulière : tantôt jouée, tantôt lue très vite, parfois couverte par les acteurs lorsque ceux-ci décident de proposer des numéros pendant qu’elle continue à défiler en fond sonore, plus ou moins perceptible, alors que le décompte des pages se poursuit. Ce dispositif permet de donner au spectateur un repère temporel et de se situer par rapport à la totalité du de la pièce. Le metteur en scène invite les spectateurs à quitter le public s’ils en ont l’envie, afin d’aller boire un vers un verre dans un petit bar situé dans une cour attenante d’où ils pourront suivre le spectacle sur des écrans. Tout est fait pour mettre à l’aise les spectateurs face à ce gros morceau, en lui permettant une certaine autonomie dans la réception.
Elfriede Jelinek a écrit cette pièce en 2008, juste avant la crise des subprimes. Cette coïncidence historique confère au texte une dimension presque prémonitoire. Depuis 2008, l’auteur l’a complété, modifié, augmenté, en prenant appui sur les événements de ces dernières années. La figure de l’argent est sans conteste le personnage central de cette pièce et les acteurs sont comme des choreutes prêtant leurs voix et leurs corps à ce long texte, dense et souvent répétitif, où la parole est souvent donnée à la banque, sorte de figure / personnage qui revendique le fait de n’être pas une personne mais une institution dotée de parole, de pouvoir et d’ambition. La banque semble s’adresser à l’assemblée des spectateurs, l’assimilant aux masses des pauvres petits porteurs.
Le spectacle se présente sous la forme d’une suite de tableaux, comme autant de façons de servir le texte, en le faisant entendre clairement ou en l’utilisant comme matériau sonore d’une litanie de l’argent et de sa toute puissance. Parfois, le texte est prononcé par un chœur d’acteurs, parfois plusieurs textes résonnent simultanément à différents endroits du plateau. Souvent les acteurs – qui semblent tous être musiciens – chantent sur un mode polyphonique.
Plusieurs espaces divisent la scène : à l’avant, un espace de jeu central, généralement le centre de l’action. Tout autour, différents espaces annexes : à jardin un piano, un violon et des micros. A cour, les traductrices diffusent les surtitrages en simultané. A leurs côtés, un peu plus à l’avant-scène, des chaises et des fauteuils roulants sur lesquels les acteurs viennent s’asseoir pour observer ce qui se joue. Vers le lointain, la scène s’élève sur trois marches. Sur la première, à jardin, des techniciens manipulent le son du spectacle et jouent parfois du clavier. A cour, une table blanche constitue une sorte de « module vidéo » : régulièrement un acteur s’y assoit et deux techniciens filment en gros plan leur scène face caméra, retransmise en direct. Sur la deuxième marche à jardin, il y a un petit salon où les acteurs peuvent s’installer et boire un verre de vin. A cour, une table de travail, avec bouteilles d’eau et paperasse qui vole, figurant le travail à la table représentatif de la dramaturgie à l’allemande. Sur la dernière marche en fond de scène trône une batterie.
En plus de ces multiples espaces, la scène accueille un grand bazar plus ou moins organisé. Les débris d’un décor en papier mâché préalablement détruit jonchent le sol à cour et à jardin. De multiples chaises, tuyaux métalliques ou autres accessoires sont également disposés sur les deux côtés. Enfin, les façades du lycée Saint-Joseph sont l’écran d’une triple projection, une centrale et deux latérales. On y voit les acteurs qui passent au « module vidéo », mais également la retransmission en direct de manipulation d’articles de presse et de photos que les techniciens font passer dans le champ de la caméra. Une vidéo de Stéphane Hessel, qui lit un passage en allemand, est diffusée à mi-spectacle. Plus tard sont projetées des photos de spectateurs, prises en direct dans le public.
Le spectacle donne la sensation d’une masse énorme de texte et d’un foisonnement incroyable de formes et de propositions, allant du numéro de magie raté à la fausse bagarre éclatant dans le public, de l’imitation d’Hitler au meurtre sanglant perpétré à la hache. Le rythme du spectacle et la liberté de quitter les gradins font passer les quatre heures comme si de rien n’était, jamais on n’éprouve le sentiment d’être pris en otage, ni même d’être contraint. Dans le public, les spectateurs vont et viennent sans que jamais cela ne dérange quiconque, les uns se lèvent pour laisser passer les autres, sans jamais de problème. Il règne une agréable inattention sélective. Parfois les acteurs viennent jouer dans les gradins, à d’autres moments le metteur en scène sollicite le public pour des participations plutôt absurdes, par exemple chanter « le reste d’entre nous, c’est la banque » en allemand pendant la durée de cinq pages (le tableau d’affichage sert de repère). Ravie, la majorité de l’assemblée des spectateurs se prête au jeu, et lorsqu’elle abandonne avant la cinquième page, parce que l’action sur scène est sans cesse interrompue et que par conséquent, l’avancée dans le texte piétine, le metteur en scène demande à la salle de continuer à chanter dans sa tête afin d’obtenir l’effet escompté sans se fatiguer en chantant. Le texte défile et les scènes intenses ou plus décousues s’enchaînent les unes après les autres sans jamais laisser place à une hésitation ou à un temps mort.
Toutes sortes de célébrations de l’argent ont lieu sur scène : une actrice à tête de mouton en peluche mange une vraie cinquantaine de billets, les acteurs, déguisés en billets et pièces d’un euro dansent en se donnant la main. Un acteur tente de ressentir le champ de force de l’argent présent dans le sol afin de dédoubler les billets de banque. Il prétend y parvenir avec les faux billets estampillés « accessoires de théâtre » et souhaiter tenter l’expérience avec un billet véritable. Un spectateur sort son portefeuille et donne un billet de 20 euros. Les acteurs le brûlent entièrement, et affirment qu’ils ont fait un faux mouvement et que le billet dédoublé (le champ de force de l’argent a généré, en plus du dédoublement, un intérêt de 10 euros, c’est donc un billet de 50) se cache dans la poche d’un des voisins du généreux spectateur, et incitent ce dernier à le récupérer.
Donner un compte-rendu exhaustif de ce spectacle semble être une tâche impossible. Il en reste le souvenir d’un travail impressionnant, tant de la part du metteur en scène et du dramaturge que de celle des techniciens. Enfin, le travail des acteurs qui « tiennent » ces quatre heures de façon haletante, sans jamais défaillir produit une performance tout à fait surprenante. Le défi incroyable de traiter la crise et le pouvoir de l’argent, de parler de l’immédiat et de l’extra-contemporain est brillamment relevé. Le travail combiné d’Elfriede Jelinek et de Nicolas Stemann permet de rendre possible le pari – à priori irréalisable- de faire un théâtre qui traite du monde presque en temps réel, capable d’atteindre une réelle actualité et par conséquent une efficacité politique sans pareille. Voilà qui donne au théâtre l’espoir d’échapper à la fatalité d’être toujours en léger décalage, toujours déjà un peu dans le passé.

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Stephen Emmott : le Professeur m’abuse. https://www.insense-scenes.net/article/stephen-emmott-le-professeur-mabuse/ Tue, 24 Jul 2012 15:00:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=660 Schématique, simpliste, grossier, Ten Billion est une soupe confectionnée par Katie Mitchell (dans quoi est-elle aller se fourvoyer ?) et Stephen Emmott, scientifique professionnel de la communication. Dans un décor de bureau, sur un tableau qui reprend les vignettes et signalétiques de la multinationale pour laquelle il œuvre, le conférencier fait le tableau de l’avenir. Genre monsieur météo des catastrophes. Une conférence qui lorgne du côté d’un nouveau genre dramatique où poétique et esthétique sont absents. 90 minutes, paradoxalement, qui permettent de faire croire à l’éternité pour celui qui est venu vendre la fin du monde.
Stephen Emmott, scientifique qui appointe comme Directeur de laboratoire chez Microsoft Research of Cambridge et qui est membre de NESTA’s creative écononmy committee (groupe soucieux, entre autres, du développement de l’innovation culturelle et créative, ainsi que de ses nouveaux enjeux économiques puisqu’il a été évalué qu’il y avait là un marché économique à forte expansion) est un ambassadeur de la vulgarisation du discours scientifique. En tant que Directeur du bureau de recherche en sciences s’intéressant à la biochimie, l’immunologie, la biodiversité et la climatologie, il travaille avec différents scientifiques pour, je cite, développer « une nouvelle sorte de science »
Aujourd’hui conseiller de plusieurs universités, comités et fondations, Emmott travaille à établir des projections sur l’avenir de la planète. Une science qui tente de comprendre les systèmes complexes à l’œuvre dans la nature.
Nouveau Nostradamus, caricature scientifique de Madame Irma, clone d’Elisabeth Tessier, ombre d’Yves Paccalet (ancien bras du Commandant Cousteau qui prédit la fin de l’espèce humaine pour 2025), lointain écho de Jacques Attali qui ne manque jamais un « bon coup » pour participer activement aux questions déclarées d’urgence nationale, internationale et universelle (cf. Une Brève histoire de l’avenir)…Stephen Emmott est à la prévision, ce que l’inquisiteur est à la prédiction : faut croire, le croire.
Un premier écart : un paradoxe ou une contradiction, puisqu’à l’opposé du discours scientifique qui repose sur la preuve, le constat et la démonstration… le propos de S. Emmott repose sur la spéculation dont la finalité consiste à établir une hypothèse négative. Car, et ne nous trompons pas, si la litanie du conférencier fonctionne sur la convocation d’éléments alarmants où l’activité humaine est, de manière récurrente, tournée vers la destruction de la planète et sa propre extinction, les exemples choisis sont, pour autant qu’ils peuvent être vérifiables, les agents d’une peur qu’il s’agit de faire naître. Peur, plus que conscience, puisque l’argument de Emmott (qui reviendra à deux reprises) c’est la menace d’un Astéroïde qui percuterait la terre, laissant 70% de la planète dans les ruines.
Artifice fictionnel où l’on comprend que s’il y a 30% de survivants, c’est que quelque part, on peut espérer s’en sortir, espérer un Messi, un Sauveur… Emmott, d’une certaine manière, en serait le porte-voix, et plus précisément le prophète.
Nouvel écart avec le discours scientifique qui inscrit Emmott dans la lignée des auteurs qui écrivent la peur et le salut, travaillent sur la culpabilité et le châtiment…
A entendre les exemples qu’il convoque, à écouter le détail des misères qui guète l’humanité dans les 50 années qui viennent (l’eau, le climat, la surpopulation, la guerre civile, les pandémies…) on comprend que le constat scientifique, sélectif et orienté, est le fondement d’un alarmisme qui nous inscrit dans une fin tragique où « le réfugié climatique » doit se concevoir comme la prochaine figure de l’homme d’exil ne pouvant rejoindre aucun territoire à même de le sauver.
Sans solution, sans recours, sans horizon, sans avenir… l’humanité est donc condamnée à subir ce qu’elle a construit : sa perte.
A l’opposé de l’exposé didactique, le laïus vire au pathétique et au sensible. Ne s’embarrasse pas des petits pics à Greenpeace (raillerie et moquerie sur les « actions » et autres happenings de l’association), le tout enrobé par un Emmott aux sourires sympas, à la formule pesée, à la béquille humaine (il en est équipé et ça fera dire à un camarade qu’on avait là Docteur House mais en moins bon). Ça s’achèvera par une touche de pathos quand, à un collègue à qu’il demande « que faire ? », il s’entend répondre : « apprendre à ton fils à manier un fusil ».
Fin de la « démonstration » qui, au passage, aura accablé les comportements des pays émergents et notamment le taux de fécondité des femmes de quelques banlieues du tiers-monde, quart-monde, autre monde…
Ah, la femme n’est décidément pas l’avenir de l’homme. Chez Emmott, elle n’est que la complice de la fin de l’humanité… Quand chez Heiner Müller, de mémoire de lecteur qui avait retenu la formule « un monde sans mère » nous permettait de mettre juste fin au tragique.
Commence alors, à lère du participatif à tous les étages, la séquence « le micro est dans la salle » où le spectateur, qui a assisté à cette variation de Yann Arthus Bertrand, pas tout à fait en état de choc, mais sérieusement inquiet, réagit.
De tous les points qu’il faudrait ici rapporter, on s’inquiète alors de la fébrilité à trouver des réponses sensées chez notre conférencier. Lui, si prompt à développer un discours qu’il tient depuis plusieurs années, ne semble pas en mesure de répondre vraiment à ces humains fossoyeurs de leur condition.
Et de réfléchir à la seule question qui taraudait quelques-uns… Formulons-la ici sur le mode de l’interpellation :
« Oh, Stephen, tu parles de révolution verte, alimentaire, technologique… Et tu vois que ces adjectifs sont sans effet. Mais alors, et si REVOLUTION était la seule voie possible ? »
Une vraie révolution qui commencerait par la remise en compte du système, du seul système qui, depuis bien longtemps maintenant, ne peut plus apparaître que comme un cancer : le capitalisme. C’est-à-dire le prédateur de toute chose, matière et homme. Le carnivore de tous les espaces.
Mais Emmott, qui travaille pour Microsoft et qui est membre de Nesta, ne peut en arriver là. Le système, il le conserve et son unique solution est de mettre les peuples à la torture pour gagner un peu de temps. Et donc encore un peu d’argent.
Dès lors, écoutant Emmott, on se dit que le capitalisme, dans son rapport au cynisme, sait déjà que tout va disparaître, mais que préalablement à cette étape ultime, il aura grossi encore et encore de quelques billions de dollars, livres, euros et autre yens. Depuis longtemps, qui a une conscience politique, sait que le capitalisme n’est pas un humanisme. Il n’y avait sur la scène du Tinel qu’Emmott l’évangéliste, le prédicateur, le savant sauveur… pour ne pas vouloir le penser, ni le dire.
Reste une question, une seule… mais à qui donc profite ce discours alarmiste ? Qui peut avoir intérêt à spéculer sur la peur ? Un groupe d’intérêt of course qu’il soit politique ou privé ! Une église quelconque of course, reconnue ou marginalisée !
De toutes les manières, un groupe qui a intérêt à ce que la peur discipline tout le monde. Un groupe qui a horreur du désordre à venir… Car il y aura un grand désordre à venir et les marchés n’aiment pas ça. Emmott était donc l’agent de l’ordre, rien de plus.
Que le théâtre nous le rappelle, c’est vraiment bien ; même si Emmott se sera vendu, en croyant nous revendre autre chose.

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Une mouette peut en cacher une autre https://www.insense-scenes.net/article/une-mouette-peut-en-cacher-une-autre/ Mon, 23 Jul 2012 16:00:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=665 Le Crash de la Mouette de Nauzyciel ne fait pas la mort d’une espèce. Aussi, plutôt que de revenir sur les raisons de la fuite en avant des spectateurs à l’entracte, sur ces « envolées des spectateurs » qui auront survécu en s’extrayant de la Cour d’Honneur, notre science critique préfère un poème de Malcolm Lowry. Parfois, quand il n’y à rien écrire que le pire, il vaut mieux encore se taire et inviter à lire…
La mouette aux ailes glauques
Ange au nez recourbé, démarche de marin
Eboueuse du ciel et pure chasseresse
En quête d’une étoile un peu bonne à manger,
Toi qui fais peur aux chats et qui dans ta sagesse
Viens souiller mon portail – âme d’un marin mort,
Image dressée au faîte du toit
Comme la liberté dans le bleu du matin,
Toi qui es torche étrange au crépuscule
Et monde d’amour plus étrange encor,
N’est-ce pas toi que j’ai sauvée jadis, ma vieille,
Quand tu hantais le pont du Maurétania ?
Un tonneau, là, servait à recueillir la pluie :
Un jour tu y tombas, aveuglée par la neige ;
Je t’en tirai, pour te relancer dans le ciel

— Souvenir plus fort même, que ceux de l’enfance
Ou des cargos qui tanguaient vers la Roumanie.

Malcolm Lowry, Pour l’amour de mourir, édition de la différence, 1976, p. 92


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Le Berceau de l’humanité ou La Caverne de Steven Cohen https://www.insense-scenes.net/article/le-berceau-de-lhumanite-ou-la-caverne-de-steven-cohen/ Mon, 23 Jul 2012 15:08:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=663 Au pontet, dernière semaine du 66ème festival d’Avignon, fin de la représentation du « Berceau de l’humanité » de Steven Cohen. En l’attente de la navette qui nous ramène au cœur d’Avignon, deux jeunes s’interrogent sur le spectacle auquel ils viennent d’assister. Leurs interrogations renvoient à la conférence de presse donnée par Steven Cohen qui explique que dans son travail, il ne cherche ni à être didactique, ni à être clair. Pour ce performer sud africains, ses projets sont une manière de provoquer les questionnements des spectateurs en utilisant des images singulières qui ne renvoient pas à du cliché. Façon de contrecarrer la réduction de la pensée liée à l’utilisation d’images connues dans lesquels l’imaginaire sombre. Les jeunes gens m’interpellent lors d’un deal : une cigarette contre des éclaircissements. S’ensuit alors une tentative d’explication de la perception de ce travail : Steven Cohen, son berceau, son humanité.
Une heure plus tôt, le public s’installe dans la salle, sur la scène, une sphère de deux mètres de haut, un écran, des tabourets et suspendu aux cintres un mannequin astronaute observateur du plateau. Une projection d’un film ouvre le spectacle, des images de robots sont associés aux images d’une vieille femme noire en tutu seins nus et d’un homme portant un buste de singe en bois. C’est la présentation de Steven Cohen 50 ans et sa nourrice Nomsa Dhlamini 91 ans. Ces images sont issues du Berceau de l’humanité, site archéologique en Afrique du sud classé au patrimoine de l’Unesco où sont présents nombres de fossiles d’hominidés. Le titre viendrait donc de ce lieu familier pour les Sud-africains que Steven Cohen découvrit avec l’école. Mais de ce lieu, seules des traces, des évocations seront présentes. Le projet est de réfléchir à une évolution de notre humanité par le prisme du berceau de Steve Cohen. Ces images sont accompagnées de chants traditionnels des « Bushmens »1.
Après l’introduction vidéo, Nomsa Dhlamini entre en scène, le pas fébrile et lent. Elle se présente seins nus avec un cache sexe, un arc et un carquois. Elle fait le tour du plateau, se plaçant dans les ronds de lumière qui jonchent la scène, saluant malicieusement de la main les spectateurs du premier rang. C’est elle, le berceau de l’humanité, celui de Steven, représentante des nourrices noires pour enfants blancs sud africains. Une femme âgée qui malgré l’empreinte du temps se tient debout et rayonne. Steven Cohen entre à son tour en scène. Il est dans une bulle, nu avec pour tout vêtement un corset blanc. Sortant de cet œuf, c’est une naissance devant sa nourrice qu’il rejoue. Toute la pièce se déroule sur un rythme tranquille. Une cérémonie ou un rituel qui n’est pas là pour donner une vérité mais pour exposer des questions. D’où je viens ? D’où l’humanité a éclos ?. Une déclinaison de leurs identités projetées sur la scène donnera des éléments de réponse. Nomsa Dhlamini, né en 1921 au Swaziland. Steven Cohen, né en 1962 à Johannesburg. Mais le lien entre eux, ce lien montré sur scène dépasse la carte d’identité. Une relation filiale, d’amour se tisse à la scène. Qui je suis ? Quel est mon berceau ? Steven tente de répondre en s’exposant avec sa nourrice dans cette complicité attentive et attentionnée. Ils n’auront durant toute la représentation besoin d’aucune parole, seuls les regards et les gestes permettront de les voir dans une intimité simple et pudique.
Pour ce qui est de l’Humanité, Steven Cohen multipliera les images et les signes qui se croiseront, se contrediront. Une vidéo de singes dans la forêt, Adam et Ève luminescents se promenant sur la scène où dans la grotte (The Cradle of humankind) en vidéo, une Marseillaise se fera entendre… Autant de signes et de signaux qui disent que la construction de l’Humanité peut-être pensée dans le désordre, dans la réception de bribes, dans la confusion des mythes. Contrairement à l’Histoire des historiens qui cherche à ranger, à expliquer, à trouver des relations de causes à effets, Steven Cohen propose des images psychédéliques2.
Retour à la tentative d’explication, qui n’est pas une vérité mais une façon de comprendre (prendre avec soi) le geste de Steven Cohen. Une vision mêlée d’une Histoire de l’évolution de l’homme et de la biographie intime de cet artiste. Il devient l’archéologue poète qui avec des signes : images, sons, vidéos, chorégraphie une humanité refaisant surface. Mélange du commun et de l’unique qui se joue autour d’un patrimoine de l’Unesco, une grotte appelé : Berceau de l’humanité. C’est de cette grotte et c’est de la caverne qu’est la scène, que l’ombre de Steven Cohen et celle de sa nourrice se meuvent et se découvrent. L’allégorie d’une caverne sud africaine où se trouve une connaissance du berceau de Cohen.
1- Les Bochimans constituent une population d’Afrique australe vivant aujourd’hui principalement dans le désert du Kalahari. Traditionnellement chasseurs-cueilleurs, ils sont désormais largement sédentarisés. Ils seraient environ 100 000 dans toute l’Afrique australe aujourd’hui. Les noms français « Bochimans » ou « Bosjesmans » sont dérivés du mot néerlandais « bosjesman », introduit par les Boers et signifiant littéralement « hommes des buissons » ou « hommes de la brousse ». Les colons anglais ont utilisé la traduction littérale « Bushmen ».
2- Etymologiquement psychédélique vient du grec : ψ υ χ η Ì (v. psyché) et δ η λ ο Ì ω « rendre visible, révéler ».
conception, chorégraphie, scénographie et costumes : Steven Cohen
lumière : Erik Houllier
costumes : Léa Drouault
assistanat à la création : Elu Kieser
films : Steven Cohen, John Hodgkiss
photographie : John Hodgkiss
vidéo : Baptiste Evrard
avec Steven Cohen et Nomsa Dhlamini
musiques additionnelles
Bushmen Juoansi from Namibia (disque Radio France Ocora/Harmonia Mundi distribution)
Ken Nordine (album Colors, compositeurs Ken Nordine & Dick Campbell)
The Funeral Song de The Bulawayo Church Choir, extrait de Dead & Gone, volume 2
My Only Child de Nico, extrait de Dead & Gone, volume 2
La Marseillaise de l’album Saint Cyr-Bicentenaire (compositeur Rouget De Lisle, Dupont & Gebel)
The Assassination de Toru Takemitsu, extrait de musique pour le film de Masahiro Shinoda (1964), originellement issu de The Frozen Bordeline (1968-1970)

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Le Berceau des lucioles de Cohen https://www.insense-scenes.net/article/le-berceau-des-lucioles-de-cohen/ Mon, 23 Jul 2012 15:00:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=664 A Vedène, espace Bardi, Steven Sohen et Nomsa Dhlamini présentaient une performance Le berceau de l’humanité. Une heure où l’inconnu et l’étrangeté pour autant qu’ils pourraient s’inscrire dans une esthétique de la provocation ne réfléchiraient alors qu’un ordre figé de la représentation. Une pièce poétique où le corps fardé de blanc de Steven Cohen ne l’est que pour échapper à l’homme « blanc pâle ». Performance où le corps est un axe.
Cohen le chaos
C’est peu dire que de commencer par rappeler, avec lui, que Steven Cohen est un « PD » comme il le dit de lui-même. Non pas un joli « Gay » pour la consommation, mais un « PD monstrueux » dit-il. Commencer encore par rappeler que c’est un « juif » comme il l’explique lui-même et comme il y insiste parce que soudain ça l’inscrit dans un geste qui lutte contre toutes formes de fascisme, toutes énergies qui tendent à la destruction de la création, comme il l’explique encore. Enfin, rappeler que c’est un performer comme on peut le voir nous-même. Un artiste interdit dans son propre pays, l’Afrique du Sud, où il est né en 1962, à Johannesburg, parce que ses parents s’y réfugient alors que l’Allemagne nazie ne leur aurait pas permis de vivre. Rappeler encore que si Steven Cohen s’expose le plus souvent nu ou partiellement dénudé sur scène ou dans les rues souillées des township, c’est que pour lui « ce qui est important ce n’est pas ce que tu portes, mais ce que tu enlèves » afin de montrer ce qu’il y a là. Et dès lors, comprendre que lorsqu’il fait exécuter un streap tease à sa nounou, Nomsa plus de quatre-vingts ans, c’est pour montrer qu’elle est là, et qu’elle n’est pas réductible à « un appareil ménager » à quatre pattes, invisible comme la plupart de la main d’œuvre africaine, pour les blancs d’Afrique du Sud. « Que mes parents aillent se faire foutre » dit Cohen avant de poursuivre « c’est elle qui m’a élevé pendant que ma mère buvait ».
Censuré dans son pays, Steven Cohen qui considère qu’une photo de lui, à six ans, réfléchit sa première performance, mêle les épisodes biographiques de sa propre vie à ceux qui sont plus historiques, géographiques et politiques qui ne lui sont pas étrangers. Chacune de ses œuvres performatives peut ainsi se regarder comme une manière d’amalgame entre lui et ce qui le baigne, l’entoure ; ce qui l’innerve ou s’entremêlent de la vie publique et de la vie privée.
De Chandelier, en 2001, alors qu’il arpente en chandelier-tutu un bidonville que les employés municipaux dégagent, il dit que c’est la charge des artistes de dépeindre « la vie sociale » et qu’il y a là une « peinture digitale de la vie sociale, à moitié imaginaire, à moitié horrible ». La prise de parole critique est donc récurrente aux performances de Cohen, et en 2004, avec Dancing Inside Out, s’il lui « est difficile de parler, mais encore plus de garder le silence », il entreprend de danser jusqu’au bout de soi-même afin de recueillir et de mettre en avant la « douleur de l’être humain et la joie d’être en vie ». A l’endroit d’un monde où l’apartheid, aboli juridiquement mais toujours vivace dans les esprits, ne permet pas de baisser le regard, Steve Cohen, quand il réalise Maid In South Africa (littéralement : « une bonne en Afrique du Sud »), avoue alors être « intéressé par le nu, non pas le commerce de la sexualité ». Aussi, quand Nomsa Dhlamini est saisie en porte-jaretelle et poitrine découverte, il tient à en faire le portrait de l’Apartheid où Nomsa, usée et vieillie, qui a nourri la famille blanche, entretenue la maison blanche, s’est inquiété de la pitance du chien comme de ses maîtres…a passé une vie à genou, privé d’un regard d’altérité qui l’aurait fait exister autrement, lui renvoyant sans cesse l’image d’une femme exploitée qui, travaillant, aura tenté de protéger sa dignité.
Souvent perché sur des talons improbables, des chaussures surdimensionnées à la plasticité inattendue… corseté dans des guépières fluo baroques… comme une silhouette toujours en équilibre et toujours à la frontière d’un autre état de lui-même, Steven Cohen ne recule devant rien, sauf une fois, en 2008, où avec Golgotha (une œuvre à la mémoire de son frère suicidé), malade, et emputé de la capacité de donner le meilleur de lui-même, il décide de reporter l’instant de ce qu’il considère être une « œuvre majeure ». Une œuvre qui, au-delà du va et vient entre vie privée et vie publique, annonçait un état de l’intime que l’on aura retrouvé autrement dans The Cradle of humankind (le berceau de l’humanité).
Animisme esthétique
Une sphère, un écran, un ange doré suspendu aux grâces de Cupidon, deux cubes, plus tard une projection au sol… sans qu’il puisse être question de parler de minimalisme, le dispositif de Steven Cohen est un lieu de concentration de formes simples qui seront reliées par le mouvement déambulatoire de Nomsa Dhlamini, 84 ans, et lui-même. Mouvement où la démarche incertaine et fragile de la première trouverait dans le bras et la main de l’autre, le même geste attentif qu’elle observa au premier pas de celui qu’elle a élevé. Une manière de boucle ou de retour qui, dans l’absence de temps qui marque cette pièce plastique, annule toutes les différences. Nomsa et Steven sont ainsi branches et antilopes, arbres et cornes de gazelle, ombres magnifiées d’essences terrestres visibles dans les rêves ou au-delà de ceux qui ne croient que dans la vue. Etres des nuits, lucioles imprévues, papillons en tulle ou animal corseté… Nomsa et Steven ne sont d’aucune région et d’aucun territoire, d’aucune lignée et d’aucune espèce, héritiers génétiques d’aucune souche connue… Ils sont le ventre de la terre qui, dans ses imprévisions, met au jour plus que le règne des espèces. Ils sont eux. C’est-à-dire un tout, une unité, une synthèse chimique des idées et des corps, une colonie imaginaire qui n’aborde aucun des rivages de la raison. Ils sont une nuit, un jour, un entêtement de l’imagination à survivre à toutes les passions. Dans la pénombre qui accueille leur lenteur, au pied de tapis vidéo prompte à disparaître, satellite d’une Vénus mère et terre… Steven et Nomsa semblent posséder plusieurs vies. Apparaissant sur écran, disparaîssant du plateau, pèlerin de toutes les matières et nomades de tous les imaginaires, ils sont un peuple fantôme qui arpente une histoire simplement humaine. C’est-à-dire, pour qui sait poser la seule question pertinente à ce sujet, l’histoire d’un secret. C’est donc l’histoire de ce secret qui est portée au seuil de visibilité. C’est l’histoire de ces formes secrètes qui s’incarnent, sans qu’aucun des chemins logiques de la pensée ne puisse se saisir de la matière qu’il voit. Humanité et secret, l’un dans l’autre et réciproquement, sont liés comme le miroir et son reflet. Et de regarder alternativement Steven et Nomsa comme la surface du du miroir ou « muroir » ou celle de l’humanité sans jamais que l’on devine leur reflet.
Dès lors, dans l’énigme qu’est cette performance : qu’elle se dessine sur un fond vert somptueux, qu’elle prenne la forme sonore de chants rituels anciens, de paroles plus caverneuses ou d’une marseillaise qu’on réapprend à aimer parce qu’elle est chantée à l’enrdroit d’une humanité qui se lève… Dès lors, (dis-je), qu’il n’est plus de cavernes projetées autres que celles qui se confondent avec un utérus minéral, ou de poteau de mesure dressé qui ne rappelle un mat de danse aux confins d’un village lointain… Il y a dans ce geste performatif, une architecture qui n’est plus d’aucun temps. Une construction qui ne repose sur aucune fondation solide. Et ce parce que cette performance est le temps et elle est son propre espace. Elle est sa référence qui n’est pas au-delà d’elle-même, mais abritée au centre d’elle-même, cachée dans sa naissance, visible seulement dans son rayonnement chromatique et sonore.
Regarder et écouter Le Berceau de l’humanité, c’est ainsi comme suivre un film d’Erzog où l’ethnologie participe à la construction de ce qu’Heidegger appelait le « poématiser ». Le faire poème. C’est adopter une lenteur et un incongru, une image magnifiée et des signes incompréhensibles qui se tiennent dans la proximité de la signification. C’est marcher aux côtés de Cohen et Dhlamini, comme si l’on se retrouvait dans le regard tumultueux et fixe de Klaus Kinsky, ambassadeur de toutes les folies. Regarder The Craddle, c’est à la manière de Straub qui s’exprimait sur sa manière de filmer le cinéma, dire que « Le théâtre, ce n’est pas sautiller de-ci, de-là ! Un acteur n’existe comme personnage que si chaque battement de ses paupières et chaque mouvement de ses doigts sont des rythmes du texte et le texte dans des rythmes du corps […] Ce n’est que quand le texte a pénétré qu’un acteur est capable d’être debout sans bouger. Et le texte se tient debout aussi. Mais quand rien ne tient debout, un mouvement ne peut pas naître. Tout mouvement, alors, n’est là que pour cacher ou refouler ».
C’est regarder la manière dont Nomsa cherche de la tête quelque chose qui permettrait à son regard de faire savoir qu’elle voit. Et Steven Cohen de dire, en parlant de ce travail, qu’il a tenté de créer une conscience. Celle dont Didi Hubermann dit qu’elle pourrait être une luciole, un espace infiniment petit d’espoir et de liberté que l’on peut observer en même temps qu’elle nous inquiète par sa rareté.

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Un pingouin à Avignon https://www.insense-scenes.net/article/un-pingouin-a-avignon/ Sun, 22 Jul 2012 15:14:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=666

Samedi 21 juillet, la cour d’honneur, le mistral et La Mouette.
Au départ une immense vidéo, celle de l’arrivée d’un train en gare de La Ciotat des frères Lumière comme pour nous signifier qu’on va faire là un long voyage. Cette vidéo est projetée à jardin sur une structure argentée, un mur de féraille sorti de terre à l’image d’un iceberg flottant sur la banquise. A cour une autre structure de fer est cette fois ci orientée à l’horizontale, légèrement bombée, une sorte d’abri en cas de tempête (ou de tente quechua). Enfin à l’avant scène, en plein centre, Nauzyciel a choisi d’installer l’estrade. Quatre petits mètres carrés de podium au milieu des 800 mètres carrées de la cour d’honneur d’où la parole jaillira la plupart du temps. Le tout parsemé d’une neige noire répendue sur l’ensemble du plateau. Le décor est planté. Entre une silhouette vétue de noir qui va tomber morte à la suite d’un coup de feu. Une descente lente et maladroite du corps au ralenti qui ne se maîtrise pas. Il restera allongé là pendant qu’un premier pingouin habillé de noir et portant un masque grossier sort de sa cachette, derrière l’iceberg, et se dirige en avant scène sur le podium. Un pingouin à Avignon ? Je me rends compte alors que déjà je m’égare. Ressaisissement de ma pensée : « c’est La Mouette de Tchekhov. Nauzyciel a donc choisi un masque de mouette ». Et comme il « ne monte pas La Mouette » mais « La Mouette dans le Cour d’Honneur » la finesse des traits de la mouette svelte et agile, a laissé place à l’épaisseur du goéland. S’en suivent des ballets masqués interprétés par des comédiens pleins de bonne volonté, des musiciens perchés au loin dans un nid à l’abri des spectateurs, des voix luttant contre le mistral et tenant tant bien que mal le cap, un programme qui s’envole et vagabonde sur le plateau au gré de ses envies jusqu’à fuir définitivement, un cri de mouette imité par un guitariste plein d’entrain et puis au bout de deux heures l’entracte. C’est à ce moment là que je me suis dit que ça faisait longtemps que je n’avais pas pêché et que je suis partie.


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Meyssat : la tondeuse et le râteau https://www.insense-scenes.net/article/meyssat-la-tondeuse-et-le-rateau/ Sat, 21 Jul 2012 15:18:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=668 —–
15 %… Au regard du titre de la proposition scénique de Bruno Meyssat, il est prévisible que les jeux de mots qui concerneront ce travail le maintiendront en-dessous de ce pourcentage. Disons qu’il s’agira là d’un effet pervers de l’actualité qui permettrait de dire que ce spectacle est à l’image de la croissance espérée. Cela étant, à voir les réactions partagées de la salle, on pourra tout aussi bien dire que c’est le taux de rendement d’un livret poétique (produit hors cotation) et que finalement c’était inespéré. Ou comment un même objet produit des effets différents…
Après le Matignon (le metteur en scène et non l’hôtel de l’exécutif français) qui traitait de la crise sociale et politique de l’Angleterre thacherienne ; après le Ostermeier qui ne fut pas en reste avec les références et autres occurrences d’une société qui va à vau l’eau ; dans les périphéries du travail de Bouyagui où le mode de vie des clandestins exilés fera de tout bénéficiaire du RSA un imposable sur l’ISF… Meyssat aura donc lui aussi misé sur la crise en en explorant le volet financier. De l’une à l’autre de ces formes et au-delà des singularités de chacun de ces artistes, le thème réccurrent de la crise aura donc été l’un des espaces de questionnement esthétique et poétique de cette 66ème édition. Il est toujours possible de s’en réjouir puisque, d’une certaine façon, l’art aura ainsi souligné qu’il n’était jamais étranger aux péripéties de l’histoire et de l’actualité jusque dans, y compris, leurs formes les moins adaptées à l’imaginaire poétique.
15% aura peut-être péché justement à cet endroit, par un excès d’imaginaire où l’image comme la geste théâtrale et le mouvement quasi chorégraphique tenaient davantage d’une exploration mystique, voire énigmatique que d’une articulation organique des acteurs à la chose qu’ils investissaient. Dit autrement, ce n’est plus Brecht qui donnerait la direction du travail, et l’on est à des années lumières de toute ressemblance avec un lehrstuck. Ce qui n’est pas une critique, mais un bémol…
Ou quand 15%, espace et univers visuels, finit par s’abstraire ou s’éloigner de façon trop étrange du monde virtuel qu’il devait pénétrer, investir, ramasser sur le plateau. D’un certain point de vue, le travail de Meyssat sera alors entré en friction avec l’objet qu’il tendait à montrer. Au prétexte de rendre la complexité des formes du capitalisme, d’en rappeler l’organisation invisible et fragmentée mais aussi sa coordination stratégique insaisissable, la mise en scène de Meyssat multiplie les foyers d’images donnant une visibilité immédiate à ceux qui en sont les victimes. C’est à cet endroit, vraisemblablement, que la charge tragique qui porte sur l’humain finie par être privilégiée par Bruno Meyssat. Tragique et dramatique où l’on perd de vue la critique du capital auquel on substitue un flux continu d’allégories ou de signes, symptômes et autres indices d’une critique d’un système qui est plus ou moins accessible, plus ou moins arbitraire, plus ou moins lisible et articulé.
Dès lors, si l’ouverture de 15% commence par un sirtaki muet que l’on regarde comme une marche funèbre où le silence annonce les années de plomb ; si l’homme masqué aux larmes contenues se donne à sentir ; si l’homme à la tondeuse et au coupe-haie semble une menace pour le sujet et d’une certaine manière qu’il y a là une métaphore qui peut nous réinscrire dans une pensée de l’écologie ; si la broyeuse de bureau est ici aussi dans un vague rapport de parenté à la machine à torture de Kafka ; si l’utilisation de tentes Quechua nous rappelle au devenir des sans-abris du canal Saint-Martin et autres ruisseaux où verse l’humanité… Si le paperboard et ses feuilles volantes sont l’ultime expression des œuvres de l’esprit ; si les différents extraits des discours des économistes et autres dirigeants sont la seule expression du travail de la pensée ; si les thèses de Milton Friedman, exposées dans Capitalisme et liberté, sont le seul projet « métaphysique » de l’être à venir ; si une couverture d’amiante posée sur un corps souffrant est le linceul de toute espoir à visage humain ; si la chorégraphie des joueurs à casque rouge fondée sur « le coup en dessous de la ceinture » et le « pris en traître par derrière » peut se résumer à un mouvement du « c’est plié » ; si les figures de traders sont convoquées autour d’une corbeille de papier déchiré fait illusion d’une voracité animale ; si, si, si, si, si, si… Les séquences, ou disons les plans, que distille Bruno Meyssat se succèdent dans une redondance qui n’est pas celle de l’image, mais plutôt celle d’un thème où la destruction est au premier plan. Désoeuvrement, voire éparpillement où les formes plastiques et visuelles, multiples et plurielles, reprennent in fine ce même thème de la destruction qui s’appliquera tour à tour aux objets, aux feuilles de papier, aux silhouettes humaines dont on découpe les chemises, dont on macule le visage, etc.
Mouvement et images répétitives qui, loin de générer une tension (la répétition peut produire ça), va finir par générer une lassitude visuelle où l’œil semble revenir sans cesse sur le même motif.. Au point que 15%, bientôt, file la même impression de « déjà vu ».
Dommage, en définitive, puisque cette critique du capitalisme et de ses stratégies aurait pu être productive d’une autre attention. Dommage, car le propos de Meyssat, travaillant à l’hybridation des formes et des objets, des tons et des aspects… à leur déplacement et leur dévoiement aurait pu être l’instant d’une rencontre avec ce que l’on sait, mais aussi ce que l’on ne sait pas. Un peu comme si, à vouloir tout embrasser, on finissait par ne rien étreindre.
Arrière-goût donc d’un moment où Meyssat, alors qu’il découvre la Tondeuse et le Rateau (équivalent de la faucille et du marteau), s’exécutait. Au sens où « faire » serait aussi l’instant où l’on s’anéantit.


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Bien-pensance contre bien-pensance https://www.insense-scenes.net/article/bien-pensance-contre-bien-pensance/ Sat, 21 Jul 2012 15:16:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=667 ——
Cette nuit, la 25ème heure propose une performance. La performance m’intéresse particulièrement car elle rassemble des individus et leur permet de remuer, de secouer, d’interroger un problème, une question, en direct et en interaction. Le programme est alléchant et prometteur : le performeur Gaspard Delanoë, la danseuse de flamenco Yalda Younes et un traité de paix pour le Proche Orient. Un trio explosif. Prenez ces trois bombes, réunissez-les à des centaines de personnes à minuit et demie à Avignon et observez ce qui se passe.
Gaspard Delanoë se présente à toutes les élections (jusqu’à, déclare-t-il, celle qui concerne les poubelles[[Conférence de presse du Festival d’Avignon]]) en tant que leader du « Parti Faire un Tour ». Pour assurer sa campagne de communication, il réalise plusieurs vidéos-performances, correspondant (ou pas) à des propositions de loi. Lors de la campagne pour la mairie de Paris en 2008, il proposait de prolonger le boulevard Saint Michel jusqu’à la mer ou encore de mettre en place les « célib’ », des bornes publiques où l’on pourrait louer un célibataire avec une première demi-heure gratuite. La pratique de Gaspard Delanoë consiste donc à détourner les formes et usages de la communication politique. La forme est fidèle aux modèles qui ont cours, mais le fond est loufoque (lui emploie le terme d’ « utopique »).
Le spectacle proposé ce soir Je suis venue reprend à la lettre ce principe de détournement. Il met en scène une conférence politique (de type O.N.U.) sur le thème du Proche Orient. Une femme, Yalda Younes, annonce en langue arabe la réussite d’un nouveau traité de paix donnant lieu à la création d’un nouveau pays et décrit les dispositions prévues, tandis que Gaspard Delanoë, en gentleman diplomate, traduit en français les paroles de son homologue. Même principe que pour le « Parti Faire un Tour » : un décalage entre la forme conventionnelle et le fond qui ne l’est pas. Les projets concernant ce nouveau pays sont des plus loufoques, par exemple, la création d’un ministère des territoires inoccupés (anciennement occupés), dont Yann Arthus Bertrand serait en charge afin de pouvoir les surveiller depuis son hélicoptère et créer « les territoires inoccupés vus du ciel ».
Les deux artistes se tiennent immobiles derrière leurs pupitres dans l’obscurité et seuls leurs visages sont éclairés. Le ressort comique repose entièrement sur le caractère potache des propositions et leur décalage avec le sérieux de cette femme et de son élocution. Le système de traduction systématiquement décalée est très certainement une trouvaille, mais il semblerait que cela ne suffise pas à « tenir » 50 minutes de spectacle. Rapidement le dispositif semble atteindre certaines limites.
On assiste à quelques variations, tel le hissement du drapeau sur l’hymne du futur pays. Gaspard Delanoë, toujours dans son personnage de traducteur, annonce : « je vous prie de bien vouloir vous lever, car nous allons écouter l’hymne national ». La salle s’éclaire et environ la moitié des spectateurs se lève. L’hymne semble interminable et certains spectateurs se abandonnent avant la fin. Dès les dernières notes, la salle s’éteint plutôt brusquement ce qui contraint les spectateurs à se rassoir en silence. La sollicitation du public est proposée de façon si maladroite qu’on se demande si on est face à une critique des protocoles des organisations politiques et on s’interroge sur la maladresse avec laquelle est traitée la question du groupe, de l’assemblée.
Un peu plus tard, Yalda Younes se détache les cheveux, enlève sa veste et annonce : « Je vais vous l’expliquer plus clairement ». Le principe de traduction mis en place jusqu’à présent est maintenu dans une mise à mal dont la simplicité peut surprendre. Yalda Younes danse du flamenco et Gaspard Delanoë, le gentleman diplomate, tente très maladroitement de traduire sa danse comme s’il traduisait ses paroles.
A ce moment-là, en tant que spectatrice, je me retrouve comme prise au piège d’une démonstration qui, selon toute apparence, se veut favorable à un mode de pensée différent, à un désordre des discours conventionnels et convenus et des pratiques politiques, en faveur d’un point de vue plus artistique. Mais sous-couvert de cette soi-disant liberté de point de vue, on nous indique « clairement » ce qu’il convient de penser.
Le programme et la feuille de salle précisent « clairement » que les parties dansées ont été chorégraphiées par le grand Israël Galvan, star du flamenco, comme s’il était nécessaire de souligner que ces parties-là – à la différence des précédentes – ne seront ni loufoques, ni potaches.
« Clairement », il s’agit de penser que l’expression artistique dirigée par Galvan sera plus « claire » que le discours politique. Yalda Younes l’annonce avant de commencer : « je vais vous l’expliquer plus clairement ». La danse parle mieux de la paix que n’importe quel traité.
Selon toute logique, il s’agit ensuite de s’indigner du décalage entre la « vérité » de ce langage de la sensation et de l’émotion et les discours technocratiques, protocolaires et surannés des conférences de presses qui ont cours à l’O.N.U.
Nous, spectateurs, pouvons être rassurés, nous n’avons pas l’air de vieux râleurs ou militants dénonciateurs – « clairement » trop « has been ». Ce soir, notre assemblée apprécie une utopie qui n’emploie pas le même langage que l’organisation politique, tout en étant suffisamment fine pour singer ses protocoles. Cette utopie est potache, actuelle, et spontanée. Notre indignation est décalée « comme il faut ». Nous pensons au Proche-Orient, mais Je suis venue pourrait également convenir pour le Tibet, pour la Tchétchénie, pour le Sud-Soudan…
La structure de la pièce et la « clarté » du propos sont regrettables pour Yalda Younes. Sa danse n’a pas besoin de cet enrobage bavard pour incendier la vanité des traités de paix. Mais le contexte dans lequel elle apparaît la réduit plutôt qu’il ne la porte.
Gaspard Delanoë pratique l’art performance à travers ses campagnes et ses vidéos. A l’évidence, il n’utilise pas du tout les ressorts de la performance sociale d’une séance théâtrale. Les spectateurs assemblés semblent considérés comme une masse noire dépourvue de jugement critique et de capacité d’interaction et de réaction.
Ce soir, on a réuni trois bombes, la performance, le flamenco, le Proche Orient, qui n’ont rien remué du tout.


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Portraits, autoportraits… les bouilles de Bouyagui https://www.insense-scenes.net/article/portraits-autoportraits-les-bouilles-de-bouyagui/ Fri, 20 Jul 2012 15:22:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=671 ——
Au Gymnase Paul Giéra, Fanny Bouyagui présente « Soyez les Bienvenus »… une exposition plastique qu’on lit comme une pensée d’Heiner Müller où la périphérie pauvre de l’Afrique est la poubelle de l’occident… A voir jusqu’au 28 juillet.
En 1957, Baré Bouyagui, immigré sénégalais, comme tant d’autres, arrive à Marseille. Ville des exils, ville d’un tragique quotidien et anonyme, porte funèbre de la méditerranée, port et cap d’espérance aussi où du nord vers le sud, du sud vers le nord, des âmes en peine viennent. Marseille ou la ville qui, au terme des longues marches, est le seuil sur lequel on prend l’élan d’un nouveau pas. La marche de Baré Bouyagui le conduit alors à Roubaix où naîtra Fanny. Sa fille.
Cinquante ans plus tard, dans un rapport introspectif à cette histoire, Fanny Bouyagui revient sur le sort de ces milliers d’africains qui ont espéré en l’Europe. L’artiste plasticien entend alors saisir le dédale de ces candidats à l’exil et elle met ses pas dans ceux dont elle parlera. Caméra à l’épaule, appareil photo en guise de bloc-notes, Moleskine du voyageur dans la poche, entretiens et tête-à-tête rapproché… Fanny Bouyagui part au Niger, à Agadez, croise des ghanéens, des togolais, des nigérians, des burkinabais, et bien sûr des sénégalais… qui se regroupent dans des camps de fortune, à la périphérie des villes, dans les bidonvilles… tête de ponts fragiles et violents, anonymes et grouillant où l’on se regroupe avant de tenter de gagner le sud de l’Italie, et notamment Castel Vetro : mafieuse et insalubre. Une « zone de non droit » qui est la porte d’entrée de « l’eldorado européen » : en fait « inferno euro » où le plus beau métier du monde, et le pizzaiolo de fortune, la femme de ménage non déclarée et l’ouvrier clandestin, le tacheron domestique et les qualifications toute main, etc… sont le domaine réservé de ces sans-emplois reconnus. Vie de château (Castel signifie ça) en quelque sorte qui balaie le conte de fées de ces déracinés.
Dans ce rapport à la fortune (au sens de chance) qui a tourné, Fanny Bouyagui prendra, le temps de « Soyez les bienvenus » (titre de l’installation), de saisir dans la voix, le regard, les visages en gros plan, les paysages dévastés, un filet d’eau croupie, des détritus de toutes sortes…les restes de l’espérance, les reliefs d’une mélancolie indépassable, les lambeaux de mémoire.
Organisée sur le mode d’une déambulation programmée, encadrée de murs de cartons compactés, la découverte de « Soyez les Bienvenus » (en lettres fluo jaune, comme à l’image d’un néon de bar malfamé) est une traversée épique dans le monde glauque et sans retour des exilés. C’est un précis de décomposition ( aussi funèbre qu’un titre de Cioran donc) auquel invite la plasticienne. Un monde d’humain qui témoigne avec en toile de fond un monde de la consommation. Une exposition où, alors qu’une carte d’identité, des documents administratifs, une photomaton, un avis de décés comme de naissance… font croire à une égalité civique et bureaucratique, le reste des objets exposés vient démentir cette égalité. Les entretiens projetés sur grand écran, les visages filmés en plans rapprochés sont violents. Moins pour ce qu’ils montrent (les regards sont présents et les visages souvent souriants) que pour les sons de voix résignées, le détail sémantique de paroles qui ont perdu leurs illusions. Parler, ici, c’est avouer la non issue. C’est énoncer le nombre des réalités douloureuses. C’est égréner la déception qui a pris la place de tout espoir. C’est fossoyer les modalités du futur pour s’inscrire dans un présent inerte. « Je voulais juste être un bon agriculteur », dit l’un des hommes privé de tout désir qui vit l’échec de l’avenir comme un deuil qui n’en finirait plus. Ce Road movie du désoeuvrement et du décharnement est dur, violent, sans action et pourtant irrépréssiblement vif dans ce qu’il expose.
« Soyez les bienvenus » ressemble donc à une marche à la mort de l’espoir que chacune des installations soulignent. Parcours dans un monde de Ready-made où l’objet déplacé fait tout à la fois œuvre et marque une référence à la réalité d’un monde d’objets et d’hommes perdus, recyclés, inscrit dans une économie libérale. La galerie des machines à laver sur lesquelles sont posés des écrans vidéo a tout à voir avec une salle des pas perdus d’un musée funèbre. L’empilement des sacs poubelles, en regard d’un témoignage audio, a tout à voir avec l’image d’une déchéterie des projets de liberté. L’empilement d’une multitude de maquettes d’avions dit la diversité des histoires personnelles anonymes avortées…
Peut-être, à cet endroit, parlera-t-on d’une installation documentaire au sens où l’on parle de théâtre documentaire. Peut-être… parce que le geste de la plasticienne est celui d’une scientifique qui fonde son travail d’abord et avant toute esthétisation, sur une enquête. Peut-être… parce que sans confondre son travail avec celui d’un tribunal, elle livre à travers des archives sonores et visuelles, les preuves matérielles qui serviront à instruire les consciences. Peut-être… parce qu’à la manière de Sylvain George (auteur-réalisateur de Et nous brûlerons une à une les villes endormies vu dans le festival l’an dernier : documentaire sur les clandestins de Calais, ville que Bouyagui a en commun avec lui), l’esthétisation de cette misère humaine n’est pas donnée pour sa charge émotive, mais au contraire pour ses témoignages à charge argumentative… Et peut-être, surtout, parce que ces visages nous regardent (au propre comme au figuré). Et comme l’écrit Maria Salmon, parce que : « le visage, c’est l’exigence d’Autrui qui expulse le Moi de son tranquille repos »[[Maria Salmon, « La trace dans le visage de l’autre », SENS Dessous, n°10, juin 2012, pp. 102-111.]]. Instant où dans la distance vidéo et de ces portraits, le regard du spectateur fabrique un espace éthique. Un Ethos : « un vivre ensemble » qui s’inscrit encore trop souvent dans le différé. Visages : espace de peau bouille (pot bouille écrivait Zola) où dans l’ombre du luxe de la consommation vit la misère et la dignoté malmenée d’une humanité qui, bien que connue, n’en demeure pas moins ignorée.


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The Coming storm : The Coming stories https://www.insense-scenes.net/article/the-coming-storm-the-coming-stories/ Fri, 20 Jul 2012 15:21:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=670 —–
C’est dans la salle Benoit XII que la Compagnie Forced entertainment propose « The coming storm », (l’orage à venir). Un spectacle comme une promesse de ce qui adviendra. Un événement à attendre : coup de foudre ou tempête, meurtre en série ou drame social, quête initiatique ou aventure épique. Pour préparer ce qui est à venir, Le plateau est bien rangé. Il a tous les éléments basiques pour commencer une première répétition. Des chaises empilées au fond, un piano, une batterie, deux portants à roulette avec leurs cintres : supports aux costumes pendus, un seul microphone en avant scène. Des éléments dont l’utilisation durant le spectacle est incertaine. La salle comme la scène sont allumées. Une transparence, une porosité entre les deux espaces qui tranchent avec le titre qui engage une promesse et le nom de la compagnie qui affirme un divertissement.
The Coming storm, c’est le titre de la pièce, Forced entertainment aurait pu nommer ce spectacle « in the thick of things » (au cœur des choses). Mais ils ont choisi ce titre, un clin d’œil peut-être à Boulgakhov et à McBurney qui au début du festival, dans la Cour d’honneur dans son Maitre et Marguerite fait entendre ces mots : « The coming storm »
«Et voilà c’est fini, dit le prisonnier en regardant Pilate avec bienveillance, et j’en suis extrêmement heureux. Je te conseillerais bien, hegemon, de quitter ce palais pour un temps et d’aller te promener à pied dans les environs, ne serait-ce que dans le jardins du monts des oliviers. L’orage à venir n’éclatera que plus tard, dans la soirée. Cette promenade te ferait le plus grand bien, et je t’y accompagnerais avec plaisir…[[Chap II, Le maitre et marguerite, Boulgakov.]] »
Ce passage de Boulgakov pourrait être la profession de fois de ce spectacle. En effet, les six comédiens proposent une promenade à travers leurs histoires. Chacun d’entre eux va tenter de nous raconter ses histoires, ses fictions. Celles vécues, celles fantasmées. Toutes ces histoires sont vraies, au moins en tant qu’histoire. Les acteurs n’arriveront pas tous à finir leurs récits, ils seront coupés, repris. Entre fictions et frictions, les camarades de jeu sur le plateau demanderont à un détail d’être changé, à un personnage de faire son apparition. Le narrateur obéira, ou pas.
Au début, ils arrivent sur le plateau, mine de rien. Eux mêmes ? Une des comédiennes prend le micro et explique ce qu’il faut pour faire une bonne histoire. Elle expose qu’il faut pour raconter une histoire : une bonne intrigue ou une quête fantastique, un personnage principal ou deux amis, un méchant sympathique ou encore une rivalité entre deux personnages… Elle trouve un rythme proche de celui de la parole quotidienne. Proche parce qu’elle impose un léger ralentissement, une simplicité, des silences qui impriment une réflexion, une invention des mots utilisés et une prise en compte de l’écoute de la salle. Cette énumération de comment faire une bonne histoire, renvoie à Lino Ventura racontant que Jean Gabin lui explique qu’un bon scénario c’est : « une bonne histoire, une bonne histoire et une bonne histoire. »
Mais à travers cet inventaire introductif, la question du théâtre est posée. Qu’attendre d’un spectacle ? Un bon début c’est quoi ? Un glissement subtil s’opère quand Phil relaie Terry pour à son tour parler. Si Terry, elle avait une parole introductive et réflexive, Phil lui raconte une histoire. Un homme, ami à lui, informaticien richissime mais qui après un naufrage se retrouve sur une île déserte où il décide de postuler pour un job qu’il obtient, il se marie mais n’arrivant pas à avoir d’enfant, sa femme et lui décident d’adopter deux enfants qui périront à cause d’un dragon. Ils vont à Hong-Kong mais sa femme ne passe pas la douane à cause de la perte de son passeport, il décide de vivre célibataire. Cut. Richard prend le micro pour raconter une de ses histoires. C’est le souvenir de ces treize ans, dans un bus, avec une fille. Mais là les autres n’arrêtent pas de le couper, de juger son histoire mièvre… Mais c’est aussi le moment où les interventions des acteurs / actrices sur le plateau posent la question des acteurs / actrices de cinéma que le narrateur verrait pour jouer les personnages qu’il évoque. Sur la scène, les cinq comédiens s’agitent utilisant les accessoires, mettant en place une « scénographie ». Ils demandent même à Richard de faire durée son histoire pour l’agrémenter de musique (batterie/piano). Les histoires se succèderont alors mais chaque comédien accompagnera le narrateur, musicalement, physiquement, chorégraphiquement. Cet accompagnement sera très souvent une manière de rompre le récit, de tordre le coup à l’histoire, de détourner l’attention. Robin tentera en vain d’être Killer, cascadeur moto, issue d’une anecdote de Cathy. Quand Richard singera une pendaison à la penderie mobile avant de mimer une chorégraphie du condamné à mort sur une chaise électrique. Claire trouvera le moyen de nous proposer son solo de danse fantomatique. Chaque prise de parole passe par le même micro. Relais de la parole qui débute toujours par un remerciement à celui qui viens de parler.
La suite de la citation du Maître et Marguerite est : …« J’ai en tête quelques idées nouvelles qui pourraient, je crois, t’intéresser, et je t’en ferais part volontiers, d’autant plus que tu me fait l’effet d’un homme fort intelligent. »1
Suivant cette idée que la pièce de Forced entertainment fait référence à ce passage, il y a la promesse tenue de mettre en pratique des « idées nouvelles ». Un théâtre qui détourne, pour inventer une « nouvelle » façon de faire. Une manière différente d’interroger l’intelligence du spectateur. Cette novation reposant simplement sur la parole, sur la simplicité d’un rythme, d’une musique ou d’un geste. C’est le contraire d’un déballage technologique qui pense l’invention et la nouveauté à la mesure des innovations high tech. Les acteurs nous emmènent sur des histoires simples, mais à partir d’elles, ils fabriquent un terrain de jeu. Cet espace pour jouer et inventer est ludique mais fait le constat de la vacuité des récits personnels et de leurs représentations. Les différentes histoires racontées qui ne vont bien souvent pas à leurs termes, renvoient au brouhaha d’un monde où chacun peut se mettre en scène en révélant sa petite histoire. C’est l’entrechoquement des histoires qui révèle ou renvoie la fin de l’Histoire. Robin qui n’a pas vraiment trouvé sa place dans le spectacle, interviendra dans le récit de Terry pour lui demander de remplacer son interlocuteur téléphonique par Merkel, Obama, Poutine ou Assad : « de Syrie ». Histoire de chercher à rendre à ce récit une dimension actuelle et intéressante, sans grand succès d’ailleurs. Manière d’évoquer notre Histoire grinçante et de penser que le théâtre est l’endroit aussi du compte rendu du monde. histoire de dire que le terrain de jeu dans lequel ils évoluent n’est pas, malgré l’utilisation du jeu, du théâtre et du mensonge, coupé de la rue ou du monde.
C’est le théâtre, l’espace des mensonges racontés qui renvoient à cette citation de Dostoïevski dans « Crime et Châtiment » :
« Qu’est-ce que vous croyez ? vous croyez que je leur en veux pour leurs mensonges ! n’importe quoi ! j’aime ça, moi, les mensonges ! le mensonge est le seul privilège de l’homme face aux autres organismes (vivants). La vérité, elle vient à force de mentir ! je mens donc je suis un homme. Jamais on n’a trouvé aucune vérité avant d’avoir menti quatorze fois et, peut-être même cent quatorze (…) mais nous ne savons même pas mentir avec notre cervelle à nous ! mens comme tu veux mais mens à ta façon ( … ). Un mensonge bien à soi, c’est déjà presque mieux qu’une vérité entièrement à une autre ( … ) C’est vrai, non ? c’est vrai ce que je dis ? c’est vrai ?[[Crime et Chatiment, Dostoievski]]


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The old king : de l’impossible https://www.insense-scenes.net/article/the-old-king-de-limpossible/ Fri, 20 Jul 2012 15:19:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=669 The old King est le fruit d’une collaboration au long cours entre les deux artistes portugais Miguel Moreira et Romeu Runa. Miguel Moreira est un metteur en scène qui travaille en particulier sur la question du corps. Le danseur Romeu Runa est connu pour avoir dansé aux Ballets C. de la B., à Gand, sous la direction d’Alain Platel. C’est ce dernier qui leur a offert la possibilité de travailler intensément à un projet de spectacle, tout en jouant, pour cette création, le rôle de producteur et de conseiller afin de les aider à « à ne pas s’éparpiller »[[Miguel Moreira, propos recueillis par Renan Benyamina]].

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Flash-back
Romeu Runa est annoncé partout comme danseur des Ballets C. de la B., déjà venu à Avignon. Son nom seul n’évoque d’abord rien de précis pour moi mais il suffit de le voir danser quelques courts instants sur scène pour que sa performance dans Out of context (for Pina)[[Out of context (for Pina), d’Alain Platel, Ballets C. de la B. Spectacle présenté dans la cour du lycée Saint Joseph lors de l’édition 2010]], me revienne d’un coup en mémoire.
Dans le spectacle d’Alain Platel, parmi les autres danseurs, il semblait une sorte de grand bambi, qui aurait poussé sans avoir eu le temps de se fabriquer une peau. Simplet ou handicapé, ivrogne ou camé, il chancelait, comme transpercé par des flux d’énergies dont les impacts provoquaient des tremblements saccadés et le déséquilibraient. Il semblait roué de coups par des ondes imperceptibles. Son corps était un révélateur. Son jeu et ses gestes transmettaient un langage porté par la sensation, immédiatement saisissable, reçu aussi subitement que l’invisible bousculait son corps de toute part.
Présent
Les arches de pierre du cloître des Célestins jalonnent le sol d’un espace vaste et noir. Comme une vieille moquette sur laquelle il aurait trop plu, le sol est une grande toile noire détrempée qui se perce par endroits. Un squat humide, ni intérieur ni extérieur, meublé d’une seule pile de palettes en bois. Sur l’une d’elles, posée en avant scène, il y a des cigarettes coupées en deux. Certaines sont tombées au sol tout près d’une paire de rangers et sont devenues infumables. Près des rangers, un homme épuisé en marcel sale et humide est assis de dos. Les bruits d’un tambour semblent l’animer et le pousser à se lever, mais les sons le bousculent, il vacille, glisse sur le sol mouillé et s’effondre. Il se relève à nouveau, la plante des pieds vers le ciel et le visage tourné vers son dos, comme s’il ne savait pas (ou plus) comment les humains habituellement se déplacent.
De l’eau comme matériau
Régulièrement, Miguel Moreira entre en scène à jardin et arrose de loin le danseur avec un jet d’eau. Elément clef de ce dispositif, l’eau est omniprésente, même l’air en est chargé. Dans le public on en ressent l’odeur et la fraîcheur. L’eau n’est pas violente. Aucune vague. C’est une matière discrète, diffuse, douceâtre. Les gouttes s’accumulent et forment une bruine, puis des filets d’eau.
L’eau semble être le matériau du « monde ». Tout ce que n’est plus le corps, tout ce qui est au-delà de la peau. Cet homme subit sa présence et sa matérialité. L’eau s’infiltre, détrempe et alourdit le corps perméable comme la toile du sol et ressort par sa bouche et son nez.
De l’impossible et du reconnaissable
La proposition chorégraphique de Romeu Runa, vue chez Alain Platel, transmettait des émotions reconnaissables pour le spectateur. Sa gestuelle saccadée qui suggère une forme d’impossibilité provoquait l’empathie, ainsi que d’autres sensations et émotions familières. Ici, on ne sait plus vraiment. En tant que metteur en scène, aux côtés de Miguel Moreira, le danseur a avancé dans sa recherche et poussé plus loin les procédés d’étrangéisation du corps et du moindre geste, il s’est éloigné de l’évidence de chaque mouvement, et ce faisant s’est éloigné de nos repères. Ce soir, en le regardant, on peut voir un humain, un enfant malformé ou un infirme, aussi bien qu’un insecte, ou encore un très gros oiseau gêné par ses ailes. Notre égarement laisse une plus grande place à la présence étrange de ce corps suintant, qui gigote dans un espace obscur et trempé. On pense parfois à Self-Unfinished de Xavier Le Roy, mais ici l’étrangeté n’est pas clairement démontrée ni présentée. Romeu Rena semble vouloir la jouer, l’intégrer dans un état, dans une situation, dans un point de départ pour une fiction.
Le spectacle explore la condition d’un quotidien dans lequel un homme tente maladroitement de se débattre. L’empêchement / impossibilité / infirmité seraient l’interprétation expressionniste de l’incapacité de cet homme à vivre ses journées, ces « putains de journées », comme il dit, qui se suivent et s’empilent comme des palettes, pénétrant le corps telles les gouttelettes d’eau.
L’espace noir, vide et dégoulinant l’empêche de se saisir une stature et de s’y agripper (puisque la terre tourne), sans cesse il glisse, il est bousculé et se laisse emporter, capitulant face à un adversaire omniprésent et invisible.
Du relief possible des contradictions
Le mouvement maladroit, handicapé, ou encore l’échec semble être des procédés qu’on retrouve souvent dans les propositions de type performatif. Elles permettent d’exprimer un sentiment d’impuissance face au monde. Elles expriment également le refus, voire le mépris du « beau geste », efficace et précis, produit par un corps formaté. Mais Romeu Runa est un danseur dont les capacités corporelles semblent sans limites. Parfois, lorsqu’il danse, certains gestes laissent entrevoir sa virtuosité. D’un coup, il nous ramène à la réalité de ce corps qui danse l’incapacité mais ne la subit pas. Ces instants furtifs attisent le plaisir du spectateur face à la performance du danseur et résonnent en contradiction avec l’ensemble du tableau esthétique qui se veut incarné. Quand Romeu Runa, dans une excitation proche du délire, empile les palettes pour bâtir une tribune d’où il prononce un discours tout en borborygmes, les spectateurs oublient vite l’empathie et rient de bon cœur à ses grimaces et ses contorsions. On est face à un danseur, on est face à un spectacle, la distance s’installe. Cette contradiction entre le danseur et ce qu’il semble vouloir dire est une sinuosité dans laquelle aurait pu se loger un parti pris fort. Elle semble plutôt laissée en suspend. Les deux artistes, évitant de questionner le rapport complexe entre le dispositif esthétique et la réalité du spectacle et de son interprète, laissent de côté l’opportunité de donner à cette proposition la puissance que la pratique chorégraphique de Romeu Runa et la maîtrise esthétique de la mise en scène aurait pu laisser espérer.
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Anatomie de la violence, 1ère partie https://www.insense-scenes.net/article/anatomie-de-la-violence-1ere-partie/ Thu, 19 Jul 2012 15:30:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=676

Reconstruction. Reconstitution. Montage et démontage de la mémoire. En escale à l’auditorium du Grand Avignon-Le-Pontet, le Mapa Teatro, dirigé par Rolf et Heidi Abderhalden, est invité pour la première fois en France, avec Los Santos Inocentes (Les Saints Innocents). Célébration douce amère d’une fête et d’un massacre, entre fiction et réalité.
Dans la peau d’un noir
Le Mapa Teatro, constitué de Rolf Abderhalden, de ses deux sœurs Heidi et Elisabeth, est un laboratoire dédié à la création transdisciplinaire à Bogotá. Entre périodes de recherche, pédagogie et création, les metteurs en scène colombiens d’origine suisse, développent une esthétique qui n’hésite pas à transgresser les frontières qui lui sont prescrites. Le Mapa Teatro génère des processus d’expérimentations artistiques ancrés dans la réalité colombienne. Un « laboratoire de l’imaginaire social », une cartographie des arts vivants à la croisée du mythe, de l’histoire et de l’actualité.
Le 28 décembre, c’est le jour de la fête des Saints Innocents, un carnaval particulier en Amérique latine, sorte de « poisson d’avril », où l’on se fait des blagues, des farces. C’est aussi l’anniversaire d’Heidi Abderhalden. Elle a décidé de le fêter dans une petite ville de la région sud du Pacifique Colombien. À Guapi, les hommes perpétuent cette fête locale héritée des esclaves originaires d’Afrique. Un jeu de rôle, où l’espace d’une journée, les afrodescendants, travestis en femmes blanches et masqués, se faisaient fouetter par les membres de leur communauté, renversant ainsi le rapport des maîtres et des esclaves, avant que chacun ne reprennent sa place. A l’origine cette fête catholique était la commémoration du massacre des enfants nouveau-nés, perpétré par Hérode à Bethléem. Aujourd’hui, Heidi, une femme blanche, descend dans la rue pour filmer. La fête a changé, les masques ressemblent davantage à Halloween. On fouette toujours, longtemps, six heures durant. Elle aussi est fouettée, éprouvant dans sa chair ce que peut vivre un noir dans cette société, où il reste soumis, relégué dans un monde à part.
Aujourd’hui, c’est mon anniversaire
Sur l’écran en noir et blanc, Los Santos Inocentes se détache de la neige télévisuelle, au-dessus d’un bar contrastant par l’éclat des couleurs. Atmosphère caribéenne qui tient d’un Latino Bar tourné par Paul Leduc. Derrière le voile, on devine des murs encombrés de tissus multicolores, tout un fatras d’objets. Un juke-box, des guirlandes, des cotillons et la date du 25 sur un calendrier. Le ventilateur tourne lentement, Heidi attend, poussant inutilement le ballon de baudruche rose descendant du plafond. Une musique lointaine, la radio. Un verre de vin. Le voile s’ouvre et la scène scintille. Genaro Torres, le musicien, tient dans ses mains le gâteau d’anniversaire. Premier film. Cartographie d’un trajet. Les images se superposent à la fête, sans entretenir l’attente d’un éclaircissement ultérieur. Un homme raconte que les russes sont venus à Timbiquí pour l’or. L’écho du souffle du ventilateur se couple avec les hélicoptères. Le comédien Julián Días regardent les images défiler. C’est le jour des Saints Innocents, c’est l’anniversaire d’Heidi, la scène est lumineuse. Pourtant un malaise gagne la fête, soudainement infiltrée par l’ennemi. Herbert Veloza, alias « HH », qui incarne le pouvoir paramilitaire en Colombie, confesse les massacres auxquels il a participé. Il y en a eu beaucoup, 3000 personnes. Beaucoup ont été jetées dans le fleuve Cauca. En dix années de lutte contre les guérillas d’extrême gauche colombienne, plus d’innocents que de coupables sont morts. On n’annule pas la fête. Les comédiens masqués de crème de gâteau se tordent de rire, en énumérant les différents surnoms du chef paramilitaire.
« Dernier avertissement »
L’illusion et la réalité se confondent, les séquences vidéos se difractent. Montage et collage sur l’écran, sur le voile qui s’est refermé, sur des coupures de journaux. Abandonnés par les autorités, les habitants doivent faire face aux milices armées. Chaque jour, ils sont persécutés, sans qu’ils sachent pourquoi, les FARC s’acharnent sur eux. « On vous a identifié », « On demande pardon à la société, où des innocents y passe » disent-ils. Tout bascule, la déconstruction s’amplifie. La douce musique du marimba s’est tue, et cède la place à une bande son oppressante. L’extradition de « HH » alias le diable, se mêle aux images brutales de ces hommes innocents qui courent, sous le coup des fouets. La police ragarde passive, alors que la foule scande : « Dehors les guérilleros, dehors, les paramilitaires ! ». La violence se donne comme expérience directe, en prise directe avec ce territoire de Colombie, où se concentre les forces paramilitaires.
La scène n’est plus que la mémoire d’un saccage, où les comédiens gisent enchevêtrés, reprenant leur souffle avant de reprendre de plus belle. Seul en scène, Julían s’avance, le fouet claque sur le sol, à répétition. Il frappe à n’en plus pouvoir. Générique de fin, la longue liste de noms des victimes s’égrène.
Témoins de leur temps, Heidi et Rolf Abderhalden, prennent à contre-pied la platitude et l’uniformisation des langages. « C’est la pensée comme archive[[Gilles Deleuze, Pourparlers, Les Éditions de Minuit, 1990, p. 131.]]». Le Mapa Teatro relie les fragments avec précision. La trame complexe tissée entre ethno-histoire et poétique, aborde la vie et la mort dans un état de tension permanente. Les documents et témoignages authentiques de cette nouvelle forme de résistance civile ne sont pas sans rappeler Carlitos Medellín, le documentaire de Jean‑Stéphane Sauvaire. Film tourné clandestinement, caméra au poing. Dédié à une jeunesse oubliée d’un quartier de Santo Domingo Savio. Comme le dit le sociologue Wolfgang Sofsky : « la violence absolue n’a pas besoin de justification. Elle ne serait pas absolue si elle était liée à des raisons[[Wolfgang Sofsky, Traité de la violence, Paris, Gallimard, 1998, p. 49.
]]».
Après Los Santos Inocentes, le second volet intitulé Discurso de un hombre decente, a été présenté au Spoken World Festival de Berlin en 2011. Il s’inspire des discours de Pablo Emilio Escobar, célèbre baron de la drogue, abattu le 2 décembre 1993 à Medellín. Le triptyque « Anatomie de la violence en Colombie », sera donné intégralement en 2013.


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L’Ami des peuples d’Ostermeier https://www.insense-scenes.net/article/lami-des-peuples-dostermeier/ Thu, 19 Jul 2012 15:30:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=674


Une énième fois, après Maison de Poupée, Solness le constructeur, Hedda Gabbler, John Gabriel Borkman et prochainement Les Revenants, Thomas Ostremeier vient à Ibsen en proposant, place de l’horloge, dans le cadre du 66ème Festival d’Avignon, et sur fond de crise mondiale, Un Ennemi du peuple. Une nouvelle immersion dans une œuvre dramatique du XIXème siècle qui, adaptée aux enjeux économico-politico-moraux d’aujourd’hui fait entendre (et la salle y participera) une bronca contre le monde politique et ses valets. Etrange moment où les spectateurs deviennent les aficionados d’une mise en scène qui leur demandait de prendre le temps de la réflexion. Un moment dans la lignée du renoncement et du reniement de Galilée… entre drame et pitrerie.


Ibsen : « On ne devrait jamais mettre son meilleur pantalon quand on va lutter… »
C’est un homme seul, entouré de sa femme et de ses fils, qu’Ibsen met en scène dans Un Ennemi du peuple alors que la pièce, écrite en 1882, s’achève. Un homme qui a tout perdu, au sein de la société dont il était l’un des notables (un docteur), et que les événements de la vie révèlent comme une sorte de figure trop rigoureuse et intrangisante pour un monde médiocre. « Médiocre » qui, Blanchot nous le rappelle dans L’Entretien infini, veut juste dire « moyen ». En d’autres termes, si l’on devait « politiser » la lecture de cette pièce (ce qui n’est qu’une manière de la lire ) ; il s’agirait alors de regarder comment s’affrontent deux états humains qui forment, à terme, un espace tragique où le signe de la démesure s’organise autour et à partir, de la représentation, et donc du heurt, entre l’extrême rigueur et la médiocrité. L’une et l’autre de ses dimensions humaines, coexistantes dans le même plan (le même petit espace social), s’excluant par nature, mais aussi vivant dans la contagion et la contamination de l’une et de l’autre au gré des situations. Ou, et c’est l’une des questions ibséniennes qui lui vaut d’être l’un des pères de la « tragédie naturaliste », une manière de faire de son théâtre un laboratoire où la scène devient cette lentille qui permet d’observer, à travers les personnages et une fable complexe, leurs gènes de mutabilité et d’adaptabilité ; ou au contraire le germe de leur résistance, au risque d’être les chevilles ouvrières de leur disparition, de leur exclusion… de l’ensemble auquel ils appartenait. Car, et ne nous trompons pas, Ibsen contemporain du développement scientifique et des nouvelles thèses qui paraissent, transpose à la scène moins le protocole des tragédies grecques, qu’il ne relaie la théorisation scientifique héritée de Darwin sur l’adaptation : s’adapter ou crever, voire dans une mesure moindre quand il s’agit du « vivre ensemble » : s’exclure pour devenir soi-même ou se renier pour être comme les autres.
Ainsi, on ne compte plus, chez Ibsen, les motifs du « corps social malade » qui, par héritage génétique, par maladie infectieuse, par pathologie chronique et autres tumeurs de l’esprit, par mutilation ou handicap arbitraires… forment la toile de fond de ces fables modernes.
Pas une pièce d’Ibsen n’échappe au motif de la névrose qui fait de chaque personnage le catalyseur d’un drame où l’inflammation, au contact de cette « peste » qu’est l’Autre, finit par se déclencher.
Nora s’excluera en conscience, Hedda se liquidera, Boorkman se marginalisera…
Dans la petite ville de province dont l’économie et le développement reposent sur la médicalisation et les Thermes (la première traduction dit « Les Bains »), Thomas Stockmann (père de famille d’une fille institutrice et de deux garçons) constate une pollution qui met en danger les patients qui viennent se soigner. Contre les intérêts de la ville d’eau, ses habitants, les autorités administratives et politiques (dont son frère Peter), il décide de révéler cette information. Un combat s’engage dès lors entre lui et les citoyens de la ville, jusqu’à ce que, après diverses tentatives de corruption ou d’intimidation, abandonné par tous et trahi par ses amis du Journal du Peuple, Thomas soit mis en procès par la majorité des administrés qui se ligue contre lui. Il se retrouve dès lors au ban de la société. Il s’est révélé être l’Ennemi du peuple.
Le temps du développement de cette intrigue, on aura entendu quelques sentances radicales comme lors de son échange avec Billing « la majorité est toujours dans le vrai » auquel le docteur répondra « la majorité n’a jamais raison ». Ou « Toutes nos sources de la vie intellectuelle sont empoisonnées et notre société civile repose sur le sol corrompu du mensonge ». Ou, en guise de maxime valant pour l’éternité « l’homme le plus puissant du monde, c’est celui qui est seul ». Et, « Je voudrais anénantir ces animaux nuisibles », en parlant des compromis, des corrompus, de la majorité qui s’oppose à lui…
Drame de la vérité, autopsie de la petite société que forment les intellectuels, réquisitoire contre les modèles démocratiques et leurs dérives, procès des majorités aveugles et ignorantes sollicitées sur ce qu’elles ne comprennent pas, débat sur le monde des privilégiés (économistes, politiques), questionnement sur les « hérétiques », interrogation sur l’engagement radical, Stockmann, alias Ibsen, porte voix en exil, prédicateur ou révolutionnaire, « comédie » comme hésite à la qualifier Ibsen… La correspondance d’Ibsen avec ses contemporains Brandes et Bjornson est riche des pistes soulevées trop rapidement ici où la pensée et le regard d’Ibsen, sur le fonctionnement du social, sont pour le moins l’expression d’une « supériorité » et d’un « orgueil » de l’auteur.
Du seul point de vue littéraire et dramatique, la pièce d’Ibsen reprend la structuration du mythe de l’affrontement des deux frères, repose sur le principe du choix conscient loin de l’até grecque qui n’est que choix erroné, s’inscrit dans son époque où la philosophie politique interroge la conscience du sujet quand préalablement elle questionnait l’organisation de la communauté. Les temps ont changé, et c’est Arendt qui pourrait nous aider à lire Ibsen, plus que les traités de rhétorique et de dialectique d’Aristote. C’est Arendt qui, s’attachant à penser les modèles de développement du républicanisme, et réinterrogeant l’agora, exprimerait peut-être le mieux l’enjeu de L’Ennemi du peuple et notamment celui que porte le rôle de Thomas qui est celui qui fait l’expérience de l’autre. Moment où, alors que son frère pense la politique en terme de domination, Thomas, lui, s’y mesure. C’est à cet endroit que la pièce d’Ibsen, in fine, est une pièce politique puisqu’elle met en scène les deux figures du politique devant la communauté : celui qui la domine, celui qui s’y mesure.
Ostermeier, Ökonomie und Wahrheit
Ne s’embarrassera pas d’un « tout » de la pièce qui, ici, est écourtée et coupée. Pièce d’Ibsen suspendue au moment de la tentative de corruption, par son beau-père, de Thomas et qui ne fait pas entendre la détermination de Stockmann de vouloir fonder un nouvel ordre de l’apprentissage. Un entêtement ou un engagement militant pour une nouvelle société qui fonctionnerait à la vérité (bonne ou pas, à dire). Une radicalité qui conduit Stockmann à rester sur place, à retirer ses enfants de l’école, à chercher de nouvelles têtes à éduquer.
Ostermeïer en rompant avec cette fin, pour autant, fait le job brechtien qui rode, ici et là, le temps de la représentation. A la dernière image, devant la tentation de la corruption ou de la récupération, Thomas et sa femme, à l’unisson quand il lève leur bière, silencieux dans la complicité, permettent au spectateur de se poser la seule question ouverte : alors, ils vont tomber ou ils vont résister. Pratique brechtienne du théâtre, finement posée, qui fait qu’on ressort de l’Opéra-Théâtre différent de la manière dont on y était entré. Avec un doute, avec moins de certitude, peut-être une question : « A quel moment le renoncement à soi, le souci de soi, sera l’objet d’un renoncement afin que l’avenir (plus grand que soi) de la communauté soit le devenir d’un Nous ? »
Avant ça, dans un décor d’appartement pour jeunes gens qui prisent la communauté, la musique rock des années 60-70, les soirées d’ivresse, les canapés aux volutes de fumées/fumettes… dans un appartement où le spectre de woodstock plane comme le modèle d’un art de vivre différent… dans un appartement où le monde des idées et celui des pensées vivent encore leurs jeunes années et où la parole est encore celle des rêves pas fanés… au rythme de la bouffe vite faite où le plat collectif des pasta est encore l’anti-modèle de la portion du traiteur bourgeois…. Là, au rythme des cris de bébé (nouveauté par rapport à Ibsen, et il y en aura bien d’autres)… là, pensons Ici et Maintenant, un groupe qui avance en âge et qui pourrait se laisser aller à l’embourgeoisement, continue de vivre à quelques dizaines de kilomètres heure de plus.
On est là, comme c’est écrit sur les murs de cette black box, chez Stockmann joué par le génial Stefan Stern (blouson de cuir, cheveu gras) qui a déclaré la guerre à son frère et ne rechigne pas à une « bonne petite dose d’ultra violence verbal, dixit Orange Mécanique». On l’aime. On y voit un frère, une lointaine silhouette de la bande à Baader. Chez Stockmann, c’est un peu comme chez Marcos, comme chez les guerilleros, les insoumis et les alter-mondialistes. C’est un terroriste, mais seulement de la pensée. C’est donc recevable par le bourgeois du parterre et les sans-combines du balcon du théâtre qui vont s’y identifier. Ça sera bientôt, et on y reviendra.
Ça part bien, en tous les cas. Ça watt. Le frero du théâtre fait des émules et, dans un mouvement manichéen qui te nique le neurone engourdi par la chaleur, on plaint son p’tit frère Peter (Ingo Hülsmann, en costume trois pièces gris, cravate et chemise blanche empoté dans son job de salop de décideur qu’il joue parfaitement en courant, en se cachant). Oh qu’il est pas gentil le petit frère aux intérêts municipaux qui veut convertir Stockmann à la politique où la valeur de la morale est fonction des cours et des intérêts du notable local. Oh, on l’aime tout de suite pas, même si on voit le frère qu’a fait une croix sur tout et qui regarde son frero thomas porter la sienne. Et le public lui ? Lui, il sait que c’est le méchant. Il voit le costume trois pièces. Il voit la cravate. Et le mec dans son polo lacoste qui est à côté de moi (équivalent du costume tois pièces pour bobo en vacances). Il l’aime pas Peter. C’est mon voisin, le même qui faisait part à haute voix de son admiration pour Nouveau Roman d’Honoré dont il disait, je vous le donne en mille pour vous faire une idée du cadavre qu’est sa pensée : « j’ai adoré (ça swing et rime avec Honoré )… J’ai tellement aimé Jérome Lindon, Catherine et Alain Robbe-Grillet… Bon, je me demande ce qu’un jeune peut y comprendre ». Y dit ça mon voisin de droite (il était à ma droite). Et c’est une pensée de vieux qui convoque arbitrairement une citation de Brecht : « le théâtre devient lentement un bordel pour le contentement de putain ». Et bientôt il votera à main levée pour rejoindre Stockmann au moment des débats.
Ostermeier est aux manettes de cet Ibsen qui fait trembler la scène et la salle. Les rencontres entre ces mondes et leurs agents vont de pensées sismiques en violences verbales, de suspensions inquiétantes en silences de judas où la trahison et la stratégie, s’opposant à la naïveté et à la radicalité, contistuent l’humus d’une société animal et humaine, tour à tour l’une et l’autre. Dans la salle de REDAKTION, Thomas vivra ses dernières heures d’illusion, la naissance de solitude, son incarcération dans l’isolement. Son article tant prisé par Hovstad (Christoph Gawenda, l’intello retourné, jean sale et cheveu en bataille qui abandonne avant même d’avoir lutté) sera, dans cette salle du Journal du Peuple, oublié. Il ne reste plus qu’à Thomas, qui sort de ces bureaux de la compromission et des petits intérêts privés, que le débat public pour faire entendre son autorité. Et de regarder l’image d’un journaliste pris en flagrant délit de manque de déontologie, après avoir cherché des arguments, se remettre son casque/écouteur qui diffuse de la musique engagée partagée par le public. I am what I am. Et ce n’est pas beau à constater.
Viendra alors l’épisode de la White box, peinte au balai, à la va vite, et qui servira de toile de fond au meeting organisé pour les débats contradictoires. Moment de justifications du frère, moment de déclarations du frère… La guerre des frères est déclarée et aura bien lieu devant le parterre qui, soudain, se trouve être pris pour l’assemblée des citoyens de la petite ville. Discours en pleine lumière rallumée dans la salle. Discours de campagne où les uns posent l’argument économique comme argument majeur (si travaux, augmentation des impôts). Pour l’autre, Stockmann le brave ou l’idiot, constat de ce qu’est le développement cérébral de l’humanité. Ostermeier incruste un pamphlet sur la crise mondiale, l’endettement, etc… (Pas très loin du texte d’Ibsen qui vivait ses crises à lui). On partage le paradigme du bordel social, des menteurs en cols blancs, de la délinquence politique, du nouveau monstre qu’est Moloch l’économique qui priverait de l’ange gardien qu’est la vetueuse politique… Image d’actualité aussi où le discours raisonnable des uns s’oppose au discours de vérité de l’autre… ou vaguement, des allemands parlent au français comme si soudain, horreur MERKOSY faisait son apparition. Retour des spectres ou, malheureusement, rejetons du politique indépassablement pauvres en arguments qui oscillent entre les politiques de rigueur, l’austérité pour tous, la protection de quelques-uns. D’une synthèse que j’emprunte à Gramsci : « mutualisation des pertes et privatisation des profits »… C’est l’adage, et il n’y aura malheureusement pas de changements. Pas plus demain, qu’hier…
Et là, à la phrase « il faut exterminer des animaux nuisibles » que sont les politiques. Ostermeïer lance le débat dans la salle. « Vous êtes, vous démocrates, pour l’extermination ? Votez à main levée »… Ouah. Et ça vote, moi y compris, je vote pour l’extermination. Le micro qui circule dans la salle devient alors le médium de la parole citoyenne. Justification, exemples, agressions… ça débat. Ça dégueule sur les ouvriers de Peugeot qu’un écologiste veut reclasser. Ça gerbe sur le Médiator. Ça auréole la démocratie…
On est dans le théâtre participatif[[En 1893 l’anarchie était fort à la mode parmi un grand nombre de jeunes gens. C’est parmi eux que furent recrutés les figurants du quatrième acte, et la représentation fut précédée d’une conférence de Laurent Tailhade. C’est dire que l’interprétation de la pièce, acquise d’avance, fut bien différente de celles qui avaient été exprimées jusqu’alors, notamment en Norvège. On cria : Vive l’anarchie ! L’atmosphère était pourtant assez analogue à celle de 1893, car on était en pleine affaire Dreyfus, et l’on criait : Vive Ibsen ! pour finir par : Vive Zola ! […].Extrait de l’introduction à Un Ennemi du peuple, in Ibsen, Œuvres complètes, tome 12, Librairie Plon, 1931.]]](en écho à ce que l’on connaît aujourd’hui en France), là où depuis 60 ans, à la périphérie des pays riches, les pauvres et les asservis, par exemple au Brésil, pratiquait avec Boal et son Théâtre de l’opprimé, un théâtre d’agitation urbaine, entre autres.
Dommage que Monsieur le Président Hollande et Madame la ministre de la Culture Fileppetti aient préféré se rendre au Pirandello de Braunschweig, plutôt qu’à L’Ennemi du Peuple d’Ostermeier. Ah, ces agendas…
Ça ressemble maintenant à l’Odéon de 68, et à Barrault qui nous rappelait la différence entre démocratie et dictature : « la dictature c’est ferme ta gueule, la démocratie c’est cause toujours ».
Ça vole, ça fuse… le public est révolutionnaire mais s’attache à sauver le système qui maintient ses privilèges. Vive la démocratie, à mort le politique serait finalement la synthèse d’un peuple de spectateurs qui n’a peur d’aucune contradiction.
Et Stockmann Thomas de prendre pleine poire les poches de peinture qui sont lancées de la salle par les acteurs qui sont descendus dans le public. Le voir réduit à s’abriter derrière le pupitre qui lui sert de boucliers de protection. Lui, la cible ne s’en relèvera pas et l’accablement marque la suite.
Vivant, le spectacle est bien vivant. Nerveux au sens artaudien du terme. Philosophique au sens brechtien du mot. Insouciant parfois, dans la manière de plier une brassière. Mélancolique parfois, dans la manière de décapsuler une bière. Cruel, violent, tendre et aimant aussi. Le groupe de la Schaubühne est un collectif de virtuoses, d’acteurs accomplis, de gymnaste en lisière de la folie. Et de distinguer alors, dans le titre de l’article du journal mis à disposition à l’entrée, le petit enjeu de ce travail. Ökonomie und Wahrheit : traduisons Economie ou Vérité. Comme aussi, j’ai pu le lire Dichtung und Wahrheit : Poésie et Vérité, chez le philosophe Gadamer. Ou quand la pensée de la vérité se heurte à tous les pragmatismes. Alors une chose me vient en quittant la salle, un mot de Müller, un bout de phrase apprise par cœur dans un allemand fautif (pardon) : « Meine gedenken sind wunden in mein Gehirn. Mein Gehirn ist ein Narb ». Et de me dire, que le redetung benjaminien (le bavardage) qui caractérise le système politique est ce qui nous tient éloigné de Die Rede politique. La Parole politique. A quand des « êtres de Parole » serait la question.


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Tu t’en vas… https://www.insense-scenes.net/article/tu-ten-vas/ Thu, 19 Jul 2012 15:26:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=675 —-
Chronique d’un spectateur qui fuit parfois le lieu où il devrait se tenir… « Tu t’en vas » est une auto-analyse, libre, qui porte sur le départ d’un spectateur du spectacle auquel il assiste… Au gré des idées, l’article sera augmenté. En l’état, c’est donc une sorte de road movie en construction
Il y a dans le geste du « spectateur qui s’en va » et qui « quitte la salle obscure » quelque chose à éclaircir. Aussi, nous proposons nous d’ouvrir là-dessus un fichier que nous baptiserons « Tu t’en vas » (fameux tub d’Alain Barrière qui a bercé nos jeunes années malgré nous, et que notre mère écoutait en boucle, nous imposant l’immobilité pendant qu’elle relisait nos « textes-libres »).
Avouons-le encore avant de poursuivre, l’urgence qui se manifeste à écrire là-dessus ne tient pas au regard que nous portons sur ces spectateurs qui quittent la salle. Non. Notre réflexion se nourrira de notre « pratique », il est vrai assez mince en la matière, puisque ce n’est qu’à trois reprises, dans notre carrière de spectateur, que nous avons quitté notre fauteuil. Trois fois seulement en 30 ans d’expérience, trois fois seulement : une fois en 1991, une autre en 2001, et une fois en juillet 2012.
La nécessité d’écrire là-dessus tiendrait alors peut-être au désir de trouver une explication à notre culpabilité qui, lors de la 66ème édition du festival d’Avignon, à l’occasion de la proposition de Jean-François Matignon, a vu le jour alors que nous quittions la salle deux quarts d’heure après le début.
La nécessité d’en parler est d’autant plus vive que notre activité de critique (laquelle veut que nous prenions la parole sur les spectacles proposés) n’a pu s’exercer à cet endroit-là puisque n’ayant tout vu, il nous était interdit de prendre la parole sur ce qui, quand nous le commentons, nous impose d’avoir tout vécu.
Peut-être est-ce d’ailleurs à l’endroit du vu et du vécu que cela se joue, si l’on peut admettre que parfois et bizarrement, n’ayant pas tout vu, nous avons tout même le sentiment d’avoir tout vécu. Par un raccourci qui tient donc d’une loi nouvelle invérifiable, il n’est pas nécessaire de faire l’expérience entière d’une chose pour en saisir la totalité.
Par ailleurs, et sans dout afin de nous distancier de la culpabilité éprouvée, peut-être nous faut-il croire que c’est moins le spectateur qui part que l’œuvre qui le repousse. Les lois physiques de cet état de fait provocant dès lors un mouvement visible qui nous permet de constater que le spectateur gagne la sortie parce qu’il y est conduit, pour avoir été éconduit.
Ne tergiversons pas… Partir, c’est donc emblématiquement incarner un mouvement qui procède d’une volonté ou d’une contrainte. Volonté du sujet qui s’en va, contrainte qui s’exerce sur le sujet qui ne peut rester. Dans ce système binaire qui renvoie à la relation du sujet à l’objet, et réciproquement, le renfort de la psychanalyse et autres savoirs du champ analytique permettraient sans doute de montrer que la séparation entre le sujet et l’objet est moindre que celle que nous avançons. Notre penchant pour les géométries simples, et notre désir de ne pas caricaturer cet espace complexe, nous maintiendra dans des canevas spéculatifs plus proches de la phénoménologie.
Partir, rester… un œil vers la scène, l’autre vers la sortie… D’une certaine manière, la place de spectateur est toujours inscrite dans une schize, un état duel qui est, en définitive, la marque d’une fragilité du sujet qu’il est. Une précarité, dirons-nous, dans le rôle et la tâche que lui fait endosser l’œuvre qui l’inscrit dans une responsabilité peut-être trop importante pour lui.
Aussi, quitter le spectacle, c’est d’une manière (incertaine ?), fuir la responsabilité qui incombe au spectateur abrité dans le sujet.
Au terme de ce premier mouvement d’une pensée qui ne résiste pas à l’esprit d’escalier, envisageons alors, et plus simplement, d’abandonner l’idée de spectateur pour lui substituer celle de sujet ou d’être.
Si nous retraduisons ce que nous avons jusqu’à maintenant écrit, alors le moment du spectacle est celui où le sujet demeure ou au contraire le moment où le sujet fuit.
Entendons bien ce qu’induit l’expression « le sujet fuit ».
D’une part, il s’agit bien, là, de nommer un sujet qui s’extirpe d’un espace et d’un temps où, il en a le sentiment, il ne peut plus rester. Il fuit ce qui l’agace, l’insupporte, le malmène. Le jugement est, à cet endroit, l’une des façons qu’il a de justifier son départ. Le « ça ne me plaît pas » ou le « c’est imbécile », ou le « non, c’est trop », ou le « vraiment, non mais vraiment »… seront les marques linguistiques d’un désavoeu et d’une rupture. Fuir, c’est donc rompre au nom d’arguments (érigés en jugements) qui marquent un désarroi et un désaccord qui portent, c’est selon, sur une forme, un contenu, un mouvement, une mise en scène. Le désaccord est donc, toujours, d’une certaine manière, un « état de dramaturge ». Si nous devions trouver un autre équivalent à cet « état de dramaturge », nous pourrions tout simplement dire que le temps du spectacle suppose un « art de la rencontre » où ce qui est en jeu tient autant à ce qui est mis en avant qu’à ce qui est reçu. Dès lors qu’il n’y a plus d’adéquation entre l’un et l’autre, la rencontre n’a plus lieu. L’œuvre qui suppose dans son fonctionnement un « art de la rencontre » ne jouant plus ce rôle, la séparation est donc inéluctable.
Mais fuir n’est pas là dans son entier, et c’est à un autre endroit que nous l’appréhenderons. Le « sujet fuit » disons-nous. Et par-là, nous entendons qu’il se vide.
Il s’évide.
La disparition du spectateur de la salle alors qu’il avait convenu que tout est possible, qu’il n’y a pas de certitudes, que rien n’est donné à l’avance, que la scène est toujours ce moment où ce qui arrive doit arriver… la disparition du spectateur qui sait que son engagement ne convoque pas pour autant le contentement… Cette disparition a donc à voir avec la fuite, avec l’évidemment, avec, finalement, une peur qui procède de quelque chose que l’on craint de perdre.
« Le sujet fuit », écrivons-nous, et ce qui se dessine n’a donc plus rien à voir avec un rejet, avec un jugement, avec une sanction. Non, ce n’est plus en ces termes que l’art de la rencontre est convoqué. Ce qui arrive, c’est autre chose qui a tout à voir avec un autre enjeu. Dire que le sujet se vide, qu’il craint de s’évider, c’est rappeler que le spectateur, dans le temps de la présentation et de la représentation est impliqué autrement que sous le seul régime du spectateur. C’est peut-être avancer que ce qu’il regarde, le regarde. Ça le regarde (le concerne).
Ça le fouille.
Dans l’art de la rencontre, il y a ainsi une pratique archéologique où l’objet n’est rien moins qu’une sorte d’outil qui s’exerce sur le sujet.
Que la fuite puisse le sauver de l’évidemment est alors autrement plus complexe. Qu’est-ce qui pourrait fuir ou, disons-le autrement, qu’est-ce qui pourrait apparaître que le sujet ne tient pas à voir paraître. Car si l’archéologie nous renseigne sur un point, c’est qu’elle fait apparaître une histoire. C’est le propre de l’archéologie. Et si le vide est un état, on sait aussi que le vide n’existe pas puisque la nature en horreur. Dès que le vide se fait, il y a donc autre chose. Qu’est-ce que cette chose alors ?
Pas facile de répondre là-dessus.
Ce qui comble l’espace vide, c’est une chose sans doute suffisamment inquiétante et étrange pour que ça pousse le sujet à fuir. Ce qui vient dans le vide, c’est donc une peur disons-nous. Et donc, c’est la nature de cette peur qui est à identifier. Nous parlons d’une histoire… peut-être alors que l’histoire est la nature de cette peur.
Ou quand une mise en scène vient prendre la place d’une histoire. Celle que je me suis inventé, celle que j’ai construite, celle que je tente de construire.
A cet endroit de la réflexion que je suspendrai, il semblerait donc que parfois certaines fictions nuisent à la construction de l’Histoire. Une équation finalement à deux lettres, ou quand le petit « h » s’en prend au grand « H ».
« h » nuirait ainsi à « H ».
en cours de construction…


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L’annonce faite à Sophie https://www.insense-scenes.net/article/lannonce-faite-a-sophie/ Thu, 19 Jul 2012 15:24:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=672 —-
Eglise des Célestins, Sophie Calle a déposé « Rachel, Monique », une exposition ou plutôt une chambre funéraire où la présence de la mère, mortele 15 mars 2006, est le motif central du geste de l’artiste. Où l’esquise d’un dernier entretien infini d’une fille à sa mère…
Elle s’est appelée successivement Rachel, Monique, Szyndler, Calle, Pagliero, Conthier, Sindler. Ma mère aimait qu’on parle d’elle. Sa vie n’apparaît pas dans mon travail. Ça l’agaçait.
Quand j’ai posé ma caméra au pied du lit dans lequel elle agonisait, parce que je craignais qu’elle n’expire en mon absence, alors que je voulais être là, entendre son dernier mot, elle s’est exclamée : « enfin »
Je vais lire le journal intime de ma mère pour la première fois. Cette église m’a semblé un lieu propice pour l’affronter. A part quelque pages sélectionnées par l’éditeur pour le livre Rachel, Monique, je ne sais pas ce que je vais découvrir.
(…) avant de perdre conscience, elle m’a demandé d’emporter le carton qui contenait ses journaux intimes. Seize carnets datés 1981, 1984, 1985, 1986, 1987, 1988, 1989, 1990, 1991, 1992, 1993, 1994, 1995, 1996, 1997, 2000.
Ma mère n’était pas un écrivain, je ne suis pas comédienne, même amateur. Je ne sais pas si ces textes sont « bons », s’il faut les chuchoter, les déclamer, si je les lirai d’une traite, à intervalles réguliers, ou quand bon me semblera. Je ne sais pas combien de temps prendra cette lecture. Je m’engage seulement à en finir avec que le Festival ne s’achève.
Ma mère a choisi de na pas détruire ses journaux intimes. Ma mère n’était pas dupe de ce qui pourrait arriver si elle me les abandonnait. Sinon je ne me serais pas permis.
Programme distibué au visiteur, du 8 au 28 juillet 2012.
A l’intérieur, Sophie Calle a organisé un parcours que l’on ne confondra pas avec un chemin de croix où ses mots, sa vie, ses errances, sa poésie viennent construire un espace qui renvoie à la figure de la mère. Ni monde utérin, ni autel, ni nef, ni rien qui pourrait ressembler à un hommage, mais juste un parcours funéraire, un road movie filial, une manière d’être fille de…, un art d’être orphelin.
Des marbres, des stèles, des anges, une girafe totémisée, des mother, maman, ici et là, une photo d’un album de famille, des photos d’ici et d’ailleurs, un hôtel : Hôtel de la solitude… et un film où la mère morte, comme une Ophélie peinte par les pré-raphaelites anglais, se tient rigide et pâle, entourée de fleurs, pendant qu’on s’assure qu’elle est morte en prenant son poul, en contrôlant la disparition de sou souffle…
Dans un recoin, une chaise et un livre où lira Sophie Calle.
Mon portable sonne « tu fais quoi ? » dit la voix. « Je suis avec Calle. Une exposition sur la mère de sa mort » dis-je. Et la voix de me répondre « non, la mort de sa mère, tu inverses tout ».
Tout est là, dans un lapsus. Je vous le livre : « la mère de sa mort » ou l’annonce faite à Sophie…


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Mapa Teatro : De fond en comble https://www.insense-scenes.net/article/mapa-teatro-de-fond-en-comble/ Wed, 18 Jul 2012 15:30:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=678 —-
Evénement présenté à l’auditorium du Grand Avignon-Le Pontet, la venue des colombiens du Mapa Teatro était espérée depuis longtemps. Attendus, les directeurs Heidi et Rolf Abderhalden y auront présenté Los Santos Inocentes (Les Saints Innocents ou L’innocence des Saints), une création née en 2010 au festival ibéroaméricano de théâtre de Bogota, et au Hau 2 de Berlin, dans le cadre du festival Liberté et Désordre. Los Santos Inoncentes figure l’un des trois volets du tryptique Anatomie de la violence en Colombie qui sera présenté en intégrale, en 2013.
Pour terrain l’humain
Basé à Bogota, et Laboratoire d’artistes enclin à s’aventurer et privilégier les espaces artistiques transdisciplinaires, le Mapa teatro a été fondé à Paris, en 1984, par Heidi et Rolf Abderhalden, artistes et metteurs en scène colombiens d’origine suisse. Pour terrain de jeu, ou disons plus précisément, d’expérimentation et de recherche : l’espace urbain dans ses formes plurielles et l’espace littéraire dans sa diversité. On l’aura compris, Mapa Teatro ne se cantonne pas exclusivement à la mise en scène, mais fonde son existence dans la relation qu’il entretient à une réalité géographique, politique et sociale. A sa manière, il investit ainsi les territoires vivants où se déploient une vitalité qui tient aussi bien au vivant (les modalités expressives du champ social dans sa complexité) que de la mémoire (les différents états imaginaires ou historiques qu’une communauté a de se construire à travers des pratiques culturelles). D’une certaine manière, les intervenants et les créateurs de Mapa Teatro sont donc à l’interface de ces deux territoires : le Vivant et la Mémoire, allant de l’un à l’autre en recourant aux gestes traditionnels comme à ce que les technologies offrent aujourd’hui aux arts.
De l’un à l’autre, les Mapa Teatro produisent dès lors des œuvres qui, pour autant qu’elles procédent du croisement et de la tension de l’observation et de l’imagination, s’inscrivent dans ce qu’ils ont nommé la construction d’ethno-fictions. Arpenteurs du répertoire théâtral (Beckett, Müller, Kane, Shakespeare, Koltès, Antonio Rodriguez…), ils se livrent simultanément à des interventions et des expérimentations en milieu urbain et rural, en renouvelant (et donc en transgressant) les protocoles et les codes d’immersion dans ces tissus sociaux. Recourant à la vidéo et au multimédia, à la photographie, à l’action plastique (collage, montage), aux installations sonores et autres dispositifs plastiques comme aux formes plus conventionnelles du jeu et de la mise en scène (récits et narration)… Mapa Teatro s’apparente, in fine, à une fabrique miroir des formes, flux et matières qui l’environnent, et qu’il identifie et saisit. Sous la modalité de cycles, la troupe colombienne peut dès lors tout aussi bien se livrer à une performance qui s’ancrera dans le motif des piétons forcés à Bogota (Caminantes forzados en Bogota, 2010), que dans la production de séries organisées et thématisées : géographie et langues ; voix et images ; art, mémoire et cité ; simulacre et réalité ; micro-politique et poétique…
Rien, au vrai, ne fait donc obstacle à ces « chercheurs » que sont les artistes du Mapa Teatro qui, receuillant les indices, les traces, les empreintes du champ social, réinvestissent ceux-ci dans le mythe, la parole, les gestes…
Soit, à la manière d’un Castoriadis en sciences humaines et sociales, un travail de déconstruction et de reconstruction, esthétique et poétique, d’une société imaginaire dont la principal faille est la fragilité de sa mémoire, à l’origine de tout.
Avec Les Saints Innocents, le Mapa s’est donc intéressé à une petite communauté noire isolée de Guapi. Un village entre la forêt et les méandres des fleuves qui bordent le Pacifique. Une immersion dans un espace retiré, en lisière du rural. Un lieu, et une date : le 28 décembre de chaque année, où le village commémore le jour des Saints Innocents : le massacre des enfants par Hérode. Un motif au prétexte duquel, un monde de travestis armés de fouets parcourt les rues et frappe les passants. Un mythe fondateur qui s’inscrit dans une dialectique du châtiment et de la souffrance à l’aune duquel se lit aussi le passé des esclaves noirs de Guapi. Un mythe qui, aujourd’hui, avec la présence des FARC et des paramilitaires, se réincarne ous d’autres formes de soumission à la violence incontrôlable.
Se saississant de ces matériaux (au sens mullérien que Rolf Abderhalden aime à citer), le Mapa Teatro réagence une histoire, réinvestit le champ mémoriel à partir de pratiques esthétiques qui rappellent son lien au politique. La perspective qui se dessine au fil du travail recouvre alors toute son originalité. Du tressage du mythe et de l’actualité, le tragique refiguré s’incarne via une histoire héritée qui ne cesse de s’inscrire dans un mouvement de mutations, de déportations, de transformations… faisant de l’homme contemporain le dépositaire de la violence d’hier. Soit, un indépassable tragique nietzschéen…où le matériau imité, la langue retrouvée et refondue, les images recueillies et remodelées, le mythe lu et relu… produisent un espace contemporain qui n’est pas imitation des formes archaïques, mais tout au contraire un espace-temps, une zone linguistico-visuel inimitable.C’est dans ce mouvement où la fiction ancienne n’est ni reversion ni imitation, que la fiction saisie devient friction et livre, des états de présence, renouvelant le regard sensible.
Images intempestives
Los Santos Inocentes se regardera donc comme un foyer à deux étages perméables où l’horizontalité irrigue la verticalité et réciproquement. Un monde de chatoiements vifs et colorés, plus denses encore que ceux de certaines des peintures de Frida Khalo, où les mouvements festifs du rez de chaussé se mêlent aux archives historiques projetées sur le fond d’écran du dessus. Scène ou dyptique vertical construit sur le passage et la communauté des formes qui, parfois, passent d’un point à un autre, d’un plan séquence à une scène incarnée, annulant ainsi la distance historique et chronologique. Scène foisonnante et irradiante où l’image vidéo est tantôt documentaire, tantôt imaginaire… lieu de toutes les contorsions corporelles et espace de tous les jeux mentaux. Los Santos Inoncentes est ainsi un continuum pris dans le maelström des pensées sauvages, des actes violents, des suspensions amicales, des joutes amoureuses, des déambulations et des rêveries intempestives.
Au sol, des comédiens s’extraient d’un bric à brac de paillettes, de ballons, de fin de parties arrosées où, au détour d’un geste, d’un objet, d’un bibelot… les rires explosifs sont rattrapés par la mélancolie lourde et profonde. Corps vague à l’âme, pensées tutorées à quelques douleurs aux couleurs nostalgiques. A l’écran, d’un hublot d’avion, et plus tard après l’atérissage, un film documentaire passe en revue une archive réelle. Images de militaires armés, anges funèbres, déposition d’Herbert Veloza, alias HH, alias le Diable (feront entendre les comédiens déguisés). Visage hermétique et figé de l’homme de basses œuvres, le paramilitaire habilité qui assure tous les coups… Au sol, l’action s’immobilise comme pétrifiée par la présence de l’ange de la mort au dessus d’eux. Plus loin, une arrestation. Des menottes, et soudain, dans un déchaînement de violences esthétisées, le passage des travestis dans les rues de Guapi. Fouets qui claquent, corps dansant au rythme des coups douloureux, visages inquiets… Aux hommes masqués aux déplacements imprévisibles répondent les courses d’une population affolée jusqu’au moment où l’anarchie des peurs se concentre en une manifestation organisée qui exige l’arrêt de ces tortionnaires. Au Sol, les masques ont recouvert le visage des comédiens…et seul un des acteurs, dans ce ressemble à un champ de bataille, continue de fouetter le sol jusqu’à l’extinction des lumières. C’est la vie et la mort qui s’entrechoquent et ne se séparent jamais dans Los Santos Inocentes. C’est l’archive et le documentaire, l’esthétique et le politique qui sont tressés dans cette mise en scène aux formes processionnelles où le rituel vient à être dépassé dans l’énergie de la révolte. A la dernière image, défile sur l’écran le nom des victimes des paramilitaires. D’un coup, ce qui n’était qu’image et corps titubants, masques de supermarchés empruntés aux séries américaines… devient écriture. Où l’instant qui fait de Los Santos Inocentes, un endroit de l’art qui écrit l’Histoire. Qui la rappelle et la rappelantla dépasse en la reformulant dans des noces de sang.


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Rizzo va mezzo puis forte https://www.insense-scenes.net/article/rizzo-va-mezzo-puis-forte/ Wed, 18 Jul 2012 15:29:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=677

Au gymnase Saint-Joseph, Christian Rizzo et Kerem Gelebek proposent Sakinan Goze Çop Batar. Une pièce chorégraphique de 50 minutes, une énigme qui alerte le regard.
Philosopher, Danser.
Autour de ses créations, Christian Rizzo développe, à la marge des conférences de presse et des rendez-vous, une pensée sur son travail qu’il livre tel un philosophe du corps, du théâtre et de la danse, pris dans les formes de l’abstraction, de la figuration et de la narration. Ce qui l’intéresse, c’est « l’observation du réel ». « Je scrute les rapports entre les gens, les micro-événements qui surgissent au coin de la rue. Je m’intéresse aux situations qu’esquissent les corps dans les environnements les plus prosaïques. Deux personnes qui s’embrassent au rayon lessive d’une grande surface peuvent soudain métamorphoser l’atmosphère des lieux. D’autres clients du magasin s’arrêtent, les regardent. Le temps suspend son envol. Des brèches s’ouvrent dans le quotidien. De façon non-mimétique et non psychologique, je m’efforce de compléter ce que je puise au cœur du réel » dit-il. Une manière pour lui de faire apparaître des situations que l’on ne voit plus parce qu’elles n’ont a priori rien de spectaculaire. La scène permet de recadrer les choses, d’intensifier les présences et de condenser les gestes pour libérer leurs charges émotionnelles. En Philosophe de la présence, ce qui le guide, c’est « L’énergie que les danseurs libèrent et qui constitue l’armature de toutes leurs actions. Il me semble important de matérialiser, d’une manière ou d’une autre, ce rapport à la production d’énergie, à la « dépense » comme dirait Georges Bataille. Une manière encore de douter dans un monde saturé de convictions où l’incertitude est toujours un moyen de mettre en mouvement, puisque le doute, comme il l’écrit : « est une promesse de nouveauté ».
Avec Sakinan Goze Çop Batar, né du désir de danser, Christian Rizzo a réalisé qu’il ne désirait plus, finalement, être sur scène. S’il dansait déjà à travers les danseurs qu’il mettait en scène – « Dans mes spectacles, je dis toujours « je » à travers d’autres personnes que moi. Mon individualité se fond dans la multiplicité scénique : les corps et les voix des danseurs mais aussi la musique, la lumière, le décor… Toutes mes pièces sont sous-tendues par une dramaturgie autobiographique, comme un fil conducteur qui, avec le temps, devient de plus en plus visible » –, sa rencontre avec Kerem Gelebek, au CNDC d’Angers, l’inscrit dans une nouvelle démarche de transmission. Moment où il lègue sa recherche tout en en offrant la quête. Instant où Rizzo et Gelebek forment un troisième où la danse est le territoire commun de la pensée au point que Rizzo conservera le titre que lui a murmuré Gelebek : «: « c’est l’œil que tu protèges qui sera perforé ». Et Rizzo d’ajouter, en commentant la traduction de ce dicton turc, soufflé par le jeune exilé : « Autrement dit, c’est quand on se tient trop sur ses gardes que le pire finit par se produire. Cette formule a une valeur quasi-programmatique, elle s’adresse au public comme un résumé ou plutôt une condensation de mon esthétique : regardez juste ce qui arrive et tout se passera bien ».
Complicité avouée et travail commun, donc, que Christian Rizzo, non sans sourire, regarde comme le geste d’un « solo par procuration ».
Un solo que Rizzo a construit et a pensé comme une série d’études, à la manière des arts graphiques : étude pour un homme dans un coin, étude pour homme avec une table, étude pour homme avec une plante… Et que l’histoire de Kerem Gelebek (qui a quitté son pays, la Turquie, pour venir danser en France et s’installer à Berlin, tient dans la proximité du thème de l’exil. « Mettre en scène l’exil qui n’est pas tant géographique ou politique, qu’existentiel » dit Christian Rizzo, en achevant « c’est une sorte d’exil à soi-même emprunt de mélancolie ». Ou quand le geste de la transmission, celui du passeur d’un désir, lègue avec le don, une part de soi qui mutile la part qui reste.
De Zarathoustra, de l’alpiniste, et autres solitudes
Cube vertical couleur bois sur plan horizontal. Au sommet, assis en surplomb du vide, un homme avec un sac à dos qui tient de la silhouette de Ganz dans Les Ailes du désir de Wenders. Image d’une solitude où le corps contemplant le vide, le regard, lui, est tourné vers les pensées profondes et intérieures. Figure de l’alpiniste, encore, ou du randonneur qui, ayant gagné le point le plus haut d’un espace qui l’habitait et ayant pris le temps du point de vue, redescend bientôt le long de ce monolithe aux paroies lisses. Première étude qui s’étire au long d’un son lointain soufflé qui rappelle que les méditations et autres formes de la pensée se tiennent hors d’atteinte des espaces horizontaux saturés. Etude augurale où l’isolement, qui a pour compagnon l’immobilité, est un état autant qu’un espace. Au geste lent qui aura ouvert ces tableaux insolites, l’homme chamanique qu’il est redevenu dispose alors quelques reliques au sol qui l’accueille. Quelques cailloux en guise d’osselet du hasard, quelques lettres rouges écrivent HERE (comment dire « ICI » a créé un jour Rizzo), etc… La seconde étude est l’expansion de la première. Elle en est la forme humble où le danseur s’exécute en ralentissements soutenus. Et le son musical qui l’accompagne ne fait entendre qu’un doux bruit d’avant la parole. Ce qui se dit, dans le geste, dans le son… est alors travaillé par les énergies dociles d’un autre monde. Se substituera à ces séquences, une troisième étude où l’accélération du mouvement, et l’amplitude sonore s’affirmeront. C’est moins sans doute celle d’une rupture que celle d’une ouverture aux forces vives, aux esprits désengourdis… A la lenteur méditative succède ainsi un autre rythme qui est celui de la pensée qui se met à danser. L’alpiniste pourrait « ici » et « maintenant » se confondre avec la figure de Zarathoustra : le danseur philosophe qu’il était.
Le « danser » devient plus ferme, plus affirmé sur le rythme grandissant de Here we are now, autour de la chaise renversée extraite de la boite, de la plante protégée par un bonnet, du monolithe qui est devenu une table… et bientôt de THERE : là, (ou HERE auquel Kerem a rajouté un T). Au sol, les découpes lumières noires, sur fond sable, exigeraient que Gilles Deleuze, en expose la logique du sens. C’est-à-dire en modèle le régime sensible. Mais à voir comment Kerem danse au-delà du plan, cherchant dans les marges et l’obscurité de quoi continuer à « bouger » et à danser, on se prend à regarder ces formes géométriques comme des espaces qui ne peuvent être occupés. Comme si, ces formes noires invitaient à penser d’autres passages.
Œuvre non dépossédée de sa résistance, et loin du souci de communication parce que l’œuvre n’est que résistance et pas communication (plaidait Deleuze), Sakinan Goze Çop Batar est construit sur le mode d’une énigme anatomique. A l’endroit précis d’un corps inconnu où le geste est le conducteur du regard qui, déplacé, saisit des instants de présence, des nappes sensibles. Une entrée, d’une certaine manière, dans un atelier, une forge des sensations où l’aura se tient en chaque image. Ou les choses vues, pour autant qu’elles n’ont plus de noms, n’en demeurent pas moins des états sensibles que le regard, anti-chambre de la parole, saisit dans le silence qui est cet état tumultueux et doux de l’esprit en travail.


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« I love you, Daddy », un conte de Markus Öhrn https://www.insense-scenes.net/article/i-love-you-daddy-un-conte-de-markus-ohrn/ Tue, 17 Jul 2012 15:33:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=681

Un écran à droite du public montre le processus de maçonnerie. Lentement, méticuleusement la bétonnière remue le béton pendant que rien ne se passe sur scène : dans l’obscurité un homme se prélasse sur un canapé blanc, juché sur une grande boîte de 2,5 mètres de hauteur avec des bâches opaques plastiques au lieu des murs. Voici l’image du début de la première de Conte d’amour de Markus Öhrn qui s’est tenu le 14 juillet dans la salle de spectacle de Vedène.
On s’étonnerait de lier le titre de cette pièce avec l’histoire réelle qui est à l’origine de Conte d’amour. Il s’agit de l’affaire de Fritzl, l’autrichien qui avait gardé depuis vingt-quatre ans dans la cave de sa maison sa fille et ses enfants nés en résultat des incestes. Markus Öhrn, vidéaste, en collaboration avec des compagnies Institutet (Suède) et Nya Rampen (Finlande) a crée en 2010 à Berlin une interprétation de cet acte fondé primordialement sur l’amour qui est inséparable de la violence selon les propres mots du metteur en scène[[Propos recueillis par Sarah Chaumette]]. Les preuves de cette idée on cherchera par la suite.
L’organisation de l’espace de spectacle est faite d’une manière surprenante changeant à la fois le mode de perception d’un spectateur et la méthode du jeu des acteurs. Le fait est que les comédiens se trouvent à l’intérieur de la boîte aux bâches restant invisibles pendant toute la représentation, lorsque le public ne remarque que leurs ombres de temps en temps. Deux écrans placés au-dessus de cette dernière transmettent la projection vidéo des actions s’opérant à l’intérieur.
Le concept de la théâtralité se remplace par celui du documentaire. La caméra de surveillance installée dans un coin du plafond de la boîte, produit une image privée de valeur artistique, une sorte de live, alors que une autre caméra portative, utilisée par des comédiens donne une représentation de home video.
En ce qui concerne les acteurs, cette séparation spatiale du public leur impose un vrai quatrième mur poussé à l’extrême, dont les admirateurs étaient André Antoin et Constantin Stanislavski. De même, ce langage cinéaste-documentaire-théâtral engendre l’espace de reality show, (même si on reste toujours dans la fiction) transformant les rapports «acteur en face du spectateur » en ceux « acteur-caméra-spectateur ».
Malgré la distanciation apparente accrue, l’action semble avoir établi plus d’intimité et de vérité. En ce sens-là, les acteurs ne sont plus des interprètes du point de vue des spectateurs, mais les performeurs, leur fonction réduisant à la performance. Néanmoins, cette vision n’est rien moins que l’illusion donnée par l’effet de reality show, les comédiens continuant à interpréter leurs rôles.
Le troisième écran mentionné plus haut, n’a projeté que la vidéo du processus de maçonnerie qui aurait laissé le public un peu interloqué. Peut-être, elle aurait impliqué l’idée de la construction d’une maison, d’un foyer ou d’une famille, lorsque la pièce aborde le sujet du système patriarcal. Ce dernier est esquissé dans le spectacle d’une manière floue, dénuée d’une critique positive ou négative. En revanche, on y découvre le modèle de la société de consommation où le « papa » Fritzl figure son représentant typique : il ne propose aux enfants que la bouffe dans toute sa diversité de McDonald. Dans le prologue, avant de descendre dans la cave, le papa donne à manger les chips avec la coca aux poupées symbolisant ses enfants. Si l’on emploie une autre approche de critique, alors la couleur et le contenu de cette « nourriture » formeront une image altérée du pain et du vin en tant que le corps et le sang du Christ. Par la suite le thème de la religion se déploie, évoquant les sujets bibliques comme des mythes de la création d’Ève, comme la trinité chrétienne exprimés par les nombreuses répétitions des phrases tirées de l’Ancien Testament.
Alors, Ñette étrangeté de la représentation du système patriarcal basé sur la croyance et des traditions ancestrales s’entremêle avec une sorte de dérision orientée à d’autres types des croyances tels que le polythéisme ou l’animisme, par exemple. En effet, l’émotion conçue par le metteur en scène reste ambigue, sa position étant indéfinissable. Un totem en la forme d’un oiseau noir, le symbole du Mal, approché à l’objectif de la caméra portative, plane au-dessus de la cave comme un fatum ou un mal tout-puissant. Là, il faudrait bien rappeler que Markus Öhrn a travaillé le concept de Unheimlich, inventé par Sigmund Freud, désignant le sinistre, le funeste des refoulés et des peurs que notre subconscient abrite. Cette notion est étroitement liée avec le paganisme qui constitue la conception du monde du patriarcat dans la même mesure que la religion. Ainsi, la catégorie du patriarcat se heurte au concept de la petite-bourgeoisie représentée par les figurinesnrococo en porcelaine : petits anges, animaux souriants entassés dans un coin de la cave. Ils sont animés par la voix off d’un acteur (Elmer Bäck) qui piaule à plusieurs reprises: « je suis un poney de l’espérence », (gros plan de la caméra portative sur des figurines parmi lesquelles on y distingue un poney) ce qui nous renvoie aussi à l’idée du paganisme.
Conte d’amour devient une concentration dense des multiples idées, réflexions sur d’innombrables sujets avec beaucoup de humour doux. Le papa, appelé avec tendresse Daddy, s’adresse au public regardant la caméra disant qu’il n’y a rien compliqué dans cette histoire si on y pense globalement. Le plus important, c’est vivre, faire ce que vous voulez mais « avec tous vos sentiments !».
Malgré le sujet épouvantable de la séquestration et de l’inceste, la pièce est quasi privée d’horreur. Le spectateur se trouve dupé, attendant tout le temps des images atroces de la violence. En réalité, elles sont substituées par des jeux enfantins, des blagues apaisant la tension du public. Le papa se transforme en un médecin venu avec l’aide humanitaire dans « les jungles » chez « les petits africains ». Il s’éclate, rigole collant des pansements au nez d’un enfant, bandant la tête de son fils cadet. En temps qu’intermèdes, les chansons karaoke s’exécutent par des acteurs, les chansons d’amour très connues, diminuant le niveau de l’effroi sous-entendu et faisant douter un petit moment même de la nature de ce crime-là. Par contre, le crime est tellement monstrueux, que peut être la dérision et le rire deviennent un seul moyen pour des jeunes créateurs de représenter cette histoire sur scène afin de ne pas tomber dans une horreur artificielle.
Le refrain du spectacle devient « I love you, Daddy » d’une voix aiguÑ‘ d’enfant (Elmer Bäck) qui lance des regards séducteurs à l’objectif de la caméra. Les sourires du bonheur mélangés avec des larmes, des lamentations « nous avons faim, nous avons soif », « nous sommes des victimes », forment l’image controversée d’une famille qui semble être à la fois heureuse et dévaforisée. D’ailleurs, il est un fait notoire que l’amour dans le sens spirituel est dépourvu de violence. Si l’on déplace légèrement l’accent de l’amour sur la sexualité dont Freud a largement écrit, l’idée du spectacle de l’inséparabilité de l’amour et de la violence se justifiera. L’Eros s’y manifeste sublimé dans les actes de violence.
Conte d’amour, un conte de la sexualité, plutôt son hymne balance entre les catégories de l’amour et du mal et leurs manifestations pendant toute sa durée. La chanson de Chris Issak avec une phrase devenue célèbre « No, I don’t wanna fall in love with you » (Je ne veux pas tomber amoureux de toi) retentit paisiblement à la fin du spectacle comme si ces deux opposés s’étaient réconciliés.


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Iom oulédet saméah’ ! https://www.insense-scenes.net/article/iom-ouledet-sameah/ Tue, 17 Jul 2012 15:32:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=680

Jerusalem Plomb durci… est le début du titre de la proposition du Collectif Winter Family, lequel se poursuit par « Un voyage halluciné dans une dictature émotionnelle ». Une pièce vidéo, sonore, visuelle, chorégraphiée, parlée, chantée… de 55 minutes de Ruth Rosenthal et Xavier Klaine, enregistrée, entre 2009 et 2010, présentée dans la Vingt cinquième heure.
Vrombissements d’avions à réaction, sirènes d’alerte perdues dans le lointain, sirène de voiture de police, paroles de fêtes, cris de manifestations, voix de tumultes, images de talk show télévisées encadrés par des militaires qui veillent ou posent, paysages blanchis par le soleil, visages recueillis, monde de casquettes, de Kippa, de voiles, tenues décontractées… Robes de paillettes, couleurs d’uniformes verts, bleus, blancs, drapeaux israéliens petits et grands, voix off, énumération des résolutions de l’ONU du début des années 40 à nos jours, la même, toujours la même augmentée de nuances qui sont autant d’indicateurs de la montée de la violence, du fossé qui ne cesse de se creuser entre la communauté internationale et Israél, entre, surtout, le peuple palestinien et les israéliens, fêtes juives, fêtes, feux d’artifice, bruits de munitions tirées, fêtes à la télé : petit écran du recueillement, fêtes, fêtes, fêtes…commemorations, célébrations, deuil et bougies, joies organisées, souvenirs institutionnalisés, Holocauste, 6 millions, et Sabra et Chatila aussi, pas loin, en mémoire. Je pense à Genet. Accueil de la diaspora de retour de l’exil et de l’errance. Territoires occupés, colonies développées… Mémorial, aussi: Yad Vashem (une main et un nom) traduit-on. Opérations militaires dont une Jerusalem Plomb Durci, nom de code et mouvement de troupes vers Jerusalem… évocation des roquettes du Hezbollah, prières: juives, chrétiennes… voix arabes, prières et présence de l’islam…
C’est un melting pot d’images et de sons, de photos et de vidéo, de situations… que le duo franco-israélien propose à sentir. Car ici, on est dans le sentir plus que dans le raisonner. L’idée qui gouverne à cette proposition qui tient d’une performance, c’est peut-être alors de devenir sensible à une société israélienne qui vit indistinctement sa militarisation et sa civilité. Espace où le militaire et le civil se confondent dans la mission commune : garantir la vie d’Israel, l’Etat de Sion, au risque de devoir coloniser, anéantir, réduire, la vie d’un autre peuple. Israel, c’est Tsahal.
Sur la scène, un territoire transformé en champ de bataille, un haut parleur, des bougies, des drapeaux et surtout la présence de Ruth Rosenthal. Voix désabusée, ironique, jupe d’enfants et nattes de petites filles. Elle parle, s’interrompt, chante s’arrête, commente se retient. Et semblable à une marionnette dont les fils viendraient à lâcher un à un, elle s’immobilise. Sur scène, sa gestuelle est mutante, semble commencer une danse pour être rattrapée par un geste militaire, semble marcher librement quand le bas devient cadencé. Elle parade sans jamais trouver une identité unique, un geste enfin un… ou quand le mécanique vient briser le poétique de la vie.
Une manière de montrer, sans arrêt, l’impossibilité d’un développement, d’une autonomie, d’une indépendance de mouvements et de pensée. Une manière de saccader ou d’arrêter l’histoire d’un état qui construit la sienne. Ou pas un jour de la fondation de l’Etat d’Israel n’est pas en même temps le jour anniversaire d’un mort de part et d’autre des communautés qui s’y… meurent.
On m’a dit, récemment, « Iom oulédet saméah » : joyeux anniversaire.


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Braunschweig en quête https://www.insense-scenes.net/article/braunschweig-en-quete/ Tue, 17 Jul 2012 15:31:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=679 —–
Ramassée à gauche sur la page de couverture du programme délivré au public, la mention « d’après » – dans une police de caractère très fine qui contraste avec l’épaisseur des graisses d’encre rouge pour désigner le nom du metteur Stéphane Braunschweig – est lisible sans être vraiment remarquable. C’est pourtant à cet endroit du « D’après » qu’est l’enjeu de la mise en scène de Six Personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello, proposé aux Carmes. Ou une question qui se pose « Et qu’est-ce que c’est, un plateau de théâtre ? » dit la belle-fille.
D’après
« D’après » marquant non seulement la main mise du metteur en scène sur le texte, mais également la marge de liberté qu’il occupera vis-à-vis du texte, alors que le vingtième siècle (Sartre le déplorait) aura vu l’hégémonie du metteur en scène. Proposer un « d’après » revient donc à faire valoir un droit (que personne ne contestera) ou à prendre une précaution, observer une prudence. Dans l’esprit du « d’après », il s’agit alors d’être à la fois proche de l’objet intitial (ici la pièce de Pirandello), et de pouvoir observer une liberté qui nous en éloigne. Ainsi, « d’après » inscrit celui qui y recourt dans un geste où, entre proximité et éloignement, le metteur en scène doit trouver la juste mesure. C’est, si vous préférez, la parabole du porc-épic de Holderlin.
Dit autrement, si le texte de Pirandello peut être considéré comme un ensemble qui prendra le nom de « référence », le geste de Braunschweig peut être considéré comme un signe dérivé à la condition qu’il ne soit pas étranger à la référence. Faire du théâtre ou pratiquer la mise en scène « d’après », c’est donc toujours se mettre dans la position de celui qui est fidèle sans être celui qui est aliéné. Des références qui semblent indépassables : l’auteur, le texte, peut-être même certains des enjeux sémantiques du texte… seront épargnés par la liberté, qu’en droit, le metteur en scène peut exercer.
Quand l’adéquation existe entre l’auteur et le metteur en scène, quand le rien de liberté du metteur en scène « réhausse » le geste de l’auteur (Pirandello), alors on parlera d’une appréhension juste du second.
« D’après » induit ou impose donc un savant mélange ou un équilibre entre fidélité et liberté ; un statu quo entre auteur et metteur en scène, entre texte et mise en scène.
Faire du théâtre sur le mode du « d’après » est donc nécessairement périlleux puisqu’il suppose que l’un et l’autre des auteurs (entendons-le au sens large de celui qui endosse la responsabilité de l’œuvre) conservent cette identité d’auteur, au terme du travail. L’auteur qu’est l’écrivain et l’auteur qu’est le metteur en scène se retrouvent donc normalement dans un rapport d’égalité (parabole du porc-épic) où l’un livre son œuvre à un tiers qui la reçoit. Le tiers, penseur de celle-ci, la restitue à sa manière sans en trahir le fond. Car, rappelons-le, le fond est commun à l’écrivain comme au metteur en scène à qui l’on délégue le droit de trouver une forme.
C’est là un point important, car en définitive « d’après » induit un espace dialectique entre le fond et la forme. Sur le fond, on peut très bien, et délibérement, se contenter des notes explicatives de l’auteur-écrivain, se saisir de divers éléments biographiques, archives, notes etc. On peut aussi, c’est là une entreprise complexe, entreprendre de saisir le fond. C’est la tâche du lecteur. On parlera d’interprétation ou de régime herméneutique (ce qui désigne la mise en place d’un système de signification à même de produire du sens). Le texte de l’auteur-écrivain est alors l’objet d’une lecture (une analyse, une interprétation, un commentaire) qui, à son terme, met en avant les enjeux de l’œuvre de l’auteur-écrivain.
Quant à la forme, elle s’insrit dans la manière de trouver une épaisseur matérielle à la parole de l’auteur-écrivain. C’est un système de signes dont la corporéité permet d’élever à la visibilité le système de signe arbitraire qu’est le texte. La forme peut dès lors être plurielle et le « d’après » est un encouragement à trouver ces formes qui sont comme le développement du fond, sa reprise, son éclosion. Scénographie, jeu de l’acteur, travail chromatique, etc… sont quelques-uns des espaces formels où le travail sur les formes s’applique.
« D’après », me semble-t-il, est là dans son entier, à compter du moment où ce travail de modelage du fond a été entrepris.
D’après moi
Utilisant à notre profit le « d’après » qui, nous l’écrivions, induit une marge de liberté, il s’agira ici de glisser deux ou trois mots sur le texte de Pirandello. Il y a bien longtemps déjà, la lecture de cette œuvre m’avait paru intéressante. Moins pour sa fiction (la petite histoire) que pour ce qu’elle mettait en jeu du théâtre. Comprenons par-là que le motif dramatique n’était pas, pour le dire simplement, « palpitant ». L’errance de personnages, leurs confessions interminables, la multiplication des intrigues… et des dialogues répétitifs entre les uns et les autres inscrivaient le tout dans un statisme qui était loin de faire sens. J’étais peut-être, alors, un jeune homme pressé.
Pour autant, et malgré le déploiement d’un espace didactique qui me paraîssait interminable, et où les personnages sont les porteurs de leurs états atrophiés, il y avait quelque chose de fascinant dans ce texte. Les thèmes y foisonnaient. Celui de l’abandon et de l’orphelin. Celui de l’incertitude et du doute. Celui de l’art de l’acteur. Celui de la réconciliation, surtout et notamment, toujours incertaine, toujours provisoire ou différée. Dans cette pièce donnée d’un seul mouvement, il y avait un goût pour le labyrinthe, pour le dédale, pour le pluriel. Et j’étais heureux , bien plus tard, de lire Barthes et ses pensées sur le sujet pluriel. Il y avait, et l’on pourrait ne pas clore, un goût pour le brouillage et le brouillon qui faisait de ces personnages et de leurs vis-à-vis les acteurs, un jeu où le « tu me joues » s’inquiétait de l’ordre pronominal où le risque du « tu te joues » mettait en cause, en place, en tension la question du « jouer ». Regardant le Pirandello de Braunschweig, c’est moins cela que je voyais, que ces idées qui me revenaient et dont je me souvenais.
Avec Six personnages en quête d’auteur, Pirandello avait donc écrit une pièce, certes, mais surtout il avait participé aux discussions qui animent les cercles littéraires et dramatiques. Il nous interrogeait sur l’interprétation. Mot duel qui appartient autant au champ littéraire en quête de signification qu’au théâtre quand l’acteur vient en front de scène.
Un essai poétique sur l’interprétation était donc là à l’œuvre où les identités du Directeur (gardien du sens), celles de l’acteur (porteurs du sens arrêté par le Directeur) et celles des personnages (allégories de l’œuvre qui se refuse toujours) faisaient de cette communauté assemblée, le cercle des lecteurs (ceux qui ne savent pas, mais cherchent). Idée reprise dans la présence de certains des personnages de cette pièce, muets, qui prolongent l’idée d’une œuvre inachevée. Ou plutôt de l’œuvre qui, dans son rapport au lecteur, s’inscrit dans un inachevé, un différé, voire un différend comme le développaient plusieurs scènes qui soulignent les désaccords qui portent sur l’interprétation. Et de regarder les scènes de répétition comme autant de tatonnements et de tentatives où la question de la lecture s’inscrit dans un espace d’incertitude.
Que resterait-il de cela ?
Une bande d’acteurs pris dans une mise en scène où, l’immobilité devient inertie. Un jeu qui tire sur la cocasserie. Une pièce où d’aucuns prétendent au « dépoussiérage », quand en fait la poussière est poussée sous le tapis. Ramener Facebook, la téléréalité, et l’auteur qui apparaît à la fin, et flingue le metteur en scène… Bon, voilà…
Sur le plateau, un mobile immense, à deux parois blanches, en forme de feuilleté (de cahier ouvert, presque, disposé en face du spectateur) était ramené au centre de la scène. Les comédiens y viendront de temps en temps comme s’il s’agissait du lieu de l’exécution. De temps en temps seulement, car le plus souvent ils joueront de part et d’autres un affrontement un rien figé. C’est dommage. Sur ce feuilleté, ces pages blanches… on aurait pu croire un instant que ces comédiens pouvaient être les petits graphes d’une écriture en devenir. Mais ce n’était qu’imagination. Ces pages, en front de scène, seront restées vierges. Ou quand soudain, l’angoisse de la page blanche de l’auteur/metteur en scène en manque d’inspiration, gagna aussi le spectateur, que la scène privait d’imagination. Et de voir l’immense page blanche s’effondrer sur le plateau, à la dernière image… Comme le signe d’une fin qui n’aura pas trouvé à s’orienter.


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Lettre à Régine Chopinot et Jérôme Bel https://www.insense-scenes.net/article/lettre-a-regine-chopinot-et-jerome-bel/ Tue, 17 Jul 2012 15:30:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=683 ——
Chère Régine Chopinot, Cher Jérôme Bel,

Je viens de partager vos propositions au 66ème festival d’Avignon : Very Wert et Disabled theater. Ayant misé sur votre capacité à inventer, à déplacer les codes de la représentation, ma surprise et ma déception furent à la hauteur de votre paresse, de votre naïveté. Vous avez joué la carte des bons sentiments et de la générosité. C’est sans doute acceptable. Ce qui l’est moins, c’est de vous mettre en avant. Vous êtes seul(e) face à un groupe. Je ne vous reproche pas vos bons sentiments, mais vous les mettez en scène, vous vous mettez en scène en montrant que vous les avez. Votre invitation au Wert ou au Theater Hora est louable, mais il ne s’agit pas de cela. Votre présence audible et/ou visible rend compte d’autre chose qu’une invitation. Une carte blanche vous obligerait à l’absence. Ce n’est pas non plus un partage. Un partage aurait nécessité de votre part une intégration au groupe. Or vous vous positionnez comme individu face au groupe. J’en suis étonné. Étonné parce que j’avais imaginé que le travail autour d’un objet, d’un sujet ou d’une thématique quelqu’il soit, déplace, détourne nos premières impressions et permet de développer un imaginaire qui casse les aprioris de l’objet, du sujet ou de la thématique. Dans vos deux propositions au contraire vous ne cherchez pas à décoller, à décaler la représentation ou les préjugés sur les danses traditionnelles kanaks ou sur les handicapés mentaux et leurs limites. J’avais l’idée que votre travail artistique participait du déplacement et de la recherche, je constate que Very wert et Disabled theater, je le perçois à l’endroit d’une maladresse et d’un manque de recul.
En attendant une réaction de votre part, je vous aime avec votre handicap à parler de la différence.
Antonin Ménard


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Peine d’Amour : le conte pas perdu https://www.insense-scenes.net/article/peine-damour-le-conte-pas-perdu/ Tue, 17 Jul 2012 15:30:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=682 ——
En commettant « Conte d’Amour », crée en 2010 à Berlin, sur la scène Avignonnaise, le vidéaste Markus OHRN et les quatre acteurs des compagnies finlandaise et suédoise Institutet et Nya Rampen s’ajoutent à la liste des créateurs radicaux du festival. Se hissent au rang des spectacles controversés sur lesquels le public, sans demi-mesure, gerbe ou applaudit, part ou reste. Trois heures durant, le Conte d’Amour enferme les spectateurs dans la vie de famille de Fritzl, cet autrichien qui a séquestré pendant 24 ans sa fille et les enfants qui sont nés de leurs rapports incestueux.
J’aime les faits divers quand ils sont bien racontés. La presse aussi les aime et en noircit ses pages, en ponctue ses journaux télévisés, en fait même des émissions spécialisées. Parce que ça augmente le lectorat et l’audimat garantissant, ainsi la survie économique de certains médias. Mais aussi parce que ça fait place à la face cachée de la société, à sa part sombre et ténébreuse, scabreuse.
Pendant 24 ans Fritzl, l’autrichien a violé et séquestré dans la cave de sa maison sa fille Elisabeth et détenu également trois des sept enfants qui sont nés de leurs rapports incestueux.
J’aime les faits divers. Quand ils sont bien racontés. L’affaire Fritzl est la matière première du spectacle Conte d’Amour. Markus Ohrn sait raconter. Il sait que la représentation littérale, « l’authenticité naturaliste » comme il la nomme, n’a pas d’intérêt au théâtre. Il sait que le fait divers est la matrice d’un dérèglement, d’une dérive que la société refoule. Alors il cultive l’affaire Fritzl pour travailler sur la « famille et la structure patriarcale » dit-il.
Les gens biens sous tous rapports cachent des dessous noirs
Le carré de pelouse artificielle abrite une habitation cossue délimitée par une petite barrière blanche de maison de poupée. Maison des merveilles au pays de notre enfance. Le salon des gens biens est perché à 3 mètres du sol. Et pour cause, au dessous il y a la cave : structure en aggloméré retenue par des échafaudages et bâchée. Des dessous noirs, obscurs, impénétrables.
Le dispositif scénographique s’amuse des frontières entre théâtre et vidéo pour créer l’enfermement. Ohrn repousse le théâtre à la cave pour ne donner à voir au spectateur que l’image de ce théâtre incestueux et souterrain. Caméra fixe en plongée et caméra au point filment le huis-clos impensable. Les images sont projetées et données au spectateur sur le grand écran du salon, comme à la télé : un carré pour les gros plans ; un carré pour le plan large. Mis à part trois séquences à vue, jamais on ne verra les acteurs directement.
La monstruosité systémique
Conte d’Amour représente le quotidien de la famille, le père et ses trois fils, écartant bien des aspects factuels du fait divers. Celui-ci est évidé de son sensationnalisme.
Ohrn traite les motifs de la captivité : manger, attendre, s’occuper – penser ? – pour dessiner la relation « bourreau/victime » scellée par l’amour. Ainsi il fait apparaître progressivement les rituels et les codes propres à la famille et érige une figure toute puissante et grotesque du père. Les trois heures de spectacles sont éprouvantes mais il faut bien cela pour ressentir l’ampleur du système déviant. Alors que l’on pourrait croire que les scènes se répètent et s’engluent dans des actions plus grotesques les unes que les autres, le récit progresse pour dévoiler la perversité et la monstruosité de cet amour exclusif et possessif.
Ohrn joue avec le spectateur. Le plonge d’abord dans un semi état de torpeur lorsque le père descend pour la première fois à la cave. Bruit d’échelle, gémissements, couinements, obscurité, masses informes, « nous avons faim, nous avons soif », étrangeté de ces bêtes, éclairées à la frontale. Et voilà que le père apporte des poches McDonald et prend soin d’ouvrir les cartons de hamburger, de déposer les frites une à une, d’y faire couler la sauce lentement installant un suspens équivoque. A chaque mouvement, le spectateur pense découvrir l’horreur. Ohrn le met en effet dans la peau d’un pervers en suggérant des images mentales obscènes et violentes qui, par effet de retardement, n’adviennent pas et se transforment à l’écran en tendresse et en attention. Quand le petit dernier demande à « jouer à la thaïlandaise avec Papa », on imagine le pire. On commence à voir le fils faire une fellation à son père. Mais non, il enlève simplement sa robe de chambre pour lui faire un massage, comme beaucoup d’enfants le font… pour rigoler avec leurs parents.
La vie de famille à la cave est peuplée de jeux infantiles qui vont crescendo et basculent dans la violence : on se frappe, on se masturbe. Tout cela en rigolant, habillé. Une violence stylisée, oserait-on dire ?
Ohrn maîtrise le rythme de sa pièce à la perfection.
Alors que le père est remonté à la surface, dans le salon, vautré à nouveau sur le canapé, le spectateur croit tout naturellement que la fin du spectacle approche. Or Fritzl finit par redescendre à la cave accompagné d’un bruit d’hélicoptère grondant au dessus de la scène. « Ca doit être les autorités qui interviennent » pense-t-on bêtement. Oui c’est cela. Oui c’est la fin. Mais non. C’est juste le début d’une nouvelle journée, d’un nouveau délire où Fritzl se prend pour un docteur humanitaire en Afrique. Le début d’une folle séquence ou l’acteur en slip et chaussettes s’agite, imite le singe, transpire, devient rouge, viole la mère-poupée sous le regard interloqué des trois enfants à qui il ordonne de jouer des percussions.
C’est un nouveau jeu que le père tout puissant apprend à ses gamins. C’est une vision fantasmée et délirante de la réalité du monde extérieure qui entre dans la cave.


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Un chromosome de plus, une représentation en moins https://www.insense-scenes.net/article/un-chromosome-de-plus-une-representation-en-moins/ Sun, 15 Jul 2012 15:38:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=685

Fidèle à son esthétique minimaliste, Jérôme Bel signe avec les onze acteurs handicapés du Theater Hora une œuvre qui repousse une nouvelle fois les limites de la représentation. Construit autour du processus de travail qu’il a instauré avec les interprètes trisomiques âgés de 18 à 51 ans , le chorégraphe français explore dans « Disabled Theater » la relation que ces acteurs professionnels entretiennent avec le plateau. Une minorité à la marge de la société s’adresse au « gens normaux ».
« Jérôme Bel a demandé aux acteurs de venir sur scène un par un et de regarder le public pendant une minute (…)
Jérôme Bel a demandé aux acteurs de dire chacun leur tour, leur nom, leur âge et leur profession au micro (…)
Jérôme Bel a demandé aux acteurs de nommer leur handicap (…)
Jérôme Bel a demandé aux acteurs de préparer un solo de danse sur une musique de leur choix (…) » explique Simone Truong, traductrice et régisseuse, durant le spectacle.
Jérôme Bel a dit, demandé, souhaité, cherché et les acteurs du Theater Hora ont fait, exécuté, essayé, donné. Et Simone Truong en est la trace. Elle est la voie de la rencontre artistique qui s’est opérée entre Bel et ses acteurs, le médium distancié qui relate le processus de travail, qui affirme la tentative du chorégraphe de faire acte de présentation.
Il faut dire que la recherche « esthétique » de Jérôme Bel se situe du côté du réel par opposition à la fiction. Ce qui intéresse ce fabriquant de spectacle vivant, notamment depuis 2004 où il monte des solos avec des virtuoses de la danse classique, contemporaine, traditionnelle, c’est l’individu-acteur-danseur porteur d’un vécu artistique, d’un parcours et d’une personnalité singulière. Déconstruire ce que l’interprète sait faire pour saisir l’appropriation qu’il fait du plateau, le mouvement intérieur qui le meut alors qu’il est dans la lumière et que d’autres le regardent. « Les acteurs sont le sujet de mes productions » dit Bel.
Travailler avec des acteurs professionnels handicapés mentaux c’est donc travailler, pour Bel, sur la spécificité du handicap sur le plateau. Pas le gommer, pas l’enrober, pas le dissimuler. Non. Le rendre visible, tel qu’il est. Faire un desabled theater. Une sorte de théâtre pauvre.
Soustraire les a priori
Aller voir un spectacle avec des handicapés me rebutait et me rendait lasse. Comme si d’avance le propos irait de soi et qu’aucune surprise ne pourrait advenir de la scène. Nous, spectateurs, allions devoir éprouver ce sacro-saint sentiment qu’est la compassion. Presque s’excuser en soi-même de ne pas être handicapé, s’avouer ne pas connaître la complexité relationnelle qu’impose la trisomie 21. Se souvenir de ces fois où l’on a ri sous le manteau en croisant un groupe d’handicapés… Baigner pendant 1h30 dans une forme de bien-pensance militante pour l’acceptation des handicapés dans notre société.
Peut-être que Jérôme Bel, lui aussi a éprouvé un a priori de la sorte quand Marcel Bugiel, dramaturge allemand attaché au Theater Hora, lui a proposé de travailler avec la compagnie. Une peur de se compromettre, de rater son approche risquant d’humilier les acteurs, d’être étiqueté dans un certain théâtre … Dans tous les papiers de présentation du spectacle, on pouvait lire que le chorégraphe avait d’abord refusé la collaboration. Puis qu’il avait ensuite accepté, séduit par le « non-respect des conventions théâtrales » affiché les zurichois, attiré par le défi de repousser encore un peu plus les limites du théâtre.
Peu nous importe, en réalité, les réticences de Bel. L’intérêt est dans la résistance. Là où ça résiste, il y une difficulté, donc une proposition scénique à inventer. Un risque à prendre.
S’il affirme avoir travaillé avec les acteurs du Theater Hora comme avec n’importe quel autre participant à ses spectacles, Bel a recourt ici à une forme peut-être encore plus radicale, une forme qui épouse les contours d’une présentation quasi scolaire. Le canevas précité en exergue de ce texte donne en effet l’impression que l’on assiste à un atelier avec des enfants ou des adolescents. Faire une entrée en silence, se placer au centre du plateau, donner son regard, se présenter, porter sa voix, faire une solo de danse, prendre l’espace : voilà une succession d’exercices très simples et basiques. Par là, le chorégraphe déroute le spectateur avec une proposition qui reste à l’état de processus de découverte, de travail, et qui invalide en quelque sorte l’autonomie artistique censée exister chez les onze acteurs professionnels handicapés. Pourtant c’est là que la liberté peut naître.
Lorsque, dans « le cinquième exercice », Jérôme demande aux acteurs de dire ce qu’ils pensent de cette pièce, l’un d’eux explique que sa sœur a pleuré en voyant le spectacle et qu’elle a dit « Vous êtes comme des animaux dans le cirque ». Une autre affirme « Mon travail dans cette pièce est d’être moi-même et pas quelqu’un d’autre ». Deux idées antithétiques qui nomment parfaitement le projet de Jérôme Bel. A la fois modèles disciplinés et show man en puissance, les acteurs de Disabled Theater n’interprètent effectivement qu’eux-mêmes. Pour les guider dans ce concept paradoxal qui consiste à « s’interpréter soi-même », le chorégraphe travaille par ajout de couche, afin de permettre à chacun d’entrer progressivement dans sa propre identité.
D’abord présenter le corps, instrument de la vie, dans son état le plus tranquille, si possible, le plus neutre.
Ensuite décliner son identité officielle.
Puis nommer son handicap, c’est-à-dire expliquer ce que l’on en sait, éventuellement comment on le ressent et comment il se traduit.
Continuer en proposant un solo de danse : affirmer par là sa créativité, son engagement dans le mouvement, sa singularité.
Finir par se positionner sur le spectacle : faire le bilan, l’analyse, le retour sur soi dans le monde.
Ces étapes, aussi basiques soient-elles, permettent au spectateur de laisser ses a priori de côté et d’être dans le moment présent, attentif aux fragments d’identité qui se révèlent et se donnent au fur et à mesure. Le processus renforce notre concentration et notre écoute. On dévisage et on observe : le soliste en avant scène mais aussi le groupe assis derrière, sur les chaises en arc de cercle. On cherche les gestes, les tics, les différences, on traque les endroits de la difformité et de l’anormalité. Et puis on oublie. On rit. On applaudit les performances scéniques toutes plus étonnantes les unes que les autres, tellement les corps sont énergiques, entiers, souples, généreux sur les tubes musicaux aux rythmes binaires. Se révèlent des personnalités et des sensibilités. La troupe assise sur scène fonctionne comme un miroir pour le spectateur en ce qu’elle double le regard et lui permet progressivement d’entrer dans la vie du groupe. Des complicités se dessinent, une communauté apparaît.
La bien-pensance n’est pas sur le plateau de Bel. A la place : l’échange et le flux sensible dans l’acte présent. En marche, la théâtralité du réel.


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On peut toujours voir l’inverse https://www.insense-scenes.net/article/on-peut-toujours-voir-linverse/ Sun, 15 Jul 2012 15:37:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=684

De Disabled Theater de Jérome Bel…
Chorégraphe, Performer, Bossu handicapé, Albratros exilé sur le sol… Dans la vie de Raimund Hoghe, il y a un long travail de vidéaste, de plasticiens, un amour de Callas, et une proximité avec Pina Bausch au point qu’il écrira un livre sur cette artiste.

Le relisant il y a peu, cette phrase : « On peut toujours voir l’inverse »[[Raimund Hoghe, Pina Bausch Histoire du théâtre dansé, l’Arche, 1987, p. 18]]permettra d’entrer ou de se sortir de Disabled Theater de Jérome Bel, exposé salle Benoit XII.
Quelque chose est donné à voir. Peu importe de quoi il s’agit. Quelque chose est là. Ça pourrait être n’importe quoi. Le « n’importe quoi » nous prive du sens qui est donné à la chose qui est là. C’est comme ça. Mais, et c’est ça qui compte, ce « n’importe quoi » n’est pas posé au hasard. Ce n’importe quoi, en lieu et place du festival d’Avignon, ce « n’importe quoi » donc, induit deux ou trois choses pour « n’importe qui ». « N’importe qui » sait que le festival d’Avignon, c’est un endroit qui convoque deux ou trois choses que l’on peut nommer facilement. « N’importe qui » sait que le «n’importe quoi » doit avoir une relation avec les mots : esthétiques, pratiques artistiques, mouvements poétiques… Autrement dit, peu importe le « n’importe quoi », mais il doit coller à ça. Vouloir définir l’esthétique, le poétique, la pratique artistique… ça c’est difficile. Définir, c’est toujours exclure. Aussi, on doit partir du principe, dans un monde libéral (un monde de libertés auraient dit les romantiques du XIX), que « n’importe quoi » est sans règle. Ben oui, « n’importe quoi » peut convoquer une esthétique, une poétique, une pratique artistique… Définir ou exclure, ça reviendrait à jouer les Censeurs, à faire des listes, à condamner, à brûler… Donc, Esthétique, poétique, pratique artistique… c’est ouvert. Avignon est donc un lieu ouvert où « n’importe quoi » peut être vu par « n’importe qui » parce que sinon, alors « n’importe qui » est Censeur.
Sauf que la « nature humaine » de « n’importe qui », cette putain de « nature humaine » qui n’en finit pas de revenir en boucle impose un constat objectif. Y a plein de petits Censeurs qui traînent dans le festival d’Avignon. Ils sont parents de Guillotin, et pour autant qu’ils n’ont pas de guillotine, ils ont des langues : bien pendues, tranchantes, coupantes, acérées. Ils parlent, ils condamnent, ils critiquent, ils exécutent. Certains, devant « n’importe quoi », sortent de la salle avant l’heure. C’est comme ça, « n’importe qui » peut sortir devant « n’importe quoi ». Y a plein de Censeurs qui sortent avant la fin de « n’importe quoi » parce qu’ils n’arrivent pas à connecter le « n’importe quoi » à l’esthétique, le poétique, l’artistique. Ils savent ce que c’est, alors ils savent que parfois « n’importe quoi » ne correspond pas à ce qu’ils ont défini.
Au fait, ceux qui restent devant « n’importe quoi » forment finalement un autre groupe qui, par défaut et se déduisant des censeurs, se compose de deux clans. Le premier clan sait ce qu’il regarde et y trouve toutes les qualités qui sont absentes pour les censeurs. Parfois, autour de « n’importe quoi », dans des excès linguistiques qui les caractérisent, ce clan et les censeurs forment la grande famille des adeptes de la controverse qui occupe l’espace dialectique. Ils ne sont finalement pas « n’importe qui » et on l’entend.
Enfin, il y a cet autre clan, qui devant « n’importe quoi » ne sait pas. On ne leur donnera aucun autre nom que les « je ne sais pas ». Les « je ne sais pas », devant « n’importe quoi » aimerait être renseigné. Les censeurs et le premier clan se chargeraient bien de les convaincre, mais les « je ne sais pas » est un clan difficile à persuader.
Les « je ne sais pas » a ainsi regardé Disabled Theater[[[2] Juillet 2012, salle Benoist XII, dans le cadre du festival d’Avignon, Jérome Bel proposait Disabled. Une pièce où il met en scène onze personnes (entre 19 ans et 42 ans) qui souffrent de troubles psychiques ou comportementaux, et sont atteintes de trizomie 21, dans des formes plus ou moins aigües. Bel, rappelle qu’on parle à leur endroit de syndrome de Down ou de mongolisme (péjoratif). Il s’agit d’une maladie génétique dont les signes communs se manifestent par un retard et un déficit du développement cognitif, associé à des modifications morphologiques. Le médecin britanique John Langdon Down (1828-1896) écrivait à leur propos, dans Observations sur une classification éthnique des idiots, de la manière suivante : « La face est plate et large, et dénuée de proéminence. Les joues sont rondes et élargies latéralement. Les yeux sont placés en oblique, et les canthi internes sont anormalement distants l’un de l’autre. La fissure palpébrale est très étroite. Le front est plissé transversalement […] Les lèvres sont larges et épaisses avec des fissures transversales. La langue est longue, épaisse, et râpeuse. Le nez est petit. La peau a une teinte légèrement jaunâtre, déficiente en élasticité, donnant l’apparence d’être trop large pour le corps […] il ne peut y avoir aucun doute que ces caractéristiques ethniques sont le résultats d’une dégénérescence […] Le type mongolien d’idiotie représente plus de 10 pour cent des cas qui se sont présentés à moi. Ce sont toujours des idiots congénitaux, et jamais la conséquence d’accidents après la vie intra-utérine […] Ils ont une capacité considérable d’imitation […] Ils sont comiques […] Ils sont habituellement capables de parler; le langage est simplet et indistinct, mais peut être amélioré grandement par une méthode bien dirigée de gymnastique de la langue. La faculté de coordination est anormale, mais pas si défectueuse qu’elle ne puisse être grandement renforcée ».]]. Il n’en parlera pas. Il n’en pense pas moins, mais ce « n’importe quoi » en l’état, ne lui permet pas de parler. Les « je ne sais pas », par exemple, se demande pourquoi le titre est en anglais. Avant même d’aller plus loin, il s’inquiète de la traduction. Disabled, c’est handicapé. Ça veut dire infirme, invalide, mutilé… « je ne sais pas » s’interroge sur le fard de l’anglais qui vient maquiller le handicap.
« Je ne sais pas » se dit qu’ « on peut toujours voir l’inverse ».


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33 tours… ça ne tourne plus rond https://www.insense-scenes.net/article/33-tours-ca-ne-tourne-plus-rond/ Sun, 15 Jul 2012 15:30:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=688 Au gymnase du Lycée Saint-Joseph, Lina Saneh et Rabih Mroué convoquent le spectateur une petite heure pour 33 tours et quelques secondes. Une pièce, on dira volontiers un DISPOSITIF, qui met en scène l’Absence…

Le Liban en toile de fond
Depuis 1975, début de la guerre au Liban, dans un espace qui sera très vite identifié comme balkanisé, la guerre, les assassinats politiques et leurs cohortes de règlements de compte… font du pays du Cèdre un lieu où le mouvement de l’histoire se lit à même les murs. Impacts de projectiles et slogans, portraits de martyrs et de politiques en campagne…sont le paysage d’un Liban déchiré où les membres de sa communauté laïque et multiconfessionnelle vont de guerre en guerre. Dans ce qui est présenté bien souvent comme un no man’ land en proie aux attentats, aux enlèvements… le regard des artistes peut difficilement ignorer ce qui se joue et Lina Saneh comme Rabih Mroué sont de ces jeunes créateurs qui le vivent et le relaient.
Lui, Rabih Mroué, est né en 1967, à Beyrouth, aime travailler la vidéo, préfère la performance et le multimédia. Pour cela, on lui prête l’idée d’un théâtre quasi documentaire qui amalgame fiction et réalité. Elle, Lina Saneh, est née en 1966, est passée par des études de théâtre à l’université libanaise de Beyrouth, ainsi qu’à l’institut d’études théâtrales de Paris 3. Elle est actrice et metteur en scène, et si la « première période » de son travail a concerné l’acteur, aujourd’hui elle s’intéresse à la place de celui-ci dans le développement d’internet et à l’ascendance que semble prendre le monde virtuel.
L’un et l’autre s’interrogent, de toutes les manières, sur l’espace social, la place du politique, la prise de parole, etc. En toile de fond, pour l’un comme pour l’autre, l’enjeu du corps revient indépassablement et est confronté aux mouvements sociaux, religieux, mentaux, politiques qui le contraignent, le marquent, l’inscrivent dans un espace de signification…
Depuis le début des années 90, séparément ou ensemble, l’un et l’autre signent donc des performances et des mises en scène qui s’inquiètent donc de ces différents aspects. Les Chaises (1996), Ovrira (1997), Extrait d’Etat civil (2000), Biographia (2002), Who’s afraid of representation (2005), Appendice (2007)… Œuvres où le témoignage (vidéo et audio) est récurrent et qui, pour autant qu’il inscrit ces créations dans une forme documentaire, n’est pas moins esthétisé et poétisé. Œuvres du témoignage où chaque création se regarde comme la pièce d’un puzzle d’une pratique qui ne peut s’abstraire d’un contexte violent. Œuvres du témoignage où le corps et l’esprit sont un autre terrain de luttes et de conflits, aux issues incertaines. Dans Appendice, par exemple, Lina Saneh et Rabih Mroué déclaraient ainsi : « L’ambition de ce projet est de faire de mon corps un lieu de lutte, un champs de bataille entre promesses de liberté et de modernité (de tout Etat, au-delà de l’Etat Libanais) et les forces identitaires et communautaires qui, partout, veulent ériger leurs systèmes en modèles universels et, par suite, impératifs. Il s’agit de pouvoir discuter les tensions qui se jouent, sur l’espace d’un corps (et sa liberté), le langage de la Loi (et ses impératifs et qualiï¬cations), le commerce moderne (et sa “monnaie” virtuelle), et l’art (et ses instances constituantes) ».

33 tours… Minutes.
En front de scène, une table, un tourne-disque, un écran d’ordinateur, un écran plat à gauche d’une table de travail sur laquelle est posée une box dont les diodes vertes vont et viennent au rythme des connexions. La densité est feinte et ce qui est finalement le plus visible, c’est une chaise vide.
En fond de scène, un écran blanc et bientôt la projection d’un Iphone agrandi, terriblement présent et omniprésent quand, l’application Facebook ouverte, défilent les messages d’un monde participatif qui n’a d’autre nom que la communauté des internautes.
Et d’écouter, in extenso A mon dernier repas de Jacques Brel. Et encore une sonnerie de téléphone, un message laissé, une messagerie qui, comme toutes les messageries, précise que « je ne suis pas là, mais, etc ». Et de regarder un programme télé, différent de celui diffusé sur le web ou pas, reprenant en boucle ce qui se passe sur les réseaux sociaux ou pas, les commentant ou pas, les prolongeant ou pas…
Et d’écouter l’histoire qui prend forme à mesure que les messages s’affichent : Diyaa Yamout s’est suicidé. Le guide anarchiste est mort. S’en suivent des paroles et des débats qui, pour autant qu’ils prennent forme dans un espace virtuel, n’en sont pas moins représentatifs d’une réalité. Réalité où la pensée, le dogme, l’interdit, la liberté du sujet font de ce geste un thème qui nourrira le débat où le religieux, le politique ont leur mot à dire.
Ou quand l’intime et le symbolique, le privé et le public, le biographique et l’historique interfèrent, se téléscopent, se heurtent et font entendre plusieurs voix.
Naturellement, si la page Facebook faisait écran, on en resterait là avec cette installation de Lina Saneh et Rabih Mroué. Et d’une certaine manière, on pourrait alors déplorer la pauvreté du débat philosophique, la pauvreté esthétique et poétique de ce dispositif qui restitue (peu importe le fictif des messages ou leurs authenticité) les discussions du forum érigé en nouvelle agora. On en oublierait la présence de la mama cosmique que fut Janis Joplin qui clôt ce travail. On reprocherait le didactisme et la manière de leçon de 33 tours et quelques secondes.
Et on oublierait que ce dispositif met en avant un langage, une façon d’appréhender le langage avec ses codes, ses nouvelles écritures, sa syntaxe, son lexique… On oublierait qu’un nouveau mode de pensée (est-ce bien un mode) se développe. On oublierait que le mode épistolaire vient ici à être concurrencé par ces messages qui déjouent nos représentations du temps, privilégiant l’immédiateté plutôt que l’intervalle et le différé. On oublierait que ce monde qui parle à tout va oublie de s’écouter, que l’intempestif, l’abrégé, le réactif… sont les nouvelles valeurs d’un monde qui n’en finit plus de « rebondir ». Infinitif repris à l’endroit même du discours politique qui, pour autant qu’il a adopté ce verbe, n’en est toujours pas moins pesant et plombant.
Et de regarder 33 tours, dès lors, pour ce qu’il met en scène : une absence. Un monde d’absences où la technologie et le publicitaire (on sourit aux fenêtres surgissantes qui invitent à « agrandir son pénis de 10 cm ») se substituent à un autre monde, aujourd’hui en crise, qui n’en finit plus d’être dans une transition indécise. Un monde où le politique, qui pratique lui aussi l’immédiat et qui n’entreprend plus de penser à long terme, est lui aussi une sorte de Facebook ou fast food des idées.
Aussi 33 tours dit la maladie du corps social, sa vitalité contaminée, son esthétisation publicitaire, sa politisation sans polis… Si 33 tours relève d’un propos sur l’absence, gageons alors que le geste de Lina Saneh et Rabih Mroué pointait un état du langage aujourd’hui, du langage politique en l’occurrence. Ou quand il n’est plus de responsable du sens : ab-sens, comme l’ont pensé Foucault, Nancy, Derrida… ou comment finalement la toile (dit aussi le Net) qu’on aura tôt fait de confondre avec une surface extensible accueillant toutes les libertés, n’est en définitive que le lieu du « tourner en rond » qui fait de 33 tours une petite heure qui souligne aussi que « ça ne tourne pas très rond tout ça ».

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Riposte à Honoré l’ancien https://www.insense-scenes.net/article/riposte-a-honore-lancien/ Sun, 15 Jul 2012 15:30:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=687 ——
Du Nouveau Roman de Christophe Honoré, donné dans la cour Saint Joseph, c’est moins ce que le spectacle montre et présente que je conserverai, que ce qui, à l’évocation d’un nom, d’un mot… se rappelait à la mémoire et au souvenir. Entre 22H00 et 1H45, il était ainsi possible à l’esprit de se faire buissonnier… et de s’acquitter de son droit de spectateur mécontent. Ou quand il n’est d’autre scène que celle de l’imaginaire afin d’éviter, un peu, la déception lorsque la caricature et le grotesque, loin d’être des qualités, réfléchissent à terme la mise en scène d’un procès.
Saint Honoré
Christophe Honoré pardonnera au rédacteur ce qui pourrait lui apparaître comme un jeu de mot blessant. A défaut de lever immédiatement l’ambiguité de cet intertitre, si Saint Honoré devait désigner Nouveau Roman, rappelant par-là que l’auteur et son œuvre sont pour partie toujours unis, cela reviendrait à laisser entendre la communauté ou la parenté que celui-là et celle-ci entretiennent avec la patisserie. Autant dire, dans la traduction accessible à tous, que Nouveau Roman procèderait d’une « Tarte à la crème ». Variation métaphorique du « Saint Honoré » qui aura le mérite de souligner immédiatement que si tarte à la crème il y a, c’est parce que Nouveau Roman se regarde comme une épreuve de plusieurs heures (qui se convertiront en éternité, quand la durée n’en finit plus d’entretenir avec la fin et surtout le propos : le différé). D’un mot déjà plus critique, le Saint Honoré se fondant sur le chou et la crème, avec Nouveau Roman, Christophe ferait chou blanc.
Peut-être parce que cette « patisserie » n’est en définitive, l’anagramme le souligne déjà, qu’une tapisserie. Patisserie et Tapisserie donc, alors que nous n’avons toujours pas levé l’ambiguité de notre propos.
A la métaphore culinaire qui renvoie de fait à un spectacle alimentaire (quelle estime lui conserver dès lors que l’on mesure ce qu’est la littérature définie par cet adjectif ?), succéderait celle qui nous inscrit, au mieux dans une forme d’art textile, au pire au rayon rouleau, à l’ombre des enseignes où les murs du Lycée Saint-Joseph partageraient avec « chantemur » une certaine idée de l’esthétique qui concerne cette fois : le raccord et le motif. Du « tarte à la crème », on entrerait alors dans un autre paradigme où il faut faire disparaître (c’est là un point crucial et une obsession chez le tapissier) le petit fil blanc qui menace toujours d’apparaître entre deux lés).
Notre ambiguité n’est toujours pas levée, il est vrai. Mais gageons que le « fil blanc » et l’expression qu’il convoque : « cousu de fil blanc » n’est pas sans nous rapprocher de l’espace littéraire où le « cousu de fil blanc » est au texte pour l’auteur, l’équivalent de la crème mal fouettée ou, pour le tapissier, la marque de l’expérience qui fait défaut quand l’espace entre deux lés est remarquable. Mais revenons à notre Saint Honoré qui, cumulant ici la famille des homophones qui rend voisin le lait et le lé, ne nous interdit pas des considérations plus littéraires quand le lai (petite forme poétique du moyen âge) nous rapproche du souci structurel en littérature, et donc au plus près du Nouveau Roman.
Evoquer Saint Honoré ici n’avait donc d’autres implications que d’inscrire Christophe Honoré au plus près de Sainte-Beuve, Saint Pivot, etc. C’est-à-dire, avouons-le, de rappeler qu’il fut un temps où le rendez-vous littéraire : qu’il soit celui des Salons du XVIIIème, celui des lundis que décria Marcel Proust (Contre Sainte-Beuve), des vendredis d’Apostrophe…participait ou se limitait à un interrogatoire de l’auteur où l’œuvre littéraire (c’est un rien pompeux tout ça, disons alors : le texte) ne s’appréhendait que par le prisme de l’intentionnisme et du biographisme.
Regardant et écoutant Nouveau Roman de Christophe Honoré, c’est cela, et c’était bien trop cela, qui aura été donné à entendre. C’est cette histoire des histoires biographiques qui aura été trop souvent le seul « motif » et l’enjeu des raccords de ce spectacle.
Soit l’image d’un geste de paparrazi où Christophe Honoré n’échappe pas au geste du videur clandestin des poubelles privées, et qui fait de Nouveau Roman une sorte de VSD (Voir Sans Développer). Une espèce scénique de Paris-Match où « le poids des mots, le choc des photos » aurait été converti, et fait de Nouveau Roman un programme weight watcheurs où, le sens au régime, c’est le lecteur/spectateur qui déprime.
Ecrivant ces lignes (féroces mais proportionnelles au sentiment de trahison, d’agression, etc), je ne dirais pas que Christophe Honoré a raté son spectacle. Loin de ne pas être distrayant, Nouveau Roman possède les qualités de ses défauts, à commencer par la légèrete qui peut suffire à entetenir le plaisir d’un festivalier venu en touriste. Loin de ne pas être divertissant, Nouveau Roman n’est pas sans intérêt, si l’on prête crédit à un geste qui privilégie l’impressionnisme ; et qu’une spectatrice, au prétexte d’un micro qu’on lui tend juste avant l’entracte, identifie comme une « soupe ».
Mais prétendre que Nouveau Roman rendrait compte du « groupe » du même nom serait injuste et omettrait de souligner ce qui nous semble relever, dans une régularité effrayante de multiples contradictions, du procès qui est mis en scène en forçant le trait grotesque.
Nouveau Roman
Est à l’image du commencement de ce spectacle, quand le frère de Christophe Honoré vient, en « prologue », faire un point biographique sur la vie de son aîné qui, du fin fond de son collège breton, découvre Duras alors que la lecture l’ennuie. Entre confessions intimes, jeu de mots et autres effets d’esprit, narration dilatée, inscription dans le récit monologué, désinvolture de circonstance,…Nouveau Roman aura été convoqué, en son entier, dans les trois premières minutes. La suite relèvera de ce geste augural où des comédiens, sur toute la surface du plateau qui occupe la cour, joueront à être, dans un rapport non-mimétique, Jérôme Lindon, Alain Robbe-Grillet, Claude Ollier, Nathalie Sarraute, Marguerite Duras, Michel Butor, Robert Pinget, Claude Mauriac, Claude Simon, Catherine Robbe-Grillet, plus tard Françoise Sagan…Personne, par choix de l’inégalable et du « Roi-Lear » qu’il était, ne pouvant prêter corps à Samuel Beckett qui, portrait-poster au mur dans ce que l’on suppose être le bureau de Minuit, est une apparition du vraisemblable.
Rôles qu’ils endossent, interchangeables avec celui de la meute de journalistes qui courent l’événement à l’occasion des distinctions et autres prix littéraires où la forêt des micros disséminés sur scène se trouve figurer les perches médiatiques du succès.
Un médicis, un Nobel (on nomme celui de Simon et pas celui de Beckett), un Renaudot, un Goncourt, une entrée à l’Académie Française aux pays des immortels…garantissant une entrée au Panthéon littéraire. C’est le choix de Christophe Honoré de saisir ainsi, pour partie, l’histoire du Nouveau Roman, à travers ces instants dont Thomas Bernhard, dans Le Neveu de Wittgenstein, rappelait que c’était le moment où l’on se « faisait chier sur la tête ».
Nouveau Roman tombe ainsi aux champs d’honneur, ou crêve (au sens de « dégonfler » dans la série du Vocabulaire) de ces repères qui ne renvoient à aucune filiation (génétique en littérature).
Privilégiant une dramaturgie de l’anecdote, au renfort de quelques vidéos qui convoquent les témoignages plus ou moins creux de commentateurs historiques ou médiatiques (c’est parfois la même chose), Saint Honoré canonnise ainsi les figures du Nouveau Roman en leurs vies intestines. L’agitation intellectuelle est alors mise en berne dans une mise en scène où les conflits intimes (amour, jalousie, obsessions, orgueil, rancoeur, etc…) forment l’essentiel d’un propos qui a fait le choix de rester dans l’attraction de l’Ego et qui, quand il s’en écarte, est rattrapé par un manque de prétentions (quelle lucidité, songe-t-on). De fait, Nouveau Roman ne prenant d’aucune manière part au débat qui concernait cet espace littéraire (l’allusion et le survol sont insuffisants), Honoré s’en tiendra à rappeler les ébats libertaires des auteurs de la rue de Palissy. Ou qui baise qui et comment ? « Baiser » ayant ici une valeur purielle qui renvoie aussi bien à la sexualité qu’à la manière de suvivre à la concurrence. Dans ce registre, les évocations de Catherine Robbe-Grillet restent pudiques. La confession vidéo de Pinget et de son homosexualité mièvres et beuglantes de pathos. Celle de Butor, de Sarraute… sans intérêt. On aurait préféré les mots du Castor (Beauvoir) sur ce sujet.
L’intérêt pour le cul (ça fait tourner le monde selon Queneau) n’y suffisant pas, Honoré s’attachera également à rendre les polémiques qui ponctuent les séances de travail d’un groupe qui n’était pas étranger à la mode des procès et autres auto-critiques de l’époque. Le mobilier, dès lors, recouvre toute son importance. Estrade, Bureau, chaise des inculpés…suffisent à rendre un tribunal littéraires. L’exclusion (à la mode de l’époque) marquait ainsi les limites de la dissidence par rapport à la doxa poétique. Arbitraires, sectaires, terroristes… les élites du Nouveau Roman apparaissent dès lors comme un clan armé des intentions les plus dogmatiques, voire fanatiques. Ce qui n’est pas sans lien avec une vérité historique, mais qui chez Honoré, s’apparente davantage à des comités de rédaction d’agences de com ou publicitaires. Ou comment organiser le scandale (interrogation de Sartre dans un Théâtre de situations) afin de gagner le paysage médiatique et la sphère égocentrique.
Un esprit chagrin aurait pu s’émouvoir du bidon bleu, apporté en front de scène, où l’on brûle les livres qui semblent figurer sur une liste noire. Image et geste d’autant plus troublants que, plus tard, à la récitation de La Route des Flandres de Simon, on convoquera l’Allemagne hitlérienne, les Nazis, etc.
(Dans un moment d’égarement critique qui n’est pas sans savoir qu’une part d’inconscient est toujours abandonnée dans l’œuvre, je me suis demandé quels liens pourraient être fait entre ces deux moments. Je me suis inquiété de la raillerie, de la moquerie constante qui s’exerçait sur les membres ridicules, risibles et fanatisés, ayant élu pour gourou ARG, et ce long temps où Honoré laissait place aux formes guerrières les plus brutales. J’aimerais une rencontre, avec Christophe Honoré qui, en conscience, est forcément étranger à ces lignes… En conscience dis-je ; quand l’œuvre parle une autre langue qu’il faut essayer de la dompter. Dire : « brûler les livres », comme c’est fait aussi, suffisait, non ?)
Du Manifeste des 121 à la gestion de la boutique Minuit, de l’évocation de Jean Ricardou à la rencontre de Cerisy-La-Salle, de la convocation de Roland Barthes à la bouille de Sollers sur fond d’écran, des allusions au cinéma de la nouvelle vague aux films d’auteur que furent Marienbad, Hiroshima mon amour, Moderato Cantabile, de la mélodie d’India Song (Lonsdale en mémoire)…jusqu’à l’énoncé qui fait de ce peuple qui parla une langue mineure les locataires du cimetière et autres rues, impasses, venelles et places municipales… Nouveau Roman n’a de cesse de papillonner ici et là, pour essayer d’approcher des auteurs, d’un éditeur (Ah, le liseret bleu sur fond blanc), et des questions que soulevèra chacune de ces œuvres singulières. Et de reconnaître alors, en friche, sans que Christophe Honoré ne parvienne vraiment à l’organiser, qu’il y avait dans cette mise en scène, une architecture. Architecture où le trio Auteur, Editeur, Lecteur servaient de fil rouge à la construction de Nouveau Roman qui glissera trop souvent vers un tissu de fil blanc. Ou une étoffe, inappropriée et mal confectionné, à l’image du costume endossé par le comédien, en bermuda, qui fait Alain Robbe-Grillet.
Un peu comme si Christophe Honoré, n’ayant pas trouvé les clés de son travail, s’inscrivait dans une distance qui le protégeait de la peur d’approfondir, d’y aller vraiment, de prendre le lieu de la scène pour ce qu’elle est : une marge exigeante qui n’a d’autres obligations que d’être l’espace d’expression de celui qui a quelque chose à dire, quelque chose auquel il tient et qui tient.
L’écriture blanche
Aux reproches vifs, au désaccord radical, la critique qui n’entend pas se défiler doit donc elle-même émettre une proposition sur Nouveau Roman. Comprenons bien, il ne s’agit pas ici de prétendre « re-faire » la mise en scène de Nouveau Roman, mais de chercher dans la proposition de Christophe Honoré les espaces d’un dialogue motivé par un thème, une approche, une forme. Dit autrement, par exemple, si le rappel de la « soupe aux poireaux » de Duras avait un intérêt dans le travail d’Honoré, c’est peut-être qu’il faisait écho à ce court texte de Robert Antelme « la soupe » qui évoque sa détention dans les camps. La question n’est pas, alors, de savoir pourquoi Nouveau Roman n’y fait pas allusion (les raisons peuvent être multiples), mais plutôt de comprendre pourquoi Christophe Honoré, au-delà de la fascination qu’il a pour le texte de Duras, a choisi de faire entendre ce texte sans le mettre en écho à celui d’Antelme.
Une des réponses pourrait être de rappeler ce que Barthes disait sur certains auteurs qui ne cherchent que « l’effet ». Soit des auteurs qui ne développeront aucune pensée, mais seulement des espaces sensibles éventuellement partageables. Des auteurs qui cherchent à faire un coup, en quelque sorte. Ce qui n’a rien à voir avec la théorisation du « coup de langage » chez Lyotard.
Bref, Nouveau Roman, procède du « coup » car il n’y a pas de pensée, mais des coups, des effets. Et disant cela, j’ai bien conscience que le dialogue ne sera pas facile à se mettre en place. Pour autant, dire qu’il n’y a pas de pensée (celui qui vous parle ne se prend vraiment pas pour de la « merde »), ne signifie pas qu’il n’y avait pas une arrière-pensée. Et disant cela, il me faut prendre le risque d’être « bêtement à côté ». Assumons le rôle de la critique donc, mais préalablement rappelons deux ou trois arguments sur le Nouveau Roman.
Tout d’abord, s’interesser au Nouveau Roman, c’est d’une certaine manière convoquer la Nouvelle critique. Et parmi les écoles de ce « mouvement » se souvenir que le structuralisme n’est pas étranger à un mode de fonctionnement littéraire où la question du sens et de la réception du sujet (lecteur) s’annulent ou, disons, sont renvoyés à des rôles de figuration. Ce qui compte désormais, c’est le fonctionnement du langage, les modes de construction de la signification, plutôt que le sens. Ajoutons que pour les auteurs du Nouveau Roman, leurs œuvres (Sarraute, Duras, Butor…) sont elles-mêmes des espaces de théorisation. Ou, et c’est fabuleux non, l’œuvre est elle-même sa critique.
Deuxièmement, Barthes l’aura avancé dans les années 1960, il s’agit de penser la mort de l’auteur. Définir le Nouveau Roman, c’est donc se passer de la figure auctoriale. C’est donc moins se priver de l’esthétique et de la poétique bourgeoise (crise du personnage, fin de la psychologie, abandon de la narration balzacienne et de l’application du schéma aristotélicien : debut, milieu, fin), que de se soustraire à l’emprise, l’empereur, l’auteur. Lévinas dira, après Barthes, « l’auteur reste au seuil de l’œuvre ». Les conséquences de cette proposition du client des deux magots auraient modifié notre manière de penser le livre à travers, seulement, le portrait de l’auteur (Honoré renverra à cette idée de « portrait » en convoquant les archives INA, sonores, de Duras qui ne se reconnaît pas dans le portrait).
Troisièmement, toujours pour Barthes, rappelons que « la littérature est une affaire posthume ». Un vague écho à la mort de l’auteur encore que ce posthume et un constat qui doit nous conduire au plus près de l’objet qui reste : l’écriture. L’objet du Nouveau Roman, c’est ainsi l’écriture.
Quatrièment, c’est Babar (sobriquet de Barthes quand Bernard Dort lui écrit) qui parle d’écriture blanche, en 1953, pour souligner la manière dont se manifeste les auteurs d’après-guerre, « écriture blanche » marquant une sorte « d’absence énonciative ».
Cinquièmement, sans qu’ils soient tous d’accord, les auteurs du Nouveau Roman refusaient l’explication, le commentaire et avouaient, comme le soulignera Sarraute, aimer l’idée de l’expérience intérieure pour le lecteur.
Sixièmement, la catégorie « Nouveau Roman » est un faux ensemble qui ne tient pas compte des singularités de chacun de ses membres, au même titre que « le théâtre de l’absurde » est aussi vide de sens.
Etc.
A partir de là, Le Nouveau Roman de Christophe Honoré ne pouvait plus que se fourvoyer dans l’espace historique et biographique, puisque l’espace conceptuel ou philosophique que développaient ses auteurs, l’invitait à : la mort de l’auteur, la fin de la narration tournée vers un dénouement, l’absence de figure d’autorité dans l’organisation du récit, etc. Entrer dans le détail biographique tel que le fit Christophe Honoré ne pouvait donc que mener à une impasse.
La question philosophique étant insoluble dans l’enjeu dramaturgique tel qu’il était posé, il aurait donc été plus aisé, soit d’abandonner le projet Nouveau Roman, soit d’en problématiser l’un des figures, et une seule, dans une lecture toute sobre.
Comme nous prétendons au dialogue constructif, on aurait encore peut-être pu faire Nouveau Roman à partir de la correspondance de cette fourmilière intellectuelle dont les archives sont nombreuses. Honoré se livrant à un travail de fourmi, aussi, par exemple à l’IMEC à Caen, aurait trouvé de quoi nourrir son propos….et peuplé d’images la scène
En guise de vidéo, quelques pages manuscrites des cahiers de Duras, et autres dessins de Pinget…. nous auraient rendu contemplatif d’une pratique d’écriture…qui ne se borne pas à l’alphabet organisé, mais aussi au dessin, aux croquis, etc.
Les fonds d’auteur n’y suffisant pas, ceux des éditeurs et notamment le beau livre d’Anne Simonin sur l’histoire des Editions de Minuit et de ses stratégies, auraient permis de comprendre quelque chose à ce travail d’archéologue et de découvreur…
Imaginons, un instant, que la scène aurait convoqué les « collections » de Minuit (Arguments, critique, Propositions, le sens commun…. c’est toute la vie et l’engagement des intellectuels qui auraient été présentés). C’est tout le combat de Maison (Minuit : la crise du récit et de la fable) à Maison d’éditions (Gallimard l’avocat des fables et du récit) qui aurait transpiré… etc.
Sans compter, devons-nous en parler ici alors que son ami Eric Vigner lui aura fait savoir, mais les auteurs du Nouveau Roman ne sont pas en reste avec le théâtre…
Mais Honoré n’est pas à cet endroit. Il en occupe un autre et c’est peut-être celui de l’arrière-pensée que nous évoquions. S’inscrivant définitivement dans la caricature, privilégiant le grotesque, allant jusqu’à parodier parfois la scénographie d’une Ecole des Fans ou un rendez-vous des alcooliques anonymes : leur lot de confessions et d’histoires moribondes… Honoré a délibérément choisi de se faire la peau du Nouveau Roman via le détail biographique de ses membres. Il y a là, à n’en pas douter, dans ce geste, une exécution. Ou disons un règlement de compte d’un auteur (Honoré) avec d’autres auteurs (pas des moindres). Alors risquons une interprétation. Et si Honoré en voulait à ceux qui ont défait la littérature de son socle fictionnel. Si Honoré, en définitive, s’en prenait à une forme de « postmodernité » qui a tenté d’en finir avec le plaisir du lecteur dans la reconnaissance et les histoires transposées. Quid de Beckett alors ?
Honoré, dans un geste qui frôle la contradiction, écrit un grand récit sans intérêt et raconte une histoire (ou tente de faire une fable avec des lambeaux de vie), là où les auteurs de Minuit y avaient, plus ou moins, radicalement ou épisodiquement, renoncé.
Et s’il n’y avait là qu’une querelle entre les anciens et les modernes. Honoré l’ancien s’en prenant aux modernes que sont les autres ?
Il est 1H45. Je m’éloigne. De retour en mémoire, un texte croisé dans les archives Robbe-Grillet, pendant les quelques mois où, à l’Institut mémoire édition contemporaine, je fouillais dans les archives de théâtre. Un texte de Robbe-Grillet, Pourquoi j’aime Barthes, publié aux éditions Christian Bourgois, en 1978. Un autre encore, d’Emmanuelle Lambert, (le dossier de presse de Les Gommes et Le Voyeur d’Alain Robbe-Grillet, 1953-1956), où elle rappelle l’importance du Prix Fénéon obtenu pour Les Gommes du « Pape du nouveau roman ».
Et retrouvant le sourire dans le désoeuvrement, un énoncé de Maurice Blanchot appris par coeur et extrait de l’Entretien infini : « l’écriture a cessé d’être un miroir ».
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La Faculté, la tragédie à la contemporaine https://www.insense-scenes.net/article/la-faculte-la-tragedie-a-la-contemporaine/ Sun, 15 Jul 2012 15:30:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=686 ——
En ce 13 juillet on s’approche de la salle de spectacle en plein air dans la cour du lycée Mistral. Le soleil s’est presque couché et le sable inattendu surgit sous les pieds, soigneusement versé par des organisateurs de la représentation. Ce n’est pas au hasard qu’on se retrouve près du lycée : il vaux mieux se plonger dans l’ambiance scolaire pour entrer dans l’espace de La Faculté d’Éric Vigner, le premier résultat du projet expérimental de ce metteur en scène qui s’appelle « L’Academie du CDDB-Théâtre de Lorient ». Elle rassemble des jeunes étrangers qui donneraient une nouvelle bouffée d’oxigène au théâtre. Des français d’origine étrangère (Mali, Maroc, Israël) et des étrangers (Corée, Allemagne, Roumanie, Belgique) y sont intégrés. Il y en a aussi deux venus de l’Autriche et des États-Unis, qui n’ont été invités que pour cette pièce, écrite par Christophe Honoré spécialement pour les acteurs de l’Academie.
Le 66-ème festival d’Avignon est riche en la création de Christophe Honoré. Le Nouveau roman, ranimant l’histoire de la naissance de ce courant littéraire, a fait grand bruit et il a évoqué plusieurs discours autour d’elle. En outre, une pièce Un jeune se tue, dans une mise en scène de Robert Cantarella avec des élèves de l’École de la Comédie de Saint-Étienne.
L’intérêt intarissable de Christophe Honoré à la jeunesse et à ses problèmes se découvre de nouveau dans sa nouvelle création. Nombreux sont les sujets qui sont y abordés, dépassant les frontières de questions des relations humaines, menant aux discours sur des thèmes globaux. La pièce dont l’action se passe en France et dont les personnages sont français, jouée par des étrangers met l’accent autrement sur des problèmes gênants de l’immigation et révèle inopinément certains tabous.
Éric Vigner recourt aux pièces classiques et contemporaines qui pourraient donner un autre regard sur l’art théâtral. Sa liste des mises en scène comprend des pièces de Corneille (L’illusion comique en 1996, La place royale en 2011), de Shakespeare (Othello en 2008), de Molière (L’école des femme en 1999, Le Bourgeois gentilhomme en 2004), de Beaumarchais (Le Barbier de Seville en 2007 et 2011), mais aussi des pièce de Marguerite Duras, Victor Hugo et Roland Dubillard.
D’un point de vue dramaturgique, La Faculté, nommée « une tragédie » par le metteur en scène, reprend quelques caractéristiques du théâtre classique. Les règles de trois unités résumées par Boileau s’y décèlent d’une manière un peu archaïque.

 L’unité de lieu
La notion d’une scène est absente, remplacée par un lieu aménagé afin d’être un endroit de représentation. Il consiste en une partie de la cour couverte de sable, ayant plusieurs profondeurs scéniques dénivelées permettant de transporter l’action afin d’enrichir des jeux de scène. Pourtant, le changement de position s’opérant au lointain ne favorise pas une perception normale du spectacle vu que les paroles s’assourdissent. Alors, on aperçoit un terrain de foot tout en face du public, une sorte de salle aux murs vitrés à gauche au lointain, au fond de l’espace scénique une terrasse auprès d’un immeuble, une autre terrasse avec la descente réservée aux motos à droite.
En complément à un tel décor immobile et constant s’ajoutent des arbres plantés sur tout l’espace et de multiples réverbères utilisés en tant qu’éclairage scénique, à l’aide de laquelle le sable semble être des congères.
Des jeux de scène démontrent des conventions des endroits : une terrasse à droite, par exemple, figure une maison du héros principal (Jérémy) et ses frères. Ainsi, on conçoit ce lieu comme un espace très restreint, limité d’un quartier où se passe toute l’action. De ce fait, il est possible de prouver l’unité de lieu. Cependant, l’espace autour des spectateurs envahissent également, car les acteurs sortant « du plateau » s’enfuient parfois dans l’obscurité de la cour du lycée et y disparaissent, en revenant dans des scooters et des camions.

 L’unités de temps et d’action
L’action dans la pièce se déroule sans rupture temporaire, peut-être, dépassant légèrement 24 heures. Il s’agit d’une bagarre inégale se passant entre un garçon arabe et des français, qui meurt ensuite. Un autre étudiant qui le connaissait, dissimule le meurtre qui a été effectué par ses frères. Donc, l’intrigue suivante se groupe autour des dialogues entre les personnages éclaircissant des motifs et des circonstances du meurtre, ce qui permet de constater l’unité d’action.
La manière pompeuse des acteurs de parler exagérant la force de la voix affirme encore une fois la référence au classicisme qui s’est manifesté indépendemment ou non de la conception de l’auteur. Des attitudes figées principalement en face du public, les répliques jetées dans la salle sans regarder le partenaire, des intonations forcées : qu’est-ce qu’il en y a tant de stylisation au XVII siècle. Tout de même, la pièce ne semble pas viser à une parodie, au contraire, elle tente de faire renaître le style de l’époque en l’appliquant aux conventions du théâtre contemporain, en en composant « une nouvelle forme ».
L’idée de la pièce se focalise sur la transmission de la tragédie de nos jours, apportant curieusement des références à la Grèce Antique avec des crimes terrifiants et l’homosexualité abondante. Au gré du retour éternel, notre temps est marqué par la déclaration de l’amour libre, et on ne peut pas s’abstenir de rappeler cette belle époque. D’après les motifs de la tragédie racinienne, on retrouve un héros opposé au monde et qui reste dans l’isolation et hésite entre les sentiments fraternels qui lui repousse de dénoncer des criminels à la police et entre la volonté de rendre justice à son ami tué.
Différents accents se retentissent sur scène à cause des nationalités diverses de jeunes comédiens. La phrase de l’acteur interprétant un français dite au personnage arabe : «Je suis chez moi en France, alors, casse-toi », nourrit une autre perception, comme si c’était le regard dans le miroir. Évidemment, ce serait mal compris par la majorité. La Faculté tourne sur la question nationaliste de l’assassinat et ainsi renforce le sujet de l’immigration, provoquant les débats les plus acharnés. Pourtant toute énonciation critique et acérée de cette pièce peut être controversée par une riposte qui enlèverait la discussion : « mais ce ne sont que des ados qui n’ont pas encore trop d’intelligence à cause de leur âge ». Insistant sur le fait que la pièce ne poursuivait pas le but d’exciter la polémique sur l’art politiquement correct ou non, Éric Vigner [[Entretien avec Éric Vigner, propos recueillis par Jean-François Perrier
]]fait des réticences, peut-être, vu que l’évidence d’une réaction à propos de ce sujet existe.
La tragédie avec des jeunes héros de notre temps appuye sur l’amour (certes) et l’intolerance, si on parle de la pièce de Christophe Honoré. En ce qui concerne la mise en scène d’ Éric Vigner, on évoque une convergence d’une scénographie réaliste et originale, marquée par le style que l’on avait cru abandonner il y a quelques siècles. Un jonction experimental en recherche d’une forme d’expression.

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Very Very Very Wetr https://www.insense-scenes.net/article/very-very-very-wetr/ Sat, 14 Jul 2012 15:43:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=689

La chorégraphe Régine Chopinot, invitée sous son nom de compagnie Cornucopiae, dévoile sa création Very Wetr, co-construite avec la compagnie de danse kanak Wetr du 9 au 16 Juillet au cloitre des Célestins. Ce spectacle a vu le jour suite à plusieurs voyages de Régine Chopinot sur l’ile de Lifou, les terres natales de la compagnie kanak. Echange, partage, rencontres autour de la danse, ont permis différents essais chorégraphiques. S’en suit une proposition de présenter le fruit de cette collaboration sur scène pour la 66 ème édition du festival d’Avignon. Pourquoi pas ? Sur scène, onze artistes kanak présentent leur danse sous l’œil et la parole de la chorégraphe. Entre arts et anecdotes de vie, on ne sait pourtant plus très bien à la fin sur quel pied danser.
Régine Chopinot, ancienne directrice du Centre Nationale Chorégraphique de la Rochelle, apparaît au côté de Joseph Umuissi Hnamano, sous le bruit assourdissant d’un avion. Ensemble ils présentent les enjeux de ce spectacle, en langue française et kanak.
Régine Chopinot, cette chorégraphe très tôt passionnée par la danse contemporaine et l’art chorégraphique, ayant une formation à la base classique, trouve dans cette première forme, des sources de réflexion et de libertés nombreuses. Elle développera des projets de création notamment avec la pièce ‘Halley’s Comet’. Aujourd’hui elle aspire à la découverte de l’Autre et aux voyages, d’où la création de la structure Cornucopiae.
C’est sur cette nouvelle route empruntée qu’elle croisera en 2009 la compagnie Wetr. Celle-ci, active depuis 1992, rassemble hommes et femmes de tous âges, originaires majoritairement de l’ile de Lifou, en Nouvelle Calédonie où la culture kanak est très vivante. Ils pratiquent la danse apprise oralement par leurs générations antérieures avec le souci de le voir perdurer pour les générations futures.
Autrefois les danses traditionnelles kanak étaient des danses guerrières. Aujourd’hui la danse est perçue comme un art du quotidien, transmise oralement de génération en génération. Les jeunes kanak démontrent comment peut s’associer danse, jongle, musique, objets du quotidiens et humour. La compagnie Wetr ne se définit pas comme une compagnie de danse mais comme un collectif ayant une manière de vivre qui leur est propre et qu’ils se plaisent à faire découvrir. Par cette même aspiration, la chorégraphe et la compagnie trouvent entente.
Joseph Umuissi Hnamano, un des pères fondateurs de la compagnie Wetr ouvre les « hostilités » par trois notes soufflées dans un instrument à vent similaire à un coquillage.
Les dix danseurs de la compagnie kanak apparaissent sous les arceaux du cloitre, en file indienne, dans une danse chantée dont ils constituent eux-mêmes la musicalité. Celle-ci détone par des grelots puissamment agités par leurs chevilles et des instruments du type ae be, percussions kanak. Régine Chopinot est installée sur une chaise, le regard fixe non tourné vers les danseurs. Cette scène d’entrée se prolonge durant plusieurs minutes avant que les danseurs de la compagnie ne se placent au milieu de la scène et dépoussièrent à l’aide d’un balai en feuille de cocotier le sol et l’espace qui les entoure, avec un regard curieux et vif posé sur le public. Une manière particulière d’amorcer le spectacle, presque de manière théâtrale.
La compagnie Wetr nous livre ici sa vision de la danse. Epurée de toutes techniques, leur danse se révèle dans l’unité et le partage « Il y a toi, il y a moi, s’il n’y a pas toi, il n’y a pas moi… ». Les huit jeunes danseurs- six garçons et deux filles- âgés de 20 à 25 ans – se sont fait appelés chez eux Eke Eny, signifiant « Les quatre vents » en kanak en référant à leur travail avec leur rapport à la nature. L’espace naturel est un environnement de travail auquel tient la chorégraphe. Une manière de s’attarder sur une vision de la danse qu’elle questionne sans cesse : la relation du corps à l’espace et au temps. La réponse donnée ici dans le cloitre des Célestins ne se fait pas attendre, la compagnie utilise l’espace dans tous ses recoins, jusqu’à grimper avec beaucoup d’aisance dans les platanes du cloitre des Célestins.
Les costumes attirent l’attention. Jean Paul Gaultier, ami de longue date de la chorégraphe, a élaboré des tenues spécialement créées pour l’occasion, en accord avec les exigences de Régine Chopinot. Des tenues qui mettent en valeur ce qui particularise la culture traditionnelle kanake mais aussi des vêtements plus propre à l’univers de Jean-Paul Gaultier. Les pagnes ramenés directement de Nouvelle Calédonie par la compagnie en constituent l’essentiel. Des touches plus punk, tels que le cuir et des déchirures et ses marques de fabrique tel que le corset finissent le costume. Régine Chopinot se distingue par un « haut de forme » rond et végétal tandis que les artistes kanak apparaissent avec des chapeaux en plumes de coq. Les hommes sont torses nus révélant ainsi la saillance de leurs muscles. Des traits blancs couvrent chaque visage, une manière d’aborder la danse comme un état de spiritualité qu’on peut retrouver dans les tribus autochtones d’Afrique.
La chorégraphe s’exprimera artistiquement dans une danse dénudée de tout accessoire et sensible aux rythmes de la guitare et de la voix d’une des femmes plus âgées de la compagnie de Wetr. Ses univers de prédilections tant de fois explorés de Merce Cunningham et John Cage se mélangent à ces nouvelles inspirations sonores, emprunts des forces de l’inconscient, défendues par les kanaks. Elle laisse libre cours à ce qu’elle entend et ressent, se lançant dans un rock, avant de se blottir en délicatesse dans le pagne de la femme, assise à terre et entonnant un air traditionnel a capella .
Le spectacle se construit alors par différentes phases. La lecture de textes par Régine Chopinot. Ceux ci ont été écrits par Walles Kotra, journaliste et ami des kanaks. Et par un temps de danse et de chants exécutés par la compagnie Wetr. Une chanson retiendra particulièrement l’attention :
Very Wetr ! de Chopinot et Hnamano Oh Oh Ah Ah O hahaho… Déjà pensé comme le tube de l’été du festival d’Avignon 2012… !
Un moment, les dix danseurs sont placés sur des tabourets face au public et haussent leurs sourcils plusieurs minutes en regardant les spectateurs d’un œil amusé. Un langage corporel qui surprend et lie avec humour les spectateurs aux danseurs.
Autant de scènes entre eux et avec le public appréciables. Cependant certains doutes et réflexions peuvent être discutés, notamment par rapport à certains objectifs que la chorégraphe s’était fixée.
Le souhait de Régine Chopinot avec cette création était de ne pas tomber dans une image folklorique et exotique de la culture Kanak. Mais n’y a-t-il pas un contre sens dans ce propos ? Le terme Folklore vient de l’anglais Folk et Lore du savoir et se définit justement comme la transmission de productions collectives et ce par la voie orale, comme ils indiquent le faire dans la présentation de leur spectacle.
Par ailleurs, l’exotisme est mis en avant dans la manière dont la chorégraphe expose en début de spectacle pourquoi elle a souhaité collaborer avec la compagnie. Est sugérée cette volonté de découverte avide, -bouche ouverte, croc sorti- de l’Autre. Le fait qu’elle se représente seule sur scène autour d’eux rappelle l’idée qu’une minorité a le contrôle sur une majorité.
Un autre aspect où on peu douter de la réussite sont les lectures des textes écrits par Walles Kotran par Régine Chopinot. Le fait que ce soit elle seule qui les énonce est une chose. La dimension supplémentaire que cela amène au spectacle en est une autre. La narration proposée provoque un aspect « documentaire » qui peut ainsi mettre de côté la prestation de la compagnie kanak et le lien direct qui les unit à la base avec la chorégraphe.
La collaboration et le travail engagé entre Régine Chopinot et la compagnie Wetr n’est pas à prouvée, elle est visible. Wetr donne beaucoup de générosité et montre à voir une culture qui leur est précieuse… tout en rappelant ce que l’histoire et la France a pu leur causer comme douleur, tout en respect. Régine Chopinot a tenté un défi risqué et périlleux qui consiste à nous faire découvrir un art et bien plus que sa, une culture. Et ceci, sur un spectacle d’une heure et quelques minutes, n’est pas de toute facilité[[
Un spectacle interprété par Qane Angajoxue, Monu Draikolo, Hawe Hnaije, Umuissi Hnamano, Wemo Hnamano, Drengène Hnamano, Tewie Hnawang, Milie Milie, Zelue Sailuegeje, Ixepe Sihaze, Epiatre Wawine, Régine Chopinot.
Du 9 au 16 Juillet à 20h
Cloitre des Célestins – Avignon]]


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Le syndrome de Down et le théâtre https://www.insense-scenes.net/article/le-syndrome-de-down-et-le-theatre/ Sat, 14 Jul 2012 15:30:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=690

De multiples questions éthiques et esthétiques se lèvent quand on parle de l’art des handicapés mentaux, quoi qu’il en soit : peinture, théâtre, musique, écriture. A-t-on le droit de le traiter comme l’art « des normaux » mais différent? Est-ce qu’il représente un art à part entière avec le label «spécifique » ? Ou alors cette création ne présente-t-elle que le résultat de l’art-thérapie ? Une agitation à peine saisissable flotte dans la salle Benoît-XII. En attendant une représentation au festival d’Avignon du Disabled Theater, le 13 juillet, des spectateurs s’apprêtent à se retrouver face à face à ceux qui sont rejetés par la societé : acteurs en situation de handicap mental, notamment, qui ont le syndrome de Down. Participant au Theater Hora, fondé en 1993 à Zurich, ils sont des acteurs professionnels, ayant une pratique du théâtre et une expérience du public. Michael Elber, metteur en scène de ce théâtre, exécute des répétitions avec ses artistes, montant des spectacles d’après les pièces de Shakespeare, Conrad ou Fellini. Jérôme Bel, cherchant au cours de sa voie artistique de nouvelles formes d’art qui contiendraient un défi contre le régime économique et social, a été invité par Michael Elber pour diriger le travail des comédiens. Il a eu la pratique du théâtre « documentaire » avec des danseurs (Véronique Doisneau en 2004, Pichet Klunchun and Myself en 2005, Cédric Andrieux en 2009), dont empreintes se dévoilent dans le « Disabled Theater ».
Il propose aux handicapés des exercices simples basés sur l’improvisation sans aucune obligation d’endosser le rôle. Par conséquent, la structure de la pièce est élémentaire, les acteurs ne présentant qu’eux-même.
Il y a onze chaises sur le plateau nu, onze bouteilles de Cristaline au côté de chacune. Une femme (Simone Truong) devant un ordinateur se trouvant près des coulisses annonce qu’elle va être interprète pour le public, les acteurs ne parlant que suisse allemand. Elle invite le premier comédien – la confrontation démarre. Il s’agit d’entrer sur la scène et rester là dans le silence pendant une minute. En ce moment-là on regarde fixement les acteurs entrer chacun à son tour sur le plateau, essayant d’approprier l’altérité ou de déceler des ressemblances avec nous.
Cette première action devient une sorte de rencontre initiale afin d’introduire légèrement des acteurs dans la situation de représentation. Toutes les autres seront réalisées avec une sincérité totale et absolue. Une certaine gêne s’établit, le public se transformant en un voyeuriste contre son gré. Ces acteurs ne savent pas mentir, n’ayant aucune notion de la simulation. D’ailleurs, on doute parfois de leur nécessité du public : quelques-uns ne ressentent aucune relation avec la salle, chaque comédien possédant sa situation particulière de handicap.
Une autre tâche : dire son nom, âge et profession, ensuite, raconter son handicap, qui devient le moment le plus émouvant et dur à entendre. Leurs révélations prononcées basculent notre état paisible et met en valeur une distance insurmontable entre les spectateurs et les handicapés. Il semble que certains acteurs ne se rendent pas compte de leur situation, ils ne profitent que d’une possibilité d’être devant le public afin de montrer leurs talents, la sincérité des autres accentuent un abîme entre eux et nous. Voici quelques citations :
Un garçon, 20 ans : « Cela me dérange pas, tout simplement je suis plus lent que les autres et ma maman est parfois fâchée » ;
Une fille, 23 ans : «J’ai la trisomie 21, c’est-à-dire, j’ai une chromosome de plus que vous tous, normaux, dans la salle » ;
Une femme, 41 ans : « Je suis mongoloïde, putain de mongoloïde. Et cela me fait mal » ;
Une fille, 19 ans : « J’ai le syndrome de Down et je suis désolée ».
En outre de ces confidences les acteurs présentent leurs danses qu’ils ont inventées selon leur propre chorégraphie, accompagnées d’une musique choisie à leur goût. Presque tous ont préféré des chansons rythmiques sauf un homme qui a eu l’engouement pour le jazz. Certains ont révélé des capacités extraordinaires de la sensation du rythme et des talents de copier et reproduire minutieusement des mouvements de danse qu’ils auraient dû voir dans des clips vidéos. Certes, on ne pourrait aucunement les comparer avec des danses professionnelles, pour autant cette expérience scénique constitue un moyen de communication pour les comédiens du Theater Hora, voire la possibilité de l’adaptation à la vie ordinaire.
Des spectateurs applaudissent afin d’encourager les artistes, sourient et rient mal à propos, au même temps quelques-uns n’arrivent pas à se retenir de pleurer. Un sentiment ambigu ne me quitte pas : comment est-ce qu’on doit réagir ? Faudrait-il qu’on fasse semblent d’être heureux et amusé tout en compatissant et en comprenant notre impuissance de corriger leur situation ? De l’autre côté, nos larmes ne sont pas non plus très attendues, surtout si des acteurs aspirent à partager pleinement la vie « des normaux ». De nouveau, un aveu franc remet en question une réaction rieuse du public: « Je ne sais pas comment traiter cette pièce. Mes parents n’ont pas aimé. Après le spectacle ma soeur a pleuré dans la voiture. Elle a dit que nous sommes comme des bêtes dans le zoo ».
Il est possible que cette pièce vise à rendre la société plus charitable, à démasquer sa sensibilité, à faire appel à son humanité. En plus, on déterre le fameux problème de la tolérance exigeant de « faciliter la vie des handicapés tout en les sociabilisant ». Néanmoins, tant qu’on réfléchit sur l’aspect éthique de ce type de représentation, on se permet de poser une question : est-ce que la révélation au grand public de l’art des handicapés mentaux est légitime par rapport à eux-mêmes dans le sens du secret médical? Leur création étant le résultat d’un organisme malade ne doit-elle pas être gardée confidentielle ?
Pourtant, tout exposé plus haut porterait, probablement, une pointe de rhétorique, car notre époque de dérives des repères ne trouverait pas bientôt une réponse claire et déterminée à ces interrogations.


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Le Malin Génie de McBurney : le pepper papal https://www.insense-scenes.net/article/le-malin-genie-de-mcburney-le-pepper-papal/ Fri, 13 Jul 2012 16:00:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=696

Rarement la Cour d’Honneur du Palais des Papes aura été l’endroit, pris dans toutes ses dimensions, de l’attention d’un metteur en scène qui, en recourant à une techonologie mise au service d’une œuvre, vient bouleverser l’architecture patrimoniale de cet espace si symbolique. McBurney et son « Maître et Marguerite » s’y livrent dans une déambulation fantastique où le roman de Boulgakov, déjà déboussolant, trouve une dimension aérienne. Après Papperlapap de Marthaler, voilà le pepper papal McBurney
Un monde rêvé
Dans la grande tradition de la parabole ou ce qu’il convient d’appeler la fable déguisée, Le Maître et Marguerite est une entreprise critique vis-à-vis d’un Petit Père des Peuples, alias Staline : fossoyeur du communisme à visage humain. Grand Liquidateur parmi les exterminateurs, le visage de Staline n’a plus besoin de « Profiler » et sa psychologie n’est rien moins qu’un concentré complexe et contradictoire : parano et mégalo. Personne n’a oublié son discours à ses « Frères et sœurs » qui, après l’invasion allemande surprise, venait se substituer au nom de « Camarades ». Et pas un bolchevik de l’époque, en 1938, n’est ignorant du banquet que les vers font avec Les blouses blanches. Les camps sont bondés depuis belle lurette et le modèle soviétique sera, aux dires des historiens, celui copié par les barbares à la croix gammée. Zinoviev, Kameniev n’ont déjà plus de souci à se faire. Meyerhold va bientôt pourrir dans les géôles staliniennes et sera exécuté un 2 février 1940, moins d’un an après son arrestation. Maïakowski songe déjà au suicide. Mandelstam n’a déjà plus le choix… Et Trotsky est depuis longtemps persona non grata. Le Goulag sibérien est à la Datcha des représentants prolétariens, ce que le cimétière est à la station balnéaire.
Côté littérature, l’Union des Ecrivains veille à ce qu’une marge ne puisse pas exister. C’est le réalisme socialiste qui est à l’honneur. C’est l’agit-prop qui doit faire le bonheur. Et si quelques poètes dérapés, par la Guépéou, ils seront arrêtés. Dans les camps naissent alors des prisonniers qui apprennent par cœur les livres qu’ils ne peuvent pas écrire. Imaginons ça, ce Zek, qui est à lui seul une bibliothèque portative. Imaginons ça d’avoir de la tête et de la suite dans les idées. De mémoire et de mes jeunes années, je me souviens avoir lu, dans une veine sensiblement proche de celle du Maitre et Marguerite, les livres de Zamiatine (Nous autres) et celui de Dombrovski, La Faculté de l’inutile. Des livres et des textes où, faut-il le souligner, les fables qui s’y déployaient étaient toutes les métaphores d’un monde dont on ne pouvait parler et qu’on ne pouvait quitter. Et pour autant, un monde qu’on ne pouvait habiter.
En vain, une génération déchirée par son aspiration à la révolution, son envie d’en découdre avec l’Oncle Sam et l’impérialisme US, se retrouvaient orpheline d’un horizon quand Soljenitsyne débarqua avec son archipel. Et d’attendre de Sartre un billet d’explication qui ne viendra jamais, préférant le silence matérialiste à l’autocritique moraliste. Et de vivre en différé le désir de Pravda…
En Union des Républiques Socialistes Soviétiques, il fallait apprendre à être double, à être invisible, à être insaisissable, à se méfier des murs (Stanislavski fera du théâtre sur le toit du MHAT), à utiliser le bon vocabulaire, à parler pour ne rien dire, à dire sans penser, à penser sans s’inquiéter… Vivre en URSS, disons survivre en URSS, c’était apprendre une chose à laquelle on ne croyait pas et vivre avec comme si on en était le gardien.
En guise d’utopie, à mes frères (pardon à mes camarades), il restait le saucisson, la vodka et les champignons. « Spassiba Tovarich Staline ! » Clown dans le printemps communiste. A Buda, à Prague, à Berlin… un spectre finit d’hanter l’Europe.
Et vive le Coca-Cola écrira Heiner Muller qui ne ratera pas de prévenir que cet itinéraire bis, c’était encore La Route des Chars, après celle des Flandres.
Boulgakov, dans l’invention qu’est Le Maître et Marguerite, fera la preuve d’une imagination faustienne où le pacte avec le diable relève de la grande tradition littéraire qui, d’Orphée à Shakespeare, est le lieu des bouleversements entre la vie et la mort. Dans Le Maître et Marguerite, alors, c’est un peuple de la nuit qui sort de la clandestinité sous une forme travestie. Car le travestissement est la règle pour Boulgakov qui, sous surveillance depuis les années vingt, est obligé de transposer le quotidien stalinien.
Pilate sera Staline. Marguerite l’épouse de Boulgakov. Le Maître, le poète déporté. Le lien des uns aux autres passant par le diable, le belzébuth : Woland. Le récit du Maître et Marguerite développe alors un monde fantastique où la Magie noire, à l’égale du spectre rouge, est un espace de tous les possibles inimaginables. Irrationnelles, impossibles, métaphoriques et fantastiques, merveilleux et cauchemardesques…la mutlitude des motifs du Maître et Marguerite tient de la farce, du tragique, du cabaret… sans que l’une ou l’autre de ces formes ne puissent être privilégiées.
McBurney, oh Mc, ah Burney
La mise en scène de McBurney sera, pour chacun de ces points, fidèle à l’ouvrage de Boulgakov. Et pour autant qu’il est impossible de restituer le récit, chacune des articulations du roman, sur scène, sera présentée et représentée.
Le moment du théâtre, le monde asilaire de l’hôpital qui est aussi carcéral, la rédemption d’entre les morts, l’omniprésence du chat, l’amour fou de Marguerite, le poète meurtri, le docteur en punition, le policier antique, Staline/Pilate l’endeuillé, le disparu vivant, le mutilé magique…le tout prenant forme dans les instants inattendus chez Mcburney. A l’endroit même d’un imaginaire qui, jouant des artifices les plus travaillés ou les plus simples et naïfs, s’inquiéte de donner à l’espace scénique la dimension poétique que mérite ce texte.
Alors, la légion de comédiens au service de cette œuvre est à la mesure des exigences du plateau. Alors la masse de comédiens, concentrée sur le plateau, fait entendre la partition Boulgakov.
En rang serré, au long d’un couloir de chaise ; en rang d’oignons parfois, dévolus à n’être qu’un paté de sardine dans un bus, en une queue quand ils pointent devant une guérite, en ombres chinoises derrière un paravant quand ils ne sont que les spectres d’eux-mêmes ou à comploter interminablement… tour à tour foules anonymes, prisonniers surpris, policiers d’eux-mêmes… Les comédiens, chez McBurney, ont plusieurs vies et ressemblent, in fine, à ce chat (marionnette portée) aux yeux de braise. Ils sont polymorphes, tour à tour gardes, foules anonymes, flics, menu fretins, zombies de circonstances, traîtres en incompétences, bêtes de zoo ignoré,
Et parmi tous, Josie Dexter (Marguerite) qui ressemble à une héroïne de Gatsby le Magnifique, à une Louise Brooks prête à tout, à une reine de Saba des bordels orientaux, à une poupée de bordel aux charmes dévoilés, à une jeune femme ne sachant plus à quel diable se vouer, à une Alice fragile ou quelqu’héroïne joycienne en perdition… porte haut les couleurs des voix qui traînent dans une œuvre aux motifs éclectiques. Elle n’est rien moins qu’une actrice rare qui, sur la grande scène de la cour d’Honneur, est un relief brillant qui tient tête à Woland aux dents d’argent : cette silhouette noire de Satan lequel, avec sa canne-baguette, fait tourner le monde à l’envers.
Dans l’entreprise de McBurney, tout entier à l’ouvrage sur l’œuvre de Boulgakov, c’est un monde visuel et rétinien qui prend place en face de la parole. C’est un univers de bande dessinée qui, à la manière d’Enki Bilal, s’incarne sur scène et fait du plateau un Bunker-palace, une série de vignettes et de bulles sataniques, en lieu papal, une succession de motifs daliens qui s’inventent sans discontinuer au rythme d’une folie d’images, loin des sentiers battus du champ visuel. Une toile de Francis Bacon où la déformation est reformulation. McBurney, ainsi, ne lit pas Le Maître et Marguerite, même s’il faut saluer la vitalité des comédiens qui ne manquent pas « de cran » comme de crâne. Le livre, ici, n’est pas le seul lieu du donner à entendre ou à lire. Il faut oublier les noms d’adaptation, de lecture… de fidélité à l’œuvre.
Non, bien plus que cela, ce Maître et Marguerite est avant tout, chez McBurney, un espace pictural qui renvoie à l’entretien qu’il aura eu avec l’espace littéral.
Entre l’un et l’autre, le livre de Boulgakov a généré chez McBurney, sa propre œuvre. Et ce n’est pas qu’elle soit étrangère à la première, mais elle en est l’extension inimaginable, l’empreinte imprévisible, la trace inattendue. Elle en est l’une des formes essentielles, l’une des formes vives et transgressives.
Des images resteront pour longtemps dans cette cour d’honneur transfigurée. Celle d’un Christ nu pris à Boulgakov qui deviendra chez McBurney un Saint Sébastien brisé percé de part en part par quelques traits ; celle des poètes traîtres qu’un coup de scratch vestimentaire révèle dans leur ambiguité ; celle de Staline/Pilate en veste de costume blanc comme sorti d’une fête qui permet d’y voir un « lendemain qui déchante », celles d’une Saga où la figure aérienne d’un couple amoureux se perd en univers… Celles enfin, d’une cour qui, objet d’un arsenal vidéo surpuissant, se transforme, s’agrandit, se meut en galaxie, en champ de ruines qui se fissure et s’écroule dans un amas de pierres… Cour d’Honneur et murs qui deviennent les écrans géants où sont projetés les spectres d’un XXème siècle dominé par les fascismes meurtriers. Cour mappemonde qui, sur l’emplacement de toutes les papautés, révèle que l’être de l’homme est dévolu à ne jamais faire carrière.
Ce qui descendait, dans la cour d’Honneur, n’était rien moins que la lie d’un monde et d’une planète bleue sanguinaire. Et de regarder ainsi, projeté contre le mur, les villes écrasées, un temps la terre énorme suspendue sur le plateau, les ruelles et les édifices de Moscou comme vues du hublot d’un bombardier ou d’un satellite, nous rappelant qu’à l’échelle humaine, « Nous Autres » (dirait Zamiatine) nous ne sommes toujours que des « hommes », brutaux, traîtres, vindicatifs, etc… Et aussi, toujours, amoureux, tout à la fois espérant et désespérant.
Et de voir dans le geste de McBurney ce que l’on pourrait appeler « un monde à l’envers » qui désigne tout autant un carnaval qu’un monde mort.


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De Mitchell à McBurney : la Maitrise et le Maître https://www.insense-scenes.net/article/de-mitchell-a-mcburney-la-maitrise-et-le-maitre/ Fri, 13 Jul 2012 16:00:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=695 —-
De 18h à 1h00 du matin, traversée du 10 au 11 juillet 2012, en compagnie de deux metteurs en scène britanniques jouant d’inventivité et d’intelligence pour traduire chacun l’esprit d’un roman sur un plateau. Des « Anneaux de Saturne » de W.G.Sebald au gymnase Aubanel mis en scène par Katie Mitchell au « Maître et Marguerite » de M. Boulgakov dans la Cour d’honneur mis en scène par Simon McBurney, le festival d’Avignon invite à découvrir la projection sur scène de ces deux romans. Ces deux créateurs font ainsi le passage du roman à la scène impulsant un dialogue entre le présent du théâtre et l’intemporalité de l’écriture. Ces deux romans de nature et de contexte différents traversent ou se font l’écho de lieux et de temps multiples. C’est le narrateur de Sebald hospitalisé qui se souviens de sa randonnée sur la côte est de l’Angleterre. Un souvenir qui l’entraine dans un vagabondage intérieur et extérieur, évoquant les traces visibles dues aux destructions des bombardements allemands du 20ème siècle en passant par les batailles navales imaginées du 17ème, vagabondant de la dissection Adriaan Adriaanszoon rendu célèbre par Rembrant à la libération des camps de concentration. C’est chez Boulgakov, les trois narrations concomitantes et entremêlées : de Moscou des années 30 à Jérusalem de Ponce Pilate en passant par le bal organisé par Satan où Marguerite accepte d’en être la reine pour retrouver son Maître. C’est pour « le Maitre et Marguerite «, la présence du danger et du carcan staliniste persécutant les croyances et l’imaginaire.
Mitchell – Sebalb : Maitrise de la traversée
Katie Mitchell anglaise d’origine installée en Allemagne décide de mettre en scène W.G. Sebald, l’allemand ayant vécu quasiment toute sa vie en Grande-Bretagne. C’est ce roman où Sebald décrit une randonnée solitaire sur la côte anglaise que choisi Mitchell. C’est le voyage de la pensée intérieure à l’œuvre dans la marche que Mitchell met en scène. Dans le roman, il n’y a qu’un narrateur-nomade que la metteur en scène choisie d’emblée de ne représenter que par l’écriture. Ce sont en effet trois comédiens qui ne cesseront de se relayer pour porter le rythme et la voix du narrateur. Ils sont à la fois acteurs et ils participent avec d’autres à tout l’entourage sonore des descriptions de ces excursions. Le texte en allemand est dit, tandis que tout les sons de pas, de marche, de porte ouverte/fermée, de vol d’oiseau évoqués dans le récit sont exécutés en direct. Des projections sous formes de triptyque sont présents reprenant un film fait en noir et blanc à partir des paysages réellement parcouru durant sa randonnée. La voix, l’oreille et la vue du narrateur sont présentes dans ce travail et donne au spectateur l’appréhension sensitive de ce parcours. À la manière de sa mise en scène de « Kristin, Nach Fräulen Julie »[[http://insense-scenes.net/OLD/site/index.php?p=article&id=212
]] découverte l’an dernier dans ce même festival, Mitchell procède du déplacement pour donner à entendre et à voir, sa vision de l’œuvre. tout en maîtrise en en nuance, elle donne à entendre une autre voix. Une autre dimension apparaît dans sa mise en scène, c’est la présence muette d’un homme dans sa chambre d’hôpital. C’est l’auteur : Sebald autant témoin de la proposition artistique que du souvenir de cette aventure et ce qu’elle a engendré comme écriture. C’est le rappelle Mitchell : « la transposition présente dans le roman de l’hospitalisation de l’auteur après cette longue promenade ».
McBurney : Maître de la cour.
Seize acteurs. Seize chaises faisant face aux 2000 spectateurs de la cour d’honneur. Une simplicité au plateau que la lumière découpe en fonction des scènes interprétées. La lumière qui produit des espaces géométriques et des lignes évoque à la fois le constructivisme russe[[Le constructivisme est un courant artistique russe du début du XXème siècle. D’abord défini pour railler le travail de Rotchenko, il est ensuite repris par Gabo dans son manifeste réaliste de 1920 avant d’être utilisé comme titre d’un livre par Alexeï Gan publié en 1922, où il souligne que la culture Russe n’est qu’industrielle.]] et le film « hollywoodien » de Lars von Trier : Dogville qui se passe comme le texte de Boulgakov dans les années 30. Mais McBurney, le malin ne se contente pas d’utiliser le plateau. Il travaille la cour d’honneur au corps et dans sa dimension verticale. La vidéo, est très présente mais tout autant pour utiliser toute la surface du fond de scène que pour rendre la dimension fantastique du « Maître et Marguerite ». La scène du bal donne une profondeur à la cour qui la multiplie par dix. C’est la profondeur de l’espace et c’est la profondeur du texte et les allégories qu’il contient qui sont mis à jour. Tout en contextualisant l’écriture de Boulgakov : le portrait de Staline, les défilés hitlériens, projetés sur la façade, McBurney évoque aussi le XXIème siècle en utilisant les moyens techniques d’aujourd’hui. C’est un va et viens entre une mise en scène de l’espace qui deviens un terrain de jeu et une mise en espace des scènes jouées par les interprètes sobres et efficaces. Marguerite décidera de se jeter par une fenêtre et voler grâce à l’utilisation des moyens vidéo et quand elle aura retrouvée son maître dans leur appartement c’est le théâtre qui rendra la magie de la disparition de ce temps révolu. Manière pour McBurney de trouver toujours le moyen adéquat pour rendre à Boulgakov, le magique et le récit. À la façon de Boulgakov qui maille dans son roman le temps présent : les années trente et l’antiquité : le procès de Jésus, Le « Maître et Marguerite » de McBurney lie l’image vidéo spectaculaire au théâtre de tréteaux. Utilisant chaises et tables, s’appuyant sur la présence physique des acteurs, découpant l’espace pour définir la scène du jeu, se servant d’une marionnette pour Béhémoth le chat du Diable, multipliant les interprètes pour certains rôles juste en les faisant endosser le costume. Le metteur en scène s’appuie sur toutes les facettes d’un théâtre qui travaille plus sur l’imaginaire que sur un réalisme empoudré. Reconnaissant là, la formation de l’école Lecoq suivi par McBurney qui privilégie l’évocation d’un lieu par la mise en jeu du corps de l’acteur dans l’espace. Ce « Maître et Marguerite », ce conte fantastique et politique de la Russie des années 30, est loyal à Boulgakov. McBurney donne la mesure et de la cour d’honneur et du roman.
Michell et McBurney maitrisent la lecture et maître de la scène.
Des « Anneaux de Saturne » au « Maitre et Marguerite », Mitchell et Mc Burney mettent en scène deux romans fonctionnant pour chacun d ‘entre eux comme un dialogue entre la scène et l’écrit. Ce sont deux livres qui parlent de l’écriture. Sebald, qui raconte sa traversée des côtes anglaises transformées, défigurées par les bombardements allemands des deux guerres mondiales. Boulgakhov ; qui interrogent le poids de la pensée dominante sur la capacité d’écrire et d’invention. Les deux propositions dans des formes différentes mais pour autant utilisant les mêmes outils travaillent et trouvent à rendre compte de la singularité de l’écriture. Une sobriété à l’œuvre chez Sebald et le fantastique de Boulgakov. Les deux finalement renvoyant à l’histoire, celle passée ou celle à venir. Un lien personnel enfin relie ces deux propositions puisque dans l’interstice d’un passage du 10 au 11 juillet, j’ai partagé la joie de mon ami et camarade d’avoir cinquante ans en découvrant la Cour d’honneur comme jamais après avoir participer à la « Marche de Sebald ; le pas à pas de Mitchell »[[http://insense-scenes.net/OLD/site/index.php?p=article&id=243
]]


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De A, Aïda, à X, Xavier https://www.insense-scenes.net/article/de-a-aida-a-x-xavier/ Fri, 13 Jul 2012 16:00:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=693

Vaste immensité pour un seul homme lorsque John Berger traverse le plateau de la Cour d’honneur du Palais des Papes. A ciel ouvert, sous l’étoile polaire, l’auteur et directeur de la mise en lecture de De A à X annonce avec humilité que nous patienterons avec l’écoute de la fin d’une émission de France Culture. La chaîne de radio, captant et diffusant en direct la lecture portée par Juliette Binoche et Simon McBurney en ce dix juillet 2012 a un peu de retard sur son programme. Deux chroniqueurs débattent autour du sort réservé à un terroriste-meurtrier. Coïncidence avec ce qui va suivre ? La correspondance avec celle de l’histoire de A à X ne relève certainement pas du pur hasard. A la fin de l’émission l’annonce de la météo pour le lendemain ne trompe plus, l’introduction radiophonique du spectacle révèle le conciliabule entre John Berger et France Culture pour cette Première.
B à Ba
Pour John Berger, artiste multiple, à la fois écrivain romancier, peintre, critique et essayiste « Le travail de l’écrivain, c’est de montrer qu’il n’y a pas un “eux” et un “nous” ». À quatre-vingt deux ans, son engagement politique à travers les arts n’a pas pris un pli. D’origine anglaise, installé depuis quarante ans en France dans un petit village de Haute-Savoie, John Berger s’exprime et se place via l’écriture du côté des opprimés, dépourvus, laisser-pour-comptes, exilés et résistants. Inspiré par ses voyages, les chemins qu’il croise et ceux qu’il rencontre, l’auteur n’a cesse, non sans poésie de prendre des thèmes de la vie courante pour parler de l’universel. De A à X, fait partie de l’un de ses romans, qui, tout comme G, King, Qui va là, La Cocadrille – pour n’en citer que quelques uns – pose un regard sensible et aiguisé sur des sujets sociaux dont nous sommes tous les témoins. Solidaire résistant des solitaires, John Berger parvient à s’adresser à tous lorsqu’il publie. Ici, c’est avec Simon McBurney et Juliette Binoche qu’il choisit de présenter son dernier texte De A à X, dans lequel Aïda écrit, inlassablement des lettres à son amant enfermé à perpétuité pour un crime que l’on suppose relevé d’un acte terroriste. La correspondance écrite est à sens unique. Les lettres de Xavier ne paraissent pas dans le roman, seules les notes qu’il prend au verso, resté blanc, des lettres qu’il reçoit nous parviennent.
Simon McBurney, qui prend en charge la lecture des notes de Xavier, est l’artiste associé, invité par Hortense Archambault et Vincent Baudriller lors de cette 66ème édition du Festival d’Avignon. Acteur et metteur en scène anglais découvert en 1995 lorsqu’il monte The Three Lives of Lucie Chabrol d’après la Cocadrille de John Berger, il aime à se définir comme un «raconteur d’histoires». Le lien de complicité qu’il maintient depuis avec l’auteur prend ici, une nouvelle fois consistance.
Juliette Binoche, actrice française de cinéma bien connue ici et reconnu à l’international se prête au jeu pour la lecture des écrits de Aïda.
Premières lignes…
Pour la lecture du prologue, John Berger vient se placer, en toute simplicité au centre du plateau. Il joue une seconde fois de l’ambiguïté qu’il a posée dans le préambule radiophonique, donnant le résumé de l’histoire qui va suivre comme s’il s’agissait d’un fait divers réel retranscrit fidèlement par sa main. À distance de ce qu’il a écrit, il annonce, comme un reporter ayant archivé dans l’état les lettres trouvées, sans les reclassées, ce qui va suivre. Lorsque Xavier, prisonnier de la cellule numéro 73 de la prison de Suse est nommé, Simon McBurney rejoint l’espace qui lui est propre. Une douche vient simultanément délimitée sa geôle, éclairant le banc acétique sur lequel il prend place. Au tour ensuite de Juliette Binoche de s’installer à la table, à cour, à l’appel de Aïda, l’amante de Xavier. La lumière, simple douche, transforme la table de lecture en bureau d’écriture. À la fin du prologue John Berger s’éloigne, témoin et auditeur discrètement éclairé, ne disparaissant qu’à demi. Le partage de la correspondance peut alors démarrer.
…Intimement partagées
«Tu te souviens…», «T’es d’accord avec cette version ?» «Rappelle-toi…» «T’as pas remarqué?» «Je t’ai déjà raconté ?»
Depuis l’extérieur, Aïda débute souvent ses lettres par l’évocation d’un évènement passé, lorqu’ «ils» vivaient encore ensemble, côte côte. L’entrée par le souvenir, l’invocation du passé pour éveiller la mémoire de ce qui fait partie à présent de l’ Avant, construisant le Maintenant (et la maintenance) permet à Aïda de se lancer dans l’écriture, de s’adresser à celui qui est enfermé, éloigné, absent. De l’autre côté du mur qui les sépare, le temps continue de s’écouler, le quotidien, bien qu’il ne soit plus le même qu’Avant traîne sa routine fastidieuse. Elle partage à Xavier des anecdotes qu’elle vit, seule, de l’autre côté, en pensant à lui. Elle lui confie les rêves qu’elle fait, la nuit, l’attente à la boulangerie, des échanges qu’elle a avec ses collègues de travail à la pharmacie…les rencontres qu’elle y fait, Raph’ entre autre, le jeune homme blessé par balle, qui sert les dents de douleur lorsqu’ils parlent d’amour. Lorsqu’il lui demande «À quoi rêvent les femmes ?», elle, répond: «d’endroits qui ne serait pas séparés». La mère de Xavier apparait également dans le récit, le temps d’une remise de bague, mariage symbolique que raconte Aïda à son amant dans une de ces lettres. Jamais, dans aucunes des lettre lus, «retrouvés» dans la cellule numéro 73, on apprend ce qui a fait permuter l’Histoire des deux amants. On suppose qu’ «il» a commis un acte terroriste politique sans jamais en avoir les détails. L’acharnement de celle qui écrit à l’absent, chaque mois, durant les longues années qui les séparent, est bien plus conséquent que les circonstances qui les ont menées à cette réalité. Parler des autres et du présent sans s’étendre sur le passé est un moyen pour Aïda de garder des choses à dire à celui qui n’est pas là. Pour lui, celui qui est de l’Autre côté, enfermé, c’est un moyen de garder un regard, de regarder ce qui reste du présent extérieur qu’il ne connaît plus. Les lettres que Xavier écrit en réponse à Aïda ne sont pas écrites par l’auteur. Le cadre de la fiction plaçant la découverte de la correspondance depuis la cellule de X, seules les notes que lui prend, sont partagées. Ce qu’il écrit s’adresse donc à lui seul. Notes concises, prises rapidement, à l’ébauché, pour ne pas perdre conscience. Une liste de prénoms revient à deux reprises. Une énumération de chiffres et de numéros. Des réflexions aussi, lui permettent de continuer la lutte d’Avant au présent : «Leur anachronisme muselle la langue comme leur action étouffe le monde», «L’Histoire humaine refuse de fermer sa gueule» «Collectivement, les pauvres sont insaisissables», «Ils supposent que la précarité est notre force».
Dans cette correspondance de A. à X., et malgré l’absence des lettres de X. à A., le partage de deux consciences intimes adressées l’Une à l’Autre tient de A à Z. Condamné physiquement à demeurer à l’intérieur, enfermé, Aïda semble n’être pas moins enfermée à l’extérieur, sans celui qu’elle aime et continue à aimer, partageant parfois sa culpabilité d’être au dehors.
Sous la direction de John Berger, Simon McBurney et Juliette Binoche tendent à former un couple de «Bonnie and Clyde» contemporain. Chacun dans son espace pour porter le texte, ils ne s’adressent visuellement et physiquement que rarement l’un à l’autre. Côte à côte, face public, ils ne cherchent ni à dénoncer, ni à demander approbation. Lui, s’adresse au spectateur pour mieux se parler à lui-même. Elle, parle au spectateur tout en s’adressant à Lui. Absent, semblant ne pas recevoir au présent les mots que lui adresse sa partenaire, la frontière qui les sépare, matériellement visible par un simple effet de lumière, agit théâtralement comme un mur de béton érigé entre eux. La direction d’acteur, précise et concrète joue sur des regards/non-regards efficaces : lorsque Juliette Binoche apostrophe Simon McBurney qui demeure immobile, «Ce silence que les mots laissent derrière eux» pèse finement devant la défaillance de réponse. Nul besoin de sur-jouer les mots, la langue qui opère d’elle-même. À chaque changement d’interlocuteur, le poids de la séparation se fait sentir.
Après l’absence, elle revient à la lecture, poursuivant le récit, la narration. Interprétant le double niveau d’adresses lorsque la voix d’Aïda dialogue avec celle d’autres personnages présent dans le récit, l’actrice parvient à rendre vivant la scène qu’elle ré-invente sous nos yeux. Parfois, cependant, elle semble s’emporter dans le discours de la narration, jouant de quelques effets de voix pour transcrire l’émotion du regret, de l’amour, ou de la colère, s’éloignant de la partition qu’elle porte, nous laissant également un peu à la traine. Un bémol qui n’empêche en rien l’appréciation et le bon suivi de cette mise en lecture simple et efficace d’un texte qui gagne à être découvert.
À la sortie du spectacle, les traces poétiques demeurent intactes, résonnants dans notre mémoire. Les mots «Attente» et «Espoir» prennent une définition toute autre à travers cette histoire d’amour en aller-retour qui trouve refuge dans l’écriture : «Nous n’avons pas l’espoir nous lui donnons refuge».
Bonnie and Clyde se soutiennent sans besoin de se porter, l’un n’étant pas plus libre que l’autre, mais devenant Autre. Ils créent ensemble leur nouvelle Histoire, dans l’écart que leur séparation leur autorise : «Je deviens une troisième personne, ni toi, ni moi. Et toi aussi tu es une troisième personne». La simplicité portant cette acharnement amoureux nous laisse une douce saveur de résistance et de défit du temps.


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Et c’est le Crash https://www.insense-scenes.net/article/et-cest-le-crash/ Fri, 13 Jul 2012 16:00:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=692 —-
Avignon. 66ème édition. Salle du Gymnase du lycée Mistral. Neuf juillet 2012. Décollage prévu à dix-huit heures. Atterrissage programmé une heure et demi plus tard. Le vol durera en fin de compte une heure de moins que ce qui avait été initialement estimé par la pilote Séverine Chavrier. Architecte de l’aéroport: Vincent Gadras. Néons: Christian Dubet. Sons et bruits: Philippe Perrin. Vidéo(-surveillance): Benoît Simon et Jules Zingg. Habillage: Laure Maheo. Copilotes, touristes, errants : Bénédicte Cerutti, Séverine Chavrier, Marta Izquierdo Muñoz, Mika Kaski, Laurent Papot et Hugo Cardinali. Instruments de travail: écrans numéro 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7…, caméra numéro 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7… appareil photographique numérique, microphones VHS, tapis roulant, espace SPA de détente, salle d’attente fumoir, bar et un piano à queue. Compagnie de voyage: Plage ultime, soit «la dernière chance», selon l’expression italienne «spiaggia ultima».
Mise en garde
Mesdames, messieurs, votre attention s’il vous plaît.
James Graham Ballard, auteur de romans de sciences-fictions d’anticipation prête quelques fragments de trois de ses romans, Crash !, Sauvagerie et Millenium People à Séverine Chavier pour sa mise en scène de Plage Ultime. Chef de file du mouvement New Wave, J.-G. Ballard imagine des espaces futuristes, post-apocalyptiques dans lesquelles «il s’agit moins d’imaginer le futur que d’inventer le réel d’un monde de plus en plus fictif…» Personnages fantomatiques placés dans des contextes imaginés à partir de notre réalité, l’auteur évoque notre contemporanéité chaotique dans un futur proche du présent. Sur-consommation, Sur-consumation, Sur-dimension, Sur-exposition, Sur-médiatisation et Surveillance Sur-réalistes. Écriture froide, disséquant les réalités sociales et historiques, l’auteur se coupe du pathos et de l’émotion pour gagner en imaginaire et en abstraction.
Séverine Chavrier, metteur en scène fondatrice de la compagnie La Sérénade interrompue, s’inspire de l’univers littéraire de J.-B. Ballard pour sa dernière création. Musicienne avertie, diplômée d’hypokhâgne, elle s’oriente vers le jeu et la mise en scène après ses études de lettres et de philosophie. Suite une formation théâtrale au cours Florent à Paris, elle se lance dans la mise en scène, développant depuis 2003, le désir de mêler les genres artistiques. Sur le plateau de théâtre elle tend à faire côtoyer musiques live et enregistrées, vidéos, photographies, et jeu. Travaillant depuis peu à partir des technologies récentes (webcam, iphones, appareils photographiques numériques, caméra…) Séverine Chavrier souhaite faire agir l’accumulation comme moyen de médiation du monde d’aujourd’hui. En composant via différents médias visuels et sonores, la metteur en scène tend, avec sa dernière création à proposer une critique acerbe du monde tel qu’il nous entoure, nous fait, tel que nous le faisons. De nature elle-même «pas très optimiste» , elle choisit l’univers Ballardien pour nous amener à questionner le monde, l’état de sur-abondance, d’ennuie et de désoeuvrement des Hommes. S’inspirant du romancier pour sa création, elle entend en faire ressortir l’ambiance générale pour nous questionner plutôt qu’en faire une adaptation fidèle et linéaire.
Attachez vos ceintures. Décollage imminent.
Assis sur des bancs, le public timidement bavard attend le lancement du spectacle devant trois écrans plats placés en hauteur sur lesquels sont diffusés des vidéos d’orchestres de musique classiques. Un jeune garçon pré-pubère vêtu d’un costard noir d’homme d’affaire place des bagages sur le tapis roulant qui délimite scène et salle. Les gants blancs qu’il porte ressortent comme le signe d’un univers de contrôle aseptisé. Il fait avancer le tapis. Le voyage va pouvoir avoir lieu (?). La bande-son diffusant de la musique classique envahit la salle lorsqu’apparaissent en ombres chinoises des corps errants trainant ou poussant des valises, semblants dépourvus de destination. D’ores et déjà, on pressent que le voyage s’arrêtera au point de départ. Avant que le cyclorama servant d’écran de diffusion à la captation directe de ce qui se passe à l’arrière ne tombe, un second écran, à cour, nous donne le sous-titre générique de la scène à venir: «L’homme enluminé». Pour ajouter à l’accumulation de signes sonores et visuels, une voix enregistrée en off évoque Neil Amstrong, comparant l’astronaute à un pilote de course automobile. Les acteurs, voyageurs errants dépourvus de but, montent sur des chaises à roulette, se tamponnent, puis viennent en avant de la scène faire approuver leur valises sous le regard de l’enfant, qui, une caméra à la main garde des archives de ce qu’il choisit de mémoriser numériquement. Kaléidoscope d’informations délivrées au spectateur, qui attend d’en apprendre plus sur tous les signes qu’on lui laisse entendre, voir, percevoir. Puis les acteurs se frôlent dans une demi-danse chorégraphiée, tombent dans les valises. La boussole interne de chacun semble désorientée. On perd également un peu le Nord dans ce foisonnement scénique. Cela ne fait que démarrer. On attache donc nos ceintures, et on attend l’entrée d’une hôtesse de l’air pour nous aider à suivre.
Planage.
Dans le cockpit scénique, on identifie la sur-multiplicité des espaces : une immense passerelle, monstre métallique monté sur rails, peut opérer travelling avant ou arrière. À jardin, une cabine vitrée sert tantôt de salle d’attente, salle de contrôle, fumoir. A cour, un bar où se rafraîchir. Au fond, un SPA en céramique blanche où se détendre. Des écrans de toute tailles, dont on découvre la sur-population au fur et à mesure de l’avancée du spectacle diffusent tantôt des images d’archives, des messages (titres de chapitre, informations ou dictons didactiques), tantôt des vidéo des différents points de captations des caméras visibles (celle que tient l’enfant), ou invisibles (placés à différents endroits du plateau) .
Dans cette univers technologiques sur-abondant, les médiateurs sont rois. Voix enregistrées, textes à lire, morceaux de musiques, images…La communication est coupée par la sur-communication. La surenchère d’informations sature l’espace scénique et celui de la pensée.
Perturbations au point zéro.
L’enfant en costard, central dans l’oeuvre nous aide à suivre les allées et venues des perturbations, changements de tableaux, de situations, et d’atmosphères. C’est lui qui détient la science, héritier du monde adulte qui l’a construit. C’est à lui que l’on pose les questions, c’est autour de lui que gravite le non-voyage. «Tu m’écoutes ?». Non, Jérémie, l’enfant conscient, l’enfant-prodige, l’enfant-adulte, l’enfant-roi, puis l’enfant-vieux n’écoute pas. Il est témoin, il filme son univers, l’univers de la scène et répond de façon détachée, ennuyée aux adultes qui lui adresse la parole. Parfois il rit, d’autres fois il crie, se révoltent des questions qu’on lui pose. Autour de lui, les autres, jouent sur un mode de désoeuvrement également, semblant ne pas vraiment savoir à quelle situation s’amarrer, montrant qu’ils s’ennuient, montrant qu’ils crient, montrant qu’ils dansent, montrant qu’ils se posent des questions…
Les voix enregistrées, et le écrans diffusent des messages de «conscientisation»: « Il n’y a pas d’histoire, l’Histoire, logique de marché et mensonge» , « Ce qui était forêt devient image», «Aimer à travailler ou travailler à aimer», «Quelle misère lorsque la misère veut posséder», L’avenir, un enfant, un cartable et une bombe à l’intérieur» …
Dans cette abondance médiatique, abondance de communications tirée de celle qui règne certes, dans nos sociétés contemporaines, rien ne communique, rien ne fait médiateur de pensées. Le côté didactique qui tend à nous enseigner une vision pessimiste du monde perturbé dans lequel nous évoluons, demeure à l’état zéro.
Et Crash.
Dans chacune des situations du spectacle, on pressent l’objectif vers lequel se dirige le désir de dénoncer sans énoncer. Cependant l’abstraction post-apocalyptique laisse les acteurs en suspension. Le voyage, qui n’aura pas lieu sur la scène, n’aura pas non plus lieu dans la salle, délaissant les porteurs de jeu en apesanteur. A vouloir composer par la décomposition, faire passer par la sur-accumulation, agencer par le sur-agencement, proposer par le non-propos, imager par la sur-image, peu de choses nous parviennent. «Enfermés à l’extérieur», comme nous l’annonce un des écrans publicitaires, nous quitterons la salle inchangés, tout comme l’acteur l’est sur le plateau. L’effet souhaité crash. Les applaudissement soulignent le non-décollage, puis très vite, on quitte l’avion pour retrouver terre ferme.


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Comment tomber dans l’angoisse? https://www.insense-scenes.net/article/comment-tomber-dans-langoisse/ Fri, 13 Jul 2012 15:44:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=691 —–
La Nuit Tombe une fois de plus sur le festival d’Avignon en ce 11 Juillet, il est 22h. Sous les voûtes fraiches de la Chapelle des Pénitents Blancs, contrastant avec la chaleur écrasante de cette après-midi, Guillaume Vincent nous livre sa première création en tant qu’auteur, La nuit tombe… Le choix de la Chapelle du Pénitent Blanc, salle limitée en nombre de places, environ une centaine de sièges, n’est pas un choix opéré par hasard. Nous voici confinés entre deux arcades. Les projecteurs sont éteints. Nous prenons place dans l’obscurité. Face à nous, sur scène, une grande fenêtre. Par derrière, la nuit est évoquée sur grand écran couvrant ainsi toute la surface du fond de la scène. De nombreux nuages gris traversent l’écran dans un rythme lent et ce de manière constante … En fond sonore, le bruissement du vent, qui se ressent sur la scène par l’ondulation silencieuse des rideaux. Un lit, une chaise, un miroir, un canapé, deux portes placées au fond de la scène, le silence dans la salle… Et l’histoire commence… Ou plutôt trois histoires, qui se croisent et s’imbriquent dans une trame dramatique reliant les personnages entre eux et plus subtilement des objets. Susann, Wolfgang et deux sœurs se partagent la chambre et pourtant ne se connaissent pas. Des temporalités différentes se construisent et des situations des plus imprévues se déroulent. Leurs psychologies respectives se révèlent en toute intimité, laissant place à l’ironie en même temps que l’effroi. A la manière de Barton Fink des frères Cohen, la chambre d’hôtel devient le lieu de tous les possibles. Guillaume Vincent signe ici un renouveau dans la mise en scène en s’inspirant de traditions littéraires françaises évoquant la psychologie et l’imaginaire, mais se nourrissant également d’œuvres théâtrales étrangères et surtout cinématographies. Une simple chambre d’hôtel. Un plongeon à mi-chemin entre des tranches de vie presque ordinaires et des univers nous troublant les frontières du réel.
Des influences différentes à la croisée de l’imaginaire
La sensibilité acquise par le jeune auteur Guillaume Vincent pour des univers fantastiques faisant côtoyer ses personnages à la mort, à la temporalité et à la psychologie, s’est construite au fil de sa formation en théâtre et cinéma. Nourris au conservatoire par des auteurs tels que Marivaux, Proust ou Shakespeare, il débutera dans le théâtre par de la mise en scène avec « La Double inconstance » de Marivaux crée au cours de ses études. Parallèlement il montera sur les planches sous la direction d’Hubert Colas. Il s’intéressera particulièrement aux contes d’Andersen, un univers empreint de poésies et de féerie dans des thèmes évoquant la vie et la mort, la relation mère et enfant. Des cinéastes comme Bresson, Fassbinder l’amèneront à explorer la psychologie des personnages et la mise en scène cinématographique. Au Théâtre National de Strasbourg, en 2002, sa mise en scène de l’œuvre de Virginia Woolf « Les vagues » lui ouvriront de nouvelles voies d’investigation : « La sensation, un semblant de rapport direct avec l’inconscient »[1]. La création de la compagnie MidiMinuit l’amène à s’entourer d’une équipe, et plus particulièrement d’amis. Citons Nicolas Maury, qui joue ici le rôle de Wolfang et Marien Stoufflet ayant signée la dramaturgie de La nuit tombe… Avec d’eux, il explore des textes plus contemporains et s’ouvre à de nouveaux horizons littéraires et théâtraux. Il mettra en scène deux mises en scènes de Jean-Luc Lagarce : « Nous les Héros » qui fait référence au Journal de Kafka et « Histoire d’Amour », une trilogie intimiste à travers le temps. Fervent admirateur des deux polonais Krystian Lupa et Tadeusz Kantor, il s’inspirera de leur univers par l’évocation dans sa pièce de spectres et de la perception du temps… Nous pouvons évoquer également les lectures des sonates des spectres de Strinberg … En amont, les huit comédiens Francesco Calabrese, Emilie Incert Formentini, Florence Janas, Pauline Lorillard, Nicolas Maury, et Susann Vogel ont réfléchi ardemment sur des interprétations où ils se sentaient le plus à l’aise, notamment par des improvisations de leurs rôles. Plus qu’une nécessité pour Guillaume Vincent « Seul compte la relation entre l’acteur et le rôle »[2]. Ainsi, la pièce s’est co-construite avec l’ensemble de la compagnie et a induit de nombreuses transformations entre le texte édité [3] et la pièce présentée durant cette semaine en Avignon.
Un scénario construit en puzzle
La première histoire est racontée à rebours, nous faisans ainsi reculer dans le temps. Première scène, Susann entre, son enfant dans les bras. « Tu vis dans un monde qui n’existe pas ». Ces premiers mots susurrés à l’oreille de l’enfant nous posent d’emblée le scénario incertain qui s’en suivra tout au long de la pièce. La petite fille, installée sur le lit, recroquevillée, semble vivante et morte. Lorsqu’elle la reprend dans les bras, on se demande si elle est vivante. L’accent est mis sur cette ambigüité du personnage, à savoir si c’est une petite fille réelle ou une marionnette. Le jeu de lumière obscur opéré par Niko Joubert nous laisse dans cette incertitude, nous empêchant ainsi de visualiser en détail les traits de cette petite fille et de savoir si c’est une vrai petite fille. Dans la second scène, elle est représentée enceinte, auprès de son amant Mitya, que nous ne verrons d’ailleurs jamais, fumant un pétard, et répliquant des discours vulgaires et agressifs à son encontre. Dans la scène suivante, Susann n’a pas de bébé dans le ventre mais rêve d’amour, croyant l’avoir trouvé… La particularité de la scénographie se situe dans ce que Guillaume Vincent souhaite nous montrer ou nous cacher. Nous n’entendons par exemple que la voix de Mitya, calfeutrée derrière le rideau de la douche de la salle de bain, placée au fond de la scène. Cette salle de bain, où s’enchainent des scènes d’horreur et de mystères. L’eau du bain de la petite fille déborde, les cris de la mère l’accompagnent, elle se rue dans la salle de bains. Elle semble noyée seulement nous n’en avons pas la certitude car son corps ne nous est pas montré… Guillaume Vincent fait ici le choix de nous induire dans l’incertitude en ne nous montrant que des bouts, des débuts d’actions. Ces univers font résonner les films d’horreur comme Psychose.
Dés lors que Susann découvre sa petite fille dans la salle de bain, elle disparaît brutalement et surgit à sa place le jeune Wolfgang. Le téléphone de Susann sonne, il répond. Ainsi des éléments propres à chacun des personnages sont utilisés par les autres personnages dans les scènes suivantes. Le coup de fil lui est adressé. Au bout de la ligne, une personne qu’il ne connaît pas le questionne sur des actes répréhensibles qu’il aurait pu commettre. Il prend peur. Puis des événements surnaturels, voire fantômatiques se passent. La porte de la salle de bain claque toute seule. Il se retrouve enfermé à clé dans la chambre d’hôtel. Il représente certainement le personnage le plus complexe de la pièce. Il est représenté dans une temporalité complexe faite de bonds dans le passé, le présent et le futur. On le voit tantôt jeune adulte, tantôt enfant. Par ailleurs, il passe du rêve à la réalité d’une seconde à l’autre. Son frère mort, l’entraine dans des suspicions, des traversées vers l’au-delà. Sa mère participe à cet élan. Le fantôme du frère est ici perceptible, il est évoqué à la fin de la pièce sous la forme d’une marionnette. Wolfgang aura d’ailleurs le destin le plus tragique de la pièce. Il finira pendu à un crochet de la salle de bain sous nos yeux. Une vue difficilement supportable pour certains spectateurs qui préféreront quitter la salle.
La troisième et dernière histoire est beaucoup plus linéaire. Deux demi-sœurs arrivent dans cette même chambre d’hôtel, pour le mariage de leur père. Une est gourmande, pleine de vie, et a pour souhait le plus cher de tomber enceinte. L’autre est maigrichonne, pensive, associant souvent la mort à son quotidien. Son discours fait transparaitre du dégoût de soi. Elle n’aime visiblement pas ce qu’elle représente. Leur psychologie est également mise à rude épreuve. L’une affrontera la dure réalité d’un mariage paternelle ratée et d’une famille éclatée tandis que l’autre sera confrontée à un amour passionnel dont elle ne saisit pas le sens, ni le devenir étant convaincue qu’elle est « pourrie » en elle.
Des résonnances se font entre les histoires. La sœur maigrichonne de la troisième histoire devient Suzann. Wolgang complote avec la mariée du père des deux sœurs. Par ailleurs leurs accessoires de scène se mutualisent et servent à l’un ou l’autre, dans des objectifs différents. Les trois histoires ont des narrations finalement très simples et un langage actuel. L’attitude de certains personnages est caricaturale, ce qui contraste avec les tableaux sombres et angoissants installés dans chacune des scènes. Guillaume Vincent opte ici pour un « théâtre de situation » tel qu’il le nomme plus que d’un théâtre qui exalterait les langues. Ceci en plaçant particulièrement la psychologie des personnages au cœur de la dramaturgie.
Les personnages interprètent leurs rôles en différents langues : le français, l’allemand, le russe et l’italien. Ainsi cette chambre d’hôtel symbolise un lieu de passage, où se succèdent les personnes et les origines. Elle peut aussi bien se trouver en Russie, qu’en France. Elle peut aussi bien être en campagne qu’en ville. Dans chacune des scènes, des bruits extérieurs à la chambre viennent évoqués un lieu différent: Avions de guerre, bruit de foules, manifestations violentes. Le spectateur peut alors s’imaginer que la scène se passe en plein centre ville dans des mouvements révolutionnaires. Puis, de la neige tombe par derrière les fenêtres, sous un ciel noir et vide d’immeubles et de construction. On imagine d’avantage que l’hôtel se situe en campagne, éloigné du paysage urbain. Des sons particuliers et plus reposant aussi apparaissent : des chants oiseaux, une musique de mariage… Autant d’antithèses qui renforcent un climat d’incertitude et d’imprévus. Cette ouverture spacio-temporelle dote la pièce d’univers similaires aux contes d’Andersen. Au travers de la fenêtre, les paysages se succèdent passant du lumineux à l’étoilé, à l’obscurité simple de la nuit.
Des costumes simples à l’exagération, des bruits que nous n’entendons pas habituellement dans des chambres d’hôtel … La mise en scène est aussi subtile que le texte. Il peut – être préférable de lire le texte en amont pour aller au delà de cette narration Puzzle et ainsi d’observer avec plus d’attention la mise en scène inventive qui nous ait proposé ici.
Du 10 au 18 Juillet à 17h et 22h, le 14 à 17h et 23h
Chapelle des Pénitents Blancs – Durée : 1h55
[1] Interview réalisée par Emmanuelle Bouchez, Télérama n°3260
[2] Interview réalisée par Emmanuelle Bouchez, Télérama, n°3260
[3] La nuit tombe…, Vincent Guillaume, Editions Actes Sud, 2012


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La négation du temps, persistance d’un rébus https://www.insense-scenes.net/article/la-negation-du-temps-persistance-dun-rebus/ Thu, 12 Jul 2012 16:00:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=698 —-
Quoi de mieux que la Place de l’Horloge pour présenter Refuse the Hour de William Kentridge et ses collaborateurs : Philip Miller à la musique, Dada Masilo à la danse, Catherine Meyburgh à la vidéo et Adam Howard à la direction musicale. Dans une improbable installation de machines, de dessins et d’instruments, les danseurs et chanteurs, pendant plus d’1h30, mettent en place une époustouflante célébration du temps.
William Kentridge, auteur de films d’animation, sculpteur, metteur-en-scène, est avant tout, dessinateur. Le dessin au fusain, comme matériau pour cette création, prend pour point de départ les conversations que l’homme échange avec le physicien Peter Galison. « Nous avons parlé du temps, mais, très vite le temps a laissé place au destin et est devenu une métaphore pour parler de ce qui se passe à l’intérieur du corps humain. » citation de l’artiste sur le programme du festival.
Pour se faire, le public assiste, dès son entrée, à l’échauffement des chanteurs, musiciens et danseurs. On y voit Kentridge donner ses dernières indications aux interprètes. Puis l’homme se dirige vers sa table pour écrire ou dessiner. Noir. Une batterie suspendue bat le rythme du tic-tac de l’horloge. La mesure est lancée.
Le metteur en scène se place au centre de la scène et confesse, en tant que narrateur, les lectures et recherches qui l’ont amené à ce projet et qui le façonnent. Les textes à caractère scientifique sont écrits dans une pure poésie. Le récit de Persée, qui tue son grand-père au lancé de disque, la théorie du trou noir ainsi que celle de newton, sont énoncés et mises à l’épreuve, non pas en tant que théorie ou leçon du passé. Mais, dans un mélange de texte et de performance physique, ces textes servent à produire une pensée en train de se faire. Résolument politique, l’auteur oppose, dans son chapitre « Rendez-nous notre soleil », le temps compté et rentabilisé des européens, au temps colonial de l’Afrique du Sud.
Refuse the Hour défit le temps mécanique, le temps « intérieur que nous possédons tous » mais surtout le temps de la représentation. En effet, sur la scène, transformée en une sorte de laboratoire, les interprètes sont livrés à une série d’expériences, tentant d’aborder toutes les formes de temps évoquées. Une chanteuse vêtue de bleu s’exerce à chanter au son d’un micro distordant sa voix en directe. Elle bute sur les mots à la manière d’un disque rayé, qui refuse la projection d’un nouveau son. Les chanteuses de Berlioz font persister des notes jusqu’à l’essoufflement, tout comme Kentridge qui, retenant sa respiration, semble vouloir arrêter le temps. A travers de grands porte-voix, les artistes donnent à voir un espace-temps élastique. Ces tentatives demandent un effort qui parfois échoue, laissant ainsi l’expérience irrésolue ; dans le même état d’incertitude et de rébus qu’au départ.
C’est avec humour et enthousiasme, que nos performers font face aux difficultés et aux échecs de leur démonstration. Les corps subissent des déformations qui procurent diverses sensations, dans lesquelles le spectateur se découvre de l’intérieur. Ainsi ces cobayes en résistance, ne peuvent refuser leur destin, dicté par un temps qui fuit inexorablement.
Le temps de la représentation défile aux rythmes de projections d’images, de voix et de sons, qui battent sans cesse la mesure. Le tic-tac régulier de l’horloge, qui d’habitude nargue l’homme angoissé, se retrouve ici torturé, à la manière des montres molles de Dali. Les films animés décomposent les images, rembobinent la pellicule ou superposent les intrigues mettant en doute la progression du temps. Les musiques, elles aussi, malmènent le tempo en désordonnant les rythmes, les faisant s’entrecouper dans une harmonieuse désharmonie. Ce dispositif travaillé et réglé, s’exprime pourtant dans une forme inachevée et en désordre. Tout se passe comme si « on brise un vase, on le secoue et on regarde ! » Ces éclats structurés donnent la formidable impression d’une œuvre libérée du carcan de la représentation traditionnelle. Au-delà du temps, Kentridge se risque avec une belle modestie, à une forme artistique, généreuse et festive.
Refuse the Hour dépasse la notion du temps scientifique pour s’intéresser au destin et aux frontières de nos sociétés contemporaines toujours menaçantes. C’est avec rémanence que Kentridge rivalise avec l’éphémère de la représentation. Du même coup, il réussit ce pari fou de matérialiser le temps à partir des sensations intérieures que les corps éprouvent, et de défier non pas le temps qui passe, mais l’angoisse qu’on s’en fait ; faisant ainsi apparaître l’homme dans sa dimension héroïque.


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Cherkaoui cherche quoi? https://www.insense-scenes.net/article/cherkaoui-cherche-quoi/ Thu, 12 Jul 2012 16:00:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=694

Puz/zle est la dernière création chorégraphique de Sidi Larbi Cherkaoui, montée spécialement pour les Carrières de Boulbon. Thème principal du spectacle, la pierre s’est trouvée être un matériau de recherche pour le corps des danseurs. La danse physique et théâtrale se met au service d’un mouvement de reproduction permanent.
Sidi Larbi Cherkaoui est un artiste qui a beaucoup travaillé en collaboration, avant de créer sa propre compagnie East man en 2010. Dans Puz/zle il dit s’être intéressé aux différents mécanismes d’agencement et d’assemblement d’espace en incessante mutation. Pour se faire, il élabore un puzzle à trois pièces.
Première pièce.
Dans un espace naturellement rocheux se confondent les structures de pierres du chorégraphe, habillées d’une douce lumière souterraine. Un labyrinthe de pièces est projeté sur un rocher. Orchestré de sons lourds, la vidéo défile lentement, plongeant le spectateur dans des lieux qui se répètent. Le cheminement recommence jusqu’à l’arrivée des danseurs, qui tentant de traverser les images, la font disparaître. S’en suit une douce lutte entre les corps et la roche qui s’y reprennent à plusieurs fois comme pour chercher à pénétrer la matière, à faire corps avec elle. Les tentatives se multiplient, mais en vain une des pierres cède, entraînant avec elle la chute des autres. Le bloc fait place à un gigantesque escalier que nos danseurs essaient de gravir. Ces derniers se laissent aller à leur souplesse et se déplacent dans une énergie particulière. En effet, le tronc du corps déambule avec lenteur, tandis que ses parties s’agitent et virevoltent dans tous les sens. Les chanteurs perchés en haut de la carrière, rejoignent la scène pour accompagner au plus près de leur voix la danse. Leur place sur le plateau n’est pas évidente, car leur gestuel de chanteurs, contraste fortement avec celle des danseurs.
Par ailleurs on apprécie la diversité des voix qui s’harmonise autour d’une touchante polyphonie. Les interprètes quant à eux s’accouplent si bien que parfois, on ne discerne plus à qui appartient les membres. Sur des airs de buto, les corps se déforment dans une volonté de briser la chair, l’ouvrir, la séparer. On croirait assister à un organisme affecté par un virus, tant la multiplicité des gestes crée un flux agonisant. A chaque danseur on reconnaît une gestuelle particulière, qu’il s’agisse de la technicité, de la souplesse ou de l’énergie, défiant ainsi l’équilibre et la gravité. Puis ensemble, ils prennent des pierres à la main et se mettent à les casser comme pour illustrer une recherche autour de la matière rocheuse. L’exploration n’est jamais pleinement réalisée et réduite à son évocation. A l’exception d’une séquence mettant enfin les corps à l’épreuve. Cela se passe juste après que les danseurs aient agité les pierres. A peine reposées, les corps se dressent tous ensemble et se mettent à sautiller sur le sol. L’agitation paraît agir sur eux et non pas être déclenchée par eux. Tout se passe comme si le mouvement à l’intérieur du caillou battu devenait le leur. De ses rebonds émanent une vraie force qu’on sent venir de loin, de l’intérieur de la pierre en apparence figée. L’expérience ici fonctionne car la métamorphose des corps est vécue sensiblement et non simulée.
C’est dans un va et vient permanent que les danseurs sont pris dans la matière et rejetés par elle ; on ne saurait dire s’ils s’accouplent ou se séparent. Cette dualité de la perception rend compte d’une violente affinité des éléments. La danse se construit autour d’une quête d’intégrer un espace, d’y trouver sa place. Ce désir d’altérité est très présent mais on est déçu de le voir se manifester sous la forme d’images convenues. Cette première pièce du puzzle montre une nature brute, sauvage, originelle. Les danseurs illustrant la naissance et la formation des organismes vivants.
Deuxième mouvement.
Puis ils réapparaissent parés de tissus pales et asymétriques. En chaîne humaine, ils bâtissent tels les premiers hommes, une sorte de tour de Babel.
En vraie gargouille, les interprètes se figent pour la première fois dans une brève immobilité. Ils se remettent à prendre vie, mais les mouvements (bien qu’exécutants les mêmes genres de rapport de fusion et défusion) se dessinent avec moins de mollesse. Le geste est précis, tonique et maîtrisé. L’humanité est présentée sous une forme mécanique, comme des pantins, ils se livrent à des duels sur la scène, reprenant les chorégraphies des combats de jeux vidéo. L’homme apparaît dans une volonté de domination. Effectivement, les danseurs s’exécutent à des rituels étranges d’alliance et de meurtre. Les spectateurs se retrouvent eux-mêmes menacés de jets de pierres par ces combattants qui avancent jusqu’à déborder de la scène. Les chanteurs quittent alors définitivement le plateau, laissant derrière eux un énorme mur. La qualité des lumières durant la pièce surprend notre regard à passer d’un lieu à un autre, faisant exister l’espace qui pourtant est installé par les danseurs à vue.
Troisième mouvement.
Dans une sorte de suite prévisible, les danseurs réapparaissent, cette fois vêtus d’habits contemporains. La vidéo du début refait surface. Un danseur court à nouveau après le labyrinthe pour vouloir s’y introduire. La construction de la pièce, qui se veut expérimentale et spirituelle, conserve finalement le schéma classique d’une narration où l’éternel recommencement est mis à l’honneur, bouclant la boucle déjà bouclée !
La tour de Babel devient un large immeuble sur lequel siègent certains danseurs-blocs de pierres. D’autres arrivent avec perceuses, ciseaux carbures et marteaux ; ils se mettent à sculpter les statues humaines. Le fait d’avoir vu pendant plus d’une heure une nature sauvage et libre, qui soudainement vient se faire tailler et discipliner par les hommes, provoque le rire de toute la salle. Cette séquence intervient comme une véritable rupture qui justifie les éclats de rires définit par Bergson comme une chute. Ce dernier tableau nous montre, sans grand étonnement, l’évolution de l’homme à nos jours, avec ses corps, qui malgré le temps qui a passé, restent dans un flux d’accouplement et de mort.
La mort, quant à elle, est représentée au pied d’un grand mur, devant lequel les danseurs se font fusiller. Le spectacle s’achève sur un tag de porte ouverte à la surface de la pierre, où chacun y déposera l’empreinte de sa main, en écho aux peintures des hommes des cavernes. La pièce se finit sur l’idée d’un éternel recommencement de l’histoire humaine, guidée par un danseur peint en blanc, sorte de divinité, qui reste seul en scène, annonçant un nouveau départ.
On apprécie l’ingéniosité du décor qui ne cesse de se transformer et d’agencer de nouveaux espaces. Tantôt labyrinthe, tombeau ou édifice. Mais la transposition du « fonctionnement biologique aux rapports sociaux humains »[[S.L. Cherkaoui cité dans le programme du Festival d’Avignon 2012.
]]- , celle de l’histoire passée à l’époque actuelle, et les pas de la chorégraphie sont stériles et convenus. Le chorégraphe se repose sur la beauté du décor, des lumières, des chants et de la grâce du danseur, épuisant ainsi toutes les ficelles du spectaculaire. L’exploration échoue sous la forme de l’illustration, réduisant le spectacle à une superficialité. Le public se lasse assez vite de la logique répétitive des mouvements. Et peut s’indigner de la facilité à utiliser de belles images (souvent bibliques, présentes dans l’imaginaire collectif) satisfaisant ainsi le ravissement des spectateurs à les reconnaître. Cherkaoui met en scène des lieux communs dans une esthétique qui se veut expérimentale et originale. Mais le maquillage spectaculaire ne parvient pas à camoufler la pauvreté de la création.
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Sans titre de Cohen : le dessous de l’intimité https://www.insense-scenes.net/article/sans-titre-de-cohen-le-dessous-de-lintimite/ Thu, 12 Jul 2012 15:56:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=697 —–
Le performeur Steven Cohen ébranle son public avec ses inclassables interventions données dans les lieux difficiles à imaginer d’être ceux pour une représentation théâtrale. Alors, le 11 juillet 2012 le public est invité dans un lieu secret et normalement caché des regards des autres: le sous-sol de la scène de la Cour d’honneur du Palais des Papes en Avignon. Des spectateurs vont porter témoignage de la naissance de la performance de Steven Cohen « Sans titre. Pour raisons légales et éthiques ». Les réflexions de Cohen sur le journal intime d’un juif ayant vécu en France pendant la Seconde Guerre mondiale sont devenues une source de cette création. Toutefois, le thème de l’Holocauste et du racisme n’est pas trop loin du performeur même : ses grands-parents juifs ont échappé au régime nazi s’étant abrités en Afrique du Sud.
Depuis longtemps, Steven Cohen ne cesse de s’interroger sur son identité, sur les relations entre la politique actuelle et ses propres positions qui sont excessivement différentes. Il se décrit comme « un sud-africain, blanc, juif et homosexuel », ainsi il lance un défi à la société, en se présentant en tant que mélange rare de plusieurs extrêmes.
Très sensible à l’attitude des autres par rapport aux minorités, il met leurs difficultés en valeur en en parlant avec violence et avec une certaine cruauté. En attirant l’attention des spectateurs à des masses populaires, démunies et insécurisées, le performeur fait une tentative de briser une vision occidentale du capitalisme visé à l’enrichissement tout en ignorant les souffrances de la pauvreté qui reste toujours considérable. Pour cette raison il déambule déguisé en un vrai chandelier dans les banlieues des SDF de Johannesburg (sa ville natale) et il prend contact avec des gens privés de leurs habitations à cause de la destruction de ces maisons par l’ordre de la municipalité de la ville (en 2001).
En 2009 il crée «Golgotha » dans les rues de New-York, notamment sur le Wall Street. Vêtu en complet homme il marche sur les talons énormes qui représentent des crânes humains. Une métaphore provocatrice est bien lisible, ne serait-ce que le lien entre l’ambiance du quartier signifiant le pouvoir de l’argent et la marche sur les crânes la fait vigoureusement parlante. Cette performance rend hommage à son frère qui s’est suicidé à cause des problèmes financiers. De cette façon, Steven Cohen revendique la connaissance des gens en la puissance économique ravageant la vie d’un individu.
Là, sous le Palais des Papes le performeur continue à explorer sa méthode de critiquer le monde contemporain d’une manière rétrospective. Il s’adresse au journal intime d’il y a soixante-dix ans plein de desseins, de notes, de pensées, de marques de l’époque, reliant le passé et sa propre expérience d’avoir vécu dans l’apartheid, un milieu opposé à la politique de l’Afrique du Sud. Il s’est trouvé que l’état de sa famille opprimée, quittée l’Europe en quête d’une vie sereine, était devenu complètement inverse, voire oppresseur dans ce régime. Même si Steven Cohen met en valeur le thème de l’Holocauste dans son nouveau travail, ses traces ne sont perceptibles que dans certains épisodes.
Le sous-sol du Palais des Papes avec un plafond bas se remplit assez vite. On découvre étonnement un banc en pierre sortant des murs, s’étendant tout au long de trois murs qui forment une sorte de salle. Au-dessus de têtes des spectateurs passe un tuyau transparent et dans le côté jardin s’élève un système spiral des tuyaux. Le début du spectacle s’annonce par un bruit léger dans les tuyaux – ce sont des rats qui y courent, très visibles, juste à côté de nos têtes. Pour la plupart des gens les rats éveillent un sentiment de dégoût, d’horreur et de peur. Il semble que cette démarche donne un ton primordial pour toute la performance, faisant naître l’horreur qui a été une marque essentielle de la Shoah. L’attention aux rats est bientôt détournée par la projection d’une vidéo en noir et blanc sur l’écran au fond du côté cour. La même vidéo est projetée sur le sol pour les spectateurs qui se posent à gauche. Alors on voit un homme presque nu, coincé dans un petit espace d’où il essaye de sortir. Dans quelques instants Steven Cohen (qui était dans la vidéo) apparaît devant le public passant par l’ouverture d’un mur : en corset de femme, le sexe en une voile transparente, juché sur des cothurnes hauts de fer, dont les semelles sont des écrans allumés. Steven Cohen progressant lentement de cour à jardin s’évertue à faire des numéros acrobatiques pour présenter à chaque spectateur des écrans sur lesquels on distingue la lecture filmée par un inconnu du journal intime. Le spectateur devient un véritable complice du performeur, Cohen lui montrant personnellement le journal numérisé. Une sensation de répulsion se manifeste aussi, parce que on voit clairement la périnée de l’artiste, parce qu’il s’allonge sur le sol et monte ses jambes vers le spectateur. On pourrait bien dire que cela implique la répugnance comme un renforcement du sentiment provoqué par les rats.
Au cours de sa promenade lente et symbolique, on voit sur l’écran derrière lui une vidéo choquante des ébats d’une femme nue avec un serpent, accompagnés d’une musique juive. Ayant atteint le centre de la scène, ou plutôt d’un espace de représentation, l’artiste grimpe sur une élévation de pierre et met en marche une autre musique. Il prend une caméra de surveillance et la passe sur sa peau, son visage, l’enfonce dans sa bouche nous permettant de découvrir ses amygdales et les particularités de ses dents, alors que son image est projetée sur l’écran. Brusquement l’image s’entrecoupe d’une vidéo révélant les pages du journal intime, se focalisant sur des inscriptions et des petits dessins qui s’entremêlent dans un collage cinématographique avec des preuves de l’époque hitlérienne (photos, journaux, papiers officiels, passeports), de la période de l’apartheid en Afrique du Sud (les titres des journaux portant le nom de Nelson Mandela, président libérateur, photos, textes). Il se compose par le passage de la caméra sur les papiers auprès de Steven Cohen. Différents sons, multiples extraits des chansons de l’époque, françaises et juives, les discours enregistrés pendant la Seconde Guerre mondiale et surtout sur l’Holocauste suivent l’enchaînement des images. Ainsi, se dévoilent des traces diverses de l’époque mais d’une manière assez fugitive et pas très convaincante, mais évoquant une masse des allusions et souvenirs, des idées, comme si l’on retrouvait un coffre ancien gardant des objets poussiéreux étant chers à notre coeur. Apparemment, le thème de l’Holocauste est un sujet historique très délicat, assez récent qui n’est pas encore soigné par le temps. Certes, il est possible de sentir l’horreur plus perceptible en regardant des documentations sur l’époque. Steven Cohen cherche à fuir une relation directe avec les objets (qui constituent d’ailleurs une sorte de naturalisme sur scène) et à imposer une horreur d’une autre manière.
Une fois l’épisode achevé, Cohen se relève et poursuit la marche qui répète les mêmes actions : l’allongement et la montre des semelles-écrans aux spectateurs. Se lance une autre vidéo porno des amusements d’une femme avec un poisson. Une questionne émerge : faut-il chercher une symbolique éventuelle de ces épisodes qui donneraient une autre approche à analyser cette performance ou non ? Au premier abord, il paraît juste de conclure que cela n’a pour objet que de choquer le public afin de faire sortir une nouvelle bouffée d’aversion. Il vaut mieux quand même remarquer que ces vidéos ne sont pas privées d’un certain humour, aussi bien qu’une scène avec les rats : le tuyau spiral commence à s’emplir par des scintillements mobiles de petites lampes diodes qui sont attachées aux rats. Le public ne regarde plus le performeur, il se laisse charmer par le jeu d’une lumière réfléchissante dans les courbures du spiral transparent.
Steven Cohen a atteint le jardin, il s’est déchaussé, enlevant ses cothurnes pesant 7 kilos chacun, est rentré à l’ouverture dans le mur et il a abandonné les spectateurs, ainsi, on peut croire que la performance se termine d’autant plus que la fin est annoncée par l’enregistrement des applaudissements.
La figure du performeur sur ses cothurnes donnent quelques indices : au premier lieu, le rappel à la tragédie grecque qui rime avec le sujet de la performance, au deuxième, aux instruments de torture, qui nous font penser aux martyres éprouvés par les juifs dans les camps de concentration. Autrement dit, chaque dispositif dans cette performance a été appliqué pour provoquer un brin d’horreur chez le spectateur qui ne pourrait être jamais comparée avec celle qui avait été en réalité. Pourtant, Steven Cohen travaille sur l’envahissement de l’espace, ce qui permet de constater que son passage de cour à jardin constituant l’essentiel du spectacle, lui sert d’un moyen de réunir le public afin de lui faire sentir l’unité et la complicité, autant que la répugnance, en posant plus de questions que donnant des réponses. La confiance et l’intimité mises à l’épreuve ne résistent pas et finissent par se transformer en un sentiment confus et perplexe, laissant le public embarrassé et scandalisé par des images agressives.
Le jeu des concepts du privé (le journal intime, la nudité d’un corps) et du public (l’état de représentation) rend ces derniers flous, ambigus et remis en questions. La seule notion que la performance rend constante : l’histoire des oppressions et de l’extermination des peuples ne se laisse pas oubliée.


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La marche de Sebald, le pas à pas de Mitchell https://www.insense-scenes.net/article/la-marche-de-sebald-le-pas-a-pas-de-mitchell/ Wed, 11 Jul 2012 15:57:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=699 —–
Au gymnase Aubanel, Kathie Mitchell présente Les anneaux de Saturne de Sebald. Où une épure rare et intense livrée dans un geste humble et rigoureux. Une profondeur extrême fascinante. Dans la parenté de l’univers visuel de Tarkovski et des photos brisées de Francesca Woodman.
De Saturne de Sebald
De la fenêtre des trains, quand les paysages défilent ; du bout d’une jetée, quand le regard ne rencontre plus aucun seuil que l’horizon décoloré ; d’une table de café à l’étranger, quand la langue est étrangère et que la solitude se donne parmi le nombre ; du hublot d’un avion, quand les nappes damassées forment un écran gris-blanc ; du fin fond d’une forêt, au pied d’un arbre où la tête levée écoute murmurer les feuilles de la cîme ; du seuil d’une porte, quand il faut se retourner ; du milieu de la nuit, quand le noir ne suffit pas à rendre l’abîme ; du dernier chapitre, quand la dernière phrase est la boucle de la première.
De Les anneaux de Saturne de W.G. Sebald, on dira que c’est un livre de souvenirs qui entretient avec le genre qu’est Les Mémoires une parenté feinte où le motif biographique est dépassé par une expérience élevée à l’universalité. Ou quand l’histoire singulière d’un narrateur ne souligne pas une vie particulière, mais donne à entendre une respiration familière, un regard partagé. De Les anneaux de Saturne, on dira ainsi qu’il est un souffle commun où une expérience, même lointaine pour celui qui n’en est que le témoin éloigné, est un territoire sans frontière. C’est là qu’écriture et lecture, dans un accord toujours fragile qui tient à l’exigence de l’un et à l’attention de l’autre, se donnent rendez-vous pour, un temps qui est le temps du livre, marcher ensemble dans un mouvement d’étrangeté rare où l’un parle et l’autre écoute. Instant rare de la mutualité, au creux de laquelle se nourrissent l’intensité et l’intimité sensibles.
Au commencement des Anneaux de Saturne, quand Sebald prend alors la parole, c’est cela qui vient à paraître dans la première phrase. « En août 1992, comme les journées du Chien approchaient de leur terme, je me mis en route pour un voyage à pied dans l’Est de l’Angleterre, à travers le comté de Suffolk, espérant parvenir ainsi à me soustraire au vide qui grandissait en moi… ». Et de comprendre et se rappeler que le « voyage » marquera non plus une intiation puisque la vie a passé, mais une durée. Une Durée ou un temps autant qu’un espace à l’intérieur duquel se « soustraire au vide » tient de la volonté de trouver le moyen d’être entièrement. A la première phrase, Les anneaux de Saturne s’apparentera donc au récit des retournements si, par ce mot, on saisit que « le retournement » est le moyen de regarder en soi afin d’éviter le détournement de soi : le « dérouté » ou le déroutement de soi, comme Sebald l’écrit dans la dernière phrase qui avoue « l’ultime voyage ». Chacun des dix chapitres qui forme l’architecture du récit, et des quatre-vingt-onze sections archéologiques d’une existence, sont alors les portes d’entrée d’une mémoire où un monde de détails historiques, géographiques, biographiques, philosophiques… courant sur plusieurs siècles, constitue la masse cérébrale du corps d’une vie. Chacune des quatre-vingt-onze sections se lit ainsi comme une Histoire. Celle que l’on finit par avoir écrite en vivant sa vie.
C’est ainsi le roman d’un arpenteur, le roman de celui qui mesure une vie au regard de la mémoire qu’il a de l’Histoire qui s’est donnée sous le format de la fresque et du mouvement épique, mais aussi à des échelles plus réduites où le pli et le recoin d’une expérience purement subjective ne valent pas moins que l’événement identifié.
Entre plis et recoins, et événement historiques, Sebald fait alors le récit d’une marche. Celle de l’Histoire, celle d’une promenade, celle du temps où : l’agonie des harengs, le bruit de l’autorail diesel, la redingote jaune canari et le manteau de deuil de Monsieur Le Strange, les escadrilles de bombardiers au-dessus de Wurzburg…, le village de Lowesoft et ses unemployment blackspots, le nom de Thatcher, les pensées de Browne dans une dissertation de 1658, le parc de Somerleyton, La bataille navale de Sole Bay, la cathédrale de Cologne, l’opéra de Marseille, le clairon de Francis Browne, 1914, l’assassinat de l’archi-duc, le ressac marin… sont autant de regards portés à l’entour, d’égards et de marques d’un amour décrit pour la vie qui ne mérite pas qu’on en oublie la moindre des ombres et des éclats.
C’est ainsi un récit : une marche pas-à-pas dans ce qui a été la vie et un monde de trépas.
Tels les manipulateurs de marionnettes, les interprètes, de noir vêtu, organisent les fils du récit des anneaux de Saturne. Au milieu d’un décor à la multitude d’objets patinés, dans la pénombre profonde et le presque rien de lumière des images projetées contre un mur lépreux, recourant à un Deus ex machina posé à vue… dit en langue allemande, dans la matière poétique et linguistique originelle, ils énoncent et montrent Les anneaux de Saturne. Ils le ponctuent, en restituent le son et la mélodie, en déploient les images, en convoquent les détails. Ils en inventent à peine les formes quand l’iconographie (présente dans l’édition Folio) est plaquée au mur. Tenu à la rigueur des lecteurs dont la voix se tient au service de l’œuvre, aucun effet ne vient troubler cette musique de chambre, ce requiem qui, écrit par Sebald, s’apparente à un mouvement De Profondis. Au limite d’un espace littéraire qui convoque l’ascèse, leur lecture à plusieurs voix, n’autorise aucun écart, aucune approximation, aucun effet. La rigueur est l’âme de la chaleur d’un récit qui trouble l’esprit de l’auditeur que je suis. Ambassadeur d’un rythme, passeur d’images, rapporteur d’une Ode funèbre… à la main la partition de Sebald, devant chacun des micros, le texte sort de ces bouches d’ombres. C’est hypnotique, et fantastique.
Et de regarder dans l’œil du vieillard alité, dans les rides de son visage, à même son corps objet des métamorphoses littéraires, une vie incorporée. Dans ce corps presque inerte, dans cette chair prise dans le trauma du coma, l’oeil du vieillard qui pourrait être Sebald est la surface des fondus enchainés. C’est le passage tunnel entre une image et un souvenir. C’est l’espace rétininen où les mots de Sebald sont aussi ceux de l’historien… Au mur, l’encre noire d’une date frappée par la touche d’un clavier de machine à écrire, ou la lourde porte coulissante qui donne sur une chambre, ou le montage de photos, ou le travail vidéo qui ouvre sur une chambre d’hôpital (première section, du premier chapitre… sont comme une manière d’entrer, sans forcer, dans le récit et l’écrit… et forment une mosaïque épique où les images et les sons du littoral se prolongent dans le mouvement du littéral.
Katie Mitchell n’interprète pas Les anneaux de Saturne. Elle y est au plus proche. Elle en restitue les accents infimes dans une langue lente, dans les bruits sourds d’un pas qui organise le frémissement des graviers, dans le mouvement d’une eau tremblée, dans le vol aérien d’un bout de corde qui tournoie dans l’air. Au prétexte des motifs plurielles qui forment le récit, elle convoque un univers sonore où paroles et bruits s’entremêlent, où le bruissement de la langue se prolonge dans le froissement des sons et l’aplat d’images en noir et blanc.
Mitchell lit, et lisant, elle écrit au point que si l’on doit parler ici de création (le mot enfin n’est plus galvaudé), c’est que son écriture fait entendre une voix intérieure qui recoupe, dans le récit de Sebald, celle que l’on peut appeler « la voix de l’encre ».


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De A à X https://www.insense-scenes.net/article/de-a-a-x/ Tue, 10 Jul 2012 16:02:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=702

Artiste invité au côté de son ami Simon Mac Burney, John Berger propose sous forme de lettres un brillant pamphlet où la voix de la lutte et celle de l’amour s’unissent et se confondent. C’est entre les hauts murs du Palais des Papes, troués de fenêtres à la manière d’une prison, que Juliette Binoche et Mac Burney se livrent à une formidable correspondance épistolaire où s’entremêlent douceur et gravité.
Auteur britannique, John Berger a d’abord été peintre avant de se lancer dans une écriture que l’on pourrait qualifiée de révolte optimiste. Soucieux de l’art et de l’engagement politique, « De A à X » s’attache à dire les maux de Xavier, un prisonnier condamné à perpétuité pour acte terroriste et d’Aïda son amante qui privé de visite lui écrit.
Sous les applaudissements du public mis sur écoute, dans le cadre de la transmission de la lecture sur Arte, nos trois lecteurs s’avancent à leurs micros. John Berger débute par un court prologue peignant avec insistance la taille de la cellule dans laquelle Xavier est enfermé ainsi que la découverte des lettres d’Aïda. L’échange se déroula dans l’ordre dans lequel les lettres ont été retrouvées cachées sur l’étagère du prisonnier en paquet de cigarettes. Le ton donné s’annonce léger mais sérieux.
Une écriture du réel.
Simon Mac Burney prend place sur un banc au jardin. Juliette Binoche s’assied à une table voisine. L’auteur se retire au fond de la cour. Tous douchés par une lumière froide. Après une courte attente, Xavier rompt le silence d’une prose simple, virulente, féroce voir moqueuse, à la manière d’un J’accuse ! de Zola. L’homme dévoile ses notes figurants ‘toujours au recto des lettres d’Aïda’. Celles-ci énumèrent, avec une précision des chiffres, les abus et les injustices d’une société humaine gonflée de lâcheté. La voix rase et sans épaisseur de l’homme contre balance avec la vivacité et le dynamisme d’Aïda. Lui plutôt concis, elle abondante, lui fait part de son amour que l’on retrouve dans chaque surnom affectueux, chaque anecdote légère racontée. Par le détail de son quotidien, les mots d’Aïda donnent à voir à Xavier le monde de l’extérieur et agissent comme des ponts : pont d’amour qu’évoque le titre De A. à X.
La première lecture de la femme se fait en adresse direct sur X. Elle le regarde, lui écoute, yeux baissés caressants le sol. D’emblée la femme apparaît en contraste à l’homme. Elle parle d’une voix pleine de couleurs et d’émotions. Son souffle s’accompagne de sourires, de larmes et d’alarmes. Juliette Binoche incarne avec facilité et brio les différents personnages de ses récits ; transformant sa voix et sa posture. Presque toutes les personnes mentionnées sont tenues dans l’anonymat. Au cours de ces lettres Aïda se dévoile être aussi une activiste révolutionnaire. Sa langue plus tendre n’épargne pas les discours d’indignation et de catastrophe, comme en témoigne son histoire face aux blindés qui ne sont pas intervenus alors qu’elle se joignait à un groupe de femme menacé par des oppresseurs.
A tour de rôle les deux amants s’échangent la parole. Certains relais se font par la répétition de mot en canon entre A. et X. Cette reprise agit comme un effet de mise en scène un peu facile et rébarbatif. Avant chaque intervention de Xavier, un bruit de fermeture de barreaux nous ramène à la prison. Cette répartition systématique des textes endommage la qualité du propos. Les musiques elles aussi ternissent l’écoute car elles couvrent les voix déjà tellement nourris de plainte et d’amour. Tels sont les éléments sonores qui ont pu ôter à l’échange amoureux de sa sincérité.
L’écho du silence.
Face au silence de Xavier, qui ne peut répondre de son amour autrement que seul dans sa cellule, Aïda s’exécute à une écriture vivante ponctuée d’interjections (hé ! non ? tu comprends ?), où les raccourcis de langue tels que ‘s’caché’ rendent compte d’une oralité. La spontanéité de l’écriture provoque souvent chez la comédienne une sorte de bégaiement dans la voix. Certains mots butent, d’autres sont dits par erreur puis rattrapé par le bon. Cet engouement à parler vient du flux parfois obsessionnel du texte. Aïda reprend plusieurs fois les mots « récemment » ou « limpide » qui résonne à présent pour elle avec violence. Par cette répétition, le spectateur fait l’expérience cruelle du langage ; qui en fonction de la réalité à laquelle il se confronte, retentit différemment. Ce texte nous renvoie à l’écart dans lequel la langue nous tient au monde. « Les mots manquent toujours » rétorque Aïda désespérée ; comme si les mots, porteur d’espoir, échouaient à rompre le silence.
Pourtant avec fidélité elle écrit à Xavier à la manière d’un vrai dialogue. Elle lui parle et se parle à elle-même comme si l’homme était en face d’elle, prêt à lui répondre. Malgré la distance, le tutoiement agit tel un remède d’amour face au silence. L’écriture est un outil pour Aïda de consolation, de survie et de lutte « Aujourd’hui, il se passe tant de choses dans le silence qu’il est important de savoir écrire » « Toute forme d’amour se répète défiant ainsi le temps »confie-t-elle. Parler apparaît être un défi, un acte de résistance devant l’oubli.
Ces lettres sont étouffées d’une promesse d’ardeur et d’un désir de liberté. Le cri de l’amour résonne dans le cri de la lutte. « Le désir n’a jamais trait à la simple possession d’une chose, mais à la volonté de changer quelque chose. Le désir est un manque à combler, à combler maintenant. La liberté ne comble pas ce manque, mais en reconnaît la prééminence. » J.Berger dans un article paru au 50ème anniversaire du Monde Diplomatique. Ce texte, véritable ode à la liberté, nous dévoile les manques ‘à combler’ d’un monde qui se dit libre. Mais c’est cloîtrer entre les barreaux, que Xavier énumère pourtant une liste angoissante de murs : mur d’argent entre riche et pauvre, mur nationaliste…
John Berger dépeint ainsi avec sensibilité, une géographie humaine fracturée, isolée par ces murs économiques et politiques, invisibles. La portée politique de ces textes de fiction est justement engagée car ils se concrétisent par des exemples du réel. C’est là que se tient toute la force des écrits de Berger qui s’attachant à raconter les anonymes, les oubliés et les faiblesses de l’histoire en fait notre intimité. Le silence devant tant de révolte ne peut que se rompre. « L’histoire humaine n’est jamais muette »proclame Xavier « l’humanité ne fermera jamais sa gueule ». Et à l’auteur de conclure « Que Dieu protège leurs ombres », brisant ainsi le silence. Par cette lecture, John Berger incite à rester à l’écoute du monde, car comme le dit Aïda « on touche à l’éternité en tendant l’oreille à une rumeur qui vient de la rue ».
La lecture muscle l’imagination.
Accorder 1h20 de spectacle à la lecture d’un texte est une formidable confiance accordée à l’imagination du public. La précarité de la forme n’empêche aucune action, aucune sensation d’exister. L’efficacité du texte et la qualité des lecteurs déclenchent une profusion d’images qui battues au son de leurs voix sait maintenir en émoi le spectateur. Ce léger dispositif est adéquat à la générosité du texte de John Berger. La lecture complètement incarnée par les comédiens rend compte de la nécessité à dire, à donner chair au langage.



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Les chaussettes de l’archi-Duchesse https://www.insense-scenes.net/article/les-chaussettes-de-larchi-duchesse/ Tue, 10 Jul 2012 16:01:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=701

Avec Meine Faire Dame. Ein Sprachlabor, Christoph Marthaler s’intercale dans l’histoire des mythes du cinéma hollywoodien, au moment où ceux-ci s’affrontent au développement de la télévision, dans les années 50. Moment de crise de la Comédie musicale donc où My Fair Lady, tourné par Georg Cukor en 1964, peut apparaître comme le chant du cygne d’une époque et d’un « genre ». Salle Vedène, c’est sur ces ruines, que Marthaler livre une création drôlatique, clownesque et lyrique. Une sorte de comédie déjentée délivrée par des interprètes tout à la fois habités et distanciés. Ou quand la grâce apparaît dans la farce.
De Shaw et de Cukor… avant Marthaler
De Meine Faire Dame proposé par Marthaler, il y a, à n’en pas douter, de quoi contenter un groupe de chercheurs universitaires en « adaptation », en « transposition », en « hypotexte », en « traduction »… De quoi nourrir un pôle d’excellence (Labex) et répondre à un programme blanc de l’ANR où le programme de recherche alliant : des historiens spécialistes du XIX et de la condition féminine, des chercheurs en anthropologie (notamment en architecture londonienne post-victorienne), des comparatistes en dramaturgie anglophone et encyclopédistes du théâte irlandais ayant établi un corps qui irait de Shaw en passant par Synge jusqu’à Beckett, des chercheurs en cinéma hollywoodien et théoriciens du Queer, des doctorants en linguistique phonétique du globish et de l’english… permettrait d’étudier ce qui constitue le patrimoine européen, la culture occidentale, les arts d’aujourd’hui…
Un étudiant passionné pourrait faire l’étude des « chapeaux » qui, du XIX à aujourd’hui, sont encore le signe de quelque chose, à Deauville ou dans les lieux couronnés. Une doctorante du MLF pourrait, elle, se livrer à une étude comparée d’Hedda Gabbler, Nora et Eliza. Un héléniste s’inquiéterait des métamorphoses de Pygmalion dans la littérature occidentale… Quand un étudiant d’arts du spectacle prendrait la proposition de Marthaler pour une invitation à faire un mémoire sur le corps lyrique et chorégraphique.
L’université d’été d’Avignon proposerait un cycle de conférences sur la variation du conte et autres histoires merveilleuses. Au programme Cendrillon et Eliza : De la victime anonyme à l’élue des dieux. Journée 2 : Higgins, mentor ou maquereau. Journée 3 : Le père d’Eliza, un polonius qui s’ignore. Journée 4 : Rupture des codes théâtraux : le mariage de Freddy et Eliza. Journée 5 : Shaw, Cukor, Marthaler versus théâtre, cinéma, lyrique. Journée 6 : apparence et transparence dans le discours. Journée 7 : Comment sortir l’Ego de l’égout. Journée 8 : Education et prostitution. Etc.
Quand George Bernard Shaw écrit Pygmalion au début du XXème siècle, il ne livre pas moins qu’une fable aux divers enjeux qui viennent contrarier l’idée que le déterminisme sociale est la seule donnée qui agit le sujet. 5 actes réglés par le hasard, l’apprentissage, la soumission, la lutte des classes et la liberté… pourraient suffire à synthétiser l’histoire de la fleuriste Eliza Dodittle, rencontrant sous le déluge, à Covent Garden, le professeur en linguistique Henry Higgins et son ami le colonel Pickering, avant qu’elle n’épouse Freddy l’aristo désargenté.
De la rue à l’appartement cossu de Wimpole Street où Eliza se retrouve comme un rat de laboratoire, du parlé vulgaire à la parole articulée, de la conscience du monde tel qu’il est à la conscience de la place qu’on y occupe, de la fleuriste qui relève le pari de l’éducation à la « princesse » que tout le monde reconnaîtrait… Pygmalion procède d’un récit scrutant le champ social où le théâtre de Shaw pourrait être considéré tout aussi bien comme une pièce documentaire que comme une comédie satirique. Une pièce, encore, qui exaspérera la critique, laquelle désapprouve le mariage d’Eliza (personnage principal) avec Freddy (personnage secondaire). Ce qui, au regard de règles qui sont sans cesse dépassées par la communauté théâtrale, n’est rien moins qu’une contrariété du formalisme qui guette le théâtre et sa pratique.
En 1964, Cukor qui s’empare du texte de l’irlandais, aura au moins deux raisons de s’y attacher. La première veut que le réalisateur porte un intérêt à la représentation de la femme dans le champ social et qu’Eliza en est l’un des signes. La seconde, plus stratégique par rapport à la crise qui frappe les studios d’Hollywood, exige de nouvelles histoires, là où le western des années 50 et les claquettes en appartement de Fred Aster et Roggers (années 30) ne ravissent plus le spectateur. Le petit écran est passé par là, et si l’on est encore loin de West Side Story, il faut renouveler un genre.
Audrey Hepburn, en Eliza ; Rex Harrison, en Henry Higgins, Stars, seront dès lors les vedettes qui prêteront leur aura au film de Cukor qui procède d’une réécriture de la pièce de Shaw. Comédie musicale oblige, les parties chantées alternent avec les espaces monologués, les mouvements chorégraphiques et dansés s’ajoutent à une gestuelle plus neutre. Le flou de l’image est récurrent pour donner à voir les pensées intérieures d’Eliza. Chez Cukor, Le costume (robes et chapeaux) est l’indice de la mutation sociale et les plans (rues ou appartements) augmentent les traits d’une transformation physique. La richesse des décors, les scènes d’anthologie (celle du champ de course), un jeu enjoué, les cocasseries linguistiques… marqueront les mémoires.
8 Oscars viennent récompenser ce film considéré comme la plus « grande comédie musicale » qui s’inscrit, désormais, dans la catégorie des chefs d’œuvre. Les rois et reines qu’étaient Hepburn et Harrison gagnent l’état de divinité.
Hollywood passé par-là, on en oublierait presque qu’au-delà d’interprètes qui crèvent l’écran et rayonnent de mille feux, la pièce de Shaw soulignait des enjeux sémantiques qui sont bien loin d’être exclusivement valables pour le seul début du XXème siècle.
Au leçon du professeur, au naturel de son élève, des « bas-fonds » aux étages supérieurs de la société, de l’anonymat populaire à la reconnaissance princière… Pygmalion ou My Fair Lady rappelle que l’éducation versus l’intégration n’est pas une fin en soi. Ou disons que la maîtrise des codes, ou leur imitation, n’est pas suffisante pour oublier ce que l’on est et ce que l’on veut. Qu’une tête bien faite, disponible pour accueillir un savoir, ne signifie pas une raison défaite de son désir inaliénable. Qu’un sujet ayant un « quant à soi » n’est pas réductible au regard des autres. Qu’une femme ayant une pensée de ce qu’elle est n’est pas une « Girls » que l’on peut manœuvrer… Bref, un ensemble de thèmes qui permettent d’établir que le renoncement n’est pas exclusivement tragique, mais qu’il participe pleinement d’une conscience enfin née et d’une liberté gagnée.
Chez Marthaler… l’art en liberté
Tout doit disparaître ou presque… serait-on tenté de dire, si par touches transposées tout n’était pas finalement ici recomposé. Dans un décor de laboratoire de langue où les cabines audio sont autant de box pour jeunes poulains à débourrer, sous l’écran LCD dévolu à la communication publicitaire et au zapping, au milieu d’un espace où un escalier moderne figure le territoire dramatique de toutes les tragédies exsitencielles, en compagnie d’un pianiste fou et d’un organiste migraineux ne supportant plus les sons éclectiques des intruments électriques (c’est Frankenstein qui a eu sa dose de foudre : électricité statique), devant une porte vitrée dont on ne sait si c’est une issue de secours ou l’entrée des pissotières, devant un pupitre comme devant les commandes informatiques d’une rampe de lancement… toute la scénographie de Marthaler se regarde à l’aune d’un changement d’échelle, voire un changement de braquet où tout pédalera à l’envers du bon sens, de la logique, de l’attendu… entre pédalage (en danseuse) et rétropédalage ( ?), quel drôle de petit vélo trotte donc dans la tête de Marthaler, sinon un tandem qui le place dans un peloton où il fait équipe avec les pensées du professeur cyclopède (alias Desproges dont on aimait tant le rapport ludique à la langue). Métaphore cycliste, en cette période de tour de France, qui n’a pas été sans influencer la littérature et notamment Jarry.
De la salle de Vedène, on prétendra donc que c’était, ce soir, un quartier général pour dissident du discours officiel, un laboratoire clandestin pour chercheurs azimutés, une cave céleste où réapparaîtraient les danseurs, rimeurs chanteurs de Saint Germain, une clinique hospitalière pour dépressifs oubliés, le camp retranché d’une famille ubuesque, l’appartement hlm des frappadingues, une couveuse de sons galactiques aux prises avec les tympans atomisés, une bergerie de doux dingues en goguette, un atelier oulipien…
Meine Faire Dame est donc pour commencer un lieu, un espace, un territoire difficilement identifiable par la nature même qu’ici, l’adéquation entre le lieu et l’activité qui s’y donne, est mouvante, changeante et du coup branlante. Espace de folies donc qui tiennent à l’activité des locataires qui s’y meuvent et y vivent. Groupe curieux, dépareillé, et en rupture d’harmonie. Membres d’une secte sans objet transcendant. Patients asilaires en attente d’une rémission d’émissions sonores. Colons en vacances ayant perdu leur guide. Concalescents fragiles en rupture avec l’avenir…
Meine Faire Dame est donc simultanément un ensemble de personnages haut en couleurs délavées, en psychologies complexes et intriguantes. Une bande, en quelque sorte, de gens normaux aux comportements bizarres, acoutrés à la mode kiloshop, aux goûts vestimentaires prononcés pour les couleurs, les tailles et les formes un rien dépassé. Si une photo de famille devait être prise, on penserait à un photo-montage qui réunirait sur un seul plan : un père cérébralement défaillant, associé à une femme d’avant-hier, formant une famille recomposée, ayant eu une floppée de moutards précoces en débilité, prématurés en constipation, introvertis en relation, sexuellement dangereux pour eux-mêmes et la masturbation, primairement rendus à l’état de no futur pour l’humanité, en passe d’accueillir, dans le cadre d’un regroupement familial ou par adoption, ce qui se fait de plus insolite pour l’harmonie.
A Vedène, alors, en lieu et place d’une communauté paranormale, à la physionomie épaissie par quelques montures de lunettes sécu, aux gestes décalés et imprévisibles, aux déplacements déboussolants et labyrinthiques… relevant du jeu de pistes sans frontière, c’est un tableau pop-art, une fresque qui frise l’antichronologie qui se déploie sur fond musical, lyrique, sonore, linguistique.
Car, dans ce dédale mental et ce complexe cérébral, la folie de ce qui ne recouvre plus aucune explication dans la logosphère, s’organise dans la sonosphère. La virelangue et le lyrique donnent ainsi à ses enfants de la gouaille, la partition qui les met à l’endroit de la grâce humoristique, de l’excellence du grotesque, de la maiestria du clownesque… Sans les priver, jamais, de la puissance de leurs voix, de la grandeur de leurs timbres, de la rareté donc.
Et si la folie s’empare des professeurs en linguistique et en phonologie, si Eliza est diluée en milles facettes, si une chatte cukorienne ou shawienne n’y retrouvent pas leurs petits, pour autant elle adoptera ses animaux étranges que sont les chanteurs lyriques. Peut-être alors, dans un équivalent français de ces exercices nommés « Fourche-langue » par Hagège, garderons-nous le souvenir de « les chaussettes de l’archi-duchesse » qu’a été Eliza, avant qu’elle ne rejette les honneurs pour privilégier un honneur. Et qu’au pays des hallucinations auditives, les images festives de Marthaler étaient autant d’avertissements sonores qui nous préviennent que sans folie, ce monde risque « le point mort ». Expression presque finale qui, privée du mot de la fin, mais dans la proxmité du « the end », fait de Meine Faire Dame, une scène d’espoir, un épisode de lutte, une nouvelle internationale.


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En travaux : Nuits d’incertitudes https://www.insense-scenes.net/article/en-travaux-nuits-dincertitudes/ Tue, 10 Jul 2012 16:00:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=700 —–
A la Manufacture, le préau CDR de Vire s’est installé pendant toute la période du festival pour présenter « En travaux » écrit et mis en scène par Pauline Sales1. Pendant une heure trente, une collision de deux êtres que tout oppose se déploie. Lui, c’est un homme, André, chef de chantier, français. Elle, une femme, Sveltana, biélorusse. Elle travaille dans le bâtiment. Elle n’est pas blonde, pas grande, elle n’attend pas les clients sur les boulevards des métropoles d’Europe occidentale. Elle construit les maisons, les appartements de cette même Europe. Il construit aussi, ces maisons, ces appartements, mais il bâtit depuis son enfance sa vie ici, pierre après pierre, des clichés et des certitudes bien encrées. Il l’a embauchée pensant qu’elle était il. Mais c’est elle. Elle, sous les ordres, construit ici, ne pouvant plus construire où « ils ne font à plus à manger ». Les deux comédiens Anthony Poupard et Hélène Viviès racontent par éclats, par fragments, des épisodes de cette rencontre et les impacts qui en découlent.
Dans la salle, où la fraicheur apaise, la scénographie d’une parcelle d’un chantier nous accueille. Ces chantiers qui croissent dans les villes, ceux qui sont évités de peur de se salir, de peur d’être pris dans un embouteillage. Ceux qu’on voit chaque jour muer sans vraiment voir qui les meut. Ces chantiers dont les pancartes indiquent les maîtres d’œuvres, les financements publics, les entreprises privées ou parfois le résultat de ce qui s’y construit. Là, c’est un chantier de la S.B.A.M. À l’accueil des spectateurs, les deux acteurs sont au plateau, lui en avant scène et elle tapit, à l’ombre, derrière les barrières métalliques et le scotch rouge et blanc indicateur du danger. C’est la musique qui donne le la. Un la, à la mesure, de ce qui va se développer dans ce spectacle. En effet, une confrontation musicale ouvre « en travaux », une musique est percutée par une autre, parfois l’accord des musiques est possible, parfois la discorde est manifeste. Silence.
Hélène Viviès expose sa voix, le personnage de Sveltana, son accent. Elle présente les clichés/fantasmes sur les filles de l’est, le regard que Sveltana pose sur la France et ses habitants. Lui, Anthony Poupard présente André. Le rapport qu’il a au travail et aux travailleurs étrangers, sa vie bien rangée et ses certitudes. Les présentations finies, Anthony Poupard déchire le scotch, ouvre les barrières. La confrontation peut avoir lieu, le récit de cette aventure commence. Mais la narration que Pauline Sales a mise en place participe du flash-bach qui met à distance en donnant une vision rétrospective à l’événement. De la même manière, l’utilisation par les comédiens du « Je » et « Elle » ou « Je « et « Lui » décrive une distanciation qui permet d’entrer en connexion avec les personnages. Car ce n’est pas la rencontre d’une biélorusse et d’un français dont il est question, c’est la rencontre de Sveltana et André. La suite des épisodes donne par touches successives à imaginer ce lien ; « ce fil invisible » dont André dit qu’ils le percevaient tous les deux. La construction de cette relation s’imagine, s’invente, se précise en fonction des pièces du puzzle qui se joignent.
C’est la nuit, leurs nuits. La première où la journée finie, il n’arrive pas à rentrer à la maison et à défaire ce lien. C’est ce lieu où ils restent la nuit à parler, à chercher à se comprendre. Lui est sûr, « et pourquoi il changerait » mais là, face à l’étranger, à l’étrangère quelque chose résiste à ses certitudes, quelque chose le déplace. C’est peut-être le rapport étroit qu’elle entretient à l’art, à la sculpture en particulier. C’est sa proposition de regarder soit un film pornographique, soit un documentaire sur Tchernobyl. Elle, elle ne s’expose pas, elle a une carapace, elle peut faire un striptease, elle reste en armure. Mais il est là, perdu. Une confusion qui déconstruit ce qu’il avait fabriqué ou plutôt ce qui était préfabriqué en lui. Elle, c’est une machine de démolition, mais là au moment de fondre pour lui, elle fend l’armure. Elle retrace la vision d’une petite fille qui voit les fondations de sa maison, de son quartier démolit du à la radioactivité de Tchernobyl. Pauline Sales évoque cette attraction mais ce sont les mots qui les tiennent, c’est l’échange qui construit ou renforce leur lien. Un lien qui nait comme une fulgurance, comme un électrochoc et qui reste un danger. C’est le danger du corps, de cette frontière qui, même en se préservant, permet de « regarder à l’intérieur de l’autre ».
Ce corps, c’est aussi celui des acteurs. Ils sont encrés dans le sol dégageant une animalité. Il transpire d’eux, une relation instinctive à leurs corps et à celui de l’autre. Dans la cage qu’est ce chantier, ils deviennent une proie et son prédateur. À tour de rôle, ils prennent à bras le corps l’une ou l’autre posture. C’est le cas souvent de celui qui écoute l’autre, il est aux aguets ou aux abois. Cela circule d’un état à l’autre sans être « mis en scène », sans être figé. Ils sont c’est tout. Leurs personnages sont dans un rapport terriens. Ils évoquent le corps, le rapport au corps, à la fatigue, la douleur. Le corps, c’est aussi la voix. Ce sont leurs voix transformées qui donnent une incarnation. Loin d’être dans le cliché de leurs personnages, elles donnent à voir Sveltana et André. L’accentuation du texte donne une matière à l’écriture.
Pauline Sales et l’équipe de création mettent en place un espace concret pour raconter les nuits de ce couple improbable qui tisse un lien fragile et dangereux ou sont présents les risques de la nuit, les craintes de l’étrangeté et le déplacement que produit une rencontre. Ce même déplacement, cette même métamorphose qui existe à la rencontre d’une œuvre d’art. L’art est une langue étrangère qui perçut devient la découverte d’un nouveau continent avec ses périls et ses doutes.
Distibution : Auteur et Metteur en scène : Pauline SALES /Interprétation : Hélène VIVIÈS, Anthony POUPARD/ Scénographie : Diane THIBAULT/ Son : Frédéric BÜHL/ Lumières : Mickaël PRUNEAU/ Costumes : Collaboration de Malika MAÇON/ Construction décor : Les ateliers du Préau/ Direction technique : Bruno MONNEZ
1- Née en 1969, elle est comédienne et auteur. Ses pièces sont éditées aux Solitaires Intempestifs et à l’Arche. Elles ont été mises en scène par Richard Brunel, Marie-Pierre Bésanger, Philippe Delaigue, Laurent Laffargue, Jean-Claude Berutti. D’octobre 2002 à mai 2007, elle a été auteur associée à la Comédie de Valence (Centre Dramatique National Drôme-Ardèche). Plusieurs de ses pièces sont traduites en anglais et en allemand et ont été représentées à l’étranger. Elle collabore avec Silvia Berutti-Ronelt et Philippe Le Moine à la traduction vers le français de pièces du répertoire contemporain de langue allemande et anglaise traduites. Elle a fait partie des intervenants du département écriture de l’Ensatt dirigé par Enzo Cormann. Elle est membre de la coopérative d’écriture, un collectif d’auteurs qui réunit Fabrice Melquiot, Marion Aubert, Enzo Cormann, Rémi Devos, Samuel Gallet, David Lescot…
Depuis janvier 2009, elle codirige avec Vincent Garanger le Préau, Centre Dramatique Régional de Basse-Normandie – Vire. Parmi les créations du Centre Dramatique, elle est l’auteur de À l’ombre mise en scène par Philippe Delaigue, adaptatrice – avec Richard Brunel qui signe la mise en scène – et interprète de J’ai la femme dans le sang, d’après les farces conjugales de Georges Feydeau. Elle a traduit avec Philippe Le Moine Occupe-toi du bébé de Dennis Kelly mise en scène par Olivier Werner et créée à la Colline en janvier 2011.
Elle est l’auteur de De la salive comme oxygène mise en scène par Kheireddine Lardjam, une production du Théâtre de Sartrouville et des Yvelines, CDN, dans le cadre du festival Odyssées en Yvelines (2011) et de En travaux qu’elle met en scène.
Elle joue également dans La Campagne Martin Crimp | Vincent Garanger.
En travaux est sa première mise en scène.


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Trait pour trait https://www.insense-scenes.net/article/trait-pour-trait/ Mon, 09 Jul 2012 16:03:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=703 —–
Une forme nouvelle. Pour le 66ème festival d’Avignon, Nacera Belaza présente Le trait. Cette création se joue à la salle polyvalente de Montfavet à dix-huit heures. La chorégraphie de quatre-vingt minutes se compose de trois tableaux : Le cercle, un duo interprété par Mohamed Ali Djermane et Lofti Mohand Arab, Le coeur et l’oubli par Dalila Belaza, et La nuit par Nacera Belaza. La première et la troisième parties sont chorégraphiées par Nacera Belaza, la deuxième par sa sœur. Ces trois fragments disparates sont reliés par une infime signature, un trait énigmatique. Quelle est la relation entre ces trois éléments? Comment fonctionnent-ils? Cette chorégraphie est l’occasion pour Nacera Belaza de créer d’une nouvelle manière.
Une chorégraphe originale, propre à soi
Nous pouvons dire de Nacera Belaza que sa danse convoque ses origines. De culture algérienne et de religion musulmane la danse comme langage du corps exposé au regard d’autrui n’a pas toujours été évident. Elle s’investit d’abord dans une danse Hip Hop. Sa pratique d’autodidacte est une force que convoque l’originalité de sa danse. En 1987, elle crée sa compagnie qui porte son nom. Elle s’entoure de danseurs avec lesquels le lien intime et culturel est important et omniprésent dans ses créations. En duo avec sa sœur elle donne vie Au Cri (2009) qui explore la variation dans un mouvement répétitif. Nacera Belaza travail au coté de Yann Lheureux qui comme elle explore le corps dans l’espace et se sert d’outils techniques sonores et visuels pour composer ses créations. Nacera Belaza travail souvent à partir d’un plateau nu dans des costumes sobres proche d’une certaine neutralité. La structure minimale de ces spectacles permet une danse épurée et les mouvements simples n’en ôtent pas leur densité. Pour elle, l’espace vide est une façon de laisser le spectateur s’insérer dans le spectacle et d’imaginer lui-même ses représentations. Le spectateur doit s’imprégner d’une image qu’il décide alors de contempler. Nous distinguons dans la création de Nacera une sorte d’austérité et de pudeur qui devient sa force et sa fragilité. D’autre part, elle enrichit ses créations d’expériences en cinéma et au théâtre. Dans Le trait, elle revient sur l’étude de cet espace nu. Elle explore ici la notion de danse rituelle, de danse sacrée.
Le rituel d’un ange seul et immobile
Un silence. Un carré de lumière blanche. Une musique au son Hip Hop avec percussions africaines, deux danseurs habillés de noir dans une même tenue se jettent de façon dynamique dans l’espace. La lumière blanche sur le sol cadre un espace clos qui dévoile peu les visages des danseurs. Ce puissant duo réalise une danse pleine de vie. Le corps bouge et investit l’espace. Leurs têtes et leurs cous tournoient dans tous les sens tandis que leurs bras semblent s’échapper de leur corps. L’énergie circule jusqu’au bout de leurs doigts. La vitesse et la force qu’ils invoquent dans leurs mouvements dessinent l’espace et laissent voir à l’œil nu une trace réelle du mouvement. Les deux danseurs exécutent des gestes similaires mais cependant uniques et dans une temporalité différente. Ils semblent pris dans une excitation proche de la transe. Soudain, ils se mettent cote à cote face public et commencent à sauter pieds joints. Ils montent les genoux de plus en plus haut pendant une minute environ jusqu’à ce que d’un coup l’un s’éjecte du cercle. Le carré est alors investi par un danseur puis par l’autre.
Dans cette chorégraphie d’une vingtaine de minutes, les corps ne se touchent pas. Sauf une seule fois. Magie de la représentation, erreur spatiale des danseurs ou gestes volontaires et évocateurs? Bref, ils ne s’arrêtent pas, rien ne se passe et le rituel continue. La musique accélère, les djembés se font plus forts que jamais. Le carré de lumière se transforme en un cercle blanc. Ce cercle peut sans doute symboliser l’infini ou le processus continue d’une danse sacrée. Pour signifier l’arrêt net du tableau, comme une danse qui aurait pu continuer jusqu’à l’épuisement « les jumeaux » sortent du cercle aussi vivement qu’ils l’avaient pénétré. La lumière s’éteint. Noir. Quelque chose dans ce tableau parle de l’origine. Celle de ces deux danseurs algériens comme Nacera et Dalila, une identité commune aux quatre danseurs.
Le deuxième tableau commence discrètement, faiblement par un infime trait de lumière bleu. Il semble que la lumière se lève doucement comme le lever du jour. Il n’y a pas de musique comme pour digérer le son, les cris du corps et de l’âme qui viennent d’être entendues. La lumière se lève alors sur une présence recroquevillée. A demi-plié, le dos de la danseuse se courbe vers l’avant. Ses bras sont tenus, phalanges vers le sol devant elle de façon arrondie. Il se dessine alors dans un espace sombre une sorte d’animal protégé par une coquille. En même temps qu’une douce musique commence à apparaître, elle, se relève de manière extrêmement lente. Petit à petit elle commence à écarter ses bras. Sa chorégraphie consiste ensuite en un déplacement sur elle-même avec des variations infimes de ses bras. Malgré la lenteur se sont des gestes à chaque fois différents qui au fur à mesure des tours sur elle-même sont donnés à voir. Elle semble dérouler un fil de danse presque invisible. Ces gestes rappellent une danse orientale très féminine. Sous une pudeur austère nous pouvons discerner un coté charnel. Sa tenue scintille et rappelle également des costumes traditionnels des pays du Maghreb. L’appellation de ce tableau Le cœur et l’oublie évoque une triste histoire d’amour. Les chants derrière peuvent évoquer les chants d’une cérémonie. La musique convoque une fois de plus l’idée du rituel. Le regard de la danseuse s’abat sur elle-même. Pendant ce tableau la lumière évolue également, l’éclaire plus ou moins. La musique fait onduler son corps qui pourtant n’ondule pas. Elle pénètre sous sa peau. Une expérience spirituelle. Le trait réapparaît et comme un cycle, le trait se rabaisse comme un coucher de soleil en avant scène. Le soleil s’est levé et le soleil s’est couché sur cette étrange douleur.
La troisième partie du spectacle semble plus complète. La lumière prend forme comme un partenaire de jeu. Nacera en avant scène cotée jardin de dos. Un fond sonore comme du vent dans le sable s’entend sur la scène. La danseuse s’avance vers le fond de la salle. Un projecteur composé de neuf spots face public éclaire en contre jour la danseuse. On distingue seulement son dos et les paillettes de sa tenue. Elle se glisse lentement vers la lumière comme pour se donner à elle. Un sacrifice? Au fur à mesure de sa traversé, peut être celle du désert, la lumière et la musique s’intensifient et envahissent le lieu. L’espace vide de la salle de danse se découvre tandis que le chant clair d’une femme retentit. La danseuse seule avec le projecteur semble se découvrir. En lenteur, elle ouvre ses bras dans la lumière blanche. Une sensation traverse le plateau : la mort. Une étrange vision se distingue, celle d’un ange immaculé de blanc prêt à s’envoler. Ses doigts sont comme des plumes. Dans une beauté mystérieuse les spectateurs commencent à être éclairés. Puis comme une girouette, une libération qui se laisse aller dans le vent, les bras ouverts elle se met à tourner. Pendant cinq minutes jusqu’à ce que la lumière s’éteigne puis se rallume. Là, le cercle s’est décalé. La répétition a fait évoluer la danse comme un nouveau souffle. Le noir revient et c’est un nouveau spot qui s’allume, plus petit. Peut-être la nuit est-elle arrivée? Elle revient à l’endroit de départ et penche sa tête puis son dos dans un mouvement arrondi vers le bas. La lumière s’éteint, se rallume. Les spectateurs sont laissés dans une attente, un besoin de comprendre les évènements déroulés et de voir la lumière du jour ou de la nuit. Le plateau se rallume enfin, quelques spectateurs applaudissent. Un bleu éclatant éclaire le plateau une dernière fois puis noir. Cette fois-ci c’est la fin.
Ces quatre danseurs exécutent une danse intime et spirituelle dans lequel le spectateur doit pénétrer en délicatesse. Pas de gestes brusques pour ceux qui voudraient des réponses à ces mouvements. La danse n’est pas explicative mais sensitive. Le regard des danseurs n’a jamais frôlé celui du public. L’énigme de ces tableaux reste en suspend comme une réponse que chaque spectateur se révèle à seul après le spectacle. La danse lancinante et reposante de Nacera Belaza apaise mais sans surprise. Les trois tableaux entretiennent traits pour traits un même rapport d’abandon à l’origine et au rituel. Le duo du début rappelle la forme du duo déjà travaillé de Nacera et Dalila lors de précédentes chorégraphies. La beauté de l’ange nous parvient encore. Une sorte d’image qui s’inscrit dans l’esprit.


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L’encerclement du trait https://www.insense-scenes.net/article/lencerclement-du-trait/ Mon, 09 Jul 2012 16:00:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=705 —-
En ce 8 juillet 2012, la chaleur pèse en Avignon. Les rues, pleines d’affiches comme autant de créations sur papiers désirant attirer une poignée de spectateurs sont déjà, pour la plupart, cornées. Loin des remparts avignonnaises, dans la salle Montflavet, à quelques trente minutes de bus, se donne pour la première représentation Le Trait, que signe la chorégraphe et danseuse Nacera Belaza. Il est près de dix-huit heures : une file d’attente repose patiemment, dans un silence habitué. Le premier trait est lancé. Silence dans les rangs. Attention en préparation. Vide. Lumière. Solitude, trois mots pour -re-lier les trois pièces dansées que proposent cette oeuvre. Trois. Trois temps. Trois pièces. Trois espaces. Trois chorégraphies. Trois. Un solo et deux duo qui feront trois. Vont-ils se relier ? Le trait bat en retraite pour laisser place au cercle.
L’exploration du vide par le vide.
Autodidacte formée par la force des choses et la croyance dans son art, Nacera Belaza, chorégraphe et danseuse franco-algérienne fonde sa propre compagnie en 1987, suite à un parcours d’études en lettres modernes. Dans l’aventure, elle entraîne sa soeur, Dalila Belaza, avec qui elle avait, enfant déjà, de danser clandestinement. Suite à près de vingts ans d’expérimentations de créations dansées, Nacera Belaza avoue ne toujours pas saisir l’ampleur des traces possibles qu’un corps en mouvement peut laisser sur un plateau. Dans son travail, c’est l’inscription du mouvement dans l’espace vide qui prime. Associé à Eric Soyer pour la création lumière et Christophe Renaud pour le son, la compagnie Nacera Belaza propose jusqu’alors essentiellement des partitions chorégraphiées pour deux danseurs minimum. Saisir de façon éphémère l’inscription du corps dans l’espace vide, laisser entendre la solitude de l’être sans jamais la montrer explicitement, exposer le débat, combat du corps perdu dans l’aire de jeu, voici les grands traits de création que se proposent d’explorer la chorégraphe. Le cri, partition dansée présentée en 2009 au côté de sa soeur ajoute un nouveau fil conducteur aux créations de la compagnie. Le désir pour Nacera Belaza de travailler en lien avec les danses traditionnelles de son pays natal se fait plus fort. Depuis 2009 donc, la chorégraphe étudie les rituels de danses à l’occasion des évènements cérémonials algériens. Mener le danseur à un état de transe par la répétition d’un même mouvement en évolution presque imperceptible, voilà le défi que se donne la chorégraphe. Au spectateur de se laisser embarquer depuis son propre point de vision dans l’état de transe des danseurs. Au spectateur de trouver son propre fil conducteur, de s’inventer sa propre histoire, d’entrer dans une sorte d’introspection imagée.
Pour la première fois avec Le trait, Nacera Belaza se confronte au solo. Constitué de trois pièces autonomes dont la seconde est confiée à la chorégraphie et à l’interprétation de sa soeur, le spectacle débute avec un duo dansé par Mohamed Ali Djermane et Lotfi Mohand Arab, deux jeunes algériens issus du hip-hop, et s’achève par le solo créé et porté par Nacera Belaza. Après Le Cercle vient Le Coeur et l’Oubli que conclut La Nuit. Trois pièces présentées sous le titre générique du Trait, dont l’essence même est de faire lien, de relier.
Et puisque seul du silence peut naître la musique, de l’obscurité émerger la lumière, de l’immobilité s’inscrire le mouvement, Nacera Belaza entre dans la danse par l’exploration du vide menant au vide, au lâcher prise du danseur et du spectateur.
Une trilogie de l’expérience sensible.
Trois temps pour explorer le vide et la solitude de l’être face à l’immensité du plateau.
Le Cercle ouvre alors le trait. Abrupt, à vif. Après cinq minutes d’attente dans une lumière semi-tamisée, la salle est placée dans le noir le plus total. L’entrée dans le spectacle se fait sans crier gare. Lorsque se dessine un carré de lumière blanche au sol, les deux danseurs sont déjà en mouvement, frétillant sur place. Le volume de la bande-son est faible. On ne sait déjà pas, plus, qui de la musique et ou du danseur suit l’autre. Dans un rythme non rythmé, les deux danseurs suivent une partition commune en décalage infime. Côte à côte dans le même espace de lumière, et pourtant isolé chacun dans sa partition, les corps des danseurs vibrent plus qu’ils ne dansent. Imperceptiblement la musique prend une plus grande place, puis les corps se déchaînent, explosent, se déchirent dans une énergie brutale. Comme électrisés, branchés sur des caisses de résonances, dynamités de l’intérieur, les danseurs enchaînent sans répit leur partitions. Précis, ensemble sans pour autant être synchronisés, ils créent la musique plus qu’elle ne les portent. Lorsque le volume de la bande-son atteint son point culminant, c’est à la limite de la saturation qu’on est exposé. Des noirs nous offrent un répit visuel sans en autorisé un aux danseurs, qui, imperturbables ré-apparaissent déchainés par la même énergie dans la lumière oscillante. Sur place, ils sautent ensuite, re-initialisant leur baromètre énergétique.
Sautent. Sautent. Sautent. Sautent. Sautent. Sautent. Sautent…Décollants du sol.
De plus en plus haut. Ensemble. Aux mêmes hauteurs. L’un des deux s’expulsent de l’aire de danse, s’autorisant le silence et l’immobilité dans la profondeur du noir. Intouché par la disparition de son acolyte, l’autre poursuit. Son corps ondule. En décalage, rejoint par l’oublié tantôt disparu, ils entament une danse frénétique de la tête dont le corps essuie les vibrations. Jusqu’à ce qu’ils se désarticulent. Chacun, un et un. Indissociables l’un de l’autre, côte à côte, puis face à face, ils semblent pourtant seuls, combattant l’air de l’aire qui les entoure. La lumière ajoute à leur isolement lorsqu’elle dessine dans le carré, un cercle de lumière plus net et plus abrupte.
Durant les vingt minutes de chorégraphie, l’énergie brutale exposée nous laisse en dehors. Devant plus que dedans, on cherche à se laisser prendre par la violence des corps. Pour autant, la décision d’embarquer dans la danse est impossible à prendre consciemment depuis l’extérieur. Chacun est seul ici-bas. L’interruption de la lumière, du son et de la danse achève Le cercle, aussi surprenante que l’irruption de départ. Un fragment de ce duo constitué de deux solos solitaires nous a été donné, placés face à mais pas avec.
Noir. Silence.
Lorsque l’on se demande quand viendra le second tableau, on distingue une frontière de lumière entre la scène et la salle. Faible. Floue, d’un blanc moins franc que celui présent dans Le Cercle. La frontière, no man’s land de lumière s’affirme peu à peu, étirant son horizon vers le fond du plateau. On devine une présence, en ombre. Un corps recourbé sur lui-même, les épaules entrées vers le thorax. L’avancée de la lumière est imperceptible, pourtant elle fait son chemin. Immobile, la silhouette de Dalila Belaza est enfin à découvert. En tendant l’oreille, on s’aperçoit que la bande-son également, a du mal à sortir du silence. Échos lointains de chants religieux orientaux, elle s’affirme petit à petit. Dans une mobilité réduite à l’extrême de la mobilité, Dalila Belaza semble chercher à demeurer vivante. Lumière toujours tamisée, le corps de la danseuse s’ouvre dans une extrême lenteur. Tête baissée, les bras en croix, elle invoque l’offrande sacrificielle. La musique tarde à se faire plus forte. On reste dans l’attente que quelque chose débute, s’active…une rupture, une tension. Lentement, elle commence à tourner sur elle-même. Lentement, ses bras se lèvent. La lumière baisse un peu plus, à la limite du noir. En contre-point de la fixité mouvante, la bande-son se fait criante, à la limite de la saturation. Noir totale ensuite.
Frustrés que notre regard soit brimé, laissé seul assourdi par la musique, on pressent que ça s’agite dans le noir. Semblance d’activité aussitôt révoquée lorsque l’on retrouve inchangée Dalila Belaza, répétant perpétuellement le même tour sur elle-même, un bras tendu vers les hauteurs.
Sa main semble faire signe. Nous faire signe ? Quelques rires osent s’affranchir, qui aussitôt s’étouffent, se répriment. Ici, on ne rie pas, on tente d’entrer dans l’introspection de l’être. La lumière parcourt à nouveau l’espace, effaçant par le noir le fond du plateau cette fois-cI. L’obscurité s’avance vers nous, laissant découvrir en contrejour la danseuse, qui, lentement entame une marche vers jardin. Alors que seuls quelques pas de distances la séparent de son point de base centrale, de son point d’équilibre, elle tente à nouveau de reprendre un tour sur elle-même. L’obscurité se fait alors plus lourde, appelant l’oubli de la danseuse, appelant la Nuit, qui achèvera le parcours du Trait.
Noir total. Silence.
A la silhouette de Nacera Belaza de se laisser découvrir. Elle, de dos, proche de la salle, fait face à la lueur d’un visage dont on repère symboliquement les yeux et la bouche. En filigrane sur le fond du plateau, on se l’invente plus qu’on ne le perçoit. Elle est seule face à lui. Longtemps. Ils semblent se fixer. Longtemps. Dans une immobilité sereine, la danseuse est postée face à l’Autre. À quoi pense-t-elle? Est-ce un duel qui se prépare ? Est-elle en train d’apprivoiser sa présence ? Le silence, cette fois-ci est empli de rayonnements. La présence de ces deux êtres en regard suffit à laisser place à l’imaginaire. Se prépare-t-elle à entrer sur la piste de danse ? Rien ne laisse pressentir qu’elle initiera un mouvement vers lui, un premier pas. Rien ne laisse pressentir qu’elle dansera. Rien ne s’échappe du corps de Nacera Belaza. Une respiration imperceptible, un souffle de vie dans l’immobilité et le silence sont cependant présents. Etat serein de contemplation devant l’immensité de la nuit, du vide devant elle, elle attend paisible, reposée, les bras le long du corps. Des paillettes scintillent de son costume. La bande-son, comme souffle sourd, écho du vent permet à la danseuse de se lancer. Le visage se révèle en fait être constitué de neuf projecteurs. On sort de la rêverie contemplative de la nuit. L’aire de danse est disponible, sacralisée après la longue attente. En équilibre ou en apesanteur, tel un albatros déployé, la danseuse se lance dans une traversée lente pour rejoindre le centre du plateau. Le temps du cheminement, elle devient funambule, s’offrant sereinement, déterminée et pacifiquement, en sacrifice à la scène. Bien qu’en action, l’apaisement présent dans son corps alors déployé demeure depuis le début du tableau. En contre-jour, éclairée par les projecteurs, elle s’avance dans une simplicité semblant prouver qu’elle n’a rien à perdre. A coeur ouvert, l’albatros est bien décidé, coûte que coûte à aller jusqu’au bout. Désormais c’est certain, si un duel doit se mener avec la lumière, elle dominera par la pesanteur, l’apaisement. Arrivé au bout de sa course, l’albatros se tourne posément vers nous. Son visage ne se laisse pourtant pas découvrir. La lueur de la nuit est trop éblouissante à ce moment-là pour que l’on distingue des traits de visages ou un regard. L’intérieur parvient à l’extérieur. Le vide de sens s’emplie malgré tout. Puis les bras en croix, elle entame des tours sur elle-même, succédant les traces laissées par sa soeur au même endroit, le centre du cercle frappé des sauts des deux danseurs. Ça s’accélère. De plus en plus vite. Tourne. Tourne. Tourne. Tourne encore. Longtemps. La bande-son sourde apaise le rythme des pas : un pied après l’autre se pose délicatement sur le sol, martelant à répétition le même endroit du plateau. Des rugissement aigus provenant du fond appellent des présences d’autres êtres, absents. Comme bloquée au centre, centrifugée par le mouvement qu’elle ne semble plus initier d’elle-même. En écoute du rythme qu’elle a atteint, elle se laisse guider et nous embarque par la même dans les tours infinis de son propre sacrifice. Tête, épaules, bustes, bassins signent une même verticale. Le corps est entier, elle semble être dirigée depuis un ailleurs, obéissant à des lois que la nature ne supporte pas. La lumière se resserre alors sur la danseuse, l’isole. La bande-son s’intensifie. L’albatros semble touché, étendant ses ailes vers l’arrière de son corps, tournant perpétuellement, dérivant lentement vers jardin. Noir. Un projecteur de service prend le relais des projecteurs. Elle tourne, entièrement déployée, traçant au sol un large cercle…étourdie ? Des battements de coeur éveillent l’écho de la vie que ce digne oiseau semble avoir perdu d’avoir trop donné. Sous la lumière brute, la danseuse vient se replacer à l’endroit initial, prête à recommencer s’il le faut, comme condamnée à perpétuité. L’albatros a un goût de Tityos, attendant son supplice qu’il sait chaque jour revenir.
Noir. Silence.
La lumière dévoile pour la première fois l’immensité du plateau, qui finalement n’aura été exploité qu’en son centre. Les trois partitions du Trait, autonomes chacune pour et par ce qu’elles présentent se rejoignent en réalité sous le concept du cercle, du cycle. Bien que les dynamiques soient différentes, les lumières et le son servent toujours à faire monter le crescendo de la transe à laquelle il n’est pas évident de s’accrocher d’emblée. Les applaudissements d’abord timides se font ensuite pesants. On découvre pour la première fois au salut les visages des interprètes jusqu’alors non identifiés. Le cycle des trois tableaux s’achève avec la trace d’une exposition à risque de ce que Nacera Belaza recherche dans le rituel.


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En v’là une drôle d’affaire! https://www.insense-scenes.net/article/en-vla-une-drole-daffaire/ Mon, 09 Jul 2012 16:00:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=704 —–
Le théâtre du petit chien ouvre le festival Off d’Avignon avec le diptyque d’Yvette Guilbert, chanté par Nathalie Joly. ‘En v’là une drôle d’affaire’ ébauche les textes et récits de la vie de cette « diseuse fin de siècle » (surnom fait par Jehan Sarrazin, son directeur artistique en 1892). Yvette Guilbert, qualifiée de féministe et cocasse, a vécu entre la critique et la fascination du public pour ses chansons au ton cruel et dérisoire. Le spectacle retrace chronologiquement les débuts difficiles de la fille au théâtre des Nouveautés, son succès au Moulin Rouge, après quoi, vers 1913 elle risqua sa carrière en ouvrant une école d’art destinée aux jeunes filles démunies.
Nathalie Joly chante Yvette Guilbert
Nathalie Joly rencontre le metteur en scène Jacques Verzier en 1984, avec qui elle fonde la compagnie Marche la Route. Ses diverses créations ont en commun une forme de théâtre musical, où le chant s’entrecoupe d’un parlé. Ici la chanteuse poursuit cette technique de travail autour de bribes de textes d’Yvette Guilbert.
Ces chansons lui sont parvenues sous forme d’enregistrement, de texte ou de partition. L’intérêt que Nathalie Joly accorde à cette figure du début 20ème, vient de la popularité de ses chants et de son engagement féministe et artistique. Ce café-concert est une proposition d’écriture et de lecture par Nathalie Joly, qui entremêle la vie de cette « diseuse », le contexte historique du début du 20ème siècle et un regard sur l’artiste de notre époque.
Sprech gesang ou la surprise de la parole
Un piano et un paravent habite la scène, épurée de lumière. Nathalie Joly assistée de Jean Pierre Gesbert au piano s’installe à la manière d’un café-concert des années 1900. L’adresse est direct, le spectateur à la fois témoin et complice. A l’ombre du paravent la chanteuse dévoile un portrait sensuel à la voix d’opérette qui oscille du grave à l’aigu. Cette montagne russe des sons révèle toute la fragilité du corps à dire et à s’émouvoir. La distorsion des notes créée paradoxalement beauté et harmonie. La voix apparaît comme miroir de l’âme, où le rire, le souffle et les larmes chantent. Nathalie Joly s’inscrit dans le courant allemand du sprechgesang (chant parlé) initié par Engelbert Humperdinck dans son opéra Die Königskinder (les enfants royaux). A l’instar du travail de Jacques Rebotier et de la poésie sonore contemporaine, chanter apparaît comme l’essence de la parole, la voix comme enveloppe du corps.
Au cours des chansons, le texte parlé agit comme un sursaut, une détonation. Parler change le rythme mais surtout la matérialité sonore. La forme stylisée du chant interrompue, les mots nous parviennent en état brut, sauvage. Le parlé, vidée par rapport au chant de variations tonales, semble pale. Pourtant il reste porteur de beaucoup de sens ! En effet, ‘parler’ donne à la comédienne l’occasion à la fois de faire des commentaires, de mettre en relief des mots et des sentiments. La forme du sprechgesang serait comme complète, car le chanté travaille sur les sens auditifs, tandis que le parlé agit sur les sens cognitifs. Cette technique fleuretant avec le slam, créée des à-coups tant dans le rythme que dans l’enjeu des paroles ; offrant ainsi aux ruptures leur caractère humoristique ou angoissant. Ce traitement de la voix à contretemps permet de trouer la mélodie musicale et de déséquilibrer voir de déshabituer notre réception sonore traditionnelle. Les chansons s’enchaînent sous forme de numéro ou d’interpellation. Le pianiste initie le nouveau morceau laissant ainsi la chanteuse bouche bée. Tout se passe comme si l’émission du son naissait de l’étonnement.
La ritualisation, en v’là une drôle d’affaire
L’origine de la pantomime orientale n’est pas très évidente pour le spectateur. On apprend qu’Yvette Guilbert a été influencé par le japonisme des années 1900-1910, mais l’apparition en cours de spectacle des codes orientaux n’est pas amené avec sens et nous tombent un peu dessus.
La chanteuse vêtue d’un kimono peint dans l’espace des gestes expressionnistes. Son corps comme sa voix battent le rythme de la musique. Tout se passe comme si le mouvement était déplié, déconstruit et marqué par des pauses. En effet la présence d’ombres chinoises, du kimono japonais et du masque de kabuki donne au jeu de l’actrice des allures de pantin en porcelaine. Certains gestes sont répétés entraînant une sorte de décomposition de l’image. Ce parti pris de répétition gestuelle transforme le corps de la chanteuse en poupée presque déshumanisée. Et pourtant plus la femme devient pantin et plus les émotions stylisées semblent humaines ; comme si le factice était plus vrai, le non réaliste plus naturel.
Les codes du théâtre japonais ’kabuki’ fonctionne avec le café-concert d’Yvette Guilbert, car ses chansons sont habitées d’épopées et de passion ; elles en deviennent parfois religieuses. Le corps se présente dans un espace ritualisé par une douche de lumière entourée de la noirceur du néant. Ainsi les dieux sont comme prêts à être accueillis. Le chant fait place à l’invocation, à la prière.
Un rapport spectaculaire
Nathalie Joly incarne une Yvette Guilbert pleine de courage et en proie aux épopées de ses chansons. En fonction du registre de l’histoire, noir ou léger, la tessiture de la chanteuse varie, montrant ainsi une Yvette Guilbert fragile, moqueuse, séductrice ou disciplinaire.
Les textes de cette « diseuse fin de siècle » relèvent à la fois du conte et du fait divers. La transmission orale et son adresse directe aux spectateurs procurent une véritable ambiance intimiste et conviviale. Les oreilles s’enchantent à chaque coupure du chanté au parlé, en restant toujours dans l’attente et la surprise du prochain sursaut. La complicité, que crée le parlé (source de commentaire) entre la chanteuse et le public de même que l’esthétique japonisante révèle la scène dans sa fonction la plus spectaculaire. Ce café-concert est un véritable show grâce au ton populaire des paroles, à la désinvolture du chant et à la beauté esthétique.
Le piège de la bibliographie
La chanteuse et son pianiste introduisent les chansons par des intermèdes parfois trop bibliographiques, narratifs et explicatifs. Les chants situent déjà la vie d’Yvette Guilbert et de son époque. Ces interventions ont tendance à alourdir aussi bien le rythme que le texte. Cette générosité des informations et le choix du thème bibliographique comportent un risque ; celui de limiter le récit à des faits anecdotiques.
Par ailleurs d’autres intermèdes, plus pertinents, engagent tout un questionnement sur la place de l’artiste, son courage, son rapport au public. On sort ici de la dimension informative pour dégager des faits, une problématique. De l’information on passe à l’interrogation. Poser des problèmes au public permet de mettre en action une pensée et d’extraire de la vie singulière d’Yvette Guilbert, une préoccupation collective. La simplicité avec laquelle sont livrées ces réflexions rend compte, justement et sensiblement, de la fantaisie comme de la cruauté de la vie d’artiste. Tout le sublime des textes d’ Yvette Guilbert ou de Nathalie Joly réside dans le fait qu’ils posent des questions qui ne rassurent pas. La condition humaine des hommes et des femmes des années 1900 font encore écho au XXIème siècle. Cette création est au-delà d’un voyage dans le temps, un voyage de sens. A travers la figure d’ Yvette Guilbert se dresse la devise des artistes : « ne vous laissez pas décourager ! »


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Nouveau roman / Minuit sonné https://www.insense-scenes.net/article/nouveau-roman-minuit-sonne/ Mon, 09 Jul 2012 10:00:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=706 —–
Dans son abécédaire, à la lettre L comme Littérature, Deleuze dit cette chose sur ce que c’est que de construire, que de donner vie à un personnage. La difficulté qu’il imagine à l’élaboration d’un sujet fictif. L’émerveillement qu’il a à découvrir un personnage et la fascination qu’il a à appréhender sa construction. Il pense aux romans de Musil, Melville ou Beckett, mais aussi aux personnages que la philosophie et les philosophes ont inventés comme Platon ou Nietzche. Christophe Honoré se demande lui : « Comment représenter un écrivain sur scène ? ». Comment donner corps et vie sur la scène aux écrivains du nouveau roman. C’est à dire comment figurer, rendre concret des auteurs qui n’ont eu de cesse, dans leur rapport à l’écriture, à l’art de s’opposer, de s’affronter à la notion bourgeoise de récit et de narration. C’est dans la cour du lycée Saint Joseph que « Nouveau roman » s’étale durant 3h45, entracte compris.
La scène présente un plateau à 2 niveaux reliés par cinq marches. Le fond de scène est surélevé et l’avant scène se présente comme un petit théâtre antique au centre. Quelques tables rondes accompagnées de fauteuils sont réparties sur le niveau supérieur. La temporalité du décor évoque les années 50-60, entre la moquette verte à fleurs rondes qui recouvre les 80% de la scène et le parquet qui démarque ce petit théâtre. Différents espaces de bureau, de salon, de tribune et tribunal éditorial coexistent sur la scène. Ce sont les bureaux des éditions de Minuit, les salons où les auteurs du nouveau roman débattront, les réceptions à l’occasion d’un prix accordé. Les acteurs endossent chacun une des figures du nouveau roman[[Le Nouveau roman est un mouvement littéraire des années 1953-1970, regroupant quelques écrivains appartenant principalement aux Éditions de Minuit.]] : Lindon éditeur des éditions de Minuit, Pinget, Robbe-Grillet, Simon, Duras, Sarraute, Butor, Mauriac… Mais la forme qui est au cœur des interrogations de ces écrivains, est absente de la représentation. Il n’est développé aucune idée sur le théâtre. Le langage théâtral est celui du boulevard, du clin d’œil, de la parole quotidienne. C’est un contresens vis à vis du sujet. C’est méconnaître l’histoire du théâtre. Je pense particulièrement au travail de Claude Régy qui a mis en scène l’écriture de certain de ces auteurs avec le souci constant de faire entendre l’écriture avant tout. On peux se targuer du fait qu’il s’agit pour « Nouveau roman » d’un théâtre documentaire plus que d’un théâtre de littérature. Mais le théâtre documentaire n’est pas et ne peut pas être un théâtre de reportage télévisuel. Ce serait renoncer à l’intelligence ou plutôt détourner l’intelligence au seul profit du divertissement. Dans le documentaire, les questions de point de vue, de distance par rapport au sujet que l’on filme ou que l’on dépeint sont essentielles et dépassent la question du sensationnel ou du ragot. L’occasion m’a été donné de découvrir le travail de Frédéric Leterrier et celui de Matthieu Chattelier. Deux jeunes réalisateurs qui travaillent leurs documentaires avec un souci de développer un langage cinématographique singulier. En même temps qu’ils pensent leur sujet, ils imaginent la distance qu’ils doivent entretenir avec lui. Le soin particulier de ne pas tomber dans la facilité. Dans ce théâtre « documentaire », dans ce reportage théâtral les potins de la vie de ces personnes s’ajoutent le récit de leur mesquinerie et l’évocation de leur sexualité. Bien sûr, ça et là des extraits de textes de ces auteurs sont joués par les acteurs. Là encore, la jeu d’acteur est empreint de sentimentalisme et d’incarnation. C’est encore un contre sens puisque c’est donner une prédominance au récit au détriment de la forme. L’écriture de chaque auteur, l’invention d’une langue singulière est absente de ces récitations.
Honoré nous propose une caricature des auteurs de ce courant littéraire. « Nouveau roman » devient un champ de foire où les auteurs sont des marionnettes exposées à la rigolade, à la franchouillardise et au mépris. Réduisant à la marge leurs qualités d’intellectuels et surtout leurs capacités à être des inventeurs de langue. Dans les échos sur ce projet, Christophe Honoré signale que le nouveau roman naît après les horreurs des deux guerres mondiales et des camps de concentration. C’est une analyse qui sans pour autant être fausse est pour le moins simpliste. En effet le nouveau roman qui refuse le récit, le refuse aussi car le récit est finalement à cette époque pris en charge par le cinéma en plein essor. À la manière de la peinture qui modifie sa façon de penser la représentation quand la photographie se développe.
À la manière d’un Samuel Beckett qui écrivait à Michel Pollack à propos d’une lecture de En attendant Godot au Club d’essai en 1952. Voici en guise de conclusion, ma contribution au dialogue entre le critique et « Nouveau roman » que j’ai vu le 8 juillet 2012.
« Vous me demandez mes idées sur ma critique de « Nouveau roman », dont les représentations se déroulent au 66ème festival d’Avignon. […] Je n’ai pas d’idée sur ma critique de « Nouveau roman ». J’affirme que les concepteurs de ce spectacle n’ont pas plus d’idée sur le théâtre, que moi sur la critique. Nous n’y connaissons rien. C’est admissible. […] Ce qui l’est sans doute moins, c’est d’abord, dans ces conditions, d’imaginer écrire cela, et ensuite, l’ayant fait, de ne pas avoir d’idées sur cette affirmation et sur ce spectacle non plus. […] C’est malheureusement mon cas. […] Il n’est pas donné à tous de pouvoir passer du monde qui s’ouvre sous l’écriture à celui des conversations, des débats aux terrasses des cafés avignonnais. […] Je ne sais pas plus sur cette critique que celui qui arrive à la lire avec attention. […] Je ne sais pas dans quel esprit je l’ai écrite. […] Je ne sais pas plus sur le nouveau roman que ce que j’ai bien pu dire. Du spectacle, j’ai dû indiquer le peu que j’ai pu entrevoir. Les ragots par exemple. […] Je ne sais pas ce qu’est le nouveau roman. Je ne sais même pas, surtout pas, s’il existe comme il me l’a été présenté. Et je ne sais pas si l’équipe de création y croit ou non à ce qu’elle a réalisé. […] Tout ce que j’ai pu savoir, je l’ai écrit. Ce n’est pas beaucoup. Mais ça me suffit, et largement. Je dirai même que je me serais contenté de moins. […] Quant à vouloir trouver à tout cela un sens plus large et plus élevé, à emporter après ce spectacle, avec le programme et les esquimaux, je suis incapable d’en voir l’intérêt. Est-ce que c’est possible ? […] Je ne suis pas sûr. Pinget, Robbe-Grillet, Simon, Duras, Sarraute, Lindon, Butor, Mauriac, leur temps et leur espace, je n’ai pu les connaître que très peu à travers la proposition de Christophe Honoré. Et c’est de très loin que j’ai pu appréhender leur nécessité d’écrire, leur capacité à inventer des formes et des langues. Si ma compréhension de cette représentation n’a pas été troublée, c’est qu’il ne s’agit que d’un théâtre de boulevard, où les bons mots font écho aux ragots, où la jalousie se répand à l’énumération des bons points littéraires distribués. Les créateurs de « Nouveau roman » vous doivent des comptes peut-être. Qu’ils se débrouillent. Sans moi. Eux et moi nous sommes quittes ». […]

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McBurney: Le Maître enchanteur https://www.insense-scenes.net/article/mcburney-le-maitre-enchanteur/ Sun, 08 Jul 2012 10:08:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=709

Une adaptation visuelle du roman fantastique Seize chaises inoccupées. Deux micros en avant scène crépitent d’impatience. Lorsque vingt-deux heures retentit dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, quelques spectateurs retardataires rejoignent rapidement leur place. Les minutes passent puis, comme par enchantement, une lignée d’acteurs entre en scène. La lumière du public s’assombrit alors peu à peu. Les comédiens s’assoient sur leur chaise. Juste le temps d’une respiration et nous voilà lancés pour l’ouverture du 66 festival d’Avignon le 7 juillet 2012. Dans une mise en scène foisonnante de mots et d’images, Simon Mcburney nous donne à voir une adaptation fidèle du roman de Mikhaïl Boulgakov. Le maître et Marguerite nous transporte dans différents lieux, différentes époques à travers différents styles de jeu. L’artiste avec humour, surprise et émotion réalise un spectacle dont la beauté des images nous illumine. Sur fond de critique sociale, Simon McBurney partage sa vision d’un monde infini, d’une longue et entraînante histoire.
L’image imaginée comme travail créateur
McBurney fonde sa compagnie Complicite à Londres en 1983 au coté d’Annabel Arden et Marcello Magni. Au coté de seize comédiens, le metteur en scène demeure un des pionniers du théâtre multimédia. Dans A disappearing Number (2007), il créé un spectacle multitemporel et multidimensionnel entre science et mémoire grâce à de nombreux procédés visuels. En scène, il utilise les technologies comme preuve du développement humain qu’il perçoit comme des outils de communication. Tout comme le metteur en scène québécois Robert Lepage, Simon Mcburney se sert du multimédia comme moyen de raconter une histoire. Le travail de McBurney investit également une importante dimension sonore. Ses différentes créations témoignent de l’importance auditive du spectateur. Il monte une pièce radiophonique pour la BBC To the weeding (1997) ainsi qu’un opéra Dog’s heart (2010). Acteur lui-même au théâtre et au cinéma, le jeu des comédiens dans ses productions théâtrales est toujours mis en avant. C’est pourquoi le théâtre de McBurney peut être perçu comme un art pluridisciplinaire. Ses spectacles visuels et sonores témoignent également d’un engagement littéraire soutenu par le jeu d’acteur. Simon McBurney se forme en tant qu’acteur à l’école Jacques Lecoq à Paris. C’est là qu’il saisit l’importance de créer, d’imaginer et de raconter des histoires. La notion d’imagination en tant que muscle défendu par Jacques Lecoq ne quitte jamais McBurney: « Parce qu’à la fin, le théâtre n’existe que dans l’imagination du spectateur1 ». En tant que metteur en scène, il guide ses comédiens dans la quête de cette propre imagination pour trouver une façon propre à soi de s’exprimer. L’identité artistique de ses comédiens fait de sa compagnie une force éclectique. McBurney réalise également un théâtre de fouille qui questionne l’être humain dans toutes ses cultures, notament le théâtre asiatique. Pour cela il s’engage au près d’acteurs d’horizons et d’identités différentes. Mcburney est un scientifique qui cherche des réponses. Héritage d’un père archéologue, il est tenté de répondre à de grands mystères humains. Simon Mc Burney aime mélanger les outils scéniques et techniques. Chaque nouveau moyen de communication est une façon d’inventer et de créer du spectacle : marionnette, caméra, projections, écran etc. A 16 ans, McBurney découvre le texte de Boulgakov dont il ne cerne pas directement tous les enjeux sociaux. Plus tard, il monte une nouvelle de cet auteur (Dog’s heart) et se replonge dans Le maître et Marguerite après avoir côtoyé le milieux russe à l’école d’art de Stanislavski. Boulgakov écrit Le Maître et Marguerite sous le régime totalitaire de Staline entre 1928 et 1940, année de sa mort. Publiée à titre posthume en 1966, cette œuvre peint la société Russe des années 1920. Mélange des styles d’écritures, ce roman historique et fantastique met en parallèle trois histoires, celle de Ponce Pilate et Jésus, celle de Ivan l’écrivain de cette nouvelle, et celle de l’histoire d’amour entre le Maître et Marguerite. Woland, figure fantastique de Satan, semble surplomber toutes ses histoires. « Ce roman maudit » car jugé presque impossible à monter voit à la cour d’Honneur son sort corrompu.
Tourbillon de sensations et d’illusions dans un monde chaotique
Le maître et Marguerite de McBurney donne vie à un montage endiablé. Un rythme scénique dynamique qui mélange humour, tragédie et burlesque. Les récits se croisent, se décroisent, s’emmêlent, se prolongent. L’essentiel de la fable de Boulgakov est préservée et nous donne à entendre un texte littéraire adapté au théâtre mais fidèle. Le metteur en scène préserve la superposition des récits et le mystère qui naît de cette écriture. Sur le plateau, la présence ou non du quatrième mur donne à voir des moments de narration, d’interaction avec le public et de dialogue joués parfois de manière cinématographique. Les scènes comme les parties du roman s’emboîtent à la perfection. Comme par magie, sans même que le spectateur s’en aperçoive, le décor change, se transforme. Un clignement de paupière suffit pour nous trouver dans un lieu différent. La douce métamorphose des lieux dépose une poésie corporelle dans l’espace. Les acteurs déplacent les chaises, les tables, une cabine. Ils vont au ralentit, miment, dansent presque. Le sol leur permet de glisser, de virevolter, d’évoluer dans un monde en suspension. De cet aspect naît une fluidité narrative exaltante. L’univers aérien présent dans ce spectacle se confronte avec l’ univers terrien voire souterrain d’une sombre société russe, de ses ombres malfaisantes. Le metteur en scène tout comme Boulgakov décrit une Russie violente, étouffante, avide d’argent, de ragots et quelque peu hystérique. Un univers de contrôle dans lequel le portrait de Staline projeté deux fois sur les mur du Palais des Papes confirme la présence d’un pouvoir autoritaire. La pensée unique devient un sujet important quand ceux qui s’éloignent d’une littérature de masse ou ceux qui osent prononcer « I hate this city! » sont jugés fou et enfermés dans un hôpital psychiatrique. La population elle même est violente. Le présentateur du théâtre des Variétés se fait jeté par dessus la fosse par un comparse de Woland, figure de Satan, sans même que les spectateurs réagissent. La critique de la société du passé est accompagnée d’une critique de la société d’aujourd’hui. Cette comparaison s’ établit grâce à l’image du public filmé en direct et celle d’un public de théâtre d’autrefois. Ces deux images sont projetées tour à tour face à nous et interrogent le spectateur. Le public et le théâtre même deviennent le sujet d’étude de Woland : « Les citoyens ont-ils changé à l’intérieur? » La lumière sur le public marque une coupure avec la fiction et redouble l’inquiétante étrangeté de Woland dans son long costume noir. La masse a des valeurs positives et négatives. Elle oscille sans cesse entre le bien et le mal. Comme un coup de révolte de la part de l’artiste et une sombre projection du passé, McBurney projette en parallèle des soldats Nazis sur les murs de la cour d’honneur, embryon d’un engagement politique. Cependant McBurney insiste d’avantage sur le coté poétique et fantastique de l’histoire. Il cherche à amuser le spectateur et fait parfois de quelques scènes un vrai show soutenu par des musiques pop (Mig Jegger). McBurney se sert de la présence de caméra sur scène pour filmer et projeter en direct des images du plateau. Ce processus peut rappeler certains jeu de télé-réalité. Ce jeu d’images visuelles accentue également le mystère et l’enchantement du roman. Par son immensité, son toit cosmique, sa valeur historique et religieuse, le Palais des Papes met en lumière la force spirituelle et mystérieuse du roman de Boulgakov. Ces deux monuments créent une poésie fantastique étonnante. L’utilisation complète de l’espace, les murs, les fenêtres et l’attente du Chat et de Belhémoth tout en haut à jardin ouvrent les spectacle sur l’infini. Pendant la représentation le public peut être lié à des éléments naturels. Les bruits sourds qui ponctuent le texte résonnent comme les coups de tonnerre de l’orage qui annoncent le chaos futur sur la ville de Moscou. Dans la seconde partie de la pièce comme celle du roman tout s’enflamme, les manuscrits brûlent. Les flammes bleus, rouges ou oranges, projetées sur les murs du théâtre illuminent les yeux des spectateurs.
McBurney nous donne à voir et à imaginer des lieux, des temporalités, des sensations: la ville de Jérusalem et sa chaleur, la ville de Moscou grise et terne, le ciel d’une nuit étoilée, les moucherons qui se glissent sous la peau de Jésus. Des jeux d’ombres viennent prolonger ses jeux de lumières et renforcer l’aspect onirique irréel et fantastique du texte.
Des images fortes se côtoient : Jésus nu crucifié sur le mur du Palais des Papes, le regard diabolique et tourmenté de Ponce Pilate… Dans ce tourment, la pensée humaine n’est pas au repos. L’homme se questionne sur le vrai, le faux, la vérité, le bien et le mal, la croyance. Marguerite, qui passe un pacte avec Woland, vole. Assis sur le plateau, une caméra filme la comédienne et projette l’image à la verticale sur l’immense mur du Palais des Papes. Les images qui défilent derrière elle donnent une impression vertigineuse et Marguerite qui se relève sur le plateau se fait ensuite porter de façon presque enfantine par d’autres comédiennes. Beauté d’une image surréaliste, l’illusionniste McBurney nous emporte dans ce voyage céleste. Il abolit les frontières entre fiction et réalité. Dans ce tourbillon de tableaux, les éléments naturels se déchaînent. Deux sphères comme deux globes terrestres projetés représentent les deux mondes : celui de l’eau, celui du feu, celui du mal, celui du bien. Cette pensée à première vue manichéenne s’analyse différemment suite à la phrase citée dans le spectacle et inscrite au début du roman de Boulgakov : « Je suis une partie de cette force qui éternellement, veut le mal, et qui, éternellement, accomplit le bien » citation qui à la fin nous permet d’analyser le passage d’un même comédien de Satan à Jésus.
Après la mort de Juda et la chute de tous les autres comédiens, il s’agit de la chute du Palais. Déjà sur le fond de scène, le mur s’est fissuré au mot « Compassion ». La liberté que donne l’écrivain à son oeuvre, le metteur en scène à son oeuvre et à l’histoire est trop grande. Elle provoque la fin d’un monde mais annonce le début d’un autre dans lequel notre imagination ne s’éteindra jamais et où les hallucinations deviendront images.

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Du fuseau au fusain : Time is out of joint https://www.insense-scenes.net/article/du-fuseau-au-fusain-time-is-out-of-joint/ Sun, 08 Jul 2012 10:07:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=708 C’est à l’Opéra-Théâtre Avignon que William Kentridge présente Refuse the Hour (« La Négation du temps » est-il traduit). Et l’on croirait presque à une « private joke » quand on songe que c’est sur la place de l’Horloge que Kentridge fait la proposition d’interroger le Temps, le Chronos, le Time, die Zeit… qui, avec l’espace, est l’une des catégories fondamentales de la pensée et de la philosophie. Une proposition (souligne-t-on dans le programme) qui a tout à voir avec la fantaisie, le journal intime comme, aussi, l’autoportrait pour celui qui, en 2010, recevait le prix de Kyoto d’Arts et Philosophie.

A l’origine…
« Je suis intéressé par les formes distantes de la société. Entre le nihilisme et l’optimisme, j’ai choisi le doute, l’incertitude où le moyen de gagner la vérité est dans le faire » répond William Kentridge à Perrier lors des rencontres, dans le cloître Saint Julien, qui préparent le public à la rencontre avec les œuvres. Le diplômé de Sciences po et des beaux-arts de Johannesbourg, le chercheur en études africaines, l’élève de Jacques Lecoq (qui avoue « être un comédien raté ») annonce donc la couleur de son travail en préférant l’incertitude et le doute, aux vérités établies et éphémères. Manière pour lui d’annoncer une origine ou une conscience de son geste artistique qui fonde sa pratique. « Ces pratiques », devrait-on dire, tant Kentridge appartient à cette famille des « touches-à-tout » qui le conduit à être aussi réalisateur de téléfilms, de vidéo, metteur en scène (de théâtre et d’opéra) ou concepteur de films d’animation, entre les années 70 et 90, enclin à l’éclectisme et simultanément à l’excellence. Deux qualités (l’une concerne l’œuvre et sa fabrication ; l’autre sa réception) qui font de Kentridge un artiste aux œuvres inattendues et imprévisibles.
De cet aveu, sans doute faut-il tirer tous les enseignements qui imposent que Kentridge a renoncé aux systèmes stables. Comprenons les histoires et autres fables, les personnages et autres incarnations psychologiques, les intrigues et autres fioritures du récit… soit, et c’est ainsi que l’on pourrait le définir, une entrée dans la postmodernité, ou disons-le de manière a priori moins théorisante, une porte d’entrée vers la performance, l’installation, le dispositif et autres formes hybrides qui valent à leur génie-créateur de créér des œuvres difficilement classables.
Aussi, voir un Kentridge, comme regarder un croquis spatial de Dali, une machine mécanique et ethnologique de Max Ernst, une équation insolite de Paul Klee, une danseuse aux jambières coniques et tubées d’Oskar Schlemmer… c’est faire l’expérience d’un imaginaire où la forme qui est donnée vient de plus loin, et peut-être tout d’abord pour avoir nommé des plasticiens, d’un dessin. « Drawing » dit Kentridge qui n’a de cesse de rappeler ce qu’il doit au « dessiner », à l’origine de ses premières œuvres d’animation (2nd greatest city after Paris, 1989) qui s’inscrit dans la série des Drawings for projection.
Dessiner pour penser, dessiner pour prolonger, pour poursuivre, pour continuer… traduirait-on. Dessiner au fusain, au charbon, en noir sur fond blanc. Et W.K. de rappeler encore que « dessiner est une manière prolonger la pensée ». Kentridge y aura mis là une intensité et y aura déposé sa marque en empilant les traits, les uns sur les autres, les motifs d’un dessin sur les précédents, sur une même feuille, au point de se démarquer et d’inventer une pratique du dessin où la strate, le feuilleté, le mille-feuille… sont des couches de traits superposés qui, loin de cacher le dessin, en présentent les étapes successives. Ce qui se donne alors sous l’aspect du confus, du brouillon, du saturé comme du raturé, n’est en définitive que l’expression d’une pensée en mouvement, une pensée se reprenant, se déclinant, s’accomplissant. Le dessin est ainsi un processus qui, chez Kentridge, pourrait d’apparenter au buvard d’Holderlin : il est la mémoire où la trace participe de l’œuvre. Et l’œuvre ne saurait se donner sans cette origine, ces déclinaisons.
Et Kentridge de dire, contrariant notre propos et notre analyse, que s’il est mauvais dessinateur : « ça l’oblige et ça le contraint à recourir à l’imagination, à puiser dans l’imagination pour réduire le fossé entre ce qu’il voit et pense et ce qu’il dessine ».
Refuse the Hour
Est auto-audio-biographique. Pièce performative s’il en est, c’est une œuvre où, comme pour ce « genre » multiple et sans définition arrêtée qu’est la performance, l’artiste et l’œuvre sont indissociables dans leur expression, manifestation, exposition. Aussi, Refuse the Hour procède, d’une certaine manière, d’un autoportrait qui est la somme épique d’un ensemble de performances, présenté antérieurement au Market théâtre, à Johannesbourg, et qui s’élaborera en diverses formes, à commencer par Dancing with Dada. Une pièce génétique, en quelque sorte, où il s’agissait pour Kentridge de faire émerger un dialogue entre deux personnes : l’une pouvant bouger par l’imagination, l’autre ne faisant l’expérience d’aucune mobilité parce qu’elle est privée de cette imagition (between someone who can move fantastically well and someone who can’t move at all). Avec Dancing with Dada, initialement pensé pour une exposition d’art contemporain, à l’invitation du Documenta 13 de Kassel, Kentridge tenait à présenter un ensemble de performances en temps réel. Accompagné par Philip Miler (musique et orchestration sonore) et Dada Masilo (mouvements chorégraphiques), il s’agissait pour Kentridge de faire un travail rétrospectif sur ce qu’il a créé depuis plusieurs années, en faisant en sorte que les matériaux utilisés, les « archives », ne convoquent pas un sentiment nostalgique tourné vers le passé, mais qu’ils servent l’œuvre pour qu’elle soit un commencement.
Trois semaines durant, en résidence au Arts studio du Main, puis trois semaines à nouveau, suffiront alors à Kentridge et Dada Masilo pour commencer un worshop à l’origine d’une fresque qu’ils baptiseront The Refusal of Time (le refus du temps, la résistance au temps, le défi au temps… comment traduire ?). Des semaines où, travaillés par une idée obsédante, ils explorent différentes matières comme le souffle, le rythme (parce que « le rythme est commun à tous, car tout le monde a un cœur » dira ultérieurement le compositeur Philip Miler). Et aussi l’angoisse du temps, l’humus qui sert de poutre maîtresse et à l’architecture de Refusal of Time. Des semaines où Kentridge convoque tous les médiums dont il dispose : la vidéo, le dessin, l’ensemble des multimédias… et où il dessine des machines que réaliseront Christoff Wolmarans et Louis Olivier. Des machines qui s’adapteraient au corps des danseurs, des séries de leviers, de bras, de mécanismes à crans qui tourneraient, mais aussi des objets hétéroclytes convoquant des rouages, des cycles, des mégaphones… Des machines qui résisteraient au temps racontera Wolmarans.
Au bout du compte, Refusal the Hour sera modelé sur plus de 15 ans de créations/animations qui ne sont d’aucune manière étrangères à celles qu’il a présentées à travers le monde (Sobriety, obesity and growing old (1991), Felix in exile (1994), History of the main complaint (1996), stereoscope (1999), Shadow procession (1999)…), à Kassel en 1997, à la 24ème biennale de Sào Paulo (1998), à la biénnale de Venise (1999)…plus tard, I am not me, the horse is not mine (2010), et aussi Le Nez de Chostakovitch, Carnets d’Egypte, Telegrams from the nose… à Londres, New York, Sydney, Kyoto… où l’art contemporain performatif trouve une visibilité.
Et c’est, in fine, au bout de ce long temps, à 56 ans, que Kentridge, en 2012 avec le physicien Peter Galison, aura entrepris une nouvelle fois de questionner le temps. « Une nouvelle fois » dis-je, car le temps n’a jamais été étranger à ses œuvres (dessins comme animations) et l’on ne peut pas regarder les Horses tapestries (série de chevaux rongés par la rouille où l’aplat de noir semble déchiquetté et gagné par la lèpre) autrement que sous un temps à l’œuvre. On ne peut pas s’épargner l’idée que Monument est peut-être aussi un mausolée où le temps a fait son ouvrage. Ne pas contempler les 35 minutes de Weighting…and wanting de 1997 (et ce type que Kentridge dessine et enfourne dans une chambre froide) autrement que comme une variation « d’avoir fait son temps ». S’arrêter devant Tide Table, sans se rapppeler qu’un corps d’enfant, contemplé depuis celui de l’adulte devenu, est toujours, plus ou moins, le corps d’un deuil, non seulement des jeunes années, mais aussi et surtout, des espoirs qu’il incarnait… Histoire d’un cadavre régulièrement fêté, à l’occasion des jours anniversaires qui sont autant d’enterrements tus, où le cierge spectral se meut en bougie, et où la pelle à tarte n’est rien moins que celle qui appelle l’outil principal des fossoyeurs.
Le temps à l’œuvre aura été variations de motifs, de techniques, de supports. Métaphores graphiques et images sonores, processions chorégraphiques et Requiem populaire… le Temps – Kentridge l’aura sans cesse convoqué, anatomisé, disséqué – d’écrire Refuse the Hour : une partition lyrique et visuelle, poétique.
Du fuseau au fusain… in less than two hours.
Refuse the Hour se regardera donc comme un autoportrait où Kentridge, indissociable de ses oeuvres parce que le « performer » est inclus dans le processus d’expression de sa création, sera continuellement présent sur scène. Et où, dès la première image, à la manière de Stéréoscope (1999), Kentridge, à sa table de travail, pencil en main, est comme un penseur à l’œuvre. Image d’un sculpteur graphique aussi où le stylo (cet encrier des idées) s’aventure dans quelques traits qui sont autant de mise à l’épreuve. Moment chez l’artiste qui le renvoie au « crayonné » : au brouillon, à l’esquisse, à l’épreuve, au premier jet, à la lettre formée comme au dessin habité de l’idée… qui sont autant de formes du hors piste de la pensée.
Moment où le fusain s’empare du fuseau (horaire), du fuseau (honoraire) puisqu’ici, Refuse the Hour, prendra le temps de questionner le TIMES en l’extrayant de la gangue (aurait dit Baudelaire parlant de l’horloge et du Spleen), dans laquelle les petits traders ne l’évaluent qu’en mesure Money.
C’est donc cela Refuse the Hour… une œuvre protéiforme, un espace hybride, une installation conceptuelle, une perf mise en cage de scène… Où les cornets à piston greffé à quelques instruments à coulisse sont les vagues parents et lointains ancêtres du grammophone musical et du porte-voix des manifs sociales. Dans cette navigation entre l’Art ( la vue) et le Social (la rue), Refuse the Hour est donc Manifestations, et par conséquent, aussi, Manifeste. C’est-à-dire, dans la tradition de cette forme qui ouvrira la modernité, la volonté de rompre avec le canal historique et bourgeois de la représentation de la pensée. Moment où son œuvre peuplée d’une multitude de fragments s’assemble en un Tout labyrinthique qui, pour autant qu’il ne se donnera pas par le linéaire, s’incarnera dans le filaire. Ou comment filer une idée, le développer, la ficeler, la tisser… autrement qu’en recourant à une cascade de formes qui sont autant d’idées montées, démontées, remontées… Où, regardant cette mécanique qui tient du jeu de mécano de l’enfance, Refuse the Hour tiendrait du Cluedo artistique. Quelque chose est mort et l’assassin court encore.
Refuse the Hour court donc en tous les sens, alerte l’œil et affole l’oreille à ne plus savoir que voir. Dans le reflet d’une roue de vélo aux rayons solaires, dans le mot « Anti-Entropy » qui fait de l’écran une banderole constructiviste aux slogans révolutionnaires, dans l’orchestre aux instruments imaginés qui ouvrent sur un monde sonore, dans ces films d’animation projetés où la vitesse de défilement de l’image réhabitue l’œil à une pulsion scopique, dans ces interprètes d’un art éphémère où le chant, la parole, le geste suivent des chemins pris entre l’Ether céleste et les voix terrestres… Kentridge compose, recompose et expose une œuvre au mouvement lyrique, à l’image fantastique, au road-movie chorégraphique, aux sons électro-acoustiques. Il œuvre et précisément il mixe les sonorités, les images ; les associe en maintenant leurs distinctions ; les fait entendre et voir jusque dans l’amalgame de cette forme plurielle qu’est Refuse the Hour.
Moins défilé de scènes et d’impromptus que défilement d’une pensée, ici, comme dans le laboratoire du professeur Kentridge, ou son atelier, ou sa paillasse ou son établi, ou sa chambre obscure, ou sa camera obscura… il en va du réflexe acoustique et rétinien comme d’un enjeu qui ferait passer, à la manière de Roland Barthes, de la chambre noire (lieu de développement) à la chambre claire (lieu d’éclaircissement) où la pensée se révélerait autant que la rêverie éleverait. Là est la « fantaisie », au sens où Breton comme Benjamin, la donnent pour modèle de l’imagination. Où quand l’activité mentale reprend ses droits sur l’arsenal des jurisprudence de la raison.
« Atelier », dis-je, où Kentridge fait leçon (fait le son) et, à la manière de Mélies auquel il rendait hommage (Hommage to Georges Mélies, 2003), propulse son œuvre vers les horizons imaginaires, au pays de l’imagination, vers les mondes sans frontières. Là où le travail vocal et pictural de Refuse the Hour se défait des dimensions raisonnables et rationnelles, des carcans de la logique, des prisons du logos… pour gagner la route céleste, et les régions de l’esprit sans limites de l’UNSAY, L’UNHAPPEN, L’UNDO, L’UNSAVE. Suite de mots au format gigantesque où la pensée sérielle vient à changer d’échelle quand le privatif « Un » ne marque plus la fin, mais un recommencement éternel, indifférent aux cartographies établies pour gagner les régions topiques du réel à conquérir.
Kentridge professeur ou chercheur en « Archives Universelles », comme d’autres furent en quête d’un Graal ou d’une pierre philosophale, travaille donc le regard comme d’autres se plierait aux désirs magnétiques d’une boussole borgésienne. Ce n’est pas la direction, ni le but qui sont essentiels, ce sont les chemins qui y méneront et les paysages qui seront découverts qui recouvreront l’intérêt qui, ici, se confondrait avec l’essence.
Moins chercheur Kentridge, qu’Arpenteur, il faut alors abandonner la pensée que Kentridge se promène en labyrinthe (trop organisé et géométrique) et préférer l’idée qu’il est celui qui mesure le chaos et saisit le désordre du réel. Celui-là même dont Octavio Paz disait qu’il est « naturellement délirant ».
Alors le temps ? Kentridge s’y affronte. Mais comment ? Comment « refuser le temps » ? Comment se déprendre de son embrassement ? Comment gagner du temps ou lui résister ? Comment, autrement que par la parole et le discours, rendre manifeste un gain de temps ou poser qu’un grain de sable vient altérer l’écoulement du sablier ?
C’est à cet endroit que doit s’annuler le différend entre la technique et le thématique. C’est là que les formes discursives qui prennent trop souvent le dessus doivent laisser place à un ordre différent. C’est là que l’éthique (un art du vivre ensemble) trouve un concurrent dans l’esthétique.
Et Kentridge alors, de recourir au modèle de la Variation qui fait de Refuse the Hour, une forme où s’orchestre le même en sa différence. Où chaque élément scénique est pour ainsi dire repris et, dans la reprise, organisé d’un plus ou d’un moins. Ainsi, par soustraction d’un fragment ou addition d’un motif, par déclinaison donc, Kentridge se met à faire bégayer le temps qui, sans faire réellement un « surplace », se livre en infimes déplacements. C’est dans ce rapport à la Variation qui est dilatation, expansion, rétension… que Refuse the Hour prend le pas sur le temps. C’est dans l’observation de la vitesse que Refuse the Hour développe un souffle, un pneuma qui rejoint le pneumatique des mécanismes qui le font entendre.
Technique et thématique, rendues d’un bout à l’autre de cette « proposition » où, à la dernière image et au dernier son, alors qu’en fond défilait le film d’animation d’un théâtre d’ombres où une cohorte d’interprètes dansait et mimait un choeur muet; sur le devant de la scène, soudainement pris dans une lumière à contre-jour, alors que la projection disparaissait, les interprètes semblaient avoir glissés de la pellicule, au plateau.

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Refuse the hour ou l’art du contretemps https://www.insense-scenes.net/article/refuse-the-hour-ou-lart-du-contretemps/ Sun, 08 Jul 2012 10:00:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=707 —-
Avignon, le festival, sa 66ème édition est l’occasion pour Hortense Archambault et Vincent Baudriller d’associer Simon McBurney, acteur et metteur en scène anglais. C’est aussi une façon de mettre en avant la scène anglo-saxonne contemporaine. Le premier spectacle du festival est l’œuvre de William Kentridge, artiste sud-africain, tour à tour dessinateur, réalisateur de film d’animation et metteur en scène de théâtre ou d’opéra. Avec « Refuse the Hour »2 à l’Opéra–théâtre d’Avignon, le metteur en scène ouvre le festival en réfléchissant à ce désir et à cette absurdité de refuser le temps, de se rebeller, de s’opposer contre le cadre du temps. Ce travail n’est pas un manifeste mais plutôt une conférence composée de la parole de Kentridge accompagnée de ses films d’animation ainsi qu’une place très importante accordée à la danse et à la musique. La musique qui est à la fois tributaire du tempo et pouvant échapper à une temporalité. C’est à partir d’un dialogue qu’il a mis en place avec le physicien américain Peter Galison que « Refuse the Hour » a été pensé.
« Tout commence par le dessin » dit William Kentridge. Une fois installé dans la salle pour assister à « Refuse the hour » une scénographie se présente empreinte du trait, du dessin. Les formes géométriques qui composent le mur du fond sont sphériques et dessinées et les objets/machines présentes sur la scène sont coniques. C’est une sorte de cosmogonie, une organisation singulière de l’espace. Sur le plateau les musiciens accordent leur « violons » et autres instruments. Les interprètes déambulent se réunissent, discutent entre eux, le metteur en scène Kentridge est là aussi. C’est lui qui tiendra le discours, qui exposera son analyse sur le temps et du rapport qu’on entretient avec le temps et son découpage. Ce découpage qui cadre et qui enferme, réduisant les possibilités d’échappement. L’art est sans doute un lieu possible d’un dégagement de la contrainte du temps. Mais rappelons que ce cadre temporel est aussi, et c’est sans doute contradictoire, le lieu d’une réunion et du même coup l’espace d’échanges possibles.
« Tout commence par un dessin » mais la représentation de « Refuse the hour » commence par la batterie. Celle qui rythme, celle qui donne la mesure, celle qui donne le temps et le ton. Cela dit Kentridge, transforme la question de la rythmique en la rendant à sa multiplicité. Nous n’entendons pas un battement régulier, ni un métronome mais une transformation successive du tempo un peu à la manière d’un morceau de free jazz. Mais cette référence à un mouvement musical inscrit dans le réel, inscrit dans le ici et maintenant est contrariée par le fait que la batterie est suspendue à 5 mètres du sol et actionnée de façon mécanique. Cela donne une expression figée à une musique qui ne l’est par nature pas. Cela renvoie aussi à l’inéluctabilité du temps tout en le matérialisant dans une composition multiple.
Ensuite Kentridge commence sa conférence en renvoyant au passé, le sien. Lors d’un voyage en train, il a 8 ans, son père lui raconte l’histoire du roi Acrisios et de son petit fils Persée. Ce roi d’Argos apprend par un oracle que son petit fils Persée l’enverra dans le royaume d’Adès. Pour contrecarrer, sa funeste destinée, il enferme sa fille Danaé. Zeus découvrant la beauté de cette femme, pénètre sa prison et féconde la prisonnière. A la naissance de Persée, Acrisios les enferment dans un coffre et les jètent dans la mer. Ils survivent et sont recueillis. Arrivée à l’âge adulte, Persée a pour mission de tuer la Gorgone Méduse. Il réussit sa mission et décident de rejoindre sa terre natale. Son grand-père tenu au courant de l’arrivée de son petit-fils se cache à Larissa en se déguisant en mendiant. Persée passe à Larissa où le roi de la cité organise des jeux auxquels il participe. Pendant le concours de disque, son jet phénoménal atterrit dans les gradins sur la tête de son grand père travestit en mendiant. Racontant cette histoire, Kentridge renvoie à son passé mais aussi au passé mythologique. Celui qu’on peut associer au premier pas du théâtre. Mais à la fin de son récit, Kentridge exprime son refus du dénouement de l’histoire, rejetant l’idée de destinée, mais refusant aussi cette conception d’un théâtre cathartique. Effectivement la représentation à laquelle nous sommes conviés déborde les cadres de la narration et de la moralisation. Le livret qui s’apparente plus à une conférence est associée aux musiques, aux projections de ces films d’animation, à la danse de Dada Masilo. La musique participe de l’hybridation du spectacle en confrontant la musique sud-africaine à celle de Berlioz. Mais cette confrontation, cet affrontement est chez Kentridge une idée de faire se rencontrer des éléments contradictoires et ainsi permettre une affirmation de chaque composante. Cet « affrontement » musical est mis en scène comme un dialogue.
Ce dialogue en jeu chez les musiciens, mais particulièrement dans le travail des trois chanteuses, deux sopranos et une mezzo-soprano qui à travers les morceaux font entendre leurs différences et leurs complémentarités. Un peu plus tard, il fera conversé un interprète avec trois métronomes en vidéo qui en même temps qu’ils indiquent un tempo, ne sont pas à l’unisson et leur rythmique propre est modifiées au cours de la séquence. Cette scène fait écho et se confronte à l’ouverture du spectacle avec la batterie. Enfin cette confrontation joyeuse participe du mélange comme William Kentridge l’affirme : « … le temps (du colonialisme ndlr) est passé, nous devons penser en termes de mélange. ».
Ce mélange est présent dans toute la pièce. Les vidéos de ces dessins au fusain rencontre par exemple des images de lui et des interprètes. La chorégraphe/danseuse est très présente à l’image. Tantôt elle déplace une porte dessinée au fusain tantôt elle danse tandis que le dessin l’effeuille. Ces images projetées renvoient à des images du cinéma muet et sa présence sur l’écran évoque la présence de Hitchcock. Dans une interview qu’il donnait pour une exposition au Pavillon Noir en 2010, il expliquait comment il était venu au dessin filmé, comment le fusain l’avait trouvé. Et regardant ces dessins filmés, on note qu’à partir d’un seul dessin, il fait une séquence en effaçant et redessinant sur le même dessin. Cela donne en même temps la notion du mouvement et la trace de ce mouvement. C’est à dire le présent, ce qui se passe et le passé, d’où cela provient. Là encore, il exprime un rapport au temps et une envie d’en découdre en superposant le révolu et le maintenant.
L’exposé de Kentridge se propose sous forme de chapitres séparés par des moments musicaux et dansés devant les images projetées sur le mur de fond de scène. Ces chapitres qui sont une façon d’organiser la représentation et qui évoque l’histoire, la mécanisation, le colonialisme, l’entropie, les trous noirs. Kentridge nous conte, par exemple la construction à Paris, au XIXème siècle, en plein essor industriel, d’un système pour régler toutes les horloges de Paris à la même heure. Dans ce spectacle, Kentridge nous donne à penser le rapport au temps en tant que mesure et fabrication d’un cadre qui peut être aliénant. Tout tourne autour du temps, ce sont les objets / machines coniques qui renvoient à des entonnoirs, qui rétrécissent le temps en même temps qui amplifient les voix et les sons, les sphères qui renvoie à la terre et à sa révolution perpétuelle. Ce n’est pas une œuvre qui regrette un temps révolu mais au contraire qui pense le refus, la résistance comme dynamique et comme nécessité à imaginer le monde autrement.



1 – Contretemps
A.− Domaines artistiques
1. CHORÉGR. Pas sauté exécuté sur une jambe, l’autre restant levée. On lève une jambe en l’air et on s’enlève en sautant sur l’autre jambe, ce qui est exactement le contretemps défini par Compan (Brillant, Probl. danse,1953, p. 96).Contretemps sissonne; contretemps soubresaut; contretemps jeté (Bourgat, Techn. danse,1959, p. 95).
2. MUS. Procédé rythmique qui rompt une accentuation régulière lorsqu’un son, commencé sur un temps faible, est interrompu sur le temps fort qui suit. L’émotion de ces accents, dont les battements des violons à contre-temps et les clarinettes soupirantes trahissent le désordre intérieur (Rolland, Beethoven,t. 2, 1928, p. 395).



Distribution

— mise en scène William Kentridge

— musique Philip Miller

— chorégraphie Dada Masilo

— vidéo Catherine Meyburgh

— dramaturgie Peter Galison

— scénographie Sabine Theunissen

— mouvement Luc de Wit

— directeur musical Adam Howard

— costumes Greta Goiris

— machines Christoff Wolmarans, Louis Olivier, Jonas Lundquist

— lumière Urs Schoenebaum
avec Joanna Dudley, William Kentridge, Dada Masilo, Ann Masina, Donatienne Michel-Dansac, Thato Motlhaolwa, Bahm Ntabeni
et les musiciens Waldo Alexander, Adam Howard, Tlale Makhene, Philip Miller, Vincenzo Pasquariello, Dan Selsick, Thobeka Thukane

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Trans Europa festival d’Hildesheim https://www.insense-scenes.net/article/trans-europa-festival-dhildesheim/ Tue, 15 May 2012 10:11:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=710 ——-
Alors que le théâtre universitaire européen n’a jamais été aussi dynamique, il faut également faire le constat qu’il n’a pas les moyens d’être visible. Le plus souvent cantonné à des manifestations qui ne sortent pas des campus, il est partiellement ignoré. A Hildesheim, les départements de théâtre et de médiation semblent vouloir rompre avec cet état de fait et investissent la ville devenue le lieu de rendez-vous de formations universitaires européennes… Lituaniens, portugais, islandais (allemands, autrichiens)… Performances et projets trouvent à se manifester dans différents endroits de la ville de Basse-Saxe. Tout y est organisé par les étudiants soutenus par différents partenaires et notamment l’université.
C’est autour de l’Hauptbanhof (la gare) que se concentre une mosaïque de lieux (La Fabrik) et de foyers (Theater haus) où se produisent les événements. Le quartier général (Festival Zentrum) : une ancienne friche industrielle reconvertie, a été aménagé de longue date. Dehors une multitude de vélos indiquent la présence massive d’étudiants qui circulent d’un point à un autre. Dedans, un zinc entouré de plantes vertes vivotte dans la proximité des banquettes de récup. La musique y est forte, plutôt electro ou lointainement alternative. A tous les étages (le bâtiment en compte 5), il se passe quelque chose qui n’a plus rien à voir avec l’économie du spectacle et tout à voir avec une rupture de l’économie de marché. Ici, une œuvre plastique en mutation perpétuelle voisine avec une pièce insalubre. Un peu plus loin des étudiants découpent, poncent, assemblent… En bas, parmi les fils électriques et les pilones, une salle de conférence prend forme à mesure que les chaises sont disposées et que la sono est mise en place. On y parlera tout à l’heure des projets étudiants : ceux qui ont été réalisés, ceux qui sont en passe de l’être, ceux qui nourrissent les esprits d’une communauté qu’aucune contrainte ne semble pouvoir dissuader.
Ce jour-là, au dernier étage, un groupe d’une centaine de jeunes gens est assemblé dans une grande salle toute blanche. Au mur des tentures, et des guirlandes confectionnées « en interne », au milieu des tables nappées. Les petits gâteaux sont faits maison, le café a été acheté auprès des commerces équitables, les petites serviettes de table sont rouges et vertes. Chaque table est ornée de pots de récupération où poussent quelques brins verts prometteurs. Et à chaque table, un étudiant qui maîtrise la langue d’une des formations invitées traduit pour les autres. Une communauté est là qui s’est formée qu’aucune frontière, même linguistique, ne peut mettre en échec. C’est leur force. Ou, disons autrement que ceux qui pensent la force comme une qualité, c’est une utopie réalisée. S’il est une force (n’abandonnons rien à ceux qui déforment la pensée), c’est celle qui donne à l’humanité sa chance, celle qui entretient le rêve quand il est un horizon qu’il faut rejoindre.
Ici, dans cette grande salle blanche, on est au lieu même d’un espace qui s’est tourné vers l’avenir à construire, plus seulement un passé qu’il faudrait faire primer. A l’image des œuvres dont ils parlent et qu’ils fabriquent, des œuvres de maintenant et de demain. Et pas un ne prétendra que celles-ci sont mieux, ou moins bien. Il y a longtemps qu’ils ont abandonné l’excellence au cercle des « initiés ». Leur propos est autre… Ils cherchent, ils proposent, ils tentent… Ils essaient autrement. « Autrement » est sans doute le mot qui, ici, est devenu essentiel et qui les guide dans une aventure sans limites.
Ce jour-là, au cinquième étage de cette friche, à l’angle de la Marheineke et de la Warmuthstrass, à chaque table ensoleilée, on parle du « festival ». Comprenons bien, on interroge la notion, la pratique, l’idée que l’on peut se faire du festival. Et chaque étudiant qui prend la parole, chaque question, chaque point de vue procèdent d’un espace dialectique en construction où la pensée, plus que la définition, est le seul mouvement des mots qui s’échangent.
A suivre le propos d’Haiko Pfost et Anne Schutz (autrichiens) qui ont monté le festival Camp-Show-Steiermark, abrité par celui de Gratz ; ou le témoignage de Laura Raber et Dorothee Halbrock qui ont développé le Kunstcamp MS Dockville à Hambourg, etc… on entend qu’il y a dans l’idée de faire un festival ou de s’agréger à un festival existant, une autre idée, une autre approche bien loin de celle que privilégient les offices de tourismes et les stations estivales. Une idée bien différente de celle qui procède de l’accueil et de la diffusion, de la saturation et de l’événement.
Alors se dessine autre chose dans ce questionnement et à les entendre, on comprend ou on se rappelle ce que pourrait être un festival :
— Un lieu de rencontres ou disons un art de la rencontre comme lorsqu’Haiko et Anne raconte la manière dont ils ont fait partir des dizaines de caravanes métamorphosées à travers le pays pour rencontrer les gens ; avant de revenir avec des histoires et de s’installer à Gratz pour le festival.
— Un lieu de de pensées où la question, entre autres, des modes de travail et des pratiques artistiques n’est rien moins qu’un enjeu qui procède d’une manière de vivre ensemble.

— Un lieu d’utopies où commencer à faire autrement implique d’avoir la mémoire de « comment c’était avant ».
Transfestival, c’était un moment, dans le temps quotidien, où l’on pouvait imaginer ensemble un autre art de vivre sa vie…


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La grande et frauduleuse histoire du commerce https://www.insense-scenes.net/article/la-grande-et-frauduleuse-histoire-du-commerce/ Fri, 20 Apr 2012 10:15:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=711

Au Théâtre du jeu de Paume d’Aix-en-Provence, Joel Pommerat présentait La Grande et fabuleuse histoire du commerce. Un drame quotidien saisi entre 68 et nos jours… Le lieu d’un mal être qui s’installe durablement, soutenu par 5 comédiens (Eric Forterre, Ludovic Molière, Hervé Blanc, Jean-Claude Perrin, Patrick Bebi) qui campent la « beaufitude » présente.
Depuis longtemps
Il y a quelques années de cela, Joël Pommerat fuit l’école et prend les chemins buissonniers de l’écriture. Il a une vingtaine d’année et signe un premier texte, Le Chemin de Dakar. Un titre un rien exotique et à peine rimbaldien qui, à la manière des « chemins » de Strindberg, l’inscrit déjà dans une quête intérieure, une contemplation, une visitation qui se livrent dans les phrases simples et tumultueuses d’un monologue non théâtral. La compagnie Louis Brouillard naîtra à ce moment-là. S’en suivront quelques textes et créations qui marquent non pas un début, mais l’entêtement de celui qui a décidé de faire et d’écrire du théâtre. Le Théâtre de la main d’or à Paris – où il présentera toutes ses créations – devient alors le compagnon où Pommerat s’exécute jusqu’à Pôles, son premier texte publié par Actes-Sud, en 2002.
Joël Pommerat n’est pas encore le metteur en scène associé de l’Odéon-Théâtre de l’Europe et du Théâtre National de Bruxelles. Pas le metteur en scène connu qu’il est aujourd’hui. Pas l’auteur attendu qu’il est maintenant. Pommerat et sa compagnie Louis Brouillard émergent. Une première résidence au Théâtre de Brétigny-sur-Orgue l’inscrit dans un geste qu’il reconduira sans cesse. Ecrire au plus près du plateau, au plus proche des acteurs, comme à leur écoute… Ecrire, Treize étroites têtes pour les Fédérés, Mon ami, Grâce à mes yeux, Qu’est-ce qu’on a fait… Des textes, des pièces, comme sortis de nulle part où l’intérêt de Pommerat pour les plis, les recoins, les zones d’ombres, les apartés… sont un espace d’exploration tout autant éthnologique que poétique. Où écrire, bien loin d’être une affaire de style, est avant tout une façon de se sentir à l’écoute : dans la tension de l’écoute. A l’écoute d’un quotidien mineur, d’un tragique anonyme, d’un drame commun comme on pourrait dire qu’il y a, pour chaque vie, un programme commun pris dans la un monde plus grand et plus vaste. Façon pour Pommerat de recueillir une réalité, ou de faire écho à des espaces-temps où il n’y a plus de hiérarchies. « Cette année non plus ne sera pas une année ordinaire » dit Elda Older dans Pôles, avant que celle qui voulut être actrice n’ajoute : « je ne pourrai sans doute pas échapper à ma première opération chirurgicale de toute mon existence ». L’œuvre de Pommerat pourrait être condensée, ici, dans ces deux phrases qui font entendre et laissent sous-entendre les thèmes qui s’imposent à leur auteur. Le doute, l’absence de maîtrise sur le cours des choses, un monde d’inquiétudes inévitables et d’accidents indépassables, la récurrence de certaines angoisses irrationnelles ou justifiées, de quelques peurs dont on devient les familiers… A ces endroits de la vie banale, de la banalité qui est aussi l’espace de la catastrophe, Pommerat se sert alors de l’écriture comme d’un espace asilaire où sont contraints les gens de peu, les familles de petites gens… pris au piège d’un monde qui leur échappe, dans lequel ils sont tout à la fois à la marge et au centre. A la marge parce qu’ils ne comptent pour presque rien aux yeux du monde et que leur destin n’est finalement qu’un accident regrettable de plus. Au centre, aussi, sans doute parce que Pommerat leur rend la parole, permet de « rendre possible cette parole » inaudible autrement. C’est dans ce va et vient entre le monde et le petit monde du quotidien que l’écriture de Pommerat se déploie. Là où parfois, comme dans Je tremble, se fait entendre ce qui manque désormais « un vrai beau rêve d’avenir pour notre société humaine ».
De mémoire, ma rencontre avec Pommerat a toujours convoqué ces pensées, ce sentiment, cette sensation. D’Au monde (2004), à D’une seule main (2005) ; Des Marchands (2006) à Cet Enfant (2006), en passant par Je Tremble (2007) et Pinocchio (2008)… Sensations d’un « théâtre posé » où la brûlure du monde (dirait et écrirait Claude Régy) est affleurante à chaque image, chaque mot, chaque instant. Sentiment de menaces constantes, de douleurs lancinantes, en quelque sorte, qui ne sont plus liés à aucune forme de fiction vraisemblable, mais tout au contraire à un réel capturé, esthétisé et poétisé qui rappelle que la fragilité est récurrente à la vie. Une fragilité qui est au commencement d’une peur pérenne explorée par Pommerat d’une création à l’autre, peur modelée à des échelles différentes : la famille, l’enfance, peur de l’autre encore, de soi, de l’ami, du parent, etc. Et aussi culpabilité… « le putain de sentiment de culpabilité » qui paralyse, qui ronge, qui s’offre aux yeux de l’autre, dans les gestes gauches et les mots bancales. Soit, à bien y réfléchir quand on songe à Pommerat et ce qu’il écrit, deux valeurs ou paramètres d’un tragique contemporain sans héros, plus intime, plus invisible, plus anonyme et pas moins violent.
De mémoire, dis-je, alors qu’en 2003, à Caen, Pommerat travaillait en partenariat avec la CAF et le CDN dirigé par Eric Lacascade, avec un petit monde éborgné, maltraité, marginalisé, pendant plusieurs semaines, dans les quartiers populaires de la périphérie caennaise, alors qu’il préparaît Qu’est-ce qu’on a fait ?
Phrase sublime qui dit explicitement l’inquiétude ou une variation de la peur encore…
Je me souviens de notre entretien, lui assis à la table de cuisine, devant le jardin, et plus tard, au prétexte d’une photo, s’installant dans un fauteuil, à mon bureau. Un long entretien de trois heures n’avait pas suffi à épuiser Pommerat. Un long entretien où sa voix ne se rythmait d’aucune condescendance, d’aucune pitié, d’aucune inflexion lacrymogénique… Non, sa voix, quand il parlait des petites gens qu’il avait croisés ; des gens de peu muets qui s’étaient mis à parler de la parentalité… sa voix résonnait comme celle d’un témoignage distancié qui ne prend pas parti, qui ne joue pas le sentiment contre la raison. La voix de Pommerat était blanche. Et c’est elle que j’entends encore alors qu’il livrait une impression ou un constat sur ce moment-là, mêlant vie et théâtre : « j’ai pensé à quelqu’un, un peu écrasé dans son silence, dans sa solitude, par notre “meilleur des mondes” ».
Qu’est-ce qu’on a fait ? devint, quelques temps plus tard, un livre blanc et fut édité par la CAF, dans un format tout simple, avec une reliure collée trop rigide pour que le livre ne se brise pas à la première lecture. A l’intérieur, on trouve le texte de Pommerat, un mot militant du directeur des affaires familiales, un témoignage de Patrick Boutigny sur cette « expérience », et des paroles de gens qui, pour la première fois, peut-être, ont mis sur le papier ce qu’ils avaient dans le cœur, la tête, le ventre… Ça se loge où l’humanité ?
Sans doute est-ce un peu une question de Pommerat qui, Avec la grande et fabuleuse histoire du commerce, aura à nouveau, d’une autre manière, recouru à ces paroles actuelles, vraies, en travaillant à partir d’extraits d’interviews de la thèse de Frédéric Neyrat et Marie-Cécile Lorenzo-Basson : « La vente à domicile : stratégies discursives en interaction ».
Dans la solitude des chambres d’…
C’est le titre lointain d’un texte de Koltès qui vient à l’esprit. Le titre qui rappelle le deal de celui qui a quelque chose que l’autre n’a pas et ne veut pas, mais qui pourrait devenir un objet de désir si l’autre s’y entend… Dans la solitude des chambres d’hôtel 5 VRP, en déplacement, dealent donc. Venus essorer les lotissements paupérisés, tels des nomades prédateurs qu’ils sont, cinq VRP discutent stratégie commerciale, psychologie humaine, rhétorique de vendeurs… Moment où l’on distingue que la parole doit venir à bout de toutes les résistances, de tous les questionnements. Instants où la parole ne connaît d’autres enjeux que celui, dialectique, de la persuasion. C’est Aristote pour les nuls au pays du capital qui est ici mis en scène. Là où l’argument n’a plus rien à voir avec la construction d’une vérité, mais tout à voir avec le désir et la séduction. Soit la mise en place d’un mensonge qu’il faut rendre crédible. C’est aussi un temps de conversion où une équipe d’anciens rompus à la logique du chiffre essaie de persuader le 5ème, le nouveau : le petit jeune, de l’utilité de son travail de vendeur et de menteur. Ainsi, dans la chambre, chaque soir, les aguéris se livrent au dépucelage de la conscience du naïf. Jeu de rôles humiliants et féroces à l’appui pour prévenir les postures du client récalcitrant. Dialogues artificieux pour mystifier le client résistant. Mise en place d’un sentimentalisme de bas-fond pour entrer en connexion, en empathie avec le client revêche… Les ficelles du métier oscillent ici entre bizutage et torture mentale… C’est encore l’histoire de drames personnels où l’affection fait défaut, où les mariages de nos « VRP » sont fragilisés par un travail qui ronge tout : leur temps, leur vie familiale, leur esprit critique, l’amour de l’autre, l’amour de soi compris… C’est encore et aussi l’histoire hormonale d’une tribu de mâles qui pense « qu’avoir des couilles » est la marque de l’homme moderne étranger aux états d’âme de « gonzesses ». En clair et traduit : il faut s’affranchir de la conscience qui entretient des scrupules moraux ou porterait encore un peu d’humanité.
C’est encore et toujours une histoire de meute, avec ses mâles dominants, ses jeunes loups avides… et les VRP n’échappent pas à cette configuration animale. C’est le monde du commerce, celui des marchands (autre pièce de Pommerat), celui des vendeurs vendus aux dieux chiffre et performance. C’est l’histoire d’athlète du commerce qui cherche le record qui les homologue provisoirement comme le « meilleur » de la boîte… C’est également à quelques endroits, rares et lentement décomposés sur la scène, une réunion d’hommes fragiles qui ont du mal à laisser tomber le masque qu’une profession leur a imposé. Avancer masqué, ne pas se montrer ou se révéler… être autre, en définitive, et n’être plus soi-même finalement. Au risque, au moment où l’on ne peut plus le supporter, d’en venir à commettre un geste suicidaire… comme on l’entend à plusieurs reprises ici et là dans ces histoires anonymes…
Ainsi va la grande et fabuleuse histoire du commerce de Pommerat entre les murs du théâtre qui sont ici ceux d’une chambre impersonnelle, vide des parfums et des bibelots et autres fétiches inutiles ou de valeur qui sont le paysage d’une vie. Vide, dis-je, de toutes empreintes personnelles, de toute odeur intime, de toutes traces de soi, de toutes images d’un autre familier, de tous coins à soi…
La mise en scène de Pommerat commence peut-être, avant d’être une histoire, dans cet espace privé de toute vie privée. Là où le lustre n’éclaire rien et n’accompagne que des ombres. Là où le dessus-de-lit, la table de chevet, l’armoire aux cintres abandonnés, le mobilier de chambre, l’éternel TV dans un coin… sont la déco de la communauté nomade qui se frotte, dans les établissements de seconde zone, au mauvais goût, au dépareillé pas cher, au luxe d’entrée de bas de gamme. Chambre à peine occupée, ou, et plus précisément, anti-chambre de nuits solitaires ou de soirées arrosées histoire de retarder le moment où l’on se retrouvera seul dans cet espace au gout de « bout du monde ». Bien vilaine chambre en définitive, assortie finalement, aux vilains costumes des VRP : la cravate de mauvais goût, l’imper crème passe-partout, le pantalon au pli militaire, la chemise blanche dont on économise la propreté… De la chambre au costume (qui n’a plus rien à voir avec celui de Brook), il y a ainsi un effet miroir, un reflet, une sorte de réverbération. On vit dans des lieux qui nous ressemblent. Eux sont glauques, ternes, fades à l’intérieur et vivent dans des espaces qui sont à leur image. Et d’ajouter que s’ils sont condamnables, ils sont aussi condamnés. Et de voir la chambre, dès lors, comme un espace carcéral où, prisonnier d’un travail (il faut bien gagner sa vie) on y perd la liberté, entre autres. Paradoxe des sociétés qui, privilégiant le libre-échange, ont fini par aliéner ceux qui s’y sont fourvoyés. Chambre froide (encore une création de Pommerat) en définitive qui, sans ambiguité, se regarde comme le musée de vie sans vie.
L’astuce et puis…
Ce qui aurait pu être une histoire n’en est toutefois pas une mais deux. Ce qui aurait pu être une chambre n’en est pas une mais deux. Ce qui pourrait être confondu à un groupe de VRP n’en est pas un mais deux… Dédoublement donc, ou plus précisément, prolongement épique qui fait de cette mise en scène un monde en deux tableaux qui se ressemblent étrangement sans toutefois se confondre. Pommerat a ainsi choisi de montrer une évolution, une mutation, une suite infernale saisie à travers le mouvement de l’histoire. L’accélération de l’histoire qui, en même temps qu’elle prend de la vitesse, bouscule tout, ruine tout. Des événements de 1968 retransmis à la télé, au zapping informatif de BFMTV de nos jours, de l’ORTF à la TNT, de l’histoire à la publicité, de l’image au monde des images, du poste à lampe (visible sur scène) à l’écran plat… La grande et fabuleuse histoire du commerce tresse les vies privées et l’histoire publique. Pommerat met ainsi en scène le cadavre des idées qui ont été remisées dans le placard.
68 ou le temps d’une hésitation, d’un carrefour, d’un choix… Moment d’une insurrection où les idées et la pensée humanistes semblent pouvoir prendre le dessus. Mois d’utopies ou de rêves fous… Instant où, comme Sartre, on pourrait écrire « l’espoir c’est demain » (ça nous rappelle quelque chose d’aujourd’hui, non ?). Seconde d’illusions perdues aussi qui se finissent avec la chasse aux insurgés dans l’Odéon tenu par Barrault.
L’autre époque arrive alors où le règne des banquiers, du commerce, des actionnaires… est venu à bout des idées pour leur substituer « Monney » chanteront les Pink Floyd. Le self made man a remplacé la communauté. Un nouveau monde (Le nouveau monde et ses idées) boute ainsi le vieux et ses spectres (qui hantaient l’Europe écrivait Marx). Un monde de publicités s’inscrit pour longtemps…
Pommerat, très adroitement, pose ainsi un regard sur la course folle du monde, sur un tragique quotidien fait de riens, de petites trahisons, de petits mensonges que l’on se fait à soi. Et pour donner de l’épaisseur à son commentaire, il isole Franck le vendeur seul rescapé de la première période, et en fait un converti, un leader, un manager dans la seconde. Plus féroce que ses premiers partenaires, Franck est « The prédateur ».
Entre les deux périodes, les VRP ne vendent plus de pistolets, mais des codes de droits du consommateur. Tout est là, dans ce seul mot de « consommateur ». Nouvelle espèce qui, après le sapiens et l’homo sovieticus, livre passage à l’homo conso… Dans la lignée de l’homme, il ressemble à un groupe en extinction…
Politique, éthnologique jusque dans la manière de filmer une cage d’escalier qui induit la pratique du porte à porte… Pommerat livre un fragment tragique.

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Onzième : conversation sur la montagne https://www.insense-scenes.net/article/onzieme-conversation-sur-la-montagne/ Wed, 22 Feb 2012 11:19:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=712 —–
Installé au Bois de l’Aune – dont l’équipe met en place un programme résolument tourné vers le théâtre et les pratiques contemporaines qui fera de ce lieu un espace rare des arts de la scène – le Radeau de François Tanguy et Laurence Chable présente Onzième[[ Spectacle soutenu par les ATP d’Aix-en-Provence.]], en tournée depuis sa création le 3 novembre 2011, salle Gabily au TNB. Une nouvelle création en forme de parade funèbre et grotesque, une sorte de vaudeville métaphysique d’une élégance tenue à la gravité. Avec Laurence Chable, Fosco Corliano, Claudie Douet, Muriel Hélary, Vincent Joly, Carole Paimpol, Karine Pierre, Jean Rochereau, Boris Sirdey… parmi les images d’arbres qui sont récurrentes à Onzième. Manière pour Tanguy, de convoquer l’arbre d’Hölderlin, l’arbuste beckettien, l’Olivier de Rilke, l’arbre qui traverse la gueule d’Artaud dans un autoportrait de 1947… ou quand l’arbre, et bientôt, en nombre la forêt, est une traversée… ce qu’est Onzième.
Exilés en langage ou la onzième lettre
Au commencement il y a un poème du nom de Onzième que signe François Tanguy en guise d’exergue Dalien ou de prolongement du geste qu’il accomplit depuis longtemps. Un poème qui a abandonné depuis longtemps les vers, à moins que les assonances et autres rimes ne soient intérieures aux phrases et qu’elles mettent en écho les pensées sonores. Moins un poème en définitive qu’un regroupement de notes liminaires où les idées viennent se fracasser dans une série d’images prises aux visages que supposent quelques noms propres de livres et livrets qui sont à Tanguy comme les fils conducteurs de l’arpenteur des idées qu’il est. « le désaccord est la cédille qu’il y a entre ce que l’on ne sait pas dire de ce qu’on est en train de faire, et en quoi ce faire va rencontrer cet autre faire à la venue » écrit François Tanguy qui, prévenant, parle en conscience de ce qui se passe à l’endroit de l’art en formation. Et plus loin de poursuivre sur les « réminiscences » qui fondent l’esprit de celui qui, en création comme en toute chose, apprend du silence, de sa mémoire et des corps vivants que la forme naîtra de la contagion de ces trois états. « Onzième c’est entre dix et douze. C’est un milieu –un mitoyen- un méridien, le nombre d’un quatuor… » écrit Tanguy qui donne au mot ses valeurs de temps et de mesure, communes à la musique et aux chonologies. Rappelant, si besoin, que le milieu est encore l’indécis, l’inaccompli, ce qui est en voie de devenir, ni ici, ni là, mais ailleurs. « Milieu » dit Tanguy ou, lui plait-il de l’évoquer à la fin de cette note, une manière de dire que le théâtre n’est pas ni une issue, ni une fin, mais une porte, une entre-ouverture, un espace à mi-chemin de ce qui nous regarde et de ce que l’on regarde. Façon, pour François Tanguy de souligner que son geste « cédille » (dit-il) nous fait l’amitié (écrit-il, à la fin) de nous inviter à un déplacement. Façon de marquer un « respect » (écrit-il) pour celui qui s’est déplacé, avant de signer de son prénom puis de son nom et nous rappeler ainsi qu’il est là, au travail, en travail avec les mots, les sons et les pensées, dans un rapport d’invention qui ne s’accorde plus des conventions. Tanguy qui est dans un rapport d’intellection sensible où la raison est un guide, mais pas une clé. Au milieu d’un théâtre qui est l’espace du ouïr plus que du jouir… du voir, plus que du savoir… là où l’oreille et l’œil entretiennent un entretien infini avec l’esprit et peut-être l’inouï.
C’est que les créations de Tanguy, ou ses mises en scène, s’écartent singulièrement d’un théâtre qu’il serait aisé de rapporter à une fable. C’est que le geste de Tanguy s’accorde mal avec les résumés d’une certaine pratique critique, et autres expédients de commerçants et communicants qui garantissent l’éternité d’un théâtre périssable.
De fait, il n’est pas aisé de parler d’une création de Tanguy. Pas plus qu’il n’est aisé de parler d’un motif solitaire chez Miro ou d’un blanc de Malévitch. Pas « aisé », dis-je, tout le temps que l’on a pas accepté de faire l’expérience majeure et sismique, explosive, de l’épreuve du langage devant une œuvre. Tout le temps que l’on a pas perdu la foi dans le langage.
C’est-à-dire, il faut ici le marteler, de l’impossibilité de pouvoir nommer par le langage comme d’aucuns qui, de Holderlin à Benjamin, de Fiedler à Artaud, en passant par Beckett l’ont senti et théorisé jusqu’à faire de leur œuvre l’épreuve des limites de la parole tout juste à même de s’approcher de l’innommable.
Parler de Onzième, alors que nous affirmons, après d’autres, que le langage n’est qu’un médium sensible et non le lieu d’un asservissement à l’intelligible, induit donc que la parole ne peut être le lieu que d’un différé, d’un éclaté, d’une étrangeté, d’une tentative…plus proche du tâtonnement, du balbutiement, du piétinement… qui sont le mouvement précis de la pensée à l’œuvre, relayée par le langage, devant l’œuvre.
Et de voir Onzième, comme la trace et l’empreinte de ce langage qui, volant en éclats et se retirant des contrées du nommé, dit son retrait et sa résistance aux espaces de définitions, aux territoires d’exclusions. Dès lors, peut-être peut-on regarder Onzième comme l’architecture babelienne d’un ensemble de faubourgs et de ruelles aglutinant les langues comme étant celles parlées par des minorités qui seraient toutes, ici, formées par l’exil qui est la condition des poètes. Car ce qui vaut pour le langage auquel nous recourons communément n’est qu’un usage de la parole qui, dès lors qu’elle gagne la poésie et les méridiens poïétiques, recouvrent une essence que le langage quotidien lui avait soustrait.
Parler un soir avec Tanguy, c’est se souvenir l’écoutant, comme l’a écrit Heidegger dans Die Rede, que « la parole est l’abri de l’être ». Aussi, Onzième, s’il est cette création qui avoue son lien à la présence dont parle Arnaud Maïsetti http://www.arnaudmaisetti.net/spip/spip.php?article806, est à part égal, et tout autant, ce qui nous met au contact de la transparence du langage, là où le mouvement dialectique entre le langage à l’œuvre et le langage de l’œuvre s’échappent infiniment. Là où Le Méridien de Celan revient comme l’espace de cette langue à trouver, loin du bavardage (das Gerede) trop souvent audible.
A moins que François Tanguy, lecteur entre autres de Rilke qu’il lisait un 1er juillet 2011 au Radeau, ait choisi d’écrire Onzième en songeant à ajouter une lettre : la onzième, au 10 lettres de Lettre à un jeune poète où Rilke s’entretient de la solitude nécessaire à la création et de son accomplissement par la poésie. Façon pour Tanguy d’entretenir un dialogue avec ceux qui, morts, n’en finissent pas de nous parler et de nous accompagner.
Le geste du Surfer.
C’est sans doute une référence inattendue que celle-là née, peut-être, du souvenir que Celan ne croit plus dans la terre ou de la contemplation d’une comédienne en équilibre sur une planche. Soit, à bien y réfléchir, et en définitive, la métaphore du comédien toujours en équilibre sur les planches. A moins que le Radeau, dans l’inconscient mis à l’épreuve de Onzième, ne nous rapproche des odes marines, des sirènes lointaines et des chants odysséens… là où la fragilité et les profondeurs mystérieuses, les luttes infernales et tempétueuses, les instants de calmes inquiétants, les traversées infinies et étranges… sont une ponctuation vivante de l’être mis au dehors du monde… Onzième pourrait figurer ainsi un chant ou un épisode qui, dans son affranchissement à l’histoire des mythologies hellènes, reconduirait le mythe d’une quête d’aujourd’hui qui commencerait à même la fin du siècle dernier fait d’utopies positives et négatives. Temps incertains ou espaces indistincts qui voient se mêler et se croiser toutes les « routes des Flandres ». Tanguy ou le geste du surfer, dis-je, qui comme les nouveaux jupiters des océans cherchent moins la puissance de la vague, que l’arête de la lame. Ce lieu de l’épure des écumes, là où la transparence unit fluide et liquide dans un intervalle aérien. Geste de Surfer chez Tanguy, mais et aussi, et peut-être ramené au logique du plateau, geste du shapers : le façonneur de planches. C’est-à-dire celui qui, par son travail et les soins qu’il apporte aux matériaux permet l’équilibre infini, la fuite interminable, l’échappée à la durée improbable. Façonneur (ou la présence dans ce mot d’une cédille décrite par Tanguy) qui fait entendre, via les lois alchimiques du langage quand il n’est plus digestif comme l’écrivait Artaud, les désaccords et tensions d’un mot ou l’art chez Tanguy d’avoir une « façon, de façonner à son heure ». De faire chanter « fa sonner » et vibrer Onzième comme une clé de fa qui est plus grave de gravité.
Onzième paraissant, à la manière de Claude Simon qui songeait en écrivant La Route des Flandres écrire « tout ce qui peut se passer en un instant, en fait de souvenirs, d’images et d’associations dans un esprit », Tanguy et les comédiens du Radeau écriront le furtif des instants littéraires et poétiques, musicaux et symphoniques. Ils en restitueront « l’arête de la lame » qui, logiquement, n’est que brièveté et intensité, rareté et syncopée. Déconstruit, ramassé, condensé au point de figurer quelques précipités, Onzième présentera donc non pas une série de tableaux suspendus dans un ordre de succession indéchiffrable, mais tout au contraire ce qu’il y a de commun dans une multitude éparse, ce qu’il y a de récurrent dans l’éclectisme du brisé, l’éternel retour des formes sonores et visuelles dans ce qui est offert linéairement.
Et d’entendre la voix de Celan dire le poème l’Amende, en allemand, et peut-être faire mémoire du vers qui dit « Et ton œil, vers quoi se tient-il ton œil ? ». Puis s’inquiéter d’un épisode de La Poule d’eau et se souvenir que le meurtre voisine avec le thème d’une identité qu’un homme tente de sauver. Recueillir plus loin un fragment du Chemin de Damas comme on cueille une pièce brisée qui expose un monde de brouillages. Entendre un fragment du Journal de Kafka qui ne cessa de faire l’expérience de l’étrangeté de soi. Se rappeler des Possédés comme d’une narration où la confession de Stavroguine demeure une plainte indéchiffrable. Se laisser aller à percevoir dans Artaud une langue à fleur de peau. La même qui dicte à Richard II de régner autoritairement sur sa solitude… Quand quelqu’extrait du Purgatoire de Dante esquisse l’antichambre du bonheur différé… jusqu’au moment où, au dernier mot d’un poème d’Holderlin : « Fruhling », on se rappelle un vers de fête de paix : « qu’au retour du silence, une langue naisse »…
Et saisir à travers la bibliothèque qu’offre Tanguy, non pas les motifs d’histoires ou l’inventaire déconstruit d’un récit à recomposer, mais entendre dans ces langues, dans ces paroles couchées, dans ces livres et poèmes pris dans l’extension du temps, le même accent mis sur ces œuvres sculptées en langage. Le même accent, dis-je, de la sincérité. De la sincérité de la quête d’un « mieux être » qui est la forme consensuelle d’un être qui fait défaut. Un « mieux » ou un espoir de médiocrité qui est le mot qui, étymologiquement, fait entendre le « moyen », le « milieu, le méridien » écrivait Tanguy dans son poème liminaire.
Pendant que tout au long de la Onzième, une bande son qui mêlera la voix de la haine mussolinienne à la musique de l’opposant Verdi, etc… verra s’affronter dans les cantates de Bach, les arias de Cerha, les énigmes musicales de Boulez, les intrépidités de Schoenberg, l’engagement révolutionnaire et communiste de Nono, la collusion de Dessau avec Brecht… la succession des sentiments et la variété des sensations que la musique porte. Cette manière qu’a la Musique de produire des contretemps ou d’être une contremesure au mouvement fétide de l’histoire. Cette façon qu’a la recherche musicale (concrète, aléatoire, dodécaphonique, électronique, populaire…) de prolonger les formes de l’espérance tout en rendant l’informe des existences et de l’histoire.
Dans Onzième, Tanguy n’orchestrait pas un récit, une fable… il œuvrait sur les ruines des discours, recourant aux langages des arts, comme à une planche de salut. Ou une autre manière de surfer.
La grande parade
Le geste du surfer, disions-nous, à moins que l’équilibre dont il est question ici ne soit celui du funambule. Tête de proue de la grande famille des saltimbanques et autres clowns familiers. Dans l’espace qu’a conçu Tanguy, fait de cadres métalliques amovibles, de fenêtres qui, à la manière de Matisse sont sans issue, de tables de banquet rendues à figurer celles qui soutiennent les cadavres autopsiés… dans ce décor de panneaux blanchâtres parfois colorés de la vidéo de bois (de l’Aune), dans ce décor mobile où tout s’écarte pour laisser voir quelques profondeurs ou au contraire se chevauche pour faire écrans et peut-être inviter à l’imagination… dans cet espace où le déplacement d’un élément ou d’une lumière modifie les échelles de perception qui travaillent à rendre des ombres de pantins géants ou des spectres de militaires d’une grande guerre… Dans Onzième où tout procède de la démesure parce que le changement d’échelle interdit l’accès à une scène naturaliste, Tanguy préférant des images qui nous mettent au plus des régions sensibles du réel… Sur ce plateau où le déplacement de l’acteur, à reculons, en grappe… réfléchit le geste d’un travail en devenir et non l’illusion théâtrale… Parmi ces artifices de bric et de broc où la fleur plastique, le fusil coloré, le cercueil de petite taille, le fauteuil de contesse, les dessous gainés, un chapeau improbable… les robes et autres costumes kitch n’ont pas vocation à faire vrai, mais seulement à souligner un travestissement qui va avec un corps de métier… A même cette bande de comédiens sortie et empruntée à un monde de bande dessinée… Là, dans la parenté d’un charivari « photographié » par Lautrec, dans le voisinage des couleurs aimées de Chagall, dans le voisinage figé du Roi et l’Oiseau, dans la proximité du cinéma muet de Keaton, dans le prolongement des gueules cassées de Dix… Onzième présente des fragments de scènes qui forment un tout éclectique et baroque, une piste de cirque où, une phrase se détache parfois « Vous avez déjà souffert dans la vie ? ».
Et ce petit monde de comédiens et de comédiennes qui navigue selon les lois du hors piste ressemble à s’y méprendre aux restes de clowns en exil. Arlequin sans rapine, Pierrot sans lune, vieux saltimbanques épuisés, pleurnichards et déprimés. Sorte de Crispin à la Daumier, de clown tragique à la Rouault, d’autoportrait d’Artaud en clown tuméfié… de clowns aux bras levés, de clown militaire, de clown jaune de Buffet… C’est un monde forain qui n’a plus qu’un lien distendu avec le monde du cirque. Une bande de pantins, presque, qui vit de la tension née de la contrainte d’être des amuseurs publics et d’une souffrance intérieure. Tous pourraient ainsi ressembler à ces clowns métaphysiques qu’inventa Karl Valentin. Tous sont et figurent le « pitre châtié » de Mallarmé.
Et de regarder leur tête flanquée de couvre-chef en papier carton, leurs visages fardés de maquillages qui les dissimulent, leurs gueules prises dans les bandelettes adhésives… comme ce qui reste d’un jeu qui aurait mal tourné. Une parade en forme de foirade beckettienne…
Onzième s’achève alors sur une cohorte de comédiens agglutinés en pleine lumière…une sorte de bouquet fané, de tumeurs cérébrales colorées, un ensemble de cancrelats (appelés aussi cafards) qui ont chanté leur désarroi et leur lassitude… une bande de comédiens comme autant de figures maladives, ayant finies de grimacer leur folie dans un théâtre qui, loin de nous écarter de la salpétrière, nous ramène au plus proche de la douleur que produit l’esprit en conversation avec les montagnes que sont l’histoire et la mémoire.
Amitiés et respect… puis-je t’emprunter.


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Le doigt d’honneur de Nora la poupée cadeau https://www.insense-scenes.net/article/le-doigt-dhonneur-de-nora-la-poupee-cadeau/ Sun, 12 Feb 2012 11:21:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=713

Ça sent le sapin… expression un rien familière qui dit que ça puera bientôt la mort en cette période de Noël où nous porte Maison de Poupée. Au Théâtre du Gymnase à Marseille, Jean-Louis Martinelli présentait Maison de Poupée d’Ibsen. Une mise en scène contemporaine, où le divan déposé en front de scène, indique clairement que l’on va autopsier les boîtes crâniennes, les consciences…Un peu plus de deux heures après… et sous le charme d’un bande d’acteurs rompus à l’exercice théâtral, Ibsen est bien notre contemporain.
Ibsen notre contemporain
Fin du XIXème, en 1879, Ibsen livre Une Maison de Poupée. L’auteur des Revenants, du Canard sauvage, d’Hedda Gabler, de Solness le Constructeur, de John Gabriel Borkman… Peer Gynt… Brand… est le grand auteur norvégien de cette fin de siècle qui a vu le théâtre s’européaniser. A ses côtés, on découvre Strindberg, Tchekhov, Maeterlinck… Le théâtre, lui, dans ses mutations historiques, est pris entre esthétique naturaliste et symboliste, entre théâtre populaire et théâtre d’Art. Sous l’influence de ces mouvements qui voient l’affirmation du Drame, l’écriture théâtrale relève de nouveaux défis et s’affranchit un peu plus des lois qui gouvernaient à la structure des pièces. On écrit en Un acte afin de gagner en tension dramatique. On en finit avec le spectaculaire et les effets visuels pour privilégier un théâtre d’oreille. Côté théâtre, les salles à l’italienne sont concurrencées par de nouvelles architectures où le dispositif frontal modifie la réception et les hiérarchies sociales. Les fables, elles, se nourrissent aussi des nouvelles sciences qui modifient la représentation que l’on se faisait du sujet. La psychanalyse naissante, entre autres, mais également un monde qui entre dans la modernité technique, viennent se heurter aux anciens dogmes.
En Norvège, Ibsen revenu d’exil, s’est imposé sur la scène nationale et son œuvre n’est rien moins que le journal quotidien de ces mutations radicales où, face aux conservatismes, dans un espace protestant et rigoureux, des individus pris dans ces glaces sociales, n’en finissent pas d’être anéantis et aliénés. Soumis aux règles, aux héritages, à un fonctionnement patriarcal… les personnages d’Ibsen sont le reflet d’une société de contrôle, d’un espace carcéral qui n’offrent d’issues que la fuite, le suicide, la folie… Ecrivain d’une réalité douloureuse et tragique, Ibsen fait ainsi le portrait de familles névrosées qui vivent le deuil de la volonté pour endurer la servilité. Construits sous la forme de sagas familiales, les personnages ibséniens et ses pièces obéissent tous à la même logique et à la quête revendiquée de leur auteur : « Comment être soi-même ? »
Dans un monde gouverné par les intérêt financiers, dirigé par les banques… Dans les familles arbitrées par les pères et autres maris… Ibsen aura vraisemblablement à cœur de parler et de souligner le destin des victimes : les femmes, les enfants qui ne sont épargnés ni par la mort volontaire, ni par la folie héréditaire ou gagnée. Je me souviens de la mort du petit Eyolf entrant dans le lac froid… De la mort du nouveau-né dans les bras de Brand… Des illusions perdues de Peer Gynt courant dans les bois Troll pour échapper à une vie destinée… De la solitude de Solness qui ne construira que sa déchéance. Du suicide d’Hedda Gabler dans la salle à manger… De la claudication du banquier Borkman dans le grenier qui handicape ses héritiers… Et à chaque fois, chez Chéreau, chez Braunschweig, chez Bondy, chez OstermeÏer … de ces décors et scénographies de la pénombre, du bois dur, de la glace gagnant chaque centimètre…
Fin XIXème, un nouveau théâtre est né qui nous met au plus près de drames intimes. Comprenons bien, on parle désormais de ce que le théâtre jusqu’alors taisait.
Maison de Poupée
Nora aura épousé Torvald. L’épousant, elle est passée du statut de fille de son père à celui de femme de son mari. Nora n’existe qu’à travers leurs paroles d’autorité. « Femme de… » et « mère de… »… la vie de Nora se résume à ça. Torvald, lui, est l’homme qui accède au rang social qui s’incarne dans la visibilité du notable. Bientôt directeur de la banque qui lui donnera pignon sur rue, il endosse et chausse l’ensemble des propriétés morales de son statut. Il devra être irréprochable. Autour d’eux, amis et menaces gravitent. Le bonheur est fragile. Le docteur Rank est l’ami jusqu’au moment où il révèlera qu’il pourrait être l’amant. Nora est un peu plus seule. Christine est l’amie qui, de manière imprévisible, comme Oenone pour Phèdre, trahit. Anne-Marie est la domestique… Elle est la fille-mère, ayant abandonné son enfant, pour avoir une place dans cette société qui la menaçait d’exclusion. Elle est tolérée. Enfin, il y a Krogstad… celui par qui le tragique est embrayé. Celui qui vient faire chanter Nora. Moins le salop de service, que le double de Nora, qui cherche à s’en sortir en recourant aux mécanismes pervers que génèrent ces sociétés. Le tragique naturaliste est là en son entier. A l’endroit d’une scène arrêtée au moment des fêtes de Noël. Un petit monde joyeux, qui se réjouit de l’avenir et ignore son futur. Un bonheur falsifié par quelques secrets vit ses dernières heures de quiétude et d’indifférence. A la différence d’Hedda Gabler, le suicide de Nora ne sera pas physique, mais social. Elle quittera le foyer parce qu’elle ne pourra survivre à ce qui lui révèle sa faute (une dette, une créance contractée, une signature usurpée, un mensonge pieux…). Elle quittera le foyer parce que, comme le dit le « petit oiseau chanteur », elle a attendu le Merveilleux et que Torvald, pris dans les apparences, les convenances… n’a pu lui offrir. Ou l’en a privé, lui substituant l’artificieux des fêtes mondaines qui déguisent et travestissent un peu plus Nora dont la robe rouge de soirée, à grosses ceintures de mauvais goût , entre autres, la présente comme une Poupée cadeau.
Le temps dramatique de Maison de Poupée est donc le temps que Nora met à prendre conscience qu’elle doit vivre résigner. C’est le temps d’un théâtre où la parole est le lieu d’une expérience et d’un apprentissage des rouages constricteurs de la bonne société. Nora qui quitte le foyer peut ainsi se lire comme un signe tragique (disparition d’une famille) ou le signe d’un espoir (pour le sujet) dont la fuite est le premier indice. Le temps de l’écoute de ce drame aura été, lui, celui de la perception de hiérarchies qui passent par le discours où l’on saisit, tout au long du texte, que Nora n’a d’autres identités que celles qui la rapportent à une « petite » chose, qui la confinent à n’être qu’une marionnette baptisée de sobriquets et autres noms d’oiseaux… Où quand le discours amoureux, entre interrogatoire et préceptes rappelés sans cesse, est un discours qui organise les dominations et les rapports de forces. Où quand la bienveillance se mâtine de surveillance. Ou quand les bras enlaçants sont une chaîne inavouée et les joutes amoureuses une partie de bras de fer permanent.
Le temps de l’écoute Maison de Poupée aura livré son lot de représentations de pensées misogynes, de formes convenues, de relations sociales attendues… Son flux de petites scènes de la vie pratique, en définitive, pathétique. Ou quand la respiration de l’être est subordonnée à l’air que l’autre veut bien lui laisser. Monde d’asphyxie, et minutes d’apnée forment les eaux troubles de ces couples.
La poupée de Martinelli

Adossé à une forêt blanche stylisée figée par le givre, dans un intérieur d’appartement tapissé de lambris, derrière la porte massive d’un bureau qui demeure secret ou au cœur d’un salon organisé autour d’un canapé… Martinelli offre aux acteurs qu’il dirige une surface contemporaine où les figures ibséniennes semblent plus proches dans leurs gestes, dans leurs vêtements, dans l’espace musical qui est convoqué. Et chaque acteur sera au diapason d’une partition réglée sur la maîtrise du dialogue. Chaque acteur, dis-je, jouant plus ou moins « naturellement » ce monde de conventions au rythme d’effets lumière qui seront le graduant de la déliquescence qui s’invite. A ce jeu-là, Rank (Grégoire Oestermann), enjoué, tout en étant ce cadavre ambulant, oscille entre ton débonnaire et tragique d’un clown triste. Son complice Torvald, avec lequel il forme un couple, lui, aura privilégié (parce que son rôle l’impose) la caricature. Homme-Maître, arriviste ou juste chanceux, Alain Fromager joue le niais. Face à ces figures légères, qui ne sont pas parfois sans être gagnées par une forme de gravité, les personnages habillés d’une douleur qui les mutilent sont Laurent Grévill (Krogstad). Lui, aura adopté une raideur qui sied à son état de paria malmené par une destinée qu’il n’aura pas su contourner.
Disons qu’on leur reconnaîtra du métier.
Reste Nora (Marina Fois : l’autre personnage habillé de douleur) et ce petit geste constant, pérenne, obsessionnel qui, tout au long de cette Maison de Poupée, est comme le symptôme de ce qu’elle vit. Je veux parler de cet index qui vient à la commissure des lèvres, et n’en finit pas d’obstruer sa bouche. Ce doigt qui vient sans arrêt comme une sorte de mesure qu’elle applique à ce qu’elle pourrait dire, peut dire, est en droit de dire. C’est ce doigt que j’ai regardé ou qui m’a interpellé. Cette façon que Marina Fois a, pour jouer et faire entendre Nora, trouvé un geste. Un geste rare et identifiable, théâtral, propre à une actrice qui a su, juste par ce geste, indiquer la nature du conflit qui est en elle depuis son mariage. Et ce conflit n’est autre que celui de la parole : le désir de parler refoulé, le désir de se faire entendre. Et simultanément, comme on pose l’index au milieu de la bouche, cet index légèrement décalé révélait son secret.
Geste récurrent jusqu’au moment où il disparaît quand, alors que Torvald lui « pardonne » ce qu’elle est, elle décide de le quitter. Là, la disparition de ce geste fut sans doute, dans cette pièce bien faite, ce qui permettra au spectateur que je suis, de me souvenir de cette Maison de Poupée.
Car ce geste qui soulignait le déficit d’être via une parole qui ne ressemble pas à la pensée, ce geste associé à ses mimiques enfantines, à son argumentation réduite à des effets de séduction… disait explicitement l’enjeu du texte d’Ibsen. A l’œuvre, dans Maison de poupée, il y a cette question récurrente de l’infans. C’est-à-dire, et ce mot le désigne, cette faculté du langage que l’on ne possède pas encore. Faculté qui fait défaut, bien sûr à l’enfant. Mais qui est aussi le propre de l’individu qui ne parle pas encore, qui ne possède pas encore le langage.
Aussi Nora se regardait comme une femme infantilisée, certes, mais à travers cette infantilisation, ce que Marina Fois donnait à voir et à entendre, dans son phrasé si particulier et grâce à ce geste, c’est qu’elle était privée du langage qui est le lieu même de l’être.
Se retirant de ce foyer où l’on parlait pour elle, où on lui disait comment parler… dans la pénombre, et la neige qui volait légèrement sur le plateau, Nora la femme-enfant quittait le « concon » familial, en commençant à savoir parler. Ou une manière pour elle de s’éloigner de l’humiliation, de retrouver une dignité… un doigt d’honneur…

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Dans Le Chemin solitaire, le jeu solidaire des tg/STAN https://www.insense-scenes.net/article/dans-le-chemin-solitaire-le-jeu-solidaire-des-tgstan/ Thu, 02 Feb 2012 11:22:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=714 ——-
Qui aura eu le temps de passer à l’étage du Bois de l’Aune aura pu marcher dans l’exposition Masqué d’Erhard Stiefel, parmi ses masques, d’ici et d’ailleurs, accrochés au mur qui sont comme autant de miroirs qui réfléchissent le portrait de celui qui les regarde. Et qui venait voir Le Chemin Solitaire d’Arthur Schnitzler proposait par les tg/STAN savait que le viennois aimait lui aussi les vies masquées et dédoublées. Un peu plus d’une heure plus tard, les STAN se retirent. Keersmaeker, De Schrijver, Gramser, Vercruyssen ou les STAN (StopThinking About Names, dit l’acronyme et la devise)
Que Schnitzler vienne
Le soir du 16 juin 1922, à Vienne, deux silhouettes de médecin s’éloignent dans la nuit. Sigmund Freud et Arthur Schnitzler viennent enfin de se rencontrer. Le premier, Freud, lui fait sans doute fait part de son regard familier sur son œuvre. Il lui avoue certainement que ce « déterminisme comme ce scepticisme (que les gens appellent pessimisme) réfléchit une sensibilité aux vérités de l’inconscient, à la nature pulsionnelle de l’homme… ». Le second, lui parlera sans aucun doute de son intérêt pour le « demi-conscient ». Les deux médecins, au tournant du siècle, continueront de s’observer à travers les cas cliniques et littéraires qu’ils traitent chacun à leur manière… tout en croyant, pour l’un comme pour l’autre devant l’énigme qu’est l’homme, dans la clé qu’est la langue.
Ce n’est pas encore la Vienne dont Thomas Bernhard va hériter, mais c’est celle qui, en marche, nourrira son œuvre. Vienne se raidit et Schnitzler en est le témoin. En 1904, il finit d’écrire Der einsame Weg : Le Chemin solitaire. Un temps, il a songé à intituler cette pièce « Les Célibataires », puis « Les Egoïstes »… avant de préférer une autre variation de ces solitudes qui s’écartera de la morale. Le Chemin solitaire sera donc tout à la fois le portrait d’une société et un autoportrait où la mort et la solitude forment le bilan de la vie.
Les personnages ont vieilli, Von Sala a abandonné l’écriture. Fichter se perd en conquêtes jusqu’à ce que les conquêtes le perdent. Les femmes sont stériles ou mortes… Décrépitude, vérités amères, fin de partie en quelque sorte… Le Chemin solitaire tient de l’attente tchekovienne, de l’impossibilité d’être soi-même ibsenienne, du drame intime strindbergien, du regard libéré et acerbe de Wedekind… Le temps y est compté, marqué d’un compte à rebours. L’hérédité et les secrets de famille sont la structure génétique/ ADN de clans promis au pourrissement… Chaque rencontre est un point de départ et chaque départ est sans issue. En ce début du XXème siècle, le tournant esthétique affirme dans les œuvres nouvelles les lucidités et les vérités qui jusqu’alors étaient parfumées et cachées par le style bourgeois. Et Schnitzler, son écriture, les dévoile à la manière d’un peintre. Celle d’Egon Schiele, ai-je toujours pensé, qui marque les motifs de ses toiles de la violence la plus crue, la plus visuelle, la plus radicale. Entre Schnitzler et Schiele, le point commun est la peinture des formes avortées, des pensées fœtus mortes-nées. Sans compromis, sans voile. Entre Schnitzler et Schiele, le goût du portrait passe par la manière de rendre la duplicité, de révéler la pluralité des visages et leurs traits cadavériques sous les maquillages verdâtres et putréfiés. Effet post « Auklarung », où aux odes à la liberté du sujet succèdent l’aliénation que reprendra l’expressionnisme allemand. Aliénation… qui dit autant la folie larvée, la frustration couvée, la résignation encaissée que le déterminisme pesant qu’exerce l’autre, cette façon qu’il a d’être à jamais une non-issue : à commencer par la figure patriarcale. La défaite s’est ainsi substituée à la fête. Et du coup, dans ce maelström d’idées et de valses de pensées funèbres, la gémellité, le dédoublement, le masque… sont les peaux qu’il faut lever et que Schnitzler autopsie et découvre. Un peu comme si, Schnitzler, de La Ronde en passant par La Nouvelle rêvée jusqu’à Le Chemin solitaire était le poète du dévisagement….
Poétique du tableau
Evoquant Schiele qui vient par les descriptions de tableaux faites tout au long de Le Chemin Solitaire, c’est sans doute cet élément qui a guidé le travail des tg/STAN. Esthétique du tableau donc, qui vaut moins ici pour une pratique théâtrale, que pour un motif récurrent dans le théâtre de la fin du XIXème et le début du XXème. Laborieux serait le travail d’inventaire où des pièces de Tchekhov en passant par celles d’Ibsen, entre autres, les textes privilégient de mettre en scène un tableau suspendu, dans quelques salons bourgeois ou salle à manger cossue. A l’aube de la photographie et des portraits qui s’en suivront, le tableau est encore l’endroit du récit familial, le lieu de la figure honorée qui correspond à l’origine de la lignée. Les figures tutélaires trônent ainsi parmi les vivants comme quelques variations de spectres et de fantômes qui les hantent. Le regard du père, crouté, peint, définitivement figé sur le mouvement de la vie imprime ainsi à l’espace son héritage, ses lois, son dogme. Tel un masque immobile, le portrait de famille du défunt est là qui veille et surveille. Silencieux, énigmatique, il couve le secret des épopées familiales, les mystères d’alcôve, les égarements sociaux, les errances de jeunesse. Il cautionne et entretient un silence. Ce silence qui est devenu, chez Maeterlinck, un personnage à part entière. Prisonnier de son cadre doré, la figure paternelle, tel un sphinx, encadre et dicte leurs conduites aux progénitures génétiquement modifiées, produits de couches incestueuses, résidus d’histoires douloureuses et tues.
Sur le plateau, sur la surface d’un rectangle blanc comme sur le fond crémeux du fond de scène, les tg/STAN ont donc privilégié un cadre, eux aussi. Impression redoublée d’un tableau aux multiples facettes où les éléments éclectiques (un grille pain, une chaise, un tourne disque…) figurent les petites touches impressionnistes éparpillées d’une œuvre que la parole finit de mettre en forme. Quelques toiles, blanches, ou tableaux retournés, puis plus tard quelques cadres passés dans un broyeur orange… soulignent la présence et l’omniprésence d’un travail pictural relevé des pigments liés aux effets de langage. Tableau de vie, nature bientôt morte… Une histoire chaotique s’achève dans le bruit mécanique du broyeur. Vie broyée, sent-on, faite de rebondissements, de surprises, d’aveux… A un qui pense enfin le voyage amoureux, le docteur lui annonce la mort. A une qui attendait l’époux, l’histoire lui annonce qu’elle sera une mariée en noire. Un autre révèle sa paternité à un fils qui trouve que son père ne vaut plus la peine. Tous médite qu’il y a quelque chose de mort au milieu de nous. Quelque chose de mort qui gagne cette partie de cache-cache et de colin-maillard, le temps que les mots échangés et les langues qui se délient permettent d’ouvrir les yeux.
A ce jeu-là, les tg/STAN offrent une partition tout en nuance et en volte-face, en métamorphose et en travestissement, passant d’une absolue légèreté à une gravité prise dans presque, exclusivement, le travail vocal. Jeu d’acteurs rodés à l’écoute de l’autre, au timbre et au rythme de l’alter ego, au passage de la parole de l’un à l’autre. La virtuosité tient ici non seulement à une maîtrise parfaite des chatoiements, mais aussi et surtout, à ces petits gestes complices, ces mouvements d’humour et ses infinis détails qui montrent une complicité à chaque tournant du dialogue. Des cinq actes qui composent Le Chemin solitaire, les tg/STAN proposent une seule scène qui fonctionne dans l’étirement et la variation furtive. Une veste échangée, et c’est un autre personnage qui paraît. Un écart de pas, et c’est la voix d’un autre qui fait résonner un point de vue différent. Un déplacement devient un remplacement.
Au risque du labyrinthe et de la confusion, les tg/STAN inventent un théâtre de la cohésion, un théâtre solidaire où, sur un mode hegelien imprévu, l’un est dans le tout, et le tout ne forme plus qu’un. Jeu de croisements, jeu d’inversions, jeu de renversements… Le dédoublement, cher à Schnitzler est à l’œuvre, et sert l’œuvre. C’est remarquable, imprévisible et rarement travail d’acteurs n’aura été aussi proche d’une perfection rattrapée.

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Maître Desproges… https://www.insense-scenes.net/article/maitre-desproges/ Wed, 25 Jan 2012 11:24:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=715 —–
Michel Didym, le fondateur de la Mousson d’été (festival européen consacré à la promotion des auteurs et des textes contemporains), en auteur, en tant que metteur en scène, comme acteur aussi, ne pouvait pas, parce qu’il aime les mots et les textes, ignorer Desproges. Entre un Beckett, Botho Strauss, Schnitzler, Koltès, Valetti, Hanoch Levin (dont je me souviens encore, un soir à la Comédie de Caen, à la belle époque de Dubois) que Didym a mis en scène… Desproges est comme un type avec qui le Directeur du Théâtre de la Manufacture dialogue. En 2003, tout d’abord, avec Les animaux ne savent pas qu’ils vont mourir. Une première mise en scène où la compagne de Pierre Desproges l’épaule dans l’œuvre inachevée qu’a laissée Monsieur Cyclopède. Puis à la réouverture de la Manufacture, en 2011, Michel Didym, en compagnie de deux grandes actrices ( Christine Murillo et Dominique Valadié) créera Chroniques d’une haine ordinaire[Chroniques de la haine ordinaire, de Pierre Desproges. Editions, Deux points deux, 464 pages, 11 €.]]. Du nom que Desproges avait choisi pour animer quotidiennement les ondes de France Inter, de février 1986 à juin de la même année, sur un jingle de Paolo Conté. Avant de mourir d’un cancer le 18 avril 1988. Ou quand Desproges, ponctuant ses Chroniques, finissait par « quant au mois de mars, je le dis sans aucune arrière-pensée politique, ça m’étonnerait qu’il passe l’hiver »…En janvier au Théâtre du Jeu de Paume, on entendait Desproges encore.
Du fils spirituel au père Lachaise
Il y a eu Pierre Dac, Francis Blanche, Thierry Le Luron, Guy Bedos et Pierre Desproges. Enfant de Châlus et créature in vitro des hétéros et des homos que furent les premiers, Desproges en cultiva les gènes : un goût certain pour la langue française, une insolence aristocratique, une irrévérence chronique, un enthousiasme dans le pessimisme, une culture certaine et un imaginaire illimité, de la noblesse dans les jeux de l’esprit…plus trivialement, Desproges, né à Pantin, fera le guignol et sera aussi drôle que la guerre ou l’année 39 qui le vit naître. Maître des classifications hasardeuses, architecte des récits épiques les plus improbables, défroqué de tous les idéalismes ou apôtres de l’entourloupe verbale, franc parleur érudit, chantre du trait d’esprit, chevalier de la phrase imprévisible, anarchiste de la pensée, Père Ubu à ses heures collégiennes et buissonnier à 17 (heure) hors antenne… Desproges aura été Monsieur Cyclopède plusieurs minutes et aura gagné l’éternité. Rapporteur chez Jacques Martin, avant de claquer la porte au nez de ce Cyrano qui le mettait trop souvent dans ses papiers, puis plus tard Avocat de Bedos par amitié contre Jacques dans une Chronique dont il avait le secret. Figaro Journaliste à l’Aurore : détesté par son chef Jacques Perrier que son humour mettait en bulle, en boîte et en ébulition, ergo Desproges sera renvoyé. Tantôt poil à gratter avec Le Luron (pas si gai in fine) dans l’émission hebdomadaire Les Parasites. Homme de main qui manie la Plume à Charlie Hebdo avec Les étrangers sont nuls. Procureur féroce du tribunal des flagrants délires entre 1980 et 1983. Chroniqueur de la Haine ordinaire à partir de 1986. Journaux, Télé, Radio… Desproges s’enhardit et fera de la scène le lieu de sa rencontre avec le public sans écran. Bedos est là qui le conseille.
A sa mort, et dans la foulée de son arrivée au Père Lachaise – pas si loin de mon Maître Slakta (section 11 que je fréquente irrégulièrement) qui signait au Monde une chronique telle que « La vie du Langage »- Marc Jitiaud, en hommage à Desproges, créera l’Académie Cyclopédique, à la devise que n’aurait révisé Pierre : « Des questionnements, jamais de réponse ». Académie, ou confrérie, dans le prolongement du Collège de Pataphysique et de l’un des pères délirant de Desproges : UBU.
Reste une œuvre principalement éditée au Seuil, de nombreux DVD et CD, plusieurs vignettes des Chroniques sur Youtube… Et le souvenir de quelques sketchs (Desproges, Le Luron, VGE et le « bouap » buccal), quelques moments de télévision en tête à tête (lui en robe de procureur raillant le géniteur de Marine : « il y a plus d’humanité dans l’œil d’un chien qui remue la queue, que dans celle de Le Pen quand il remue le sien ». Et le débit de sa voix empruntant l’air fluide et les ondes jusqu’à l’autoradio de ma 2CV ; dans laquelle, moi, derrière le pare-brise comme un insecte prisonnier d’une lamelle de laboratoire, qui souris aux conducteurs de l’automobile d’en face, lequel me prend pour un trisomique en vadrouille et s’inquiète du moniteur d’auto-école qui m’a délivré le permis ou du Diaphoirus qui m’a diagnostiqué sain d’esprit quand il voit les difformités de la partie supérieur de mon corps : la face ; moi dis-je, je vis heureux l’instant où Desproges me parle et fais de mon oreille le pavillon, sans pivoines, illuminé par les délices d’un plus fou que moi.
Chroniques en scène
Sur le plateau du Théâtre du Jeu de Paume, à Aix, Didym a disposé son humble décor dans lequel évolueront l’élégante Christine Murillo relookée, et jacassière, en Madame Loyal habillée d’une sorte d’une sorte de queue de pie doré et lumineux et Dominique Valadié, genre sans famille, à l’allure d’un clown Fratellini, au gai-luron passé de mode tandis qu’au revers de la veste une fleur rouge lui sert de légion d’honneur. Elles interpréteront Chroniques d’une haine ordinaire ou quelques texticules (petits textes qui mettent les boules) qui, dans l’histoire des Dialogues d’exilés, des Brèves de comptoir, de la libre parole tenue dans les Sénats[[ Mot qui désigne le « café » dans l’argot du bistrot d’Antoine Blondin.]] de Topor, à Dubillard en passant par Brecht… sonnent comme des heures récréatives, loin du sérieux molesté par les petits juges qui nous dérobent la parole libre et autres spectres de la morale et du politiquement correct qui contraignent la langue et la restreignent au point que le silence n’est plus musical et libertaire, poétique et symphonique, mais carcéral et juste ecclésiastique. C’est-à-dire muet. Murillo-Valadié faudrait-il les nommer d’un seul nom qui rendrait compte que deux grandes actrices, à la scène, ne forment plus qu’une seule voix : celle de Desproges. Non pas deux comédiennes pour feindre un dialogue, mais bien un duo, ou plutôt un chœur, pour mettre en scène un monologue à même lequel on écoutera Desproges : ses pensées intérieures, ses adresses au public, ses apartés impétueuses, ses pérégrinations modelées sur un esprit d’escalier, un dialogue avec lui-même…Car Desproges, ne l’oublions, est un homme singulier (rare s’entend), mais surtout une tête de scène qui œuvre en solitaire. Mesrine de la rime inattendue qui tue, Mandrin des idées de grands soirs, Zarathoustra du verbe dévolu au gai savoir, Abbé Pierre retourné à une haine de l’humanité, Domenech ou un fossoyeur de verts (allusion à Saint-Etienne)… Desproges est à la communauté ce que le livre est au bibliothèque, seul parmi tous et unique à jamais.
Et d’ajouter que le rire vient oui, mais toujours dans un clivage qui procède de l’hilarité ou d’un jaune que l’humour et parfois le cynisme noir colorent des formes du désespoir. Car c’est à désespérer de l’humanité, de sa gueule carnassière et de ses molles convictions, de ses engagements reniées, de ses assurances vie que sont les « ismes » (capitalisme, humanisme, christianisme, libéralisme, nazisme…), de ses incontinences discursives où la parole est branlette, et l’oreille toujours violées par quelques promesses faites ou « fesses » (contagion de Desproges. Je ne sais plus). Desproges a ainsi une manière à lui, une écriture à lui qui conduit à rire plutôt que pleurer, et peut-être même à écouter ce qu’il dit plutôt qu’à rire de ce que l’on reconnaît. La Haine, chez Desproges, filée dans chaque phrase, est un Nobel auquel chacun pourrait prétendre, avec un peu de fin de compassion pour son prochain.
Tous prétendre certes, mais sans doute bien peu seront capables d’élever leur syntaxe et leurs esprits à l’endroit que Desproges a choisi pour réaliser les tours de sa pensée. Alors de quoi rit-on au juste, sinon d’une construction, d’un style, d’un monde d’idées … Desproges passé maître dans l’aphorisme, dans le mot criminel (Deleuze dit que « la parole tue »), dans l’esprit d’escalier, dans l’association de mots ou de sons… Emporté par le rythme de phrases sans réelles fin qui pourraient rebondir s’il n’y avait la limite du temps d’antenne. Phrase sujette aux jeux de mots, aux mots d’esprits, à la référence ridiculisée, à celle imprévisible de l’association d’idées… Desproges ou un art de tisser plusieurs files d’un texte qui, cumulant le cousu de file blanc et l’accroc à la bienséance, le file rouge et le suivi obsessionnel d’une pensée revêt toujours une signification exclusive liée au seul plaisir d’une langue qui vivrait, vibrerait, vitaliserait « la bande de désoeuvrés » que figure le spectateur en salle. Desproges est un ainsi et d’abord un auteur ou plutôt un aventurier du dictionnaire des idées reçues et éculées, recourant au lexique comme le chercheur d’or au tamis, il trie afin de séparer le convenu et l’insulte d’une parole qui ne se départira jamais de l’exigence et de la rigueur. Grand narrateur devant les immortels endormis de l’académie, Desproges est le mortel qui défie l’ennui à travers des récits, des épopées qu’il sculpte. Type indifférent aux honneurs, indifférent à sa grandeur, indifférent à ses détracteurs…. Desproges est un Ulysse qui fait de ses Chroniques et de ses œuvres, une Illiade et une Odyssée sans la tricoteuse Pénélope et Télémaque le fiston surdoué. Et comme le navigateur grec, il tient le cap qui ne le reconduit pas à Ithaque (forme circulaire de la littérature qui radote les mêmes récits), mais va toujours plus au large, plus loin, en terre inconnue là où le terrain peut être glissant, mouvant. Desproges, comme Beckett finalement, c’est toujours le mot qui manque qui l’intéresse, la liaison absente qui le gouverne, l’idée de moins qu’il cherche.
Et regardant la scène, on se dit qu’il manque à cette époque un Desproges de Châlus dont le commentaire sur l’actualité aurait été un pain béni pour ceux qui attendent du discours qu’il circonscrive la réalité, le futur, l’avenir, la paix.
Qu’aurait-il dit du discours du Bourget, du discours de Dakar, de Nadine M., de Eric W., du triple A, de l’inflation et de la fellation, de la double peine, de la bravitude, de l’anosognosie… dans une Chronique qu’il n’aura pas pu écrire ou ajouter à la quarantaine rédigée. Un atelier d’écriture s’y risquerait à préciser les règles de cette grammaire cérébrale. Il faudrait alors pour l’imiter : d’abord respecter un souffle où la phrase est toujours en expansion, façon Proust. Y mettre un jeu de mots, un trait d’esprit, quelques affabulations, quelques parties saugrenues moins attendues que les vannes de Libé. Passer du coq à l’âne en choisissant l’angle de la bifurcation afin que le sens vienne à produire un son (pour l’âne). Y incorporer un énoncé imprévisible qui aura rapport ou non avec une idée antérieure (déclinée dans un autre sketch ou ailleurs). Mélanger les contrastes : la gravité pour le ridicule, le burlesque pour la gravité, le neutre dans l’emportement, la retenue dans l’énervement. Y placer une référence cultivée, de préférence tronquée ou suffisamment ignorée de tous pour qu’elle prenne de la valeur auprès des incultes et des faiseurs. Enfin, on ajoutera adjectif et adverbe qui permettront à la langue insolente d’être néanmoins soutenue. Pour autant que la recette est là, imiter un auteur sera toujours plus difficile et moins efficace que l’original. Extraits :
Entre une mauvaise cuisinière et une empoisonneuse, il n’y a qu’une différence d’intention. Plus je connais les hommes, plus j’aime mon chien. Plus je connais les femmes, moins j’aime ma chienne
Les femmes n’ont jamais eu envie de porter un fusil, pour moi c’est quand même un signe d’élégance morale.
La seule certitude que j’ai c’est d’être dans le doute.
Tous les animaux sont utiles à l’homme, parce qu’ils nous aiment, nous gardent et qu’on les bouffe
Plus cancéreux que moi, tumeur !
Ou encore et dans l’esprit du travail offert par Didym : « Dieu fond dans la bouche pas dans la main/ Je hais l’humanité, c’est dur à vivre, surtout pour moi/ C’est pas évident d’imiter l’accent d’un cancéreux/ ».
Sur le plateau hanté par Desproges et à même les mimiques des comédiennes ni pleureuses, ni nostalgiques, ni embourbées dans l’hommage que Didym interdit, Desproges est convoqué pas évoqué. Avec brio, avec maestria et parfois quelques excès loin de la simplicité de Desproges, la mise en scène de Didym est distanciée, joyeuse, grinçante, familière de la douleur de vivre que l’on perçoit dans le grincement d’un piano de bastringue, dans les blagues potaches qui rappellent qu’au soir des sept ans on est privé d’enfance pour avoir gagné l’âge de raison.
Et de regarder le rectangle pourpre du fond de scène comme un carton rouge qui insinue que la vie est un jeu sans règles (allusion au football décrié chez Desproges)… Et de voir dans tout cela, un instant quand Valadié joue l’infantilisé sur un air de piano arrangé, une belle charge contre l’école des fans et son Mentor ou Menteur qui, tout autant que les navets de Walt Disney, ont rendu chèvres des générations de spectateurs, des cohortes de têtes blondes, des légions de papa/maman, des bottes de carottes…
Au salut, Didym on le remerciera aussi d’avoir rappelé que Pierre Desproges est un contemporain à jamais. Un philosophe du pas de quartier et de l’antenne, loin des demi-mondains qui se pressent sur les plateaux télé pour baver ou bavarder, à l’heure où le génocide des coccinelles s’est un peu calmé dans la douce « Provence des santons mous ». Pied de nez joyeux au parterre assemblé qui, en fidèle de Desproges, après avoir ri sur le dos des autres, rit aussi aux plaisanteries que le galopin balance à son endroit.

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Salves : Rushes and Flashs de Maguy Marin https://www.insense-scenes.net/article/salves-rushes-and-flashs-de-maguy-marin/ Wed, 18 Jan 2012 11:26:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=717 —–
Salves – Compagnie Maguy Marin

Le Pavillon Noir Preljocaj – Aix-en-Provence – 12 /13 et 14 janvier 2012
Conception : Maguy Marin, en collaboration avec Denis Mariotte.

Interprètes : Ulises Alvarez, Romain Bertet, Kaïs Chouibi, Teresa Cunha, Mayalen Otondo, Jeanne Vallauri, Vania Vaneau.


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De mémoire, achevant d’écrire sur Description d’un Combat présenté en 2009, au Gymnase Aubanel, je concluais en disant que cette pièce chorégraphique avait à voir avec l’enjeu d’un homme qui se tiendrait debout. En tête, la sculpture de Giacometti « l’homme qui marche » faisait écho au souvenir de quelques lignes lues chez Deleuze sur ce qui menace la personne : la « honte ». L’un et l’autre s’étaient imposés à mon esprit, et avec elles une certaine idée du cours de l’Histoire s’était fait jour qui prenait son origine, chez Maguy Marin, dans la guerre de Troie : la mort de Patrocle pleurée par Achille.
Salves, comme un nouvel épisode de cette Odysée, pourrait se regarder comme son prolongement plastique si la présence du pluriel – rendu muet par les règles de la langue – permettait de faire entendre le nom d’un martyr qu’Augustin honorera devant Carthage. Rien ne permet de soutenir cette intuition et les œuvres devraient nous obliger à la réserve puisqu’elles sont par nature indéchiffrables. Paradoxalement, c’est aussi au regard de cette constance énigmatique qu’elles convoquent une parole qui ne se confond pas avec la connaissance mais avec le tâtonnement qui est un cheminement en quête d’un savoir. Salves, nous est certes interdit, pour autant œuvre d’art elle nous invite à sonder toujours plus avant les territoires sensibles où elle se déploie. Salves ou le mot qui fait entendre, encore, non pas la mitraille comme on l’aura lu ici et là, dans quelques critiques, mais tout au contraire un rituel militaire qui est celui de l’adieu et de l’honneur rendus à ce qui a été tué, à ce qui est mort. Moins une pièce de guerre qu’une sorte de chant de deuil, une veillée mortuaire, un mime funèbre…
Sur le plateau, Maguy Marin a disposé un jeu de cloisons brutes, d’ouvertures modestes, d’échafaudages en stand by, de plâtres et de coffrages frais, de palettes de bois… laissant au regard le soin de découvrir une construction ni achevée, ni abandonnée. Une sorte de chantier frappé par une crise où le dessin d’un appartement est indistinct de son devenir lointain de ruines. Et c’est là, dans cet espace et ce temps intermédiaires, à l’endroit de ce qu’il faut bien nommer un « passage », que Salves prend forme. Là, en ce lieu suspendu qui accueille un projet à l’arrêt, Salves commence dans le silence qui baigne ces espaces retirés promis à la vie et initialement privés des mouvements comme des sonorités qui le peupleront. Au silence intense qui marque les premières secondes viendra alors s’ajouter une pantomime tout aussi muette. Un, puis deux, puis bientôt sept… interprètes, s’extrayant des gradins du Pavillon Noir, gagnent ainsi cette « zone ». Ils sont liés entre eux par un même geste aérien des bras où, de l’une à l’autre main, ils semblent tenir et regarder, chacun et chacune, les rushes d’un film. Pellicule invisible à l’œil nu qui s’épaissit dans leurs regards ou l’expression de leurs visages, ils regardent avec les yeux de la mémoire une histoire qu’aura relayée et écrite Kodak. Peut-être la leur, intime et accessoire qui, de toutes les manières, n’est pas étrangère à celle qui est faite d’épisodes moins anonymes, d’événements plus célèbres, de temps marqués par le sceau du commun qui vaut pour l’humanité.
Salves prend ainsi forme dans un geste silencieux surexposé dans une luminosité brute et un signe fait à l’Histoire. A la manière d’une ouverture symphonique, sur un mouvement lent et retenu, Salves ne fait que commencer, sur le mode, in fine, d’une bande annonce presque muette où l’image parle une histoire sans paroles. Ou une manière de faire de Salves, aussi, un ban de montage. C’est-à-dire le lieu technique et idéologique s’il en est où le règlement de la question esthétique peut accoucher d’Hollywood ou de Godard, d’un récit fictif filmé ou d’une expérience visuelle, d’un ordre de l’image montrée ou d’un chaos du montré démonté, d’une image saturée et narrative ou d’une image qui préserverait « un presque rien de lumière »… Un effet « luciole »[[ Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Paris, les éd. de Minuit, 2009.]] comme le rappelle Maguy Marin qui, en lectrice, cite dans le programme Didi-Huberman.
Salves se poursuivra alors en recourant à ces presque rien de lumière, ces flashs intermittents, ces noirs chromatiques et ces blancs sonores. D’impulsions lumineuses en soubresauts phoniques… c’est une succession d’images déclinantes et de tensions entre entendre, ne plus entendre, ne plus pouvoir entendre… et voir, ne plus voir, ne plus pouvoir voir qui sont montés dans un mouvement d’aller et retour. Moins un mouvement binaire, qu’un espace dialectique construit sur la mise en scène d’un rythme interrompu, aux motifs et aux courses imprévisibles ; là où le mode perceptif se verrait concurrencer par un mode sensitif. Espace en fusion, en quelque sorte, où la fulgurance des images et les trajectoires furtives inscrivent la vision et l’ouie dans un état d’incertitude, une « écoute flottante ». Pensée qui, traduite par Didi-Huberman, s’écrirait comme le moment où l’on saisirait que « le but de l’art, c’est de donner une sensation de l’objet »[[Ibid., p. 77]]
Au prétexte du Clinamen…
Maguy Marin fabrique donc un univers plastique qui emprunte à cet atome (le clinamen) auquel on doit tout si l’on comprend que sa course subitement aléatoire, rompant avec un ordre physique prévisible, ré-introduit le chaos et le désordre. Donc, le mouvement et le vivant. Salves en sera l’expression exponentielle qui, de manière constante, déconstruit et reconstruit un monde visuel et sonore. Monde privé de linéarité, de littérarité et de continuité depuis que les « grands récits » ont vécu et ont été fossoyés par les observateurs et autres philosophes de la postmodernité. Communauté désoeuvrée depuis qu’elle a rencontré la fin de l’effet miroir de l’art. Peuples, encore, en exil, sans destination depuis que le sens de l’Histoire s’est révélé plus difficile à identifier que les utopies qui le guidaient ; à imaginer aussi, alors que Moloch et son valet Capital ont réduit toutes croyances dans les vertus cardinales : prudence, justice, force, tempérance…Curieux Monde lorgnant l’équilibre, pris en étau dans un paradoxe qui lui fait désirer la liberté et craindre cela même qui le tentait ; Monde fasciné par les entreprises collectives, soucieux de solidarités mais toujours promptes à organiser l’exclusion ; Monde insolite fait de livres, de collections de pièces d’art, d’archives et de pensées toujours oublieux de ce qu’il conserve…Salves, tel un clinamen, en restituera le film presque muet, au moins quelques « chutes » choisies.
Vient alors une succession d’épisodes présentés sur un mode clignotant où la lumière disjoncte. Effet « warning », en quelque sorte, qui signe un temps alarmant ou pour le dire autrement « une époque faite de détresse récurrente ». Parmi les premières images, comme empruntés au mouvement latéral et mécanique d’un appareil de projection de diapositives d’antan, trois interprètes apparaissent et disparaissent à tour de rôle jouant Mizaru, Iwazaru et Kikazaru. Clin d’œil « asiatique » de Marin à la sagesse des trois petits singes (ne rien voir, ne rien dire, ne rien entendre) que l’on ne saurait traduire autrement que par un « gardons-nous » de parler sans savoir, ou de répéter ce qui a été mal compris ou de faire croire que l’on aura vu. Clin d’œil ou clignement de l’œil qui nous rapproche de cette étude sur la lumière qu’est Salves. Premières images qui, tel un axiome, se regardent comme un temps de prévention vis-à-vis de la parole qui se confondrait à la vérité : cette autre Lumière. Ici, on ne saurait rien dire qui ne soit trop éloigné de la vérité, sauf à en rappeler le rapport étroit avec un mouvement qui ne peut être que dévoilement. L’alternance irrégulière de moments de clarté et d’obscurité pourrait ainsi le figurer alors que Salves s’offre au regard comme un dispositif fonctionnant à l’instar d’une lanterne magique, appelée aussi « lanterne de peur ».
Et d’ajouter que le Monde qui est aussi un cirque autorise Maguy Marin, alors, à multiplier les images comme si le scénario de Salves reposait sur la mise en place de numéros. Dès lors se presse sur le plateau, rendu à son état de platine et de piste optique, un flux discontinu d’images/sons qui, comme au cirque, joue sur les registres de la gravité et de la légèreté, du périlleux et du risible, du dramatique et du clownesque.
Images de poterie brisée, d’un vase dynastique cassé, d’une statue de la liberté perdant l’équilibre qui vole en éclats, d’une Vénus de Milo recollée, d’une Vénus hottentote morte en 1815 à Paris, d’un soldat hagard sorti de nulle part comme dans un tour de passe-passe, d’un danseur qui se prend les pieds dans le tapis, d’une danseuse de boîte à musique qui tourne sur elle-même…Extraits d’archives sonores INA où l’on disserte sur la beauté, sur la littérature… Images sonores de voix éructant de petits chefs, séquences sonores de films du cinéma italien néo-réaliste… Toiles accrochées au mur ou passant de main en main chez des magasiniers poussiéreux en blouse grise qui voient défiler « La liberté guidant le peuple » de Delacroix, le scandaleux « Enterrement à Ornans » de Courbet, « les fusillades du 3 mai » de Goyat… Mais aussi, dans un geste parodique proche des séries rétrospectives de Warhol, un portrait puis cinq d’Elvis collés par cinq figures féminines wilsoniennes dupliquées de pied en cap, du geste à la coiffure…et encore, au détour de ces épisodes, la photo encadrée et sacrée d’un coker qui, Marin le fera entendre subrepticement, aboiera en écho aux chiens aimés de Courbet lequel, peut-être comme Bloy, les préférait à la compagnie des hommes : leurs jugements…etc.
Jusqu’au tableau final, sorte de feu d’artifice fellinien en pleine lumière, pris entre l’imagerie tchékovienne de tables de banquet dressées et de banqueroute du sacré (jésus arrive en hélico) et du bon goût dégraissé ; Marin, à vrai dire, multiplie les touches et les coups, convoque les formats célèbres et invente des séquences plus énigmatiques, déjouant ainsi tout rapport d’exclusivité à une signification qui pourrait être arrêtée. Pour autant, à même ce charnier d’images et de sonorités éprises de vibrations violentes, quelque chose s’élève qui, au-delà du regard, n’est jamais hors de vue…
Un art de vivre
Quelque chose de l’ordre d’une histoire spectrale naîtra de ce désordre qui, tout au long de Salves, se distille. Quelque chose qui témoigne d’une histoire des arts et des arts de la scène, un peu comme si, un des effets du clinamen avait permis à Salves de devenir le point de chute de différents matériaux prélevés à d’autres œuvres pour n’en former qu’Une plurielle. Ou disons, précisément, pour rappeler que toutes ces œuvres forment en définitive une histoire de l’art qui, si elle passe par des pratiques distinctes, réfléchit de toutes les manières un souci commun. Ici, une ombre chinoise se regarderait comme un hommage au geste théâtral de François Tanguy. Là, dans l’encadrement d’une ouverture, une esquisse shakespearienne de quelque tragédie rappellerait la prégnance de l’élisabéthain. Plus loin, cinq filles dupliquées, aux gestes répétitifs, convoqueraient l’entêtement de Wilson à exercer sur la lenteur sa maîtrise. Avant, de profil, la silhouette fragile d’un homme en chemise de malade d’hôpital, au cheveu blanchi nourri par un fils comme on l’aura vu chez Castellucci… Entre deux, un personnage moustachu, comme sorti de La Classe morte, raide comme un major d’homme au pied d’une table nappée accueillant une femme en robe blanche et au crâne prothétique, laissait revenir l’image d’un des jumeaux Janitzki : figures atemporelles de tous les spectacles de Kantor… etc.
Et de regarder Salves comme un amalgame qui témoignerait de la présence de l’art ; d’une histoire picturale où les tableaux de maîtres et les photos de quidam n’ont finalement de valeur que pour les yeux qui les regardent. Et de voir dans la sculpture ou l’artisanat qui a présidé à la réalisation de poteries et de vaisselle un art pas moins supérieur. Et d’entendre les fragments des discours sur l’art parasités par le temps comme un art de penser qui n’est pas si répandu. Et d’écouter le déferlement des sons et bruitages comme un lointain écho aux créations de Cage…etc. Et voir les séquences de « pousse toi de là que je m’y mette » comme un art du comédien rompu à toutes les acrobaties.
Salves, sans qu’il soit possible de l’affirmer, n’était peut-être rien moins qu’une ode à tous les arts, en même temps qu’il en fut la forme plastique qui s’interrogeait sur la foi qui a été mis en lui. Maguy Marin se gardera de faire entendre un jugement ou au contraire les convoquera tous. Au pire, la désillusion, dans une création qui en a fini avec le simulacre, serait totale. Et l’on aura regardé un Monde de reliques, de réserves, de caves et de stocks dévolus à la mise en scène des musées. Soit le lieu touristique de nos échecs où l’art semble ne nous avoir enseigné rien qui puisse nous permettre un dépassement. A l’opposé, et simultanément, Slaves est peut-être un encouragement à nous questionner sur le « Salut » que l’on peut encore espérer en côtoyant et en écoutant les œuvres. Si tant est que l’histoire n’ait plus de sens, c’est peut-être à travers elles, les œuvres, qu’il est encore possible de trouver une issue.
Entre chien et loup, entre deux coups de torche qui balaient la nuit du plateau et le bruit strident d’un sifflet de policier qui déchire le silence et nous rappelle sans doute que nous sommes prisonniers de notre aveuglement, une image persistera qui montrait le groupe d’interprètes « faire la chaîne ». Image d’un « faire corps », remis en cause régulièrement par une maladresse, mais image reconduite d’une action où il s’agissait de « sauver les meubles ». Salves, ou une histoire d’instantanés broussés par Maguy Marin. Une sorte d’exposition universelle inattendue, entre exil intérieur et fuite en avant… où les chefs d’oeuvre mis en mouvement, fragilisés, brisés, mais aussi sortis des musées et rendus au chaos de la vie recouvrent de temps à autres, exposés à la rare lumière, une vitalité. Un peu comme si Salves rappelait qu’oeuvrer en art offre une double perspective. Celle du catalogue qui est une consigne au risque de devenir le cimétière d’oeuvres mortes. Celle de la Bohème (un parent du clinamen) qui offre un horizon encore à construire. Salves qui se clôt en pleine lumière sur un arrêt des danseurs s’immobilise finalement sur l’impression qu’une porte est entrouverte… Une « ouverture luciole » d’une certaine manière, un passage non seulement étroit mais un espace qui se raréfie… ou quand l’espoir est entrevu et entre nos mains comme à la première image, du premier interprète, du premier instant de Salves.


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De l’effet que m’a fait l’effet KING KONG https://www.insense-scenes.net/article/de-leffet-que-ma-fait-leffet-king-kong/ Sat, 19 Nov 2011 11:34:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=718 ——
« Tel qu’il est, il me plait Il me fait de l’effet …Et je l’ai- ai- me ! »
Fréhel chanteuse populaire

La proposition d’Anna Ventura – danseuse de son état – et femme notoire, porte bien son titre : quel effet peut vous faire King Kong ? Le mythe, le film, la fable, le poème (« l’homme et la bête » version Cocteau)… « peau d’âne » version conte populaire ? J’ai choisi –pour ma part- Fréhel et son célèbre « tel qu’il est, il me plait … Et je l’ai-ai-me! »
Que l’homme de Fréhel soit comme elle le dit « un vrai gringalet », « un vrai tordu mal balançé » , le contraire d’un « Apollon « son jules » ne change rien à l’affaire… Elle « l’ai ai me ! ». Ainsi en va-t-il du King Kong d’Anna Venturaparfaitement incarné et assumé par Jean-Marie Frin. Fréhelassume quant à elle en chantant, Anna tout autant en dansant et je vais vous dire, au final, c’est un enchantement !
Il suffit que personne ne se dérobe ! Que chacun assume son King Kong ! Que chacun ? Surtout nous, les hommes, que nous assumions ! Comment King Kong nous fait, ME FAIT …Et me défait et «… mon ombre se déshabille
Dans les bras semblables des filles
Où j’ai cru trouver un pays »

Ferré/Aragon me rappellent à ma réalité : « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » Monstrueux et joyeux à la fois : est-ce ainsi que je vis ?
Et comment faut-il s’y prendre pour qu’enfin l’homme qui a fait l’homme qui se croit l’homme, se reconnaisse pour ce qu’il est : un grand singe qui se veut absolument nanti d’une grosse queue … à laquelle, il a donné le nom savantissime de Phallus (je ne résiste pas au « encore eût-il phallus le croire » si galvaudé soit-il! …variation écrite et symbolique du totem et/ou du mat de cocagne.
Une belle écriture
Elle est bien bonne ! Quelle blague au doigt … Quelle entourloupe s’est donnée là l’humanité ? Anna Ventura avec son « effet King Kong » nous ramène gentiment les pieds sur terre …Bien vu pour une danseuse. Mieux que bien vu ! bien dit, bien senti, bien compris, bien écrit, BIEN DANSÉ !
Enfonçons le clou (la pointe) : la danse d’Anna Ventura procède de l’écriture, démenti probant et cinglant (qui fouette le sang) de la kingkonnerie affichée au mental de l’homme. ( tel que le texte historique offert en boucle, le suggère)
En réalité l’homme fait tort à King Kong car lui, le grand singe, à la rigueur, passerait pour aimable …Quand, à l’étage au dessus, l’homme ne l’est pas ! Il faut –descendu du singe – que l’homme ait la modestie d’y remonter ! En vérité, je vous le dis : ce n’est pas gagné !
Et c’est pourquoi,Anna Venturas’emploie à la tâche de toutes les manières, en variant autant que possible, les angles de perception et en convoquant tous les sens et toutes les subtilités du langage artistique.
Anna Venturacondense et agence écriture, plasticité, musicalité, chorégraphie et calligraphie ! Véritable feu d’artifice sémiotique. Elle nous invite à l’apprentissage d’une langue nouvelle …le corps s’écrit, se scripte en une superbe condensation « calichorégraphiée » ! Inventaire et joyeux décryptage de propositions multiples concoctées comme une maïeutique socratique. Voici le questionnement : offrez-vous l’intelligence des réponses.
De l’invention du langage nous fûmes ainsi, joyeusement avertis. Comme quoi, il n’est pas à désespérer de tout, puisque la danse existe !
Faire acte d’écriture au motif de la danse, beaucoup de chorégraphes y prétendent, très peu y parviennent mais, heureuse consolation, c’est l’intention qui compte !
Entendez qu’Anna Ventura y parvient, et il faut l’en applaudir ; ce qui n’empêche pas d’apprécier de tout autre, qu’il puisse s’y risquer.
En toutes circonstances, la danse nous éclaire de l’inconnu(e) qui nous hante. Inconnu(e) dont le sexe reste heureusement indéterminé..
Du corps à l’esprit et de l’esprit du corps !
Aller et retour et retour à l’envoyeur : de la tête au corps et du corps à la tête ;l’effet King Kongraconte quelque chose de cet ordre. De l’ordre d’un va-et-vient, d’une tête d’homme rempli ras la casquette de préjugés tenaces, à une femme qui emprunte au corps d’avoir de l’esprit … Qui s’autorise de penser du lieu même où l’on aurait voulu l’enfermer et l’assigner à résidence. À la femme : le corps (c’est-à-dire le sexe) l’animalité et à l’homme, l’esprit, la conscience et le langage. La femme serait un trou, un vide, un creux, un manque d’être homme ; voire un avatar d’humanité défaillante !
On ne peut pas s’offrir une ligne de démarcation et de partage plus bête et bêtifiante théorisée, historisée et hystérisée jusqu’à plus soif par les religions dominantes ! Puisqu’il fallait en passer par là, nous y sommes passés : reste à mettre les pendules à l’heure et nous y sommes. Le dominant domine, mais l’avenir appartient au dominé … Deleuze nous a très bien expliqué cette affaire.
Donc voilà que naît de la stigmatisation millénaire des femmes, le langage d’une pensée nouvelle et – à mon humble avis- la danse y concourt pour beaucoup ! Voilà le grand, beau et précieux renversement (de montagne) que nous offre Anna Ventura.
Il faut danser avec elle pour se donner une chance de penser autrement.
Quand la femme répond à l’homme, d’homme à homme, il y a maldonne, encore que ça peut se comprendre ! Mais pour une bonne et subtile réponse qui soit irréfutable : elle doit prendre corps –c’est le cas de le dire- dans l’exploration d’un nouveau langage configurant une pensée utile et nécessaire à un nouvel équilibre, une redistribution possible des rôles impartis.
La danse contemporaine s’occupe de ça. Il faut en être : c’est tout. Ne pas rater le coche : ça fait du bien d’éclairer sa lanterne. Echapper à l’assignation des rôles convenus ; cela doit s’appeler l ‘émancipation et l’on peut apprécier d’y émarger ! Se sentir moins empêché. (s’autres diraient plus brutalement : moins con). Plus libre et plus joyeusement libertin.
D’une culture conforme à la nature
Pour se sentir Omniprotubérant, omnipotentat, l’homme s’inventerait le besoin d’un inférieur (notre Jean-Paul Sartre national, de vieille mémoire, nous en fit la leçon).
Des inférieurs, il en est de toutes sortes ; la décolonisation a raréfié l’indigène mais il reste encore, hélas, de beaux restes pour cultiver, par devers soi, un fort sentiment de supériorité. Victimes d’une minorisation et stigmatisation constantes seraient tous ceux qui manquent de quelque chose : de travail, de chez soi ou de papiers? Chômeurs, SD, travailleurs immigrés. Ces catégories viennent conforter la place de celles qui pour n’en avoir jamais eue, en manquent toujours, à savoir : les femmes !
Si le réprouvé male est peu de chose et considéré au plus bas, il a cependant la ressource de cohabiter avec une réprouvée femelle dont on dira sans trop se tromper qu’elle est une moins que rien. Au bout de la chaîne oppressive, toujours, une femme en lot de consolation.
Toujours disponibles pour les tâches subalternes, inépuisables servantes au grand cœur : les femmes !
Plus ou moins « bobonne » donc puisque la seule question qui vaille serait « qu’elle soit bonne » à tout faire et l’assertion vaut pour la banlieue comme pour les beaux quartiers. L’homme ne tient sa force et sa grandeur que de lui-même. Pourtant vous pouvez, mesdames, compter sur lui pour la reconnaissance du ventre !
Lors de la remise des prix et autres breloques qui honorent le grand homme, vous l’entendrez dire faussement modeste, qu’il lui doit tout !
Il doit tout à sa chère et tendre épouse ! Tout, tout ! Sans elle zéro à la barre, le bateau coule, il serait un zéro plutôt qu’un héros : il doit sa puissance et sa gloire à l’inépuisable dévouement de sa modeste moitié. Alors mesdames de quoi vous plaignez-vous ? On vous paie de mots ! Piètre salaire direz-vous pour camoufler la servitude et l’oppression dont vous seriez victime. M’enfin l’honneur ! Néglige-t-on de vous honorer ? Vous exemptez de la tâche de penser, d’écrire, de vous instruire, n’était-ce pas par respect pour vous ? Dans l’intention de vous soulager ! Pure bonté d’âme !
Le texte de Sylvain Maréchalparlementaire du début du siècle, portant défense d’apprendre à lire aux femmes, auquel se réfère Anna Ventura part d’un bon sentiment et d’une haute bienveillance. Donc en retenir ceci que l’homme est innocent d’un état de chose qu’il voudrait simplement conforme à la nature. Au plus près de ses lois. D’une juste observation des grands singes ! Ah mais oui tout se tient …L’évolution des espèces étant ce qu’elle est.
La qualité de membre inférieur passe par le constat bio ! Membre inférieur ? Il n’est que de considérer celui de ces dames qui serait trop …Trop petit ! Impossible d’écrire avec ça sans se faire un sang d’encre ! Dans la dialectique de l’écriture, il y a la lecture …Interdite d’écriture, sauf exception historiquement et culturellement notoire, les femmes n’auraient pas plus à s’adonner à la lecture … Car comme le disait Deleuze « lire, vous savez, c’est tenir le livre d’une main et de l’autre, vous savez… ».
Voilà un écho bien singulier du discours qui s’entend dans« l’effet King Kong ». Reprenons la main. Ben, oui on s’en branle !
Disons-le, franc du collier, homme ou femme, on s’en branle …Il faut au moins se réconcilier avec soi-m’aime.
Comment ça se joue ?
Poser la question du jeu, renvoie à interroger la présence de l’acteur dans cette occurrence. Revenons, illico presto, à ce grand singe dont Anna Ventura explore les arcanes comme on visite la tour Effel ! Je n’ai pas encore dit que l’humour court tout le long du propos et la prestation d’icelui et icelle est bien souvent, savoureusement rigolotte ! Pas le fou rire… mais un rire dans le frémissement et la légèreté. Un rire « in fine » quoi ! Pour s’offrir l’ivresse des sommets, Anna jouit d’un partenaire, cela va de soit …À la hauteur !
Jean-Marie Frin en impose comme on dit ! Solide au poste, disponible (comme on dit de certains fonctionnaires qu’ils se mettent en disponibilité) … il goguenarde, moque gentiment (fait l’idiot) sa bonne volonté affichée. Goguenargue, pourrait être le mot … la bonne façon de dire : « qu’est-ce qui m’arrive ? Mon dieu … Bon, ben, allons-y, « puisque ça se joue comme ça ; dansons le comme ça !»
N’est-ce pas ainsi que se termine « fin de partie « de Samuel Beckett ? Se reconnaître jouet d’une fatalité. C’est comme ça ! Vaut mieux en rire.Pieds de nez ?
Ben oui, le pied sur lequel l’acteur ne sait danser devient malicieusement de nez. Sorte de figure de non-danse en forme d’aveu de Jean-Marie Frin. Clin d’œil à sa digne partenaire qui, quant à elle, fait rimer pied avec tout ce que la danse peut autoriser.
Au final, pas d’usurpation : chacun y va de sa gamme et de son registre. Pas de triche. Mais une très efficace « distanciation » qui souligne l’étrangeté, voire la magie et l’irrationnel d’un propos qui n’est pas clôs sur lui-même mais plutôt de l’ordre de l’invitation : à savoir de quel pied faut-il danser quand l’amour et le désir règlent nos pas de deux.
Délicieux moment du spectacle que le « pas de deux » négocié entre elle et lui ! Comment faut-il s’y prendre ? ou s’éprendre ? ou s’entendre ? Bref s’accorder ! La danse médium du langage amoureux.
Drôlerie tendre que celle d’observer un couple en ces premiers émois (il n’y a – semble-t-il -d’émoi que premier. Le trouble n’a pas d’antécédent) …Quand la maladresse et la timidité façonnent les comportements, quand il faut se déclarer en outrepassant les incertitudes.
Dans l’ombre portée de « l’effet King Kong », elle et lui rendent compte avec pudeur et délicatesse, du rituel amoureux. Puisque ça se joue et se danse comme ça, ça nous touche et nous émeut comme ça : la partie ne fait que commencer ! Sortir des préjugés et d’un ordre convenu réglant le rapport Homme/femme permet un commencement…de partie. Donne du jeu au jeu des différences. Ou bien encore, il n’y aurait de différence que par jeu. Juste…À se laisser transporté. Du transport au porté, là encore, il n’y a qu’un pas à faire, encore faut-il savoir lequel ? De la figure du porté joyeusement brocardé, on retient que la danse (ou l’amour) se rapporte à une étreinte. Un égarement calculé. Pas facile de porter quelqu’un aux nues. Oui ? Non ? Tu veux ou tu veux pas ? Le transport … ou le porté, suppose le synchronisme des actions, la coordination et l’ajustement des corps.
Bref il faut s’entendre pour ne pas dire s’aimer. Si on n’occulte pas les différences, la différence …Ben, ce n’est pas de la tarte ! L’effet King Kongnous met en face de cette réalité incommode que de la femme à l’homme il nous faudrait gérer un différentiel et que l’une n’est pas réductible à l’autre.
Le constat d’une différence irréductible, Anna Ventura en propose une juste appréhension en travaillant la distorsion et la disproportion tant du point de vue spatiotemporel (jeux des images et rythme de leurs apparitions) que dans l’usage des effets sonores (jeux déformés des voix). Un univers se structure qui procède de la magie et de l’enchantement : monde d’enfance et du fantastique. Libérer l’imaginaire et les possibles.
Enchantement ; Quête d’enchantement …Se laisser prendre par la main. Invitation. Il s’agit bien de s’accorder. Se dire Oui.
Anna Ventura propose une « Bejahung », la Lebensbejahung (affirmation de la vie, joie de vivre) chère à Nietzsche. Affirmation de la vie au bénéfice de la différence. Joie d’éprouver et cultiver la différence. C’est donc comme cela que nos vies se jouent et que s’affirme un certain bonheur de vivre.
De quel trouble King Kong est-il le nom ?
C’est avec King Kong, une histoire d’amour ou d’union, impossible, improbable, incompréhensible, secrète dont il s’agit ! Une histoire nourrie d’intimités peu socialisables …Entendons par là que la société y perd son latin et n’y trouve pas son compte. La petite histoire s’accommode mal de la grande et c’est pourquoi cela finira mal. King Kong sera massacré. Nous avons donc à considérer un amour qui sort des sentiers battus. L’amour ne connaît que les chemins buissonniers. En tout cas, celui-là. Radicalisons : un amour hors la loi, interdit et tabou qui nous conduit à la question : de quel trouble King Kong est-il le nom ?
Réponse : du mien ! ( pardon de l’arrogance narcissique qu’implique une telle réponse). Cela veut dire quoi ? De ce que, de père en fils, et de mâle en mâle en passant par la case départ d’une femelle, j’ai fini par m’appeler par mon nom ! Il n’est de trouble, que le nom que je porte. Homme ou femme, nous n’avons pour tout viatique que le nom du père.
Depuis King Kong de père en fils, je m’appelle Dupuy …Que King Kong soit devenu Dupuy au gré de l’histoire, c’est du pipi de sansonnet …un épiphénomène King Kong je fus, King Kong resterai-je. Si, il y a trouble, il pointe à cet endroit précis où je le suis, oùJean-Marie Frin peut l’être.
Mon nom comme garde fou de la bête. Mon nom affirmant la primauté du langage pour exorciser la bête. Reste qu’elle n’est pas loin. Et qui serait le plus animal de l’homme ou de la femme ? Chacun connaît la réponse. La femme serait un bel animal …Accessoirement.
Quoiqu’on dise de la distribution des attributs, le prodige est constitué par la rencontre : C’est-à-dire qu’ homme ou femme d’origine animal- on puisse se penser aimable ! Qu’il puisse arriver cette improbabilité extrême de s’entr’aimer. Incroyable, nom ou non ? Troublant, non ou nom?
Reste à considérer ou reconsidérer ce qui fonde la gégéne-hégémonie du nom du père ? Il faudrait alors, revisiter les origines du mal ou du mâle. Interroger et renommer. trouver une issue à l’insu. La femme est un homme mais elle n’en sait rien ! Voilà l’insu ! Non, je rigole. Je livre ici, une Kingkonnerie de plus, extraite du délire où m’entraîne ma complaisance au maître. Ce charabia-là vaut pour homme-onatopées : de celles dont Anna use pour balbutier son « hasard objectif ». La rencontre imprévue. De l’autre.
Nous avons le mal de l’autre. C’est du râle bol, de la râlité incessante…Une souffrance qui cherche à se nommer ? Et puis sait-on d’où l’on vient ? de deux, d’eux, d’eux deux. Ils se sont temps aimés. Et si l’on s’était trompé de route, en l’espèce ? On appelle un chat un chat et l’homme un singe en première intention puis homme aux degrés suivants de son évolution !
« L’effet King Kong »d’Anna Ventura,nous proposerait de différer quelques instants d’appeler l’homme : homme ! Quelques instants, ce n’est pas le Pérou ! Une petite heure et quelques minutes …Telle fut la durée de « l’effet King Kong »que l’on pouvait voir le jeudi 20 octobre 2011, au CCN de Caen. En même temps, faire abstraction de l’homme pour un examen aspirant à une clarté quasi scientifique, c’est de l’ordre de l’impossible.
Dilemme. Qui doit-on sacrifier de l’homme ou la bête ?
Il faut donc s’y résoudre : c’est à travers une cohabitation explosive de l’homme et la bête que doit se conduire l’examen. Il fallait trouver un spécimen pour se prêter au jeu, en assumant risques et dangers : Jean-Marie Frin s’y prêta etAnna Ventura s’y risqua.
Le trouble viendrait d’une cohabitation des contraires et de la soutenance de quelques paradoxes ? Dans la conjointure de l’idéalité sentimentale la plus sublime et la bestialité la plus innommable ? Choisir entre une conscience trouble à l’opacité certaine et le trouble de conscience …Ce n’est pas la même chose, même sil’effet King Kongnous convoque à l’une et l’autre hypothèse.
Le trouble de conscience nous permet de botter en touche et de retomber sur nos pieds, c’est la culture de la bonne conscience qui se met là en perspective.
Pour s’en tenir à la première hypothèse, (conscience trouble) il faut s’identifier à la bête : King Kong c’est moi organiquement et symboliquement, je suis cet homme qui fait le singe.
Violeur potentiel, sauvage et patenté.
Mon appareil génital est un appareil d’état. Appareil d’état dominant diraitAlthusser qui finit comme l’on sait … En proie à l’effet King Kong ?
C’est dire la folie de l’espèce à l’instant T. où nous sommes. Oserait-on se raconter que nous serions sortis de la folie de l’espèce, c’est-à-dire du règne animal ?
Je ne prendrais pas ce risque … Qui semble-t-il, serait celui qu’on prend à …S’entr’aimer, en dépit de. nos différences. Troublant.
Le travail d’Anna Ventura m’aura ému et je crois jusqu’ici en avoir témoigné. Mais à vrai dire, m’aura aussi, donné à réfléchir, en quoi, la suite de ce propos va trouver son emploi.
« Mais je t’ai-ai-me ! »
S’en tenir aux aspects sociaux, moraux, culturels de l’effet King Kong serait –selon moi- tout à fait réducteur. Et j’ai bien le sentiment sinon la certitude qu’Anna V. et Jean-Marie F. n’ont pas souhaité en rester là. En rester à l’ordre moral des choses. Certes, ils eussent pu –par là- se faciliter la vie, mais de leur confrontation, ils eussent perdu le sel et les parfums.
C’eût manquer de charmes, or de charmes et maléfices, leur travail nous comble. À quel moment un foutu désordre dans la reproduction a pu configurer l’attrait sexuel comme réalité senti-mentale ?
À partir de quoi va naître l’amour et la bizarrerie de voir une espèce animale échapper à son destin ? L’effet King Konginterroge les origines de l’amour et c’est bien d’une énigme dont on s’empare alors. En réalité l’énigme nous possède.
Enigme reconduite à chaque fois qu’un homme ou une femme déclare aimer l’autre, homme ou femme …bi ou hétéro …Qu’importe !
Voilà pourquoi le propos de « l’effet King Kong » ne saurait se satisfaire des bornes étroites d’une morale fut-elle assortie de la juste cause de l’émancipation des femmes. Nous est offert un poème …Un acte poétique, par conséquent une vision …Un geste artistique, un don … Un Mais …Un « mais je t’ai-ai- me ! » qui donne sa pleine mesure et intensité à la question posée.
Ce que faisant nous allons sur un terrain miné, faisant foin des certitudes et barrières de sécurité.Nous entrons en zone de turbulences, au plus sombre du sujet.
morceau de supporter de rugby, en transe.

L’amour vache. Masochisme et mauvais coups.

Côté lumière, il existe une législation qui -à très juste titre- protège les femmes de la brutalité des hommes. S’aventurer dans l’ombre, interroger l’énigme, n’implique pas en quoi que ce soit que les prédateurs (les salauds qui oppriment les femmes) y trouvent caution ou alibi. (suivez mon regard !). L’arrière plan de l’effet King Kong se sont des milliers de femmes opprimées, battues et violées dans le monde entier et à la porte d’à-côté. Pas question d’occulter cette réalité. Le contexte ainsi posé, accordons-nous de tâtonner dans la nuit de l’amour inventé. Il fut « courtois » , il reste dans beaucoup de culture d’ordre « courtois » …Il reste même courtois quand on le dit « vache » … Et le qualificatif vache nous réintroduit directement à l’effet King Kong.
Au « tel qu’il est, je l’ai-ai-me ! » deFréhel…L’amour fou, inconditionnel, qui implique l’acceptation du réveil de la bête aussi bien chez l’homme que chez la femme, n’émarge pas nécessairement au viol ou à la violence des coups.
L’amour vache a ses icônes : la môme Piaf et son Marcel (Cerdan champion de boxe de son état ) en furent. Plus récemment la Dalle (Béatrice) illustra le catalogue. Côté mâle, on a le malheureux exemple de Joey Starr fort intéressant à considérer. Dans son genre bête de scène, fauve de plateau (de cinéma ou autres) le Joey fait fort …Malheureusement le plateau ne lui donne pas la force symbolique de s’y tenir ! Sa violence en déborde le cadre … Qu’est-ce qui est défaillant lui ou le cadre ? Les deux ? L’affaire est grave.
Non pas qu’il soit forcément nécessaire d’assommer de lourde gravité, l’exploration de l’âme humaine (on l’a dit et le répète « L’effet King Kong » d’Anna Ventura déborde de finesse et d’humour) « mais je t’aime » n’est pas qu’une distraction, non plus qu’un passe-temps pour tromper son désoeuvrement.
Quand Anna Ventura danse, son questionnement de l’humain peut aller jusqu’à suggérer l’espace de méditation de la danse indienne ou les fondements du Kabuki japonais. De l’anthropomorphisme à l’anthropologie il n’y a qu’un pas que Anna Ventura a voulu de danse.
En cela, un cadre symbolique trouve sa légitimité et sa rigueur. Anna Ventura porte cette ambition. Cela force le respect et mérite l’admiration.
L’énigme et le sacré
Sans doute l’une ne va pas sans l’autre. Poser le principe de l’énigme implique de prendre en considération le sacré.
Quand on érige l’amour d’un homme à la dimension d’aimer un dieu … Il n’est pas incongru d’évoquer le sacré. Le « mon homme » de Bertrand Blier avec la sublissime Anouk Grinberg et le tout autant mémorable Gérard Lanvin ( prototype reconnu de la brute au grand cœur) offre un condensé probant de ce à quoi l’amour « sacré » peut conduire.
Nous sommes dans le détour et peut-être le détournement de l’effet King Kong, mais prenons la liberté de tels écarts. Nous éloigner en nous rapprochant, d’abord de Virginie Despenteset de son « King Kong théorie ».Virginie Despentesrenverse la donne : du mec, salaud, violeur, connard ; elle fait son beurre, et de l’horreur fait homme, son bonheur !
Elle cultive l’art de tendre la joue droite quand on lui gifle la gauche ou de rendre coup pour coup ! Faut que ça cogne ! Bref, sur le terrain du sacré et de la rédemption, la Virginie brave puritanisme et pudibonderie et propose qu’on la baise sans ménagement.
Façon provocante d’aller jusqu’au bout du bout et de la phallocratie ambiante. Diable !
Voilà, une Virginie/Marie-Madeleine revue et corrigée qui reprend du service et nous fait sa passe. Impossible d’évoquer la violence faîtes aux femmes sans « lever le voile » sur l’emprise religieuse dans nos sociétés. L’emprise n’est pas d’y croire mais d’être structuré pour y croire.
La pensée religieuse peut donc opérer sans nommer ses sources. Accordons à Virginie Despentes le bénéfice d’une certaine ambivalence que nous n’accorderons pas à la bible …Cette dernière émarge à la violence irrécusablement comme s’ose à la dire et la montrer, Roméo Castellucci. L’intérêt du sacré tient dans sa relation à l’horreur. La connivence du sublime et du trivial. La réversibilité du bien en mal et réciproquement. Ainsi, en est-il de l’histoire d’amour de Marie Lou, héroïne de la pièce culte de l’auteur canadienMichel Tremblay : « À toi pour toujours, ta Marie lou».
Belle et pathétique confession testamentaire d’une femme, valant pour un cri d’amour.
Marie Lou interpellant l’homme de sa vie, disant en substance (citation de mémoire) : « Ah ! tu m’auras souvent prise, toutes ces années de vie commune, tu m’auras fait de beaux enfants, t’auras bien profité de mon corps sans jamais te poser de question, t’inquiéter de moi, de ce que je pouvais ressentir, tu m’auras violée sans rien savoir, nuit après nuit …
Et moi, ta marie Lou ne t’ai jamais rien dit, je t’aimais ! Qu’aurais-je pu te dire puisque je t’aimais ! » Voilà comment Marie lou vécut sa vie de femme opprimée pour l’éternité.
Michel Tremblaydénonce, la soumission et la fatalité d’une servitude qui néantise des vies entières. Vies de femme. Et cette néantisation est une histoire d’amour ! La bible toujours. Viol et amour divin.Le 29 Janvier 1664, Molière présente au Louvre « le mariage forcé ».
Une autre parole tisse et trame sa toile. Un rideau de théâtre pour lever le voile ? C’est l’affaire du poète que d’arracher au commun du langage, une parole inouïe. « …recevoir la part de mystère de l’autre sans en répandre le secret » dit si justement René Char.
Entre le clair et l’obscur, « l’effet King Kong » m’a donné une juste appréhension de ce que je ne sais pas et ne saurais sans doute jamais.N’aurais rien compris.
Peut-être ceci : On ne peut que se manquer l’un à l’autre, l’une pour l’autre.

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Colas-Goetz-Raynaud : porteurs de mélanKolik https://www.insense-scenes.net/article/colas-goetz-raynaud-porteurs-de-melankolik/ Mon, 03 Oct 2011 10:30:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=719

Crée au Centre Pompidou de Metz l’an dernier, puis repris au festival Via, au Manège de Maubeuge, à la Ménagerie de Verre à Paris… Kolik aura connu une belle tournée soutenue par l’Onda et l’institut français, avant d’être programmé dans le cadre du festival Actoral, en ce début d’automne, au Théâtre de la Criée, à Marseille. C’est là, dans la petite salle, à deux pas du vieux port et de ses terrasses peuplées, que le metteur en scène Hubert Colas donne à entendre, à regarder, à sentir… la vitalité, la nervosité, la rugosité, du texte de Goetz (traduit par Olivier Cadiot et Christine Seghezzi). Un solo d’une heure de Thierry Raynaud où l’acteur, incarnant une prose amok, arrache au récit un chant cruel et hémorragique fait de sursauts explosifs, de souffles rentrés, de mots expulsés, de rythmes dissymétriques, d’hésitations en deuil… où un recueil de balises indomptées, d’angoisses irrépressibles, d’épisodes et de spasmes d’une vie tourmentée. Une sorte de voyage au bout de la nuit qu’est une vie sans fard.
Goetz : le génie gênant (comme on l’a dit de Genet)
Considéré comme un provocateur littéraire : un « Haßliterat, Rainald Goetz, auteur allemand né en 1954, apparaît sur la scène allemande alors qu’il a la trentaine. A Munich, à Berlin, à Bonn, à Francfort, dans des théâtres ou des cabarets, le public post-brechtien, contemporain de Peter Handke, de Botho Strauss, d’Heiner Müller… et des metteurs en scène que sont Zadek, Grüber, Stein… découvre les textes de Goetz, jeune auteur des eighties. L’Europe vit alors une période où le libéralisme n’a pas encore avoué sa parenté avec le spectre de Moloch, même si, ici et là, et notamment à travers le théâtre anglais des « jeunes hommes en colère » (Motton, Barker), le baroque élisabéthain a trouvé une forme mutante dans la langue dégénérée et la main de fer des ministres du culte thatchérien. C’est le temps où l’on enterre définitivement 68, et dans sa traîne les mouvements révolutionnaires : les brigades rouges, la bande à Baader… La sociale démocratie semble être venue à bout des illusions, c’est le temps des alliances et des peuples cocus ; la société de consommation en place, les marchands de sommeil oeuvrent… le Bien-être s’impose, l’écologie balbutie et prend des couleurs (hésite entre rose et vert, exit le rouge et noir), les intellectuels engagés sont bientôt la nouvelle espèce en voie de disparition… On compte en KF, la culture se substitue à l’art, le crédit diffère la pauvreté… D’un titre de Gilles Lipovetski, on entre dans « l’ère du vide » : antichambre du néant à venir, chemin qui ne mènera nulle part où se perd le sens de l’Histoire.
Goetz, Docteurs de l’Université, en a terminé avec ses études d’Histoire et de Médecine. Un temps, il est allé rouler sa bosse dans le milieu psychiatrique. Il en fait un roman : Irre (Chez les fous, traduit et publié en 1983 chez Gallimard). Premier opus de l’auteur dont on peut lire, sur le site des éditions Suhrkamp, que le monde psychiatrique lui est un terrain familier d’écriture, mais qu’il ne s’interdit pas non plus de crayonner (romans et théâtres) sur des thèmes comme : la révolution, la RAF (La Fraction Armée Rouge), le langage (son désenchantement et son désoeuvrement)…
Post Punk, attaché à faire la critique radicale de la sociale démocratie (la vie en rose et vert enveloppée d’un humanisme judéo-chrétien), Rainald Goetz, à Klagenfurt, alors qu’il reçoit le prix Ingeborg-Bachmann en Autriche pour son texte Subito, découpe consciencieusement la peau de son front, au scalpel. Ecrire et saigner se rejoignent ainsi au terme de la lecture. Se saigner, pratiquer une saignée, le stylo et le scalpel s’amalgament, se confondent, et inscrivent l’auteur dans une violence radicale bientôt identifiée à de la virtuosité. Le voilà désormais auteur contemporain, catalogué original, fondant son œuvre sur les méandres d’une Europe en proie aux guerres, aux contrôles, à la désillusion. Europe-spectre réglée par le monde médiatique, les causeries politiques et ses légions de souteneurs du monde de la finance (expression élastique qui veut dire « commerçant »). Goetz entre alors en résistance et en critique via l’écriture : espace de sauvegarde ou de sursit, lieu de constat et de non-résignation, territoire d’autres mondes qui déploient toutes les douleurs, zone de contestation et de solitude.
Entre 1992 et 1999, c’est Krieg (Guerre) du théâtre, puis les romans Kontrolliert (contrôlé), Hirn (Cerveau), Festung (Forteresse), 1989 (composé de trois volumes qui sont la retranscription des discours publics diffusés dans les médias, entre février 1988 et août 1990. Somme documentaire de 1632 pages où une parole brute, non retouchée, laisse entendre la disparition d’une langue).
Mais aussi Jeff Koons, Rave, Eines Jahres, Abfall für alle (déchets pour tous), Célébration (éloge de la vie nocturne sur fond de musique techno et ecstasy), Katarakt ou Kronos (récits de sa vie qui utilisent des formes littéraires différentes. Chaque carnet étant précédé d’un cahier d’images personnelles ou médiatiques).
Goetz poète aussi quand il publie, en 2001, le recueil Jahrsehnt des schönen Frauen (décennie des belles femmes) qui est un journal intime exprimant la morosité qui ouvre ce nouveau millénaire. Se saisissant des nouveaux modes d’expression Goetz se saisit du net, y met en place un blog ; puis il s’associe aux musiciens Olivier Loeb et Stevie Be-Zet pour un disque (techno/transe/électro) Word, en 1994. L’expérience sonore se poursuit avec le DJ Westbam et Goetz enregistre ses textes sur un nouveau disque Heute Morgen (traduisons Aujourd’hui).
Touche à tout ou plus simplement à la recherche d’un mode d’écriture et d’expression qui toucherait le tout, le docteur Goetz ramasse les prix littéraires qui le consacrent « auteur dramatique contemporain ». Ce qui doit amuser cet « enfant terrible » qui, comme Thomas Bernhard, pourrait un jour nous dire qu’il se « fait chier sur la tête ».
« Enfant terrible » dis-je ou « adulte politiquement incorrect », Rainald Goetz, veille à Berlin : ville schizophrène qui panse ses frontières, ses cicatrices. Et d’entendre Heiner Müller, de Potsdam, murmurait à l’oreille de Goetz : « mes pensées sont des plaies dans mon cerveau, mon cerveau est une cicatrice » . Goetz, mi Angelus Novus qui annoncerait le désastre, mi ombre célinienne (l’antisémitisme en moins) éprouvant une haine du genre humain… Goetz n’en finit pas d’être en proie à un désir sans ailes où son œuvre : entre révolte et chute, entre cri d’alarme et épreuve du désert, entre condamnation et résignation, entre destin connu et rêve à faire durer, entre lutte et abandon… dit et montre le chaos : le KO.
Kolik : prendre un coup et finir KO.
Frère d’Antoine Blondin attablé dans une salle obscure comme au fond d’une arrière-cour, Thierry Raynaud siffle des verres et vocifère des bribes d’arrière-pensées. « Couché… Truc… merde… Cerveau… Crasse… Homme… » débite-t-il sur le mode d’un désarroi privé de syntaxe mais pas de sens. Proche parent de Nietzsche dans une crise de raison, dans les écarts qui séparent chaque mot, lui est à la peine dans la continuité. Les phrases ne viennent plus, seules arrivent les idées elliptiques, les pensées trouées qui passent par des mots venus du bas du cœur ou du fond de la raison. « Cerveau… Chien… Putain de chien »… poursuit-il indifférent à l’ordre rhétorique et dialectique. Aucune preuve n’est plus à faire, l’épreuve en revanche ressemble à un enfer.
Ici, le désordre syntaxique, bien loin de réfléchir une maladie mentale, renvoie à une douleur où la perte de la grammaire souligne un ras-le-bol, ou le sentiment d’une inutilité, d’une vie vaine. Raynaud, ou Artaud dans un ultime « jugement pour en finir avec »…, règle son compte à la narration et lui préfère l’état ondulatoire d’une langue faite de vibrations, de séismes, de chocs des sons et des intonations. Il éructe ou murmure. Il parle ou gueule. Il questionne ou s’interroge. Dans un dialogue désabusé avec lui-même, dans un espace dialectique hanté par ses fantômes, Thierry Raynaud se regarde comme un spectre qui, obsessionnellement, dans l’attraction des verres qu’il vide, rappelle qu’il a pris des coups. Coups tordus, coups durs, mauvais coups… Raynaud rivé à sa chaise grise d’administratif, devant un micro comme sous la lampe d’un bureau de flic, livre ses interrogations ou subit un interrogatoire mené à bout de conscience. La déposition à laquelle il se livre tient d’un « précis de décomposition ». « Mot »… « réponse »… « haine »… « discipline »… articule le plaignant. Et chaque verre soulevé se regarde dès lors comme un mauvais coup pris. Ou quand « prendre un coup », ici « prendre des coups » se trouve signifier que l’on encaisse, a encaissé une violence qui n’est plus supportable. Petit à petit, alors, à mesure que les verres s’entrechoquent et s’empilent, des lambeaux d’énoncés finissent par se former. Et d’entendre distinctement « je dis haine »… « je ne demande pas pourquoi »… Petits bouts de phrase qui finissent par nommer ce qui était à vue, ce qui se voyait. « Je meurs » dit Raynaud au présent. Enoncé bref, aussi bref que tous les autres, dit au présent. Seul énoncé, philosophiquement parfait qui exprime précisément que ce corps, cette voix, cette pensée mourraient… « Ich sterbe » disait Tchekhov, et Sarraute.
Dans la pénombre qui aura enveloppé l’acteur Thierry Raynaud, dans cette prison noire – en son cerveau comme entre quatre murs – tout au long de cette longue partition qui dit un déchirement, le metteur en scène Hubert Colas aura travaillé à ne jamais faire de l’acteur et de la table éclairée un point de fixation. Tout au contraire, travaillant à la réverbération des sons dans l’espace, recourant à une image vidéo de l’acteur projetée en fond de scène, tout aussi spectrale que fantomale dans son apparition et sa disparition, modifiant notre rapport à l’échelle sonore et visuelle… Colas fait de Kolik un espace géométrique où différents points, disposés sur l’aire du plateau, soulignent une fragmentation, un éclatement, une discontinuité. Effet qui parfois met le spectateur au carrefour des mots dits, des sons jetés… manière de dire, peut-être, que le spectateur n’est pas étranger à ce constat.
Dans ce dispositif où la fragilité est augmentée, sur cette scène où la voix de l’acteur réfléchit tout autant un travail de choriste punk que celui d’un gymnaste paraplégique soumis aux lois de l’inertie… Kolik est un poème qui se construit dans l’instant, dans l’improvisation et la figuration d’une violence continue. Une violence où l’entrechoquement des verres qui se succèdent pourrait annoncer un nouveau départ, un nouvel envol, un nouvel espoir rattrapé par un verre de désarroi. Celui-là même qui marque son visage d’un léger sourire dont on dit, en psychiatrie, qu’il annonce un geste radical et irréversible. Dans ces nuances audibles et visibles, Kolik, donc, est une pièce qui a à voir avec un état mélancolique. C’est-à-dire, et très exactement comme le rappelait Baudrillard, un mode de pensée que Raynaud et Colas livrent dans un geste organique et phonique. Un mode de pensée qui est, pour le philosophe qui l’analyse, un mode de vie quand la pensée est sentie.

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Phases https://www.insense-scenes.net/article/phases/ Wed, 03 Aug 2011 13:30:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=720

La chorégraphe belge Anne Teresa de Keersmaker, qui la semaine passée présentait à l’aurore sa dernière création intitulée « Cesena », investit cette fois la cour du Lycée Saint Joseph, où l’on pouvait voir l’une de ses premières pièces, « Fase, four movements to the music of Steve Reich » (1982). Comme son nom l’indique, il s’agit d’une pièce chorégraphique conçue à partir de la musique du compositeur américain Steve Reich.
Composition géométrique
La chorégraphe découpe le temps et l’espace en quatre parties indépendantes, délimitées par un noir et annoncées par la projection des titres empruntés aux compositions musicales de Steve Reich, elle affirme ainsi d’emblée le rapport logique qu’elle définit dans sa pièce entre la musique et la chorégraphie. La pièce se compose de quatre mouvements distincts sous forme de trois duos et d’un solo : Piano Phase, Come Out, Violon Phase et Clapping Music. La chorégraphe, qui formait originellement un duo avec la danseuse Michèle Anne de May, est cette fois accompagnée pour la reprise de sa pièce, de la danseuse norvégienne Tale Doven qui a d’ores et déjà participé à certaines de ses créations.
Dans cette création, Anna Teresa de Keersmaeker renoue le lien fondamental qui allie la danse et la musique, elle explique avoir voulu chercher « une réponse chorégraphique à ce matériau musical en tentant de fusionner la musique et la danse ». Ce lien constitue un enjeu majeur dans l’histoire de la danse contemporaine, marquée par l’empreinte de Merce Cuningham et son association avec le compositeur John Cage. Le chorégraphe américain s’attacha dans ses travaux à découpler la danse de la musique et intégra une grande part de hasard dans le déroulement de ses chorégraphies. La chorégraphie proposée par De Keersmaeker adopte le principe de la musique répétitive et minimaliste de Steve Reich, qui opère selon les principes du phasing. Il s’agit d’un procédé inventé par ce pionnier de la musique minimaliste qui fonctionne sur le principe de la répétition. Construit à partir du modèle classique du canon, il se construit à partir d’un court motif musical répété en boucle, avec un décalage temporel qui augmente ou diminue au cours de la pièce. A l’origine découvert à partir de l’utilisation de magnétophone, le compositeur explora le procédé du phasing avec It’s Gonna Rain en 1965 et Come Out l’année suivante.
La chorégraphie de Fase est marquée par sa forme minimaliste, constituée par une préoccupation géométrique et répétitive. Elle développe une gestuelle simple et précise, à partir de mouvements simples formant des phrases chorégraphiques répétitives qui vont être soumises à la logique musicale du phasing. La chorégraphe met alors au travail le lien entre la musique et le danse, en s’appuyant sur l’équivalence de la phrase chorégraphique et de la phase musicale, motifs inhérents aux deux disciplines. Les cycles répétitifs de mouvements sont ainsi soumis à des opérations de « déphasage » et de « rephasage », créant ainsi des décalages temporels et spatiaux entre les deux danseuses. Le plateau donne à voir la composition géométrique d’un tableau en cours de création, et surprend le spectateur qui prend alors la mesure des rouages complexes de la mécanique chorégraphique à l’œuvre dans la pièce.
Fase est un ensemble chorégraphique dans lequel transparaît une volonté d’unité. Le matériau gestuel, la structure de l’espace, l’éclairage, et les costumes tendent à créer une « dramaturgie » d’ensemble qui recouvre les quatre parties. L’unité chorégraphique apparaît dans un jeu délibéré avec des motifs géométriques qui constituent une base, la ligne droite, le cercle, ou la diagonale, sur lesquels sur laquelle se développe des séquences chorégraphiques courtes qui varient progressivement au cours de leur répétition. L’éclairage occupe une place importante dans la pièce, les jeux de lumière apportent une nouvelle dimension scénique à la chorégraphie. Le plateau est noyé dans une pénombre, contrastée par des découpes de lumières au sol qui viennent souligner les motifs géométriques qu’emprunte la chorégraphie. La musique quant à elle, joue un rôle central dans la pièce, comme nous l’avons suggéré précédemment. La pièce met musicalement en miroir des parties instrumentales (Piano Phase et Violin Phase), et des parties non-instrumentales, une expérimentation vocale (Come Out), et un composition musicale à partir d’applaudissements (Clapping Music). La chorégraphie qui se frotte à la logique musicale appliquée par Steve Reich, explore à travers le mouvement toutes les possibilités que représente la technique du phasing. A travers la pièce, nous traversons un paysage où la danse poursuit les expérimentations musicales de Steve Reich, nous accédons à l’interrogation en pratique du langage chorégraphique.
Exploration du langage chorégraphique
Dans la première phase (Piano Phase), les corps tournent constamment sur eux-mêmes au son du piano, comme les danseuses de boîtes à musique. D’abord en symbiose comme entrainés dans la même ronde, puis progressivement se décalent, avant de se coordonner de nouveau, comme si l’une des deux boîte à musique ayant perdu de son énergie avant l’autre, le mécanisme avait alors du être remonté. Le costume des danseuses, une robe grise simple, des baskets et de socquettes blanches, accentue l’image enfantine. La danse prend la forme d’un enfantillage, la chorégraphe est en effet inspirée de mouvements de base qui parviennent à la danse : « marcher, tourner, bouger les mains et sauter. En fait toutes les choses qu’un enfant fait lorsqu’il se met à danser dans une fête » explique t’elle. D’autre part, les jeux de lumière, démultiplient les danseuses sur le mur du fond, créant ainsi trois ombres, l’une d’elle est une chimère où les deux corps se fondent. La chorégraphe nous invite à explorer le monde de l’enfance, pour nous faire appréhender la manière dont du jeu des différents mouvements peut naître la danse.
Nous entrons ensuite dans la deuxième phase (Come Out), la musique de Steve Reich cette fois n’est plus instrumentale, mais composée à partir d’un motif vocal. En avant scène, sous la lumière de lampes de bureau, qui éclairent verticalement un espace exigu, les danseuses s’adonnent à un curieux échange de signes. La chorégraphie explore la position assise. Les corps se font rigides, s’effacent pour mettre en valeur les mouvements des mains qui dominent la chorégraphie, ils sont brefs, et d’une précision millimétrée, ce qui nous laisse envisager l’éclosion de signes, et appréhender l’imaginaire d’une langue. La codification de la chorégraphie peut rappeler les Mudras indiens, il s’agit de mouvements relatifs à une position codifiée et symbolique des mains d’un acteur ou bien d’un danseur qui constituent un langage transversal dans l’œuvre. Cette partie nous laisse envisager la problématique du langage, la musique composée à partir de mots que l’on peut discerner à l’écoute, est mise en relation avec l’émergence d’un langage chorégraphique dont nous ne maîtrisons pas les codes. Le public alors privé de la délivrance d’un message, est ainsi laissé à confrontation des signes qui ne font pas sens. Le spectateur appréhende ainsi le mouvement pour lui même en tant qu’il peut faire signe, ce qui peut alors l’amener à penser la question du langage chorégraphique.
La pièce se poursuit par l’unique solo de l’ensemble sur Violin Phase. Le plateau est plongé dans l’obscurité totale, lorsqu’apparaît succinctement la présence Anna Teresa De Keersmaeker en robe blanche, de manière presque fantomatique. La lumière se fait progressivement au fil de la chorégraphie, pour nous laisser voir un jeu de circonconvolutions autour d’un cercle qui progressivement s’efface. Il n’en subsiste bientôt plus que la trace, la danseuse explore toutes les possibilités que présente la forme géométrique, elle tourne d’abord en rond, sans se perdre dans la circularité, puisqu’elle exploite ensuite les autres particularités du la figure, ses rayons, pour finalement se retrouver en son centre lorsque la musique cesse, sa position initiale. La chorégraphie que propose De Keersmaeker de Violin Phase et la musique minimaliste de Steve Reich, nous font envisager que la danse, c’est la géométrie du temps et de l’espace.
La pièce se clôt sur le mouvement intitulé Clapping Music. La musique composée d’applaudissements crée un rythme cadencé en douze temps sur lequel les mouvements des danseuses se coordonnent. Elles s’adonnent à un tortueux enchaînement de mouvements concentré dans la partie inférieure du corps. Le mouvement s’étend de la position en demi-pointes aux pieds à plat sur le sol, avec une flexion brusque des genoux, accompagné d’un mouvement opposé des bras. Le mouvement simple à l’origine, prend visuellement de l’ampleur par la répétition, il finit par une forme d’illusion d’optique par nous apparaître très complexe. Il opère par un déplacement des danseuses en diagonale des deux danseuses de l’arrière-scène vers l’avant-scène, elles se retrouvent dans les dernières minutes sous la lumière verticale des lampes de bureau, créant ainsi un écho visuel avec la seconde partie. Comme dans les autres mouvements, la chorégraphie se décale progressivement dans le temps, et dans l’espace. La répétition et le décalage créent dune série d’images du même mouvement, légèrement différentes les une des autres, comme celle d’une pellicule photographique. La chorégraphie nous donne à voir la décomposition d’un mouvement, un peu à la manière de la chronophotographie, qui montre l’évolution d’un mouvement seconde par seconde. La chorégraphie de Teresa De Keersmaeker tisse ainsi un lien privilégié avec la musique, elle rejoint la logique expérimentale que constitue l’œuvre musicale de Steve Reich, si bien que les œuvres du compositeur et de la chorégraphes nous apparaissent comme complémentaires, toutes deux participent à accentuer la décomposition d’un ensemble pour mettre en valeur le modèle que constitue le motif.

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Des Femmes, une tragédie musicale https://www.insense-scenes.net/article/des-femmes-une-tragedie-musicale/ Tue, 26 Jul 2011 13:47:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=726


A la carrière Boulbon se joue sans doute l’un des événements de ce Festival d’Avignon, à savoir la dernière création de Wajdi Mouawad. Spectacle somme, Des femmes n’est pas moins que trois tragédies de Sophocle : Les Trachiniennes, Antigone et Electre. Cette création s’inscrit dans un vaste projet du metteur en scène de monter l’intégralité des tragédies de l’auteur grec qui nous sont parvenues. Après la trilogie des Femmes suivront le duo des Héros, puis celui des Mourants, regroupant respectivement Ajax et Œdipe roi, Philoctète et Œdipe à Colone. Des Femmes est marqué par le sceau d’une nouvelle traduction réalisée par le poète Robert Davreu et la musique composée par Bertrand Cantat, grand absent des représentations d’Avignon. Durant une nuit (la traversée dure plus de six heures), Wajdi Mouawad propose une tragédie musicale où se côtoient spectaculaire et démesure, confirmant son goût pour le tragique et une certaine esthétique du kitsch.
Pour ceux qui sont familiers du travail théâtral de Wajdi Mouawad, il n’est pas surprenant de le voir mettre en scène aujourd’hui Sophocle. Le metteur en scène et dramaturge revendique sa filiation avec l’auteur depuis ses débuts, cherchant à explorer le tragique de nos sociétés contemporaines. « Après l’écriture de Littoral, Incendies, Forêts, Seuls, Ciels et tout récemment Temps, j’ai eu envie de donner corps à un désir qui ne m’a jamais quitté depuis mes vingt-quatre ans : retourner à l’auteur qui m’a donné envie d’écrire, Sophocle » peut-on lire dans le programme distribué lors des représentations Des Femmes. Dans cette entreprise, il est aidé par le poète Robert Davreu qui propose une nouvelle traduction des différentes tragédies, manifestant la volonté de posséder une même langue pour toutes les pièces. Ici, point de modernisation outrancière, mais le choix d’une langue que l’on pourrait qualifier de classique, privilégiant la dimension poétique et musicale des textes dramatiques. A ce titre, les paroles de Robert Davreu sont très claires, « Si mon souci premier a été de poésie et de musicalité, il a aussi été, tout en étant le moins explicatif possible, de fournir le maximum d’éléments susceptibles de multiples lectures à différents niveaux.[[Robert Davreu, « Traduire Sophocle ? », in Wajdi Mouawad, Robert Davreu, Traduire Sophocle, Arles, Actes Sud-Papiers, coll. Apprendre, 2011, p. 25-26.]] » Et force est de constater que le pari est tenu, la parole et le chant s’interpénètrent donnant à entendre une partition sonore qui rapproche le texte d’un livret d’opéra, le poète-traducteur n’hésitant pas à abandonner « l’argumentation ou [le] récit pour l’expression nue des sentiments[[Idem, p. 26.]] ». Privilégiant ainsi le lyrisme, Davreu fait ressortir la place essentielle qu’occupe le chœur dans le théâtre de Sophocle, en particulier dans Les Trachiniennes où, par l’intermédiaire du coryphée, et le traitement proposé par Mouawad, il devient un personnage tragique à part entière. A travers sa mise en scène, Mouawad a cherché à retrouver cette place essentielle du chœur par un système de correspondance presque baudelairien. Comment aujourd’hui rendre compte de cette parole chorale, de l’importance qu’elle revêtait dans la tragédie antique ? La musique rock s’est alors imposée au metteur en scène. L’histoire est désormais connue, il décide de faire appel à Bertrand Cantat, figure de proue tragique s’il en est du rock français, pour composer la musique du spectacle, en compagnie de Bernard Falaise, Pascal Humbert et Alexander MacSween. Si le postulat pouvait laisser sceptique, il faut reconnaître à Mouawad que c’est là l’autre réussite de cette mise en scène, bien qu’elle soit paradoxale.
Réussite troublante, car la voix de Bertrand Cantat qui revêt plusieurs registres, entre plainte, mélopée et cri tragique, personnalise le chœur plus qu’elle n’en fait le représentant de la voix populaire. La parole collective disparaît au profit d’une singularité d’autant plus ambiguë que, pour les raisons que l’on sait, Bertrand Cantat est absent des représentations avignonnaises et que seule sa voix souffle sur le plateau. L’interprétation des mots du tragique grec par le musicien impose une présence-absence qui défie la présence charnelle des autres comédiens. La puissance de la voix, dans la douceur comme dans l’emportement, transperce la nuit de la carrière Boulbon et transforme le chœur en un personnage tragique qui par son allure immatérielle vient questionner les héros des tragédies de Sophocle dans un dialogue avec les puissances divines. Comme le souligne justement Robert Davreu, avec le chant, « au lyrisme de l’illusion lyrique vient donc se superposer un lyrisme du désenchantement, comme si déjà, du temps de Sophocle, la tâche poétique était de sauver ce qui reste […] une fois consommé le désastre.[[Idem, p. 37.]] »
Ainsi, étrange paradoxe, le tragique contemporain qu’explore sans cesse Mouawad à travers des fables épiques portées par une communauté artistique se cristallise autour du chœur qui se trouve, ici, individualisé et valorisé par la voix de Bertrand Cantat. D’ailleurs, cette inversion du collectif et du singulier se lit en filigrane dans l’ensemble de la mise en scène Des Femmes. Les héros tragiques n’apparaissent plus comme exemplaires aux yeux de la communauté venue assistée à la représentation mais davantage comme des individus pris avec leur destin, avec leur propre conscience. Dans cette faille, un glissement de sens émerge qui au lieu de tendre à l’universel traduit une actualisation peut-être involontaire, celle de mettre en scène un monde moderne où les héros sont absents. Cette affirmation reste une hypothèse car Mouawad, en choisissant de mettre en scène Sophocle, a conscience de représenter une telle transition évoquant la chute des innocences et la fin des héros comme matrices du théâtre de sophocléen. En outre, le doute sur cette volonté d’actualisation est également éveillé par certains choix dramaturgiques. Si le metteur en scène sait construire des images fortes et saisissantes (l’arrivée des comédiens au début des Trachiniennes, s’asseyant sur des chaises sous une bâche martelée par la pluie ou la mise à mort d’un cadavre de terre par Electre), il opte cependant pour un jeu déclamatoire, souvent face public. Cette emphase relègue l’interprétation des comédiens dans une dimension ostentatoire parfois pénible par le manque de nuance (à l’exception de Patrick Le Mauff dans le rôle de Créon). Et comme pour bien souligner cet excès dramatique, les acteurs n’hésitent pas à s’époumoner dans des cris tragiques, psalmodies grandiloquentes, ou s’ébattent avec les éléments, voir les scènes où l’eau se déverse sur eux (qu’il s’agisse de pluie ou de seaux d’eau) et les jeux avec la terre (Antigone s’enduisant de la terre qui va servir de sépulture à son frère Polynice ou Electre se recouvrant des cendres supposées d’Oreste, jusqu’à les enfouir dans sa culotte…).
Ce jeu avec les éléments laisse dubitatif. Au début, on pense à une déclinaison des quatre éléments constitutifs de notre univers, comme une force immanente de la nature sur ces êtres, mais il n’en est rien. La pluie revient, accompagnée au fur et à mesure par des jets de peinture qui viennent éclabousser les corps et les éléments spartiates du décor, comme si Mouawad rendait littéral l’accablement des personnages. Quant au reste de la scénographie, elle laisse tout aussi perplexe : une grande arche avec des bâches en plastique signifie explicitement les portes du palais, permettant surtout aux comédiens d’entrer et de sortir de scène – décor usinier, industriel qui cache la carrière Boulbon. A vouloir privilégier l’expressivité au profit de la suggestion, ces choix de mises en scène tendent à intercepter le noyau tragique des pièces de Sophocle.
Conscient des pouvoirs de la scène, ce jusqu’au-boutisme de Mouawad semble à plusieurs moments se retourner contre lui, donnant à certaines scènes une dimension caricaturale plutôt que tragique, comme lorsque le corps d’Héraclès est représenté telle une momie tout droit sortie d’un mauvais film de genre. L’intuition intéressante du metteur en scène de faire jouer le héros grec par la même actrice qui interprète Déjanire est court-circuitée par cet effet grand-guignolesque. Il en est de même dans Electre avec l’assassinat de Clytemnestre qui perd toute violence au profit d’une rébellion adolescente, ou des retrouvailles d’Electre et d’Oreste autour d’un baril d’eau (image publicitaire plus que poétique).
Depuis ses débuts, Wajdi Mouawad explore un théâtre des perceptions et des sensations, cherchant à émouvoir le spectateur. Son travail plastique révèle un sens du plateau peu commun où le spectaculaire surgit par la construction d’images saisissantes. Cependant, l’énergie avec laquelle le metteur en scène entre dans les textes laisse souvent le spectateur sur sa faim. Refusant le « retour à l’intellect de façon trop prégnante ou trop régulière chez le spectateur[[Wajdi Mouawad cité par Georges Banu dans « Wajdi Mouawad, un théâtre sous haute tension », in Wajdi Mouawad, Robert Davreu, Traduire Sophocle, op. cit., p. 46.]]», la mise en scène de Des Femmes privilégie le symbolique en lieu et place du signe, fabriquant des images plus qu’elle ne parle du monde.

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Parsifal https://www.insense-scenes.net/article/parsifal/ Tue, 26 Jul 2011 13:46:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=724 ——-
Le festival d’Avignon propose une projection de l’événement, enregistré au Théâtre royal de La Monnaie de Bruxelles le 20 février 2011, comme un témoignage du travail réalisé cet hiver. Atmosphère studieuse dans le Tinel de la Chartreuse, le gradin est aux trois quarts plein et c’est dans le silence que le public attend sagement en lisant la feuille de salle, comme une révision de dernière minute avant l’examen de l’événement scénique wagnérien. Ecoute attentive de la brève présentation de Romeo Castellucci et Christian Longchamp, directeur adjoint de la Monnaie, à l’origine de la création de ce Parsifal. Par avance, ils nous préviennent que la projection n’offre malheureusement pas la même perception qu’une représentation. On le vérifiera. C’est la première fois que Romeo Castellucci s’essaie à la mise en scène d’opéra. Le metteur en scène italien est connu pour son approche singulière des textes. Plasticien de formation, c’est à travers l’image que Castellucci formule ses pensées : dans les spectacles de la Raffaello Sanzio, il n’y a quasiment pas de paroles sur scène. On se souvient de la Divine Comédie, présentée lors de l’édition 2008 du festival d’Avignon, sans un seul vers de Dante. Comment Romeo Castellucci va-t-il faire face à Parsifal ? Contraint de respecter le dispositif de l’opéra et le livret de Wagner – plus de quatre heures de texte chanté – que va-t-il proposer ?
Le premier acte commence dans la pénombre d’une forêt dense dont on distingue à peine les grands arbres dans la nuit. Les voix nous parviennent des bois, des arbres, des feuillages qui tremblent. Des buissons se déplacent lentement. Les hommes qui habitent ici sont invisibles dans les feuilles. De temps en temps un arbre tombe mais la densité de la forêt retient sa chute et son fracas. Tout semble infiniment enchevêtré, emmêlé. Une civilisation en train de se pétrifier qui se cache sous les branches et finit par être prise au piège d’une protection excessive.
Parsifal, interprété par Andrew Richards, détonne dans ce paysage, lui qui ressemble à un cadre à la chemise bien repassée sortant du bureau. Il est extérieur à ce monde et y entre par hasard. Dès son arrivée dans le domaine du graal, il est identifié par Kundry, figure double au service de la communauté du graal mais aussi de Klingsor son ennemi. Reconnu par Gurnemanz comme celui qui viendra les sauver, Parsifal est invité à assister à la cérémonie du graal.
La scène de la cérémonie est l’occasion pour les spectateurs de la Raffaello Sanzio de retrouver le plaisir de la savante manipulation de l’espace et les éléments clefs de l’esthétique de la compagnie. La scène est accompagnée de chœurs invisibles. Parsifal le quidam est en avant-scène, placé entre les spectateurs anonymes et la communauté du graal. Cette présence semble éloigner la perspective malheureuse d’une communion entre scène et salle, célébration d’une exaltation uniquement visuelle. En avant-scène, dos au public, Parsifal regarde la cérémonie à travers une vitre noire. Puis il se retourne et fait face aux spectateurs à travers la vitre devenue transparente. Son regard parcourt la cérémonie réelle, en train de se dérouler à la Monnaie en ce soir d’hiver. Spectateur à part entière, Parsifal observe le public.
Dans le livret de Wagner, Amfortas dévoile le graal lors de la cérémonie afin de fortifier et apaiser la communauté. Pas de graal visible pour Castellucci mais un rideau blanc qui se ferme en avant-scène. Juste une virgule, seule, qui vient ponctuer le vide et signifier sa présence. Romeo Castellucci pose l’équation suivante : graal = vide. Pas de sang du Christ, ni d’objet sacré. Le vide comme origine ou destination d’un champ de forces infiniment puissant. Comme source et destination du désir. Un trou noir, point d’impact du transcendantal. Le vide est paradoxal, il protège et apaise la communauté tout en la faisant souffrir. La plaie d’Amfortas présentée comme le trou noir d’un corps vide le fait atrocement souffrir mais l’absence du vide est fatale à son père, Titurel. Une dualité qui se loge dans la présence du serpent albinos dont le venin peut devenir médication, ou encore la forêt qui cache et protège mais engloutit la communauté. Castellucci travaille depuis longtemps sur l’idée de vide, qui constitue l’un des points centraux de sa pratique et de sa pensée artistique. Il propose le vide comme un appel aux spectateurs, chargés de le combler.
Le second acte s’ouvre sur le domaine de Klingsor. Espace blanc, moite, construit autour d’un piédestal central sur lequel est présenté un sexe féminin, autre trou noir, clef du champ de forces de l’acte, d’où les chants des filles fleurs semblent provenir. Des danseuses et performeuses shibari aux corps blancs et cheveux peroxydés, presque identiques les unes aux autres, dansent et se déplacent dans des positions étranges. De ces corps contorsionnés, ligotés, pendus, manipulés par le double de Klingsor, émanent des figures contemporaines du désir charnel. Sur la surface de la blancheur laiteuse, une multitude de signes et de symboles énigmatiques apparaissent les uns après les autres et viennent s’ajouter aux chants de Parsifal et Kundry. Cordes, fils blancs, fils rouges, serpent, fusils, cercles. On attache et on délie. Des noms de poisons apparaissent en projection, puis des mots peints sur les murs, comme des énigmes : « Anna me now tied ». Autant de signes qui égarent les spectateurs dans leur volonté de comprendre… Pour Romeo Castellucci, il ne s’agit pas de « comprendre ». Mais qu’en est-il de la fable de Wagner, qui court sous la baguette de Harmut Haenchen ? Le long duo entre Kundry et Parsifal s’avère difficile à suivre. Le texte chanté est un récit complexe, auquel s’ajoute toute la complexité des pistes proposées par les symboles visuels.
Cette crise entre le texte et la scène prend une autre direction dans le troisième et dernier acte. Le texte de Wagner devient le fantasme d’une fin rêvée, chantée par les personnages, mais qui n’a pas lieu sur scène. Parsifal ne guérit pas Amfortas, il ne sauve pas la communauté du graal.
L’espace vide est occupé par le chœur de la Monnaie et cent soixante-dix figurants vêtus de leurs propres vêtements noirs, gris et blancs, formant une foule morne et silencieuse. Cette foule marche vers le public, le visage inexpressif mais n’avance pas. Parsifal est au premier rang de cette communauté urbaine. Les textes sont chantés face au public, sans autre action que la marche. Les membres de la foule, chacun dans leur solitude, ne se parlent ni ne se rencontrent. A propos de Parsifal Romeo Castellucci parle des pigeons des villes, nous n’en sommes pas si loin. Le metteur en scène choisit de finir sur cette solitude urbaine d’une communauté poussée à son paroxysme. Pas de héros, pas d’exploit, mais des anonymes plutôt uniformes, les uns à côté des autres, aux prises avec leurs désirs.
Reste de ce spectacle ce qui donne à la démarche artistique de Romeo Castellucci son élan et sa force : la création d’espaces de pensée, de vides à remplir. La musique de Wagner lui permet d’atteindre notamment dans le premier acte, des instants où le temps se suspend et s’ouvre aux possibles ; spécificité essentielle du spectacle vivant.
Parsifal (projection), opéra de Richard Wagner, mise en scène de Romeo Castellucci, Tinel de la Chartreuse, 22 juillet 2011.

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Sul concetto di volto nel Figlio di Dio https://www.insense-scenes.net/article/sul-concetto-di-volto-nel-figlio-di-dio/ Tue, 26 Jul 2011 13:45:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=723 ——
Théâtre ? Performance ? Le dernier spectacle de Romeo Castellucci pose à nouveau la question de la dénomination des pratiques du spectacle vivant. Sul concetto di volto nel Figlio di Dio, création présentée cette année en Avignon, est une forme où le drame n’a pas la place centrale qu’on lui attribue habituellement. Une construction pourtant très ordonnée et précise, qui ne laisse pas de place à l’improvisation.
Certaines caractéristiques de la démarche artistique de Romeo Castellucci prennent ici le statut de pierres angulaires. A commencer par la présence du public : plus qu’aucun autre spectacle, Sul concetto di volto est incomplet sans l’instance des spectateurs dont l’assemblée semble parfaitement incluse dans un dispositif qui ne se limite pas au cadre de scène. Les spectateurs sont au cœur d’une installation à laquelle ils prennent part. Ce dispositif comprend deux éléments fixes placés face à face : d’un côté le public, de l’autre le portrait du Christ par Antonello da Messina, agrandi et recadré sur le visage. Ce qui apparaîtra entre ces deux instances modifiera leur statut.
Du point de vue de la temporalité, le spectacle forme un triptyque, suite de trois tableaux hétéroclites dont les liens ne relèvent ni de la vraisemblance, ni de l’esthétique, ni du rythme. Le premier tableau présente une situation cohérente entre un père et un fils, avec des dialogues et un décor naturaliste. La seconde situation met en scène des enfants, mais sans paroles, sans naturalisme ni cohérence narrative. La troisième est une scène d’ordre plastique sans acteurs visibles (ou presque). Les trois tableaux se posent sur la scène et dans la mémoire du spectateur comme des couches qui se superposent, dont certains éléments restent visibles.
Entre le regard du Christ et celui du public, un décor d’appartement contemporain. Un vieil homme malade victime d’une crise de dysenterie se vide sur le canapé, puis sur la chaise, puis sur le lit. Alors son fils le déshabille, le nettoie et une fois le travail accompli le vieil homme se vide de nouveau. Son fils lui répète « Tiens-toi bien droit, tiens-toi bien droit » de peur qu’il ne tombe. Ou qu’il ne s’écroule sur lui-même comme une enveloppe vidée d’une dignité qui fout le camp. Situation de crise triviale, et surtout banale : deux personnes souffrent de la mise à l’épreuve des rapports d’humanité qui les lient.
Il s’agit de l’Homme, face à des problématiques de dignité et d’humiliation. De l’humanité et du fait d’être ensemble entre humains. Castellucci dépose le problème au centre d’une croisée de centaines de regards, dont celui du portrait d’Antonello da Messina, qui n’est en somme rien d’autre que le visage d’un humain. Le visage du Christ comme représentation de l’Homme par lui-même, érigée en modèle. Un visage comme surface de l’humanité. Mètre-étalon de ce que doit être un Homme. Visible de tous et semblant examiner l’humanité de chacun, son regard rencontre tous les regards, eux-mêmes se croisant à l’infini.
Dans la salle règne une terrible odeur de merde. Les gens s’interrogent du regard puis réagissent à la mauvaise odeur, s’éventent, se couvrent le nez, pouffent de rire. L’architecture du théâtre à l’italienne retrouve toute sa raison d’être : la salle n’est pas si obscure, les spectateurs se savent regardés et se positionnent à travers leurs réactions. Cet événement instaure une communauté entre les spectateurs ; désormais, ils regardent le spectacle ensemble.
A travers une expérience à la fois commune et solitaire, Castellucci expose aux spectateurs un sujet à vif de notre société contemporaine : la nature des rapports entres les Hommes, la dignité, l’humiliation.
Le tableau s’arrête en pleine crise, avant que l’un ou l’autre des personnages trouve une issue à la situation.
Deuxième tableau : le décor du salon a disparu. Il n’en reste que le sol blanc encore taché, le lit trempé et le vieil homme, assis immobile face au public, la tête entre les mains et le regard tourné vers le sol. Des écoliers entrent, les uns après les autres, avec leurs cartables remplis comme des petites carapaces, pareils à ceux que l’on croise dans la rue. Le vieil homme demeure immobile, comme devenu image, mémoire du tableau qui vient de s’achever. Les enfants vident leur sac sur le sol et en sortent des grenades en plastique qu’ils dégoupillent et jettent sur le portrait du Christ. Au moment où les grenades touchent le visage, on entend le son d’une déflagration. Comme grisés par le grondement des explosions, les enfant jettent toutes leurs grenades puis s’asseyent et observent le visage demeuré intact.
Dans ce second tableau, les spectateurs se regardent moins les uns les autres, ils semblent plus à l’aise, plus « spectateurs ». Face à l’expression impassible du Christ.
Les enfants -nos enfants-, ou bien -nous/enfants- attaquent la construction monumentale qu’est le visage du Christ-homme. Castellucci parle d’une « demande de prise en considération », d’une « prière du rapport asymétrique entre l’Homme et Dieu ». On peut également y voir des enfants qui n’ont pas encore conscience de cette humanité qu’ils vivent brutalement et qu’ils ne maîtrisent pas. Révolte des enfants qui ne veulent pas apprendre à être des Hommes, qui ne veulent pas prendre part au jeu des Hommes, des visages et des regards. On apprécie le talent de Castellucci pour la construction d’images scéniques fortes, quand il place côte à côte les enfants et le vieil homme immobile et prostré.
Les enfants s’en vont, le vieil homme sort. Restent les grenades dégoupillées, le lit souillé et le visage du Christ toujours intact, tel une image du temps des mortels qui s’écoule sous les yeux d’un temps immuable. L’image du temps des sujets vivants qui passent sans altérer les idées et les concepts. Le visage comme concept fabriqué par les humains pour gérer la communauté de leur existence.
Le troisième tableau est une manifestation essentiellement plastique, accompagnée de la création sonore de Scott Gibbons. A ce moment du spectacle, il n’y a plus d’acteur sur scène entre le portrait du Christ et les spectateurs. Le face à face est direct. Jusqu’à présent, le visage du Christ était visible comme un mur : d’abord un mur de fond puis un mur contre lequel rebondissaient les grenades. Soudain une silhouette humaine apparaît derrière le visage, comme glissée sous sa peau, et le portrait devient surface. Par ses mouvements la silhouette déforme les traits du visage et le défigure. Son statut de concept immuable et son expression impassible sont perdus. Un liquide foncé coule sur le visage et le masque partiellement, comme si le visage débordait, comme si les sécrétions ne sortaient plus pas les orifices habituels.
Cet événement entache le portrait du Christ mais il le ramène à l’humanité qu’il a choisie : un humain dont le corps est plein de liquides, d’humeurs, de sang, qui coulent et qui débordent. On touche à présent la question du décalage inouï entre notre corps et notre humanité. Entre ce corps plein à exploser et la dignité, la culture et la civilisation chrétienne qui rendent ce corps tabou et ces humeurs indignes.
On dit communément que dans la religion, le Christ prend en charge le sang. Ce troisième tableau en est la démonstration : des plaies qui ressemblent aux stigmates de la couronne d’épines mais d’où s’écoule un liquide brun et épais. On pense à Jan Fabre, c’était il y a six ans en Avignon :
Mon corps mouillé veut sortir / à certains endroits / je vois ma peau se transformer / en une membrane transparente.[[ Je suis sang, Jan Fabre, L’Arche, 2001 ]]
Le visage du Christ devient membrane transparente, et cette surface qui se voulait opaque, érigée par les Hommes comme surface opaque, laisse à présent transparaître son intérieur. La surface du visage finit par se déchirer sous les mouvements de la silhouette et elle tombe en lambeaux comme une mue.
Derrière le visage apparaît une phrase lumineuse « You are my shepherd » (tu es mon berger) dont un mot demeure dans l’obscurité, un « not » qui transforme la phrase en négative « You are not my shepherd ». Une fin ouverte qui laisse place au doute, une de ces zones vides constitutives de la pratique de Romeo Castellucci. Le spectateur est laissé seul avec son expérience et ses possibilités de choix. Par cette phrase double, le metteur en scène s’éloigne à la fois du pamphlet et de la louange. Il propose une réflexion, une démarche euristique qui heurte peut-être l’habitude ancienne du spectateur d’interpréter une œuvre toute donnée. Ces types de pratiques suscitent toutefois désir et intérêt. Espérons qu’elles continuent à être proposées dans les théâtres : elles permettent de se confronter à soi-même et aux autres, même si parfois, certains en viennent aux mains.
Sul concetto di volto nel Figlio di Dio, conception et mise en scène de Romeo Castellucci, Opéra-théâtre d’Avignon, 23 juillet 2011.

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Law pieces de Leroy… ou « sortie de doute » https://www.insense-scenes.net/article/law-pieces-de-leroy-ou-sortie-de-doute/ Tue, 26 Jul 2011 13:44:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=722 ——
A la manière de Jean-Pierre Thibaudat qui n’aura pas vu Mademoiselle Julie et se sera néanmoins fendu d’un papier critique à l’endroit de Juliette Binoche (qu’il nomme « l’Actrice »)… A la manière de Jean-Pierre Thibaudat que l’on nommera « l’Auteur » nous aurions pu écrire un article évoquant Low pieces de Xavier Leroy sans l’avoir vu, sans même l’avoir entendu… pour la seule raison que le festivalier (que l’on nommera la Rumeur) n’en faisait pas l’article, bien au contraire. Ainsi, à la manière de l’Auteur et de la Rumeur, il était envisageable de ne pas retenir le Low pieces de Xavier Leroy (que l’on pourrait nommer « Et ta sœur »). Mais parce que nous ne sommes pas l’Auteur, ni la Rumeur, nous avons donc été, au Gymnase du Lycée Mistral, voir « Et ta sœur » (je veux dire Low pieces ). Titre postiche, convenons-en, titre ou expression qui, dans le langage populaire, marque un désaccord lequel exprime « qu’il ne faut pas nous la faire ».
La première image est-elle toujours la bonne ?
La première image (comme la première impression), sur scène, est toujours l’instant d’un défi qui augure d’une dialectique entre surface et profondeur. C’est, en quelque sorte, toujours le début d’un dialogue à venir incertain qui attend d’être dépassé. Ainsi, si l’on peut attendre qu’il y ait, via une forme artistique, un dialogue scène/salle, il est rare de s’en contenter puisque ce qui est attendu au final, c’est que l’œuvre invite à un entretien avec soi-même. Cet entretien, complexe et désiré, peut se nommer : trouble, réflexion, conscience… Soit des espaces intérieurs qui figurent l’arrière-cour d’une cuisine cérébrale où se produit une alchimie des idées et des pensées.
En admettant que ce point est essentiel, le dialogue n’est donc jamais une fin en soi et n’est qu’une des étapes complexes d’un processus qui conduit à une forme de monologue intérieur sensible. Quant aux formes du dialogue, pour autant qu’il peut s’agir dans sa configuration la plus simpliste d’un échange de paroles entre deux personnes, il repose sur d’autres modalités quand il s’agit d’une œuvre qui croise un spectateur. Au vrai, le dialogue entre une œuvre et un spectateur est bien souvent indépendant de la communication linguistique. Comprenons que la parole n’est pas l’élément ou le fondement de celui-ci. Comprenons que la parole n’est qu’un des systèmes sur lequel repose ce dialogue qui passe par un ensemble pluriel de processus. Et ce parce que la rencontre entre une œuvre et un spectateur s’inscrit dans un autre plan que celui qui sert de toile de fond au discours. Sans doute parce que devant l’œuvre, tout varie, à commencer par l’inscription de celle-ci dans l’espace qui s’ouvre à un ensemble de virtualités. Espace plastique, espace sonore, espace poétique, espace esthétique, espace imaginaire… sont ainsi quelques-uns des espaces qu’occupera l’œuvre et que découvrira le spectateur; le changement ou la révélation de ces espaces modifiant le rapport que nous entretenons au discours auquel on substitue la notion de « langage ». C’est-à-dire, et comprenons de quoi il retourne quand on dit « langage », un territoire où la domination de la parole et la supériorité du discours s’estompent, voire s’effacent. De ce langage, qui ne nous est pas étranger mais s’insinue sous des formes nouvelles, disons qu’il vient au hasard de la sensibilité mise à l’épreuve. Ainsi, c’est moins la parole telle que nous le connaissons habituellement qui vient à se manifester, qu’un langage augmenté de particules : sensations soudaines, association d’images, registres multiples, mots isolés, lambeaux de phrases, syntaxes disloquées, flux de tâches de couleurs, souvenirs imprévisibles, représentations inattendues, effets intensifs… qui vient à se former, de manière difforme.
La rencontre d’une œuvre avec un spectateur est ainsi l’instant d’un « dialogue » qui émerge de manière impromptue. C’est une sorte de brouillon ou de buvard des pensées. Et c’est au vrai ce qui constitue ce « dialogue » qui ne peut être adressé à l’autre, pour la seule raison qu’il est une masse informe de sensations vives, sans lien avec la grammaire qui gouverne à la communication. Et d’ajouter que ce « langage » entretient avec le jeu un rapport étroit où chaque manifestation s’entend et se sent comme un jeu hors règle de la raison. En pour cela, il est indisponible et très rarement partageable puisqu’il est le propre du sujet qui, à cet instant, s’entretient avec la puissance du langage, lequel rappelle son rapport distendu vis-à-vis des puissances de la raison.
Les étapes de la conversion du regard
Quelques tableaux plus loin… Quelques tableaux « hybrides » plus loin après que Xavier Leroy a exposé la nudité des interprètes via une série de motifs plus ou moins figuratifs et abstraits, la scène aura été le territoire d’une alternance de séquences lumières et de séquences noires. Rythme binaire s’il en est où le noir (ou le plein feu) : sorte de virgule ou de ponctuation, s’intercale dans des espaces ralentis, là où le mouvement tient d’abord à une sorte de pesanteur. Série de tableaux où les corps blanchis par la lumière en limite de la surexposition mettaient ceux-ci en relief via des postures prises au registre minéral, végétal et animal. Série d’amalgames ou d’unicat qui faisait de chaque tableau un événement indépendant.
Enchevêtré, isolé, en quête de l’autre, disposé au plus près du sol, rampant, marchant à quatre pattes, allongé, arrêté longuement… le corps, chez Xavier Leroy, semble pris dans une forme d’inertie qui, pour autant qu’elle lui enlève le saut, le bond, la geste virtuose… ne lui interdit jamais d’être l’espace d’une partition maîtrisée où le geste est l’objet d’un calcul millimétrique. Un peu comme si Xavier Leroy travaillait à une échelle chorégraphique réduite où le détail et la nuance seraient le résultat d’une tension lente, d’une mécanique déliée, d’une arithmétique décomposée. Un peu comme si, Low pieces était l’expression d’un renoncement ou d’un développement qu’il faut saisir en ces plis, en ces recoins, en son furtif, à même un alphabet pauvre. Low pieces s’étire ainsi au gré de temps volontairement développés, de temps infiniment longs privilégiant l’étude et l’observation de fragments qui ne sont pas dansés, mais chorégraphiés. C’est-à-dire mis en forme, et mis en relief par la lumière et les intervalles noirs. Tableaux terrestres qui reposent, en définitive, sur une sorte d’hypnose ou de rythmes zen annonçant éventuellement un lien céleste, Low pieces est fait de stations cérébrales, de poses existentielles, d’instants hors temporalité…
Et de contempler ces états suspensifs au point de croire y déceler une meute lascive, un parterre de lianes pris dans la caresse attractive du vent, un ensemble de marbres sculptés hors musée comme disposés dans un jardin du soleil levant…
Xavier Leroy développe ainsi des atmosphères contingentes où il n’est nul récit, mais seulement des formes analogiques incertaines qui jouent sur le trouble sentiment de la reconnaissance et du doute. Si pour une part les interprètes sont dans un processus de représentation figurative laissant libre court à l’interprétation, pour une autre part les images, dans ces instants plein de quiétude et de tranquillité, sont proches d’un univers pictural qui fait de Low pieces une promenade dans un « dispositif expérimental » où le vivant et la lenteur règlent le mouvement d’œuvres atemporelles. Ce qui est mesurable, dès lors, c’est un ensemble de mécanismes qui concernent les corps. Ensemble de symétries dépareillées, d’effets miroirs décalés et éclatés, de mouvements newtoniens, de connexions invisibles réglant les trajectoires du singulier jusqu’à faire apparaître la constance de l’unité dans le fragmenté… Low pieces ne raconte donc rien en particulier, sinon l’histoire d’un temps privé de toute visée, d’un geste soustrait à toute orientation. Un peu comme s’il s’agissait de permettre le retour d’une sensation indifférente à toute utilité ; un peu comme si l’indifférence de la nature était au cœur d’un projet visuel qui avait choisi de le montrer et de le souligner.
Les règles de la conversation
Low Pieces pourrait ainsi s’achever sur un sentiment nébuleux et sur ces images sans intérêt. « Sans intérêt » au sens où Xavier Leroy ne semble défendre aucune thèse, aucune idée… sinon celle, insolite, qui concerne l’exercice d’un passage dans un temps hors rentabilité. Sinon celle d’un cheminement dans l’espace pris en ces méandres d’étrangeté. Low Pieces pourrait ainsi s’achever sur les jeux de regard qui ne savent pas où chercher, rompant ainsi avec toutes dialectiques de conversion des images en pensées. La surprise, la suspension, le doute… pourraient ainsi être les sensations qui suivent ces séquences. Et de voir en ces dispositions de l’esprit la redécouverte des limites de la raison prise dans l’étau d’images secrètes. Au mieux, il s’agirait alors de sortir de cette expérience en éprouvant la qualité du silence que suscita cette pièce. Silence qui est toujours le seuil où se forme la pensée. A quoi penser quand il a été question de Low pieces ?
Mais Xavier Leroy, comme au premier tableau qui exigeait une conversation d’un quart d’heure au commencement de son travail, impose une seconde conversation au terme de sa pièce. Et de vivre pour la seconde fois un temps artificiel qui prive celui qui est venu du monologue intérieur qu’il pouvait espérer. Pour la seconde fois, mais dans le noir cette fois-ci, il impose le discours : la parole.
Paroles privées de toute expérience ou de toute attente à la première conversation incertaine dans la prise de parole ; la seconde conversation dérive vers les horizons agoriques de la défense et de l’attaque. Sur le ton du reproche ou celui de l’opposition, la seconde conversation, dans le noir, autorise la parole sans visage. Elle encourage le dire anonyme, l’articulation de l’énoncé sans son responsable ou sa signature… Elle autorise pour ainsi dire les instincts grégaires. Temps mort mais surtout temps fade où la nature très humaine s’exprime à nouveau.
Au terme du quart d’heure, la lumière reviendra soudainement (elle avait disparu soudainement lors de la première conversation), et c’est ça qui marque la fin, comme c’est ça qui avait marqué le début : une forme de brutalité plastique.
Et l’on ne parvient à s’expliquer ce harcèlement du discours voulu par Xavier Leroy qui, à ces endroits, aura pris en otage le public en lui imposant ce qui, par définition, ne s’impose pas. Mode presque policier et autoritaire, en définitive, que ces temps obligés ou ces interrogatoires. Mode presque carcéral que ce moment-là. Retour du discours impétueux qui voit Low pieces se convertir en « Law pieces » où Xavier Leroy impose sa loi, là où pendant près d’une heure, il s’en était affranchi. Retour du refoulé en quelque sorte que le titre homophonique rendait prévisible. Ainsi Xavier Leroy impose-t-il sa loi…Et suscite-il un désir : celui de s’éloigner…Sortie de doute.

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Sang et Roses. Le chant de Jeanne et Gilles https://www.insense-scenes.net/article/sang-et-roses-le-chant-de-jeanne-et-gilles/ Tue, 26 Jul 2011 13:43:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=721 ——
Un vent froid s’engouffre dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes en ce soir de juillet. Dernière création à occuper le lieu pour cette édition 2011, Sang et Roses. Le chant de Jeanne et Gilles de Tom Lanoye, mis en scène par Guy Cassiers -directeur du Toneelhuis d’Anvers- est sur le point de commencer. Les chanteurs du Collegium Vocale de Gent qui prennent place donnent la note pour le début du spectacle.
L’usage de la vidéo est l’élément qui caractérise la pratique théâtrale de Guy Cassiers et lui donne sa réputation internationale. Dès les premiers instants du spectacle, les caméras se mettent en route et zooment sur le visage d’Abke Haring, interprète de Jeanne d’Arc.
Sang et Roses commence avec la visite de la pucelle à la cour du Dauphin. Les acteurs portent des costumes qui mêlent de façon remarquable les époques médiévale et contemporaine. Sur le corps des acteurs, de fausses mains semblent compléter leurs figures : une main sur le sein de la reine, mère du dauphin, connue pour sa frivolité, des mains jointes pour Jeanne d’Arc.
L’espace scénique de la Cour d’Honneur n’est pas utilisé dans sa totalité, seule la partie centrale de la scène est éclairée. Les côtés, dans l’obscurité, sont investis par les techniciens. Pas d’éléments scéniques sinon un échafaud noir et des écrans blancs amovibles. Installés sur des structures qui permettent de les placer dans différentes positions, les écrans sont bien souvent disposés derrière les acteurs. On y projette des prises de vues tournées dans la Cour d’Honneur et dans l’intérieur du Palais des Papes lors de la création du spectacle au mois de juin. Ce sont des vues de l’architecture du lieu – murs, fenêtres et couloirs-, filmées de jour comme de nuit. Lorsqu’on découvre ces images au début du spectacle, l’idée paraît intéressante et amusante mais leur répétition prend un caractère systématique au risque de lasser les spectateurs. Les acteurs jouent devant les écrans qui fonctionnent comme des toiles de fond.
Le dispositif mis en place pour Sang et Roses semble très complexe et manipulé avec une dextérité certaine : jamais un retard d’image ni une erreur perceptible depuis le public. Les caméras sont invisibles, sans doute très petites, et surtout étonnement puissantes.
Ce déploiement de moyens techniques peut amener le spectateur à s’interroger sur la pertinence de l’usage de la vidéo dans Sang et Roses. Nous l’avons dit, la performance technique est indiscutable et procure du plaisir à qui observe son effectuation. Mais quel traitement de l’espace entraîne-t-elle ? Les prises de vues du Palais des Papes pourraient être celles d’un documentaire. Elles ne sont pas modifiées d’un point de vue esthétique et prennent dans le cadre de la représentation théâtrale un caractère inévitablement naturaliste. Le parti pris naturaliste peut être très pertinent et intéressant s’il est articulé d’un point de vue dramaturgique à un autre aspect qui vient l’interroger et lui donner une dimension différente. La question est : le fait que ces prises de vues soient projetées en direct sur scène donne-t-il au naturalisme des images une dimension particulière ? En quoi le dispositif mis en place pour Sang est Roses est-il différent des toiles peintes du XVIIème siècle ? Il s’agit dans les deux cas de l’utilisation d’une technique de pointe pour l’époque (les dispositifs de déplacement des toiles et la peinture au XVIIème et les moyens techniques de la vidéo et de la projection de nos jours).
Il est indispensable de soutenir les pratiques transdisciplinaires sur les scènes théâtrales. Elles témoignent d’une contemporanéité des préoccupations artistiques et d’une remise en question nécessaire de notions telles que celle de disciplines. La pensée proposée dans Sang et Roses, d’une part vis-à-vis du caractère spécifique de la scène théâtrale et de la notion de spectacle vivant, d’autre part vis-à-vis de la nécessité de présenter ce spectacle devant un public, n’apparaît pas clairement.
Dans les gradins, la majorité des spectateurs regarde le grand écran installé sur la façade face à eux, sans le quitter des yeux. On les comprend : la pièce est en flamand et les surtitres (ou plutôt sous-titres) sont projetés sur l’écran, comme au cinéma. Au regard de la réaction et du mode de perception choisi par cette partie du public, quelle est la nécessité de faire jouer les comédiens sur scène ? Sans doute pour le plaisir de savoir que les scènes que l’on regarde sur l’écran sont jouées en direct ? Il serait intéressant d’étudier plus longuement ce mode de réception du théâtre.
L’ensemble des acteurs produit une performance : leur jeu paraît très juste et ils sont souvent drôles. La double présence du public et de la caméra complique leur travail. Pour la plupart d’entre eux, l’attention semble dirigée en premier lieu vers la caméra, qu’ils feignent d’ignorer. Les micros HF qu’ils portent devant leur bouche leur permettent de parler à voix très basse, c’est le cas pour Jeanne. Dans son jeu –plutôt probant à l’écran-, la présence du public est imperceptible.
A travers l’objectif de la caméra, les acteurs interprètent leurs rôles avec un réel brio. Reste que lorsqu’on regarde directement la scène, les corps sont quasiment invisibles, lointains, sans épaisseur. Semblables aux corps de passants. Souvent, alors qu’on voit les acteurs à l’écran, on se surprend à les chercher sur le plateau. Il arrive qu’on ne les trouve pas, malgré la recherche combinée de plusieurs paires d’yeux : sans doute certaines images sont-elles pré-enregistrées ?
Johan Leysen, qui interprète Gilles de Rais, et Katelijne Damen – la reine -, dépassent bien souvent les limites de la caméra et occupent le plateau avec aisance. Dans le cas de la reine, c’est peut-être la démesure de sa robe longue de plusieurs mètres qui l’oblige à une corporalité forte et présente qui détone avec celle des autres acteurs.
Il arrive toutefois que les écrans soient moins exploités et que notre regard les quitte pour se poser sur les acteurs réels. Ces moments sont de qualité et n’ont rien à envier à ceux où la vidéo est en marche. Les scènes des tribunaux, par exemple, avec l’échafaud du juge et l’accusé à son pied, ou encore les scènes qui clôturent les deux parties, où Gilles de Rais s’adresse directement au public.
Il semblerait que l’enjeu de cette proposition soit de présenter en parallèle Jeanne d’Arc et Gilles de Rais comme deux jouets du pouvoir politique et judiciaire. Guy Cassiers et Tom Lanoye ont annoncé avant la première que ce spectacle ferait sans doute écho dans l’esprit du spectateur à l’Europe d’aujourd’hui. Il peut cependant paraître une évidence que des individus isolés soient victimes d’institutions qui les dépassent, tels que les Etats, l’Eglise ou les systèmes judiciaires. Cela ne pourrait-il pas s’appliquer à n’importe quelle époque ?
Sang et Roses semble vouloir souligner l’écart entre la pureté et la sincérité de la foi chrétienne d’un individu comme Jeanne D’Arc et le caractère impitoyable des enjeux politiques qui régissent des décisions de l’Eglise à cette époque. Cela ne surprend personne. Mais quels éléments le metteur en scène et l’auteur apportent-ils à cette problématique ?
Quant à Gilles de Rais, il est présenté comme un personnage plutôt sensible, qui réfléchit sur l’horreur de la guerre et tombe amoureux de Jeanne d’Arc. L’hypothèse selon laquelle ce serait la cruauté de l’exécution de la pucelle qui aurait poussé Gilles de Rais à atteindre des sommets de violence (meurtres et viols par centaines) est laissée ouverte.
« Gilles de Rais : -Après elle, aucun homme ne mérite répit. / Quant à moi, maréchal, c’est vraiment trop petit, / je vous dépasserai tous dans l’ignominie. » [[Sang et Roses, Tom Lanoye, Actes Sud Papiers, 2011]]
Les chanteurs du Collegium Vocale de Gent donnent au spectacle une densité remarquable. On se surprend à attendre avec impatience –comme Jeanne d’Arc !- que les voix reviennent. Pures et magnifiques, elles résonnent dans la cour et habitent les lieux. Le spectacle reçoit un tonnerre d’applaudissements, les spectateurs enchantés sont debout, seuls quelques-uns ont quitté la salle prématurément. Avec Sang et Roses, la programmation parvient en cette fin de festival à satisfaire ceux pour qui le théâtre manquait. Une attente qui explique peut-être cet enthousiasme.
Sang et Roses. Le chant de Jeanne et Gilles, texte de Tom Lanoye, mise en scène de Guy Cassiers, Cour d’Honneur du Palais des Papes, 24 juillet 2011.
Sang et Roses, Tom Lanoye, Actes Sud Papiers, 2011

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De la scatologie à l’eschatologie https://www.insense-scenes.net/article/de-la-scatologie-a-leschatologie/ Sun, 24 Jul 2011 13:49:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=727 Romeo Castellucci revient à Avignon avec une nouvelle création, après avoir été l’un des artistes associés de l’édition 2008 du festival, qui accueillit trois de ses pièces inspirés par La Divine Comédie de Dante : « Inferno » dans la Cour d’honneur, « Purgatorio » à Châteaublanc et Paradisio à l’Eglise des Célestins. Pour la première représentation française de son dernier spectacle « Sur le concept du visage du fils de dieu », le metteur en scène italien investit l’Opéra-théâtre qui domine la place de l’horloge, un joli théâtre à l’italienne avec ses balcons d’époque et son plafond peint. Le faste du lieu va rapidement contraster avec l’atmosphère du spectacle. Dans l’orchestre ça s’agite fiévreusement avant le début de la représentation, la musique de Scott Gibbons avec lequel s’est associé le metteur en scène, crée une ambiance inquiétante, bruits métalliques dissonants se mêlent aux inquiétudes des spectateurs qui s’échangent à demi-voix des anecdotes, des bruits de couloirs. On entend quelques vagues rumeurs au parfum de scandale énonçant des huées d’intégristes.
Memento quia pulvis es
Sur le concept du visage du fils de dieu est le premier volet d’un projet sur le thème du visage sous forme de dytique, auquel s’ajoutera un autre spectacle encore en cours de création intitulé Le voile noir du pasteur. Romeo Castellucci poursuit son exploration du thème religieux déjà abordé dans sa trilogie inspirée de Dante. Cependant, il s’éloigne dans ce spectacle de l’univers allégorique que constituait l’œuvre de l’écrivain italien, pour se rapprocher ici de la sphère de l’intime. La pièce dessine sur un long plan séquence une relation père-fils, bouleversée par la décrépitude de la vieillesse et rattrapée par le dévouement d’un fils en pleine fleur de l’âge. Le tracé quotidien de cette relation, entre un père incontinent victime d’une crise violente de dysenterie, et son fils qui nettoie vainement, croise l’axe parabolique du tableau gigantesque qui domine la scène, le Salvator Mundi d’Antonello de Messine, représentant le visage du Christ au regard plein de pitié.
Le spectacle traverse la formule de Châteaubriand qui affirme que « la vieillesse est un naufrage ». La scénographie dominée par la blancheur éclatante du décor représentant un salon moderne, est souillée par l’incontinence du vieillard souffreteux. L’extrême dénuement dans lequel est plongé le père confronté à l’impuissance, est contrebalancé par l’action du fils qui tout le long de la pièce, nettoie vainement ses excréments pour lui rendre un peu de dignité. Les divers composants du spectacle nous confrontent à cette simplicité angoissante et monstrueuse qui compose la vie humaine, notre propre finitude. La simplicité et le calme austère à l’œuvre dans la pièce, marqués par des voix basses, une lumière peu imposante, et un jeu d’acteur réduit à une gestuelle quotidienne très mince, réduisent l’action à une dimension brute pour mieux exprimer l’ineffable.
La mécanique de l’action est simple et répétitive, elle se réduit à la souillure et à l’assainissement, et se révèle inutile puisque dominée par un corps destiné à périr. Les gestes quasi millimétrés prennent la forme d’un rituel : alors que la tâche brune imprègne le vêtement blanc du père, c’est le signe de la souillure, le fils le dévêtit scrupuleusement avant d’aller chercher du linge pour s’adonner à une toilette complète, quasi « post-opératoire » avant que l’action ne se répète une deuxième puis une troisième fois en crescendo. Avec pour contrepoint humoristique, le geste de la cravate machinalement relevée sur l’épaule, petit tic involontaire, seul espace restreint de liberté qui échappe à la cruelle mécanique de l’action-réaction.
Cette tranche de vie dérangeante pour le spectateur, confronté au tabou de la merde qui dégouline sur le plateau, est contrastée par le visage bienveillant du Christ, soulevant ainsi le paradoxe de la dimension sacrée de la vie humaine, et la réalité de la chair destinée à s’agréger. La première partie du spectacle nous fait traverser par l’expérience du corps la déchéance que constitue la vieillesse. En effet, les excréments ne cessent de dégouliner dans une accumulation de l’image qui tend presque vers l’absurde, il faut ajouter à cela l’odeur nauséabonde des selles qui envahit la salle, faisant fuir au passage les spectateurs les plus sensibles. La parabole religieuse prend alors de son ampleur lorsque que la musique sacrée laisse échapper dans un chuchotement le nom du fils de dieu comme une piqûre de rappel, mais dans cette première partie du spectacle, elle ne se destine pas tant à une vision mystique qu’à une compréhension métaphysique.
Vanité des vanités, tout est vanité.
Le metteur en scène diplômé des Beaux-Arts en scénographie et en peinture, crée un espace ultraréaliste qui va progressivement se désagréger pour prendre une dimension métaphorique. L’action est précipitée par la répétition, la chorégraphie jusque là linéaire s’accélère jusqu’à l’excès, les nerfs lâchent, l’action s’interrompt, pour laisser place à un instant photographique, les acteurs qui semblent enlacés gardent la pause, avant que le fils ne s’en aille embrasser les lèvres du Christ comme pour l’implorer. On retrouve à l’instant les bribes des images qui bordent l’univers du metteur en scène, peuplé d’onirisme et d’images baroques.
L’accent est désormais porté sur le tableau du Christ dont le regard affronte le spectateur. La présence du tableau joue un rôle important dans le spectacle, il esquisse en effet au cours de la pièce un effet de miroir complexe. La première partie du spectacle dominée par la corporéité (nudité, sécrétions corporelles…), instaure un rapport sensible avec le spectateur. Ce rapport va être mis au travail dans la deuxième partie de la pièce. Le point de bascule pourrait être le baiser dont nous avons parlé précédemment. Suite à ce dernier, la scène est débarrassée à vue par les techniciens de tout son décorum réaliste. On entre alors dans un nouvel espace, un univers métaphorique dominé par l’image. Il subsiste cependant quelques restes de l’univers réaliste matérialisé par la présence immobile de l’acteur, à titre de rappel. A ces bribes de cette image d’un espace réaliste désormais révolu, vient se greffer une nouvelle image.
Une dizaine d’enfants entrent en scène, et sortent de leurs cartables des grenades jetées au visage du Christ. L’ambiance sonore laisse présager le désastre. Le visage soudain s’obscurcit, se creuse, la peau flétrit, se boursoufle. Des techniciens s’affairent à lacérer le visage, à le maculer. Le visage du Christ disparaît sous de longues coulures de sang, pour laisser apparaître une inscription lumineuse en anglais, qui se décline aussi à la négative : « You are (not) my sheperd », de sorte que l’on puisse lire simultanément les deux propositions « Tu es mon berger » ou « Tu n’es pas mon berger ». L’image est simple, efficace, Castellucci continue de semer le doute, dieu ou pas ?

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Kristin star de cinéma https://www.insense-scenes.net/article/kristin-star-de-cinema/ Sat, 23 Jul 2011 13:56:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=730 ——-
À la marge d’Avignon et de son effervescence intramuros, le 65e festival propose à la scène nationale de Cavaillon : « Kristin, Nach Fräulen Julie » mis en scène et en images par Katie Mitchell, Leo Wagner dans le cadre d’une création de la Schaubühne Berlin en 2010. Ce spectacle présenté pour trois représentations fait écho à la Mademoiselle Julie proposée au Gymnase Aubanel, au chœur de la cité des Papes par Frédéric Fisbach. Deux visions, deux spectacles qui impriment au texte de Strindberg leur lecture. D’un côté une vision assez classique dans un décor contemporain [[ Voir l’article sur l’insensé https://www.insense-scenes.net//site/index.php?p=article&id=210]] et de l’autre une scénographie classique pour un regard original. En effet, Katie Mitchell a décidé d’exposer Kristin, la cuisinière, la « fiancée » de Jean : « c’est comme ça que nous disons » répond-elle à Julie. C’est le point de vue du personnage en retrait, en coulisses de cette pièce. Personnage qui devient l’héroïne du film mis en scène dont nous sommes spectateurs de sa fabrication à sa réalisation. C’est à travers ce personnage que nous sommes les témoins de cette nuit de la Saint Jean où Julie « la maîtresse de maison » et Jean « le valet » vont sceller leurs destins. Les caméras suivent la discrète Kristin, spectatrice malheureuse et digne de ce drame.
Il est à remarquer que lors de la création à la Schaubühne, ce spectacle avait pour titre « Fräulein Julie » et pour sous titre « frei nach August Strindberg » qu’en France on traduit avec une prévenance surannée pour le public « français ». Spectateurs en France qui ont tendance à savoir ce qu’est le « vrai » mode de présentation de tel ou tel texte. Dans ce titre francisé, on nous explique bien que ce n’est pas « Mlle Julie » de Strindberg mais une occurrence, une interprétation. Car notre culture de ce texte serait troublée si on nous avait présenté cette pièce sous son titre initial « Mlle Julie ». Effectivement du texte de August Strindberg, les réalisateurs n’ont conservé que les parties dont est ou peut être témoin Kristin. Katie Mitchell a même ajouté des poèmes de Inger Christensen[[ Inger Christensen (1935 – 2009) était une poète danoise, romancière, essayiste et éditrice considérée comme à l’avant-garde de la poésie de sa génération. Le thème central de son travail était la distance entre le langage et l’expérience, la réalité et les mots.]] C’est même ce qui ouvre le spectacle, des mots en voix off, comme une pensée intérieure de Kristin. Voix off qui se montre à la scène, dans une cabine d’enregistrement où on entend l’une des deux actrices dire le texte, pendant que la seconde fait la cuisine comme les didascalies de Strindberg l’indiquent. Sur la scène, un décor en trois dimensions avec des murs coulissants. Ce sont les espaces d’une maison bourgeoise de la fin du XIXème siècle où se déroulent le drame. La réalisation de la scénographie s’apparente à un décor de cinéma. Les détails sont minutieux. Les portes, les fenêtres, les objets, les costumes indiquent la temporalité dans laquelle se joue la pièce. La manipulation de ce décor nous donnera à voir la cuisine, un couloir, la chambre de Kristin. Ce réalisme, ce soucis d’une inscription dans un temps historique est relativisé par la présence de cinq caméras d’une part et d’autre part par l’avant scène qui est occupée par les bruiteurs qui tout le long du spectacle fabriquent le son, des pas dans un escalier à une allumette qui craque en passant par le remplissage des verres de vin. De l’autre côté, à jardin, devant une cabine d’enregistrement des voix off, l’espace est réservé pour les plans serrés sur des détails, une main qui coupe un rognon, un œil qui épie dans l’entrebâillement de la porte. Surplombant le décor, un écran de cinéma en 16/9ème donne à voir en direct le film en construction, le montage est précis, préétabli et en direct. Tout se passe à vue, les cinq caméras visibles filment ces espaces en travaillant les cadres et les lumières pour donner une atmosphère picturale aux images. Ce sont des images où la lumière est extrêmement travaillée faisant penser à la peinture de Vermeer.
C’est l’histoire de Kristin qui se raconte. Deux actrices jouent ce rôle et permettent au montage d’alterner un plan large de la cuisine dans laquelle Kristin prépare à manger et un plan serré sur ses mains. Deux autres acteurs les accompagnent, Fräulein Julie et Jean. Ils sont les alibis à l’histoire dont est témoin Kristin, mais ils sont aussi les cadreurs et les caméramans de Kristin. Ils passent d’une scène de Strindberg au déplacement d’une caméra pour voir la réaction de Kristin. Ce sont les personnages principaux de la pièce qui font de Kristin un personnage de cinéma. Dans la préface, Strindberg indiquait que cette pièce était : « un conglomérat de civilisations passées et actuelles, de bouts de livres et de journaux, des morceaux d’hommes, des lambeaux de vêtements de dimanche devenus haillons tout comme l’âme elle-même est un assemblage de pièces de toutes sortes. » Cet assemblage est à l’œuvre dans ce spectacle ou le XIXème côtoient la technique du XXIème siècle, les costumes datés des personnages partagent la scène avec les bruiteurs et cadreurs habillés de sobres habits noirs. Le texte de Strindberg s’absente mais la plongée dans la réception toute en retenue de Kristin de ce dialogue amputé nous donne à entendre l’au-delà des mots. Cette part vide des mots est prise en charge par les images, le jeu des comédiens qui parlent le texte comme une confession. Les mots peuvent être durs, violents, les acteurs les lâchent simplement, sans démonstration, dans une économie de l’expression du sentiment. On repense alors à l’écriture de Inger Christensen et aux premiers vers d’Extension :
« Dans le silence de l’écriture / le silence de l’écrivant 

la terrible machine à silence de l’écrit 


le monde disparaît / un monde après l’autre 

disparaît / s’enfonce dans un monde »
C’est cette disparition que nous voyons à travers ce personnage qui voit s’effondrer le monde auquel elle croyait, à l’ordre dans lequel elle avait trouvé une place.
Dans cette pièce, qui est à la fois une leçon de cinéma, de théâtre et de vidéo au théâtre, les acteurs réalisent une chorégraphie précise et rigoureuse. Cette précision, ce soin et cette rigueur les détachent d’une incarnation volontariste vis à vis de leurs rôles. Les personnages deviennent concrets dans la mesure où le spectateur projette sur eux un état d’être. Tout le travail est à construire à partir de tous les éléments éclatés qui sont à l’œuvre dans ce spectacle. La musique est elle aussi faite en direct par une violoncelliste qui accompagne et le film et la scène. On associe les éléments séparés, l’image, le son, le cadre. On fabrique sa propre dramaturgie à partir de cette mécanique qui montre la réalité de la construction d’une fiction. Tout est réel, tout se fait devant nous en « vrai » comme on dit aujourd’hui, mais tout ce réel est à l’œuvre pour la production d’une fiction. « Ce qu’il me faut, c’est absolument savoir. Et pour cela je vais faire sur ma vie une profonde, une discrète et scientifique enquête. Utilisant toutes les ressources de la nouvelle science psychologique, en mettant à profit la suggestion, la lecture de pensée, la torture mentale, […] je chercherai tout. »[[ August Strindberg dans la préface de Mademoiselle Julie]]. Dans cette proposition, les metteurs en scènes nous proposent de savoir comment cela se fabrique. Les artifices ne sont pas cachés et c’est à partir de cette « transparence » qu’émerge une densité.

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Naturisme https://www.insense-scenes.net/article/naturisme/ Sat, 23 Jul 2011 13:54:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=729 Cecilia Bengolea et François Chaignaud forment un duo de chorégraphes efficace. Depuis leur rencontre en 2005, il enchaîne des créations des plus insolentes. On rappellera à cet égard « Pâquerette » (2005-2008), une création érogène qui se proposait d’après les dires des chorégraphes de « faire danser tous les orifices et l’anus en particulier », et « Sylphides », présentée en 2009 à Avignon, qui interrogeait la matérialité du corps recouvert d’une enveloppe de latex. Cette année le duo iconoclaste apparaît dans deux créations du festival, d’une part dans (M)IMOSA en association les chorégraphes Marlene Monteiro Freitas et Trajal Harrel, et Danses libres crée en 2010. Ces deux pièces chorégraphiques reviennent sur des moments méconnus de l’Histoire de la danse. « (M)IMOSA » met en lumière le voguing, pratique marginale forgée dans les quartiers de Harlem à New York au début des années 60, tandis que « Danses libres » fait revivre le répertoire chorégraphique d’une personnalité oubliée du début du XXe siècle. Bond dans le temps…
Retour aux sources
Elle a été strip-teaseuse, il a participé à des cabarets et des spectacles de travesti, l’expérience professionnelle de ce duo hors du commun semble de prime abord trancher avec les quelques lignes que l’on peut lire sur le programme de Danses libres. Ils ont souhaité faire revivre le répertoire du danseur et chorégraphe méconnu François Malkovsky (1889-1982), dont on apprend qu’il a été le fervent admirateur d’Isadora Duncan, pionnière de la danse moderne au début du siècle. Dans la file d’attente du cloître des Carmes, on s’attend donc à une représentation qui fait la reprise de formes anciennes, dont la présence dans le paysage plutôt contemporain de la programmation du Festival d’Avignon pique notre curiosité. Comment ces personnalités déjantées, vont-elles réussir à s’attaquer à un pan de l’histoire de la danse, en remettant au goût du jour le travail d’un chorégraphe qui n’a même pas fait école ?
Les six danseurs sont d’ores et déjà en scène lorsque le public prend place dans la cour du cloître, amassés en avant du plateau côté cour, ils peignent les corps des uns et des autres, comme s’il s’agissait d’un jeu d’enfant, agrémentant ici et là leurs corps déjà grimés de quelques paillettes. Puis les quelques notes du pianiste les invitent à prendre place en scène. La pièce chorégraphique se compose d’une succession de danses de forme courte généralement liés à un thème ou une expression (Les Walkyries, Au Printemps, La Mer, Danse avec Voile…), pour la plupart de soli ou de duos, qui sont accompagnées de morceaux de musique classiques de Wagner, Chopin, Debussy, Schubert, Grieg…
L’esthétique est figurative, le mouvement se veut fluide, aérien, au ton enfantin. Il s’agit donc de danses dites « libres », car il faut le rappeler la danse moderne telle qu’elle est conçue au début du siècle par Isadora Duncan et autres chorégraphes de son temps, rompt avec la rigueur et sévérité de l’académisme de la danse classique. La danse moderne souhaite libérer le corps dansant des carcans du ballet, jugé trop austère et antinaturel. Isadora Duncan développe à l’égard de ses contemporains – Loïe Füller, Ruth Saint Denis, Martha Graham…- une esthétique qui prône le naturel, s’inspirant de la mythologie et de la culture antique, elle développe une pratique singulière de la danse qui laisse place à l’improvisation et à la liberté du mouvement. La beauté ne se réduit plus à la représentation stylisée d’un corps qui tend à vers l’excellence et la grâce, telle que le conçoit le ballet. Le corps se libère d’abord du costume, les pointes et le tutu disparaissent pour laisser place à la gaze des tuniques à l’antique et aux pieds nus. Le mythe délivré par la ballerine s’estompe, pour laisser advenir une iconographie plus naturelle, proche de l’animalité et de la représentation du corps dans la statuaire grecque.
Les deux chorégraphes ont collaboré avec la danseuse Suzanne Bodak qui leur a transmis l’enseignement de Malkovsky, auprès duquel elle a reçu travaillé durant une dizaine d’années. Le répertoire du danseur se veut poétique et épuré, proche de l’univers de son professeur. Les formes chorégraphiques empruntent des motifs de la Nature : mouvements s’inspirant des ondulations marines, ou de figures animales, et se nourrissent de la culture hellénique : postures qui rappellent la statuaire antique. On se retrouve ainsi plongé ainsi dans un univers idéalisé, où le corps enfin libéré évolue par la danse dans un Eden mythifié.
Eden revisité
Les danseurs quasi nus, les attributs sexuels masqués d’un simple slip ou bien d’un string, le corps grimé aux teintes satinées, dessinent un espace onirique, qui se situe à la croisée d’un passé idéalisé et de correspondances actuelles. Malkovsky, grand idéaliste rejetait complètement la société moderne, l’ère du progrès et de l’industrialisation massive, et vivait reclus dans son petit appartement diffusant son savoir et sa technique à une poignée de fervents disciples.
La devise de l’artiste était la suivante : « La plus grande élégance est la plus grande simplicité ». A ses yeux, l’homme moderne a perdu la capacité de se mouvoir, de son savoir cinétique. Il prône ainsi un retour aux sources, à travers l’étude des gestes des travaux d’autrefois. Il écrira en 1937 : « Le mouvement est UN, dans les travaux, le sport et la danse ». Il tend ainsi à retrouver une forme de naturel dans le mouvement, pour réconcilier le corps et l’esprit. Malkovsky prône ainsi un retour à l’expérience sensorielle du mouvement, expérimentant la pesanteur du corps, la respiration, l’élan et la tension-détente du mouvement, et propose une pratique de la danse qui se veut une réelle expérience cinétique, à travers laquelle le corps se veut libre. Le poids du corps disparaît sous la légèreté de La Danse avec voile qui rappelle celle de la Loïe Fuller, ou s’incarne par l’allégorie et la métaphore qu’esquissent les mouvements, qu’il s’agisse d’une fleur, du désir ou bien de la mer, le corps se transforme en paysage.
Les danseurs jouent avec la liberté revendiquée par l’élève d’Isadora Duncan, ils prennent un peu de distance avec les formes du passé. Les danseurs amènent ainsi une touche d’humour au répertoire ancien que constitue l’œuvre de Malkovsky, et n’hésitent pas à interrompre par exemple le pianiste suite à une erreur avant de reprendre la danse. On peut citer à cet égard, le jeu dansé qui s’opère avec les balles de tennis qui laisse une grande place à au hasard, et crée un jeu clownesque lorsque celles-ci s’échappent dans le public. Enfin, on ne pourrait finir cet article sans parler de l’allure androgyne de l’un des danseur, à l’énorme crinière blonde, très maquillé qui joue avec l’ambiguïté des genres, un brin décalé, image revisitée de figures mythologiques, d’un Bacchus ou peut-être d’un faune dans la forêt. Les quelques notes de fantaisie et de liberté prises à l’égard de l’œuvre originelle, nous interpellent, elles permettent au spectateur d’accéder à un répertoire méconnu qui appartient à un pan de l’histoire de la danse, de manière ludique.

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VIOLET, Transe solitaire https://www.insense-scenes.net/article/violet-transe-solitaire/ Sat, 23 Jul 2011 13:54:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=728 ——
Cinq danseurs, un musicien composent l’équipe de VIOLET, dernière création de la chorégraphe américaine, installée en Europe depuis vingt ans. Présentée à la salle de spectacle de Vedène, il s’agit d’un des derniers spectacles de cette 65e édition du Festival d’Avignon. En 2004, Meg Stuart y était déjà présente dans une collaboration avec Benoît Lachambre et Hahn Rowe, Forgeries, Love and Other Matters.
« C’est l’intensité du mouvement et comment on l’habite qui peut amener le spectaculaire. Je cherche plutôt le dépassement physique que ce spectaculaire. Tout mouvement habité exige une forte dose d’énergie. Vitesse et lenteur se ressemblent. Mais poussées à l’extrême, en toute conscience, elles peuvent changer notre perception ou notre rapport au temps et notre propre corps.[[Cette citation de Louise Lecavalier est extraite de l’ouvrage de Rosita Boisseau et Christian Gattioni, Danse et art contemporain, Paris, Nouvelles éditions Scala, coll. Les Sentiers d’art, 2011, p. 106.]]» Ces propos de Louise Lecavalier pourraient tout à fait décrire l’entreprise chorégraphique tentée par Meg Stuart avec VIOLET, pièce pour cinq danseurs et un musicien qui refuse le spectaculaire et la narration dansée.
Précisons d’emblée que Violet apparaît comme une exception dans le parcours de l’américaine qui nous avait habitué à des spectacles entre danse et théâtre, aux scénographies souvent imposantes (Replacement en 2006, Forgeries, Love and Other Matters en 2004). Travaillant avec des artistes des arts visuels (Gary Hill pour Splayed Mind Out, Ann Nordman pour Appetite), elle nous montrait des corps confrontés à des périls extérieurs, image d’une humanité rescapée où se manifestait un intérêt pour l’échec et la maladresse, le nom de sa compagnie « Damaged goods » ayant valeur de manifeste. Avec VIOLET, Meg Stuart opère un retour à la danse, « vers l’intérieur de la danse[[ Cette citation, ainsi que les suivantes de Meg Stuart, est extraite d’un entretien avec Jean-Louis Perrier, paru dans le programme de salle lors des représentations à la salle de spectacle de Vedène, au Festival d’Avignon 2011.]]» affirme-t-elle.
Cinq danseurs donc, et un musicien. Cinq danseurs en ligne, en fond de scène, face au public. Un musicien et compositeur, Brendan Dougherty, à cour, avec sa batterie et son ordinateur, pour de la musique live. Seul décor, un praticable blanc et une sorte de mur miroir noir renvoyant une image déformée et résolument hors de vision des spectateurs.
La musique commence, les corps se mettent à bouger. D’abord presque furtivement, une main, un pivotement de tête, un déhanchement. Très vite, le volume monte, presque assourdissant (nous avions été prévenus, des bouchons pour les oreilles ont été distribués à l’entrée en salle), les basses résonnent dans nos corps sagement assis. La musique électronique gagne les danseurs, ils s’agitent de plus en plus, dans des mouvements mécaniques. La musique entêtante et répétitive semble hypnotiser les interprètes. Chacun dans son espace s’avance au fur et à mesure, brisant légèrement la ligne d’avancée, avant de se perdre dans une transe névrotique. Il n’y a pas de mouvement d’ensemble, au mieux des lignes de force, les danseurs restent seuls dans leur univers. La progression de la chorégraphie suit un champ énergétique qui fait passer les danseurs de micro-actions, d’impulsions à des états de corps frénétiques. Car le corps est en crise, il convulse dans des spasmes chaotiques.
La musique s’arrête brusquement, faisant place au silence. Les cinq danseurs sont au bord du plateau, ils nous font face. Le spectacle n’est pas terminé. Une autre chorégraphie s’installe, les corps se touchent, s’enlacent, s’enroulent, dessinant des formes abstraites mouvantes et vivantes. Une sorte d’organise à corps multiples. Un amalgame corporel qui fait un tour de piste, entre violence et langueur.
Nouvelle rupture, dissolution de la masse des danseurs, chaque interprète retrouve son espace. L’éclairage est jaunâtre, la musique repart de plus belle. Fin.
Etrange spectacle auquel les spectateurs viennent d’assister. Entre énervement et épuisement, ceux restés jusqu’au bout n’ont pourtant pas été convié à la fête. A travers une seule et longue scène, les interprètes n’ont cessé d’être isolés dans leurs gestuelles distinctes. Point de propos, une pure abstraction chorégraphique motivée par l’énergie de la danse, par le mouvement devrait-on dire, par la puissance de la musique. Selon les propres dires de Meg Stuart, la chorégraphe aurait pour cette création « recherché des thèmes par-delà le social, par-delà la psychologie, dans des éléments qui traversent et révèlent un paysage invisible. [Elle a] travaillé au plus près de ce qui est éthéré, au plus près du sublime, du vide… de sublimes vides ». Pourtant sur le plateau, ne reste que l’absence (pour ne pas dire le néant). Malgré la densité de la musique et des corps, tout tourne à vide. Aucun paysage – même invisible – n’émane de ce tumulte. Le spectateur reste extérieur, posé devant un objet auquel il n’a aucune prise, même pas sensorielle ou perceptive – l’éclairage souvent en fond de salle, éclairant le public aussi bien que les danseurs, intensifie cette extériorité. A aucun moment, il n’est possible de percevoir l’abstraction devenir paysage ou voyage. VIOLET, avec ses lettres majuscules, reste une interrogation dans le parcours de Meg Stuart. VIOLET pourtant sentait bon, suscitait le désir et l’envie mais la réalisation laisse un parfum de déception. In fine, « Les danseurs se dissolvent, comme plongés dans leur inconscient, dans le monde de leurs rêves, dans des formes de pure énergie. » et en cela le pari de la chorégraphe est réussi.

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Mademoiselle Julie, un contemporain classique https://www.insense-scenes.net/article/mademoiselle-julie-un-contemporain-classique/ Fri, 22 Jul 2011 17:13:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=732

Gymnase Aubanel, Frédéric Fisbach présente sa dernière création, Mademoiselle Julie d’August Strindberg, avec dans les rôles titre Juliette Binoche, Nicolas Bouchaud et Bénédicte Cerutti. Avec la complicité de Laurent P. Berger à la scénographie, Fisbach signe une mise en scène volontairement actualisée et contemporaine de cette tragédie naturaliste, selon les propres mots de l’auteur. Histoire d’une passion amoureuse se déroulant le temps de la nuit de la Saint Jean, la pièce écrite en 1888 se présente comme un champ de bataille entre guerre des sexes et lutte des classes dans lequel des êtres complexes s’affrontent non pas avec des armes mais des mots.
Un cube scénique blanc en lieu et place de la scène enferme d’emblée les personnages. Divisé en deux espaces, une cuisine et un salon à l’avant-scène clôturés par des baies vitrées coulissantes laissent apercevoir, au fond, l’extérieur de la demeure signifié par des bouleaux, comme plantés dans cette scénographie volontairement aseptisée. Cette blancheur clinique revêt une valeur polysémique évoquant tour à tour la white box des arts visuels, un laboratoire scientifique et la cage d’un zoo arpentée par des êtres au désir animal. Les caractères strindbergiens nous sont alors exposés, soumis à notre regard entomologiste à travers lequel la blancheur raconte à la fois notre monde sans aspérité et celui d’une apparence immaculée où le désir pourrait être amour. Tout cela n’est pourtant qu’une illusion car point d’amour dans ce qui nous est montré mais des désirs dessinant une lutte de pouvoir jusqu’à la mort. Cette illusion est aussi un renvoi direct à l’art du théâtre, dont l’avènement de la mise en scène est coalescent de la dramaturgie de Strindberg. La scène rappelle en effet l’aventure d’André Antoine avec le Théâtre Libre – expérience qui voit la suppression des toiles peintes par l’implantation de véritables mobiliers et accessoires et surtout l’instauration d’un quatrième mur virtuel pour les comédiens, transparent pour les spectateurs. Dans la mise en scène de Frédéric Fisbach, cet historique quatrième mur est matérialisé par des parois vitrées coulissantes et renforcé par l’utilisation de micros HF qui rejettent les comédiens dans un monde clôt et sans issus où les sons du quotidien sont exacerbés. Avec André Antoine, à la convention d’un théâtre déclamatoire et emphatique succède une convention qui recherche la reproduction de la vie quotidienne et aujourd’hui Fisbach, à la suite d’autres metteurs en scène, s’amuse à conjuguer cette description du milieu avec une adresse face public, dialectisant la part matérielle et immatérielle de la pièce de Strindberg.
A cette tension provoquée par l’architecture s’ajoutent les lumières qui participent non pas au découpage de l’espace mais à la scansion du temps qui passe. Les jeux d’éclairage, rythmés par les noirs créent d’abord une progression d’une certaine continuité dans la première partie (avant que Mademoiselle Julie et Jean n’aient fait l’amour), puis servent un séquençage heurté soulignant les différentes étapes de la lutte à laquelle se livrent les deux amants. Quant à l’éclairage aux néons à l’arrière du cube, il donne au jardin des allures de dance floor, véritable boîte de nuit où les cadavres de bouteilles, à cour, viennent moquer les arbres longilignes, à jardin. Cela contribue aux relations interpersonnages, renforçant les rapports de force avec les jeux de volumes et de lignes brisés, en dernière instance, par un soleil qui vient brûler les protagonistes au sortir de leur nuit blanche. D’ailleurs, à ce moment-là, une lumière rouge inonde le plateau, Julie et Jean sont aux deux extrémités du plateau, à l’avant-scène, face public, délivrant leurs dernières injonctions, ultime négociation à l’issue fatale.
Au final, face à ce drame intime qui se joue entre les trois personnages (Mademoiselle Julie, Jean le valet et Kristin la cuisinière), la scénographie fait éclater la sphère privée, brisant toute frontière entre espace intérieur et espace extérieur. Sous le double regard des spectateurs (nous public et les danseurs de la nuit de la Saint Jean), l’intime explose, découvrant la colère de Strindberg, « Si ma tragédie semble triste à la multitude, c’est la faute de la multitude. Quand nous serons aussi forts que les hommes de la première révolution française, nous éprouverons du plaisir et de la joie à voir la forêt domaniale débarrassée de ses vieux arbres pourris qui ont trop longtemps empêché les autres de pousser et d’accomplir leur cycle de vue.[1] »
Si selon Frédéric Fisbach, Mademoiselle Julie est « l’expression d’une époque charnière pour l’histoire des idées en Occident[2] », en opposant le monde ancien et le monde moderne à travers une série de thème qui va de l’égalité entre les êtres, à la lutte entre riche et pauvre, homme et femme, en passant par le poids des conventions et l’importance grandissante de l’inconscient dans les relations sociales, la pièce permet aussi une actualisation qui rend compte du monde d’aujourd’hui. Outre la scénographie, les costumes et la musique soit le cadre énonciatif, c’est sans doute dans le traitement des personnages que se manifeste le plus cette volonté d’actualisation. Kristin, interprétée par Bénédicte Cerutti n’est pas le personnage secondaire décrit par Strindberg dans sa préface de la pièce. Elle n’est pas un personnage à peine esquissé, mais celle qui précipite le drame vers son dénouement mortifère. Et Jean (Nicolas Bouchaud) n’est plus un laquais mais un homme conscient de son pouvoir. L’énergie avec laquelle Nicolas Bouchaud retourne les reproches de Mademoiselle Julie contre elle-même confère au personnage une dimension tragique. Dans la mise en scène de Fisbach, Jean n’est pas supérieur à Mademoiselle Julie, même en tant qu’homme (contrairement à ce qu’affirme l’auteur), car il porte en lui sa malédiction, nous assistons à sa propre réification. Quant à Mademoiselle Julie, interprétée par Juliette Binoche, dont le retour sur les planches après plus de vingt ans d’absence a été largement souligné par la presse, elle apparaît comme la victime volontaire de sa propre chute. Selon le souhait de Strindberg, elle est un type tragique, « offrant le spectacle d’une désespérée contre la nature, [le type] est tragique en tant qu’héritage romantique dissipé aujourd’hui par le naturalisme, qui ne veut que le bonheur ; et le bonheur exige des espèces fortes et bonnes.[3] »
Ainsi, si le metteur en scène français fait une lecture contemporaine des personnages, sur le plateau, cela se traduit avant tout par un engagement des corps dans les relations entre les personnages. Les acteurs se touchent, se séduisent, se respirent, s’embrassent, se repoussent, se contraignent, se font violence. L’acte interprétatif relève lui davantage de l’incarnation que de la distance critique, voire historique, conférant au jeu un certain classicisme.
A rebours d’un cadre scénique résolument contemporain qui rejette l’espace privé dans la sphère publique, « un dedans dont la vocation serait de se retourner vers le dehors[4] » dirait Jean-Pierre Sarrazac, le jeu des comédiens se distingue par la lutte des corps désireux et désirés, laissant les personnages entre eux, soumis à leur propre enfermement.
Ce décalage est d’autant plus surprenant que Frédéric Fisbach avait habitué le spectateur à une direction d’acteur qui refusait la psychologie pour rechercher un ancrage de la parole hors de toute vraisemblance. L’art de l’acteur passait par différentes médiations. On se souvient de Bérénice, co-mise en scène avec le chorégraphe Bernardo Montet, où les langues d’origine des différents interprètes s’unissaient pour dire la tragédie de cette reine de Palestine. On se remémore Les Paravents, magnifique hommage au Bunraku, avec, entre autres, Christophe Brault pour récitant, et plus récemment L’Illusion comique où les acteurs ayant appris tous les rôles se les échangeaient chaque soir. L’expérimentation et l’actualisation se traduisait alors sur scène aussi avec le corps et la voix des acteurs et non pas seulement par la scénographie. Fisbach se réappropriait les techniques de l’acteur pour délivrer des lectures exigeantes des œuvres dont il s’était saisi. L’écart avec Mademoiselle Julie n’en est que plus creusé, comme si la tragédie naturaliste de Strindberg avait gagné la bataille. Nous le disions plus haut, ce drame est un combat, une lutte entre l’ancien et le moderne. Il est question de pouvoir, pouvoir sur soi, pouvoir sur les autres, pouvoir sur le monde dans lequel les personnages évoluent. Et dans cette mise en scène, il semble bien que ce soit l’auteur qui ait eu le dernier mot.
[1] August Strindberg, préface à Mademoiselle Julie, traduction de Terje Sinding, Belval, Circé/Théâtre, 2006, p. 10.
[2] Frédéric Fisbach, entretien avec Jean-François Perrier, publié dans le programme de salle de Mademoiselle Julie lors des représentations au Festival d’Avignon, au Gymnase Aubanel, du 8 au 26 juillet 2011.
[3] August Strindberg, op. cit., p. 14.
[4] Jean-Pierre Sarrazac, Théâtres intimes, Arles, Actes Sud, coll. Le Temps du théâtre, 1989, p. 166.

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« Not » ou le début d’un pas vers la pensée. https://www.insense-scenes.net/article/not-ou-le-debut-dun-pas-vers-la-pensee/ Fri, 22 Jul 2011 17:12:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=731

Dans un grouillement de sons qui est tout d’abord inarticulé et indistinct, mais qui gagne en puissance sonore et s’entend au final comme une parole aux mots presque audibles, commence Sur le Concept du visage du fils de Dieu de Romeo Castellucci. Dans une heure, deux personnes commenceront à se bousculer dans l’Opéra-Théâtre et il faudra les séparer pendant qu’un autre, à l’orchestre, gueulera son dégoût contre cette création (« remboursez ! c’est une honte ») et les applaudissements au salut des comédiens. Petit tumulte, à Avignon, devant celui qui, en régie, regarde et aura prévenu « Voici le début. Je veux rencontrer Jésus dans sa longue absence »…
Eléments du dialogue au plateau :
Ou une partition presque répétitive qui est donnée dans le programme. Lecture,
Gianni Plazzi (le père), Sergio Scarlatella (le fils)

— Le fils : Papa ?
— Le fils : Papa ?
— Le fils : ça va Papa ?
— Le père : …
— Le fils : comment vas-tu ce matin ? tu as bien dormi ? Qu’est-ce que tu regardes ? Qu’est-ce qu’il y a à la télé ?
— Le fils : …les… les animaux
— Le fils : Oh ! Un documentaire, c’est bien. C’est quoi ? Des pingoins ? Voilà, j’ai préparé tes « bonbons »…
— Le fils : quel cochon ! eh…eh…eh…
— Le fils : Ok, papa. Je dois y aller. A plus tard
Qu’est-ce qu’il y a ? Tu ne te sens pas bien ?
— Le père : Non, c’est que…
— Le Fils : tu as fait ? Tu as fait ? Ok, c’est bon. Je vais changer ta couche, si tu as fait.
— Le père : …
Le fils : Eh, c’est pas grave. Papa. Viens ici, je vais te changer. Attends une minute. Je reviens tout de suite.
— Le fils : et voilà !… Papa, les chaussons !!!! Allez, enlève le peignoir maintenant.
— Le fils : allez Papa, c’est bon, assied-toi. Je vais chercher de l’eau. Je reviens.
— Le père : Pardon, pardon, je suis désolé, pardon… je suis désolé, c’est juste que
— Le fils : Regarde, tu n’as pas à t’excuser, tu sais. Je te l’ai déjà dit. Allez Papa, on se lève…
— Le fils : Tout va bien Papa.
— Le père : Pardon.
— Le fils : Tais-toi et aide moi plutôt à te changer. Tourne-toi. Attends, je soulève ton maillot. Voilà… Tu sens mauvais, tu es vraiment un cochon, tu sais, Papa.
— Le père : …
— Le fils : Mais non, je plaisante. Tu sais, on sent tous mauvais quand on le fait. Ça va Papa ? Est- ce que l’eau est trop froide ?
— Le Père : Non.
— Le fils : c’est bon, alors.
— Le Père : Oui.
— Le fils : je vais chercher une serviette
— Le fils : allez Papa, assieds-toi maintenant. Ce soir Tata va venir nous voir.
— Le père : mais je m’en fous moi de Tata.
— Le fils : Oh, mais où est-ce que tu as mis tes mains, Papa. ? Non !…
— Le fils : fais voir tes mains… c’est bon… on va les laver.
— Le père : Pardon…Je suis désolé… je suis désolé…
— Le fils : Arrête de t’excuser. Ça m’énerve… allez Papa.
— Le fils : c’est bon. Ça va…
— Le fils : qu’est-ce qu’il y a Papa ? Tu te sens toujours pas bien ? tu as encore envie ?
— Le père : non, c’est juste que
— Le fils : mais qu’est-ce que tu as mangé ?
— Le père : pardon, je suis désolé
— Le fils : ne t’inquiète pas. Papa…lève-toi maintenant…
— Le fils : Putain, Papa, t’arrives pas à te retenir ?
— Le père : Désolé, je suis désolé…
— Le fils : s’il te plaît, arrête de t’excuser, Papa ! ça suffit maintenant
— Le père : non, désolé, je suis juste
— Le fils : peut-être que tu es fatigué ? On va aller se coucher ? je vais chercher tes médicaments, je reviens…
— Le fils : voilà Papa, je les ai, j’arrive !
— Le fils : Mais qu’est-ce qui t’est arrivé Papa… Qu’est-ce qui ne va pas… Papa… Papa…Papa…Papa..
— Le père : Pardon, je suis désolé, je suis désolé. Pardonne-moi… Pardonne-moi… Pardonne-moi…
L’entretien

Et l’on se demande pourquoi alors que le programme précise ce qui allait se produire sur le plateau. Alors que le programme aura donné toutes les clés et l’ensemble des origines de ce projet. « Un tableau, le Salvator Mundi (Xvème siècle) peint par Antonello da Messina que j’avais étudié des années auparavant aux Beaux-Arts m’a littéralement saisi. Je suis tombé sur ce portrait de Jésus, sur ce regard qui plonge dans vos yeux… et j’ai compris qu’une rencontre s’opérait. Il y avait un appel dans ce regard. Montrer le visage du fils de Dieu, c’est montrer le visage de l’homme » lit-on dans l’entretien de Castellucci avec Jean-Louis Perrier.
L’origine de l’œuvre révélée, Castellucci répond alors sur les autres motifs quand Perrier l’interpelle sur la trivialité de la scène de vie présentée sous ce regard : « l’axe entre le portrait et le spectateur croise en effet celui tracé entre un père, incontinent, et son fils qui doit partir au travail alors même que son père est victime d’une crise dysenterie. Le rapport entre le spectateur et le portrait du Christ, qui veille sur lui, est ainsi entraîné dans une turbulence provoquée par le débordement du père. Je voulais comprendre l’amour et la lumière dans cette condition de perte. L’incontinence du père est en effet une perte de substance, une perte de soi. Elle est à mettre en regard avec le projet terrestre du Christ qui passe par la Kenosis – du verbe grec Kénoô : se vider -, c’est-à-dire par l’abandon de sa divinité pour intégrer pleinement se dimension humaine, au sens le plus concret du terme. C’est le moment où le Christ entre dans la chair de l’homme en mourant sur la croix. Jésus est depuis toujours le modèle de l’Homme. Depuis la crucifixion, Dieu s’est abaissé jusque dans notre misère la plus triviale : il nous précède dans la souffrance en général, et dans celle de la chair en particulier (…) Le spectateur doit faire face aux sentiments qui animent le fils, c’est-à-dire la patience, la pitié, l’amour, mais aussi la colère et la haine. Puis il y a une rupture dans la pièce : la dimension scatologique dépasse tout réalisme et la situation devient métaphysique. On passe de la scatologie à l’eschatologie : on bascule dans une dimension métaphorique de l’œuvre (…) Comme dans Purgatorio, la situation se déploie en un long plan-séquence. Dans Sur le concept du visage du fils de Dieu, nous regardons l’action théâtrale devant nous : un vieux père incontinent que son fils nettoie. Mais nous sommes en permanence regardés par le Christ. Notre apparent voyeurisme se retourne par un inattendu jeu de miroir (…) C’est nous qui sommes sur le plateau ».
Et alors que Castellucci prévient qu’il se distancie de toute mystique et mystification puisqu’il réalise là le portrait d’un homme mis à nu, il entend aussi préciser son rapport à l’ineffable qui est la dimension, dans l’œuvre d’art, qui protège celle-ci de la communication, la médiatisation ou le monde descriptif. Avant de répondre à Perrier qui s’interroge sur la scène où les enfants lancent des « grenades » sur le portrait du Christ.
« Ce geste et sa signification peuvent être mis en relation avec la tradition évangélique des gestes de la Passion. Il n’est pas dans mon intention de désacraliser le visage de Jésus, bien au contraire : pour moi, il s’agit d’une forme de prière qui se fait à travers l’innocence d’un geste d’enfant (…) Ces gestes d’une apparente violence sont à interpréter comme une prière de Dieu, de l’Homme, une prière du rapport asymétrique entre l’Homme et Dieu. Ils constituent un cri d’amour définitif et portent une demande de prise en considération. Si ces jouets heurtent le visage de Jésus, c’est pour mieux le solliciter, l’invoquer dans une nouvelle et nécessaire Passion. L’idée de me servir de ces jouets m’est venue d’une photographie de Diane Arbus » explique le directeur de la Societas Raffaello Sanzio qui, pour clore l’entretien et répondre au journaliste, précise son rapport intime à la religion.
« Je ne pense pas que ma conviction religieuse intéresse quiconque. D’ailleurs, je ne parle pas de ces choses-là qui relèvent selon moi de la sphère de l’intime. Les signes religieux (…) cachent des considérations plus profondes, relatives à la condition de l’Homme, l’Homme qui porte le Christ. A la fin du spectacle, un voile noir coule sur le portrait du fils de Dieu (…) La toile est déchirée, cela ne constitue pas un geste iconoclaste. Ce geste nous indique au contraire un chemin, un passage à accomplir à travers la membrane d’une image, un passage à travers le Christ, une identification complète avec le Christ, un bain en lui, une mise au monde de lui en nous ». Et de conclure à l’évocation d’un « théâtre qui approcherait le sacré » : « C’est un sacré doctrinal. On ne peut pas vraiment le saisir. C’est une épiphanie individuelle propre au spectateur. Mais il est bien là, dans la rencontre entre l’image qui n’est jamais donnée et celui qui la regarde. On se situe au-delà du mysticisme. C’est autre chose, car le rôle du théâtre n’est pas d’offrir un quelconque salut ».
Mise en scène, images et réception
Sur la scène comme sur le stand d’une enseigne de magasin de mobilier bon marché : un canapé blanc trois places, une table basse, un poste de télévision regardé par un vieillard que deux techniciens du théâtre ont soutenu pour l’installer devant un documentaire animalier. A une enjambée, laquelle se lit déjà comme un pas infranchissable, le déambulateur se regarde comme l’écho métallique de la plante grasse (sur scène à jardin) que l’on trouve dans les salles d’attente. A droite de la cage de scène, un lit blanc. En surplomb, en fond de scène, un immense portrait de le Salvator Mundi, son regard définitivement fixe et éternellement insistant embrasse l’ensemble de la scène et de la salle.
Du décor, on pourrait simplement dire qu’il ressemble à l’intérieur des « studios » de certaines maisons de retraite ou qu’il renvoie à une chambre médicalisée où l’on retrouverait, à une échelle supérieure, agrandi plusieurs fois, l’essentiel des choses qui viennent accompagner ceux qui sont en fin de vie. Ici, l’éternel crucifix a juste changé de formes, de formats… Plus pressant, plus omniprésent, plus visible… il annonce un rapport étroit au spirituel. Ce qui reste, éventuellement, quand le corps fout le camp.
Le vieil homme, dans une robe de chambre qui couvre une tunique jetable comme celle que l’on revêt à la clinique, attend. Cheveu blanc coiffé, c’est le seul signe de la dignité qui vient à lui faire défaut quand il se « fait dessus ». A plusieurs reprises, il se « fera dessus ». Et son fils, en costume gris, sur le départ, doit à chaque fois le laver, délaissant le portable pour ne plus s’occuper que du lavable. Gestes répétitifs où la cravate est renvoyée en arrière pour qu’elle ne trempe pas dans la merde qui s’installe un peu partout. Geste d’essorage de l’éponge qui vient blanchir la peau maronnée à chaque déjection. Geste d’habillage et de déshabillage sans fin. A cinq reprises, donc, aidant son père dans des déplacements qui tiennent de l’équilibre, il va nettoyer ce corps : les jambes, les pieds, l’intérieur des cuisses… La nudité est exposée. La merde qui macule les jambes, les fesses, les mains et le visage…est ainsi soigneusement enlevée, avant de revenir à l’identique d’un mouvement des marées. Flux et reflux de diarrhées. Le geste est filial et clinique. La main du fils pourrait être celle d’une infirmier à domicile, d’une aide… mais c’est la main du fils qui nettoie le père que l’on regarde désespéré, conscient, malheureux. Et si le fils parle pour réconforter, apaiser, caresser de la voix l’esprit du père, le père lui gémit, pleure, sanglote… se répand dans la vie du fils.
Paroles aimantes contre pleurs de détresse, gestes prestes contre mobilité réduite, propreté contre merde… Ce temps-là du théâtre est tout à la fois d’un réalisme terrible et d’une démesure poétique sensible où la crudité visuelle, la violence picturale, la représentation d’un tragique indépassable de la condition humaine… sont posées sans artifice, sans ornement, presque sans illusion et néanmoins entièrement théâtralisées, voire distanciées. Et l’on regarde ce combat du fils pour le père, cette lutte pour une dignité qu’il faut tâcher de préserver contre un corps qui n’obéit plus et qui s’abandonne. Et l’on regarde cette lutte humaine contre le corps qui se défait de son intimité. Et l’on écoute ce presque dialogue où la parole du fils ne trouve pratiquement aucun écho dans celle du père, et où les excuses de l’un énervé, aliéné et prisonnier ont pour seuls renvois, un « pardonne-moi » répétitif qui souligne moins un acte de parole qu’une pensée obsessionnelle, un sanglot articulé.
Deux hommes sont là qui partagent en définitive une mobilité réduite. Et l’on pourrait croire aux écarts du fils qui, petit à petit cède sous l’état de son père, à un chemin de croix du fils. Une peine éternelle s’esquisse qui montre le fils, tel Sisyphe, s’occuper d’un père (un temps il fut sans doute un rocher, un roc) qui est devenu un boulet. Peine qui pourrait compromettre l’amour du fils, la dévier de son amour de fils, de sa dévotion… et de sa vie d’homme.
Castellucci le laisse poindre. Dans les écarts de voix, il fait entendre cet insupportable, cet inhumain, cette douleur de ne rien pouvoir contourner, d’être assiégé. Il fait entendre, mais surtout il montre dans une des images les plus belles qui fut écrite au théâtre, l’étroitesse du lien qui unit le fils au père. Image figée, où de dos, l’un nu, l’autre à genou, l’un voûté, l’autre le bras tendu en appui sur l’épaule du père, tout deux face à l’immense toile qui représente le Christ, semblent en prière, tournés vers quelque chose qui les guide, qui les aide, qui les unit…La scène se fige, l’image, elle, ne fait plus écran à la chose qui l’excède… Et qu’il faut nommer « amour ».
Au cinquième épisode de la merde qui a inondé le lit, le fils se dirigera seul vers l’immense portrait du Christ. Il l’embrasse peut-être et étend ses bras en croix.
Le père est seul, assis sur le rebord du lit qui dégouline de merde. L’image du Christ s’enflamme d’une couleur rayonnante. Et bientôt, un enfant, puis une dizaine d’enfants, une poignée d’écoliers, arrivent sur le plateau et sortent de leur sac à dos des grenades qu’ils lancent sur le visage immobile du Christ. Tonnerre d’explosions sur fond de chœur sacré qui chante aussi haut que les bruits explosifs. Au retour du silence, à la disparition des enfants, après un long temps, le visage du Christ dégouline d’un sang noir. Image du visage d’un Christ ravagé par un écoulement immense. Bientôt son visage se déforme et se déchire. Alors apparaissent en lettres d’or des mots qui forment une phrase trouée : « You are (not) my shepherd », (Tu n’es pas mon berger). Deux phrases en une seule, ou une phrase qui dirait un mouvement, le cheminement d’une idée, d’une pensée, d’une conversion… sans que l’on puisse se défaire de l’idée qu’elle autorise le spectre d’un rejet, d’un refus…
Le vieillard se lève pour la première fois, prend un bidon de merde dans sa main, et part tout seul. Il marche. Noir scénique.
Ce qui nous regarde
Des images naîtront de tout cela. Images de la parole qui n’est plus répartie et où le dialogue est presque assuré par celui qui est valide. « On ne parle pas à un vivant comme on parle à un mourant » a écrit Deleuze qui, ne poursuivant pas, ne dit pas que cette parole-là (celle adressée au mourant), faite d’une syntaxe et d’un lexique attentif et doux, renvoie in fine celui qui parle à une solitude, voire une parole sans destinataire. Soit une image qui pourrait être celle de « parler dans le vide ». L’image de la parole qui évide à mesure qu’elle tente de combler le silence qui unit le parlant au mourant.
Images de la vieillesse en couche et des années de la petite enfance. Conte ou histoire de la vie et de la mort comprises entre deux bornes : l’enfant et le grabataire. Deux étapes d’un même processus que l’on fait. Voir l’un sur scène, c’était voir l’autre thématisé cette année par les Directeurs du festival.
Visuel épiphanique où les images acoustiques révèlent quelques violences souterraines aussi, qu’elles aient un lien avec l’amour ou pas. Images mimétiques ou représentatives qui ne laissent aucune marge à l’interprétation, mais sont de purs espaces-temps d’exposition. Images en boucle qui sont, dans l’intervalle de leurs déplacements, le territoire d’obsessions. Images passages qui, tel un goutte-à-goutte, initient le regard à ce qui est au-delà de la vue…
Entre ces images matérielles et ces images mentales, entre le monde rétinien et l’espace visuel, quelques marges apparaissent où circulent les pensées.
Au premier rang d’entre elles, il y a celles, très humaines (Ecce homo) qui ramènent le spectateur à l’éducation : pitié, compassion, amour… liés à un processus d’identification, voire de communion. Soit la construction de soi à travers l’autre. Et simultanément à cette image de soi, il y a parallèlement chez Castellucci, le questionnement de la pensée, de ces pensées. Car sous le regard du Christ, cette présence incontournable du Christ sur scène, le spectateur finit sans doute par comprendre que cette histoire n’est pas seulement affaire d’homme, mais bien celle de l’homme qui croise celle du fils de Dieu. Celui qui est, sans doute pour une majorité du public, dans sa chair. Pour ceux-là, Castellucci leur raconte peut-être un mode de vie où la souffrance est la finitude de la vie. Mode de vie lié au christianisme qui peut bien, à un moment, devenir une expérience spirituelle.
Mais pour les autres, pour « ceux qui n’ont pas de Berger », alors la vie est profondément grecque. Et Sur le concept de visage de Dieu les interpelle sur l’essence même de la vie d’un point de vue plus esthétique. Et peut-être, regardant l’un et l’autre qui ont perdu leur autonomie (celle de leurs vies respectives, celle qui ne peut exister lorsque l’on entre en croyance), peut-être se demander « jusqu’à quel point la vie mérite d’être vécue ? ». Quand la fin du plaisir est définitive peut-être que mettre fin à cette vie est résolument la seule fin.
De toutes les images qui naissent, celle qui valent à ces pensées d’apparaître ne sont pas sans intérêt.
Et de regarder dès lors Sur le concept du visage de Dieu comme une création qui, dédramatisant ces enjeux, permet de les sentir au théâtre.
Déconstruisant les 40 premières minutes, au moment où le vieillard se lève seul, pour la première fois, de son lit, on avait le choix d’y voir un miracle ou un moment de théâtre.
Un moment de théâtre donc où le vieillard rappelle qu’il est un acteur, qui montre que la « merde » est en bidon. Moment de théâtre où le réel aura concerné la pensée, l’acte de penser, toujours incertain au théâtre. Le type qui hurle dans la salle s’y sera laissé prendre.
Et de sortir en sachant que Dieu n’est pas un concept, mais plutôt un affect… Et la scène, elle, un écran où se lisent les pensées : « You are not my shepherd ». Dans cette curieuse phrase de lumière aveuglante, c’est la négation « not » qui est bien la plus importante. La moins lisible, la moins lumineuse, et par conséquent la plus visible, la plus soulignée… « Not » ou le début d’un pas vers la pensée.

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L’ « In »destructible Madame Richard Wagner https://www.insense-scenes.net/article/l-indestructible-madame-richard-wagner/ Thu, 21 Jul 2011 17:15:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=735

Un peu loin de brouhaha de centre ville d’Avignon, qui bouillonne de l’air festif, le théâtre hors-mur de Chartreuse de Villeneuve lez Avignon, appelé Tinel de Chartreuse, attend les spectateurs « exilés » du centre. Dans le temps doux après un orage, le théâtre ouvre ses portes aux gens, pour la première représentation à cette ville de L’Indestructible Madame Richard Wagner. L’épopée d’une femme, Cosima Wagner, admirée et haïe, est maintenant raconté au 65ème Festival d’Avignon, par quatre comédiennes-récitante et un comédien-récitant, avec un souffle de « rock » et d’hélicoptères de F.F.Coppola…
Traversant le grand fleuve du Rhône en Bustival (la ligne de bus spécial pour le festival), j’arrive au Chartreuse de Villeneuve lez Avignon. Il se trouve dans une petite commune calme, belle et sympa, qui me donne envie de me promener un peu, il fait beau… Bref. Ce beau bâtiment historique, classé du XIVe siècle, accueille régulièrement les artistes en étant le Centre National des Ecritures du Spectacle (CNES). Le 18 juillet, à 18h30, la création de mars 2011 de Christophe Fiat L’Indestructible Madame Richard Wagner embarque dans ce lieu, pour 65ème Festival d’Avignon.
Sorti du champs philosophique, Christophe Fiat est aujourd’hui performeur, metteur en scène, chorégraphe, auteur, compositeur, et il est un écrivain associé au Théâtre de Gennevilliers depuis 2009, et aux ateliers d’écriture et de lecture. L’écriture et la lecture. Ces deux actes sont toujours au cœur de ses travaux. L’écriture de poèmes, de récits romanesques, d’épopées, etc., et la lecture d’une manière singulière, l’articulation distincte et la prononciation insistante de la fin de phrase, etc. Et aussi, n’oublions pas son esprit « rocker » toujours présent, que représente symboliquement sa partenaire précieuse la guitare électrique. Les sujets variés de ses œuvres sont surtout occupé de ce qu’on appelle « la culture de masse » : Batman, Stephan King, Peter Pan, Princesse Diana… Il renvoie son regard également vers l’actualité mondiale tragique, comme sur le 11 septembre 2001 (New York 2001), ou sur le centre nucléaire de Fukushima : visitant récemment le lieu d’accident, il crée Daikaiju Eiga (Films de monstres, soit Godzilla).
Et un personnage chanté à plusieurs reprises ces dernières années, tout avec des hélicoptères de F.F.Coppola en arrière-plan : c’est Richard Wagner. Après Laurent Sauvage n’est pas une Walkyrie (un des séries « projet Wagner ») qu’il a présenté dans le cadre de 64ème Festival d’Avignon il y a un an, il revient à cette ville en tournant sa tête, cette fois-ci, alentour de cet homme, un des compositeurs plus importants dans le monde. Madame Richard Wagner, soit Cosima Wagner, la fille de Franz Liszt, et la deuxième épouse de Richard Wagner. Elle hérite de la direction du Festival de Bayreuth en 1883, suite au décès de son mari. Le gong résonne. Désormais, elle s’engage à combattre dans le monde masculin, dans le monde troublé à la fin de XIXe siècle et au début de XXe siècle. Christophe Fiat compose cette épopée autour d’un journal intime qu’elle a écrit de 1869 jusqu’à la mort de son époux.
Madame RICHARD Wagner
A 18h30 un peu (ou bien, beaucoup ?) passé. Sur la scène brute où on voit un grand écran en haut, sous la lumière plat, se trouvent quatre femmes debout. Les jambes un peu écartées pour qu’elles puissent être bien stables comme rock-singer, derrière les micros attribués à chacune. Un homme se situe au centre, seul qui a le droit de faire des aller-retour entre dehors et dedans tandis que les femmes sont plantées sur le plateau, et il, Laurent Sauvage, face aux spectateurs, ouvre ses lèvres au premier : « Voilà, vous naissez en 1837… ». Commencer par « vous », et puis « elle », « je », « tu » ou « ma grand-mère », Madame Cosima Wagner est ainsi habilement racontée de multiples aspects. Un récitant et quatre récitantes prennent leur micro tour à tour, avec un ton énigmatique, digne, claire, froid, qui rend le lyrisme à cette légende. A travers de personnages réels ou irréels qui l’entourent, on voit émerger les visages divers qu’elle a gardés tout au même temps : la fille de Franz Liszt, la mère, la femme de Wagner, la protectrice de son mari… La furie de la guerre, la menace de nazisme, la difficulté du Festival de Bayreuth, le calme spirituel de bouddhisme, etc., les éléments divers, comme des pièces de puzzle qui s’emboîtent les unes après dans les autres, reconstituent, point par point, un portrait de cette vie inouïe.
L’essai de Christophe Fiat pour la mise en scène, qui ressemble les matières éclectiques, donne étrangement une harmonie délicate. Une légère touche de la théâtralité colore le chant d’épopée. Au côté non-verbal, le piano, la guitare électrique, le vidéo de portraits familiaux, de paysage de Bayreuth, ou de le bouddha, qui est enregistrée à la manière de film de science-fiction américain des années 70’, etc., tous ces ingrédients donnent au récit un rythme agréable. Et l’ambiance qui couvre la totalité est, sans oublier, celle de « rock », du costume de T-shirt/jean des comédiens jusqu’à un petit concert, qui pourrait être symbolisée par un mot merveilleusement prononcé : « mother fucker »… « Pourquoi le rock ? Parce qu’il est aujourd’hui un art musical aussi important que l’était l’opéra à cet époque[1] », affirme Christophe Fiat.
Quant à l’histoire, une vie de Mme. Wagner prolongée jusqu’après sa mort, émerge sur les contextes abondants. La relation avec son père est représentée par un monologue de forme dialogique qui exprime finement ce lien fragile, mais fort et si proche. Comment on a vécu le désarroi de nazisme ? Par biais de « choix de la langue » sur lequel la petite-fille Friedelinde se pose la question, Christophe Fiat trace l’identité troublant de cet époque.
Certes, ce n’est pas une simple biographie qui trace sèchement un chemin d’une vie. C’est plus complexe et plus complet. C’est bien fait, c’est propre. Propre…, oui, c’est bizarrement propre. Malgré l’anormalité de la surabondance de texte inépuisable, intégrés dans l’harmonie saugrenue, l’ensemble de fractions donne une impression de légère fantaisie. Fantaisie, pourquoi pas ? On traverse le monde historique, personnel, spirituel ou sur-réel, en touchant un peu à tout… Ici, l’« indestructibilité » de madame Wagner, qui, comme y fait allusion le texte ou autres choses, devrait être si profonde et splendide, est réduite à une légèreté fantastique, à une harmonie sans épaisseur…
L’« indestructible » : « Le terme d’ ËindestructibleË m’intéresse parce qu’il sonne comme un attribut de super héros de comics américains », constate Christophe Fiat.
Et, si je trouve une pièce de puzzle, qui se distingue brillamment dans cette histoire, ça sera un homme, qui apparaît à point, comme un héros qui répond à « au secours ! » : c’est Laurent Sauvage, qui apporte des hélicoptères de F.F.Coppola. « Quand je pense à Richard Wagner, j’entends des hélicoptères de F.F.Coppola que j’ai vu à 15 ans au cinéma… ». C’est, bien entendu, des fameux hélicoptères destructeurs d’un film masculin, Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, qui volent avec La Chevauchée des Walkyries de Richard Wagner. Etant prononcée par lui, par cette présence et sa voix si calme, si douce, et si imposante, avec la profondeur mystérieuse sans limite, cette phrase répétitive, non seulement ici mais aussi ailleurs, se donne l’éclat accusé, devient fascinante et peut-être dominante. Et, au dernier, c’est lui qui prêche à sa petite-fille un peu perdu, la vie spirituelle de Cosima, tout en étant à l’état calme, qui ressemble à celui de Nirvana…
Réveille-toi, et cours !
« Pourquoi vous parlez comme ça ? Vous parlez comme un rêve… », questionne Friedelinde à Laurent Sauvage, presque à la fin… Et voilà, comme un rêve. Sa façon de parler, qui ressemble à celle des autres, et aussi à celle d’autres performances de Christophe Fiat, et à laquelle les gens ont affecté tant d’adjectifs, est maintenant nommé : comme un rêve. Mais. Quand même. J’avoue que, en effet, à ce moment là, j’ai l’impression d’avoir entendu le dévoilement de magie…
La salle s’allume. Je me réveille de rêve, comme Alice. Il est 20h10. Avant même de l’applaudissement, pas mal de gens commence déjà à partir. Sur la scène, les comédiens saluent le public. Juste devant, il y a la foule qui précipite à la sortie. Mon amie qui était assise à côté de moi, me pousse : « allez, on y va ! Le bus partira dans 5 minutes ! » Quelle fin ! Quelle histoire ! Indestructible, maintes fois répétés sur la scène. Mais le moment peut-être le plus impressionnant du théâtre, la fin de L’Indestructible Madame Wagner n’a pas pu résister à l’organisation géniale de Bustival. Cours ! Attrappe le bus ! Sinon, il faut attendre encore 1h…
[1] Entretien avec Christophe Fiat, propos recueillis par Jean-François Perrier, dans le programme de salle

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Exposition universelle : Statut des idoles https://www.insense-scenes.net/article/exposition-universelle-statut-des-idoles/ Thu, 21 Jul 2011 17:14:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=734 —–
Dans le Cloître de Célestins, après « Life and times (chronique d’une vie) » du Nature Theater of Oklahoma, où il était question d’une histoire personnelle, individuelle nous sommes invités à découvrir « Exposition universelle », la dernière création de L’A, Compagnie de danse de Rachid Ouramdane. C’est un solo dansé que propose Rachid Ouramdane accompagné au plateau par le musicien Jean-Baptiste Julien. Un touche à tout qui de la guitare à l’harmonium, du piano à queue aux percussions en passant par les « sampleurs » accompagne et suit, Ouramdane danseur. Ce solo est le travail d’une équipe dans laquelle chacun développe sa discipline, des lumières de Yves Godin, de la scénographie de Sylvain Giraudeau au travail visuel de Jacques Hoepffner en passant par le maquillage de « La Bourette ». Ce sont des espaces de création qui en travaillant à ce projet sont traversés par leurs identités et par leurs interdépendances. Un solo en plein air qui en une heure nous emmène dans un questionnement autour du culte de la personnalité et du corps, de l’ordre, des modèles « fascisants » et de notre positionnement face à eux.
Ça commence, par l’installation des spectateurs sous le regard de la sécurité au bord de la scène. Casquette noire visée, talkie-walkie à portée de main. Vigile qui veille peut-être sur les invités politiques ; de la secrétaire générale du parti socialiste à l’élue à la région Basse-Normandie en charge de la culture et du patrimoine. Politique et patrimoine qui seront interrogés lors de ce travail. Surveillance qui derrière elle, laisse voir l’installation qui attend le spectacle. Sur des tapis de danse blancs les platanes sont des presque objets d’exposition. L’arbre qui s’expose comme un élément universel. Le blanc qui couvre toute la surface du Cloître sur lequel se détachent tous les éléments noirs de la scénographie. Ce sont autant des objets plastiques que de la matière source. Sources sonore, lumineuse, médiatique et mécanique. Le surveillant accompagne les derniers arrivés et leur indique les places libres. Surveillant qui laisse apparaître derrière lui, un socle en rotation sur lequel, Rachid Ouramdane debout, fixe, les yeux fermés, s’expose dans les révolutions successives induites par ce « tourne disque » géant. Homme qui se présente debout et sous toute les coutures. Un 360°, une révolution qui renvoie autant aux rotations de la terre à laquelle nous sommes soumis qu’à ce mot qui évoque en France une histoire qui a fait basculer le rapport au pouvoir et à son exercice.
Dans cet espace surplombé à chaque coin de neuf projecteurs en carré à la manière d’un stade ou de mirador le spectacle commence. Les spectateurs sont assis, le musicien, Jean Baptiste Julien, entre et installe devant un micro, un métronome. Ce battement qui marque le temps dit aussi la marche du monde. Un métronome qui met aux normes le temps de l’écoute et du regard. Il induit un rapport à l’ordre, il nous conditionne dans ce rythme. Une perche suspendue au bout de laquelle se trouve un projecteur est mise en mouvement autour du fil qui la retient. Mouvement de balancier et mécanisme qui dit l’aléatoire et le gré du vent. Ce pendule oscille entre une régularité et un instrument de recherche incertain. Le socle sur lequel le danseur faisait modèle s’arrête et Rachid se fixe devant les spectateurs exécutant des mouvements de bras qui font référence à une histoire de la danse et aux signes de ralliement des mouvements politiques. Histoire des portées de bras de la danse classique et histoire des signes d’appartenance à un clan, à une caste. Ce sont en premier lieu un rapport à l’ordre des choses comme elles sont codifiées. Des mouvements de bras qui rappellent les mouvements construits sur les idéologies fascistes et autoritaires. Dans cette séquence, Rachid Ouramdane, sans utiliser des gestes très repérables, les évoque dans l’énergie et la précision de leurs exécutions. À chaque mouvement de bras que nous associons à un fascisme, à une image de mode, de sport, le chorégraphe le trouble et le trou en déliant ses gestes. Ce n’est pas une reprise d’un modèle qui comme un clin d’œil serait identifiable au contraire c’est une évocation presqu’une stylisation. Ce sont aussi, les positions presque militaires des jambes et du buste qui donnent aux mouvements une impression de rappel à l’ordre et à la hiérarchie. Cette danse qui a commencé par un « déchemisage » dit l’engagement possible à corps perdu pour telle ou telle idéologie. Cette fascination pour une idéologie, ce culte du corps utilisé par les totalitarismes est mis à mal à l’endroit de l’individu, du danseur sur la scène, par des décrochages vis à vis d’une rigidité fascisante. En effet, un mouvement commence souvent dans un geste disant l’ordre, montrant une relation au modèle. Mais l’inscription du corps du danseur dans ce modèle s’échappe, se débat pour créer une chorégraphie de la lutte, du refus.
La musique utilise à la fois une multitude d’instruments mais aussi un panel de genres de musique. Des échantillons musicaux qui, comme pour les références gestuelles, sont dans ce rapport à cette « Exposition universelle » dansée. Ce sont les esthétiques musicales de l’ordre, du pouvoir qui ouvrent souvent le démarrage des morceaux mais que Jean-Baptiste Julien décale, comme une musique, une mécanique qui s’enraye. C’est le principe même de ce travail que de contrecarrer l’espace de l’ordre qu’ils mettent en place. Rachid Ouramdane interroge dans ce travail le culte du corps, l’identitarisme et la fascination que provoquent les espaces politiques aux mots d’ordre basiques qui sont la plupart de temps réactionnaires ou totalitaires. Ce questionnement donne à penser que nous-même pouvons être tentés de s’inscrire dans un mot d’ordre. Une aliénation qui rassure en ce qu’elle nous repose. Les questions n’ont plus à être posées puisque les réponses sont dans ces mots d’ordre, dans ces slogans. On rappellera l’événement de la première de « Enfants », ou après une ovation pour une intervention d’un artiste inquiet des directions nationales sur la politique culturelle, s’en est suivie une bronca contre le représentant de cette politique. Mais cette manifestation n’avait plus rien à voir avec la discussion engagée, les inquiétudes exprimées et les réflexions de l’artiste orateur mais se résumait à une expression primaire d’un rejet. Rejet d’une foule où chaque individu se cache et se sent fort de l’impression de faire masse contre quelque chose. Rachid Ouramdane montre ce tiraillement entre une facilité de se laisser séduire par un discours primitif et l’individu qui cherche à échapper à un moule, à une mode. Ce tiraillement est à l’œuvre dans les révérences que Ouramdane fait à son image, à l’image de son visage maquillé. Une iconographie proche de celle des dictateurs qui font de leur image un espace de culte. On sait que les révolutions font tomber les symboles et les statues des dirigeants déchus. On voit dans ce double révéré, une mise en question de ce que c’est que d’être chef de projet et la fascination que peut exercer sur soi-même la position de pouvoir.
Rachid Ouramdane donne à son corps la capacité de donner une direction très claire, une précision effrayante dans ce quelle raconte du contrôle et de la rigueur. Cet effroi, il le casse dans son corps qui s’effondre, qui s’affaisse. Un corps qui passe d’une rigidité à une souplesse. Le corps de l’ordre en friction avec un corps en lutte. L’individu qui se débat face à un ordre qu’il suit. Nous sommes face à une création qui est loin d’être un objet de communication. C’est un objet qui n’a pas un message clair ou net, qui ne nous dit pas ce que nous devrions penser. C’est un objet qui résiste et qui réfléchi notre rapport au pouvoir, aux images du pouvoir. On entend la voix de Gilles Deleuze qui dans une conférence à la Femis, le 17 mai 1987, dit : « Quel est le rapport de l’œuvre d’art avec la communication ? Aucun, aucun… L’œuvre d’art n’est pas un instrument de communication. L’œuvre d’art n’a rien à faire avec la communication. L’œuvre d’art ne contient strictement pas la moindre information. En revanche, en revanche, il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance. ». Cet acte de résistance on l’a vu ce soir là, dans le Cloître des Célestins. Une résistance à la facilité d’un discours et une question sur notre emprisonnement dans des schémas de pensées. Cette «Exposition universelle » interroge notre relation aux idoles politiques, médiatiques, sportives et culturelles en se mettant en scène dans une lutte entre le recul et la fascination vis à vis de ces icônes.
http://www.rachidouramdane.com/

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L’indestructible Madame Richard Wagner https://www.insense-scenes.net/article/lindestructible-madame-richard-wagner/ Thu, 21 Jul 2011 17:13:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=733

Créée en mars 2011 au Théâtre de Gennevilliers et reprise du 18 au 24 juillet au Tinel de la Chartreuse de Villeneuve Lez Avignon, L’indestructible Madame Richard Wagner, écrite et mise en scène par Christophe Fiat, retrace 150 ans d’histoire culturelle et politique à travers la figure féminine de Cosima Wagner. Entre faits historiques précis et extrapolations imaginaires, le récit propose une « théorie de l’indestructibilité ». Un théâtre minimaliste où les corps sont les principaux vecteurs d’une parole poétique.
Après plusieurs étapes de travail autour du mythe des Wagner[1], Christophe Fiat a choisi pour sa nouvelle pièce de se concentrer sur la figure de Madame Richard Wagner. De son prénom Cosima. Une femme dont le caractère bien trempé et la détermination tiraient en partie leur source de la phallocratie ambiante. Une femme qui s’est mis un point d’honneur à faire entrer l’œuvre de son mari au patrimoine national de l’Allemagne et à faire de Bayreuth un festival pérenne et international. Une femme qui s’est imposée sur le terrain de l’art et de l’argent au nez et à la barbe des hommes. Christophe Fiat traite la veuve du célèbre compositeur allemand à la manière d’une héroïne d’opéras et fait appel au personnage de Kundry dans Parsifal (dernier opéra composé par Wagner). Kundry est une femme ambigüe, ambivalente, qui s’impose dans un monde d’hommes et qui laisse planer le doute sur sa mort. Ainsi, chaque fois que Cosima rencontre une difficulté ou traverse une étape cruciale, Christophe Fiat lui fait se demander « Que ferait Kundry à ma place ? ». Une ritournelle, un refrain, qui renforce la mission que s’est fixée Cosima. La force du récit est de faire exister Cosima au-delà d’elle-même. La rendant ainsi indestructible par les mots et par la construction narratologique. Si la grande dame constitue la figure centrale du récit, la pièce se poursuit malgré tout après sa mort. L’angle thématique étant celui de l’héritage (celui dont hérite Cosima à la mort de son mari), Christophe Fiat s’intéresse à ce qu’elle-même transmettra après sa disparition en 1930. Le thème de la filiation est déroulé. Et l’auteur crée une deuxième focale sur Friedelind, la petite fille de Cosima qu’il traite également comme une héroïne. S’étant opposée à l’Allemagne nazie et en premier lieu, à sa mère Winifred – veuve de Siegried (fils de Cosima), et surtout très proche amie d’Hitler –,il fait de Friedelind une figure de résistance faisant écho au tempérament de sa grand-mère. « L’esprit Cosima » semble ainsi s’incarner chez la jeune fille que l’on suit jusqu’à un âge avancé. Christophe Fiat propose ainsi de suivre la saga des Wagner au travers de deux figures féminines qui se sont inscrites en réaction vis-à-vis de leur époque. La fresque sillonne ainsi l’Allemagne, l’Europe et les Etats-Unis.
En présentant les faits historiques sous l’angle de l’exploit, le récit prend des allures d’épopée. Celle-ci se donne au sein d’un dispositif minimaliste frontal qui fait exister avant tout la parole rhapsodique entre parlé et chanté. Quatre comédiennes se tiennent derrière leur micro et se passent la parole. Laurent Sauvage est là, aussi. Seul homme au milieu des figures féminines. C’est lui qui ouvre le récit pour retracer brièvement la vie de Cosima, depuis sa naissance jusqu’à la mort de Wagner en 1883. L’énonciation se fait à la deuxième personne du pluriel. La voix rauque, sourde et sensuelle du comédien parle ainsi depuis un « vous » durassien[2]. « Vous naissez à… vous rencontrez Richard Wagner… vous faites l’amour… vous avez une fille… ». Un « vous » qui vient chercher l‘auditoire, créant une proximité et une intimité entre le spectateur et le personnage. Et puis, c’est la rupture. Cosima devient veuve. Commence alors sa mission, son combat et son engagement artistique pour faire perdurer l’œuvre de son mari. Les comédiennes prennent ici le récit en charge et la parole se livre à la troisième personne du singulier. L’acte de dire ne se fait pas dans un rythme ping-pong et les comédiennes investissent de vrais temps de parole, des plages qui correspondent à des tranches de vie. Parmi les quatre comédiennes, l’une est au bord du personnage. Là où les trois autres sont en jean et tee-shirt, elle – Florence Janas – porte des chaussures à talon, une robe noire recouverte d’un imperméable. Et c’est celle qui, par moments, s’écarte du récit pour faire de brèves incursions du côté du dramatique jouant par exemple un dialogue entre deux personnages (Cosima et son père ou Friedelind et sa mère) ou rompant avec le ton froid et distant pour adopter un ton très confidentiel. Mais c’est le dramatique qui se montre pour mieux s’évanouir, se moquer de lui-même. Marine de Missolz, la dernière comédienne à prendre la parole entrera aussi, à la fin de la pièce, dans un dialogue avec le docteur américain. Mais un dialogue presque absent qui fait entendre ce que, du reste on appelle avec prudence, la « voix de l’auteur ». Une voix qu’on entend également quand Laurent Sauvage reparaît pour citer en boucle « ce film de Francis Ford Coppola, vu à 15 ans au cinéma ». Apocalypse Now. Cet élément disjonctif entre en résonnance avec le récit à plusieurs endroits : parce qu’il utilise la Chevauchée des Walkyries sur une des séquences, parce que c’est un film-épopée dans lequel les difficultés et les rebondissements n’ont eu de cesse d’entraver la réalisation du film (de la même manière que Cosima aura du se battre inlassablement), parce que c’est un gouffre financier (comme le festival de Bayreuth), parce que c’est un film qui regorge d’effets spéciaux (ceux-là mêmes qui faisaient rêver Cosima), parce c’est l’emblème de la culture américaine (terre de liberté gagnée par Friedelind), etc.
Ainsi les modalités du récit sont variées, nuancées, finement entrelacées. S’y ajoute le langage musical et vidéo. La musique live (basse électrique/piano) ponctue le verbe et emplit certains silences dans une relative discrétion. De même, les vidéos aux effets volontairement kitsch ou très sommaires sont seulement de deux types : il y a les extraits liés aux souvenirs – travelling avant sur un paysage urbain, découpe serrure, point de vue voiture – et les extraits liés à la vision – montage accéléré d’images hétéroclites mixées sur un bit électronique strident et finissant par l’image d’un crâne. Ces vidéos étoffent la dimension mystique du couple Wagner qui était par ailleurs sensible à la philosophie de Schopenhauer et au bouddhisme (« Wagnaer croyait au Nirvana »). Elles sont le fil conducteur entre Wagner, Cosima et Friedelind tous les trois visités par des visions, des rêves et des cauchemars. Christophe Fiat tire ainsi les ficelles du spirituel/surnaturel. Il inscrit son récit-performance dans un registre fantastique afin de prendre de la distance avec les faits purement historiques et construit le mythe de l’indestructibilité, celle-là même qui a avoir avec « la permanence de l’esprit au sens du bouddhisme »[3]. Celle-là même qui a aussi avoir avec la poésie.
[1] Quand je pense à Richard Wagner, j’entends des hélicoptères (2009), Le retour de Richard Wagner (2010), Laurent Sauvage n’est pas une Walkyrie (2010), Wagner project (2011).
[2] Cf La Maladie de la mort, Marguerite Duras.
[3] Extrait de l’entretien accordé par Christophe Fiat à Jean-François Perrier et utilisé pour le programme de salle.

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Ebauche d’un portrait pour trait https://www.insense-scenes.net/article/ebauche-dun-portrait-pour-trait/ Wed, 20 Jul 2011 17:16:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=736 —–
Vu à Caen, en novembre derniers, Francois Berreur est à l’Auditorium du Grand-Avignon-Le Pontet pour Ebauche d’un portrait. Ou une mise en scène intime et sobre, drà´le et sérieuse de la vie de Jean-Luc Lagarce à partir de son Journal publié aux Solitaires intempestifs[1]. Un travail o๠Laurent Poitrenaux (alias Jean-Luc Lagarce), discute avec lui-même, fait son courrier et répond aux autres, pense et se pense à travers sa vie, la maladie, sa famille, le théâtre, l’amitié…ou l’histoire d’un temps compté dont on aurait conscience.
C’était au Panta Théâtre, devant un parterre assemblé autour de François Berreur, le public écoute celui qui fut l’un des très proches de Jean-Luc Lagarce. Celui qui, tout au long de la vie de Lagarce jusqu’au 30 septembre 1995, de Besançon à Paris, des tournées en province jusqu’en Avignon, de Théâtre ouvert à la Roulotte jusqu’à la fondation des Editions des Solitaires Intempestifs, des coups durs à la reconnaissance…ne s’en sera jamais éloigné et l’aura toujours accompagné. Au point qu’à la mort de Lagarce, ce dernier demandera à François Berreur d’assurer la pérennité d’un projet qu’ils ont mené ensemble. Histoire qui passe, dès lors et forcément, par un travail sur l’œuvre poétique, scénique et littéraire laissée par Jean-Luc Lagarce. Histoire qu’écrit François Berreur aussi en inventant ce que Lagarce ne pouvait imaginer malgré l’éternité à laquelle il pensait. On pense immédiatement aux colloques universitaires, aux essais et autres écrits sur l’œuvre. On songe aussi, bien entendu, au développement de la maison d’édition et ses différentes collections, mais également à tout ce travail sur le site internet qui est devenu l’un des espaces de références du théâtre contemporain. On songe encore à la mise en place d’un fonds d’archives consultable au sein de l’IMEC, etc. Soit un ensemble de projets qui, d’une certaine manière, semble faire écho à une pensée de Jean-Luc Lagarce « l’idée toute simple – mais très très apaisante, très joyeuse, c’est ça que je veux dire, très joyeuse, oui – l’idée que je reviendrai, que j’aurai une autre vie après celle-là où je serai le même » qui figure en exergue d’Ebauche d’un portrait que vient d’écrire et de mettre en scène François Berreur.
Ebauche d’un portrait ou un texte de François Berreur qui vient à l’écriture en recourant au matériau Lagarce, précisément à son journal. Soit un texte fait à partir du journal, mais qui est avant tout une lecture du journal (et un regard sur le journal/video), et donc un travail d’écriture. Oui, un travail d’écriture dont le matériau principal est bien sûr, pour une part, le journal et donc l’écriture de Jean-Luc Lagarce. Pour une part, dis-je, car Ebauche d’un portrait n’est ni le journal, ni pas tout à fait le journal, et pas totalement le journal. Il ne lui est pas étranger. C’est un peu le journal, quelques endroits d’un journal constitué de deux tomes où apparaît une succession de dates, de jours, de noms, d’impressions, de développements, de phrases brèves, d’heures relevées, de lieux occupés… Un espace de témoignages, une œuvre qui a tout à voir avec la mémoire et l’oubli. Une surface d’impressions, un terrain de jeux où le sincère côtoie l’arrangé, et la réflexion profonde, l’anecdote légère. Le journal de Lagarce contient ainsi, en friches, une théâtralité qui concerne la vie de son auteur.
Mais pas seulement. Pas seulement car François Berreur, comédien, metteur en scène, directeur, ami… livre à travers Ebauche d’un portrait un regard, une mémoire et une relation à cet autre ami et à cette œuvre en archipels faite de citations, d’extraits, de fragments littéraires et d’épisodes divers qui forment une autobiographie où Lagarce met en scène sa vie et sa mort. Mise en scène dans une écriture qui, en conscience, mêle la fiction, le réel et joue sur les niveaux du vrai et du romancé.
Et d’une certaine manière, écrivant avec ces lambeaux, revisitant ce journal, s’arrêtant et organisant cette parole autrement, François Berreur, subtilement, recourt à son tour à la pratique d’écriture qu’observait Lagarce. Il coupe, enlève, organise, cite, remanie. En quelque sorte, François Berreur prolonge donc une technique. Mais à la différence de son ami, de l’auteur qui n’en a jamais fini avec le dévoilement, François Berreur écrit un autoportrait. Une Ebauche. Dans la distance que lui permet la connaissance de celui à qui il était lié, il réalise une esquisse.
Précisément un précipité d’une centaine de pages[2]. Presque rien au regard des deux tomes du journal. Presque rien, mais comme l’a décliné aussi Jankélévitch en d’autres endroits, c’est justement ce « presque rien » qui est le signe d’un frôlement d’un tout où Lagarce est avant tout montré dans sa vitalité. Car, et qui lira le journal ne peut l’ignorer, le journal de Lagarce, tenu jour après jour, est plein de cette vitalité de ceux qui écrivent une œuvre. De cette vitalité qui se nichera en toutes parties de la vie au point que, dans la périphérie de la mort et de la maladie, c’est encore le désir, le verbe, le corps qui se donnent, qui se livrent, qui s’affichent. La vitalité de Lagarce que rend Ebauche d’un portrait qu’on lira comme une ode à la joie de se sentir vivant, rattrapé par des penseés funèbres oui, bien entendu, mais avant tout et jusqu’au terme, d’abord des pensées sur le vivant.
Sur la scène du Panta, devant des spectateurs qui ne pourront contenir leur rire qui côtoie des silences profonds, Laurent Poitrenaux joue Lagarce. Seul, sur le plateau, il monologue et, de temps à autres, prend à partie le public. Comme dans le Journal, la mise en scène de François Berreur n’exclut pas le spectateur-le lecteur de la parole qui se dessine et qui lui est adressée. Le dialogue n’est jamais loin. Comme dans le journal… oui, mais ici c’est le théâtre. A la table de travail qui renvoie immanquablement à un intérieur et à une intimité, un personnage écrit sur une veille Brother. Une génération de machine à écrire, avec une ligne à cristaux liquide qui, pour ceux qui l’ont utilisée, possédait une mémoire (quelques trois à quatre pages). Fabuleuse machine que cette Brother qui précède le premier ordinateur portable Mac, tout gris, que Poitrenaux sortira comme pour marquer un temps qui passe. C’est sans doute un détail que ces machines, à la table de travail autour de laquelle traîne une vieille malle et quelques objets de tournées. Peut-être un détail, mais à lui seul il souligne l’enjeu de cette ébauche. La scène est celle de l’écriture. Lagarce n’aura jamais cessé d’écrire et ce fut sa vie. Alors Berreur, livrant un autoportrait, insiste sur cet état, sur cet espace qui a rempli tous les autres espaces de la vie de Lagarce. L’écriture est au cœur, parce que le cœur de la vie de Lagarce fut l’écriture. C’est-à-dire, et Poitrenaux le jouera, le lieu de la pensée, en définitive. Car l’écriture appelle la pensée et ce que l’on entendait sur cette « estrade », c’était le crépitement de la pensée qui se donnait à travers celui de la machine à écrire. Pensées moqueuses, railleuses, sombres, critiques, amoureuses, intimes, inavouables et néanmoins avouées. Des pensées sur l’amour, le théâtre (le sien et celui des autres), les Attoun et notamment de la petite Attounette Micheline, l’élégance d’Emilfork, la maladie, les inquiétudes, les résolutions, les jeunes hommes, les médicaments, etc. Tout ce qui s’entend fait référence à la vie, à ces blagues, à ces coups de cœur, à ces tolérances, à ces douleurs. A ce jeu-là, Poitrenaux, assis parmi les livres et les cahiers, excelle dans un art distancié où le pathos est écarté. Pas question de pleurer (de se pleurer) avant l’heure. D’une mimique, d’un petit cri discordant, d’une confession inattendue, c’est l’éternel retour de la vie qui vient à se faire entendre dans une parole claire, dans un geste de désabusement, dans un souffle court ou un petit rire contenu, sous un halo lumineux presque simple. Une veilleuse presque comme celle qui illumine à peine une table de travail. Comme celle aussi à la veillée funèbre.
Car le deuil n’est pas loin non plus dans cette mise en scène qui ne cherche pas l’effet, mais cherche juste à donner et faire sentir une authenticité. Le temps de la vie de Lagarce aura donc été celle aussi où l’on apprend que l’on va mourir. C’est le temps d’une mort annoncée. Et si ça ne prive pas son auteur de la vie, ça la rend plus sensible. Sensible pour soi, mais également sensible aux autres. A ceux qui partent avant, juste avant.
Alors revient la ligne de cristaux liquide de la Brother qui trouve sur le mur, en fond du théâtre, son emploi réel. Petite mémoire mécanique, à l’image d’un telex qui n’en finit pas d’annoncer des nouvelles. Des noms, des dates, des jours, des ages… apparaissent. Et l’on comprend que Lagarce, sensiblement, fut le contemporain de la mort des autres. Une liste de morts défile, en caractère blanc, presque spectral : janvier 1984 mort de Roger Blin, vendredi 11 octobre 1985 Simone Signoret est morte à 64 ans, 15 février 1986 Beauvoir (Simone de) est morte, Jean Genet est mort, Borges est mort, Coluche est mort, Mardi 19 janvier 1988 mort de Copi, Samedi 6 janvier 1990 Mort de Samuel Beckett, Lundi 23 avril 1990 Greta Garbo est morte « I want to be alone »… Dimanche 3 avril 1994 Eugène Ionesco est mort… Vendredi 20 mai 1994 Mort de Alain Cuny, Mardi 25 octobre 1994 Benoit Régent est mort. 42 ans. Etc. Burt Lancaster est mort. 80 ans. Dommage. On l’aurait bien épousé. Etc.
Et de lire et de s’arrêter de voir pour penser ces disparus qui pour certains nous hantent. Et de savoir aussi que la lecture du Journal de Lagarce croise celle des journaux et des Unes qui, parfois, furent consacrées à ces figures artistiques et littéraires. Savoir qu’avec Lagarce, comme lui, dans un café, à une table de restaurant, dans un train, chez soi… il est vraisemblable que nous avons lu l’article de journal et parfois les pages qui étaient dévolues à ces morts. Et de sentir dans la mise en scène de François Berreur quelque chose qui excède le théâtre pour nous mettre au plus près de notre vie de témoin qui est aussi une vie de deuil.
Et sentir curieusement que le théâtre est un lieu de mémoire qui nous invite à vivre perpétuellement dans un deuil indépassable où les « artistes » ne meurent qu’à moitié car ils nous laissent une part vivante qui s’appelle l’œuvre.
Poitrenaux sur scène n’ajoutera rien à ces victimes du temps, parfois de la maladie. A son bureau, à sa table de travail, dans la proximité de ces cadavres, il parle et vit. Mais tout au long d’Ebauche d’un portrait, François Berreur aura mis en scène – c’est-à-dire qu’il aura rendu sensible – deux mondes qui se côtoient : celui des morts et celui de ceux qui vont mourir. Et dès lors, sans doute ne peut-on regarder Poitrenaux-Lagarce que sous ce prisme indépassable : celui qui est vivant est mourrant.
Quand viendra le tour de Lagarce, le telex s’arrêtera brusquement. La lampe du bureau sera éteinte. La veilleuse en fond de scène explosera. Le fil (de la vie) ou une résistance (ici c’est la même chose) aura cassé qui mettra le spectateur dans l’obscurité. La mort est là. Le Grand soir s’est fait. Presque l’obscurité, devrais-je dire, car sur le mur, en guise de générique, passe le nom d’œuvres qui peuvent prétendre, elles seules, à l’éternité. C’est-à-dire à rester au grand jour.
Et dans le théâtre, sur la scène, Ebauche d’un portrait affirme ce qu’il est réellement. Tout autant un portrait sensible de Jean-Luc Lagarce, fait d’humour et de tristesse dans un geste d’amitié, qu’une pensée de François Berreur sur le devenir des œuvres qui, orphelines de leurs créateurs, sont parfois promises à être lues et vues, des spectateurs. Avenir plein d’un bonheur qui échappe à leur fondateur.
[1] Le lecteur découvrira également, en marge de tous les titres de la Maison d’édition, un catalogue offert qui reprend divers extraits de l’œuvre de Jean-Luc Lagarce et présente sa vie, et quelques endroits de sa pensée.
[2] François Berreur, Jean-Luc Lagarce Ebauche d’un portrait, Besançon, éd. Les Solitaires intempestifs, 2008.
A voir du 20 au 23 juillet, Ã 17H00


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Clôture de l’amour : couple vide et coupe pleine https://www.insense-scenes.net/article/cloture-de-lamour-couple-vide-et-coupe-pleine/ Tue, 19 Jul 2011 17:19:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=739 Clôture de l’amour, spectacle de Pascal Rambert — Festival d’Avignon 2011


Embarqués avec les malles du Théâtre de Gennevilliers, les élèves du conservatoire Edgar Varèse et Guillaume Grammont apparaissent, le temps de chanter simplement Happe de Bashung, dans la nouvelle création de Pascal Rambert Clôture de l’amour, présentée salle Benoît XII. Deux heures plus tard, un sourire en coin et heureux sans doute d’avoir croisé un semblable, Michel Jonasz (vous vous souvenez de La Chanson des vieux amants) s’inquiète de savoir si on peut trouver le livre. « Sur la table à côté Michel. C’est aux Solitaires intempestifs… »… Et lui, qui a tant écrit sur le motif amoureux, de lancer simplement un « merci. Salut les gars » avant de partir le livre à la main où il relira l’histoire de deux monologues, dans un amour qui n’est plus analogue.
Amour et épilogue

Ecrivant Clôture de l’amour, Pascal Rambert rejoint les auteurs qui, à un moment de leur œuvre, ont questionné le thème du désir amoureux : son apparition et son retrait, sa vivacité et sa mort, sa persistance et son usure. Il écrit cette rouille qui gagne tout ou partie du regard que l’on portait à l’autre. Cette façon que l’on a de ne plus respirer ensemble. Cette manière dont le langage amoureux, qui finit par s’absenter, est remplacé par une langue tout d’abord indifférente qui marque la distance. Puis cette façon que la langue a d’être le reflet d’une indécision où l’oreille attend de revivre quelque densité et intensité qui ne viendront plus. Puis cette façon dont la langue s’accommode d’une convalescence interminable. Puis le moment où une vie sans rythme met en péril le sentiment de vivre. Puis le moment où paraît le sentiment d’un insupportable. Puis le moment de la rumination et de la décision qui affleurent dans les pensées intérieures tout d’abord grises puis noires… Et pendant tout ce temps où « parler avec l’autre » va petit à petit se changer en « répondre à l’autre », jusqu’au moment où l’on oublie de répondre… Pendant tout ce temps où ce qui se manifeste dans le langage, c’est que l’on ne s’entend plus, il faudrait décrire aussi cette autre manière que le corps a de faire écho à ce langage. L’histoire du discours amoureux en bout de course, à bout de souffle, à bout de nerf, à boue… recoupe ainsi celle de corps à corps où la caresse naïve et gratuite, l’étreinte désirante, le souffle de l’autre comme respiration de soi… se métamorphosent en un corps qui devient lentement étranger. Moment où la chaleur du corps n’est plus qu’un corps froid. Ou le signe tangible de la cadavérisation des sentiments, la preuve que l’autre n’est plus qu’un corps mort, et bientôt un poids.
A cet endroit, alors (et c’est précisément ce qu’écrit Pascal Rambert) au terme cette histoire, de cette dégradation, de ces déclinaisons qui disent la fin de toute inclination (on ne se penche plus sur l’autre, on ne l’aime plus), il peut y avoir ce que le commun appelle une rupture. Soit un mot qui désigne, dans l’histoire d’un couple vide, le moment d’un affrontement parce que la coupe est pleine. Soit un mot qui se fonde pour partie sur le spectre heureux de l’amour et une situation présente où le souvenir devient douloureux et insupportable. Soit un mot qui dit que l’on ne croit plus dans la possibilité d’un futur commun, d’un temps partageable.
Clôture de l’amour de Pascal Rambert est donc, dans l’histoire des œuvres littéraires et théâtrales qui questionne la complexité du désir amoureux : son érosion, sa fin…une pièce qui fait l’archéologie d’une rupture. C’est-à-dire un poème qui livre les raisons souterraines et lointaines de celle-ci, en même temps qu’elle en fait entendre les accents sonores.
En écrivant Clôture de l’amour, Pascal Rambert traite donc de la question d’un passage entre une vie « avec » et une vie « sans ». « Avec » l’autre, « Sans » l’autre. Une histoire où le seuil et le cap pourraient désigner les topographies du discours amoureux, quand au terme d’un voyage qui se nommait désir, l’un ou l’autre, éprouvant une lassitude indépassable, décide de mettre un terme à une histoire commune : un union. A cet endroit précis de la rupture, qui est l’endroit exact de Clôture de l’amour ou l’écriture clinique d’une traversée solitaire, l’un ou l’autre vide alors son sac.
Dans cet instant-là, s’engage alors un tête à tête où, curieusement et brutalement, confusément et radicalement, amoureusement et irrépressiblement, « parler à l’autre », c’est comme parler à nouveau ensemble pour annoncer qu’on ne se « parlera plus ». Et, de mémoire vieillissante, cette parole-là, la première fois qu’on se parle comme la dernière fois qu’on se parle, est faite de contorsions, de phrases qui ne viennent pas toutes seules, de mots qui sont dits et repris, de silences qui remuent l’esprit, de rapidités qui essaient de prendre de vitesse le déficit de sens ou de bêtises… Mais alors que si la première fois que l’on se parle, les amants cherchent dans la langue de quoi construire du commun ; la dernière fois que l’on se parle, le commun sert de preuves à charge, d’actes d’accusation qui chargent les mots, la syntaxe et le rythme de condamnation. C’est que « la dernière fois que l’on se parle » entre l’un et l’autre, ce qui doit disparaître, définitivement, c’est le lien qui unissait l’un à l’autre.
Par cœur, j’te connais par coeur
Gennevilliers, 17 juillet 2011, studio 3… C’est cette idée qui traverse la tête quand Stanislas Nordey et Audrey Bonnet allument la lumière en entrant, en contrebas par l’escalier. Lumière blanche, dans un espace blanc, qui ne changera plus d’un bout à l’autre de Clôture de l’amour : un conflit monologique et statique. Un parti pris de Pascal Rambert qui donne la parole à Norday pendant une heure, puis la cède à Audrey Bonnet pour un temps similaire. Parti pris pensé, en lisière d’un excès et d’un déséquilibre, qui souligne très précisément l’impossibilité de trouver une quelconque forme de dialogue dans l’instant de la rupture. Mise en scène, très précisément, non pas d’une joute mais de l’échec de la parole. Sur la diagonale qui relie l’un à l’autre, dans la distance qui les sépare, lui en jean et Tee shirt jaune, elle en jean et Tea shirt bleu sont face à face et dos au mur. Ils viennent de rentrer, et vont avouer ce qui est rentré. Commence ce qui pourrait relever du déballage de maux de ventre et que l’on doit avoir le courage d’avouer. Entre maux de ventre et avoir du ventre donc…
Et Norday, d’avancer et de reculer, de sabrer l’air d’un revers de main, d’apposer les mains dans le vide pour marquer l’opposition, de se prendre la tête, de relever le menton, de tourner sur lui-même…Sorte de Nijinski qui exécuterait une danse de mort, de mise à mort, de matamore devant l’ex-objet du désir à qui il interdit de bouger et impose de le regarder… Partition en tête, il déroule, déverse, vide : « la vie n’est pas un panier de fraises », « avoir le blanc des yeux actif », « il faut dire stop », « paramétrer notre relation »… « je n’ai plus de désir pour toi », « ton regard et ta poitrine n’allument plus rien en moi »… « j’aurai voulu dire quand tu seras vieille… mais ce ne sera pas le cas », « la guerre », « la guerre à la baïonnette », « c’est le jour du Dakota Building »…
La langue est syncopée, les mots trouvent des métaphores et des points de comparaisons. La langue est privée de sa continuité syntaxique même si l’idée est filée. Et l’autre encaisse. Sans presque broncher, tremble un peu, voudrait s’écarter de ces estocades violentes, de ces rappels heureux aujourd’hui réinterprétés.L’autre voudrait échapper au flot d’injures, au déversement d’amour méprisé, aux reproches tous azimuts. Norday, lui, change de couleur, rougit Tee-shirt trempé de sueur (virant à l’orange) ou de larmes d’un corps qui transpire tout à la fois le désir mort et le souvenir brûlant. C’est le paradigme de la chaleur qui est ici traité et les lois d’un thermodynamisme amoureux où le chaud est devenu froid, où l’étincelle a fini par mourir.
La fièvre amoureuse ne va retomber et l’intermède chanté par les enfants de Gennevilliers qui font entendre Baschung sur un lecteur CD posé au sol en guise d’orchestre est le temps où l’un prend la place de l’autre dans la diagonale. « peu à peu tout me happe/ Je me dérobe Je me détache/ Sans laisser d’auréole ».
Deuxième mi-temps, second round, after the break musical, Before the end… Rambert qui aime les after et les before, les valses à deux temps et les pass de catch, sonne la réplique. Audray Bonnet qui vient de passer un sale quart d’heure d’une heure prend la parole et reprend Stanislas. « Stan » lui dit-elle, comme il l’appelait « Audrey ».
Elle dit : « ici logeait le Da-sein, ça te défrise connard », « comment on peut parler comme ça », « est-ce que c’est humain », « garde la chaise rose », « je n’arrive plus à te voir », « regarde moi stan »… Et elle égrène, répète, rappelle, redit, renomme… tout ce qui vient d’être dénaturé. La fierté piquée, mais l’amour intact, elle répond à l’accusation par une leçon qui rappelle toutes les formes que prend l’amour. Et d’écouter Audrey Bonnet dans le rôle de la mère, de la femme, de la maîtresse, de l’aimante… Servante amorosa dont le verbe est foudroyant, elle n’en conserve pas moins l’allure d’une pieta qui invite Norday à se redresser. Lui est sol, courbé, figure de suppliant. Elle lui demande la force, la dignité… Elle lui rappelle qu’elle a toujours été là.
Pour autant que les gestes appartiennent à des registres de sens, ceux d’Audrey marquent l’entêtement, l’affront ressenti comme une injustice, l’amour infini qui vient en butée. Et si ces mains se lèvent, c’est pour marquer une incompréhension autant qu’une rage, une déception autant qu’une résignation, une fin autant qu’un abandon.
Fin du second monologue. Fin identique, écrit par Rambert ou, précisément, pris par Rambert à Tchekhov et ses Trois sœurs « Il faut travailler, nous travaillerons, etc. ». Mot de fin chez le Docteur qui laisse place à la perspective d’un ailleurs, à un espoir différé.
Mot de fin, mais pas dernière image d’un double solo qui laisse deux athlètes à terre. Car la dernière image est celle de trois enfants qui rentrent sur le plateau. Leurs enfants qui leur demandent de « rentrer à la maison » parce que Maya, la plus petite, est fatiguée. Audrey, Stanislas ont abandonné la diagonale. Ils sont face à face et ont coiffé une parure de plumes d’indien bleu… Et la petite voix de l’enfant qui les interpelle les nomme autrement : Papa et maman. Nom des couples quand ils ont formé une famille.
Rambert a écrit un hymne à l’amour et tout racontant une crise, personne ne pourrait dire si elle est fatale ou seulement une étape. Et alors que tout cela se passe au théâtre, que l’humour de Rambert l’aura conduit à proposer, comme Claudel, quelques réflexions sur son art, il faut peut-être y voir juste une « scène ». Soit, alors qu’il fait allusion aux « Baigneuses » de Fragonard, une étape où « ne plus se voir en peinture » est encore une façon de se voir. Et peut-être de saisir, comme Rambert le décrit, la longe qui nous unit au-delà de ce qui semble nous éloigner… A moins d’être un connard.
Du 18 au 24 juillet, salle Benoît XII, à 18H00

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Ouramdane : la levée de la conscience https://www.insense-scenes.net/article/ouramdane-la-levee-de-la-conscience/ Tue, 19 Jul 2011 17:18:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=738

Soir de Générale au Cloître des Célestins où le chorégraphe et danseur Rachid Ouramdane, accompagné sur scène par le compositeur Jean-Baptiste Julien, présente Exposition Universelle. Une pièce chorégraphique d’une heure qui développe une atmosphère étrange, au rythme d’une partition chorégraphique et musicale parfaitement maîtrisée. Impression de quelque chose qui ressortirait de la lecture de Blanchot, peut-être Thomas l’obscur, où aux premières pages du roman, Thomas, sortant pour la première fois dans la rue, se fait bousculer et prend conscience de la fragilité et de l’hostilité qui sont inséparables… Pièce bousculante qu’ Exposition Universelle.
Rachid Ouramdane ou l’enjeu du contre-emplacement
« My works starts where the words fail » dit Meg Stuart. Et Rachid Ouramdane de citer l’une des chorégraphes (comme il aurait pu citer aussi Odile Duboc entre autres) avec qui il a travaillé et avec laquelle il partage cette perception de son art : « mon travail commence là où les mots échouent ». Phrase complexe qui dit précisément que la parole, qui ne peut tout, trouve un relais dans le mouvement qui la prolonge sous d’autres formes. Phrase qu’il faut aussi lire pour ce qu’elle nomme : l’échec de la parole à faire entendre ce qu’il y a comprendre ou à saisir du réel. La danse, chez Rachid Ouramdame, est ainsi perçue comme une autre voie, et elle est peut-être ce qu’il appelle « un bain sensoriel ». Un endroit du réel où le corps aux prises avec d’autres codes, où le corps déplacé autrement dans l’espace, en contact différemment avec la lumière, avec l’espace sonore… manifeste d’autres signes qui sont autant de phrases signifiantes. Danser, dès lors, ce serait à nouveau parler. C’est-à-dire occuper un endroit du langage où le mouvement du corps manifestera et exprimera, à travers une série d’image dansée, ce que les discours n’arrivent pas ou plus à formuler ; ce que le discours trahit aussi.
Car le chorégraphe et danseur, quand il pense la danse, quand il organise le mouvement, quand il cherche un espace sensible… réfléchit simultanément à la portée de son mouvement, à sa visée, à sa finalité. Il l’inscrit dans l’Histoire, lui allègue un rôle et une fonction. Conscient qu’il n’est de formes esthétiques et poétiques, plastiques et chorégraphiques qui ne soient elles-mêmes des soutiers du politique, Rachid Ouramdane entend interroger la manière dont le politique modèle les processus de représentation que l’espace social entretient avec lui-même. Dit autrement, Ouramdane s’inquiète de voir l’esthétisation du champ social livrée au politique. Il s’inquiète des formes de médiatisation, des formes d’exclusion, des formes d’infiltration du politique et des processus d’aliénation qui, au mépris de la pluralité, tendent à n’entretenir que des modèles appauvris, binaires. Cette instrumentalisation de l’art ou cette mise au service de l’art à des fins politiques, il la contrarie en proposant des mondes chorégraphiques qui sont autant de modèles différents, entrant dans une dialectique du renouvellement des champs perceptifs.
La danse, chez Rachid Ouramdane, est donc moins politique que mise en place de nouveaux espaces dialectiques. C’est-à-dire dialogues, questionnements, interpellations par l’image, sensibilisation à des mondes sonores. Si le travail de Rachid Ouramdane est politique, c’est donc, et principalement, parce que le recours à une poétique du geste et du son s’entend et se regarde comme une réponse à une politique de la langue et du geste de bois. Sur le plateau, Rachid Ouramdane montre la rencontre entre l’un et l’autre.
La création d’Exposition universelle s’inscrit dans cette réflexion où l’histoire l’art croise celle de l’histoire politique. « Ma nouvelle création s’articule autour des esthétiques officielles. Je m’empare de divers courants artistiques et modèles corporels qui ont permis d’asseoir une idéologie. Il s’agit d’observer comment ces modèles se déposent peu à peu dans le corps, de constater ce qui se passe quand les individus adhérents à ces idéaux ou, au contraire, ne parviennent pas à les épouser » dit-il.
Après Les Morts pudiques (2004), Surface de réparation ou Des témoins ordinaires (2009)… Exposition universelle, de l’aveu de Rachid Ouramdane, se conçoit comme un « voyage libre dans l’histoire des rapports entre corps et pouvoir ». Et d’ajouter que c’est cet amalgame fait de contraintes, d’influences, de relations qui passent par l’image, par la machine, par les formes discursives… qui sera questionné.
« Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de dénoncer frontalement ces processus autoritaires, plus ou moins visibles… ce qui m’intéresse c’est de comprend les constructions politiques qui façonnent la sensibilité individuelle ou comment les discours publics infiltrent nos comportements (…) ce qui m’intéresse, c’est la façon dont l’individu réagit face à elles, la façon dont cette iconographie laisse progressivement des stigmates sur les corps (…) Dans une époque de sur-médiatisation, où règne le principe d’impact et de séduction, comment est-il encore possible de douter des images ? ». Et Ouramdane de conclure : « C’est, en fait, un travail sur les processus de fascination et la possibilité de les désosser ».
Soit, un espace chorégraphique qui entretiendrait un rapport à l’hétérotopie. Un contre-espace ou, comme l’écrivait Michel Foucault dans un texte écrit en 1967, un « contre-emplacement »… qui fait de la danse un lieu qui s’ouvre non pas sur un espace d’illusion, mais un territoire de compensation.
Exposition Universelle
Ou « exposer » ce qui serait commun, éternel, infiniment reconductible. « Exposition », tout d’abord ou un mot qui désigne un mode d’apparition concentré. « Exposer », c’est mettre à vue, montrer, souligner. C’est mettre en avant. C’est-à-dire prendre le temps d’un développement. Aussi comprenons-nous que le premier mot du titre de la chorégraphie de Rachid Ouramadane jouera sur les deux tableaux de l’exposition et de la narration. Soit un rapport entre une forme, une matière et la manière d’en faire la déclinaison, d’en produire des variations. Et ajouter un adjectif : « universelle ». Adjectif des catégories totalisantes et uniformisantes que l’on trouve ici et là comme ce qui souderait les choses… ou les fermerait. Adjectif suspect, en définitif, qui exclut le pluriel, pour tout ramener au singulier célébré. Dès le titre, donc, Ouramdane nous assure d’un parcours et d’une trajectoire dans ce qui pourrait dès lors se nommer : exploration d’un singulier célébré. Attenant à une étude sur les esthétiques officielles, Exposition universelle traduit ainsi le souci du chorégraphe d’aller chercher dans l’horizon historique quelques-unes de ces formes singulières.
Espace partiellement vide abritant des machines, des plots technologiques, des poids et contre-poids. Impression de domination de la technologie…y compris les ombres qui se découpent sur la scène. Sur un socle circulaire en rotation, Ouramdane a gagné le plateau. C’est un temps de concentration, d’immersion sur un fond sonore qui pourrait tout à fait s’apparenter au son d’un glas dans le lointain. Temps de descente dans une profondeur intérieure bientôt rythmée par un métronome que Jean-Basptiste Julien pose sur la scène des célestins. Le même met en mouvement une perche, un balancier qui, tout au long de la pièce chorégraphique, fonctionnera comme la gigantesque aiguille d’une montre sans cadran, une sorte de bras qui semble autonome, un vague alien… Deux mouvements : l’un vertical, l’autre circulaire agencent dès lors l’espace qui va petit à petit être saturé par Julien qui superpose les sons, les rythmes, la hauteur des décibels… Ouramdane, dans une plongée toute intérieure, est au cœur de ce dispositif centrifuge et centripète où sons et mouvements s’amalgament pour, semble-t-il, mesurer le temps. Prendre la mesure du temps. Comprenons aussi saisir l’air du temps.
Dans ce qui n’est pas encore un chaos sonore, le penseur quitte alors son socle et exécute une série de mouvements tranchants. Gestes totalement maîtrisés et symétriques des bras qui se regardent à leur tour comme un autre balancier. Gestes précis et répétés où chaque muscle est visible pour ce qu’il expose : une tension. Car ici la répétition semble souligner un carcan qui prive le geste de ses extensions. Dans quelques instants, soudainement, un portrait sur un écran hissé par Ouramdane laisse apparaître un visage peint d’une croix noire. Image hostile de supporters ou de skin. Ouramdane danse au pied de cette icône violente. Il titube, tombe, se relève. L’espace sonore, lui, est saturé de notes qui courent dans la nuit. Effet de réverbération, de percussion, d’ondulation qui souligne un espace occupé. Une zone conquise par une violence sonore qui pourrait elle aussi s’écouter comme l’expression tonale de chants guerriers des stades. Le dialogue chorégraphique tourne court. Ouramdane, dans une danse faite de reculs et d’avancées, de jambes qui plient et d’échines qui se courbent… jette l’éponge, et s’éclipse. Julien, à la manœuvre, en capitaine de l’océan des sons, substitue à ces aboiements phoniques, le phrasé d’un piano. Nouveau portrait d’un homme sans visage sur l’écran vidéo. Puis un autre, celui de l’homme au visage noir muet ou plus tard présenté bouche ouverte à la manière d’un Cri de Munch. Puis un autre, celui de l’homme au visage blanc. Ouramdane, face recouverte d’un blanc de céruse, est à l’égal d’un mime ou d’un monsieur loyal : figures mi-naïves, mi-secrètes. Et sa manière d’imposer ces regards de portraits pris à des musées improbables perpétue l’impression d’une galerie de visages anonymes.
Comme lui-même qui, dans un numéro de claquettes, s’épuise. Point rupture où le rythme feint des comédies musicales finit par rendre son corps bancal. Le mime revient, il pose en faune et prend une allure de Nijinski. Déjà une autre image apparaît d’un œil qui reçoit une lentille bleue. Sensation d’être devant le geste de Bunuel et de son Chien andalou. A la dernière image, la mélodie d’oiseaux accompagne l’ultime portrait d’un visage au puzzle bleu, blanc, rouge (dit comme ça on y voit un drapeau. Dit autrement rouge, bleu, blanc…on voit différemment). Visage aux mouvements brusques de « piaf » en alerte…qui semble s’effrayer d’une bande son qui mixe différents hymnes nationaux. C’est, et c’est depuis le début, le visage d’Ouramdane aux aguets.
Construit sur une interaction entre vide, espace sonore/musical et geste chorégraphique, Exposition Universelle développe une tension inquiétante, suggère un dénuement continu, une forme d’apesanteur ralentie au point que la fragilité du geste humain apparaît. Jouant de la complémentarité des forces sonores et visuelles, Jean-Baptiste semble donner des directions sonores et Ouramdane les accomplir. Marchant, déambulant, dansant… Ouramdane livre alors une partition chorégraphique où, la parole absente, c’est un monde de forces violentes, d’images étranges et de mouvements fragilisés qui se côtoient dans un espace au blanc spectral. C’est surtout aussi un rapport au visage, à cette manière que Ouramdane a de proposer une lecture de ceux-ci. Visages isolés, rendus étrangers au visage du danseur sur scène. Visage et dévisagement… qui appuient l’idée du viol qu’est tout regard qui dévisage, puisque dévisager quelqu’un c’est le priver du lieu de son intimité. Avec Exposition…, s’il fallait souligner un seul point de cette création où se mêlent intensité visuelle et densité sonore, peut-être faudrait-il alors tout simplement saluer le travail de Rachid Ouramdane comme celui qui dit qu’une menace pèse sur le visage : ce lieu privé et singulier. Lieu anonyme à qui le chorégraphe confère une présence essentielle. Et comprendre alors que ce danseur solo, quand il eut choisi le titre de cette création, imaginait que chacun d’entre nous est Exposition universelle.
S’exposant sur la scène au rayonnement d’une lumière blanche froide qui donne au plateau un aspect de banquise, dansant à la merci d’un bras aléatoire (celui-ci n’a plus rien à voir avec celui d’Enfant qui était téléguidé), s’exécutant à travers une série de tableaux fragmentés dansés éclectiques tous reliés par une fragilité, par un mouvement de chute lasse, de jambes qui se dérobent… au moment où Rachid Ouramdane se retire de la scène alors que Jean-Baptiste Julien joue au piano une mélodie aux accents mélancoliques en boucle, aux accords changeants, Exposition universelle s’achève soudainement sans que la dernière image ne lève le voile sur cette épure énigmatique. Comme s’il ne pouvait y avoir de fin, mais juste une suspension, un jeu de poids et de contrepoids incertain appelant un regard sur l’étiolement de la vie. Et qui sait, peut-être la levée de la conscience, dans l’instant où l’exposition dissout la représentation pour livrer passage à un monde sensible…
Les 20, 22, 23, 24 juillet, Cloître des Célestins, à 22H00

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Cours-Circuits au pluriel https://www.insense-scenes.net/article/cours-circuits-au-pluriel/ Tue, 19 Jul 2011 17:17:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=737 ——
Dans l’obscurité remplie d’air tiède et humide de l’été, la nouvelle création de François Verret s’inaugure au cour du Lycée Saint-Joseph dans le cadre du 65e Festival d’Avignon. Une musique en live vigoureuse de tristesse, de solitude, ou de folie envahit l’espace dès le début, pendant 1h15 : une durée largement raccourcie au fil de création. Les acteurs, les danseurs, les musiciens, les circassiens, 8 artistes de différents disciplines se réunissent sur un plateau étendu, déroulent un spectacle de « temps complet »…
Il est peut-être un chorégraphe, ou pas. François Verret, qui déborde de plus en plus du cadre « danse », a trouvé cette fois-ci une chemin qui lui amène encore plus loin. C’est, si je me permets de dire, plutôt une musique chorégraphiée, ou plutôt un espace-temps chorégraphié.
En 1975, François Verret se lance dans le monde chorégraphique, et crée sa propre compagnie 4 ans plus tard. Désormais, plus de 30 spectacles sont sortis de sa main. En trouvant au fur et à mesure un penchant pour la rencontre de différents disciplines artistiques, il orchestre ici de multiples formes artistiques : l’art de danse, de théâtre, de cirque, de vidéo, de lumière, de décore.
« Ce n’était plus une rue mais un monde, un espace-temps de pluie de cendres et de presque nuit. » Inspiré par un livre qui commence par cette phrase, L’Homme qui tombe de Don Delillo, ainsi que par L’Eveil : cinquante ans de sommail d’Oliver Sacks et d’autres livres ou films de Sarah Kane, Tarkowski etc., François Verret se pose la question sur le temps actuel, sur nos rapport au monde contemporain. Court-circuit. Quand deux courants se connectent, ne supportant pas un énergie impétueux, la ligne se coupe, « POUF ». Courts-Circuits. Cette pluralité illustre une réponse incertaine de la vision sur aujourd’hui du chorégraphe. La connexion et la rupture, l’explosion et la silence…
Comme le début de L’Homme qui tombe où Twin towers s’effondre le 11 septembre 2001, l’image de l’incendie furieuse annonce l’ouverture de la scène. Un plateau blanc carré, flanqué de micros à droite, les instruments musicaux au centre, et se trouve la ruine de planches à gauche. Une large glace-mur est placée derrière la ruine. Tantôt spéculaire, tantôt transparente, elle double ces éboulis ou dédouble la scène. Nous trouvons au dessus, deux grands écrans qui projettent les flammes. La lumière glaciale couvert la scène.
Courts-Circuits, comme indique le titre, chaque séquence se coupe par une explosion. L’explosion de quoi ?
La musique, qui domine perpétuellement et splendidement le fil de spectacle, remorque le commencement de chacune. Et s’y ajoutent petit à petit des autres éléments : la parole, le chant, les corps qui danse ou qui marche… Tous ne sont que les présences faibles, fragiles ou même discrètes au début. A mesure, elles s’hypertrophient. Le geste devient le mouvement. Les corps, qui sont de plus en plus nombreux sur le plateaux physiquement et visuellement (par l’image sur l’écran), s’étendent plus loin vers extérieur, ou se tordent encore vers intérieur. Ce n’est plus une « musique », mais la composition sonore effrayante, agitée et saccadée, qui s’entasse et s’accélère jusqu’à l’extrémité. D’un susurrement à une voix haute, d’une voix haute à un cri, le passage progressif vocal aboutit à un éclat de rire, un rire de folie. Tout un tas de ces choses envahit la salle en plein air. Et « POUF » ! Court-circuit.
L’explosion. Un moment « complet ». C’est un espace-temps complet, ou même au-delà. C’est peut-être une harmonie désarmonisée. Ou peut-être une harmonie de désarmonies. Sous le tact ambitieux de Verret, les éléments sonore, visuels ou vivants, obturent toutes les dimensions scéniques sans plafond, parfois en devenant un seul effet musical, parfois en gagnant l’autonomie. Un chœur de chaos finement et audacieusement orchestré. Complet, il s’agit d’un espace-temps saturé de folie et de l’abus visuel et auditif, qui est, en plus, entouré d’un air tiède et humide de l’été provançal, mélangé de souffle de spectateurs. Et là, nous nous y trouvons perdus. Nous sommes perdus dans la salle sans mur, qui est, dorénavant sans interstice, sans issue, simplement étouffante. Qu’est-ce qu’on entend ? Qu’est-ce qu’on regarde ? Par-ci, par-là. La surabondance audiovisuelle dépasse la borne de notre capacité de réception. « POUF ».
« Il y a une pensée contemporaine, un écrivain de science-finction, Ballard, il dit justement, dans l’espace comme ils sauront définir aujourd’hui, reste pas grande chose comme l’espace de liberté. Peut-être que le seul qu’il resterait, ça serait ce qu’on appellerait un geste de folie[1] », dit François Verret.
Naufragé dans l’excédent. C’est peut-être ça ce qu’il appelle un rapport au monde réel. Menacé par une masse d’incertitude, on se perd dans la surabondance, comme 8 corps incertains sur la scène d’ « identité caméléon » : anonymats, mannequins, hommes masqué. Les sortis différents de ces personnes n’ont plus de sens. Intégré dans un bloc massif produit par Verret, tout devient un élément incertain. La douleur brûlante, l’envie imprécis, la gloire superficielle, le chorégraphe-chef d’orchestre nous montre, chaque séquence, l’incertitude humanitaire. Perdant soi-même, son identité, s’adressant vers le seule marge de liberté de folie, un « élément » pousse le crie et supplie : « regarde-moi, observe-moi, valide-moi ! ». POUF.
Tic, tac, tic, tac… Le bruit musical marque le temps, pendant la séquence, après l’explosion. Tic, tac, tic, tac… « Pourquoi on s’arrête pas tout simplement ?[2] », questionne Verret. Parce que, il répond lui-même, ici, on survie ces déflagrations, parce que le temps court, parce que les choses arrivent à nouveau, on continue, on recommence, sans savoir trop pourquoi. Voilà Courts-Circuits.
Revenons sur nous, nous nous sommes au cour du Lycée Saint-Joseph. Nous nous sommes perdus. Quelque jours plus tard, j’ai entendu un chouchoutent parlant de ce spectacle : « sans histoire, j’ai rien compris ». Tout gardant la certitude, François Verret ne raconte pas une histoire. Mais il « reproduit ». Il reproduit vers nous, l’effet d’incertitude de notre rapport au monde. L’applaudissement tiède pour cette première représentation de Courts-Circuits était peut-être la preuve. Dans l’espace-temps remplie, nous n’avons peut-être pas compris, mais, nous avons vécu. Tic, tac…
[1] Entretien avec François Verret, Théâtre-vidéo net, http://www.theatre-video.net/video/Entretien-avec-Francois-Verret
[1] id.

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La Gonzo Conférence https://www.insense-scenes.net/article/la-gonzo-conference/ Mon, 18 Jul 2011 17:23:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=740 —–
Nourrie à la « rock critic » revendicative des années 70 et aux concerts de musiques amplifiées, Fanny de Chaillé, qui fut, aux heures perdues de l’adolescence, également musicienne dans un groupe de rock, a finalement choisi le théâtre, la danse et la performance pour s’exprimer sur un plateau. Celle qui est aujourd’hui artiste associée au Théâtre de la Cité internationale à Paris créait, en 2007, le spectacle « Gonzo Conférence » pour le Festival We Want Rock’n Roll. Sur le chemin d’une tournée généreuse, le spectacle s’arrêtait ce 17 juillet à Avignon, au gymanase du lycée Saint Joseph (Vingt-cinquième heure). Dans cette conférence-performative à deux voix d’une durée de 40 minutes, Fanny de Chaillé traverse les codes musicaux et théâtraux pour un hymne au rock distancié, un peu convenu.
Titre antinomique
Pratique irrévérencieuse, le journalisme Gonzo rejette le métadiscours sur l’œuvre, c’est-à-dire la critique argumentée et surplombant l’objet, au profit d’une critique subjective, totale, entière et radicale. Non seulement le rédacteur Gonzo se mouille jusqu’au cou dans son papier mais peut aller plus loin en intégrant par exemple la réalité du sujet qu’il traite. Son dada, ce sont les anecdotes graveleuses, les excès « sex and drugs », bref, tous les éléments qui neutraliseront le consensus mou. Plus familière, la forme de la conférence est quant à elle organisée, hiérarchisée, produite en vue d’une démonstration. C’est à l’endroit de cette tension entre les deux genres que travaille la proposition performative de Fanny de Chaillé au sein du texte et de l’espace.
Dans une langue travaillée mais limpide, presque adolescente comme elle le dit, elle déclare son amour du rock tout en expliquant pourquoi elle lui a préféré le théâtre et reprend, point par point, les codes de l’un et de l’autre pour progresser vers la thèse qu’elle défend. Dans l’espace, c’est un face à face qui s’engage entre elle, au pupitre, détentrice de la parole, et Christine Bombal « on stage », exploratrice du corps. Le public est convoqué à la manière d’un concert et bousculé dans ses repères habituels. Attente jusqu’à plus de 21h pour rentrer dans la salle (pas la peine d’arriver en avance !). Quant à la mention « placement libre » sur le billet, elle a bon dos puisque la performance se déroule debout. Dans la salle, la musique est en fond sonore. Secrètement, on pense à aller se chercher une bière…
C’est du théâtre
…Christine Bombal arrive nue par l’avant-scène, grimpe sur le plateau d’un mètre vingt de haut et va enfiler la culotte, les bottes de cuir et le tee-shirt qui l’attendent. Le public, les yeux rivés sur elle, observe son corps, ses gestes, ses regards. Elle semble se préparer, comme avant d’entrer en scène. Respiration amplifiée. Ça y est, elle y va. S’avance, explique qu’elle va faire une conférence. Non. Ce n’est pas elle qui parle. Elle articule sur une voix off. C’est du play-bak. C’est du théâtre. En fait ça parle dans les enceintes. Progressivement le corps de Christine prend son indépendance par rapport à la voix. Déluge d’une gestuelle rock. Corps plié, mouvements saccadés, marche déterminée, tête haute, regard défiant le public. Et la voix dit cette chose : qu’elle a pleuré à la mort du chanteur… jamais pour un acteur mais pour ce chanteur oui… Et Niravana démarre dans la salle. « Smell like teen Spirit » interprété en play-back par la comédienne. C’est du théâtre. La voix poursuit sont exposé : nous dit que le concert rock ne repose pas sur une narration, que le concert rock c’est l’instinct, la pulsion de vie, le sexe, qu’au concert rock le public peut chanter les paroles, qu’il sait à quoi il va s’attendre ce qui est plus simple, qu’au concert rock le public est debout dans la même posture verticale que les rockeurs, qu’au concert rock les gens forment une communauté… Pendant ces mots, la comédienne exhibe son corps rockeur et engage un « stage diving » : allongée au bord du plateau, elle s’offre aux spectateurs qui la portent de bras en bras. Arrive le deuxième morceau : un tube de Franz Ferdinand. Le code convoqué ici est celui du mime. Christine Bombal imite le guitariste – réglage de l’ampli, toucher de l’instrument, saccade du poignet droit. C’est du théâtre. Ce n’est qu’en entendant les bafouilles de la lecture que la partie du public amassée devant la scène comprendra que la voix provient de la salle, derrière lui. Fanny de Chaillé est au pupitre avec ses feuilles… C’est du théâtre ! On s’est fait happer par le jeu, l’image.
Militant pour la survie du rockeur, Fanny de Chaillé tente de faire tomber le mythe d’authenticité qui auréole celui-ci. Au concert rock, contrairement au théâtre, le public vient chercher la star-attitude, la pulsion, le corps débordant, l’énergie destructrice demandant surtout à ce que ça soit du vrai. Si Fanny de Chaillé a choisi le théâtre, c’est pour la distance qu’il permet. « Les rockeurs meurent par excès de leur présence au monde. Cela nous rassure parce qu’alors, ils ont les mêmes limites que nous. Arrêtons de faire mourir les rockeurs. Laissons-les devenir des acteurs. » se prenait-elle à dire à la conférence de presse un peu plus tôt dans la jounée, anticipant sur sa Gonzo Conférence. Pour transmettre son amour du rock et mettre en regard les pratiques du rock et de du théâtre, Fanny de Chaillé utilise la distance qu’elle revendique. On regrette malgré tout que le propos ne soit pas plus acéré.

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Levée des conflits : exécution d’un canon https://www.insense-scenes.net/article/levee-des-conflits-execution-dun-canon/ Sun, 17 Jul 2011 17:31:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=749

Après « Enfant » présenté dans la cour d’honneur, Boris Charmatz et son équipe nous invitent à découvrir ou redécouvrir « Levée des conflits » au stade de Bagatelle sur l’île de la Barthelasse. Une proposition qui se joue aux pieds des remparts d’Avignon, un abandon du centre pour se retrouver à danser sur l’herbe d’un stade de football. Un confort mis de côté pour chercher une liberté adolescente d’une danse en plein champ. Espace choisi qui fait du pont le lien du festival et de la danse. Une installation dansée à laquelle on est convié mais qui se présente comme un spectacle en quadri frontal. Ce projet a été créé il y a deux ans pour le festival « Mettre en scène » à Rennes. Charmatz raconte qu’il l’imagine comme une installation plastique pour un collectif de 24 danseurs. « Levée des conflits » s’appui sur l’idée que cette chorégraphie pourrait être vu dans son entièreté à chaque seconde. Ce spectacle est composé de 25 mouvements que chaque danseur en décalage exécute. Ce qui produit un tableau vivant donnant à voir à chaque instant la totalité des gestes qui compose l’ensemble de la chorégraphie. Une installation qui nomme la fin d’un combat et qui se fabrique en canon.
C’est en effet la fin d’un combat, où une pause des batailles vu ou à voir à l’auditorium de l’école d’art dans la mesure où les danseurs rejoignent un à un l’espace scénique pour recommencer la même phrase chorégraphique. Ils entrent dans la danse en acceptant ses codes et ses règles. La phrase qui compose ce spectacle se répète et est constituée de mouvements qui sont eux mêmes répétitifs et fonctionnent comme un déclencheur du mouvement suivant. C’est un engrenage dans lequel le danseur est autant l’objet que le sujet. En effet, la phrase, la succession des gestes est ordonnée et millimétrée. Le sujet est englouti dans cette machine collective mais se distingue par sa manière précise et singulière d’exécuter chaque mouvement. La danse oscille entre mouvement de caresse, de douceur et une extrême intensité de dépense d’énergie et de violence. Violence qui n’est pas liée au conflit mais qui est proche d’une ardeur, d’une fougue et d’une force. Ce bouillonnement est lié aussi à l’écoute de chacun des danseurs vis à vis du groupe. Cette écoute liée nécessairement à cette danse en canon se retrouve dans l’occupation et la gestion de l’espace. Les danseurs d’âge et d’horizon divers sont au service du collectif et se déploient individuellement dans la phrase qu’ils profèrent. Une phrase qui est une kyrielle de geste qui dans la durée et dans la fatigue des interprètes rappelle les derniers mot de l’Innommable de Beckett : « il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer ». À ceci prêt que chez Beckett, cela nous évoque un épuisement, une fin d’un « je » quand chez Charmatz c’est une finalité du collectif, la définition du « nous ». Cette pièce, « Levée des conflits », le chorégraphe la pense comme la représentation d’un collectif qui saurait communier et danser ensemble. Mais ce danser ensemble est également une représentation de l’aliénation de l’individu. Une aliénation consentie et acceptée par les danseurs qui développe un trouble entre l’idée de collectif et sa capacité à enfermer les individualités. Boris Charmatz réussi à créer, à emmener dans ses aventures artistiques un groupe, une communauté. Une communauté à l’œuvre qui travaille dans l’exigence et dans l’écoute.
Cette phrase chorégraphique s’est construite déjà dans une communauté, empruntant des mouvements comme des citations à Merce Cunningham, Odile Duboc et Vincent Druguet, utilisant des gestes inventés au cours de stage avec des amateurs au Musée de la danse et ceux inventés pour cette création. Une chorégraphie aux multiples facettes et aux diverses couleurs qui sont les singularités et disparités des danseurs et de leurs costumes. Un spectacle qui s’inscrit dans un mouvement, un seul mais qui est interprété, réinterprété, partagé. Une phrase accompagnée épisodiquement de brefs extraits sonores qui racontent les bruits du monde. L’espace dans lequel se déroule cette proposition côtoie la réalité et ses bruit de voitures, de bus, de passants qui commentent en haut du pont qui surplombe le stade : -« qu’est ce que c’est ? Qu’est-ce qu’ils font ? »
Mouvement de la danse, qui pense la création en rapport au passé, au présent et au réel. Ce spectacle fait écho au travail mené par Boris Charmatz autour de l’écriture de Christophe Tarkos. (cf photo du livre) En effet, avec un groupe de danseur, il cherchait à travers « Hauteur »1 du poète à mettre les mots en mouvement dans ce qu’il appelait le « Tarkos training »2. C’est dans une recherche ou un processus de travail que s’inscrit « Levée des conflits ». Effectivement les danseurs nous proposent plus une installation qu’un spectacle autour de laquelle nous aurions du nous déplacer mais notre conservatisme nous a habitué à notre place de spectateurs immobiles et sages et c’est sous forme de spectacle que nous le recevons.
1- « Hauteur » de Christophe Tarkos dans « Écrits poétiques » aux éditions POL
2- « Je suis une école » de Boris Charmatz aux éditions Les Prairies Ordinaires
http://culturebox.france3.fr/all/29713/boris-charmatz-cree-levee-de-conflits-au-festival-mettre-en-scene#/all/29713/boris-charmatz-cree-levee-de-conflits-au-festival-mettre-en-scene

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Levée des conflits : récit d’un désaccord https://www.insense-scenes.net/article/levee-des-conflits-recit-dun-desaccord/ Sun, 17 Jul 2011 17:30:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=748 ——
Ce soir-là, aux « tartines » (nom de code qui désigne l’espace familier que l’on donne à la place qui sert de « cantine » à l’insensé), la discussion va son train. Elle a commencé à la sortie du stade de Bagatelle, après que les rédacteurs de l’insense-scenes.net ont vu Levée des conflits de Boris Charmatz. Elle a continué tout au long de la traversée du Rhône, a pris des accents d’engueulades courtoises et enjouées dans le dédale de rues d’Avignon. Elle n’a pas faibli tout le temps que le pain s’échangeait et que le cliquetis des fourchettes s’entendait comme un duel à fleuret moucheté, dans l’obscurité, place des Corps Saints. Retour sur un désaccord qui, paradoxalement, advient à la suite d’une pièce qui traitait de la « levée des conflits ».
Douze jours après le début du festival, quelques spectacles et articles plus loin, ayant vu Amnesia à 22H00, la veille… Peut-être encore sous l’émotion intense de Cesena vu à 4H30 du matin dans la cour d’Honneur… Levée des conflits est peut-être un spectacle de trop pour un organisme qui, en moins de vingt-quatre heures, aura vu trois projets totalement différents. La fatigue aidant, les connexions synaptiques plus lentes, il se retrouve au Stade de Bagatelle, devant 24 danseurs qui, de 21H00 à un peu plus de 22H30 produisent un effort d’une rare intensité. Assis à même le sol, il partage la surface verte de la pelouse qui, délimitée par le carré que forment les spectateurs, est l’aire de jeu de danseurs qui quitteront cette « scène » à bout de souffle. Le travail est impressionnant. La remise en cause d’un effort athlétique n’est pas de mise. Le projet chorégraphique librement inspiré de la lecture de Barthes, et notamment les pages consacrées au « neutre » dans la nouvelle édition du Seuil, est intriguant : « le neutre comme désir de la levée des conflits » sert de file conducteur à Charmatz qui, pour l’occasion, était assisté d’Anne-Karine Lescop (petit projet de la matière).
Et plus loin de lire Charmatz : « Il y a dans cette pièce la volonté de sortir de la confrontation, de la bataille (…) Barthes présente le neutre non pas comme « nouvelle loi idéale », mais au contraire comme désir… C’est, je crois, ce qui m’a marqué à la lecture de ses notes. Pour lui, il ne s’agit pas d’une fin des conflits. C’est une tentative, un désir : un désir de levée des conflits. Mais (…) je ne voudrais pas que le « neutre » soit un slogan ou un effet d’annonce. Pour revenir à la pièce, je crois que le neutre se joue dans les corps (…) Tous les mouvements sont vus comme un chant canon tournant. Je voudrais que les corps soient dans un état de perméabilité : un mouvement est donné, on se l’apprend, on se l’échange… sans tension, sans contraste d’opposition entre les protagonistes ».
A la marge de cette explication, le travail chorégraphique livré par le groupe de danseurs fait écho à ce propos « philosophique ». Sur l’aire de danse, sous quatre filins équipés de micro alvéoles lumineuses qui diffusent une lumière intense, La Levée des conflits apparaît tout d’abord comme un exercice où un à un les danseurs, en retrait et à l’extérieur des spectateurs (spectateurs eux mêmes un temps ?), infiltre l’espace. Perception atomique de ce qui, en son commencement, présente un danseur isolé caressant l’herbe, puis laissant à ses bras animés d’un système de balancier le soin de percuter son dos et sa poitrine. Instant de développement d’un geste où une fois debout ce danseur déplie ses bras qui moulinent l’air, et entament une série de mouvements rapides brisés, faits de ralentis et d’accélération. La suite s’apparentera à une course… Entre temps, cette figure solitaire aura été rejointe par un groupe qui sera arrivé au compte-goutte. Chacun reproduisant sur des rythmes similaires, le geste du premier, mais sur des séquences et des temps différés. Impression que l’atomique s’est ainsi lentement métamorphosé en ensemble magmatique. L’œil suit ainsi cette totalité unifiée par une phrase répétée à l’infini, pendant que l’oreille est sollicitée par la percussion (capteur son sur la poitrine de quelques-uns des danseurs), puis différents extraits musicaux tous plus ou moins obéissant au principe structurant du « free ». Au terme de ces trajectoires, un court instant, les uns et les autres auront été à l’unisson avant de se séparer de la même manière qu’ils étaient apparus. Ce qui est donné pour une fin liée à un épuisement marque la fin de la « levée des conflits » et le début de la discussion.
Dans un premier temps où l’épiderme pourrait prendre le pas sur la glande pinéale, l’un marquera son profond désappointement par un silence dont Les Insensés ont rarement l’habitude. On prête en effet à l’un des co-fondateurs une faconde intarissable (dont il joue par malice), ce qui l’assimile à une sorte de moulin à paroles. Sorte de Don quichotte du verbe, il aime parler non pour s’entendre le faire, mais surtout pour priver le mutisme qu’observent toujours ceux qui n’ont rien à dire. Ce soir-là, notre homme, humaniste de cœur, cynique à toute heure et, par-dessus tout, aimant la blague, monte un stratagème. Dans son esprit, « la levée des conflits » est un titre qui lui permettra d’en développer un. Il a calculé son coup et modifie son allure. Son co-fondateur, ami de longue date, ne se doute pas de l’artifice. Le voyant maussade, il lui lance un « ça va ? ». La partie est dès lors engagée : « Jamais spectacle n’aura été aussi approprié au lieu. « Bagatelle » que tout cela. Vieux de soixante ans ce spectacle ! ». Pensant rapidement qu’il faut aller à l’essentiel, il poursuit : « une merde. Une énorme merde. Si le Living était nouveau, le propos de Charmatz relève du plagiat. Lui qui prétend habité par le Festival de son fondation à aujourd’hui, s’exécute dans un travail qu’il emprunte sans le nommer. A la différence du Living, il est en plus narratif et s’ébroue dans le conceptuel. C’est en plus contradictoire. Quant à sa lecture de Barthes sur le « neutre », elle me paraît appeler un développement. Le neutre, chez Barthes, est une manière de s’écarter du mouvement dialectique qui repose toujours virtuellement sur une violence dialectique. Lorsque Barthes s’inquiète du neutre, il entreprend donc une réflexion sur les modalités de fuite, sur les instances discursives qui permettraient d’échapper à la confrontation, sur les formes de l’effacement du sujet dans ce qu’il dit. Il ne s’agit pas de « désir », mais de trouver un endroit autre aux situations discursives». La charge du co-fondateur est violente, volontairement radicale et développée aux bons endroits, elle laisse peu de place au neutre. Connaissant la sensibilité de son ami, alors qu’ils franchissent le pont et qu’il lui lance « mais je peux dire le contraire si tu veux et louer ce travail» il repère que son ami est blessé. Il est sur le point de lever le voile du stratagème, mais se ravise. Et poursuit : « le quadri-frontal est également une erreur qui affaiblit cette proposition. Il fallait un frontal pour que les lignes apparaissent et augmentent en intensité ». Son ami est fâché, ou quelque chose comme ça. Autour de la table et des « tartines », la discussion ne s’apaisera pas et l’on en viendra aux remarques sur les personnes, les subjectivités narcissiques. vers 2H00 du matin, tous se sépare.
Le stratège a payé de sa personne en faisant payer aux autres son goût du dialogue, même et surtout vif. Il ne pense pas ce qu’il a dit et s’il a rejoint les commentaires de la presse d’ici et là, il ne partage pas leurs analyses.
La Levée des conflits n’est certes pas comme Enfant que Charmatz a donné dans la cour d’honneur. Et si l’on peut reprocher une chose à son créateur, c’est juste de n’avoir pas choisi un titre plus précis. Car si Charmatz avait proposé, par exemple, « poétique d’un échauffement », il aurait rappelé que la création pour eux est en deça du moment de la représentation. De même, alors qu’il est le penseur d’un « Tiers Espace », il aurait pu se saisissant du « neutre » travailler à trouver des correspondances entre le « Tiers espace » et le « Neutre » qui est comme un Tiers genre inexistant dans la langue française.
De La Levée des conflits, le co-fondateur, en son for intérieur, garde en mémoire le chant des grillons qui se faisait entendre au tout début de la « performance ». Et il a regardé ce travail comme celui d’un Grillot venu raconté un conte : celui d’une harmonie distante, d’une totalité brisée mais perceptible dans l’immanence des énergies dépensées. Peut-être parce que ce soir là, les codes du spectacle empruntés à la tradition orale et l’attroupement servait à définir une scène qui n’existe que dans l’imaginaire. Peut-être et surtout, parce qu’il a été sensible à l’idée qu’un mouvement est un son.

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Cesena Amen https://www.insense-scenes.net/article/cesena-amen/ Sun, 17 Jul 2011 17:30:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=747

Dans le jour naissant, ce samedi 16 juillet, Anne Teresa De Keersmaeker et et Björn Schmelzer présentent en avant première mondiale leur dernière création, Cesena. Donnée dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes à 4h30 du matin, Cesena est le pendant d’En Atendant, créée par la chorégraphe flamande en 2010 au Cloître des Célestins. N’utilisant aucune lumière artificielle, les deux pièces se répondent. Là où la première laissait le spectateur dans le crépuscule, la deuxième le convoque à l’aube. La recherche de l’alliance entre le mouvement et la musique ancienne de l’Ars Subtilior est au cœur de ces deux créations. Dans ce second opus, la compagnie Rosas accueille sur le plateau l’ensemble Graindelavoix pour une communion des voix et des corps.
Surgit de la nuit, une étrange façon. Un geste artistique puissant, travaillé à l’économie et à l’intuition. Un geste qui déborde.
La chose commence avec cet homme qui revient de l’obscurité. Nu. Tel qu’il avait disparu l’année précédente sur le plateau des Célestins. En front de scène, l’homme reprend et poursuit le souffle originel qui avait été entamé par le clarinettiste d’en Atendant pendant plus de dix minutes. Et lui aussi entreprend, durant plusieurs minutes une respiration profonde, bruyante et convulsive qui ouvre progressivement la Voie/x. Celle de l’Ars Subtilior convoqué à nouveau dans Cesena. Méconnue de beaucoup d’oreilles profanes, cette musique apparaît au XIVe siècle. La cour des Papes d’Avignon est un haut lieu de son exécution. Il s’agit d’une musique raffinée et subtile faisant état d’une grande complexité rythmique et polyphonique. Une esthétique dans laquelle on peut lire les enchevêtrements du pouvoir politique et religieux. « Cesena » est par ailleurs le nom d’une ville italienne fortement liée à l’histoire papale et qui fut notamment le théâtre d’un massacre sanglant en 1377. La dizaine de motets, rondeaux, ballades et chansons chantés traverse ainsi l’Histoire de la papauté, entre sacré et violence. Porté par la pureté des voix a capella, cette ambivalence résonne dans les murs chargés d’histoire.
Anne Teresa De Keersmaeker et Björn Schmelzer se sont trouvés à l’endroit de l’Ars Subtilior mais aussi à l’endroit du geste, de l’équilibre, de la prise de risque. Faisant la magnifique proposition de confondre les chanteurs et les danseurs dans un même élan, ils nous invitent à contempler des états de communion et d’harmonie intenses. Les dix-neuf interprètes ne sont pas cloisonnés dans leur discipline respective et sont tous traversés par le langage du chant et de la danse.
Le cercle de sable a remplacé la terre poussiéreuse du Cloître. Foulé, dès la sortie du danseur nu, par le pas cadencé du groupe qui s’avance et s’en retourne dans la nuit, le sable s’éparpille au centre du plateau. Répand son grain prêt à caresser les corps. Conditionne la réception du côté du sensible, de la perception, du charnel. J’entends le bruit des pas qui agrippent, en rythme, la matière. Je frémis de distinguer dans le noir ces bras qui donnent leur chaleur à l’épaule de l’autre, soudant un groupe qui avance à l’unisson. Je tremble aux premiers murmures chantés.
Toujours, dans la partition de Cesena, le groupe s’éclate et se fragmente pour mieux se reformer ensuite. Les corps, où qu’ils soient sur l’immense plateau de la Cour d’Honneur, se répondent et sont en tension les uns vis-à-vis des autres. L’alternance des combinaisons est multiple et si, à l’intérieur, les exécutions de gestes se répètent et se ressemblent, elles sont toujours en variation, testant les strates de la partition polyphonique. Le vocabulaire chorégraphique d’Anne Teresa De Keersmaeker est de l’ordre de la géométrie et l’a toujours été. Depuis Fase (1982), depuis Rosas Danst Rosas (1983), il exploite les diagonales, la longueur, la profondeur ainsi que la circularité. Envie de voir dans ses rondes celles de Pina Baush qui étaient pourtant bien différentes. Elles ont, en tout cas, cette même intensité, cette capacité à montrer le collectif. Le langage d’Anne Teresa est hypnotique tellement il cisèle l’air. Je suis suspendue au bras et à la jambe du corps qui va chercher, impulse, étire, ramène, pose, impulse, roule, suspend, pose. Recommence. Je suis suspendue à l’élégance du dos qui se cabre, aux silences et aux accélérations, à la main si fluide, aux corps puissants qui s’engouffrent pour courir, sauter, chuter. Et parler des grappes que les corps forment en s’apposant les uns aux autres et qui statufient le groupe… Et parler des figures d’attente…
Au même titre que le geste est partout, le chant circule dans tous les corps. Le clan des « dix-neuf » passe par chaque endroit et les solistes n’existent que parce que le chœur dispersé répond, regarde, écoute. Les positions des uns et des autres s’alternent et se relaient comme avec ce geste de direction de chœur – essentiel pour assurer la métrique complexe – et qui passe de main en main. Des voix, on pourrait dire qu’elles libèrent un « son sacré » comme on dirait aujourd’hui un « son rock ». Une puissance.
Progressivement l’aurore est venue. Les noirs, les blancs et les gris ont laissé place à la couleur. Le jour s’est levé, baignant le haut de la Cour d’Honneur d’un carré de soleil.
Cesena travaille l’individu à l’endroit de son rythme biologique, à l’endroit de l’archaïque. Cesena se loge dans le point aveugle notre humanité.

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Yahia Yaïch – Amnésia https://www.insense-scenes.net/article/yahia-yaich-amnesia/ Sat, 16 Jul 2011 17:37:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=754 C ‘est en Avril 2010, à Tunis qu’Amnésia a été créée. C’est en juillet 2011, à Avignon que ce spectacle nous a été donné à voir. Entre ces deux dates, un peu plus d’un an et surtout une révolution en Tunisie qui a abouti à la destitution du « président » Ben Ali. Ce général, alors premier ministre de Habib Bourguiba prend le pouvoir en novembre 1987. Habib Bourguiba est déclaré par un collège de médecins inapte à la fonction de président en raison de son incapacité mentale. « Sept médecins dont deux militaires sont convoqués en pleine nuit, non pas au chevet du malade Bourguiba, mais au ministère de l’Intérieur. Parmi eux se trouve l’actuel médecin du président, le cardiologue et général Mohamed Gueddiche. Ben Ali somme les représentants de la faculté d’établir un avis médical d’incapacité du président. « Je n’ai pas vu Bourguiba depuis deux ans » proteste un des médecins. « Cela ne fait rien ! Signe ! » tranche le général Ben Ali. »1. Amnésia est le second volet d’une trilogie voulu par Jalila Baccar et Fadhel Jaibi, comme une interrogation sur l’histoire tunisienne. La première pièce : « Corps otages » parcourais la Tunisie sur cinquante ans de 1956 à 2006. Fadhel Jaïbi précise qu’un « pays sans mémoire est un pays qui ne sait jamais où il va ». Yahia Yaïch – Amnésia donne le ton de cette volonté de mémoire en racontant la destitution du président Yaïch prisonnier d’un pouvoir politique légitimé le pouvoir médical. Président imaginé comme Chaplin imagine son dictateur, c’est à dire inscrite dans l’Histoire.
À l’arrivée salle de Monfavet, c’est l’histoire aussi qui nous accueille avec ses banderoles et ses tracs. Militants convaincus que l’histoire se transforme au fil des manifestations. Ils dénoncent les décisions politiques qui font des travailleurs immigrés et sans papiers des parias, des « sous hommes ». Cette politique de l’immigration est prétexte à une politique sécuritaire et liberticide comme l’indique le trac. À l’entrée dans la salle, nous apercevons au dernier rang, les acteurs et actrices nous accueillent en haut des gradins. Nous sommes installés, le silence se fait, intense. Les acteurs et actrices se lèvent et descendent les escaliers pour rejoindre la scène. Ce commencement navigue entre une présentation sympathique de l’équipe de création et une surveillance précise de chacun des spectateurs. Ce seuil entre la salle et la scène, ce passage trouble où le théâtre commence. C’est un début simple et souriant mais qui crée une ligne de tension, une crainte et une attente sur ce qui va advenir. Nous assistons à un prologue énigmatique, où les corps s’alignent face à nous puis face au plateau. Plateau vide de décors, de simples lignes blanches découpent au sol l’espace. Comme un rituel, les comédiens vont chercher des chaises de jardins blanches, les installent, prennent places. Ils miment l’endormissement. Dans une esthétique assez démonstrative, on peut imaginer dans cette succession de plongée dans le sommeil, les cauchemars ou les stigmates de l’histoire surgissant au moment du lâché prise de la conscience. Les acteurs endormis exécutent des gestes saccadés dans un somnambulisme qui dit l’impact de l’histoire et de ses affres. C’est accompagné par un cliquetis inquiétant qui rythme et qui égrène le temps. Ces premières vingt minutes de spectacle ont excluent la parole, les mots au profit d’une écriture chorégraphiée proche parfois du mime. Les premiers mots : « quelle heure est-il ? » accompagnent une fête, un anniversaire. Celui d’un dirigeant qui se prépare à faire une interview à la télévision. C’est cette télévision qui annonce sa destitution. Les amis présents, proches du pouvoir vont alors prendre leurs distances vis à vis du chef déchu.
Se succédera alors, des séquences autour de ce tyran démis, de sa mise en résidence surveillée à son internement. Ces scènes successives tout en suivant un fil narratif, utilisent l’ellipse et racontent comment un despote se retrouve englué dans le système qu’il a lui même mis en place. Ce n’est finalement qu’une révolution pour celui qui a perdu son trône. Il est confronté alors à l’arbitraire, aux pouvoirs de tous ordre : militaire, médical… Pour les autres libérés du joug de l’oppresseur viens le temps des reproches, des accusations. Toutes ces séquences dans une esthétique dépouillée font écho au théâtre didactique et politique de Bertolt Brecht. Dans un théâtre contemporain qui à tendance à utiliser les artifices, la vidéo, Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi mettent au centre de leur travail le jeu et le collectif d’acteur. En même temps qu’ils veulent un théâtre politique et populaire, ce collectif et ce focus fait autour d’une parole participent de cette affirmation et de cette volonté.
Dans ce spectacle, les enjeux autour du pouvoir sont omniprésents mais ne véhiculent pas une idée manichéenne. Au contraire, ils troublent et nous renvoie à nos propres convictions. Ils mettent en perspective un pouvoir qui s’étiole avec le rapport qu’on entretient avec ce pouvoir. Une détestation et une méfiance vis à vis des dirigeants qui rencontrent la fascination que les politiques exercent. Dans cette pièce de théâtre, le propos est ambigüe, ambivalent. Il nous faut déchiffrer ce travail au regard des conditions dans lesquels il a été créé. Soumis à la commission de censure du pouvoir de Ben Ali qui a exigé des modifications. Ils en ont accepté des minimes avec la conviction que le cœur du spectacle serait entendu. Ainsi, après la « révolution pour la dignité », on regarde ce travail en imaginant que le théâtre véhicule des idées qui peuvent changer le monde. Idée romantique qui a envie de croire à l’utopie.
1- Notre ami Ben Ali, de Nicolas Beau et Jean-Pierre Tuquoi

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Amnesia : pièce à thèse https://www.insense-scenes.net/article/amnesia-piece-a-these/ Sat, 16 Jul 2011 17:36:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=753


Le printemps Tunisien qui s’éternise parce que la démocratie se gagne… le spectateur était confronté à Amnesia, des metteurs en scène Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi, unis au théâtre comme dans la vie pour le meilleur et pour le pire. Salle de Montfavet, c’est une pièce à thèse qui est donnée… On la prend ou pas.
A l’époque, en 1973, Fadhel Jaïbi est sollicité par le ministre afin qu’il fonde une compagnie théâtrale publique dans la région de Gafsa. Le ministre de la culture ayant opté, au lendemain de l’indépendance, pour la décentralisation inspirée du modèle français (égalité devant la culture) et celui de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (agit-prop persistante). Le Président Bourguiba développera alors le modèle des Maisons de la Culture : cathédrale du patrimoine, de la création et du ciment national. L’homo Tunisianus, précipité de l’homo sovieticus et de l’homo gauloisus, était né dans le tumulte des heurts révolutionnaires, plus ou moins proche des pays non-alignés. Dans le Sud Tunisien, Fadhel Jaïbi et son groupe, dont sa femme qu’il a rencontrée lors de ses études en France à la Sorbonne et au Théâtre de la cité universitaire, héritent d’une terre à « cultiver » et découvrent une réalité aride. Avant de « créer », il faudra écouter les populations, saisir leurs problèmes, se familiariser avec les traditions artistiques locales, notamment la tradition orale et la tradition du conte pour les Berbères. Une tradition qui privilégie la poésie et les joutes verbales. Temps d’immersion et d’énergie, de projets renouvelés, d’un passage au Canada (pour jouer un Genet mis en scène par Régy, censuré)… Bientôt Directeur d’un centre dramatique national d’art dramatique, Fadhel Jaïbi, riche d’une expérience diverse, fonde alors Le Nouveau Théâtre : la première compagnie privée indépendante de l’histoire de la Tunisie. Avec une idée, une orientation, il fera du « théâtre citoyen » ancré pour partie dans la Tragédie grecque où l’histoire du collectif n’est pas séparable du destin individuel. L’aventure va presque durer une vingtaine d’années jusqu’en 1993 où la compagnie Familia naîtra sur les cendres de la précédente. Le théâtre citoyen de Fadhel Jaïbi accélère le pas, et fera désormais du Théâtre politique. Les créations s’enchaînent, jusqu’au projet de faire une trilogie. Premier volet, Corps outrages ou une manière de revisiter l’histoire et la mémoire de la Tunisie de 1956 à 2006. Une histoire du socialisme et de sa liquidation par Bourguiba, puis Ben Ali. Second volet, Amnesia… né au saut du lit, au réveil « je veux faire le procès de Ben Ali » dit-il à sa femme qui lui conseille immédiatement de consulter un médecin[1]. Toucher à Ben Ali, au pouvoir, en démontrer la mécanique oppressive, la corruption… C’était faire du théâtre le lien d’examen d’un corps politique rongé par la compromission et ses alliés puissants, s’en prendre à une dynastie autoritaire, s’aventurer dans un procès périlleux…. C’était faire un théâtre politique ou, précisément, recourir à une pratique politique du théâtre. C’était de fait un risque lié à une politisation de l’art.
Amnesia… pas à pas
Qu’on se le dise, les acteurs qui sont sur le plateau, après qu’ils sont venus de la salle en regardant longuement chaque spectateur qui la peuplait, s’inscrivent dans une logique de la communauté qui excède la seule compagnie. Si l’idée de communauté théâtrale a encore du sens, alors disons que c’est la scène et la salle qui sont les noyaux durs de celle-ci. Dit autrement, on pourrait imaginer que le théâtre, ses fictions, sa pratique nous concernent directement. Après ce point, c’est une pantomime burlesque qui poursuivre l’entrée en matière. Ou l’art de la pantomime qui est de dire et faire passer du sens sans articuler un mot. Un art de l’implicite en quelque sorte dont on sait l’usage chez Hamlet qui ne peut dire ce qu’il sait mais tient à partager sa connaissance.
Quand la pantomime s’achève, une rangée de fauteuil de jardin blanc est mis à vue. Derrière chaque fauteuil un acteur. Or le compte n’y ait pas. Il y a un fauteuil vide. Erreur de calcul ? Non, il y a une personne en moins.
La métaphore parle encore sans détour. Et la question qui vient et qu’Amnesia soulèvera, c’est : « qui il manque ? » « qui a disparu ? », « pourquoi ? »
En soi, Amnesia, au moins sa conduite, est totalement brechtienne. Le théâtre politique doit mener à la réflexion. Pas seulement parce que la thématique est au rendez-vous. Mais parce que la pratique de la mise en scène est elle aussi signifiante de l’enjeu politique.
Jeu, ici, qui repose exclusivement sur un jeu de l’acteur qui est le point de la théâtralité, supportant le récit de l’histoire, mais aussi son agencement à travers des processus de mise en scène renouvelés et un jeu de lumière symboliques.
Au sol, la lumière dessine des cellules, à l’intérieur desquelles des acteurs parlent distinctement (au sens de position politique distincte). Et d’y voir la métaphore d’un état cellulaire. C’est-à-dire : un état carcéral.
Aussi regarde-t-on autant que nous écoutons l’histoire de Yahia, Ministre, dissident, déchu, déporté, trahit par son propre docteur Skolli… Aussi s’amuse-t-on de l’énergie que le groupe déploie pour feindre toutes les situations, graves ou drôles. Les unes, s’emboîtant dans les autres, et obéissant ainsi à un principe de distanciation qui ne permet pas l’hypnose, mais développe la dialectique et la prise de conscience critique.
Au compte des scènes mémorables, les interrogatoires psychiatriques qui sont des interrogatoires politiques sont souvent réussies. La scène de liasse populaire : sorte de déballage du magasin aux accessoires et elles aussi plaisantes. Celle d’une société qui se surveille et s’oppresse mutuellement relève presque d’un comique à la Chaplin. Celle de l’émeute du ballet des femme de ménages… dit-elle la conscience politique.
Fonctionnant aux scènes découpées, à une sorte d’esthétique du discontinu inspiré de la technique du montage au cinéma, Amnesia est un théâtre politique où les scènes de lavage de cerveau et la figure du procès par des « blouses blanches » sont récurrentes à la dynamique de jeu. Sur le mode du burlesque, souvent presque chorégraphié à l’excès, le propos est soulignée, grossi, épaissi afin non pas qu’il gagne en visibilité, mais qu’il puisse être compris pour « faire parler ». Théâtre allégorique et symbolique aussi où la stylisation du jeu sert à dire ce qui ne peut être énoncé.
Au sortir d’Amnesia, ce long procès qui fait entendre des consciences, on est partagé entre le sentiment d’un théâtre bavard et l’idée que le théâtre doit coller à ses contemporains. Entre les deux, Amnesia est de toutes les manières une pièce à thèse que l’on soutient totalement, même si la « soutenance » est parfois périlleuse du seul fait, peut-être, que le spectateur est depuis longtemps étranger à ces formes de procès, sous cette forme…
[1] Ces remarques et ces informations sur le parcours de Fadhel Jaïbi sont en grande partie prélevées dans l’entretien réalisé par les Inrockuptibles, édition spéciale, Avignon 2011, pp. 30-35. Nous prions les auteurs de nous pardonner les coupes et la reformulation.
A voir jusqu’au 17 juillet, salle Monfavet, Ã 17H00 et 22 H00

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Who’s the real Mimosa? https://www.insense-scenes.net/article/whos-the-real-mimosa/ Sat, 16 Jul 2011 17:35:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=751

14 juillet, 21H15. Nous embraquons à bord de la navette direction l’auditorium du Grand Avignon-le-Pontet. Le long du trajet, comme pour pallier au feu d’artifice que nous ne verrons pas ce soir, le ciel se teinte de bleu et de rose, et le levé de lune nous émeut dans une contemplation commune. Puis les bavardages reprennent et l’on entend ça et là les échos des derniers spectacles vus, les bons plans à se refiler ou encore les « oh non non , n’y va pas, ça ne vaut rien… » Cruel Avignon… Nous sommes en route pour « (M)IMOSA Twenty Looks or Paris is Burning at The Judson Church (M) ». C’est le titre, tel un message codé et référencé, de la création à quatre mains des chorégraphes, danseurs et performeurs Cécilia Bengolea, Francois Chaignaud, Marlene Monteiro Freitas et Trajal Harrell. Crée en février 2011 à The Kitchen, New York, présenté entre autre au festival Anticodes de Chaillot, au CDC de Toulouse, et au Quartz à Brest (où C. Bengolea et F. Chaignaud sont artistes associés), le spectacle semble avoir bénéficié de critiques flatteuses et d’un bouche à oreilles efficace : on se bouscule pour avoir les derniers billets, et on déborde du gradin. Loin des pastels de la fin du jour, c’est avec le noir, le fluo et les paillettes que la nuit s’ouvre, pour une création interrogeant la danse contemporaine à travers la culture du voguing et par le prisme des identités diffractées de ces quatre auteurs-interprètes.
Cécilia Bengola et Francois Chaignaud sont un tandem bien connu de la scène contemporaine, en dépit (ou par la grâce) de leur insolente jeunesse. Avec beaucoup de liberté et une grande exigence ils « questionnent les tabous chorégraphiques, déhiérarchisent les zones corporelles et esquissent d’autres géographies ». On se souvient de « Pâquerette » en 2008, pièce reposant sur l’utilisation dans la danse de l’anus et de sa pénétration ou encore de « Sylphides », une chorégraphie de la survie des corps emprisonnés sous vide dans du latex. Ils dansent ce soir aux côtés de Marlene Monteiro Freitas, danseuse cap verdienne formée à P.A.R.T.S., et de Trajal Harell, newyorkais, dont le travail est depuis plusieurs années régulièrement présenté en Europe. C’est lui qui sera à l’initiative de cette collaboration chorégraphique.
(M)IMOSA est la version M de la série « Twenty Looks or Paris is Burning at the Judson Church », cycle de pièces de Trajal Harrel, les autres versions se déclinant de XS à XL, comme les tailles vestimentaires. Un « jeu de titre » en écho au travail sur le voguing et au goût de l’équipe pour le vêtement, la mode, le travestissement.
Pour appréhender (M)IMOSA, il est nécessaire d’avoir quelques références préalables et en particulier de savoir quelles sont les caractéristiques du voguing, mouvement artistique et social pris comme point d’encrage pour cette création (ayant vu « Twenty Looks or Paris is Burning at The Judson Church (S) » lors de l’édition 2010 d’Ardanthé au Théâtre de Vanves, je me souviens être restée perplexe, comme dépossédée d’outils d’analyse adéquats).
Le voguing est un courant né dans les années 60 à Harlem, dans les quartiers pauvres et marginaux. Inventé par les communautés gays et transgenres d’origine afro et latino-américaines, on y rejoue les poses et attitudes du monde de la mode, du luxe et du glamour, sous forme de concours, tel les battles du hip-hop. Chaque participant présente sa performance, suivant des thèmes et codes rigoureux. Cette contre-culture, profondément sociale, a connu ses heures de gloire au début des années 90, avec la chanson « Vogue » de Madonna et surtout « Paris is burning », le film documentaire largement primé de Jennis Livigston.
A la base de la série initié par Trajal Harrel, une question, comme une invitation à la fiction en revisitant l’histoire de la danse: « Que se serait-il passé en 1963 à New York si une figure de la scène voguing de Harlem était descendue jusqu’à Greenwich Village pour danser aux côtés des pionniers de la Post Modern Dance du Judson Church Theater ? ». Autrement dit comment se passerait la rencontre entre un courant imitant les artifices et codes de la mode, nourri par les catégories de genre, de race et de hiérarchie sociale, et un autre à la recherche d’une authenticité du mouvement, libéré des carcans traditionnel de la représentation du corps dansant. Car si dans les années 60, ces deux mouvements développent des axes de recherche très éloignés sur les questions du corps et du spectaculaire, ils n’en demeurent pas moins proches par leur critique et leur subversion. Ils ne se sont pour autant jamais croisé (les barrières de classes et de races fermant vite les ponts entre le public de la Judson Church et celui des ball rooms de Harlem).
(M)IMOSA s’appuie donc sur une analyse de phénomènes sociaux et culturels à travers l’histoire de la danse contemporaine, mais ne se limite pas à la reconstitution ou au documentaire. Il s’agit bien ici d’une réappropriation de ces codes par le biais des références, histoires personnelles, des obsessions et de l’imaginaire des 4 interprètes.
La salle ressemble à un gymnase en bois, ou à un sauna finlandais géant. Six horiziodes encadrent le tapis de danse central, et des costumes et accessoires traînent ça et là dans les gradins. On serait alors peut-être les témoins d’une répétition ; mieux, le public d’un concours sans prétention. Des sacs plastiques contenant des effets personnels, des bouteilles d’eau, du gaffeur, une poubelle, autant d’objets qui viennent contraster avec le glamour ou l’excentricité des numéros qui défileront un à un sur le plateau. Tout au long de la pièce, nous vivrons la friction de l’ordinaire et du spectaculaire, de la scène et des coulisses.
À notre entrée en salle, les interprètes sont déjà là, passent, circulent entre les rangs, saluent leurs amis. On oscille entre une ambiance décontractée, généreuse ou …très mondaine (il me revient en mémoire à cet instant que « mimosa » est le nom d’un cocktail champagne jus d’orange, au menu des brunchs branchés de New York).
Marlène Monteiro Freitas lance la première son corps androgyne, poitrine nue, sur la piste. Dans une danse chevaline, le visage surexpressif, avec yeux et langue de masque balinais, elle tire sur ses cheveux qu’elle arrache par poignées.
« Welcome. My name is Mimosa » finira-t-elle par nous dire au micro, essoufflée par sa course. Dès lors chacun des danseurs viendra s’exposer sur la scène. Mimosa s’incarne tour à tour, entre réel et fiction, masculin et féminin. Mimosa, c’est un mannequin de grands magasins sur lequel chacun peut déposer son histoire, au-delà des appartenances sociales, ethniques ou sexuelles. Mimosa est tout et tous à la fois. Mais chacun en revendique l’authenticité « I’m the true Mimosa », affirmant distinguer la copie de l’original comme les sacs Vuitton de leur contrefaçons (« Tu sais que c’est l’original car tu le désires tout de suite » nous explique Trajal Harell, racontant son expédition aux Galeries Lafayette Homme Paris, traduit dans un français « par dessus la jambe » et sans grande attention par Francois Chaignaud). Après les prestations on assiste souvent à un « hug » à l’américaine, une accolade remplie d’émotion, pour encourager, féliciter, soutenir au sein de la communauté (à noter qu’en espagnol, « mimosa » désigne celui qui aime être câliner, cajoler).
On assiste donc à un enchaînement de solos, sous l’œil complice ou moqueur des autres interprètes préparant leur tour (maquillage, costume) parmi le public. On pourrait donc se croire dans un ball room de Harlem (la qualité moyenne du son des morceaux diffusés semble travailler dans ce sens également), si seulement nous pouvions nous aussi naviguer dans la salle, y boire un verre avec nos amis, réagir et interpeller les concurrents depuis la salle pour les encourager, voire même participer. On comprend bien là qu’il ne s’agit pas du propos des auteurs de (M)IMOSA, mais alors à rester assis sur son siège voir les numéros défiler, on tend parfois à s’ennuyer. Le rythme dans lequel fini par s’installer le spectacle manque de contre temps, et les transitions souvent aléatoires entre les séquences manquent de densité, de réflexion sur leur place et leur temporalité propre.
(M)IMOSA montre les corps que certains des plateaux de danse contemporaine rejettent, connotés comme de mauvais goût ou de culture trop pop. Ainsi on assiste à une contorsion monstrueuse dans un zentaï[1] chair sous lequel on distingue des dents de vampire et un faux sexe en érection, ou encore à une fête techno/dance des années 90, couleurs fluos et lumière noire, qui se finira en bad trip sur fond de violons grinçants.
Cependant on peut reprocher au groupe d’interprètes de creuser un peu trop le même sillon en livrant leur corps « à l’expérience du dépassement, de la transformation, du travestissement, de la résistance et de l’assujettissement ». Le risque serait que ces axes ne deviennent une marque de fabrique, et cela malgré la rigueur de leur travail, l’authenticité de leur recherche et le « jamais vu » des images qu’ils composent.
[1] Un zentaï est une combinaison recouvrant le corps dans son intégralité. Il utilisé dans le bunraku pour dissimuler les marionnettistes manipulateurs mais est plus connu comme pratique culte des fétichistes du vêtement.

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Cesena : un, deux, trois Soleil https://www.insense-scenes.net/article/cesena-un-deux-trois-soleil/ Sat, 16 Jul 2011 17:32:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=750 ——
Devant 2000 milles spectateurs, sur les 600 m2 du plateau, à l’abri de murs de plus de 30 mètres de haut, Anne Teresa de Keersmaeker fait entrer Cesena dans la légende de la cour du Palais des Papes et l’histoire des chorégraphes qui y ont été produits. Dans le prolongement d’En Atendant qui s’achevait, Cloître des Célestins, dans la nuit ; Cesena commence quelques minutes seulement avant le levé du soleil. D’une rare beauté liée à la grâce des corps et des voix, à l’évidemment de l’espace et à l’épurement du mouvement, Cesena touche, à « ce que dit la nuit profonde » comme il est écrit par Nietzsche, dans le chant de Zarathoustra.
A peine distincte de la nuit, dans un bruit de pas lourds et de sauts enlevés, une ombre sombre lance un chant incantatoire mi râle, mi articulé. Image presque chamanique qui dure une poignée de minutes, et souligne le silence alentour : ce « personnage sublime » dont parlait Maeterlinck. En front de scène, aux derniers souffles de ce cri presque animal, un ensemble de danseurs-chanteurs muets s’aligne derrière lui, serré et la ligne, comme la forêt dans Macbeth, vient marcher d’un pas cadencé, surpris par quelques stations arrêtées qui ponctuent ces allés et retours. Cesena commence là, à l’endroit d’une voix et d’un mouvement, dans l’obscurité. D’une voix rudoyée par l’énergie qu’elle doit exprimer. Et d’un mouvement, sorte d’exercice de marche et de stations synchronisées. Là, où le groupe de Rosas et de Graindelavoix se mettent au diapason pour former un Chœur/un Ballet aux géométries variables où l’ars subtilior orchestre les déplacements du corps et de l’esprit. Soit la formation d’un poème dansé et chanté au rythme des codex que convoque Cesena. Pièce qui, à mesure que l’obscurité qui enveloppe la cour se dissipe, porte les corps à figurer les états de l’âme. Ceux de la contemplation du ciel et de ces mythes lactés, ceux du désir et l’espoir d’être désiré, ceux de l’amour courtois du XIVème siècle où le portrait de l’être aimée se donne en des vers raffinés, ceux des rêves moyenâgeux où l’esprit de l’homme hésite désormais entre la raison qui dicterait les choses ou la croyance qui reconnaîtrait ces choses. Ceux encore d’un hymne à la nature qui ne se sépare pas d’une pensée pour la mort.
Cesena, en ces formes énigmatiques où les trajectoires des danseurs entretiennent un rapport secret avec ces chants et ces textes anciens, ne s’éclairera pas avec la lumière du jour, mais avec celle qui vient à naître en soi. C’est-à-dire celle qui passe par le prisme des voix et des corps qui les éprouvent dans des courses, des poses, des énergies et des forces qui convoquent une profondeur intense. Une entrée en mémoire humaine prise dans l’entrelacement des chants et des mouvements dansés.
Maintenant, le jour a poussé la nuit hors de la Cour. Ce qui était sensible jusqu’alors est aussi, et dorénavant, visible. De cette visibilité qui, dans la perception et l’introspection, livre la sensation d’être devant le sublime. La grâce d’un poignet au plus près du sol est suspendue à quelques rotations délicates, à un arrêt musical, à un silence architectural construisant un décor mental. L’étirement symétrique d’un bras et d’une jambe n’a d’autre vocation que de rappeler un mécanisme que l’on a oublié de penser. Une caresse du sable qui a été balayé par le pas rapide des danseurs fait entendre différemment le crissement de celui-ci. Le tactile est la mesure du subtile art.
Au soleil paru, les premiers piaillements des oiseaux répondent aux Codex de Chantilly et font entendre, pour ainsi dire, le dialogue entre les natures divines et humaines. Ce que donne la nature, Anne Teresa de Keersmaeker l’offre à l’écoute, à l’oreille intérieure, aux yeux, à l’œil de l’esprit. Développant des solos, ou des duos, où s’amalgamant dans un maul de finesse et d’équilibre, des figures apparaissent dans la révélation de la lumière qui donne forme aux choses et épaisseur à la matière.
Et de voir dans le rapprochement des corps qui s’appuient les uns sur les autres, se tiennent et pour certains glissent, un retable en mouvement où siège un modelé de la mort. Et de regarder cet agglutinement de corps comme un mikado en équilibre qui ne trouve celui-ci que dans la maîtrise de forces contraires, ou tractions et agrippements, permettent une stabilité suspensive. C’est une danse que Cesena qui semble insinuer qu’il n’est de mouvement possible que si l’entraide, le tâtonnement, l’aide sont observés.
Et si la gravité, celle de ces fresques charnelles comme celle qui est nécessaire au lien du pied à la terre pour la danse, est de mise, Cesena n’est pas une pièce contemplative étrangère à la vie terrestre. Aussi, Cesena est-elle pleine d’une gaieté vive où les marches d’un groupe font résonner les discussions et les conversations. Moments chantés où le contrepoint complexe de l’Ars Subtilior souligne les controverses discursives qui agitent ces grappes de pèlerins. Moment encore, où dans les travaux domestiques et agricoles, le chant est nécessaire au mouvement de toute entreprise humaine. De la lumière du jour qui a gagné le plateau, alors que les danseurs passent, entre autres, par deux tout au long du front de scène, dans un mouvement répétitif, l’ombre n’a pas disparu. Des deux danseurs, Keersmaeker fait de l’un l’ombre du second. Matière humaine que cette ombre-là révélée au soleil naissant auquel fait écho le chant de Joannes Ciconia Le Ray au soleil. Performance fabuleuse, en définitive, où l’on mesure un travail de symétrie, d’accord et de coordination qui atteint la perfection.
Au Soleil, à la lumière qui s’affirme, au soleil qui ne connaît d’autre mouvement que celui de la fusion et de la combustion de l’organique, Anne Teresa de Keersmaeker rappelle ainsi qu’il est douceur et violence, espéré et redouté, géniteur et tueur… Aussi, quand à travers la même image douce et violente, Un est pris à partie par d’autres (trois femmes/danseuses), c’est la figure de la Piéta qui vole en éclats. Et si parfois certains mouvements rappellent l’enfance des jeux, les « un deux trois soleil » et ces arrêts soudains, brusques et déséquilibrés, Keersmaeker tient le mouvement dans Cesena dans une ambivalence où l’hésitation peut avoir pour double la percussion, la consolation pour sœur l’agression, la retenue pour mère l’accélération…soit un monde conflictuel où la lumière qui émane du Soleil rappelle qu’il y a là un astre craint.
Du cercle de sable qui occupait le centre de la scène, les grains ont été projetés aux quatre coins du plateau. L’anneau solaire n’a pas disparu. Il est à l’image de ses mouvements impétueux qui donnent le jour, et de ce noir qui nous fait croire à la douce nuit. Lui a été substitué un éclat de lumière capté par un miroir au haut d’une tour. Un rayon jaune attendu. Un éclat, ou « un presque rien de lumière » comme l’écrit Robert Misrahi. Et Cesena de faire vivre cet éclat au point que la pensée de Roland Barthes, dans Le Plaisir du texte, suffira à rendre ce qui est vécu au contact de Cesena qui est un « moment où mon corps va suivre ses propres pensées ». Ou la sensation certaine de vivre et d’éprouver un moment extrêmement rare.
les 17, 18, 19, à 4H30 du matin, Cour d’Honneur du Palais des Papes
On pense encore à Castellucci lorsque l’on évoque Cesena

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Life and Times vous regarde https://www.insense-scenes.net/article/life-and-times-vous-regarde/ Fri, 15 Jul 2011 17:43:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=759 ——-
« Life and Times » est le projet ambitieux de Pavol Liska et Kelly Copper. Deux jeunes new yorkais qui font le pari fou de raconter l’entière et absolument banale vie de Kristin Worrall, une américaine de 34 ans. Enregistrements téléphoniques à l’appui, le couple de metteur en scène a divisé le récit en dix épisodes. Au cours du 1er opus, d’une durée de 3h30, le récit brosse les huit premières années de la jeune femme. La petite enfance est racontée en musique, en chant et en danse par la troupe du Nature Theater of Oklaoma et renvoie la salle à ses propres souvenirs… Une expérience sur la longueur pour éprouver l’ennui ou purger ses passions… En ce 13 juillet au Cloître des Célestins, le public est partagé. A la sortie, ceux qui avaient pris leur billet pour aller voir le deuxième épisode programmé à minuit hésitent… Beaucoup s’abstiendront.
Le dispositif de distanciation, avant tout
« Si nous nous inscrivons dans une tradition, ce n’est pas celle de la comédie musicale à l’américaine. Les racines de notre travail sont beaucoup plus anciennes et vont chercher du côté des ménestrels, des troubadours et du vaudeville. »[1] précise Kelly Copper. Effectivement Life and Times 1 n’est pas une comédie musicale. Si le spectacle emprunte certains codes du genre, il s’en écarte en bien des points. Il n’est, notamment pas construit sur le principe de l’alternance entre scènes dialoguées et scènes musicales (chantées et dansées). Le travail des New-Yorkais fait disparaître la langue parlée au profit de la seule langue chantée. La proposition de Kelly Copper et de Pavol Liska est radicale en ce qu’elle fait des comédiens-chanteurs-danseurs-musiciens un véritable dispositif. Ceux-ci sont les parties intégrantes d’une mécanique. Ils forment une machine huilée, articulée, ficelée dans le but de livrer du récit. A ce titre, leurs placements et leurs déplacements sont précis et répétitifs, sans véritable écart.
Dans la cour des Célestins, ceux qui chantent et dansent évoluent sur une scène d’environ un mètre cinquante de haut, un rectangle de taille moyenne avec des escaliers de chaque côté. En même temps qu’ils chantent, les six interprètes effectuent des mouvements simples, des combinaisons qu’ils réitèrent régulièrement. Le motif chorégraphique de base est une légère flexion des genoux, un vif sautillement exécuté en continu qui semble appuyer la scansion. Ce motif est agrémenté de mouvements de bras, de demi-tours, de claquement de cuisses, des mouvements de l’ordre de la gestuelle rectiligne et enfantine. Ceux qui jouent de la musique sont répartis au pied de la scène, sur toute sa longueur, assis, tournant le dos au public. La partition musicale est écrite pour une base instrumentale constituée d’un piano/clavier, d’un xylophone, d’une flûte traversière et d’un ukulélé. S’ajoute à ces instruments, selon les parties et les ambiances majeures ou mineures un tambourin, un mélodica, une clarinette et une basse électrique.
L’exécution du récit chanté-joué-dansé progresse ainsi en mode automatique. De nombreuses nuances destinées à apporter du relief sont insérées – cassures rythmiques, entrées et sorties de comédiens modifiant les combinaisons, silences, costumes, accessoires – mais ne créent aucune variation fondamentale dans le déroulé global du spectacle. Au milieu des musiciens une accessoiriste sort de temps à autre des cartes qu’elle dirige vers la scène (chaque comédien dispose de quatre cartes qui correspondent chacune à quatre combinaisons chorégraphiques possibles). Ces cartes sont destinées à modifier au dernier moment la gestuelle du comédien concerné. Un principe aléatoire qui rendrait chaque représentation unique. Sauf que le changement et la déstabilisation produits sur l’acteur ne sont en rien perceptibles pour le spectateur. La chose n’a donc aucune valeur et entretient tout autant le système.
Le dispositif mis en place par la troupe du Nature Theater of Oklahoma est un dispositif de distanciation visant à neutraliser l’émotion et à éviter toute interprétation psychologique de la vie de Kristin Worrall. Le chant et la danse perdent la fonction lyrique et expressive qu’ils occupent dans la comédie musicale. Ils ne sont plus là pour révéler le sentiment ou le trouble d’un personnage mais bien pour soutenir l’énergie que les interprètes doivent investir dans la performance. S’ils distillent jovialité et fraîcheur, ils maintiennent la tension avec la salle.
Le matériau biographique surtout
On peut : demander à quelqu’un de raconter sa vie dans l’objectif d’écrire un livre ; la matière sera alors réorganisée, réécrite, thématisée, chapitrée, conceptualisée. On peut aussi : demander à quelqu’un de raconter sa vie dans le but de mieux le connaître ; la matière sera probablement le terrain d’une discussion, d’un échange, de rebondissements de part et d’autre, d’alternances entre grandes lignes et anecdotes. On peut même : demander à quelqu’un de raconter sa vie dans le but de lui faire dire la vérité ; la matière devient alors factuelle, de l’ordre de la reconstitution minutieuse.
Pavol Liska, lui, a demandé à Kristin Worrall, 34 ans, de lui raconter sa vie dans le but d’en faire une œuvre de spectacle vivant : la matière biographique a été utilisée de manière brute. Sans coupe. Sans transformation. Sans correction. Au final, 16h de conversations téléphoniques qui brossent une vie depuis la naissance jusqu’au jour du dernier entretien. Life and Times, premier opus, traite de l’enfance et raconte les huit premières années vécues par la jeune femme. La narration fonctionne par associations d’idées selon une logique digressive, elliptique, ne respectant pas nécessairement l’ordre chronologique des évènements. Kristin Worrall fait constamment des bonds en avant et des retours en arrière. Ses hésitations, ses bégaiements, ses « hum », ses silences ont été conservés dans la partition et sont retranscrits par les acteurs. Gardé dans son entièreté, le récit consiste ainsi en une avalanche de détails et d’anecdotes parfois insignifiants qui rendent compte des capacités de la mémoire ainsi que de ses failles. Ce travail de réminiscence rappelle à certains égards l’entretien psychanalytique ou psychothérapeutique dans lequel l’individu renoue avec son passé. L’exposition, si privée soit elle de la vie de Kristin Worrall, entre en résonnance avec l’intimité de chaque spectateur. « Je suis frappée par l’universalité des souvenirs, comme si ceux-ci traversaient les frontières et étaient identiques d’une personne à l’autre. »[2] remarque une spectatrice enthousiasmée. Disons plus exactement que le récit, en retraçant le rapport du sujet aux sphères familiale, sociale, scolaire, et culturelle, fait écho aux souvenirs de l’individu occidental que nous sommes.
Conséquence. Le dispositif de distanciation utilisé permet au spectateur de s’absenter du spectacle par intermittence afin d’investir le champ de sa propre mémoire. Le spectateur est invité à reprendre contact avec son passé, à se questionner sur lui-même et à refaire une sorte de trajet intérieur à partir des pistes de réflexion qui lui sont lancées. La très longue durée de la proposition permet d’explorer cet aller-retour et oblige à éprouver le temps. Toutefois, l’exercice est loin de fonctionner avec tout le monde. Une fois l’enjeu compris, le spectateur circonspect s’éloigne du récit insignifiant (pour lui) de la vie de Kristin Worrall et n’a pas, pour autant, envie de s’épancher sur la sienne… Il éprouve alors l’ennui. Profond.
L’impression que Life and Times 1 tente de proposer une expérience cathartique.
[1] Extrait de la rencontre qui s’est déroulée entre l’équipe artistique de Life and Times et le public, le jeudi 14 juillet à l’Ecole d’Art d’Avignon.
[2] Ibid.

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Printemps , Coupez le téléphone. https://www.insense-scenes.net/article/printemps-coupez-le-telephone/ Fri, 15 Jul 2011 17:41:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=758

Un peu moins d’une heure, c’est le temps que dure … Du Printemps mis en scène par Thierry Thieû Niang. Ou l’histoire d’un livret Le Sacre du printemps d’Igor Stravinski qui fit scandale en son temps, et qui proposé au Gymnase Saint Joseph, dans le cadre du 65ème festival d’Avignon, remporte les suffrages de la salle. Retour sur l’applaudimètre…
« Le massacre du printemps »
C’est en partie sous ce titre que furent accueillis Serge Diaghilev et Vaslav Nijinski lorsqu’ils présentèrent Le Sacre du Printemps, le 29 mai 1913, au Théâtre des Champs-Elysées. Nouveau théâtre des frères Perret, inauguré quelques jours plutôt par Claude Debussy (lequel avait connu les mêmes mésaventures, le 22 mai 1911, au Châtelet, avec son Martyr de Saint Sébastien à cause de la figure androgyne du Sébastien joué par Ida Rubinstein. C’était aussi avec Les ballets russes de Diaghilev). Ce 29 mai 1913, dans un monde artistique en pleines mutations qui remet en cause l’art figuratif, se nourrit des arts africains, et rompt avec le mimétisme, les règles de composition des œuvres ainsi que la finalité de l’art. Au parterre, la critique et le public considéront qu’il y a là un scandale, quand d’autres, comme Jean Cocteau, se range à ces formes novatrices.
Pierre Laloy raconte cette nouvelle bataille d’Hernani : « J’étais placé au-dessous d’une loge remplie d’élégantes et charmantes personnes de qui les remarques plaisantes, les joyeux caquetages, les traits d’esprit lancés à voix haute et pointue, enfin les rires aigus et convulsifs formaient un tapage comparable à celui dont on est assourdi quand on entre dans une oisellerie. (…) Mais j’avais à ma gauche un groupe d’esthètes dans l’âme desquels Le Sacre du printemps suscitait un enthousiasme frénétique, une sorte de délire jaculatoire et qui ripostaient incessamment aux occupants de la loge par des interjections admiratives, par des « bravos » furibonds et par le feu roulant de leurs battements de mains ; l’un d’eux, pourvu d’une voix pareille à celle d’un cheval, hennissait de temps en temps, sans d’ailleurs s’adresser à personne, un « À la po-o-orte ! » dont les vibrations déchirantes se prolongeaient par toute la salle. » Ces « esthètes » glapissants composent une sorte de claque, engagée par Diaghilev pour soutenir la création contre d’éventuels opposants. Et Adolphe Boschot d’ironiser de plus belle dans L’Echo de Paris sur « bonnets pointus et les peignoirs de bain » dont sont affublés les danseurs « qui répètent cent fois de suite le même geste : ils piétinent sur place, ils piétinent, ils piétinent et ils piétinent… Couic : ils se cassent en deux et se saluent. Et ils piétinent, ils piétinent, ils piétinent… Couic… » et regrette cette « pose tortionnaire » et un « unanime torticolis ».
Clivage inattendu et imprévisible qu’Igor Stravinski n’avait sans doute pas imaginé quand, en 1910, alors qu’il travaille encore à son Oiseau de feu, lui vient le motif de ce chef-d’œuvre qu’il évoque dans ses Chroniques : « J’entrevis dans mon imagination le spectacle d’un grand rituel sacral païen : les vieux sages, assis en cercle, en observant la danse à la mort d’une jeune fille, qu’ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps ».
Au fait, le scandale tenait à la musique qui s’émancipait des harmonies connues et reconnues.Cette liberté qui fit que le champ musical, et bientôt ce que l’on appellerait « l’océan des sons », n’était plus seulement un complément qui venait soutenir la fable, mais qu’elle gagnait un nouvel état en devenant un supplément. Elle ajoutait plutôt qu’elle ne répétait. Quant aux codes chorégraphiques, comme pour Hernani, ce fut une question de pied. Imaginez que les danseurs, (sacrilège !), adoptèrent à plusieurs reprises « les pieds en dedans ». Contrairement à l’en-dehors académique…
Du Printemps : le bond, la marche…
De celui de Béjart, de celui de Pina Bausch… de celui d’Angelin Preljocaj, en 2001, qui au tableau final, met à nu, dans une scène violente (mi tentative de viol, mi bagarre), Nagisa Shirai, jeune à la superbe nudité, au corps nerveux au prise avec la vie qu’on veut lui enlever… Magnifique, hypnotique, ce mouvement où un corps ferme, beau, épargné par les amas graisseux que cumulent les années, les rides qui creusent les travers du sujet, la grisaille et la corrosion : la rouille… contre la mort, se débat.
Le débat pourrait s’engager à cet endroit, non sur la beauté du corps, mais sa vitalité, sa vivacité. Le corps, cette extraordinaire machine plastique obéissant à un esprit qui commande le mouvement. Le débat, s’il devait avoir lieu, pourrait commencer à cet endroit. Là où la danse appelle la pensée de Valéry dans la Parabole « l’âme et la danse » lorsqu’il écrit : « Le bon de la danseuse, qui entre dans l’exception et qui pénètre dans ce qui n’est pas possible, représente la création, née de son écoute de la musique que traduit le mouvement de ses pieds, en raison de la relation particulière qui unit son oreille et sa cheville. Un sens abstrait puisqu’il ne donne rien à voir ni à toucher ». Ou, et plus près de Diaghilev et de Nijinski (qui a inventé le « bond ») que Claudel décrit comme la « la victoire de la respiration sur le poids ». D’un autre côté, en guise d’argument et de contrepoint, on pourrait citer les principes dont Merce Cunningham dit qu’ils sont le fondement de la danse. Et rappeler que le premier principe est la marche.
De la vingtaine d’interprètes de 60 à quatre-vingt-sept ans qui sont sur le plateau et donnent …Du Printemps, on est en droit d’admirer la performance physique qui repose sur un travail d’une heure où le corps, âgé, livre une énergie tant physique qu’organique. On est en droit, même de s’interroger d’interroger le mouvement répétitif de bras levés, de courses plus ou moins longues, de nudité partielle… et se dire que Du Printemps est une adaptation libre qui ne s’adapte pas à l’âge des interprètes, mais qu’il s’agit d’une lecture du Sacre du Printemps. On est en droit de poser un regard différent sur la discipline de ce groupe qui, très professionnellement donne le meilleur comme n’importe quel acteur à l’exercice dans son métier.
Et saluer ce challenge pour ce qu’il proposait de mettre en avant : l’étude d’un groupe ethnique représentatif d’un état de la vie qui fuit la mort et n’en reste pas moins habité par le désir de vie. Applaudir ce groupe, d’une certaine manière, c’était ainsi contempler, dans un rapport d’identité, ce qui est prévisible, attendu, gagne du terrain… Ou un art de vieillir plus lentement peut-être, un art d’entretenir un souvenir.
Et pour autant que ces lignes paraîtront peut-être dures, c’est bien à cette image obsédante que renvoyait la circularité du mouvement (à l’envers des aiguilles d’une montre) engagé dans un compte à rebours dont la marche du temps se fout éperdument. Et la dislocation du groupe, pour n’en laisser qu’un seul au terme de cette danse macabre, dit bien que l’on « finit seul ». Périphrase polie pour dire la mort. Et renvoie moins au dernier tableau du Sacre du Printemps : l’élue.
Au sol, les perruques qui servaient à maquiller l’âge, les fringues qui dissimulaient les corps éprouvés, ou la nudité partielle qui fait apparaître l’histoire du corps… comme aussi la pauvreté d’un mouvement chorégraphique lié à la disparition de la souplesse, à l’appauvrissement de l’énergie musculaire, ou la répétition des courses et des marches… racontent et montrent moins la vie qui demeure, que les limites de cette vie prise dans l’étau de l’âge.
Les applaudissements seront nourris. La standing ovation est au rendez-vous. M’éloignant du Gymnase du lycée Saint Joseph, je songe à Minetti jouant son rôle dans la pièce de Thomas Bernhardt. Je me souviens du Chant Funèbre d’Auden : « arrêtez les horloges, coupez le téléphone/Jetez un os juteux au chien pour qu’il cesse d’aboyer/ Faites taire les pianos et avec un tambour étouffé/ Sortez le cercueil, faites entrer les pleureuses »… Je me souviens qu’à l’orée de sa vie, l’acteur (parce que c’était son métier) était plein d’une force irradiante. Je songe encore à Susuki Hanayagi, dont Bob Wilson s’est entouré et qui lui rendait hommage dans Kool. Et cette phrase qu’elle lui dit, attachée à son fauteuil roulant, rongée par Alzheimer, les doigts dans le vide : « But I am dancing in my mind » : « Mais je danse dans mon esprit »…

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La levée de gourdins https://www.insense-scenes.net/article/la-levee-de-gourdins/ Fri, 15 Jul 2011 17:40:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=757 ——–
Serrés sur le gradin du gymnase du lycée Mistral, nous étions nombreux hier soir à assister à la dernière pièce du duo fracassant Sophie Perez / Xavier Boussiron, au titre aussi évocateur que mystérieux : « Oncle Gourdin ». Treizième création de la compagnie du Zerep, c’est pourtant pour la première fois qu’elle est accueillie au festival d’Avignon. À croire que ces enfants terribles du théâtre et des arts plastiques ont longtemps inquiété par leur prédilection pour le mauvais goût et la mise en pièce des codes du spectacle, avant de pouvoir se creuser un nid au sein du « prestigieux festival ». Il n’est donc pas étonnant qu’« Oncle Gourdin » soit une pièce sur mesure, où une bande de lutins graveleux « jouent au théâtre » pour rompre l’ennui, taillant de beaux costards tout au long du chemin.
Sophie Perez et Xavier Boussiron sont venus au théâtre par le biais des arts plastiques. Formés respectivement à l’Ensat et aux Beaux Arts, leur première collaboration date de 1997. Depuis, en toute insolence et dans la plus grande joie, le couple infernal ne se lasse pas de recouvrir les scènes de décors extravagants, de frictionner le noble et le vulgaire pour en sortir des étincelles, de composer avec une énergie foutraque loin des modes et des attentes, le tout en offrant une critique acerbe et irreverentieuse de l’art vivant.
Leurs précédentes créations font feu de tout bois : l’adaptation d’une méthode pour apprendre à nager sans eau datant de 1930 (Mais où est donc passée Esther Williams ?), une conférence psycho-médicale (Leutti), les affres d’un cabaret passé à la moulinette (Le coup du cric andalou), une version baroque et expérimentale du Lorenzaccio d’Alfred de Musset (Laisse les gondoles à Venise), ou encore une pièce pédagogique pour les critiques (Deux masques et la plume).
Ils s’entourent d’une équipe de comédiens fidèles que Sophie Perez qualifie de « 4×4 humains ». Ces acteurs ont dans leur sac des outils issus de cursus variés allant de la formation d’acteur des plus classiques au cabaret, de la performance aux claquettes, en passant par l’athlétisme. Leur savoir faire, allié à une énergie et une inventivité débordante, leur permet de passer d’un registre à l’autre, et de pouvoir rire de codes qu’ils maîtrisent sur le bout des doigts.
Lorsque Sophie Perez et Xavier Boussiron imaginent un nouveau projet, le décor est généralement l’élément qui arrive en premier, et sur lequel ils prendront appui, avec les comédiens, pour construire la pièce. Pour « Oncle Gourdin », ce sont les arcades de pierre du cloître des Célestins qui ont été construites en carton pâte, à l’échelle 1/3. Les mythiques platanes sont également reproduits, et les champignons qui en recouvrent l’écorce donnent des allures de sous bois. En effet il s’agirait presque d’un demi sous sol, nous sommes proportionnellement un peu plus bas que ce que devrait être la véritable scène des Célestins, comme en dessous. Que va t on trouver dans les bas fonds du théâtre ? Une petite famille de lutins, et un amoncellement d’objets disparates, chaises, animaux empaillés, bassines, peluches, projetés sur scène comme autant d’accessoires oubliés par le « théâtre d’en haut ».
Cette tribu vit là, dans ce qui semble être la routine d’un joyeux bordel organisé (« il faut mettre un peu d’ordre dans le désordre ! » s’exclame l’un d’entre eux). On bricole à coup de hache, on nettoie à la brosse wc, on montre l’air de rien ses fesses à son voisin et on part à la chasse quand il n’y a plus rien à manger. Le tout sur fond de musique d’ascenseur qui n’est pas sans rappeler le sublime mauvais goût de certains sketchs des Deschiens. On comprend alors, dès les premiers minutes, que l’entreprise de la compagnie Zerep est ici de piétiner pour transformer, et de partir, armes lourdes à l’épaule, trouver de quoi se mettre sous la dent avant de dépérir, bref de « faire que le théâtre reste un chose vivante » comme le dit très simplement Sophie Perez.
Car ces lutins sont tout à notre image, ils s’ennuient et s’endorment quand on leur serine du théâtre « bourgeois ». Un des leur commence à lire Claudel et paf ! instantanément, les nains plongent dans un sommeil profond à en faire pâlir la belle au bois dormant. Un autre essai est fait avec « l’épître aux jeunes acteurs » d’Olivier Py qui a d’abord pour effet une belle séance de coussin péteur, puis les endors tout autant.
Mais c’est finalement Pasolini, récité par cœur, lors d’un moment de détente-papouillage, qui résiste à la léthargie et les éclaire sur le refus comme acte essentiel. En devenant partisan du non, les lutins mutins amorcent une révolution. Ils vont se mettre à rejouer les mythes fondateurs du théâtre, comme pour conjurer le sort et se réapproprier l’histoire. La mise en marche du théâtre s’engrange suite à deux événements concomitants : la découverte d’un enfant mort et l’aveu de l’ennui. Le cadavre comme l’âme du théâtre, la condition de l’apparition de la tragédie. On joue alors un Œdipe grossier flinguant son Elvis daddy king de père, et recouvrant amoureusement sa mère de nourriture. « Je vais être complexé maintenant » finit-il par dire avant de se crever les yeux, façon grand guignol. Puis une Médée affublée des oripeaux du théâtre, gémissant et hurlant en cantatrice sous les arcanes, tandis qu’au pied des arbres à lieu une danse burlesque et triviale entre deux lutins, une main dans la culotte sale et l’autre agitant une carotte, avec éclats de rire malicieux. Voici un bel exemple des mélanges qu’affectionnent Sophie Perez et Xavier Boussiron, à savoir émotion et bouffonnerie, culture savante et culture populaire, élégance et vulgarité.
Le dernier mythe revisité par les nains n’est autre qu’ « En atendant » d’Anne Teresa de Keersmaeker, spectacle joué l’an dernier à Avignon précisément au cloître des Célestins, et resté très présent dans les esprits et dans le lieu, comme un moment phare du festival. Reproduisant les clichés de ce que pourrait être un spectacle de fin d’année de l’atelier de contact improvisation de la MJC, les comédiens exécutent une mauvaise chorégraphie avec le sérieux d’un pape, en tenue noire, après le passage d’un d’entre eux au flutiot. Ils finissent par y ajouter des gourdins en plastique comme accessoires, symboles de la commedia dell’arte ou encore du lubrique franchouillard. Le pastiche peut faire rire jaune…
« Oncle gourdin » se finira en parfait carnage, un des lutins se livrant soudain à une tuerie au fusil à pompe. Une fin sommaire, comme expédiée sous le tapis pour ne plus en parler, mais comment finir autrement ? Le théâtre, comme les jeux d’enfants, prend fin lorsque tous meurent, avec le plaisir de savoir que les morts viendront tout de même saluer.
Xavier Boussiron et Sophie Perez jouissent d’une liberté folle. En mélangeant les genres, ils créent leur propre esthétique. Difficile donc de le rattacher à une famille de théâtre ; iconoclastes, leurs références et influences sont plutôt à chercher du coté des arts plastiques. Avec le choix des nains aux masques et costumes difformes, on pense fort aux images de Cindy Shermann ou encore à Paul Mc Carthy. Avec ces monstres, c’est tout un jeu d’attraction et répulsion qui se met en place. Venues de plus loin, les références à Bosch et Bruegel planent sur le plateau.
En proposant à leurs acteurs de 50 ans d’interpréter des lutins, Sophie Perez et Xavier Boussiron rient du comble de ce que pourrait être la carrière raté d’un acteur finissant figurant chez Disney.
« Oncle Gourdin » serait alors un psychodrame, une thérapie de groupe, à la fois pour porter un regard sur le théâtre en train de se faire, sur le théâtre au travail et pour se libérer des casseroles du passé. Crée comme un véritable clin d’œil (ou bras d’honneur, suivant la sensibilité de chacun) à Avignon, la compagnie Zerep ne veut pas être dupe de l’histoire du spectacle vivant et de ses modes de production, et s’en sert au contraire comme matière. Il se payeront donc le cadre prestigieux d’Avignon dans n’importe quelle salle de gymnase, tel le sphinx de Guizèh à Las Vegas, avec la clim. Outre De Keersmaeker, bien d’autres références sont bousculées, tel Olivier Py la tête de turc, pointant ce qui semble d’évidentes divergences artistiques et politiques. « C’est une figure recurente dans notre poubelle mythologique » dit Xavier Boussirron au micro de France Culture.
« Nous pensons, au sein de la compagnie du Zerep, et ce depuis une dizaine d’années, que le théâtre s’épuise s’il n’est qu’une catégorie culturelle ankylosée par son histoire, juste une idée bonne à être examinée comme un animal ancien qui baigne dans le formol. »[1] annonce la compagnie, comme un manifeste. Et la voie qu’elle a choisie pour creuser sa recherche singulière de vivant, tout en se purgeant d’un héritage plombant, se révèle être très saine.
« On se contrefout de l’expérimental, du rock, du pluridisciplinaire, du pseudonouveau, de la suprématie de la bêtise décomplexée, du théâtre moderne “à sa mémère”. Faire de la parodie n’est pas une obligation. Par contre, en tirer parti exige que les choses vous habitent fondamentalement. Sans parodie pas de tragédie, sans tragédie pas de théâtre…Au théâtre, compte uniquement ce qui crée des faits et liquide une anecdote. L’écriture est donc celle de la scène, pas celle des textes. »[2] Et c’est bien cette position radicale, qui rend leur travail si singulier, laissant au spectateur une sensation trouble parfois, entre mal à l’aise et fascination, comme devant un mauvais plat qui aurait goût de « reviens-y ».
Avant de mourir, les nains trinqueront à la fin de la représentation, avec un cocktail « venefice », nommé en l’honneur du théâtre qu’ils savent bien être à la fois sortilège envoûtant et poison mortel…
[1] Extrait du site de la compagnie www.cieduzerep.blogspot.com
[2] A propos de leur Gombrowiczshow, www.theatre-contemporain.net

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Unwort… das Weg (le chemin). https://www.insense-scenes.net/article/unwort-das-weg-le-chemin/ Fri, 15 Jul 2011 17:38:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=756


Unwort… Comment traduire ? « sans mot », « autour des mots »… William Forsythe qui occupe l’Eglise des Célestins, dans la 65ème édition du festival déjà à mi-parcours, signe ce que l’on appelle une « installation ». Sur le sol de l’église dont la façade de pierres blanches entretenues masque la vétusté d’une ruine intérieure, le public est libre de déambuler. Ruines qui sont le décor naturel et architectural d’une œuvre plastique elle-même soumise à la déconstruction.
Unwort : « sans mot », « autour des mots » est elle-même la mise en forme d’un dictionnaire déconstruit, où le règne de la lettre semble avoir repris ses droits sur le monde des mots qui, abusés par le discours médiatique, politique, publicitaire et la horde des communicants, ne veulent plus rien dire.
« Si l’art meurt c’est de votre faute (…) vous êtes tous des connards et vous vous restez là devant ce fric dépensé pour n’importe quoi. C’est de votre faute » lance un type avant de sortir. Il est applaudi en signe moquerie ou d’adhésion. Sa « performance » critique n’éveille rien de plus et si la surprise a pu être de mise, la plupart des personnes qui sont là, ce 14 juillet, ne comprennent pas cette réaction violente. Invective vaine ou sans issue et sans dialogue, faut-il que l’art conceptuel et contemporain se préviennent de ces réactions en recourant à un outil didactique ?
Forsythe a pourtant longuement écrit sur ce qu’il fait, sur précisément ce qu’il appelle la choreography. Ecoutons-le : « Le nom d’un objet n’est pas définitif et arrêté. Il peut évoluer et trouver d’autres noms meilleurs » écrit-il ou reprend-il à René Magritte. « Au cas où Choreography et Danse coincident, alors la choreography sert de passage au désir de danser (…) Mais c’est possible, aussi, que la choreogaphy produise une expression seule. C’est alors une choreography des objets, sans le corps » dit-il avant de poursuivre, « Dans ce cas, la choreography des objets nous ouvre à une multitude de sensations, d’expériences phénoménologiques qui sont prises à l’environnement ».
En définitive, Forsythe n’expose rien moins que la manière dont les arts contemporains ouvrent sur d’autres champs sensitifs, sur une autre activité rétinienne, sur des espaces signifiants qui sont captés par le corps livré à des expériences où la connaissance n’est pas préalable à l’objet. A la recherche d’un agencement de la matière, d’une finalité des formes et de la matière, Forsythe pourrait très bien faire sienne cette idée de « l’art comme véhicule ».
Dans l’église des Célestins sont ainsi disposés ce que Forsythe a appelé Unwort. Un mot pour désigner le lien qu’il pense entre différents objets choreography que l’on découvre dans des espaces distincts et qui forment une Installation. Il y a là L’artisanat furieux (marteau rotatif d’après Boulez), le paper plotter appelé aussi Behaupten ist anders als glauben, Le choreographers and book d’après Burrows et Berlioz pensé sous la forme de deux chapitres : chapitre 1 : Marcel Proust on conceptual immobility et chapitre 2 Paul Eluard on conceptual fallibility ; plus loin Ear Drum/Stately Building (cardboard, wood) qui est choreography installation ; The Defenders Part 3 (video prompter camera), et Wirds (table, letters).
Ou un ensemble de différents process partagés entre choreography installation et choreography object. Comprenons que les uns présentent des objets seuls, quand d’autres éléments sont encore soumis à l’action de performers qui déplacent des choses, des matières et les organisent.
Ainsi voit-on une étagère de lettres alphabétiques s’organiser en recevant d’autres lettres que déplacent deux « actings » d’un établi vers celle-ci. Sur le video prompter, un texte constitué de phrases qui commencent toutes par « Nous » fait défiler ce qui ressemble à une sentiment d’inquiétude et de culpabilité vis-à-vis de situations qui n’avaient pas été prévues. Etc. A côté, un tas de traverses en bois sont livrées au regard sans autres explications…sur les établis de bois blanc (du sapin lissé), les lettres noires sont en tas, forment parfois au hasard de leur disposition un début de mot dont on ignorerait le sens ou, parfois un mot connu « Rêve ».
Sorte d’atelier de Guttenberg, d’imprimerie silencieuse, de fabrique alphabétique…
La question n’est pas de savoir si l’on a accès au sens. L’enjeu n’est pas d’être là tout le temps dans un dispositif qui est en perpétuel mouvement et s’inscrit hors du temps. Il n’y a pas de question, mais une expérience où l’on peut prendre conscience d’un ordre et d’un désordre. D’un principe de déconstruction et de construction. Unwort, ou l’histoire de quelques minutes ou plusieurs heures pour celui qui y vient, lesquelles lui permettent peut-être de reconnaître dans le silence et le mouvement un commencement, ou une étape en cours… Soit l’idée qu’Unwort nous rappelle que les choses qui nous dépassent nous concernent toujours car elles sont sur notre chemin : « Weg » en allemand.

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Les Gourdins : vilains, lubriques et pointus https://www.insense-scenes.net/article/les-gourdins-vilains-lubriques-et-pointus/ Thu, 14 Jul 2011 17:48:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=761

C’est calme Avignon, un soir de mistral et de presque pluie. Les touristes du théâtre ont presque disparu. Images de fin de juillet où tous auraient rangé leurs costumes de festival : femme sandwich pour un « seule en scène » émouvant, joyeux drilles roses pour une spectacle en chanson hilarant, serveuses souriantes et exploités, spectateurs avides de comédie, de profondeur et d’un bon resto après. C’est calme Avignon donc pour un 13 juillet. Mais il faut sans doute ce calme et ce presque vide pour qu’apparaissent les invisibles, les rats qui fouillent les poubelles, les marginaux qui cherchent un abri pour la nuit et les lutins qui se terrent sous Avignon et qui récupèrent à la surface les déchets du théâtre. Nous sommes nombreux dans ce Gymnase du Mistral pour voir cette famille de trolls dans « Oncle Gourdin ». Salle qui devient un refuge au vent qui la nomme et qui accueille la Compagnie du Zerep pour sa création. Zerep anacyclique du nom de la metteur en scène. Un nom de compagnie qui dit que le théâtre se renverse, se malaxe, se désosse.
Dans la précédente création : « Deux masques et la plume » , les metteurs en scène, Sophie Pérez et Xavier Boussiron, racontent qu’ils l’ont pensée pour les acteurs qui les accompagnent depuis plus de dix ans et aussi pour que la « critique fasse bien son travail »1. Une défiance autant qu’une provocation qui raconte l’endroit du travail de la compagnie. Cet endroit bénéfique qui écorche le théâtre et son milieu. Le milieu et ses parrains auxquels on fait des révérences. Ce milieu qu’ils aiment et qu’ils visent. La Cie Zerep propose du théâtre comme on déménage. Il n’y a pas de hiérarchie entre les formes, les genres. Tout est potentiellement déplaçable et utilisable : le cabaret, les arts plastiques, le texte, le chant et la musique, les mythes, la gaudriole. S.Perez et X.Boussiron ont l’air de s’en foutre joyeusement mais sont alertes et consciencieux.
Dans Oncle Gourdin, il sera question d’une famille de lutins vivant sous le cloitre des célestins. La scénographie présente le cloître avec ses arches et ses deux arbres au dessus de la partie invisible et enterrée présentant les racines des platanes. C’est réaliste comme une « Majorette » ressemble à son modèle. Les metteurs en scène décrivant leurs procédés de travail inscrivent dès le départ les acteurs dans une scénographie. C’est le point fixe autour et avec lequel les acteurs peuvent improviser. Les acteurs sont affublés de masques de lutins et portent des costumes customisés pour grossir leurs fesses, leurs ventres, leurs seins. À la manière de bouffons Les lutins vivent là, ils sont une communauté récupérant les objets venant du théâtre d’en haut. Ils trouvent chaises, fauteuils, peluches, bassines, caisses, pinceaux, outils… Ces personnages vulgaires et hyperactifs s’occupent de ces objets en les découpant à la scie, les détruisant à la hache. C’est une occupation anarchique, ça coupe, ça agence, ça installe un univers plastique mais l’air de rien. Les acteurs désacralisent d’une certaine manière l’atelier d’un plasticien. Ils disent le bordel du monde, jouent avec. Les Lutins représentent le petit peuple. C’est le bouffon sale, bête, vulgaire miroir et révélateur du monde qui l’entoure.
Dans la suractivité, leur débauche d’énergie, ces gnomes ne trouvent le sommeil qu’à travers la lecture de textes. Un des lutins commence à lire Claudel et tour à tour nos personnages sortis du moyen-âge plongent dans les bras de Morphée ou plutôt de Claudel. En effet le lutin lecteur commente chaque endormissement par un : « in bed with Claudel »2. Il est le dernier eveillé mais tout en lisant il ne peut s’empêcher de bailler et s’endort lui aussi. Comme dans tous les contes, un grand danger guette cette meute. Le fantôme qui ne les laissera jamais tranquille. C’est le spectre de Vilar qui les réveille et les effraie. On entend la voix du fondateur du festival qui fait détaler nos cinq amis. Mais dans ces différents épisodes, le théâtre est au centre, c’est Claudel, c’est Vilar tout à l’heure ce sera Py et sa « lettre ouverte au acteur » sur laquelle ils s’endormiront. Ces références comme des révélateurs leur donnerons l’envie de s’organiser. Une organisation sur la mission que chacun doit tenir dans ce groupe. Début de mise en scène, de distribution des rôles que chaque individu va occuper. L’un prend en charge la poésie tandis qu’à l’autre on donne la responsabilité des trous du cul. Ça navigue entre trivialité et contamination du voisinage théâtral. Dans leurs lectures, ces lutins découvrent Pasolini. Alors que la lecture de Py et Claudel avait un effet soporifique digne des meilleurs somnifères. Pasolini appris par cœur et récité devient un déclencheur de réflexions et d’envies de théâtre. Trop tard pour faire marche arrière, ils sont contaminés. Ils répètent, font tomber leur masque pour se reprendre sur la manière dont ils se placent, dont ils jouent. C’est le théâtre amateur qui est parodié mais vient le tour du théâtre antique, du théâtre et de la danse contemporaine. Ils nous jouent alors successivement et succinctement Médée, Oedipe et son complexe, une danse de saloon. La contamination du lieu et de l’endroit les conduisent à reprendre munis de gourdins la chorégraphie de Keersmaker « En atendant » jouée l’année dernière dans le Cloître des Célestins.
Ils ne se refusent rien et c’est le rôle des bouffons. Ces lutins ne s’épargnent pas eux mêmes. « Oncle Gourdin » est parodique et référencé. Ce spectacle nous ramène au théâtre comme espace de jeu et de liberté. Un souffle libertaire et irrévérencieux qui mêlent à l’impertinence un amour du théâtre. C’est drôle mais comme le dit Sophie Pérez : « c’est un rire qui vient du fond de la casserole ». Ce n’est pas de l’humour, ce sont des détournements qui disent la déroute mettant en scène les travers imaginés et réels de la création. Ils utilisent la parodie, les bas instincts, la méchanceté, le plaisir de jouer pour s’en sortir, pour tenir face à une dépression à l’affût. Dans la construction de cette compagnie, Sophie Perez lançait en interview qu’elle avait fait appel pour la première création autour d’une « méthode pour apprendre à nager sans eau » à des comédiens contactés grâce à l’ANPE spectacle. Ces acteurs qui, ajoute t’elle, ne travaillaient plus trop. Des comédiens, des performeurs en marge qui jouent aujourd’hui des personnages des bas-fond et qui cherchent à se débarrasser de ce qui les constitue. C’est un manifeste joyeux contre l’art dramatique, sa hiérarchisation, ses codes et ses classifications. Au final, c’est une tuerie de chacun des lutins qui advient. Chacun d’entre eux après avoir joué, s’être produit et corrompu dans l’art est retourné à ses occupations vaines de bricolage, de baise, de bouinage. L’actrice qui a découvert et récité Pasolini, assassine toute sa bande donnant à l’art une importance qui n’est pas celle du passe-temps.
1- http://vimeo.com/16301862
2 – rappelons que le titre de la première pièce de Claudel est L’endormie (1887) dont il fera une deuxième version en 1947 – date du premier festival d’Avignon

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Life and Times : Autant en emporte du Vent https://www.insense-scenes.net/article/life-and-times-autant-en-emporte-du-vent/ Thu, 14 Jul 2011 17:44:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=760

Cloître des Célestins, Kelly Copper& Pavol Liska qui ont fondé la Nature theater of Oklahoma proposent ce qui ressemble à une comédie musicale : Life and Times (chroniques d’une vie) épisodes 1 et 2. Soit pas loin de 5H30 de chansons dansées, en deux temps, qui obligent Kelly and Pavol, en préambule de l’épisode 1, à demander au spectateur de ne pas partir à l’entracte, et de rester pour le 2nd épisode. Précaution vaine puisque l’espace des Célestins se videra partiellement au motif, sans doute, que ce type de « performance » fantaisiste ressemble à son titre : long et répétitif. Comme la conversation téléphonique qu’elle restitue…
Au programme
A vrai dire, à la lecture du programme plusieurs éléments du programme auraient de quoi retenir le spectateur. Pas aveugle et instruit, il ne peut être insensible à ce qu’il lit et aux références prestigieuses qui sont convoquées. A lire le programme, mentionner l’influence des principes aléatoires de John Cage comme un élément structurant ce travail théâtral ; souligner la parenté de celui-ci avec les réalisations plastiques de Marcel Duchamp et Andy Warhol « qui ont élevé le quotidien vers les hauteurs de l’art » lit-on (un peu surpris tout de même par ce commentaire qui rend bien mal compte de l’intérêt que l’on prête à l’un et à l’autre) ; découvrir que Merce Cunningham, l’un des pères de la Modern Dance, fait lui aussi partie de l’espace référentiel de cette compagnie … ne pouvaient qu’alerter le spectateur.
A lire le programme, donc, il y avait là une proposition qui relevait d’une invitation à se souvenir d’un ensemble de créateurs plasticien, musicien, chorégraphe, gens de théâtre qui ont révolutionné la représentation de l’art. Notamment, en privilégiant de nouveaux processus de création, en rompant avec le mimétisme ou les paradigmes dévolus à la création artistique tels que :le beau, le vrai ; etc.
Ainsi ces noms appelaient une histoire qui, au tournant du vingtième siècle, celui que l’on nomme « le tournant esthétique », dans l’influence du Bauhaus, puis celui du New Bauhaus à Chicago (après que l’exil marque cette communauté) ouvre la voie vers la postmodernité et un art vivant. Au compte de cette orientation, le spectateur pouvait sans doute imaginer, à lire le programme, qu’il y aurait là une influence déterminante sur la proposition scénique de Life an Times. Et de rêver ainsi à quelques processus qui ne seraient pas sans faire écho au travail de laboratoire du Black Moutains College, né en 1933. Que les expériences de Cage et Cunningham seraient aussi liés à ceux, par exemple d’Yvonne Rainer. Yvonnes Rainer qui dans Terrain (1963), pièce chorégraphique fondée sur le tirage au sort de lettres ou de chiffres, invitait les danseurs à créer des formes nées du hasard. Spectacle qu’elle conçoit comme un Manifeste qui dit : « non au spectacle, non à la virtuosité et au merveilleux et au trompe-l’œil, non à la fascination et à la transcendance de l’image de la star, non à l’héroïque non à l’anti-héroïque, non aux images de pacotille, non à l’engagement du performer ou du spectateur, non au style, non au maniéré, non à la séduction du spectateur par les artifices de l’interprète, non à l’excentricité, non à l’émouvant et à l’ému… ». Soit, comme l’écrivait Jean Dubuffet, la fin et la condamnation de « l’asphyxiante culture » et de la « culture des veuves ». Ou pourquoi préférer le titre original d’un des célèbres tableaux de Picasso, « Le bordel d’Avignon », à celui qui est exposé comme les « Demoiselles d’Avignon ».
Que dire encore, quand le programme fait référence à L’Amérique de Kafka ? Ce roman initiatique ou d’apprentissage inachevé, abandonné en 1912, intitulé Le disparu et que Max Brod, en 1927, publiera sous le titre Amerika ? Roman où le jeune Karl Rossmann (en allemand homme cheval), après avoir engrossé la bonne, se voit imposer l’exil aux USA. Et y découvre l’errance, les petits boulots, la condition du migrant…jusqu’à ce que, au dernier chapitre, il soit recruté au Grand Théâtre de l’Oklahoma. Théâtre qui, à l’image du frontispice du Globe « Totus mundus agit histrionem », affiche un « slogan » de bienvenue « Tout le monde a sa place ». Roman critique à l’égard de l’Amérique – pas autant que le poème Amerika de Ginsberg – qui, du point de vue littéraire, est considéré comme un œuvre fondatrice, ouvrant la voie à un nouveau mode d’écriture… Karl, étant peut-être le fantôme, ou l’ombre de « Joseph K » dans le Procès, livre suivant.
Pour autant que le programme dessinait le spectre d’une histoire, et que l’on ne pouvait douter dès lors de la filiation du Nature Theater Of Oklahoma, la soirée même sous le vent fort qui s’engouffrait dans le Cloître des Célestins s’annonçait fabuleuse…
Autant en emporte du Vent
C’était sans compter sur une réalité. Le programme, comme en politique, n’est jamais que parole et papier. « Papier qui ne refuse pas l’encre » comme dit le proverbe. C’est-à-dire, que vous pouvez être abusé par l’encre. Entre deux écrans plats sur lesquels défileront les kilomètres de texte en français et en anglais, sur la surface blanche de la scène où se chantera Life and Times, à même un groupe musical qui orchestre le tout… Life and Times s’éternisera, dans un geste monosémique, des poses mono chorégraphiques, voire malgré l’inflation d’anecdotes et d’histoires secondaires qui obligent la mâchoire à articuler, un son mono syllabique qui tient à « Hum ». Sorte de ponctuation qui marque, dans le propos, une hésitation, un doute, un arrêt… mais que l’on finit par confondre à une boursouflure rhétorique.
Avant d’en arriver à ce commentaire, les 3H30, de Episode 1 (pas le courage d’avaler le 2 qui est la suite, mais au College. Donc, contraint de jeter l’éponge avant le Ko. Je reste avec mon Ticket du n°2, et n’ai pas la force de le revendre. Trop de concurrence à la porte des célestins où on casse les prix, à moins qu’un sentiment moral m’interdise de spolier un spectateur de son temps.)…
Avant d’en arriver à ce commentaire donc, il aura fallu encaisser un comique de répétition qui tourne au cauchemar de situation. Il aura fallu regarder 6 chanteurs ou, ce qui se donne comme une comédie musicale, fini par produire une comédie nasale. Une comédie lyrico-comique, rocococomique… Il aura fallu supporter le récit de A à Z, d’un sujet aux différents personnages, de la naissance à plus tard, à travers le détail d’anecdotes qui ont autant d’intérêt que le fond d’une couche-culotte (aucune injure ici, c’est à peu de chose près ce qui est évoqué dans le récit). Il aura fallu survivre à cette forme qui, pour autant qu’elle peut sembler distancier, est en définitive, incapable de rompre avec l’éducation campus. Aussi, ça ressemble vraiment, et je n’y vois rien d’autre, à un Karaoké (suis tenté de chanter le texte qui défile sur les écrans). A moins que les 3 Pompoms Girls en démonstration (jupe grise d’infirmière, fichu rouge sur crâne, ou autour du cou) ne soient pas autre chose qu’une bande de danseuse de foire revisitée par les Monty Python. Et que le mouvement d’avant en arrière, flexion de genou, ne me rappelle qu’elles sont à cheval (nom du héros Karl Rossmann) ou, incapable de se soustraire au stéréotype du « Poor long son Cow boy). L’interprète déguisé en lapin achève le spectateur que je suis… Disney ? Caroll ? Play boy… c’est le cou du lapin ressenti.
Sentiment de gueule de bois, ou d’avoir vécu une Danse marathon des années 30… épuisé quoi.

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Sacré Off ! https://www.insense-scenes.net/article/sacre-off/ Wed, 13 Jul 2011 17:51:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=764 —–
Dans la vieille rue des Teinturiers, où le monde avignonnais circule difficilement, il faut se frayer un passage pour arriver jusqu’au petit théâtre de l’Albatros. Là-bas, toute la journée, les spectacles s’enchaînent. A 18h30, tous les jours jusqu’au 23 juillet, le public peut se risquer à découvrir « Cecilem le Cinéma ! », un concert-spectacle mis en scène par Michel Vivier. Point de cinéma au programme de ce concert d’1h15 mais bien de la chanson. Variété.
Au dos de la petite carte de publicité, Cecilem est présentée comme une artiste qui tourne en France et à l’étranger : plus de 850 concerts nous dit-on. Elle est aussi l’auteure d’une B.O. : celle du dernier film de la comédienne-humoriste Isabelle Mergault, Donnant, donnant. De souvenir, le site internet précise que la jeune femme a vendu plus de 15 000 albums… Bref, de quoi assoir la légitimité de l’artiste dans le paysage culturel.
Sur la scène de l’Albatros, ils sont trois : Cécile au piano et au chant, Alain Richard à la batterie et François Muguet-Notter à la guitare. Quatre avec l’écran de cinéma qui couvre le fond de scène.
Si Cécile aime le cinéma, malheureusement le cinéma ne le lui rend pas. Les six/sept séquences filmées qui ponctuent le concert fonctionnent en interaction avec l’instant T de la scène. Un dialogue au sens propre s’installe entre les trois compères et leurs doubles présents à l’écran : les musiciens interpellent leur image et vice versa. Au tout début du spectacle, point d’image, juste des voix off cacophoniques qui finissent par lancer un « Action ! » : vous aurez compris que c’est ici le début du concert…
Construit sur l’alternance entre les morceaux, les intermèdes parlés-joués et les séquences filmées, le spectacle essaye vraisemblablement de naviguer entre les trois arts que sont la musique, le théâtre et le cinéma. Mais est-ce bien raisonnable ? Dynamiser et rendre un concert divertissant est une volonté tout à fait honorable mais devient suicidaire lorsque l’on nie et ignore les enjeux esthétiques propres à chaque médium. Est-ce bien raisonnable de mettre, sur scène, un fauteuil de réalisateur qui regarde vers l’écran en forme de pellicule alors qu’une boîte à fumée crache de minuscules cumulus de brume ? Est-ce bien raisonnable de faire couler des bulles de savon pour imiter la neige, de montrer l’image d’une femme seule dans la rue pour parler de la solitude, de mettre un képi pour jouer au flic pagnolesque, de s’absenter de scène pour montrer à l’écran l’arrière du théâtre afin d’illustrer la mise en abyme ? Est-ce bien raisonnable ?
Auteure, compositeur et interprète, Cecilem est certainement une artiste à la sensibilité généreuse. Sa voix est cristalline, puissante, monte facilement dans les aigus. Incontestablement, elle sait jouer du piano – non pas debout mais assise – et chanter en même temps. On la sent, en revanche, moins à l’aise sur les interventions parlées et les sketchs qui laissent percevoir son émotivité… Quant à ses musiciens, lorsque le piano (clavier) n’est pas omniprésent, ils se défendent plutôt bien avec leurs instruments respectifs. Se dégage de tout ça un son variété qui alterne chansons sautillantes, enlevées et mélodies douces. Le set est construit selon un enchaînement de chansons thématiques sur l’amour, la solitude, la liberté, la région d’enfance, la nature, la guerre, les femmes battues, l’autodérision physique, l’artiste aux prises avec les médias…
L’écriture est particulièrement travaillée mais reste classique, ignorant des effets poétiques modernes, oubliant de creuser le langage… Vous écouterez donc, avec Cecilem, des chansons qui sont presque toutes écrites en rimes – croisées, embrassées, pauvres, riches… – et qui racontent, bien sûr, des histoires…

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Le cadavre de Macaigne, comme un champ de bataille https://www.insense-scenes.net/article/au-moins-jaurai-laisse-un-beau-cadavre/ Wed, 13 Jul 2011 17:50:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=763

Au cloître des Carmes, la dernière pièce de Vincent Macaigne d’après Hamlet de William Shakespeare avec Samuel Achache, Laure Calamy, Jean-Charles Clichet, Julie Lesgages, Emmanuel Matte, Rodolphe Poulain, Pascal Rénéric et Sylvain Sounier, est un combat joyeux, sans souci de préservation de l’original du vieux barde. Un théâtre comme un champ de bataille, ou une aire de jeu pour enfants, auquel tous participent furieusement, jusqu’aux spectateurs dont l’artiste a besoin pour continuer à inventer son spectacle.
Pourquoi encore écrire à partir d’Hamlet ? Parce qu’Hamlet est une pièce inépuisable, un puit sans fond, une aporie. C’est l’histoire d’un jeune prince qui veut venger la mort de son père. C’est l’histoire d’un fils qui veut épouser sa mère à la mort de son père. Mais sa mère est mariée à son oncle, et le fils devient fou. C’est le prince des acteurs qui devant la monarchie du théâtre et du pouvoir n’a pas voulu se résigner. C’est un étudiant dépressif qui lit Friedrich Nietzsche…
Hamlet injouable. « Pas un personnage, mais un rôle, le rôle de l’homme », déclarait Antoine Vitez. Pas une pièce mais un livre de lecture, selon Goethe et Maeterlinck qui ajoutait : « Quelque chose d’Hamlet est mort pour nous, le jour où nous l’avons vu mourir sur la scène. Le spectre d’un acteur l’a détrôné, et nous ne pouvions plus écarter l’usurpateur de nos rêves. »[1]. Passage obligé dans la carrière d’un metteur en scène, cédant à la mégalomanie contagieuse du : « cette année je monte Hamlet et donc je pense » comme le disait Carmelo Bene. Il serait préférable de passer son chemin, faire son Stephen Dedalus : « les fossoyeurs ensevelissent Hamlet père et Hamlet fils, Roi et prince, dans la mort au moins, avec musique d’ambiance »[2].
Alors, qu’en a fait la compagnie Friche 22.66 de Vincent Macaigne ? Réponse en forme de question : la langue de Shakespeare, vous la voulez comment ? Bleue, saignante, à point, carbonisée ? Pour reprendre le titre de la pièce de Rodrigo García qui investissait avec son acteur fétiche Juan Loriente et une quinzaine de « murgueros », musiciens et danseurs de carnaval, ce même cloître des Carmes en 2007. En tout cas, la première partie de la nouvelle création de Vincent Macaigne y fait beaucoup penser. À l’image de la Carniceria Teatro (Boucherie Théâtre), les acteurs jettent leurs corps dans la lutte dans un rythme effréné.
Pour le texte, qui ne sera pas édité, « c’est une sorte de soupe » au dire de Macaigne : un véritable mélange entre la Tragédie d’Hamlet, prince du Danemark de Shakespeare, La Gesta Danorum de Saxo Grammaticus, Manque de Sarah Kane, et autres. Une histoire de la violence explosive, dont le thème était déjà au cœur des précédentes créations : Requiems 1, 2 et 3. Vincent Macaigne se confronte régulièrement à ses anciennes créations, et celle-ci ne fera pas exception. Il aime les œuvres en chantier, et précise : « il faut qu’un spectacle se mette à vivre jusqu’à l’épuisement ». Une manière de maintenir exprès la fraîcheur, le goût du risque, le danger aussi, pour venir « taper » contre la noirceur de grands textes comme L’Idiot de Dostoïevski ou Hamlet.
La scène est une composition entre le cimetière et un bric-à-brac d’objets : des distributeurs de boissons, des croix, des gerbes de fleurs, un orgue, des trophées de chasse, de sport, une table de banquet et ses victuailles, un furet empaillé pour la dépouille du spectre d’Hamlet Ier, sorti de son muséum d’histoire naturelle pour l’occasion, des drapeaux du Danemark, de l’Europe, de la France, un squelette – celui de Mademoiselle Julie ? – sous vitrine, des préfabriqués surplombant la scène…
Dès le début, pendant l’installation du public, un acteur chauffe la salle à « blanc », l’invitant à le rejoindre sur le plateau. Ça prendra le temps qu’il faudra, et il finira sans doute le festival sans voix à force de chanter à tue-tête sa petite ritournelle : « dans ma jeunesse / il me semblait bien doux / d’abréger le temps », mais ça marche. La fête a été bien préparée, il ne manquait plus que les invités, qui sont conviés à chanter, danser, manger aux noces du roi Claudius. Vincent Macaigne a le désir d’impliquer le spectateur, de le secouer, de le faire réagir et donc de participer à ce qui se passe sur le plateau. Il parle parfois du public comme un personnage, une sorte de rôle, acteur à part entière de ce travail qui n’est pas fini. Toute l’équipe, des comédiens aux techniciens, construisent au fur et à mesure, avec l’inertie, la haine ou l’amour, avec une réception qui différera d’un soir à l’autre[3].
Le public regagne les gradins et Horatio commence son prologue. Hamlet tout de noir vêtu patauge dans la fosse à purin et pleure le cadavre en décomposition de son pauvre papa. Ici, ça gicle, comme ont pu l’expérimenter les spectateurs du premier rang se couvrant d’une bâche prévue à cet effet. Ici, l’appel à la colère s’entend dans les injures répétées à l’envie : « putain », « casse-toi », « ferme ta gueule », et les « merde », qui ponctuent souvent le texte crié, craché, débité, au micro ou carrément au mégaphone, en forme de protestation à notre problématique sociale qui semble sans issue. L’utilisation de cette violence n’est pas gratuite et il n’y a pas la volonté de déchirer l’oreille du public, mais bien plutôt de lutter contre l’aseptisation galopante de notre monde.
« il n’y a pas d’autre choix pour la jeunesse que de s’exalter, pas d’autre choix pour Hamlet que de venir trouer ce qui l’entoure. Cette quête de l’absolu, c’est une nécessité inscrite dans la chair de chacun de nous depuis le début de notre travail. Nous la poursuivrons dans un rapport naïf et violent au conte, en refusant absolument l’abstraction et le cynisme. »[4]
Si loin si proche… Il y a du Alfred Jarry dans tout ça. Un roi Ubu-Claudius costumé en banane tel une mascotte de terrain de foot, démarre ses noces en retard, se plaignant qu’ici « il n’y a pas de joie ». Beaucoup plus proche, les références cinématographiques, les clins d’œil, sans doute quelques clichés, mais peu importe, l’image est probablement au centre du travail de Macaigne. Et ce déplacement du théâtre de texte à l’image est une pensée intéressante, que ce soit l’utilisation du cinéma, la télévision, la photographie, voire la publicité. On se tire dessus à coup de revolver, genre règlement de comptes mafieux à la Scarface ou Le parrain. « Il n’y aura pas de miracles ici », ce néon sur les toits des préfabriqués indiquant avec une flèche le plateau, qui n’est pas s’en rappeler The Million Dollar Hotel de Wim Wenders, refuge de tout un tas de créatures déjantés et marginales. La reine Marilyn Monroe-Gertrude chantant « Happy birthday Mr President ». Le célèbre monologue « Être ou ne pas être » revu à la sauce Massacre à la tronçonneuse. Et comment ne pas penser à Brazil de Terry Gilliam, du Fight club avant l’heure ?
Vincent Macaigne peut être fier de ce résultat provisoire. Dans ce festin de sexe et de sang, il est certain que l’horizon d’attente du projet peut paraître un peu brutal, mais il fallait au moins ça pour faire pièce à la fadeur et l’ennui de certaines productions françaises. On a pas souvenir d’un tel don de soi. Macaigne et sa bande investissent la totalité du cloître des Carmes et le dévastent tout de même au passage. Vision d’un royaume du Danemark, et d’une Europe en dépôt de bilan. Au moins j’aurai laissé un beau cadavre s’avère un spectacle beaucoup plus politique et insurgé que simplement potache et provocateur, ce qui ne l’empêche pas d’être souvent très drôle.
[1] Cité d’après Hans-Thies Lehmann, « Le Théâtre postdramatique », Paris, L’Arche, 2002, p.89.
[2] James Joyce, « Ulysse », nouvelle traduction sous la direction de Jacques Aubert, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2004, p. 268.
[3] Entretien avec Jean-François Perrier, Cloître Saint-Louis, 8 juillet 2011.
[4] Note d’intention de Vincent Macaigne, site internet de la compagnie : http://vincentmacaigne-friche2266.com/actualites/note-dintention.html

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Les villes endormies : Réveillez-vous ! https://www.insense-scenes.net/article/les-villes-endormies-reveillez-vous/ Wed, 13 Jul 2011 17:49:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=762

Ecole d’Art, 23H00… Dans la vingt cinquième heure, Sylvain George propose une mise en espace de Et nous brûlerons une à une les villes endormies. Une œuvre vidéo, musicale, poétique, sur la situation des clandestins qui attendent une opportunité pour passer le Channel. Une œuvre construite sous forme fragmentaire, soutenue ponctuellement par l’harmonica d’Olivier « Diabolo » Paltsou, et la voix de Valérie Dréville en récitante. Une respiration aussi poétique que violente dans la lignée et l’influence de Ginsberg contre les barbaries légales.
« L’avenir d’un afghan c’est chez lui pour reconstruire l’afghanistan » disait le ministre de l’intérieur de 2002, à Sangate, devant les habitants d’un bourgade prise pour tête de pont de l’Eldorado que figurait la Grande Bretagne. Sans doute la métaphore de cette déclaration préélectorale pleine de « bon sens », se retrouve-t-elle dans l’image des paniers à salade du petit matin, 6H00, où une poignée de policiers coursent les clandestins engourdis par le froid de l’hiver, surpris au sommeil sous leurs bâches plastiques par ces personnels sociaux chargés de l’ordre, du bien-être national et du bonheur pour tous.
L’œuvre de Sylvain George, qui fait des films-essais-poétiques[1] ne prétend pas être un documentaire où une séquence médiatique qui montrerait les politiques à l’œuvre dans la conquête de voix d’un second tour. L’œuvre de Sylvain George est militante et politique via l’objet qu’elle saisit (la vie des clandestins, des réfugiés en attente d’un « boat people » pour l’Angleterre, les campements précaires de nomades en bordure des zones d’embarquement). Politique, dis-je, car l’œuvre plastique (vidéo, mise en espace, mise en voix et en son) rappelle qu’il y a un lien contiguë entre le politique et l’œuvre qui partagent l’esthétique. Ou l’histoire d’un duel entre l’esthétisation du politique et la politisation de l’art…
Et nous brûlerons, une à une, les villes endormies participe du second. C’est un carnet de bord de tournage (entrepris en résidence au CENTQUATRE), qui tend à rendre compte, sur un mode littéraire, poétique, sonore, visuel de portraits anonymes, de « hors corps », de personnes, de situations et de faits rencontrés. Un zoom sur les doigts brûlés à l’acide pour faire disparaître les empreintes digitales et du coup échapper au fichier FAED de la police. Le récit de la douleur que cause l’acide extrait d’une batterie de voiture. Un plan sur la vie nocturne de silhouettes ralenties qui hantent les docks. Le silence qui les entoure. Une séquence sur quelques palabres ou chants nostalgiques autour d’un feu de pacotille qui ne réchauffe qu’à peine. Image d’un nounours qui brûle. Une livraison d’infos sur les techniques que s’échangent les états pour contrer les flux migratoires de la frontière du Mexique, aux plages du Pas-de-Calais. Manière de pointer l’organisation des ordres mondiaux, leur connivence dans la concurrence, la récurrence d’un modèle d’organisation sociale qui s’incarne dans la gestion des migrations et les politiques protectionnistes…
Et nous brûlerons, une à une, les villes endormies agence ainsi une série d’images de biographies en panne. Dans un format qui propose de saisir un paysage dans le reflet d’une mare d’eau, dans le passage d’un périphérique qui borde un terrain vague, dans l’éclat d’une vitre cassée, dans un taillis, un buisson lardé de plastiques, dans un son qui rapporte le souffle d’une course égarée… en Noir et Blanc, les images montées en discontinu racontent la sortie de route d’individus en errance.
La voix de Dréville, elle, porte haut un commentaire nourrit d’une réalité informative et renseignée, mais aussi d’un écrit, un texte : un poème, qui oscille entre douceur et cruauté. Et de regarder la liasse de feuille qu’elle tient d’une main quand l’autre, tendue, montre les doigts se délier faire écho à un rythme, à un phrasé, un accent… comme le mémo et le dossier à charge de comportements politiques iniques. Voix qui se retire et silhouette qui s’absente quand le son free noise, blues, samples de l’harmonica prend le relais.
Ainsi passe ce temps court, étranger au spectaculaire, où Et nous brûlerons, une à une, les villes endormies se présente comme une performance neutre, prise dans les découpes lumières, entretenant avec l’effet, une distance nécessaire à le mise en place de cette œuvre politique. Distance, voire distanciation qui préserve de l’hypnose, que Sylvain George tient de son rapport philosophique à Benjamin lequel, de l’œuvre d’art, attend qu’elle souligne une vérité qui se donne dans un « langage pur » comme il le cherchait.
[1] Qu’ils reposent en révolte, L’Impossible – Pages Arrachées -, la série des ciné-tracts Contre-feux… des essais vidéos complémentaires qui montrent autour d’un même sujet (la clandestinité, l’immigration, les sans papiers…) les perceptions que l’on donne de cette histoire humaine, selon que l’on est d’un camp ou d’un autre.

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Paranoïa… entre B et Z. https://www.insense-scenes.net/article/paranoia-entre-b-et-z/ Tue, 12 Jul 2011 18:00:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=768 ——
Présentés séparément, mais figurant les deux derniers volets d’un ensemble intitulé l’Heptalogie, les textes Paranoïa et L’Entêtement de Rafael Spregelburd, librement inspirés des Sept Péchés Capitaux de Jérome Bosch, sont joués à la salle Vedène-Espace Bardi dans une mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo et Elise Viger. Retour sur Paranoïa, ou 2H20 en immersion…
Spregelburd : une « toute » petite entreprise…
Visible au musée du Prado, les sept péchés capitaux de Jérome Bosch sont, au hasard d’une rencontre, à l’origine de l’Heptalogie de Spregelburd, né en 1970, à Buenos aires, auteur, metteur en scène et directeur de la compagnie El Patron Vazquez, depuis 1994
Composé de l’Inappétence, de la Modestie, de l’Extravagance, de la Connerie, de la Panique, de la Paranoïa et de l’Entêtement, l’essai poétique de l’auteur pourrait être assimilé à une sorte d’Odyssée pointant et soulignant les dérives de la fin du XXème siècle. Toutes les dérives qui, inspirées d’un art religieux qui traitait les sept péchés capitaux : « orgueil, avarice, colère, luxure, envie paresse, gourmandise » trouveraient de nouvelles traductions dans un monde moderne. Dérives et mutations donc où la valeur d’ordre viendrait à se régénérer sous d’autres formes, à commencer par le souci obsessionnel de l’origine, du centre, de l’Un… Idées et fondements de nouveaux ordres moraux mis en difficulté ces dernières décennies. Spregelburd développe alors ainsi : « Mon Heptalogie est personnelle et tente de témoigner de la chute de l’ordre Moderne qu’on croyait le nôtre ». D’où ces sept œuvres qui s’appellent et s’interpellent (…) à travers un réseau enchevêtré de grammaires et de références croisées cachées sous l’épiderme du langage. Mieux exprimé par un théorème de Gödel et que je modifie de mémoire : tout système fermé de formulations axiomatiques comporte une proposition non énonçable, indécidable, à partir des éléments de ce même système »
Et Spregelburd d’ajouter : « j’ai écrit ces œuvres comme si j’avais égaré moi-même le dictionnaire de la modernité. Alors, il se produit chez moi le phénomène recherché : l’étrangeté ».
Cette étrangeté n’est sans doute pas pour déplaire à son compatriote et ami Marcial Di Fonzo Bo. Acteur au cinéma, interprète de Picasso pour Woody Allen, formé auprès d’Alfredo Arias et ambassadeur du théâtre de Copi… Di Fonzo Bo aura trouvé au TNB une partie de sa formation, chez Claude Régy une rigueur d’acteur, mais c’est Matthias Langhoff qui, dans la cour d’honneur, en lui offrant le rôle de Richard III, le porte à une visibilité depuis jamais quittée. S’en suivent une dizaine de spectacles et dans le même temps le désir naissant de faire de la mise en scène. Pas qu’il franchit en créant le Théâtre des Lucioles. C’est cette bande-là que l’on retrouve dans le In d’Avignon.
Paranoïa… histoire courte
Indifférent au spectateur qui prend place lentement dans la grande salle de Vedène, sur un grand écran est projetée une vidéo de nageurs, prisonniers d’une sorte d’aquarium. Puis, parasitée, l’image floue d’un capitaine se substitue aux sirènes. Il s’agit du commandant du Sous-marin le « Chez –nous » où nous sommes désormais contraint de résider prévient « Mister Nemo ». L’heure est grave, la minute est à la bombe atomique, aux missiles et on y a croirait si, dans les coursives, petites femmes et matelots embarqués, soit une bande de ruskov avinés, ne semblaient fêter la nouvelle ère.
Première séquence d’une succession de tableaux, l’image du « bateau ivre » disparaît et fait place à un énorme module circulaire, à l’intérieur duquel, se joue un « plus belle la vie » chinois dont le scenario n’aurait pas tranché entre tradition et Manga.
Troisième séquence : sur le front de scène apparaissent les acteurs d’un drame mondial, appréhendé sous la forme d’un huis clos intime. En blanc, sorti d’on ne sait et ramassé par on ne sait qui, ces êtres sont les survivants d’un monde assailli par les « Intelligences » (alias et autres extra-terrestres) qui se nourrissent de Fictions. Il reste 24H00 au dépressif, au mathématicien, à l’écrivaine, à l’androïde plus humaine que nature, à un autre commandant pour sauver le monde et ses existences.
S’engage alors une course-poursuite contre la montre où notre club des Cinq, assemblé en équipe de tournage et scénaristes, fabrique une fiction qui doit obéir au bout goût des Intelligences.
Le spectateur suivra dès lors l’épopée de nos « sauveurs du monde » qui, « brainstormant » sur un récit, vont écrire une histoire, genre Telenovela aux multiples rebondissements comme le genre l’exige. Ou l’histoire de Brenda programmé pour être miss Venezuela (en fait une création génétique sabotée par les bistouris et quelques cliniques esthétiques) devenue psychopathe et seriel killer. Ou l’histoire d’un flic addict et boulimique mis au placard qui découvre le dossier Brenda et en fait sa seconde Chance. Ou l’histoire de la « procureure » en déficit de sexe qui veut que le flic nourrisse sa chatte (c’est le texte, à peu de chose près). Ou l’histoire du chirgurgien Branga, assassiné au couteau de cuisine par la Brenda… ou une série d’épisodes et de nanars où l’on croise aussi le coiffeur inquiétant, le chirurgien négligeant, un inspecteur des sixities clone de Serpico, Colombo, Hutch, Max la menace… Soit un ensemble, comme l’exige le genre Telenovela de « nouvelles » courtes où on suit les destins singuliers de personnages plats…mais tragiques of course.
Histoire qui, dans sa complexité, ne sera pas sans influencer en retour celle du Club des cinq à l’imagination débridée et à l’empirisme forcené. C’est à qui mieux mieux trouvera le prochain épisode qui doit les sauver des Intelligences. Résultat, le spectateur suit deux séries télévisées, puis le « Club des Cinq » finit par ressembler à ce qu’il invente.
Sur scène
Sur scène, les metteurs en scène Elise Vigier et Marcial Di Fonzo Bo auront fait le choix d’un dispositif scénique qui devait rendre la complexité traitée, l’emboîtement de ces histoires et l’enchevêtrement de ces récits. Aussi, le module circulaire sert-il d’écran et de vaisseau, selon qu’il s’ouvre ou se ferme pour diffuser le Telenovelas ou la vie à bord. Greffées à cette structure, deux cabines vertes de tournage divulgue les temps de réalisations de ce qui est projeté en temps réel sur l’écran. Le travail est à l’identique d’un studio de tournage et le montage d’images incrustées a tout à voir avec la production de ce genre de série télévisée.
Ce qu’ajoutent les metteurs en scène à ce processus qui est au plus près du réel des conditions de production, c’est un rapport à l’imaginaire dont la pratique théâtrale devait s’emparer. Aussi Viger et Di Fonzo Bo s’engagent dans une hybridation de l’image et des genres où le film d’animation se mêlent au genre qu’est la science fiction. Touches esthétiques qui n’est sans produire quelques nuances poétiques sur le propos que dessine Paranoïa. Propos critique, bien entendu, puisqu’en proposant ce travail, ils font la critique d’une pratique qui n’entretient avec la création qu’un rapport d’industrie. Paranoïa pointe alors les défaillances de ce système qui abreuve la planète d’histoires stériles dignes de celles disponibles chez Arlequin, de traductions bâclées qui rendent incompréhensibles et ridicules des dialogues déjà débiles, de techniques cinématographiques d’un autre âge, d’un jeu de l’acteur qui fait dans l’alimentaire et a abandonné tout travail, de plans filmiques qui n’occupent guère plus que ceux tournés dans une cabine d’essayage, de formats taylorisés, de séquences où le melting pot des genres sert à un faire croire à un rythme inaccessible….
Propos critique sans doute mais qui fait de Paranoïa un livre des recettes mis en scène sous la forme d’un spectacle de cabaret où le fait de retrouver la totalité de ces principes structurants produit un effet de saturation. Jeu mièvre, appuyé et sans relief. Loft story scénique, diction naturaliste…
Au comble, alors que Fonzo BO n’est pas étranger à l’univers iconoclaste de Copi, qu’il mesure vraisemblablement l’intérêt de l’esthétique du Kitsch et l’influence de Jodorowski sur la distanciation que l’on peut entretenir avec l’esprit critique… Marcial Di Fonzo Bo livre un Paranoïa qui patine… Pour la seule raison qu’à vouloir être au plus proche de son objet, Paranoïa tend trop à lui ressembler. Ou l’histoire d’un théâtre qui est entré par la petite porte dans celle du cinéma et ses classements. A défaut d’être un spectacle d’auteur, d’arts et essais… Paranoïa se situe aux alentours d’une série B, au risque de tomber plus bas dans l’alphabet des séries Z. Dommage.
le 14 juillet à 22H00, les 13 et 15 à 14H30, salle Vedène-Espace Bardi,

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Le Chaos Macaignien https://www.insense-scenes.net/article/le-chaos-macaignien/ Tue, 12 Jul 2011 17:58:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=767 —–
En lieu et place du Cloître des Carmes, Vincent Macaigne livre sa première création avignonnaise : une libre adaptation de « Hamlet ». Spectacle de 3h30 avec entracte, « Au moins j’aurai laissé un beau cadavre » est le résultat d’un désir, celui de dialoguer avec les grands dramaturges ; d’une urgence, celle de clamer son désaccord avec le système en perdition ; d’un appel, celui de la révolte et de la lutte artistique.
De la partition, magmatique…
Sur le terreau du tragique shakespearien Macaigne orchestre des états de chaos.
A commencer par la partition textuelle qui est un enchevêtrement de couches disparates. Si le metteur en scène choisit de travailler à partir de la traduction de François-Victor Hugo, ce n’est certainement pas pour la respecter à la lettre. Scènes et actes sont coupés et triturés. Des passages de la chronique originale écrite par le moine Saxo Grammaticus au XIIIe siècle y sont insérés. Les langues du XVIe et du XIIIe sont accolées à celle du XXIe. Macaigne écrit lui-même des scènes étrangères à la fable, des rajouts, des sketchs, des réinterprétations ou des déplacements de certains épisodes. S’y donne un langage cru et vulgaire, oral, où la ponctuation se fait à coup de « merde » et de « putain ». Un langage d’urgence ; le langage des « intranquilles », des furieux, de ceux qui sont en perte de pouvoir ; le langage de ceux qui n’ont plus la place, la possibilité, la capacité de s’exprimer et qui le font en hurlant des « Ferme ta gueule ! ». A cet amas textuel, il faut ajouter les emprunts faits par Vincent Macaigne aux auteurs qui l’ont inspiré, ou du moins en faire l’hypothèse. Nietzsche est vraisemblablement dans les parages… Un passage – déformé ? – de Manque de Sarah Kane semble également s’être engouffré dans la bouche d’Ophélie déclarant son amour à Hamlet. Etc. La partition est un véritable magma. D’autant qu’elle est également très visuelle. De nombreuses images fonctionnent comme des épisodes à part entière s’ajoutant à la partition ou supplantant le texte.
Macaigne tire librement les ficelles du mythe pour suivre les lignes directrices qui l’intéressent. Le burlesque est ainsi un des axes qui domine toute la première partie. Claudius, le roi, y apparaît déguisé en banane. Véritable fou furieux, trublion, il prêche la joie et la « fête » à outrance tel un pathétique jet-setter. Grotesque également le traitement du spectre qui devient un furet empaillé. La troupe de théâtre, quant à elle, est incarnée par Roger Roger, un pervers sexuel et libidineux qui traîne avec lui un théâtre classique et poussiéreux.
La chair est l’autre motif particulièrement prégnant de la fable macaignienne. Les jeux érotiques entre Gertrude (reprenant le « Happy birthday Mister President » de Marilyn Monroe tout en faisant un strip tease) et Claudius font glisser les corps jouisseurs jusque dans la fosse boueuse où baigne le cadavre d’Hamlet père. Image de stupre par excellence. Presque trop évidente. Plus inattendu en revanche : le viol à demi consenti d’Ophélie par Claudius. Incarnation charnelle de l’humiliation subie par la jeune fille et de son autosacrifice sur l’autel du mensonge et du pouvoir (cf. château gonflable).
La chair c’est avant tout la matière : le sang qui gicle, l’eau putride et souillée qui éclabousse et déborde, l’herbe ravagée, les alcools déversés, les cigarettes allumées, les musiques tonitruantes, les coups de feu éclatant… le vivant, selon Macaigne.
Le cloître des Carmes assiégé
Champ de foire puis champ de bataille, le Cloître des Carmes est littéralement envahi.
D’abord par les spectateurs sommés par le comédien Sylvain Sounier de monter, avant même que le spectacle ne commence, sur le plateau. Réalisant un véritable tour de force, le « chauffeur de salle » réussit à faire grimper plus d’une cinquantaine de spectateurs sur le plateau pour un moment de liesse et de rassemblement populaire où tout le monde chante, frappe des mains, et semble avoir oublié le regard des autres. Où chacun, le temps d’une bonne vingtaine de minutes, s’est affranchi du rapport scène / salle.
L’invasion c’est bien sûr l’abondance des objets et des particules hétéroclites de décors, des projecteurs et des rampes de lumière qui surplombent l’enceinte religieuse du XIIIe siècle. Les moindres recoins sont investis. Utilisant la hauteur du lieu, Macaigne place au dessus des arcades une cabine vitrée avec volets roulants. Une tribune royale aux allures de construction préfabriquée surmontée d’une enseigne lumineuse de fête foraine qui indique « Il n’y aura pas de miracles ici ». Une vitrine de magasin dans laquelle les personnages deviennent des figurines, des mannequins, des objets de mode. Image du superficiel qui ne manque pas de faire écho aux posters des deux frères affichant d’un côté un Claudius play boy James Bondien et, de l’autre, un Hamlet 1er encapé et ringard. Clin d’œil à la peopolisation des représentants du pouvoir ? Camouflet aux hommes du bling-bling ? Dans tout les cas, la cabine est bien une vigie, une fenêtre ouverte sur le royaume pourri du Danemark, sur la trahison et le mensonge.
L’accumulation des débris – notamment des serpentins tirés par les canons de feu d’artifice et dans lesquels les acteurs s’engluent constamment – mêlée aux matières répandues, ajoutée à la vue des éléments hétérogènes en tout genre – distributeurs automatiques de boissons, collection de trophées, têtes d’animaux empaillés, croix, crânes, piano, etc. – fait régner le désordre et le chaos sur le plateau. Volontairement montrée au public, l’utilisation des artifices est récurrente et va crescendo. L’artillerie spectaculaire s’emballe particulièrement sur l’épisode de la souricière. Pour mettre en œuvre la pièce dans la pièce, pour exécuter le plan d’Hamlet – représenter, grâce au théâtre, le meurtre de son père par son oncle Claudius afin de faire éclater le vérité – Vincent Macaigne a recourt aux fumées, aux musiques inquiétantes, aux litres et aux litres de faux sang. Il atteint le summum avec l’utilisation de souffleries qui érigent un énorme château gonflable ensanglanté du massacre qui vient d’avoir lieu (château qui sera réutilisé pour le viol d’Ophélie).
La souricière, séquence de basculement de la tragédie, nœud dramaturgique, est traitée dans la démesure et l’outrance contrairement à la tuerie finale représentée de manière sobre, réfléchissant ainsi une violence sourde et profonde. Cela arrive après la folie d’Ophélie, elle aussi, finement traitée. Les personnages, à commencer par Gertrude nue et ensanglantée, vont alors s’immerger, un à un, dans un aquarium se remplissant progressivement d’eau et de rouge pour former une communion de corps morcelés. Dans une ultime image, Hamlet contemplera les cadavres laissés, enlacés dans la tragédie de la vérité.
Pulsionnel et physique, le théâtre de Vincent Macaigne s’envisage du côté de la performance. La partition qu’il demande à ses acteurs – et à ses techniciens ! – est redoutable. L’accident d’ailleurs est redouté. Le metteur en scène fait travailler son monde dans la logique de l’épuisement. Il carbure à la rage et à la colère obligeant à crier, courir, patauger, exploser !
Après avoir passé presque dix ans sur plusieurs versions de son Requiem, après avoir revisité Dostoïevski avec Idiot !, le jeune trentenaire affiche ses ambitions en s’attaquant à Hamlet. Un passage – obligé ? – qui semble pouvoir, ou non, inscrire un artiste dans la cour des grands.
Dans la cour des Carmes, en tout cas, le jeune Vincent réalise ses rêves et propose sa vision très personnelle. « On n’a pas pu m’enlever mes rêves parce que j’en recrée tout le temps. Je vais plus vite que ce que le système veut imposer. »[1] confiait-il à Jean-Louis Perrier en octobre 2010. L’homme entend entrer en résistance par le biais de l’art. Sa très libre version d’Hamlet égratigne la société, le fameux « système ». Incompréhension générationnelle, perte d’autorité et de re-pères, échec du dialogue mais aussi peur de l’étranger, consommation forcenée, pouvoir d’achat, privilèges des puissants, dictature du divertissement, aveuglement politique…
« Rien n’est jamais donné à personne. Tout travail est ce que tu en fais. » clame l’acteur Polonius aux abords de la fin du spectacle. Une invitation à retrouver et surtout à chercher en soi les forces vives pour lutter. Au risque de rater et de laisser, par-devers soi, un beau cadavre…
[1] « L’écorcheur écorché » in Mouvement n°58, janvier-mars 2011, p.62.
Au Cloître des Carmes à 21h30, du 9 au 19 juillet 2011, relâche le14.

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Petite mademoiselle Julie https://www.insense-scenes.net/article/petite-mademoiselle-julie/ Tue, 12 Jul 2011 17:57:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=766

A deux pas du Cloître des Célestins, au restaurant que l’on a baptisé Tartines pour ses tranches de pain aux anchois, huile d’olive, oignons et tomates… Nadia Xerri-L arrive un peu à la manière de tous les artistes qui occupent le In et le Off du 65ème Festival d’Avignon. Un peu à la bourre, décoiffée, une petite robe à fleurs humbles tenue par un ruban un peu plus épais. Le visage souriant et néanmoins l’air un peu fatigué, elle assure à La Manufacture la présentation de deux de ses spectacles, écrits et mis en scène par elle : Le Chemin du But et Julie Telle que. Deux créations qu’elle reprend et qui lui ont assuré plus d’une soixantaine de dates en France. Retour sur Julie Telle que…Monologue intime et paroles testamentaires de Julie, interprétée par la comédienne Shams El Karoui.
Dialogue écourté
Si le temps l’avait permis, autour d’un café renouvelé dans la régularité des « addicts » à la caféine, le dialogue avec Nadia Xerri-L aurait sans doute porté sur son travail. Celui de l’écriture et de la mise en scène. On serait vite passé sur son itinéraire d’immigrée maltais métissée de breton. Peut-être que les sculptures de son père autodidacte aurait été un motif de conversation et que quelques-unes ne sont pas étrangères à la manière qu’elle a, elle, de modeler la scène et l’écriture. Son goût de Koltès : celui des hangars et des zones urbaines, des êtres à la marge de la pensée et des coups durs, nous aurait sans doute installé dans une longue conversation. Après tout, on ne vient jamais au théâtre par hasard, et la première fois n’est pas sans compter, sans orienter le regard et la main qui écrira. Nadia, elle, le comprend vers 11 ans, sa mère, elle, lui offre un abonnement aux Amandiers qui lui donnera le goût de faire une maîtrise de poésie contemporaine. Il n’en fallait pas moins pour que la suite de sa vie se retrouve prise entre la poésie (ou un geste solitaire) et le théâtre (une offrande à l’autre). A 30 ans, déjà, Nadia Xerri-L est l’auteur de plusieurs textes : Solo d’Ava (2002) qu’elle pose sur la scène d’un hangar à Saint-Denis. Ça plait immédiatement, on le programme ici et là, notamment au Théâtre Paris Vilette (2004). L’une de l’autre (2006), second texte, bénéficie de soutiens institutionnels, et voit la presse nationale s’enhardir à écrire quelques papiers. Viendront ensuite Elles (2008), puis Couteau de nuit (2008) qui sera accompagné par de nombreux lieux pro dont Le Théâtre de la Ville, la Comédie de Reims, La Comédie de Saint-Etienne, le Grand T à Nantes… Jusqu’au Volcan du Havre où elle est artiste associé. Un texte qui relate les 3 première minutes d’un procès et n’est pas sans lien avec Julie telle que. Avant, pendant et aujourd’hui, à la mise en scène de ses propres textes, comme auteur aussi (publiée chez Actes Sud), ou dans les ateliers d’écriture qu’elle fait dans le milieu carcéral, Nadia Xerri-L se dit « accoucheuse ». Un mot qui n’est pas neutre et réfléchi chez elle un goût certain pour les sagas intimes. Mot au pluriel et donc palindrome qui dit qu’une histoire a un endroit et un envers, un aller et un retour, un va et revient… Qui dit qu’une histoire se lit toujours au regard d’une complexité que les personnages de ces pièces affichent comme dans L’instinct de l’instant (2011) qui joue sur le tintement de sonorités troublantes lesquels, à tendre l’oreille, font entendre une hésitation dans la construction d’une variation « inst…incts…ant ». Un tâtonnement de la langue, dans la langue, en quelque sorte.
Julie telle que…
Est d’abord un titre écourté. Une sorte de titre amputé ou mutilé d’un objet, d’une extension, d’un sémantisme attendu. Un titre qui oblige à un effort d’imagination. Julie telle que vous l’imaginez, telle que vous la verriez, telle que la vie la faite, telle que la mort va la prendre… Julie telle que… est ainsi un texte à lui tout seul où le titre, phrase inaugurale, jette immédiatement une énigme, souligne un secret, laisse entendre un montré/caché. Un titre ou pas encore un titre, et déjà une action. Entrant plus avant dans la fiction, Julie telle que sera une histoire triste, nouée par le sentiment d’une mélancolie indépassable, une injustice irrecevable, un amour fraternel qui finit comme Ophélie, en ondine désespérée. Et ça parce qu’un frère, Alex, un jeune beau mec un peu branleur qui s’est fait une réputation de dur, de blouson noir, de tombeur de filles… à la sortie d’un karaoké bar sera pris pour le meurtrier d’un autre. Erreur de casting pour le petit James Dean adulé de sa sœur Julie, héros d’une famille où Jean-Pierre (le père) s’offre le droit de cuissage et d’humiliation de Patricia (la mère). Alex, le héros de Julie, le grand-frère, s’était un jour élevé contre ces manières. Mais voilà, Alex est en cabane, Julie au parloir. La presse, toujours plus rapide que la justice, diffuse des portraits du pas encore jugé et déjà coupable. Et Nadia d’écrire cette histoire en pointant l’erreur judiciaire et, mais surtout, en montrant la chute de Julie. Une sorte de descente aux enfers, de déambulation solitaire, de course contre le judiciaire, de conscience qu’il n’y aura aucun retour en arrière.
Sur la petite scène de La Manufacture, une comédienne seule fait le récit de deux vies brisées. Celle de son frère, petit Zucco de cambrousse. Celle de Julie qui va des champs vers la ville en traînant sa solitude. Elle est toute seule alors à faire le compte de ses misères, de ses bonheurs éphémères, des rejets arbitraires qui la poussent vers la sortie.
Une enfance faite de petits secrets qui lui ont gâchés les nuits quand son père baise sa mère derrière la cloison HLM qui vous rappelle que l’intimité ça se paie dans le bâtiment. Une adolescence coincée au lycée aux portes des bandes de jeunes qui ne la regardent pas. Une fuite en avant vers la ville quand Alex arrêté, c’est toute la famille que le bled de campagne reluque comme des dangers.
Le monologue de Shams El Karoui tient alors à quelques écarts de voix quand la colère est trop lourde, quand la douleur est trop vive. Dans sa petite robe noire qu’elle remontera avant de se noyer pour ne pas la froisser ou ne pas froisser, le cheveu noué, elle a l’allure d’une petite nénette simple qui cherchait juste un endroit où se greffer. Sur le plateau, on la suit. En front de scène, elle est à confesser une part intime ou au parloir. Style indirect convoqué pour rapporter des dialogues sous surveillance. En fond de plateau, elle revient sur l’enfance à la lueur d’une lampe de bureau. Sous le portique mis au centre de la scène, on sait qu’elle passe aux détecteurs de métaux de la prison. En guise de détection, on l’entend gémir, s’insurger et confier son identité.
La mise en scène de Nadia Xerri-L privilégie le noir, voire l’ombre qui fait écho à Julie : une âme en peine, ombre d’elle-même. Et les seules couleurs qui viendront « égayer » ce dispositif scénique simple sont quelques néons verts et rouges qui marquent moins un espace qu’un mouvement vers des gares aux architectures « flaschy » ; moins un espace qu’une manière de s’écarter, de se faire oublier jusqu’au moment où on en perd la trace, et que le noir funèbre dit la fin de Julie telle que.
Simple, tenu à un monologue, à une sorte aussi de parole intérieure, Julie telle que, dans la mise en scène de Nadia Xerri-L, joue sur un théâtre d’écoute, un théâtre d’oreille qui, dans la tradition du drame contemporain pourrait être un fait divers. Et d’entendre dans cette pièce et ce texte un enjeu existentiel où lorsque toute fuite est devenue impossible, qu’aucun espace extérieur ne peut plus vous recueillir et qu’aucune autre pensée que la tristesse ne peut plus que vous habiter, alors il reste une porte de sortie. Ou le suicide comme espace ultime, passage que l’on fait en clandestin, seul, à l’écart. Julie telle que, ou une sœur de Mademoiselle Julie, une tragédie, un drame…un autre fait divers…
La Manufacture, jusqu’au 28 juillet, en après-midi.

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L’Entêtement : ecce homo https://www.insense-scenes.net/article/lentetement-ecce-homo/ Tue, 12 Jul 2011 17:53:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=765 ——
En alternance avec Paranoïa, Elise Vigier et Marcial Di Fonzo Bo présentent L’Entêtement de Rafael Spregelburd.Seconde création qui, après que Paranoïa nous a conduit dans l’espace artificiel des Telenovelas, revient à la réalité et à l’histoire de l’Espagne prise dans l’étau de 1936. Pièce radicalement différente de la première, même si, en définitive, la langue hispanisante unit l’une à l’autre, L’Entêtement rappelle ce que parler veut dire, ce que prendre la parole induit, ce que le langage porte d’essentiel, de vital, d’originaire. Soit deux pièces, Paranoïa où la parole est juste désuète et économique, quand L’Entêtement explicite que le discours est politique, que le langage est un enjeu ontologique. Salon presque philosophique à Vedène…
Enracinement
Sensible dans Paranoïa, sans que l’on puisse prendre réellement la mesure de l’enjeu qu’est le langage, L’Entêtement est vraisemblablement la pièce de Rafael Spregelburd qui pose de manière récurrente la question de l’ordre du discours. Au point que le motif de la fiction : la mise au point d’un dictionnaire à même de saisir l’essence même de toutes les langues, trouve des contrepoints pluriels à travers une succession de personnages qui sont tous emblématiques et symboliques d’un usage du langage. Ainsi peut-on parcourir divers états de celui-ci, via le langage illuminée ou poético-mystique de la jeune fille malade Alfonsa, le langage révolutionnaire de John des Brigades internationales, le langage religieux de Francesco le prêtre, le langage politique ou la langue de bois des commissaires politiques, le langage de l’art via celui de l’artiste ou de l’écrivain Anthony, le langage scientifique etc… Soit autant d’usage que d’ordres qui sont liés par des rivalités ou des complicités générés par des conflits d’intérêts ou des intérêts communs.
En d’autres termes, L’Entêtement (qui procède d’un langage au service de la fiction) s’entend comme le territoire d’une enquête philosophique sur ce que « Parler veut dire » ou, et ça serait une question qu’a traitée Walter Benjamin, une réflexion sur l’esprit adamique et linguistique du langage. En soi, et pour les philosophes du langage ou les poètes dramaturges, un questionnement qui conduit à interroger la surface des mots, leur emploi arbitraire, leur capacité à articuler l’intériorité (la pensée) et l’extériorité (l’expression, la parole), car il ne va de soi, loin de là, que le système linguistique soit à même de nommer ce que nous voyons, ce que nous pensons, ce que nous réfléchissons. En son temps, Ferdinand de Saussure aura pointé lui aussi ces enjeux en distinguant le langage (formidable espace virtuel des possibles), de la langue (système ordonné et arbitraire qui permet l’agencement et le fonctionnement des communautés à l’intérieur d’une ère culturelle), de la parole (usage privé et singulier, lieu de la poésie et de la création).
Et nombre de traités, d’essais, mais aussi d’œuvres auront souligné ces différents aspects du langage, la manière dont il est mis en place et occupe des zones distinctes dans le champ social. Parmi les travaux qui comptent, ceux de Michel Foucault et son étude des champs énonciatifs, (un énoncé est déterminé par l’espace dans lequel il est produit), et ceux des linguistes américains Sperber et Wilson (sur les situations de communications), demeurent toujours pertinents et justes. Dès lors, parler, recourir au langage (linguistique, artistique, musical, plastique…) c’est toujours, explicitement privilégier un ordre. C’est-à-dire un ordre politique et moral où la syntaxe et le lexique sont le résultat d’une exclusion d’autres ordres. Parler n’est ainsi jamais neutre. Et une société se juge toujours au regard de ce qu’elle accepte, dans la différence et la pluralité, d’entendre.
L’Entêtement, à sa manière, est une contribution à ces études. Contribution d’autant plus intéressante qu’elle n’est pas étrangère à l’histoire de cette Amérique latine ou la parole interdite (la censure qui pesait sur le langage et les idées) jalonne, entre autres, l’histoire de l’Argentine et sa junte, le pays de naissance de Di Fonzo Bo, celui aussi de Rafael Spergelburd.
L’Entêtement, Pièce de Spergelburd, qui met en avant, elle, la schize d’un commissaire politique tenu de bâillonner l’Espagne dont Franco accouche (le ventre de la bête immonde est encore fécond, se souvient-on à la fin d’Arturo Ui) et qui, dans le même temps cherche une langue unifiante qui rassemblerait presque tous les peuples. Utopie positive, a priori, qui révèle, à bien la fouiller, un rêve totalisant lequel, toujours, est le propre des utopies négatives.
Entre quatre murs
Une voix inquiète, presque plaintive, s’élève dans le noir et la silhouette indistincte d’une jeune femme s’en extrait. Elle narre un rêve comme s’il s’agissait d’une prophétie que porte parfois cet autre endroit de la conscience. A sa suite, sur un plan incliné, apparaît une maison en coupe qui permet d’un coup d’œil d’embrasser tous les espaces de cet intérieur. Sorte de labyrinthe vu de dessus, soumis à un jeu de découpes lumière, cet espace, à l’image de l’histoire qui s’y tiendra, est fait de zones d’ombre, de recoins obscurs ou de refuges, de salle à manger qui se confond avec un commissariat où il faudra passer à table, de chambre plus ou moins claire apparentée à une taule ou une infirmerie, de couloirs qui sont autant de sorties de secours provisoires, de portes et de fenêtres qui n’accueillent plus aucune des couleurs de Matisse mais captent seulement la lumière d’une lampe de bureau politique, le néon d’une administration policière, et parfois un éclat plus lumineux qui vient défaire ce monde gris. Précisément, vert de gris : la couleur à la mode, en 1936, qui s’oppose au Rouge.
L’Entêtement pourrait être juste cette histoire de couleurs qui s’affrontent. Et les personnages qui déambulent dans cette Villa pourraient être saisis aussi via ce prisme chromatique. Histoire d’un kaki qui, au terme de l’écrasement des Brigades internationales, des républicains et du PUN, troque l’uniforme pour celui des costumes gris de flics en civil et de la police politique qui se confondent avec l’habit de l’homme de la rue. Ainsi, l’intérieur de cette Villa est-elle sous haute surveillance, micro-représentative, d’un terrain plus grand où s’organisent la chasse à l’homme, au rouge, aux anarchistes (pensées pour Lorca, pour Semprun et les autres).
Villa et foyer où les vies des résidents sont un amalgame nourrissant une Histoire en marche qui prend le dessus sur les vies privées, privées de vie, en quelque sorte. Histoire de couleurs que les uns et les autres ont épousées et qui habillent leurs idées. Celle du prêtre en soutane vaticane : docteur des âmes et violeur masqué, celle de l’ordonnance qui ne sait pas lire, celles de l’écrivain qui vit les derniers instants de sa maison d’édition, celle de la jeune fille révolutionnaire demi-sœur d’Antigone au fichu rouge, celle de sa sœur hallucinée en chemise de nuit de condamnée, celle du traducteur russe pas plus blanc que rouge mais commercial et VRP, celle du commissaire politique : léga franquiste et savant presque clandestin qui espère que le langage peut tout sauver.
La panoplie de personnages, dans L’Entêtement, est égale à la palette des couleurs de l’âme humaine, aussi changeante qu’imprévisible. Sans destin écrit, elle tourne au gré des vents révolutionnaires, fascistes, humanistes à Midi, barbares à minuit. Repères temporels qui, dans la littérature et la philosophie font que Jekyll n’est pas le double de Hyde, mais son fond caché et son intériorité rentrée où l’animalité dispute à l’humanité sa part.
Le décor tournoyant sur un axe met ainsi en place et en scène cette ronde infernale où chaque pièce de la maison est le lieu de délibérations contradictoires, parfois si absurdes qu’elles en deviennent risibles. Et dans ce ballet de pièces intérieures, c’est la logique qui vient à s’absenter ou qui est repensée et corrigée…
Le dictionnaire crypté de la « langue Kkatac » du commissaire politique, aussi fou que les travaux sur le langage conduits par Brisset que rapporte Foucault, devient alors emblématique des matières grises chauffées à blanc. Les choses s’emballent, et L’Entêtement oscille, tel un métronome, entre scènes déployant une forme de gravité et bien souvent des épisodes scéniques aux situations burlesques où le jeu des comédiens, comme les accessoires qui sont convoqués, produit des effets cocasses, voire comiques. Au panthéon de celles-ci, la Geste du prêtre et son crucifix (sorte de baise-en-ville spirituel) renvoient l’abbé à figurer un Dufrety défroqué, bien loin de la conscience meurtrie d’un Donissan. Et de regarder le clavier anachronique d’un ordinateur (genre Machine Enigma) comme le convertisseur insolite de la langue Kkatac, surprenante en ces règles lexicales, morphologiques et grammaticales. Et s’amuser de celle quand, ayant embrassé la complexité linguistique du monde, elle avoue un cas particulier qui concerne le chinois. Ou, au dénouement, regarder interloqué la domestique française folle que personne n’a deviné parce qu’elle parle mal l’espagnol, flinguer à tout va tout le monde avec un six coup, voire tomber 4 cadavres, et épargner le commissaire avec un pistolet qui refuse d’achever le travail.Logique comptable, mathématique, elle compte sur ses doigts le nombre de coup tiré, ne comprend pas… Et nous non plus.
Camper dans un décor fait de dégradés entre la lumière et le gris, sur un plateau incliné qui peut être la métaphore d’un redressement ou d’un basculement, orné de typographies glissantes sur les murs… L’Entêtement est une farce noire, jouée de manière réaliste, avec ici et là, quelques scènes appuyées qui concourent à rendre ponctuellement la mise en scène digne d’un cartoon. Entre Polar et huis-clos, sur fond de guerre mondiale à venir et de luttes intestines postrévolutionnaire, c’est un long dialogue tranquille et narratif que le dispositif scénique ponctue d’un mouvement circulaire. Ou l’éternel retour de l’histoire induit que l’être, toujours, est pris entre deux strates : les révolutions à échelle humaine, et les projets à l’échelle universelle. En définitive, L’Entêtement est un récit philosophique. Soit un théâtre comme le pensait Brecht qui présente l’homme : Ecce homo en quelque sorte.
Les 13 et 15 à 22H00, le 14 à 14H30, à l’Espace Vedène

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Je crée donc je suis https://www.insense-scenes.net/article/je-cree-donc-je-suis/ Mon, 11 Jul 2011 18:02:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=770 ——
Les 8 et 9 juillet, la Vingt-cinquième heure sonnait pour Xavier Le Roy. Dans le cadre de cette programmation dédiée aux formes atypiques et performatives, le chorégraphe présentait Produit d’autres circonstances, une « non-pièce » sur l’art du butoh créée à la demande de Boris Charmatz en 2009. Reprise sur la scène de l’Ecole d’Art d’Avignon, la proposition déroute en ce qu’elle met en scène l’acte de création lui-même. L’œuvre est détrônée au profit de la dé-monstration de son processus.
De virages en rebondissements
Xavier Le Roy. Voilà quelqu’un qui, littéralement, déroute. Voilà un chorégraphe qui n’a de cesse de quitter les sentiers battus, reconnus et identifiés de la danse contemporaine pour emprunter des chemins de traverses qui l’amènent à se pencher sur les « circonstances » de la création. Les zones dans lesquelles il évolue sont classées « danse conceptuelle » ou « non-danse » et le rangent du côté des Jérôme Bel, Boris Charmatz, Christian Rizzo…
Son premier virage – ou déviation –, l’homme l’a amorcé il y a une vingtaine d’années en quittant le milieu scientifique qui le promettait à un brillant avenir de chercheur en biologie moléculaire. Déçu par la science, il fait son entrée en danse – milieu qui lui aussi réserve son lot de désillusions.
Invité en 1999 par le Body Currency à réfléchir au lien entre danse et biologie, le chorégraphe livre Produit de Circonstances, une conférence-performance dans laquelle il présente son parcours atypique et explicite les fondements qui jalonnent ses ambitions esthétiques, ou non esthétiques…
10 ans plus tard, en 2009, après plusieurs projets remarqués Self Unfinished (1998), Giszelle (2001), Le Sacre du Printemps (2007) et autres, Xavier Leroy crée à la demande de Boris Charmatz qui organise alors une journée sur le « rebutoh » un spectacle intitulé Xavier fait du Rebutoh. L’Objet, présenté au Musée de la Danse de Renne, se révèle difficilement indentifiable. Il s’agit d’un produit hors normes spectaculaires, hors cadre fictionnel, hors danse dansée qui se renommera bientôt Produit d’autres circonstances en écho à sa première conférence-performance. Un produit qui, à l’image de son point de départ mêlant provocation et souvenir
[Xavier Le Roy aurait dit un jour à Boris Charmatz : «Pour être danseur de butoh, il suffit de deux heures. » ; se souvenant de cette phrase, 5 ans plus tard, Boris Charmatz met Xavier Le Roy au défi d’executer cette affirmation somme toute un peu légère…]
met en perspective le processus de recherche et non le sujet en tant que tel. Produit d’autres circonstances n’est pas un spectacle sur le butoh mais bien sur l’apprentissage de cet art japonais : comment Xavier Le Roy s’improvise-t-il danseur de butoh en trois mois alors qu’il ne connaît rien à cet art et qu’il est débordé par ses activités ?
La narration de la conception
Au final, le projet éclate les registres disciplinaires de la danse et du théâtre et envoie balader les points cardinaux censés assoir la représentation. Ici, plus de lumière pour isoler la scène de la salle, plus de décors ni de structuration de l’espace. Les seuls objets qui subsistent sont l’ordinateur et la bouteille d’eau. Plus d’entrée en scène non plus. Durant l’installation des spectateurs, Xavier Le Roy, très simplement vêtu donne à voir son attente – sérieux, concentré.
Bien évidemment, la forme qui domine la proposition est celle du récit : la parole est l’outil choisi pour divulguer les étapes de travail, pour raconter le cheminement vers le butoh. S’agit-il d’une parole professorale ? Scientifique ? Poétique ? Intime ? Fictionnelle ? Conversationnelle ? Le ton est en tout cas très sobre, au plus près du « réel » : de l’ordre de l’explicatif, du démonstratif. L’orateur est proche de son auditoire, ponctue son récit de notes humoristiques tout en filant sa trame… Ça ressemble – à s’y méprendre – à une conférence. Pourtant, Xavier s’en défend. Le terme de « documentaire dansé » conviendrait-il mieux ?… à voir…
Se positionnant comme un « ignorant » et non comme un « expert » face au butoh, le chorégraphe explique deux heures durant ce qu’a été sa démarche depuis l’acceptation du projet-défi jusqu’à sa livraison.
La structure narratologique de la pièce est essentiellement basée sur l’analepse. Méthodique et appliqué, le chorégraphe ne fait que revenir sur les évènements passés. Il reprend et décortique point par point, de manière chronologique, les dates, les tentatives, les recherches, les doutes, les interrogations, les bonnes et les mauvaises idées qui l’ont traversé. Interrogeant sa mémoire personnelle, il commence par décliner ses rencontres en tant que spectateur avec l’art du butoh, puis explique comment, comme tout néophyte aujourd’hui à l’heure du net, il a effectué sa première recherche sur les pages google. Viennent ensuite l’approfondissement avec les vidéos regardées sur You Tube et les ouvrages achetés. Ordinateur à l’appui, le chorégraphe refait avec nous son trajet : tape les moteurs de recherche, montre les vidéos. Serions-nous revenus sur les bancs de l’école ? Est-ce là un ami qui partage avec nous ses récentes découvertes ? Il faut reconnaître que le rapport est un peu troublant. Déroutant.
A ces moments de récits sont accolés des moments dansés pour lesquels Xavier Le Roy demande à Richard (le technicien) de baisser la lumière sur scène et d’enlever les pleins feux dans la salle… Le butoh surgit alors. Souvent il est une illustration du propos qui vient avant ou après. Parfois il est un fragment isolé qui fera résonnance et écho. C’est le cas de la première danse qui arrive sans crier gare. Les yeux fermés, Xavier entame des mouvements incongrus au sens de non-esthétique, au sens de pataud, presque éléphantesque. Ses mains se tordent, se crispent, ses longs longs bras soulèvent l’air emphatiquement, son bassin descend. Le danseur semble entrer dans quelque chose. On le croit pris de visions. L’impression également d’assister à la naissance d’un animal. Fragilité. Souffrance perceptible. Une respiration de plus en plus forte parvient : un râle. Un râle qui fait rire. CUT. Retour au récit. 1h45 plus tard, la même danse et le même râle ne font plus rire. La mort a été évoquée (comme constitutive de l’art du butoh), les images mentales ont été explicitées comme étant la source de cette danse, le mot d’intériorisation a été posé… Bref, 1h45 plus tard, le public a fait son bout de chemin avec le butoh. Le public, celui qui adhère, s’est pris au jeu de la recherche créative entreprise par Xavier. Il aura senti cette tension poétique entre phases dansées et parlées. Il aura écouté ces circonstances mystérieuses qui font progresser les idées, les tentatives, qui font résonner les rencontres. Immanquablement, même s’il connaît la fin puisqu’il est en train de la vivre, il aura été sensible au suspens qui se dégage de cette affaire de création, fiction à part entière.
Xavier Le Roy déroute. Et la question se pose : le processus de création reconstitué dans Produits d’autres circonstances constitue-t-il une œuvre en soi ? Que devient le spectateur qui n’est plus devant un produit fini, qui ne peut plus se laisser aller dans un univers ? Le caractère pédagogique et didactique neutralise ici l’acte de représentation et propose effectivement « de renégocier le contrat qui lie les interprètes et le public. »[1] La poésie est à rechercher ailleurs. Elle émane pour une part de la générosité de la proposition. Faire don de sa réflexion personnelle, de son cheminement laborieux. Donner à voir et à entendre la face cachée, sombre, secrète. Révéler les traces, les couches amassées. Il y a ici une humilité qui fait du bien.
Xavier Le Roy désacralise et dissèque, tel le scientifique qu’il a été, l’acte de création, démontrant qu’il s’agit aussi d’un vaste champ de paradoxes, de hasards et de coïncidences.
[1] Extrait du texte de présentation du programme de la 65e édition du Festival d’Avignon.
LOW PIECES, création 2011 de Xavier Leroy
Gymnase du lycée Mistral
A 22h les 19, 20, 21 / A 18h les 23, 24, 25

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Un concert parlé et dansé https://www.insense-scenes.net/article/un-concert-parle-et-danse/ Mon, 11 Jul 2011 18:00:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=769 ——
Samedi 9 juillet, 17h00, Olivia Grandville présente et interprète sa dernière création Le cabaret discrépant , avec Vincent Dupont, Catherine Legrand, Sylvain Prunenec, Pascal Quéneau et Manuel Vallade. Une interrogation sur certains enjeux de la danse contemporaine, en forme de récital « hypergraphique, infinitésimal et polémique », à travers les textes visionnaires d’Isidore Isou, pour déborder hors des cadres, entre installations et performances, jusque dans l’imaginaire du spectateur.
Après s’être formée à l’école de danse de l’Opéra National de Paris, Olivia Grandville intègre en 1981 le corps de ballet. Elle rejoint la compagnie Bagouet en 1989. Passionnée pour les démarches artistiques insolites, Olivia Granville a le goût des lettres et des dispositifs plastiques dont elle retient la pertinence de l’espace. En témoigne son My Space au Centre Pompidou, qui proposait d’ « écouter ce que l’on a l’habitude de voir, voir ce qu’on a l’habitude d’entendre. Matérialiser ce qu’est réellement l’espace : une architecture de temps, une géométrie turbulente ». Depuis elle mène un vaste projet autour des Partitions chorégraphiques lettristes qui a déjà donné le jour aux 19 ballets ciselants, une des trois formes composant Le cabaret discrépant. En 2010, elle reçoit une commande du Festival d’Avignon pour présenter Une semaine d’art en Avignon dans le cadre des Sujets à Vif. Elle convie sur le plateau Catherine Legrand, avec laquelle elle a dansé Jours étranges et So Schnell de Bagouet en 1993 dans la Cour d’honneur du Palais des papes, et Léone Nogadère, sa mère, qui joua dans ce même lieu la reine dans la Tragédie du roi Richard II créée en 1947 par Jean Vilar.
Pour cette nouvelle édition du Festival, Olivia Grandville nous invite à (re)découvrir le lettrisme : « un concert parlé et dansé, qui n’est pas pour autant une pièce lettriste, ni à proprement parlé une pièce sur le lettrisme ». La découverte de ce mouvement remonte pour Olivia Grandville à 1993, lorsqu’elle croise le dadaïsme et le lettrisme, en réalisant avec Xavier Marchand une pièce sur l’œuvre de Kurt Schwitters, le K de E. Le lettrisme peut être considéré comme l’école culturelle la plus importante surgie en France à la suite du Surréalisme. Son fondateur, Isidore Isou, la définit comme un mouvement se situant « à l’avant-garde de l’avant-garde ». À Paris, en 1945, la première période des activités lettristes est principalement liée au domaine poétique. Rapidement, Isou « veut apporter du nouveau dans tous les domaines de la culture et de la vie ». Le lettrisme se veut un processus de création radicale et globale, un système d’écriture autour non plus des mots, mais des lettres, des sons et des signes. Dès 1946, un pas décisif est franchi après le Futurisme et Dada : l’exploration de la lettre seule. Dans le premier manifeste, ou L’esquisse d’un manifeste, on peut lire : « On a trouvé la lettre… / Nouveau canon d’une construction plastique : La lettre. / résultat d’une recherche ayant comme but la découverte d’une REPRÉSENTATION inconnue et possédant le Tranchant Symétrique. / Par l’assimilation de cette première base extraordinaire on a eu la révélation de la peinture lettriste »[1]. La méthode va s’appliquer à quasiment tout les domaines du savoir, entre autre la philosophie, la mécanique, les mathématiques, la théologie, l’économie, le roman, la peinture, le théâtre, la pantomime, la danse…. 
En 1953 Isou publie le Manifeste de la danse Ciselante où, dénonçant « les positions classiques », et « le chaos de la danse libre » il se propose de rénover entièrement l’art chorégraphique. Quelques années plus tard Maurice Lemaître, compagnon de la première heure, présentera au Théâtre Récamier ses propres chorégraphies dont il publie les partitions dans La Danse et le Mime Ciselant.
 Ce mouvement a précédé et influencé nombre d’expressions reconnues aujourd’hui, comme la poésie visuelle, la poésie concrète et la poésie sonore, sans parler de l’Art conceptuel, des performances et du Happening. Totalement oubliées depuis 1965, « ces chorégraphies à lire » n’ont jamais été porté à la scène. Au delà de l’intérêt de les faire découvrir, les théories qu’elles déploient témoignent d’une formidable inventivité visionnaire, en même temps qu’elles dessinent une sorte d’empreinte historique de la danse en France au tournant des années 50.
Dans leur acharnement à s’attaquer au fondement du ballet pour trouver de « nouvelles manières », Isou et Lemaître pulvérisent littéralement l’art chorégraphique de leur temps et pose avec un humour ravageur les bases d’une réflexion qui continue d’agiter la danse contemporaine d’aujourd’hui.

« La question n’est plus de savoir si l’artiste sait ou non danser mais s’il veut ou non danser ». 
Au-delà du sourire, ce pressentiment « de la mort et de la destruction du ballet qui se suicidera un jour comme tous les arts », venu du passé comme un oracle, ne peut que nous interroger sur ce qui pourrait renaître dans les corps d’aujourd’hui alors même que nous avons franchi le pas de cette destruction.


Dès l’entrée, dans le hall du grand Auditorium communautaire du grand Avignon-Le-Pontet, telle une exposition, l’œil est sollicité. Aux murs, les reproductions en noir et blanc, de nombreuses phrases : « Montrez-nous l’invisible, l’impondérable, le profond, le lointain », « On en a assez des répétitions, je veux des ébauches », « Un seul mouvement un point c’est tout rideau », « On ne sait jamais de quelle crotte peut sortir la vie éternelle ». Ou encore un article du Soulèvement de la jeunesse publié en 1953 : « Nous appelons jeune, quel que soit son âge, tout individu qui ne coïncide pas avec sa fonction, qui s’agite et lutte pour atteindre le centre d’agent désiré ».
Les circulations s’opèrent doucement dans la foule. Des groupes se massent à tour de rôle devant les quelques écrans projetant des documentaires. Malgré le brouhaha, l’oreille perçoit indistinctement des enregistrements. Une première montée sonore indique le début, chuchotements au micro d’un texte lu par Vincent Dupont, se frayant des passages dans le public. Rapidement rejoint par les autres, juchés sur des praticables, les textes dits aux micros traversent l’espace, tandis que Sylvain Prunenec fait un striptease, ou qu’un autre danseur « dissipe ses gestes comme s’il pouvait les reprendre », en soulevant des pelletées de terre. Sur les derniers mots de Tristan Tzara, nous pénétrons dans la salle de l’Auditorium.
Premier mouvement, dans une scénographie très sommaire, sous un plein feux, Sylvain Prunenec se tient allongé au beau milieu d’un espace à nu, affublé d’une perruque, exécutant diverses variations chorégraphiques tandis que s’égrène une histoire de la danse depuis Louis XIV.
Deuxième mouvement, installation de tables et chaises, aux allures d’une conférence drolatique, où tous emperruqués font la lecture des différents ballets : « ballet des lèvres », « ballet des yeux », « ballet mouvement du doigt », « ballet des cheveux », « des orteils, ou faire le moins de gestes possible », qui rappellent Le P’tit Bal dans lequel Philippe Decouflé et Pascale Houbin interprètent dans le langage des signes la chanson de Bourvil « C’était bien » (1993). Au total, 14 ballets ciselants, sont ainsi passés en revue, autant de possibilités d’une remise en cause active, du rôle de l’interprète, du rôle du spectateur. Des étapes ciselantes : comme pleurer en se frottant avec un oignon, improviser de manière spontanée sur deux styles : le « hot » et le « cool », rappelant les inspirations jazz Bepop de Jack Kerouac. Les séquences s’emballent après le pas de l’oie et le « ballet pour animaux », avec Olivia Grandville traversant la scène, traînant un chat telle une serpillière. Les chaises volent, les pelures d’oignons sont jetées au public, dans un sympathique élan pour l’anéantissement et la destruction de tout ce qui est matériel.
La chorégraphie est un art visible, où détruire le corps et la danse passe par diverses modalités, de la marche à la promenade, de l’écriture hypergraphique dans l’air, au sol, de l’insurrection à l’immobilité. Une chorégraphie infinitésimale où il vaut mieux parler de la danse, parler pour faire penser à la danse. Une œuvre gesticulaire qui ressemblerait à un tableau de Malevitch, ou une danse rigide plongée dans l’obscurité, cherchant à provoquer le malaise, l’attente, l’agacement du public. Progressivement la lumière descend donc sur Manuel Vallade, resté seul sur le plateau, derniers mouvements saisis par la rétine, tandis qu’on entend les craquements, les grésillements des lampes qui s’éteignent.
« La société se trouve aujourd’hui devant deux voies possibles : soit la bombe atomique, c’est à dire la destruction du monde, soit la Société paradisiaque basée sur la création »»[2] où les valeurs de la création et de l’art auraient remplacé celle de l’argent. Olivia Grandville et ses complices ont su retrouver l’esprit subversif, l’énergie juvénile de ces innovateurs portés par l’utopie.
[1] Mirella Bandini, « Pour une histoire du lettrisme », traduit de l’italien par Anne-Catherine Caron, Paris, éditions Jean-Paul Rocher, 2003.
[2] Entretien avec Isidore Isou, Paris, juillet 1983, in Mirella Bandini, « Pour une histoire du lettrisme », traduction inédite d’Anne-Catherine Caron, Paris, éditions Jean-Paul Rocher, 2003, p. 86.

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La Vengeance d’Angelica Liddell https://www.insense-scenes.net/article/la-vengeance-dangelica-liddell/ Sun, 10 Jul 2011 18:11:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=774 ——
Maudits soyons-nous d’applaudir l’œuvre de Angelica Liddell, rayonnante et magistralement debout, habitant pendant pas moins de trois heures trente, la salle Montfavet avec son nouveau spectacle : Maldito sea el hombre : Projet d’alphabétisation. La madrilène a l’an passé, conquis le public Avignonnais avec La Casa de la Fuerza, spectacle dont Angelica Liddell explique qu’il « relevait le défi de me survivre à moi-même. Pas de médiation, pas de personnage. Rien que la pornographie de l’âme ». Après l’expression pure de la douleur, l’artiste développe un second tableau, qui nous renvoie toujours à sa profonde solitude. Elle choisit cette fois-ci d’utiliser l’innocence pour nous parler de son extinction et des lésions irréparables de l’enfance, créant un abécédaire clairement teinté de son récent apprentissage de la langue française. E comme enfance, B comme bande, Z pour Zidane…
Le spectacle débute par une sorte de répétition de kermesse, dévoilant 12 fillettes dans un costume rappelant celui d’Alice aux pays des merveilles, d’un doré de circonstance, surmonté d’oreilles de lapin lamées or elles aussi. Enrobées d’un décor en carton pâte creusé de 8 portes mystérieuses et d’arbres en deux dimensions, voici le monde imaginaire de la créatrice. Des lapins empaillés, ou au moins morts, accompagnent les acteurs durant tout le spectacle, objets d’une cruelle tendresse. La version française de Porque ta vas, interprété par Jeannette dans le film Cria Cuervos, de Carlos Saura traversera elle aussi la pièce. Un leitmotiv dont la candeur désenchantée s’épuise et nous épuise, en donnant un aperçu du goût amer qu’Angelica Liddell a besoin de partager, pour se venger de la vie.
Des images et des sons du film pénètrent l’esthétique de la pièce : danse complice de deux fillettes, caresses étranges… La metteur et sa sœur, son double, sont altérité symbolique, jouent elles aussi à être des enfants mortes, mais dans des corps adultes.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le titre de Saura est en a fait une partie du proverbe « Cria cuervos, que te sacaron los ojos »,1rejoignant la prophétique phrase de Liddell : « Méfies toi ».
Propos qui oriente l’abécédaire qui a guidé son écriture et tous les éléments de la représentation. Ainsi elle ressuscite le loup des contes de fées, la famille autour des tables de mariage, le piano qui joue sans pianiste, les avions en papier qui s’écrasent, les chaussettes rouges d’écolière : tant de symboles de l’imaginaire collectif qui passés par ses mains et par son collage, fabriquent un tableau esthétique et exotique.
Car c’est bien d’exotisme dont il est question : langue espagnole essoufflée qui nous est peu familière, couleurs criardes. L’effet hispanique général participe pour beaucoup au charme de la pièce et du personnage Liddell. Les propos parfois très instinctifs dans leur charge émotive, comme celui du père violeur face à la mère muette et protectrice, sont comme englobés dans la langue qui nous éloigne et nous rend parfaitement spectateurs de sa vision de la famille, créant ou non un tableau de fiction.
Même procédé avec F comme France : l’auteure nous parle à nous français, avec notre capitale et nos clichés : pour Angelica, les français mangent, parlent de politique et mangent encore. Elle dépeint ensuite notre président, et crie son envie pulsionnelle de se tirer une balle devant ses yeux.
Ces propos résonnent dans une langue dont le sur-titrage ne permet pas toujours la totale compréhension et c’est l’appréhension globale et la malice provocatrice dans le regard de l’actrice, qui permettent, ensemble, d’y trouver justesse.
Exotisme encore avec la troupe d’acrobates chinois qui jaillissent sur le plateau les uns après les autres. Jeunes, athlétiques, ils apaisent les corps des acteurs qui ralentissent alors pour les faire exister. Caricatures de l’épicier chinois immigré en Espagne dont Angelica nous parle dès les dix premières minutes, échange rassurant d’un « combien ça coute? Soixante centimes », qui revient tout au long du spectacle, autant d’éléments qui forment un bloc de représentations à la fois drôles impossibles à saisir. C’est en écoutant les conférences de presse que l’on fait le lien entre ce qui nous est proposé et son origine. Tout est né du contexte d’écriture, et appartient avant tout à la créatrice. Les gymnastes amènent un numéro de cirque sur une musique d’Ennio Morricone et une démonstration de taï-chi. Des masques en plastique grossiers d’un garçon et d’une fillette, nous renvoient soit à des affiches de propagande maoïste, soit aux produits Hello Kitty qui envahissent les cartables des jeunes écolières. On se laisse noyer ou séduire par son univers.
Après l’entracte, le décor a changé, plus terne et plus sombre, ce sont maintenant des buis en plastique qui structurent le fond de scène. Les deux femmes ont revêtu des jupes plissées et des chemises noires, rejointes par deux hommes : la figure du philosophe Wittgenstein, qui correspond à la lettre W de l’abécédaire, et d’un petit homme dont le visage rappelle celui des acteurs de Jean Pierre Jeunet. Eux aussi en Kilt, l’homme à la voix d’enfant et le géant à la démarche de centaure, sont des propositions édulcorées du masculin, virilité absente ou tournée au ridicule.
Le spectacle se termine par l’assemblage d’une sculpture : celle du plasticien Enrique Marty, à qui seule Angelica Liddell a réussi à donner envie d’utiliser le plateau de théâtre comme support de création.
Douze corps de polystyrène dans des positions de contorsion, forment grâce à l’assemblage du comédien Wittgenstein, une pyramide humaine d’environ deux mètres cinquante. Ensanglantés, mannequinisés, tordus dans des positions douloureuses, ils nous renvoient pourtant aux acrobaties des gymnastes chinois, sans que l’on arrive à construire un lien qui fasse vraiment sens.
Paint in black, Shubert, un morceau de rock espagnol : la bande sonore autant que le reste, ne répond qu’à l’immense collage des choses qui touchent Angelica Liddell, lui plaisent, la raccrochent à la vie ou lui font perdre pied. C’est ce qui peut laisser dubitatif à la sortie de ce spectacle, qui crée un univers visuel très fort. Alliant des moments d’une grande poésie à une sorte d’instinct de survie dont on ne peut que saluer le caractère monumental et organique, il donne l’impression de n’être que par un seul point, qui est en fait une personne : l’auteure, metteur en scène et interprète, la femme au cœur viande hachée2.
On peut être gêné ou embarqué par cette centralisation, qui porte le risque admirablement endossé et assumé, de passer à coté du public.
A la fois omniprésente dans le processus de création et objet de celle-ci, on assiste à l’éructation d’un monde dont la violence renvoie à sa propre vie et on s’interroge sur la portée que peut avoir ce règlement de compte avec l’humanité sur le spectateur.
1« Eleves des corbeaux, et ils t’arracheront les yeux »
2Angelica Liddell , entretien : http://lebruitduoff.com/2011/06/14/avignon-2011-entretien-avec-angelica-liddell/


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Macaigne met en scène le cadavre de la société du spectacle https://www.insense-scenes.net/article/macaigne-met-en-scene-le-cadavre-de-la-societe-du-spectacle/ Sun, 10 Jul 2011 18:10:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=773 ——
Au cloître des Carmes, Vincent Macaigne présente une adaptation d’Hamlet qui s’appelle « Au moins j’aurai laissé un beau cadavre ». Plus qu’adapter, l’auteur – metteur en scène, imagine un dialogue avec l’œuvre de Shakespeare. Ce dialogue se veut dans l’urgence de faire du théâtre, de rester debout dans un monde en crise. Mettant en scène une variation autour, d’Hamlet, Macaigne, tente une représentation du chaos, du bruyant, utilisant tous les artifices du théâtre. C’est un monde sur scène qui agencent l’hétérogénéité du monde, les strates de l’histoire et la bordélique ville d’Avignon en juillet. Rappelant que le metteur en scène voit dans Hamlet, un personnage vivant dans l’urgence et se reconstruisant dans la haine pour légitimer sa violence, il recourt à la représentation de cette violence par le cri et les engueulades. Les acteurs ne se parlent plus, ils s’invectivent, s’aboient dessus. C’est une représentation du monde qui ne saurait plus se parler.
Sur une scène, jonchée d’éléments hétéroclites, de références multiples au monde passé et présent, nous sommes face à une accumulation de clichés. Clichés ou caricatures communs qui nomment le connu, le reconnu. Cela passe des drapeaux français, danois au préfabriqué surplombant le plateau. Un agencement constitué de trophées de chasse, distributeurs automatiques de boisson, squelette, croix chrétienne, fosse à purins qui renvoient à un espace commun où les disparités se côtoient et sont un dénominateur commun de la société. À l’installation des spectateurs, un acteur nous accueille en nous proposant comme un chauffeur de salle d’émission télé, de se lever, d’agiter les bras, de chanter avec lui, de le rejoindre sur la plateau pour faire de la scène un dancefloor. Sur la pelouse qui tapisse le plateau dont Macaigne s’inquiétait qu’elle ne soit trop propre, des spectateurs obéissant à une pulsion de la fête se retrouvent à exécuter une chorégraphie en chantant menés par ce bateleur. Cette invitation à fouler le gazon par endroit boueux est accompagnée de jets de mottes de terre humide à l’endroit du public et de « c’est Avignon mais on s’en fout ». Manière d’introduire que le spectacle pas tout à fait débuté sera le lieu de l’excès, de la fête. Tentative de fête avortée par Horatio, qui interrompant notre chauffeur de salle, nous explique qu’il va nous raconter l’histoire de son ami Hamlet mort il y a à peine deux mois. Le bateleur, moustache et chemise hawaïenne ouverte précise que la mort remonte à un mois et demi seulement. Ce couple se lance dans un duo comique entre clown et référence au duo De Caunes – Garcia de Nulle part ailleurs. Ils s’engueulent, se battent dans la boue. Ils jouent dans l’excès, dans la démesure. Cette exagération s’adresse au public, déplace les codes du rapport aux spectateurs et n’est pas sans rappeler Peter Handke et son « Outrage au public ».
Par glissement, la pièce d’Hamlet est racontée à la manière d’une parodie, d’une caricature. Macaigne nous propose son Hamlet, utilisant le texte et la narration à loisir, ajoutant ses mots. Inscrivant Hamlet dans une histoire de famille où prévalent les rapports de force et d’engueulades. Au mariage du Roi Claudius et de la Reine Gertrude, le marié est affublé d’un costume de banane. Costume qui n’est pas sans rappeler Ubu où une chanson récente de Philippe Katerine. Claudius veut faire taire la tristesse du Roi disparu, père d’Hamlet, en prônant la fête, la joie. Son programme politique se résume à « soyez joyeux ». Un ordre plus même qu’une invitation. Cet ordre, il le lance au milieu de ce festival d’Avignon, qui est cette fête du théâtre. Avec ironie, Macaigne rappelle sans cesse que la violence du monde est voisine de l’exubérante Avignon. On pensera à la Société du spectacle de Guy Debord et de ses premières lignes : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. ». Une critique que Macaigne proclame à l’endroit d’une société construit pour le loisir à laquelle il sait qu’inéluctablement il participe. Tentative qui utilise la dérision et l’humour potache qui fait rire en même temps qu’il fait grincer des dents. Tentative vaine comme celle d’Hamlet de faire reconnaître Claudius comme l’assassin de son père. Ce père Hamlet 1er, un spectre, représenté par un furet empaillé qui est insaisissable dans la pièce comme le furet est fuyant dans la chanson, « il court il court le furet : il est passé par ici, il repassera par là ». La narration suit son court avec ça et là des détournements, des ajouts. Ce travail joue de la pièce, se joue de nous et interroge le rapport au pouvoir en inscrivant Claudius au centre de « Au moins j’aurai fait un beau cadavre ». Claudius proche d’un Richard III qui sait dans une deuxième partie s’apitoyer sur son sort et nous demander pitié pour les actes qu’il a commis. Claudius qui séquestre Ophélie quand Richard III fait enfermer les enfants de son frère. Claudius qui viole Ophélie renvoyant à l’histoire de Natascha Kampusch en Autriche. Ce viol comme tentative d’explication de la noyade d’Ophélie. Ce suicide se passe sous le regard de tous les autres personnages et du furet empaillé. Claudius qui arrivé en haut de son énorme château gonflable se laisse engloutir par la chute due au dégonflage de ce monument enfantin faisant référence autant à McDonald’s qu’à un jeux sur une plage touristique. Lors de cet effondrement on entend l’acteur répéter « mon château, mon château, mon château », et on entendra Richard III dire « un cheval, un cheval »
Avant l’entracte, Macaigne nous propose l’ironie et la caricature comme pouvaient l’être les sketches des Inconnus dans les années 90. Puis vient la deuxième partie où il se joue des codes d’un théâtre contemporain esthétisant. Acteur à contre jour, fabrication d’images efficaces, musiques accompagnant le spectateur et dramatisant l’émotion. Il utilise des références au cinéma de Gaspar Noé en rejouant la scène du meurtre dans Irréversible. La noyade d’Ophélie dans un aquarium n’est pas sans rappeler la Furia dels baus qui présentait une performance avec une mariée dans un aquarium luttant contre la montée de l’eau. Ophélie se noyant est accompagnée par les autres personnages avec l’idée que c’est toute une société à la dérive, s’asphyxiant elle même dans sa consanguinité et son enfermement sur soi. Macaigne agence son spectacle en faisant cohabiter des esthétiques, des rapports au public. Il nous emmène en n’étant pas dupe de nos réserves. Il affirme une proposition qu’il voudrait coup de poing mais qu’il sait vaine. En sortant du spectacle, traversant Avignon la nuit, nous nous souvenons du chaos sur la scène du cloître des Carmes en regardant les rues pleines de détritus, d’affiches déchirées dans le caniveau et d’odeur de pisse et de bière mêlées. L’Hamlet de Macaigne nous aura laissé un beau cadavre de notre société du spectacle.

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I am the Wind, Éloge de la matière https://www.insense-scenes.net/article/i-am-the-wind-eloge-de-la-matiere/ Sun, 10 Jul 2011 18:10:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=772 —–
Sous le ciel étoilé de la cour du lycée Saint Joseph s’est déroulée la deuxième création de Patrice Chéreau, de l’auteur norvégien Jon Fosse. I am the Wind est un naufrage au seuil de la mort. Jack Laskey et Tom Brooke créent un spectral duo , où l’Un et l’Autre errent au périple de la mer et du vent.
Patrice Chéreau s’est entouré pour ce projet de toute une équipe-technique de compagnons de voyage, avec lesquels il avait déjà travaillé en amont. La collaboration au Young Vic Theatre de Londres a permis la rencontre avec les comédiens anglais. L’écriture de Jon Fosse n’a suscité aucune hésitation. Le choix de la pièce I am the Wind a été « intuitif »1 confie le metteur en scène. Réputé pour alterner les créations classiques et contemporaines, Chéreau revient sur la scène Avignonnaise après plus de 20 ans d’absence. L’homme de théâtre, héritier d’une culture picturale par ses parents-peintres, confie la conception du décor à Richard Peduzzi.
Richard Peduzzi propose une scénographie riche en matière. Le plateau recouvert de béton, à l’image du corps de l’Un qui se définit comme « un mur de béton », ne transforme pas le rapport à la terre des comédiens. Une quantité d’eau boueuse siège au centre de la scène légèrement creusée. Elle ne submerge pas les corps au point de les alourdir vraiment, comme peut le faire le poids des mots. Chéreau ne semble pas utiliser l’environnement scénique comme prétexte de jeu pour les acteurs. Ceux-ci évoluent dans l’espace sans chercher à le faire exister, comme s’il se suffisait à lui même. De même, l’environnement sonore d’Éric Neveux habite l’imaginaire du spectateur mais paraît s’évaporer sous le rythme de la langue. La sobriété des éléments participent à l’empreinte d’un univers poétique.
La non exploration de la matière par les acteurs rend le concret vaporeux. Comme si la matière devenait immatérielle, qu’elle se révélait à elle seule, sans avoir besoin qu’on lui donne du jeu. C’est là tout le génie de cette mise en scène qui pose différents matériaux sur scène, sans les exploités ni les mélangés, rendant aux corps leur autonomie. L’abstraction de la mer et de ses criques, imagée par un écran bleu en fond de scène, permet à la fois au spectateur, d’inventer son regard à défaut de lui en imposer un, tout comme aux acteurs, de faire l’expérience immatérielle du jeu, que l’on retrouve dans la langue. La matière est mise à l’épreuve de l’invisible et non du visible, offrant ainsi magie et mystère.
L’écriture de Jon Fosse sème silence, questionnement et répétition, qui viennent rythmer la parole. Il s’attache à cette matérialité sonore du dire et du non-dire, plus qu’à sa signification. L’Un cherche ses mots, hésite, bégaie puis s’essouffle. L’Autre ne peine pas à parler, mais questionne. Par le vertige des mots, l’Un exprime l’inadéquation de la langue à rendre présent l’objet absenté. L’important n’est pas ce qui est dit mais ce qui est tu, d’où l’économie des répliques. Fosse dresse un monde de l’indicible, un monde de l’inter-dit, entre le dire. N’ayant plus la capacité du dialogue, l’Un cherche à se mettre en retrait de la vie, car il se trouve en retrait de la langue. L’ Autre bouleversé, tente de rattacher l’Un à la vie, par le fil des mots qui le font aussi chavirer. Tout se passe comme si la langue restait le seul lien possible entre le monde des morts et des vivants. Elle serait un passage dans lequel nos deux comédiens errent le temps de la représentation. Le dialogue est heurté par l’obsession de chacun. La langue est malmenée, ballottée entre ces deux corps.
L’aspect charnel de cette écriture cherche sans cesse, à travers la chair des acteurs, à prendre forme. Les mots traversent les bouches, y laissent des traces sans jamais s’y installer.
La collaboration avec le chorégraphe Thierry Thieû Niang a permis d’explorer au travers du poids de la langue, le poids des corps. Pour l’Un les mots sont lourds. Pour l’Autre le poids corporel est une difficulté. A son entrée sur scène, l’Autre enlasse dans ses bras Un inanimé. Mais le corps se déséquilibre,il lutte à la charge. Torturés et à la fois sublimés, la lumière de Dominique Bruguière vient soutenir les silhouettes par un bleu glacial. Ce bleu océan accompagne le flottement des deux êtres.
L’incapacité à saisir les corps et les mots, à l’image de l’incapacité à saisir l’eau et le vent, rend à l’ordre du monde son énigme.
Une dramaturgie du ballottement
Après un long naufrage de la parole apparaît sur la scène, une sorte de bateau. Une grande planche, vêtue uniquement d’un gouvernail en bois, s’élève, comme la brise du vent. Articulée d’un pied mécanique, le bateau lévite au-dessus du sol, embarquant l’Un et l’Autre dans un mouvement de balance. Bascule des corps entre la vie et la mort. La disparité des mots est contrastée par l’apparition d’objets enfouis sous la structure du bateau. De quoi boire, de quoi manger, rien d’autre. Le poids du décor apparaît avec plus de légèreté que les corps amaigris des deux hommes, qui se sentent lourd « comme la pierre ».
Ils naviguent alors au gré du vent sur la mer, en quête de repères. L’arrivée sur le bateau inverse leur rapport au monde. L’Un retrouve la légèreté de vivre « on est léger comme le vent », tandis que l’Autre perd la maîtrise de son équilibre, en se laissant avec effroi, ballotter sur les flots. Sa certitude du langage se transforme en incertitude de gestes. L’Autre se blesse, titube. La maladresse de cette situation ainsi que la chute du corps révèle l’humour sous-jasent chez Fosse. Le comique naît de l’échec. Pour l’Un c’est l’incertitude des mots qui le rend touchant et drôle. Pour l’Autre c’est l’appréhension de l’eau comme symbole de la mort.
Cette environnement qui rassure l’Un et menace l’Autre intensifie la relation entre les hommes. Les répliques se répètent comme prise dans le tourbillon de la vague. Le temps est alors ballotté, lui aussi, entre passé et futur, rendant les deux hommes à nouveau étranger, bien que proche physiquement sur la barque. Ce flottement temporel provoque une certaine somnolence chez le spectateur, qui peut permettre de mieux intégrer l’univers poétique et onirique de Fosse. Le sifflement de la langue anglaise vient bercer l’oreille du public, comme le souffle du vent. L’écoute, persistant, devient flottante et rêveuse. Jusqu’à la chute finale. L’eau se retire de la scène délivrant Un de la vie intenable. L’Autre continue de chercher l’exilé par l’obsédante question: « Où es-tu? ». Le temps d’une suspension, l’Un et l’Autre se rencontrent à la frontière du pays des morts, pour éprouver, enfin ensemble, la légèreté et l’apaisement.
L’épuration des actes et de la parole font de cette pièce un art de la suggestion. L’auteur déclare dans sa note d’intention : « La pièce I am the Wind se joue sur un bateau imaginaire et à peine suggéré. Les actions sont également imaginaires et ne doivent pas être exécutées, mais suggérées. » L’écriture de Fosse laisse le spectateur en suspend, dans un univers en perpétuel errance.
La mise en scène de Chéreau et de tous ses collaborateurs recrée l’effet énigmatique, qui se dégage de l’écriture de Jon Fosse. La sobriété du dispositif scénique, l’abstraction des matières, la singularité de la présence des acteurs, comme étant sur scène sans incarner un personnage, ni réaliser des actions, peut laisser dubitatif sur la part de création du metteur en scène. En effet Chéreau laisse tant le texte, les corps et les sons exister par eux-même, qu’il s’abstient d’ un regard singulier sur l’oeuvre, autre que celui de l’auteur norvégien. A l’instar de la poésie errante de Fosse, ce spectacle nous traverse sans vraiment laisser de trace, par manque de propos. Chéreau a su saisir la fragilité de la relation entre l’Un et l’Autre, ainsi que la chair de l’écriture du dramaturge. Mais le désir de partager une telle oeuvre reste énigmatique…
1Note d’intention de Patrice Chéreau figurant dans le programme de la Cour du Lycée Saint Joseph à Avignon.

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Macaigne propriétaire des Carmes https://www.insense-scenes.net/article/macaigne-proprietaire-des-carmes/ Sun, 10 Jul 2011 18:04:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=771 ——
« I Destroy, I destroy, I destroy » lançait Angelica Lidell dans le Cloître des Carmes l’an dernier. Vincent Macaigne, qui occupe le lieu aujourd’hui, pourrait bien avec Au moins j’aurai laissé un beau cadavre faire écho à ce cri de guerre où les « words, words, words » d’Hamlet sont balayés. Scandale ? Le petit Prince a trouvé à qui parler… Pas certain toutefois que ça parle à tout le monde… même au bout de 3H40, avec entracte.
Portrait pour rires
Dans la file de spectateurs qui longent le Cloître des Carmes pour pouvoir assister à Au moins j’aurai laissé un beau cadavre, une jeune femme distribue des tracts pour un Hamlet qui se tiendra dans le Off. Il s’agit d’Enquête sur Hamlet, librement inspiré de l’essai de Pierre Bayard qui ajoute, au titre ci-dessus, la mention « le dialogue de sourds ». Je souris des arguments qu’elle donne. Si elle savait[1]…
Vincent Macaigne, lui, n’aura pas eu à tracter, précédé par sa réputation de jeune homme entretenant un rapport très libre aux textes qu’il choisit de mettre en scène. Les raisons de l’affluence du public pour ce nouvel Hamlet pourront ainsi se répartir entre ceux qui savent et ceux qui ignorent à quoi ils vont être exposés. De son Idiot emprunté à Dostoïevski, on avait pu sortir meurtri de la représentation qu’il se faisait du Prince Mychkine déambulant dans un bordel scénique et sonore. De la série des 3 Requiems, plus ou moins inspirée de Richard III, la lecture de la critique et de la presse entretenait l’idée que ce trentenaire, à l’aise dans l’écriture, ( acteur aussi), clivait les spectateurs et, in fine, ne laissait jamais indifférent. Au point que le chouchou qu’il peut incarner pour les uns (Thibaudat demandait à suivre et soupçonnait un talent à venir), peut aussi perdre son auréole de libertaire éclairée. Par blogs interposés, une ruade franche d’Armelle Héliot répondait au tribun de « Rue 89 » et envoyait bouler le « prodige » du côté d’une esthétique « pompier », d’un « bourgeois épaté par lui-même », d’un geste marqué par « la faiblesse artistique, sensible, intellectuelle ». Figaro avait parlé.
Macaigne suscite donc des dialogues critiques puisque soutenu par un ministère qui doit sans doute aimer l’idée d’un théâtre de texte et de répertoire (l’Idiot, Hamlet, adaptation libre de Richard III) ; visibles à Chaillot, aux Bouffes du Nord, à la Ferme du Buisson… ; soutenu encore par le CDN d’Orléans qui coproduit cet Hamlet qui est un « appel à la révolte » inscrit dans un « théâtre du débordement et de l’excès », « drôle et tragique », « inventif parfois outrancier, mais dont les images sont fulgurantes »…. Macaigne, donc, est le résultat du politique (le ministère), de l’économie culturelle (les programmateurs) et de la profession (soutien de quelques beaux lieux). Quant au public, il hérite de ces stratégies et se retrouve à faire la queue vers 21H00, patientant et lisant la presse festivalière où il lit avec attention les déclarations du « jeune homme ». Citations à propos du titre : « Au moins j’aurai laissé un beau cadavre, je l’ai choisi pour des raisons intimes, et parce que c’est joli. Cela parle bien de Hamlet, de sa fin et de son trajet. Un trajet naïf, presque bête. Ça raconte l’idée d’aller vite. Car chez lui, il y a une urgence de vie, pas de mort. En fait il commence assez mort, et il se reconstruit dans la haine et la colère. Avec le spectre, c’est comme s’il avait trouvé une excuse à la violence. Un jeune de 16 ans qui se trouve une excuse et devient dangereux ». Et s’il sait que Macaigne a fait le conservatoire, il découvre aussi la touche biographique, indigne du Lagarde et Michard, mais tellement prisé par l’époque : « ça m’énervait qu’on me dirige… Quand on faisait Rimbaud en cours, je n’étais pas fort dans l’explication. C’était comme si on me demandait de dire un mensonge ».
Le « Joli » et le « mensonge » (c’est moi qui souligne) sont ainsi les formes synthétiques du jugement chez Macaigne. Pour le premier, indice d’une sensibilité avouée. Pour le second, réaction à l’institution, insinuation de corruption du sujet par les maîtres… ou un énième procès fait à l’école. Ce qui, soit dit en passant et en insistant, commence à m’emmerder franchement, quand je pense que toutes ces « petites têtes blondes » comme le dit l’expression qui ne tient guère compte du métissage d’aujourd’hui…. Quand je pense donc, que ce public encadré est déversé dans les théâtres toute l’année.
Mais revenons au « joli » et au « mensonge » qui, pour un champion de la critique génétique, s’entendent comme les mots articulés sur le divan d’un analyste. « Joli » ne désignera pas le dérivé d’une catégorie du beau. Non, « joli » signifie « sensible », « émouvant », « attractif ». Soit les qualificatifs qui correspondent au registre de la séduction dont Aristote expliquait que c’est à part entière un mode d’argumentation, même s’il préférait celui établi sur la dialectique ou la raison. Quant à « mensonge » qui s’oppose a priori à « vérité », l’analyste pourrait encore entendre à cet endroit l’aveu d’une liberté à reconquérir. Ou, et c’est plus intéressant, un mot qui dévoile le projet de redonner au sujet son droit de parole. Sa capacité à « couper la parole ». C’est d’ailleurs moins la « vérité » que cette recomposition d’un sujet décomposé qui est le propre du geste de Macaigne.
Dès lors, faire du théâtre chez Macaigne, au moment où j’achève la lecture de la presse festivalière et m’installe au dernier rang (ce qui ne me protégera de rien), procède vraisemblablement de ces aspects où l’effet sensible et la parole retrouvée gouvernent au projet de mise en scène, au choix de ce metteur en scène. Ce qui, pas un ne le contestera, correspond à des qualités essentielles chez un créateur ; qualités partagées par tous les créateurs puisqu’ici, il est question d’appropriation.
Or, à cet endroit où la législation ne peut rien, le débat s’ouvre, car si Hamlet de Shakespeare induit un premier propriétaire ; Macaigne, lecteur de Shaskespeare, n’en est que le locataire. Ergo, il faut alors faire un état des lieux….
Hamlet : petit état des lieux.
Ainsi l’interprète d’Hamlet est toujours un locataire de l’œuvre qui, plus ou moins habilement, occupe intelligemment l’espace du texte. Car La Tragique histoire du Prince de Danemark Hamlet est avant toute chose un texte dont Maeterlinck, Goethe, etc… prétendaient qu’il y avait là un Lesebuch, un livre de lecture, qui se suffisait et n’avait d’aucune manière besoin de la scène. Aussi, il faudrait avant toute chose savoir ce que ce texte dit, ce qu’il raconte, ce qu’il met en jeu. Sous les formes les plus imprévisibles, universitaires et poétiques, Hamlet aura été l’objet de tous les commentaires et de bien des réécritures. Les citer ici est impossible et toutefois quelques-unes demeurent en mémoire, comme lorsque Louis Aragon, dans Théâtre/Roman écrit en guise de commentaire : « Hamlet en rentrant jamais n’oubliera d’acheter de l’eau minérale à l’épicerie. Vous n’auriez pas de l’Ophélie en poudre mais de l’américaine ». Ou Heiner Müller qui, dans Hamlet-Machine, écrit « Something is rotten in the age of hope ». Soit une parodie de la « pourriture du Danemark » qui est étendue au principe espérance. Ou Mallarmé, qui crayonnant énigmatiquement mais fabuleusement écrit à propos du prince qu’il est : « L’adolescent évanoui de nous aux commencements de la vie et qui hantera les esprits hauts ou pensifs par le deuil qu’il se plaît à porter, je le reconnais, qui se débat sous le mal d’apparaître : parce qu’Hamlet extériorise, sur des planches, ce personnage unique d’une tragédie intime et occulte, son nom même affiché exerce sur moi, sur toi qui le lis, une fascination, parente de l’angoisse. […] mais avance le seigneur latent qui ne peut devenir, juvénile ombre de tous, ainsi tenant du mythe. […] Toute la curiosité, il est vrai, dans le cas d’aujourd’hui, porte sur l’interprétation, mais en parler, impossible sans la confronter au concept. L’acteur mène ce discours […] L’œuvre de Shakespeare est si bien façonnée selon le seul théâtre de notre esprit, prototype du reste, qu’elle s’accommode de la mise en scène de maintenant, ou s’en passe, avec indifférence ». Le lecteur pardonnera la longueur de ces citations prises à quelques-uns des poètes que l’on relit toujours.
Parler d’Hamlet, c’est toujours s’inscrire dans un débat sans fin, dans la convocation de la pensée des uns et des autres, préférer tel à tel, Deleuze à Freud, Derrida à Bayard, Brecht à Dower wilson, Butel à tous, etc.
Pour l’obsessionnel (j’avoue en être), c’est sans cesse tomber sur une nouveauté (c’est-à-dire avoir la révélation de sa propre ignorance) et entrer dans une histoire du théâtre qui, si elle devait commencer avec le début du XXème siècle, nous tiendrait en haleine le temps d’une vie jusqu’au moment où rejoint par la mort, nous serions comme ce personnage de Borgès devant une porte et un million de clé, les essayant chacune dans la serrure, sans pouvoir entrer. Aussi, ce n’est pas le manque d’arguments qui nous privera d’un exposé solide, mais le manque de temps qui nous conduira à préférer, à élire, à exclure.
Disons alors, simplement, qu’un texte, quand en liberté nous nous en saisissons, nous impose de le lire « pas à pas » comme disait Barthes. Et ainsi, d’en étudier chacun des mécanismes, chacun des rouages, chacun des écueils et chacune des résistances jusqu’à ce que la logique nous permette de nous écarter du symbolique, du subjectif, du projectif. Et, parce que l’acte de lecture est réglé sur un commandement éthique, faire que la lecture soit exclusive et ne porte que sur le texte, sans y ajouter de périphériques biographiques, historiques, sociologiques, etc. Adopter ainsi une sorte de geste qu’il conviendrait d’appeler « lecture pauvre ». C’est-à-dire, une lecture débarrassée de tout ce qui n’est pas le texte.
« Ethique de la lecture étique » donc afin de substituer à l’interprétation le seul horizon qui nous préserve de l’approximation : la compréhension. Il faut bien une vie pour ça comme le signalait Mallarmée, avant que le texte n’élève sa voix et vous délivre ce qu’il dit.
« Apprenez à lire ce texte » dit Hamlet aux comédiens.
L’ayant lu, au prétexte de cette critique, il m’importe alors de vous livrer la seule lecture qui s’imposait, le moment où la voix du texte se mit à résonner. Voici :
Hamlet est la pièce où le pouvoir de la langue s’oppose à la langue du pouvoir.
Et d’avouer que le lecteur (ce locataire) est donc toujours potentiellement, un accédant à la propriété que le propriétaire peut lui refuser. Soit, pour en finir avec cette métaphore immobilière, les enchères (les autres lectures), le droit du vendeur (le texte) sont des concurrents sérieux, toujours pris au sérieux, qui font qu’en matière de lecture, certains campent sur leurs positions. Toutes les lectures se valent. La démocratie, dans le champs des théories littéraires et théâtrales, ayant adopté la règle de la polysémie.
A ce compte-là, Galillée n’aurait toujours pas raison, et Benoït XVI enseignerait l’astrophysique pour en démontrer la bêtise, dans les universités créationnistes du Texas.
Mais ne courons-nous pas tous le risque d’être des Benoït XVI ?
Bref, si Hamlet est ce que nous disons, alors regarder les mises en scène de Carmelo Bene, celle de Castellucci, celle de Nekrosius, celle de Vitez, celle de Brook, celle de Zadek, celle de Chéreau, celle d’Ostermeier, celle d’Enrique Diaz, celle de Grüber… se ferait en oubliant que le texte est à la mise en scène, ce que l’amour est à la vie. Important, mais finalement accessoire. Eternel, mais en définitive temporel.
Et de concéder, donc, que la mise en scène est un lieu à part, « from page to stage » disent les anglais, où le texte mis à l’épreuve, n’est pas la seule preuve qu’avance le théâtre.
Au Théâtre du Jeu de Paume, à Aix-en-Provence, alors qu’Ania (étudiante polonaise) fait une proposition de jeu sur un passage d’Hamlet dont nous avons travaillé la dramaturgie, je la regarde qui tourne sur elle-même, les joues gonflées et tendues. Elle finit par vomir un jet d’eau qu’elle contenait. Sceptique, « pourquoi ça ? » lui demandais-je ? Elle me répondit : « en Pologne, dans mon pays, nous avons un proverbe : « nabra wody w usta ». ça veut dire « remplir la bouche avec de l’eau. C’est une expression pour dire que quelqu’un se retient de parler ou de dire quelque chose. Il s’obstine à garder le silence. Mais c’est pas possible ». Ou le comédien, le théâtre, le jeu…
Macaigne propriétaire des Carmes
C’est Emmaüs qui a installé ses stands dans le cloître, sous les arcades, où désormais le mobilier de « récup », l’éclectisme des vitrines qui racontent les faillites professionnelles et les déveines familiales (tous finiront sur la paille, à poil), les objets de tout poil (vase, bibelots, machins et trucs), les distributeurs de boissons américaines et de café pas bon… voisinent avec les drapeaux français et danois qui auraient été mis au rebut. C’est éventuellement et aussi un chantier où, en surplomb d’une aire de jeu gazonné, une fosse septique ou une tombe inondée ornée d’une croix de bois et de deux crânes… des cabines ageco blanches sous-entendent que quelque chose est en construction, en reconstruction. C’est peut-être tout simplement un terrain de fouilles. Macaigne fouillerait Hamlet, lui ferait les poches, le questionnerait histoire de mettre à jour quelque chose. C’est encore un terrain vague ou un champ de bataille, avec sa gadoue, ses trous d’eau… Ou un espace underground, où dès l’entrée dans le cloître, le spectateur se retrouve devant des figures grunch qui chauffent la salle. C’est un no man’s land, et plus tard, à l’endroit de quelques épisodes de cet Hamlet, Disneyland, le club Dorothée ou le club de la plage quand Elseneur se gonfle comme un boudin. C’est aussi la cour des miracles (panneau fluo sur les ageco : « Il n’y aura pas de miracles Ici). « miracle » avec un « s » René. Merde, l’orthographe et la sémantique[2]…
C’est Au moins j’aurai laissé un beau cadavre, et c’est de fait un paysage cadavérisé, un paysage en ruines, une déchetterie, une zone urbaine dévolue au logement des sans abris où les arcades se regardent aussi comme les dessous des ponts qui sont les HLM de la débine et des clodos. Le Hamlet de Macaigne plante le décor et s’agence sur le modèle du SDF. Sans Dramaturgie Figée. Ça va « watter » de toutes parts, ça va déchirer à fond la caisse.
En rang d’oignon dans la cabine ageco éclairée comme une cabine à bronzer (un abri anti-atomique dit l’un) on attend le marié. L’acteur est là devant un micro. Figure contrite, genre speakerine meublant le temps d’antenne. Et Claudius d’arriver, par les travées de la salle, déguisé en banane parce que c’était pas une fête pour « dépressif », et qu’on avait dit qu’on se déguiserait »… Gueulante de Claudius, crise de nerf ou abus de pouvoir, injures modernes hors chef d’œuvre… le ton est donné et le premier rang commence à être arrosé de gerbes d’eau boueuse et de tout ce qui volera : confettis, gadoue, serpentins… Eux ont une bâche plastique qu’ils remontent sur leur costume de soirée et ignorent qu’ils jouent le Hamlet-Machine de Corinna Harfusch. Solo impressionnant de l’actrice aux prises avec un plastique constricteur, solo vu dans la dernière action de l’Académie Expérimentale des Théâtres.
Expérimental sera le mot de ce Road Movie qui partage avec Ginsberg la violence, la sexualité, les images hallucinées, la véhémence et l’injure, etc. Y a du Orange Mécanique dans tout ça. Il s’agira d’une messe noire, d’une farce brutale, d’une « bonne petite fête d’ultra-violence » comme dirait Alex. Y a du Tambour dans la dégaine d’Hamlet qui ressemble à Oskar bien plus qu’à un légume de l’école des fans avec Ophélie et Hamlet : « j’ai 4 ans… ». Donc, Oskar, avec en guise de jouet un pistolet qui tire des balles et de la haine dans les poches qui sont autant de billes qu’il va jouer contre son beau-père…
Macaigne ira jusqu’au bout du manque de « re-spectre » au texte de l’anglais qu’il troue d’une langue désacralisée, qu’il augmente de bruits, de bégaiements, de textes inventées au mieux vulgaires aliénés à des pudeurs révélées sur le mode de confidence glauque. Au pire, en feignant des engueulades entre acteurs et régisseurs : la vie normale d’une compagnie qui fait du théâtre quoi. Et néanmoins, parfois, le verbe shakespearien revient comme un revenant.
Et pour autant que la langue est hors d’œuvre, faite de raccourcis et d’ellipses, de syncopes et d’absences, d’actualisations inattendues et d’une modernité confondante, Vincent Macaigne parcourt Hamlet, en saisit la puissance et, parfois la finesse des mécanismes.
Si la langue est donc absente, l’œuvre elle, est présente. Et d’entendre les comédiens ajouter leurs commentaires dépréciatifs sur ce qu’ils font, ajoutent malmènent, torturent, brisent… « c’est nul ça. C’est con merde »… Mais, et simultanément, les examiner dans l’énergie, la force, l’irradiation d’une idée qu’il faut accoucher, en en crevant l’abcès.
Alors il y aura bien les noces et la fête, lieu de l’assise d’un pouvoir à mettre en place. Il y aura bien la morgue d’Hamlet et le courroux de Claudius. Il y aura l’amour d’Ophélie et la folie de la laissée pour compte. Il y aura le théâtre dans le théâtre et le meurtre du frère, et brutalement, à 1H20 du matin, alors que les fossoyeurs n’ont pas fait leur œuvre, que la passe d’arme verbale et bientôt le duel qui devrait donner raison au Prince n’auront pas lieu, que la mort de Claudius est le couronnement du prince mort, etc… que des tas de mots et de scènes ont été greffées, que le comédien « Roger » (pure invention de circonstance) a des minutes essentielles qu’il gaspille en évoquant son « divorce avec Nadine », bref, qu’il y a du trop, du plus, de l’accessoire, de l’inutile… Macaigne coupe. Noir. Fin.
C’est que l’enjeu n’était pas dans la restitution de scènes attendues et connues. C’est que chez Macaigne, ce que « vous savez et attendez » ne s’accorde pas avec « ce qu’il cherche » qui relève d’une intensité et d’une densité.
Celles-là, elles auront, ici et là, passé.
Comme le moment où la scène livre le meurtre de Claudius sur son frère. Scène excessive faite de percussions sur un corps à terre dont les coups rebondissent dans le son funèbre d’une Fender Stratocaster, sur une bâche blanche aspergée de sang, inondée de sang… Scène interminable qui dit la radicalité du geste, la décision infernale où se dessine dans la durée, à la fois le meurtre mais, et parce que le meurtrier n’en finit pas, dit aussi l’impossibilité de se séparer du frère. Scène sadienne où l’excès dit l’impossibilité : l’interdit transgressé qui hantera la conscience et l’histoire.
Celles encore de Claudius, nu toujours, qui déambule, baise Gertrude comme Ophélie, et confesse. C’est Stavroguine le malsain, le pourri, le condamnable, l’humain aussi en quête d’une rédemption inatteignable mais d’une conscience qui s’explique. Et Macaigne d’être, à ces endroits, doué de la connaissance de ce que peut livrer un plateau et un acteur.
Etc…
Non, ce n’est pas le Hamlet de Shakespeare. Oui, c’est le Hamlet de Macaigne. Non, ce n’est pas le texte de l’élisabéthain. Oui, c’est une partition folle d’aujourd’hui. Oui, c’est stupide, parfois con et contestable, mais jamais sans intérêt. Et dans l’histoire du théâtre, ça ne nous ramène pas 40 ans en arrière (Armelle, svp.), mais bien plus loin, en 1894, le jour où Jarry inventa UBU. Le jour où le théâtre s’ouvrit à la Pataphysique dont Macaigne est l’un des membres du Collège.
[1] Cette note doit éclairer le lecteur sur un indice qui pourra peut-être justifier la critique qui va suivre. Un, si je souris, c’est que la jeune personne ne sait pas que j’ai écrit pour le Magazine littéraire de ce mois de juillet un billet sur le texte de la pièce que Dominique Paquet produit au théâtre Le Petit Chien. Deux, universitaire curieux de l’aporie qu’est Hamlet, j’ai moi-même écrit un essai en réponse à celui de Dower Wilson & co. Ce livre : Vous Comprenez Hamlet ? L’effet de cerne II, préfacé par Jean-Pierre Leonardini, est aux antipodes du travail qu’a fait Vincent Macaigne. Ça ne change rien à l’intérêt que l’on peut porter à l’un ou à l’autre.
[2] Se reporter à l’édition de Libé, Avignon 2011, page 8. On a déjà du mal à y croire, c’est toujours mieux avec un pluriel.
Du 9 au 19, à 21h30 Cloître des Carmes

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Terra Nova https://www.insense-scenes.net/article/terra-nova/ Sat, 09 Jul 2011 18:14:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=777 —–
Installé à la Chartreuse de Villeneuve Lez Avignon, Terra Nova1 est un parallèle entre l’exploration de notre perception et la quête dramatique du pôle Sud par Robert Falcon Scott. Eric Joris co-met en scène avec Stef de Paepel un genre théâtral inquiétant et fascinant. A partir des textes du poète belge Peter Verhelst, la langue prend un aspect incantatoire. Le projet a pour démarche singulière de déplacer le spectateur, par l’expérience des corps plus que par celle des mots, vers un espace personnel inconnu.
Un théâtre scientifique
Depuis 1998, la compagnie CREW travaille l’alliance entre un dispositif technologique et une écriture dramaturgique du plateau. Le projet artistique est né de la rencontre entre Eric Joris, Philippe Bekaerts et Kurt Vanhoutte1 qui ont imaginé ensemble le développement de logiciels et de nouveaux matériaux technologiques. La recherche s’axe sur un travail de prise de conscience du spectateur, de son environnement, et par là même de sa propre identité. L’objectif n’est pas de se révéler à soi-même, mais davantage de faire l’expérience de la crédulité de sa perception. Peut-on faire confiance à notre corps en tant qu’interface entre la réalité et notre « soi »?2
Eric Joris cherche à jouer sur le trouble de nos réceptions physiques et mentales du monde, qui peuvent être trompées par nos sens. En effet, les éléments perçus dans la réalité se composent de matière tantôt inconnue, tantôt incompréhensible qui, pour exister au regard humain, doivent être éprouvés sensiblement et cognitivement. Car la connaissance vient de l’expérience.
Paradoxalement, la présence illusoire du réel par différents médias virtuels (écouteurs, micro, vidéo, capteurs) vient renforcer le vivant théâtral. La compagnie crée ces expérimentations en collaboration avec l’Expertise Centre for Digital Media de l’Université de Hasselt en Belgique. Elle s’entoure également pour ses recherches de neuro-scientifiques spécialistes en études sur la notion de conscience.
Eric Joris s’est entièrement accaparé la salle du Tinel de la Chartreuse pour y faire émerger son laboratoire humain. Ce projet est, en cela, bien plus qu’une simple installation, et prend son sens dans ce que Bertolt Brecht appelait déjà « un théâtre scientifique ».
Un théâtre où le spectateur devient l’instant d’une expérience, acteur sortant du monde virtuel dans un état différent de celui dans lequel il est entré.
Un théâtre où la présence du spectateur est prise dans l’immédiateté de ses réactions.
Le monde que propose Terra Nova propulse le public entre le virtuel et le réel. L’ouïe, la vue et le toucher sont mis à l’épreuve de soi et des autres. Et c’est ici que se joue l’intérêt du spectacle : amener chacun dans l’intime par l’immersion dans un environnement virtuel. Ainsi Eric Joris interroge les codes traditionnels du théâtre, en chamboulant la place de l’acteur, du spectateur et de l’usage des technologies émergeantes. Le dispositif faisant du spectateur le protagoniste, semble favoriser un phénomène d’altérité.
Terra Nova une immersion technologique
L’immersion débute par un cérémonial qui consiste à équiper les spectateurs d’écouteurs. Dés cet instant toute parole humaine immédiate est rompue. La communication se traduit uniquement par des gestes et des voix enregistrées. Chacun dans son propre casque perçoit sans le savoir vraiment, les mêmes données que son voisin. Le spectateur est sans cesse habité d’une bande son qui crépite, le coupant de l’environnement réel. Amassée en un tas compact le long d’un couloir, la foule est photographiée par un homme. Tout se passe comme si nous étions les élus d’une expérience inconnue. Une voix d’homme nous enseigne les mesures de précautions à prendre avant l’immersion dans le dispositif. L’expérience annoncée, l’excitation fait place à l’angoisse. La foule est alors divisée en plusieurs groupes, par une femme qui nous déleste de nos affaires. Ainsi, le passage dans l’espace scénique est ritualisé par une dépersonnalisation des spectateurs.
Dans la pénombre d’une scène, deux hommes attendent assis, le regard penché sur un carré blanc déposé au sol. Le blanc de la glace, de la terre immaculée, cette Terra Nova que donna Robert Scott comme nom à son navire. L’homme se place au centre du carré blanc lumineux. Il commence à l’aide d’un micro auriculaire, le récit de ses angoisses, avant la découverte de l’Antarctique et après avoir constaté que l’équipage n’était pas le premier arrivé en terre promise. Le texte apparaît dans le dispositif habillé de bruits de bateaux, de vent et d’écho. Les sens mis en perpétuel éveil dans cet environnement sonore, provoquent une attention flottante et rêveuse à la parole.
Peter Verheslt relève l’oralité du langage qui permet à l’imaginaire de chacun de voyager au gré des mots. Le casque isole le spectateur du collectif. Il se sent à l’intérieur de l’histoire, à l’inverse du théâtre traditionnel qui la joue face à lui. De la représentation on passe à l’entrée en présence du spectateur dans la fiction.
« Le but du voyage est de se faire un endroit. Nous sommes nous-même l’endroit » déclare l’acteur. Ce projet est une invitation à explorer son intimité. Intimité renforcée par la réverbération de la voix de l’acteur. Le récit se transforme en une sorte d’incantation rythmée par une multitude d’interrogations : Qui suis-je? Dans quel état vais-je revenir? L’homme les adresse à un technicien qui manipule les sons que nous entendons. Par une voix douce, il insuffle à l’acteur Scott de poursuivre ou de stopper l’histoire. A certains moments, le technicien ausculte avec une lampe torche le corps de l’acteur en pleine immersion dans le récit.
Le spectateur se transforme alors en témoin d’une analyse scientifique, faite à partir d’un homme en proie au doute, à l’inconnu et à la quête de son identité. La présence humaine apparaît comme une matière pensante, incompréhensible. Des bruits de souffle prolongent cette narration intérieure et s’arrêtent net pour laisser place au silence. Joris utilise les nouvelles technologies au sein même de l’écriture scénique. C’est à dire qu’il accorde à la technologie une place de créateur au côté de l’acteur, ne la soumettant plus à une fonction de décor ou d’illustration du propos.
Terra Nova ou l’immersion vers un autre soi
Chaque changement d’espace débute systématiquement par le silence. Des techniciens nous invitent à poursuivre l’itinéraire du voyage dans une nouvelle salle, conçue en un laboratoire humain. Une table de techniciens fait face à un mur de projection. Ils observent la foule tels des scientifiques en pleine expérimentation. Certains spectateurs se font équiper sous le regard des autres, avec des caméras omnidirectionnelles3 qui couvrent le visage. Ils sont attachés sur une planche, un écran sur leur torse laisse voir le cadrage choisi. Ces mêmes spectateurs sont alors manipulés par les acteurs en blouse dans l’espace théâtral. Retournés, allongés, assis… Les techniciens exécutent des gestes sur les spectateurs immergés qui coïncident avec les éléments de la vidéo. Tous les contacts physiques qu’elle propose sont produits réellement.
Nous autres observons avec trouble et fascination le spectacle. Le public devient de ce fait l’observateur de la perception et des réactions physiques de l’autre. Il est complètement libre de se déplacer dans l’espace pour suivre un immergé, le quitter et en rattraper un autre. L’environnement de chacun devient l’environnement de l’autre. La retransmission en direct inclut le public dans le processus théâtral, tout en maintenant l’équilibre entre ceux qui sont immergés et ceux qui regardent. A la fin de la vidéo, les spectateurs-observateurs prennent la place des utilisateurs. Mais cette fois il s’agit d’une autre vidéo, d’un autre environnement, d’une autre manipulation. Ce spectacle revêt différents canevas virtuels donnant ainsi une dramaturgie hybride et plurielle.
Chaque spectateur participe à son propre spectacle. La captation à 360° enveloppe le corps qui se meut dans l’image qu’il incarne. Je perçois tantôt le monde à l’échelle d’un rat de laboratoire, et tantôt à l’échelle humaine. L’exploration à partir de son propre corps métamorphosé en le corps d’un autre, est fascinante. Inclu dans le virtuel, le spectateur éprouve l’étrange sensation d’y être désincarné. Le corps est en perpétuel glissement entre l’attention de ce qu’il reçoit et comment il le reçoit. L’immersion fonctionne tant pour l’utilisateur que pour l’observateur. Paradoxalement, en s’engageant dans les pas de l’autre, l’observateur est renvoyé à sa singularité. Le partage de l’environnement virtuel crée un phénomène d’altérité qui bouleverse le rapport traditionnel établi entre les spectateurs au théâtre. L’immersion interroge l’utilité de la participation des spectateurs pour une interaction sensible.
Ce voyage rend l’illusion plus vraie que le réel . N’est-ce pas au fond sur cela que repose l’art théâtral : la fiction comme un détour par l’ailleurs pour mieux éprouver le réel qui nous entoure. Mais le passage de l’un à l’autre manque de fluidité. Selon l’angle de vision choisi, les images apparaissent brouillées, inachevées. Par ailleurs l’inconvénient du multimédia, est que les actions accomplies par les techniciens sur le corps de l’immergé sont différées dans le temps par rapport à la vidéo. Cette dissociation empêche le spectateur de confondre pleinement virtuel et réel. Le cerveau peut donc difficilement associer l’activité physique à l’activité cognitive. Telle est le risque à prendre dans ce dispositif livré à l’aléatoire de la manipulation des techniciens.
Terra Nova : un besoin de parole
Pendant l’expérience aucune communication n’est possible, car chacun est sollicité dans sa propre perception. Il est troublant d’être au théâtre mais de ne pas entendre les réactions du public, car pour que l’immersion fonctionne nous devons être isolés. Toutefois chacun est relié par les mêmes sons et images. « Le rêve d’habiter le corps et la pensée de l’autre »4 reste impraticable à cause de cette absence de langage. Les mots manquent pour qu’aboutisse la rencontre avec l’autre.
La langue se révèle alors nécessaire à l’expérience. En fin de voyage, tous les spectateurs se sont mis à se parler, à se raconter, comme si l’immersion réclamait la parole. « Vers la fin du spectacle, lorsque l’on émerge, on est à même de percevoir l’ensemble des pièces du puzzle et de lier la narration avec l’expérience vécue » confirme Joris. Force est de constater que la participation vivante du public au théâtre augmente la préciosité accordée à chacun.
L’échec d’interaction entre l’activité physique et mentale n’empêche pas que corps et psychique soient tous deux en proie au trouble de l’illusion. Sensible et intelligible sont fondamentalement liés pour que toutes expériences puissent avoir lieu. Ils doivent leur autonomie à leur inter-dépendance. Les captations sensibles communiquent avec leurs propres signaux à l’instar des captations cognitives. Mais c’est par la rencontre des deux que la perception se réalise. Tout comme le spectateur a besoin d’éprouver puis de dialoguer.
Finalement le procédé de la compagnie CREW fonctionne malgré un système défaillant. L’imperfection n’ôte pas à l’ambition du concept sa pertinence et son éclaircissement. Joris en fait l’affirmation lorsqu’il déclare dans une interview réalisée à la Chartreuse que : « L’échec fait donc partie intégrante du processus ».
Au delà d’un déplacement physique, le spectateur est téléporté de l’ « ici et maintenant » vers un « maintenant mais pas ici » ou un « ici mais pas maintenant ». Joris défie ainsi les lois du théâtre.
Grâce à la grande liberté laissée au spectateur d’explorer les limites de la perception, il fait du théâtre une terre neuve d’exploration.
1Philippe Bekaerts est chercheur au Centre for Digital Media de l’Université de Hasselt en Belgique.
Kurt Vanhoutte est professeur du département théâtre, film et littérature de l’Université de Antwerp en Belgique.
2Citation Eric Joris note d’intention du programme « La Chartreuse »
3La caméra omnidirectionnelle place le visionneur physiquement dans une image capturée de vidéo.
4Citation Eric Joris dans la note d’intention du programme de « La Chartreuse ».

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Lidell, l’alphabet du refus https://www.insense-scenes.net/article/lidell-lalphabet-du-refus/ Sat, 09 Jul 2011 18:13:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=776 ——
Il est 17H00 et la salle Monfavet est pleine. Dans le programme du festival, Angelica Lidell proposera dans quelques instants Maldito sea el Hombre que confia en el hombre: un projet d’alphabétisation. Ça durera, 3H15 entracte compris. Après La Casa de la fuerza, la fidélité d’Hortense Archambault et Vincent Baudriller au travail de la chorégraphe et femme de théâtre espagnole donnera au festivalier le sentiment d’une charge féroce (le texte surtitré) et d’une mise en scène presque pastorale et parfois contemplative.
La meurtrière de Dieu
Remarquée, aux Carmes, l’an dernier, avec La Casa de la fuerza, Angelina Lidell avait été au terme du Festival d’Avignon consacrée par la profession et la presse qui y voyaient là, une sœur de Pippo Del Bono, un membre de la Societas Raffaello Sanzio… Dans El Cultural, Luis Maria Anson écrivait ainsi : « Y claro, al concluit, La casa de la fuerza, el publico puesto en pie se rompio las manos aplaudiendo a una escritora, a una directora, a una actriz inalcanzable, que se escondia entre sus actores y que es hoy el nombre de referecia del teatro espanol »[1]. Soit la description d’une étoile qu’attendait depuis longtemps le théâtre espagnol qui tient enfin son génie, comme le cinéma, avec Luis Bunuel eut le sien. « La meurtrière de Dieu » comme le titrait Anson pourrait d’ailleurs tout à fait être la fille du réalisateur, partageant avec le fondateur de l’Ordre de Tolède (dévolu à voler la caisse du couvent), plusieurs de ces mythes obsessionnels. A commencer par Figueres ville où résida Lidell, mais aussi ville natale de Salvadore Dali et complice de Bunuel. Au delà de ce cette anecdote et ce hasard, on pourrait surtout souligner le paradigme commun qui unit l’un à l’autre. L’érotisme de Bunuel ( ou une pulsion religieuse transcendée) trouvant un reflet dans « la pornographie de l’âme » que revendique Lidell qui cherche à « s’introduire dans la conscience humaine ». Goût partagé encore pour la conscience de la mort, les animaux morts, le piano, et une certaine pratique du cadavre exquis qui, rappelons-le, consiste à rejeter la culture et l’éducation pour ne plus privilégier que les premières images, instinctives et inconscientes qui viennent à l’esprit. Ces cadavres exquis, chez la fondatrice de la Compagnie Atras bilis, s’incarnant aussi, aujourd’hui, dans le rapport qu’elle entretient à une interdisciplinarité qui lui permet de trouver dans les pratiques plurielles la matière unifiante de ses visions sans limites.
A Madrid depuis 1993 avec sa compagnie, Lidell « l’anti-sociale » dit-elle d’elle-même, ou plus cliniquement « la sociopathe sous contrôle » comme elle se définit précisément, est avant tout une nihiliste qui voit dans le monde une mafia infectieuse dont les parrains sont : les professeurs, les gens de bon goût, les intello-bourgeois adeptes de la culture soft/loft, les machos masqués, les putains de tout poil en col blanc ou pas, les suceurs de téton de Madone, les prêtres calottés ou défroqués, les mères muettes ou Madré consentante, les pères affectueux : les Padré atteint de priapisme chronique tous azimuts… Toutes ces « Familles » qui forment la famille que l’on nomme aussi « syndicat du crime ». D’une phrase Lidell raye cet ordre social, moral, politique : « Je n’ai pas beaucoup de sympathie pour le genre humain. Je me détache de plus en plus de l’idée de l’humain. Je n’ai pas de sentiment d’appartenir à la société. Heureusement, je suis capable de contrôler ce désir de détruire le monde, grâce au théâtre ». Et d’ajouter : « Toute ma confiance dans l’homme s’est trouvée massacrée à cause d’expériences très dures qui ont fini par m’éloigner de tout et m’ont conduite à l’isolement ». L’isolement : soit, une entrée en écriture…
De l’abécédaire
Ecrivant plus qu’écrivain, Angélica Lidell entre donc en écriture. Et si « Maudit soit l’homme qui se confie en l’homme » : un projet d’alphabétisation est une création, une performance, c’est d’abord et avant tout un texte[2] en forme de gueuloir de 60 pages. Un texte bref, aéré en ces pages pour autant que les lignes qui le composent, elles, sont d’une densité thématique. Texte où les chapitres sont composés des lettres de l’alphabet qui viennent dans un désordre déboussolant alors que la première page de ce récit égrène les unes après les autres chaque lettre et les relie à une pensée, un mot mis en relief. « A comme Argent, B comme Bande, C comme Comédie (Comédie-Française), E comme enfant, F comme France… jusqu’à Z comme Zidane ». Ordre primitif de ce récit sans personnage où la voix de la narratrice (Lidell sur scène !), dès lors qu’elle passe à l’écriture, s’engage dans une morgue violente, répétitive, assassine qui l’oblige à privilégier l’élan de la pensée plutôt que l’organisation chronologique de ce qu’elle avait énoncée. Ecriture ou petit livre de prophéties, sur le modèle du Livre de Jérémie dont le titre rapporte la trace. Maudit soit l’homme n’est pas une histoire, mais plutôt la somme de haines rangées, comptabilisées le temps d’une vie et d’expériences. Ce n’est pas un livre de pensée, comme l’abécédaire de Deleuze l’est, mais un abécédaire pulsionnel, organique, vibrant où l’auteur éructe avec force son dégoût pour les artifices, les politesses, les règles du savoir-vivre… Un livre donc, où à la démonstration, Lidell préfère la force de pénétration de la répétition et de l’énoncé obsessionnel : « Fourre-toi tes bonnes intentions dans le cul. Fourre-toi ton faux amour du prochain dans le cul. Fourre-toi ton baratin de petit-intello-bourgeois-européen-responsable-dévoué-à-la-culture bien au fond du cul » peut-on lire à la lettre A. Ecrit sur le mode d’un acte d’accusation adressé à la conscience, sans autre souci que d’instruire ( projet d’alphabétisation est le titre) du vice de toutes les vertus, c’est moins une forme écrite qu’un cri retranscrit que livre Lidell. Cri satellisé aux thèmes de l’amour volé, de la mort prématurée dès la première trahison, du virus du mépris contracté dès le premier dialogue, de la sexualité pornographiée, du mensonge comme respiration, du viol organisé en réunion, de la foutue enfance abusée, de la bouffe et de la graisse… Soit une partition presque fellinienne où l’outrance et l’outrage sont inséparables d’un mode d’écriture qui ne cherche pas un style, mais qui condamne le style, l’apparence, le maquillage et ses effets. Là est peut-être la force de cette « écriture du désastre ».
Ecriture circulaire que celle de Lidell qui semble inscrire certaines phrases ou mots dans un éternel retour et qui, comme Michel Foucault l’écrivait, nous condamne à observer ce qui, revenant, est souligné. « Schubert » fait partie de ces mots « l’âme ne progresse pas. Donc on ne peut pas jouer du Schubert » décide Lidell. Et avec Schubert s’éprouve aussi la tendresse mélancolique qui n’en finit pas d’agonir dans des vomissement lexicaux et sonores. « Schubert » ou un mot musical et harmonieux dans ce dédale tumultueux. Ecriture circulaire, dis-je, mais et aussi, écriture de cycles. Comme ceux, finalement, que forme Pasolini : cycle de la merde, cycle du sang, etc… Et de voir en Lidell, dans un rythme autre, dans un autre rapport à la langue, un autre lien à la phrase… une parente de Pier Paolo Pasolini. Lidell qui s’inscrit, dès lors, auprès de celui qui sentait une « vitalité désespérée » et produisit, à travers ses films, son théâtre,ses écrits, une sorte « d’alphabet du refus ». Lidell, dans ses cycles, exprime, elle, une pensée en cage, une pensée fauve.
Et pour autant, lisant le livre, passant ces lettres et leurs développements brutaux, parfois une des signes de l’alphabet va chercher la simplicité de l’intimité. O, « et tu survivras grâce à l’ombre ».
Et parfois, la lecture s’arrête sur une page blanche où par exemple, à la lettre D comme douleur, la page vide est comme un miroir qui appelle notre confession, notre expression… notre examen.
Au terme du livre seul, c’est à Cioran, à son Précis de Décomposition, à son œuvre de condamnation que l’on songe. Et n’était-ce l’écriture dépecée et la syntaxe désossée de Lidell,et les écarts parfois drôles d’un rire jaune… que l’on pourrait imaginer qu’elle en est le spectre revenu.
Scènes tabloïd
Neuf petites filles habillées dans un costume doré et affublées d’oreilles de lapin jouent innocemment sur la scène à des jeux récréatifs où le pas de deux se confond à une partie de marelle. Elles ressemblent à des emballages de bonbons chinois servis au restaurant. Lidell les dégagera quelques instants plus tard. Se pointant sur le plateau, avec en mains, les cadavres de lapin qu’elle jette au sol. Et d’entendre la premi ère lettre, E comme enfant : « je n’ai pas connu un seul enfant qui soit devenu un bon adulte ». Dans le même costume que les petites filles qu’elle vient d’exécuter métaphoriquement (n’est-elle pas elle-même morte ?), Lidell est rejointe par sa complice et amie Lola Jimenez. Maldito commence alors vraiment et s’achèvera par la lettre U. Comme utopie, où la dernière phrase devrait mettre fin au tragique indépassable dans lequel s’inscrit l’humanité : « Que plus un enfant ne soit conçu à la surface de la Terre », variation mullerienne de « on devrait coudre le ventre des mères ».
Entre les deux lettres, E et U, l’alphabet mis en scène aura gagné l’iconoclastie de mondes se chevauchant, se superposant, s’interpénétrant. Donnant aux images reçues la force étrange d’un univers pris entre formes figuratives et constructions symboliques surréalistes. Comme si Alice au pays des merveilles de Caroll avait mangé à table avec Ulysse de Joyce avant de partouser, Lidell fabrique une fresque prise dans un monde interlope, un bordel urbain et de campagne, fait de commerce illicite où seul (elle le répétera comme on croit à une prière) : « entrer dans une épicerie chinoise et demander : Il reste du pain/ Oui/ C’est combien ?/ Soixante centimes/ … ce sont parfois les seules phrases sincères que l’on peut entendre de la journée ». Entre les deux, donc, une série de tableaux qui relèvent des pages des plus glauques de la presse (imaginez le Sun), viendront taquiner la rétine. A commencer par ce décor sylvestre de carton pâte où des arbres morts peints en fond de scène font de l’ombre à des arbres naïfs et colorés. Espace pictural et figural où la voix de Lidell écrase les consonnes et les voyelles rimbaldiennes pour faire entendre le noir de l’existence. Solo parfois lardé d’humour et de dérision drôle. Décor ou tableau d’Henri Rousseau, dit le « douanier », que le verbe lidellien, sans frontières, va peupler de détritus, de corps morts, de saloperies mentales… Un peu comme si une bande de campeurs barbares était passé par là et avait polluer le site pictural. Lidell, elle, pointe les pollutions mentales, blouson de cuir noir, bas résille sous chaussette de mauvais goût, clope au bec… C’est Betty Boop (historiquement une figure dessinée aux allures de chienne anthropomorphe) relooké, anti Monroe, ant-Bimbo (nom du chien de Betty Boop), qui donne dans la révision des leçons. Révisions, oui, histoire de mettre un mouchoir plein des larmes qu’elle a pleurées. Phrase heidegerrienne (pardon) à la lettre Q : « Il faut avoir beaucoup pleuré pour en être là ». Etre-là ou être, Da-sein ou sein, c’est plus la question. Et Lidell de marcher, s’étendre, se planter devant la salle, ou devant un mur à jardin comme devant l’œuvre d’un maçon des lamentations…
Les images seront multiples, inextricables d’un verbe qui n’éclaire rien de leur présence. Les images sont mentales et n’ont d’aucune manière la fonction de faire écho aux mots. Les images sont parfois belles et pleine d’une tranquillité sereine. Alors on écoute Schubert en boucle, peut-être Fantasia opus 103, œuvre pour piano à quatre mains. Plus loin ça sera une chanson populaire, ou Paint in Black des Stones… Plus loin dans Maldito s’exposera sous des formes renouvelées la même attente. Alors des acrobates chinois, comme venus en visite voir les deux sœurs de Madrid, genre types de banlieues en survet, viennent balancer quelques canettes de bière dans le décor et faire de sauts périlleux. Et préfèrent, aussi, le saut à la corde à un usage plus grave. L’un, lettre Z, porte le maillot du Real avec le nom de Zidane. Le porteur du maillot, Champion par procuration, comme tous ces types sur les escaliers qui attendent la prochaine coupe du monde en vieillissant, en s’ennuyant. Schubert passe pour la énième fois. La diode rouge du piano arrangé l’indique… Et c’est toujours beau, même plus beau quand Angelica dans les bras de Lola pique une crise de nerf.
Entracte. Ne nous trompons pas, il s’agissait bien d’un parc peuplé d’objets inattendus et c’était peut-être l’extension d’un asile. Où une ambiguïté lexicale qui permet de faire entendre que la folie n’était pas étrangère. Lidell éructant, c’était un peu « pour en finir avec le jugement de Dieu » d’Artaud qui était audible.
Retour de l’entracte. Vrais petits arbres en pot, taillés à la française. Taille cruelle comme l’aura été la diatribe contre la France, à la lettre F. La lettre et l’esprit que Lidell dénonce….
Des images encore. Des verts, des jaunes, des bleues… Un cul fessé dans quelques temps, comme ça. Une autre image. Un homme fait la démonstration de Wittgenstein, dessine à la craie, sur le sol, une table. Un rond + un rond en face, c’est Padré et Madré. Puis il se dessine en faisant faire à la craie le tour de ses pieds. Deux petits ronds. On y verra une dualité, une schizophrénie larvée chez l’enfant. Merci papa, merci maman, XY. Lidell, Lola, un chinois, un danseur… ils portent tous des jupes plissées. L’ordre du fer à repasser et l’ordre moral n’ont jamais fait qu’un. Le pli mythique du pantalon militaire. Lola nue, façon petit poucet, ramasse les miettes de pain que le danseur nu dépose jusque sous un arbre. Certains y verront l’Eden. Je me souviens juste du viol de l’athlète dans le petit bois de This is how you will disappear de Gisèle Vienne. C’était au gymnase Aubanel, l’an dernier.
Les jupes plissées sont grises,mais les chaussettes sont rouges et le pas de danse est un va et vient entre deux lapins nains de jardin.
Et puis, Schubert est moins présent, et c’est Purcell que l’on entend maintenant. En boucle, toujours en boucle, alors que les cycles défilent. « O que j’aime ma solitude » chante un haute-contre. Alors que les potes chinois disposent sur scène une sculpture de mannequins figés blancs, entachés de marques de sang. Images de cadavres d’Enki Bilal ravivées et plus lointainement de « our body » ou ce qu’il en resterait.
Et les potes chinois du quartier qui accompagnent Lola et Angélica : ces demoiselles d’Avignon, forment une bande gagnée par la lassitude ou l’ennui. Une caisse marquée Wittgenstein persiste en mémoire. Dernière phrase du Tractatus : « ce dont on ne peut parler, il faut le taire » ou « sur ce dont on ne peut parler il faut garder le silence ». Lidell le sait et ne prétend ni par le verbe, ni par l’image dire des vérités ; mais seulement éclairer par l’usage de la langue notre rapport à la pensée. Silence.
Le noir se noue sur ce qui est un cimetière où le temps de Maldito, Lidell aura ouvert quelques tombes, rompant l’omerta sur des lieux communs. Maldito aura été baroque. C’est-à-dire libre, allant au plus simple, le temps d’une promenade, à l’endroit d’un jardin secret qui se donnait aussi à voir comme un jardin public. Où l’éternel combat des forces municipales pour préserver le cadre de vie du dernier. Cadre de vie… tout ce que Lidell, dans Maldito, aura montré qu’elle maudissait.
[1] Luis Maria Anson, « Angélica Lidell, la asesina de Dios », El Cultural, 20 Juillet 2009
[2] Angelica Lidell, « Maudit soit l’homme qui se confie en l’homme » : un projet d’alphabétisation, traduction Chritilla Vasserot, Editions Solitaires intempestifs, 2011.
Crédits photos, Ricardo Carrillo de Albanez.
spectacle sur-titré, du 8 au 13 à 17H00 ou 12H00, salle Montfavet

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La Cour d’honneur ouvre son festival avec « Enfant » de Boris Charmatz. https://www.insense-scenes.net/article/la-cour-dhonneur-ouvre-son-festival-avec-enfant-de-boris-charmatz/ Sat, 09 Jul 2011 18:13:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=775

Fort d’une expérience de deux ans au Musée de la danse 1, Boris Charmatz, l’artiste associé à ce 65ème Festival d’Avignon a avec Hortense Archambault et Vincent Baudriller voulu cette édition sous le signe du collectif. Un collectif qui ferait du festival lui-même une œuvre d’art aux multiples facettes composée de chacun des spectacles. C’est l’enfance qui est à l’honneur pour ce festival. Nous avons pu voir, « Petit projet de la matière » et « Sun » qui mettaient en scène des enfants. Pour l’ouverture de la cour d’honneur, Boris Charmatz propose un spectacle avec 26 enfants et 9 danseurs. Cette proposition est sobrement appelée « Enfant ». Nous assistons à un spectacle où nous sommes interrogés sur le rapport que nous entretenons à l’enfance. Une réflexion où se mêlent la beauté, la violence et l’abandon. Cet abandon qui est plus près du lâcher prise, du laisser-faire que du renoncement. Un abandon qui donne aux danseurs petits et grands une responsabilité vis-à-vis de la chorégraphie. C’est aussi un abandon de l’effet de mise en scène et du spectaculaire au profit de notre capacité à construire nos histoires, notre narration à partir de nos sensations, de notre imaginaire et de notre mémoire.
Sur scène, trois corps sont abandonnés au repos. Les danseurs sont habillés en noir se confondant avec le sol qui les supporte. Au centre, une sorte de rampe de skate et à côté une sorte de grue. Tous ces éléments sont noirs. Ils nous apparaissent comme des éléments liés à l’enfance qui bouge et qui construit. La lumière ouvre le spectacle. Ce sont des lampes à décharge qui ne peuvent se régler ni au niveau de l’intensité, ni au niveau de leur diffusion. Elles sont autonomes, elles chauffent et au fur à mesure leur intensité et leur couleur se modifient. Elles échappent au contrôle esthétisant et spectaculaire. Elles s’allument dans une sorte d’explosion et dans un blanc très soutenu, puis très vite elles passent par un orangé vif avant de trouver une teinte plus légère. Cette mécanique lumineuse fait place à la grue qui se met en marche. Elle enroule un câble qui dessine un parcours sur toute la scène de la cour d’honneur. Comme des enfants nous suivons cet enroulement, cette magie mécanique. En même temps qu’il y a une douceur et une simplicité dans ce mouvement du fil, du lien, il y a cet arrachement des points d’accroche. Le détachement de ce lien donne lieu à des déchirures physiques et sonores. Au bout du lien, la grue active un corps allongé. Ce danseur involontaire traverse le plateau par la force de la machine. La grue délie le lien pour activer le mouvement de cette danseuse. C’est le tour d’un autre lien d’être ramené et d’un autre danseur de parcourir le plateau tiré par un pied et suspendu à deux mètres du sol. Puis le rectangle noir à l’avant scène sur lequel se trouvait une danseuse inerte se met à remonter le long de la rampe de skate devenu un tapis roulant. Toutes ces machines s’activent, elles entraînent le mouvement des danseurs, elles donnent à voir une chorégraphie de l’abandon et en même temps de l’incroyable. Les machines nous donnent tous les codes pour comprendre comment cet incroyable est possible. Nous avons la présence de l’artifice qui nous permet la visualisation de ce corps suspendu la tête en bas qui s’envole, reste suspendu et se repose au sol. Dans ce repositionnement du corps au sol, la machine, la grue nous montre la mécanique du corps humain et donc sa faculté de mouvement. Comment les poignets complètement relâchés se plient pour se répandre sur le sol. La machine modèle le corps abandonné, mais c’est l’esprit, l’intelligence et le savoir qui permettent à la mécanique de chorégraphier les corps.
Après ce ballet des machines et des corps détendus, viens le temps de l’activité des danseurs. Ils charrient des coulisses les corps relâchés des enfants. Ils sont les transporteurs, les passeurs de la chorégraphie de l’abandon. Les danseurs mettent en mouvement les corps abandonnés des enfants et encore une fois ça danse à l’endroit des corps inertes en même temps que ça danse dans le corps des agissants. Ça danse aussi dans cette fusion des corps mêlés. Les danseurs dans un soin précis prennent, traînent les enfants qui dans une confiance à la fois belle et terrifiante se laissent modeler, façonner. C’est dans ce sommeil conscient que les enfants vont vivre leurs rêves de voler, de danser, de passer de bras en bras, de se traîner par terre, de ramper. C’est dans le terrifiant rapport qu’on entretient aujourd’hui aux enfants que les spectateurs vont charrier des images de maltraitance, de charnier d’enfants. Boris Charmatz ne nous impose pas une seule voie, il en met plusieurs en friction. Notre regard lui invente ses fictions. C’est du vivant qui s’abandonne à l’autre, ce sont des enfants qui se laissent faire par des adultes. Dans un monde du cloisonnement et de la méfiance, nous assistons à un échange entre des adultes et des enfants dans une confiance aveugle. Cet échange passe par la chorégraphie. C’est donc le corps qui se met en jeu et c’est cet endroit que notre société d’image à tendance à oublier et exclure. La danse est là mais pas à l’endroit de la virtuosité des interprètes. Elle est dans le voyage de ces corps mélangés. Dans cette débauche de soin, d’énergie et de concentration, les danseurs trouvent de l’air en se débarrassant de leur tee-shirt ou de leur pantalon. Ils couvrent les corps des enfants inanimés qui dorment presque. Au cours de cette partition où les enfants ont traversés la scène dix fois, se sont retrouvés la tête en bas, ont été traînés, transportés, ballotés, pliés, ont fait l’avion… Ces enfants deviennent les modèles d’une danse impossible pour les danseurs. Ce modelage des enfants par les adultes est physique, charnel mais il n’est pas sans réfléchir le moulage des enfants par la société.
Alors vient le temps de la bascule où les enfants prennent leur corps en main et rejoignent la danse. Dans cette chorégraphie collective arrive le chaos. On ne sait plus qui donne le « la », qui mène la danse. Les enfants imitent les grands. Les grands paraissent dépassés par l’énergie des enfants. Ils dansent joyeusement en se débarrassant qui de son tee-shirt, qui de son pantalon. C’est une communauté qui danse avec ses codes, ses rituels. Avec leur énergie les enfants forcent les danseurs à abandonner. Les jeunes prennent le pouvoir et instrumentalisent les corps des neuf danseurs. Ils sont petits, frêles mais ils sont nombreux. Ils s’entraident pour tirer, transporter un corps. Ils montent, dansent sur un autre. Ils ont le pouvoir et donne à voir une possible cruauté, une possible anarchie. Ils ont la cour d’honneur comme cour de récréation, comme espace pour danser. Un joueur de cornemuse les rejoint, clin d’œil sans doute à la Bretagne où Boris Charmatz et son équipe se sont installés depuis 2009. Mais le musicien évite la musique traditionnelle au profit d’un son, d’un souffle appartenant à cette communauté. C’est également un clin d’œil au joueur de flûte de Hamelin qui attira tous les enfants de la ville après avoir été chassé à coup de pierre. Clin d’œil qui n’est pas dénué d’humour si on songe que ce flutiste était chargé de débarrasser Hamelin de ces petits rats, qui sont à l’opéra les jeunes danseurs. Coup double pour le musicien même si les 26 enfants préfèrent remettre en marche la grue pour le suspendre la tête en bas. Dans un élan enfantin de justice et de justesse, c’était effectivement le seul à n’avoir pas encore été manipulé. Contraint à l’abandon de son corps, il continue à jouer sa musique. Il entraine toute cette communauté enfants et danseurs à se retrouver pour une dernière farandole pleine de plaisir et de partage. Cette farandole nous abandonne à nos sensations, nos réflexions et à ce complexe mélange qu’est celui de l’enfant.
Ce renoncement, cet abandon des corps met au travail l’imagination, la capacité à fabriquer. Les idées et les images véhiculées sont multiples et contradictoires et dialoguent avec le spectateur dans sa singularité. Boris Charmatz et son équipe ne nous racontent pas d’histoire sauf peut-être celle d’une communauté éphémère. Mais quelles histoires nous sommes nous racontés ? Quelles images avons nous perçues ? Quelles idées nous ont traversés ? À quelles réflexions nous sommes nous abandonnés ?
*Le Musée de la danse est le nom que Boris Charmatz a donné au Centre Chorégraphique de Rennes lorsqu’il en a pris la direction. Il a pensé ce lieu comme un espace ouvert et un espace de croisements.
http://www.museedeladanse.org/lemusee/manifeste

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Jan Karski (Mon nom est une fiction), Une parole d’outre tombe https://www.insense-scenes.net/article/jan-karski-mon-nom-est-une-fiction-une-parole-doutre-tombe/ Fri, 08 Jul 2011 18:16:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=779 —–
La salle de l’Opéra-Théâtre, a accueilli ce Mercredi 6 juillet, en ouverture du festival d’Avignon, le spectacle d’Arthur Nauzyciel : Jan Karski (Mon nom est une fiction). C’est accompagné de comédiens et collaborateurs de multiples nationalités et de différentes disciplines, que Nauziciel met en scène cette année, une adaptation du Roman de Yannick Haenel. Il choisit de prendre à bras le corps un sujet épineux : celui de la mémoire de la grande histoire et du massacre de la Shoah, au travers de la figure de Jan Karski, témoin et porte parole de la grande abîme qu’a laissé l’Humanité face à elle même.
Bien que le choix de ce sujet soit avant tout personnel et impulsé par l’héritage douloureux d’une famille polonaise déportée, Nauzyciel dépasse l’intime du témoignage et la froide rigueur des faits historiques. Il multiplie les voix et les sujets pour créer un spectacle qui parle à tous les Hommes que nous sommes, en traversant l’histoire et la parole d’un homme qui est devenu une figure, un héros, un martyr, un témoin que l’on a fait taire en le laissant parler… Jan Karski.
Employé au ministère des affaire étrangères, engagé dans la résistance, Karski a vu l’horreur des ghettos et des camps d’extermination. De cette vision il est devenu porteur, au delà de la mort et de ce qu’il a appelé « la fin de l’Humanité ». Chargé par les représentants la BUND et de l’organisation sioniste, du message de détresse de l’éradication du peuple juif, il doit faire savoir ce qu’il se passe en Pologne. Il passe alors à l’ouest, en Angleterre puis aux États-Unis, et parle aux politiques, aux journalistes, aux intellectuels : à qui veut l’entendre et peut influer pour faire cesser l’assassinat de tout le peuple juif.
Après avoir dit, décrit et raconté l’urgence, de façon à ce que nul ne puisse ignorer l’horreur qui régnait dans son pays au delà de la guerre et des enjeux militaires, l’échec de voir un occident à l’image de Roosvelt,« en train de digérer », fait de sa parole, alors désespérée un objet ridicule, et l’emmène au silence et à l’errance.
C’est une quarantaine d’années plus tard, devant la caméra de Claude Lanzmann1, qu’il « retournera » vers sa première mort et formulera au présent, le message et le besoin de raconter les images qui l’ont ramené à la vie, transformant celle-ci en une interminable nuit blanche.
C’est de ce matériau documentaire que Yannick Haenel s’est emparé avec son roman2, construisant un triptyque qui débute par une narration décrivant Jan Karski devant la caméra du cinéaste. La seconde partie retraverse le livre que le héros a publié dès 1944 aux États Unis3, et enfin, dresse par le biais de la fiction, une autobiographie controversée.
En adaptant ce roman tout en gardant sa structure, Nauzyciel nous fait saisir le rôle primordial que veut désormais assumer l’art dans le questionnement et la perpétuation du travail de mémoire. Le troublant alliage du sensible et du factuel pourrait-il permettre de ne rien en perdre?
Dans ce spectacle, Jan Karski n’est pas un prétexte ou un moyen, il est cette Histoire, un témoin que l’on a laissé tomber entre deux générations, comme par facilité. Dans la troisième séquence, Laurent Poiternaud incarne le personnage de fiction dans un décor luxueux de couloir d’opéra. On assiste à toute la tragédie de l’histoire de cet homme, à l’enfouissement de sa mission et à la dérision de l’humanité toue entière. Cinq minutes après qu’il ait commencé, un tonnerre d’applaudissement se fait entendre dans les retours et l’on réalise alors qu’une musique d’orchestre vient de cesser, sans qu’on l’ait vraiment entendue démarrer. Image tragique d’un public absent et d’une scène occupée par d’autres. Il n’est ni spectateur, ni acteur, ni technicien, il est dans l’entre deux, dans les limbes entre la fiction et le réel, entre la vie et la mort, et nous raconte sans nous voir, son histoire de fantôme, de martyr de la parole humaine face à l’abîme.
Une dramaturgie spectrale
Arthur Nauzyciel, mélange tous ces truchements avec une incroyable précision et une élégante sobriété, tentant de faire en sorte que cette pièce devienne un nouveau conducteur de notre mémoire collective. Humblement, mais dans une énergie de l’ordre de la nécessité, il érige un prisme multiforme,qui élève et donne profondeur. Réexploitant les faits sous des angles différents, il nous permet de créer des images en mouvement et nous force à ré-appréhender nos représentations du massacre juif.
La force dramatique du spectacle devient évidente par l’ajout aux trois parties du roman de Haenel, une ouverture chimérique utilisant la danse. Le premier tableau se termine avec un numéro de claquettes en poursuite, créant les trois ombres allongées de la « fiction Karski ». Douce et fantomatique dégringolade de ce corps de pantin accompagné par une musique qui déraille sourdement. L’atmosphère est sombre et le corps comme inhabité.
Le spectacle se termine avec l’apparition d’une figure féminine, elle aussi privée de mots, portant une culotte ornée des étoiles dorées de David. La danseuse mélange des images en mouvement de corps désarticulés, torturés, amputés, à la démonstration de l’être au monde du héros. La chorégraphie ajoute une quatrième face au prisme de notre perception, scellant son entité. Ce propos géométrique est précieux et nécessaire, en cette période charnière où les rescapés emportent leur histoire avec eux, avec la mort des derniers témoins.
« Remettre les morts et les vivants ensemble, à la bonne vitesse »4
Toujours entre plusieurs dimensions, le travail du corps et de l’espace coïncide avec la détresse de la déshumanisation du sujet.
Les acteurs ont des regards assurés mais vacillants dans l’adresse : il ne nous parlent pas à nous spectateurs, mais à nous l’humanité, bien au delà de la salle. Tout est précisément posé et déposé dans quatre corps différents qui résonnent entre eux. Est crée un spectre qui ne superpose ni ne remplace, mais « place cote à cote » : Dans le premier tableau, Nauzyciel lui même, dans un costume sombre et des fauteuils design, installe la lenteur, une présence étrangement quotidienne.
Ensuite, c’est une voix de femme qui accompagne la vidéo de Miroslav Balka. Une absence de corps et un léger accent, on la cherche du regard avant de s’abandonner au trajet de la caméra qui filme en boucle, une carte de ce que l’on imagine être un ghetto. Elle apparaît chimère à coté du chemin interminable et répétitif de l’objectif, qui nous montre les rues et les pavés représentant les bâtiments.
Dans le troisième tableau enfin, le comédien apparaît comme un fantôme, totalement habité et absolument vide. Sa gestuelle déshumanisée est à la fois lourdement installée et sans cesse prête à partir, le genoux plié. Un grand corps aux bras trop longs et à la tête avancée déplace ses jambes sans vraiment marcher : il flotte tout en soudant ses pieds au sol. On a l’impression de voir un homme sur une cassette vidéo à laquelle la télécommande demande un avancement et une retour en arrière rapide au même moment. Tout est sur le fil et on ne sait jamais laquelle des deux touches sera la plus forte, à tout moment les forces peuvent s’inverser et déchirer l’homme qui se tient en face de nous. Il est dans les nuits blanches, dans cet entre deux, cet élan purement présent, indéplaçable.
Chaque figure est traversée par un rapport singulier au sol, qui nous renvoie au chemin interminable qu’a parcouru Karski, au déchirement de l’exil, et l’éclatement de son peuple ; à la paralysie des corps de l’occident opposé à son besoin vital de faire savoir ce qu’il s’est passé en Pologne. Cette posture nous place face au malaise, nous assoit dans le grand fauteuil de ceux qui sont restés cois devant l’urgence.
Malgré des longueurs, qui ont tendance à nous laisser revenir à notre propre corps, la fragilité de ce qu’il se passe au plateau nous travaille du début à la fin : on explore, on projette, rebondit sur toutes les faces du spectre que nous propose Nauzyciel. La liberté du travail répond au pari audacieux de remettre sur le tapis le sujet de la Shoah que l’on n’a jamais autant évoqué, mais qui malheureusement a trop tendance à être simplifié, réduit à un amalgame qui nous écarte de nos responsabilités.
1Claude Lanzmann, Shoah, 1985
2Yannick Haenel, Jan Karski, 2009
3Jan Karski, Story of a Secret State, Emery Reeves, New York, 1944. Traduction française : Mon témoignage devant le Monde, Editions Point de Mire, 2004
4Arthur Nauzyciel, Conférence de presse du 5 juillet 2011, http://www.theatre-video.net/video/Arthur-Nauzyciel-pour-Jan-Karski-Mon-nom-est-une-fiction

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Charmatz « danser » pensées https://www.insense-scenes.net/article/charmatz-danser-pensees/ Fri, 08 Jul 2011 18:15:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=778 —–
Ce jeudi 7 juillet, à 22H00, rang L de la Cour d’Honneur du Palais des Papes, un ministre de la culture arrive un peu en retard et oblige ainsi les assis à se relever. Spectre lointain d’une standing ovation contrainte. Bientôt il souffrira la bronca du Peuple de la Cour quand David Lescot aura rappelé les agressions dont sont victimes les communautés artistiques. De mémoire, les sifflets qui couvriront le bruit des martinets, et la durée de cette interpellation rageuse qui dit un ras le bol, une détestation et une déliaison, valaient bien ceux de tous les spectacles qui furent malmenés dans ce lieu. Enfant, la création de Boris Charmatz, commencerait ensuite au retour du silence. Commencement où dès les premiers instants, on percevait qu’il s’agirait d’une ode, d’un chant, d’une symphonie libre, radicale, fascinante… Ou, en jeu, il serait question de quelque chose qui cède, qui rompt, qui casse, comme le claquement des agrafes le fera résonner, afin qu’une chose qui ne soit plus épiphanique ni mimétique soit livrée et trouve un passage.
B.C… en quelques fragments
Faire ou refaire l’histoire de Boris Charmatz ou l’itinéraire d’un enfant rebelle dans le milieu chorégraphique. Pourquoi pas ? Savoir qu’il est directeur du Musée de la danse de Rennes et qu’il invente de nouveaux modes de travail en faisant de son lieu une base arrière où se construisent des projets protéiformes… Se souvenir de la bande qu’il forme avec Xavier Le Roy, Rachid Ouramdame, Jérome Bel qui l’accompagnent dans cette nouvelle édition du Festival d’Avignon dont il est le seul artiste associé… Le reconnaître comme l’un des « signataires du groupe du 20 août » qui souhaitait ouvrir la danse à un horizon inattendu. Savoir qu’il fut du « Bocal » : école luttant contre le conformisme des conservatoires… Avoir gardé en mémoire quelques-unes de ses créations qui l’élevèrent au seuil d’une visibilité : Héâtre-élévision (2002), Levée des conflits (2010) dans le festival Mettre en scène de Rennes, A bras le corps (1993), Les Disparates (1994), La danseuse malade (2010 à Avignon)… ou le jalouser pour avoir eu la chance d’avoir des parentes communistes qui l’emmenaient, enfant, voir les Humanités que sont Maguy Marin, Jean-Claude Galotta, Dominique Bagouet… Lesquels ne sont sans doute pas pour rien dans le choix d’une vie et d’une formation auprès de Regine Chopinot, Odile Duboc…
Et croire à tout ce qui se dit à son propos, l’imaginer « rentre-dedans ». S’épater qu’il traduise pour les 26 enfants que compte Enfant des mouvements en jargon de récrée pour désigner un enchaînement par « l’hélicoptère », s’amuser qu’une envoyée spéciale à Rennes fasse trois lignes sur le motif du Tee-Shirt de Boris dont la poitrine est bardée, façon Miss France, d’un « protect yourself ». Et rire à l’idée qu’elle y voit un « grigri » contemporain, là où, en définitive, pour cet adepte de la « non-dance » dans les années 90, il pourrait s’agir plus simplement d’afficher un avertissement pour tous les badauds qui franchissent le Musée de la danse de Rennes qu’il tient en main depuis 2009. « Non Danse » comme il existe un Non-Art qui est un lieu, aussi, d’inventions, d’imaginations, de créations…. Préférer cette idée-là, dès lors que l’on aura entendu une fois pour toute que Boris Charmatz défie les codes, dépasse les limites, aime oublier les règles… au point que les pièces qu’il fabrique peuvent entretenir un lien étroit avec la « danse conceptuelle ». Danse qui entretient avec les dispositifs et les installations un rapport aigu comme lorsqu’il entre en dialogue avec le plasticien Toni Grand autour d’un bloc jaune, qu’il recourt à un piano pour y allonger le spectateur… ou qu’il puise dans les espaces interculturels de quoi nourrir son désir de chercher le mouvement et dans celui de l’interdisciplinarité l’occasion de travailler avec Bonnafé, Balibar, etc.
Artiste associé oblige, Boris Charmatz doit lire, ici et là, ce qui commence à ressembler à une biographie légendaire où le moindre de ses gestes (vie privée/spectacles publics), la moindre de ses paroles (discours public/confessions plus intimes) viendront grossir le portrait d’un type de 38 ans qui, au détour d’un entretien avec Vincent Baudriller et Hortense Archambault, dit : « Il s’agit d’inventer un espace public pour la danse qui ne soit ni un théâtre ni une école, mais un tiers espace où l’on ait le temps d’expérimenter par et pour la danse »[1].
Un « Tiers Espace », voilà qui est dit. Bien dit, stimulant et rassurant. Voilà qui nous éloigne de ces détails accessoires que sont les albums de famille, les modes vestimentaires, etc que d’aucun élève au rang de signes signifiants.
Boris Charmatz vous prévient et c’est clair. Sans adopter la posture de l’idéologue ou du politique en campagne, il a lui aussi un programme : « Espace Public » à inventer, un « Tiers espace » dit-il. En soi, ça ressemble à une pensée.
Charmatz « danser » pensées.
Un « Tiers espace » comme il y eut un Tiers livre, un Tiers Etat… expression livrée par Charmatz qui, d’un coup, s’inscrit dans la lignée d’un nouveau à conquérir, à inventer, à penser. Tiers Espace qui est comme une terre à gagner où le travail de Charmatz, comme celui auquel s’attela Merce Cunnigham, Pina Bausch, Raimund Hogh (que j’aime son travail !), est de penser la danse et permettre à la danse de mettre la pensée en mouvement. C’est là, entre ces deux pôles inséparables qui articulent la théorie et la pratique, là où le mouvement donne à penser et la pensée amène à agir, que se situe le travail nomade de Boris Charmatz qui entend « dessiner le futur » en empruntant à tous les horizons qu’il parcourt. Horizons qui le tiennent au plus près, aujourd’hui, de la performance, des dispositifs, des plasticiens où les notions de temps, d’œuvre, de contenu, de formes, de sons, d’images… ne sont plus aliénés à l’enjeu de la représentation. Au sens où « représentation » a trop souvent désigné un mode esthétique et une pratique poétique où l’on se reconnaît. Au sens où « Représentation » renvoie de facto à un ordre esthétique qui n’est rien moins que la surface d’un ordre politique et morale qui le sous-tend. S’intéressant au travail plastique du vidéaste Artur Zmijewski et aux vingt trois séquences de Democrcies, Charmatz s’inquiète dès lors du rapport que l’image entretient avec le politique. Cette manière qu’un art chorégraphique : l’organisation du mouvement, l’élection d’un geste, l’agencement de déplacements… procèdent tous d’une mise en scène qui forme des entités politiques et entretient un lien avec l’espace idéologique. Souscrire à une ritualisation du mouvement, adhérer à une sacralisation du corps, faire son deuil d’une expérience chorégraphique… C’est, nous dit Charmatz, cautionner un certain ordre de la représentation collective et ce qu’elle induit. C’est suivre une rhétorique qui finit par nourrir un répertoire. Mais Danser, n’est-ce pas interroger ces rapports ? N’est-ce pas s’inquiéter de l’image que fabrique un corps ? Dans le propos de Charmatz qui fait une place à des artistes à Une Ecole d’Art, il y a une invitation à réfléchir au rapport que l’œuvre d’art entretient avec le politique. Il y a une invitation à entrer en contact avec des œuvres qui sont autant d’expériences du politique. Ça serait quoi le mouvement d’un immigré ? ça ressemblerait à quoi un geste d’égalité ? Comment s’amorcerait un mouvement de masse démocratique ? Comment faire sentir, encore, une mémoire ou étendre celle-ci à des représentations plurielles ? Quelle place y a-t-il pour le rêve et comment le partager dans un espace chorégraphique ?
Dans un petit opus, Je suis une école, qu’il a écrit, Boris Charmatz fait entendre la nécessité de construire un espace dialectique où les acquis, la mémoire, les savoirs entrent en friction pour, encore, produire de l’imprévisible, de l’inattendu, de l’incertain… Ou, un « Tiers Espace » qui est encore et toujours le lieu de l’expérimentation, de l’improvisation, celui de la performance, celui de l’imagination… au pouvoir. Celui aussi de la conscience qu’apprendre, c’est avant tout apprendre une manière d’apprendre qui est, par essence, exclusive et donc contestable. En soi, le « Tiers Espace » de Charmatz pourrait donc bien désigner que se questionner, s’interroger, parcourir le savoir, repenser les connaissances… n’induit pas un risque, ni aucune peine, mais peut nous conduire à faire l’expérience d’un savoir nouveau qui viendrait défaire l’ancien. Bataillien Charmatz qui propose des « batailles » au festival ? C’est-à-dire d’ouvrir des dialogues !
Aussi Charmatz, vraisemblablement, s’il porte un Tee-Shirt où il est écrit « Protect yourself », c’est parce qu’il propose une invitation à se protéger, avant tout, de nous-même. C’est-à-dire se protéger de l’absence de désir, de la fuite des espoirs, de l’abandon des aventures, de la résignation, de la facilité, de l’endormissement de l’esprit, de l’acceptation des contraintes, de la souscription aux règles, codes et limites…
Enfant
Le plateau de la cour se livre au regard et un tapis roulant gris anthracite est là, face aux gradins, qui fait croire à une chaise longue pour géant. A côté, une machine métallique noire déploie un bras articulé. C’est une sorte de grue dévolue au déplacement des charges avec poulies, filins, pieds en pieuvre « spités » dans le plancher. Restes esthétisés, peut-être, des matériels auxquels ont eu recours les équipes qui ont monté cette salle, et qui fascine Boris Charmatz. C’est, dans le jargon de l’art contemporain, un dispositif plastique. Une forme faite de matière et dont l’utilité se révèle à mesure que les secondes passent.
Avec la nonchalance d’une bête féroce qui connaît sa force, le bras, qui pourrait être une tête, se balance de droite à gauche. Et ce mouvement exerce une tension sur un filin qui fait sauter les agrafes disposées de loin en loin, jusqu’à ce que cette corde : ce cordon ombilical, révèle qu’il est attaché aux corps de deux danseurs inertes. Après ce temps, alors, où le différé, l’attente… sont autant d’instants nécessaires à l’action, la machine, cette « bête », tracte ces presque cadavres et, dans un jeu à peine cruel, les anime d’un mouvement impulsé par cette énergie extérieure qui imprime au corps des postures soumises. Ces loques humaines sont ainsi le jouet de courses verticales répétitives, de déplacements horizontaux où la machine, qui semble avoir une intention, se heurte à l’inertie de ces vies absentes. Images d’amas de chairs et de charniers, images de corps sans vie promis à la décharge et la fosse commune. Sons de cliquetis et bruits de chenilles en mouvement également qui ne sont pas étrangers à l’idée que l’on se fait du déplacement de forces brutales. Privés d’une autonomie par cet automate, l’homme qui inventa la machine semble, selon la prévision de Marx, en être devenu la victime.
Et de regarder cette œuvre « postcontemporaine » qui est, a écrit Lyotard dans Que Peindre ? : « moins monnayable, moins racontable, moins signifiable », comme l’image aussi d’une ère postindustrielle, où l’ère du vide aurait emporté une victoire.
Enfant commence donc ainsi, dans le bruit régulier et mécanique que produit une machine qui s’est greffée à la vie. A même un son constant, un mouvement déterminé Enfant commence là où la vie semble achevée. Instant incertain où la fin est en balance avec un commencement, où l’image entretient un flou sur le devenir. Des corps aliénés subissent ainsi le roulement du tapis ou l’image d’une chaîne de montage qui ne livre pas son dessein à celui qui y officie. Une surface tape-cul n’en finit pas d’animer les danseurs de soubresauts. Dans cet espace, la conscience s’est absentée et la corporéité est traitée comme matière en attente d’un geste pensé. Pour autant, ces tremblements, ces balancements, ces roulements ne sont pas étrangers au mouvement. Ils en sont les formes primaires, les esquisses souterraines et minières et seront, dès lors qu’une intention le décidera. Enfant désigne alors peut-être l’enfance d’un mouvement. Je veux dire sa forme génétique, son informe plastique.
Et de voir d’autres danseurs, tout en noir, venir disposer à la périphérie de ce cœur qui bat de mille bruits, des corps d’enfants pris dans un sommeil ou une léthargie qui n’est pas différente. Et de regarder les danseurs-manipulateurs se mettre en action et insuffler à ces pantins enfantins une vie artificielle faite de petits gestes organisés. C’est un corps de ballet funèbre qui se met ici en place, un corps de marionnettes brisées. Image d’effroi, image et sentiment d’être face à des corps morts, d’être devant le spectre de quelque Classe morte imaginée par Kantor. Images encore d’une lutte terrible entre ce qui agit et ce qui est agi et évoquait l’Epreuve de Feu. Images qui ne livrent aucune clé et renvoient celui qui regarde à un monde sensible, à ses pensées intérieures, à ses souvenirs enfouis…
Sur le plateau, sans qu’il soit possible de dire quand la mutation aura été repérée, 26 enfants sont maintenant en action et courent, s’arrêtent, affirment une trajectoire ou un mime, parmi les 9 danseurs. L’épisode Billies jean de Jakson dépassé, les uns et les autres semblent partager une même idée, le même appétit de trouver dans l’espace une matière propre. Inversion de gestes, appréhension de comportements échangeables, mouvements partagés, corps partiellement dénudés… les uns et les autres ont pris le dessus sur une machine qui a gagné un état d’inertie, à moins que la bête ne sommeille.
Quelque chose de vivant est là qui ravage le champ visuel. Ce qui se passe n’est pas narratif, mais explosif comme seule devrait être la pensée, d’après Nietzsche. Et d’entendre le son rock d’une cornemuse disputer au cri des mouettes qui viennent envahir la cour… Et de regarder ce joueur de binioù entreprendre d’être un Hamelin. Sorte d’aimant du mouvement qui finira suspendu, pareille à une carcasse.
L’affolement des déplacements, mais aussi l’image des poings sur les yeux que l’on pose au sortir du sommeil ou au début d’une tristesse se mêlent dans cette pièce chorégraphique où sont atomisés la symétrie, la rectitude, l’uniformisation…
Aussi, alors que tous s’écartent du plateau au bout d’un peu plus d’une heure, Enfant a livré à la cour son étonnante vitalité, ses images délivrées de leur référence, ses sons initiatiques à quelques espaces inouïs… Des pensées qui inscrivent le travail de Boris Charmatz dans une cour d’Honneur à laquelle il permit d’être une cour de ré-création. Comprenons le lieu commun, le Tiers espace, le passage de toutes les énergies qui font que l’ordre et le désordre sont consubstantiels du mouvement. De la création.
[1] Une Ecole d’Art, pour le Festival d’Avignon 2011, édition P.O.L. Petit livre offert gratuitement à tous les festivaliers.

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Sages comme des images https://www.insense-scenes.net/article/sages-comme-des-images/ Thu, 07 Jul 2011 18:15:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=784 —-
Cyril Teste travaille au sein du collectif MxM qu’il dirige. Ce collectif regroupe plusieurs artistes qui se sont rencontrés il y a une dizaine d’années. Il est composé d’architecte, créateur lumière, robotique, musiciens, acteurs, dramaturge, programmeur vidéo, vidéaste… Cyril Teste est l’auteur et le metteur en scène de « Sun » présenté du 7 au 13 juillet dans la salle Benoît XII. « Sun » fait suite au spectacle « Reset » qui traitait aussi de l’enfance et nous nous rappellerons que le premier projet de ce collectif MxM était autour « d’ Alice » de Lewis Caroll. Au départ de ce projet un fait divers en Allemagne ou deux enfants vivants dans la même famille recomposée décident de partir en Afrique pour se marier. L’Afrique comme un eldorado où ils pourraient vivre leur amour sous le soleil, l’Afrique comme le continent où les parents auraient disparu. À partir de cette anecdote, Cyril Teste et son équipe ont travaillé autour du monde de l’enfance, des enfants dégagés des contraintes que les adultes leur imposent. En une heure et quart, nous assistons à un voyage initiatique de la préparation du départ à un voyage imaginaire et imaginé par ces enfants.
En s’installant dans la salle nous voyons sur scène, dans un carré de lumière, Mattéo Eustachon allias Mattéo, une dizaine d’années, assis sur une feuille blanche. Il joue avec une araignée mécanique grande comme un abricot qui réagit à la lumière. En effet, cet animal machine n’avance que lorsqu’il est exposé à la lumière. Dès que l’acteur occulte son capteur solaire, elle se bloque. A côté de lui un cube noir, dans lequel l’araignée trouve sa place de repos. Il joue avec cet objet au centre de la scène, il ne nous regarde pas, il est dans son monde. C’est finalement lui le personnage principal, sa partenaire Lucia-Zina Méziat qui joue Léna est à la fois sa conscience et la raison de son envie d’ailleurs, de soleil et de départ. Les acteurs enfants sont accompagnés par deux acteurs adultes qui eux sont le guide ou le double adulte de Mattéo. L’espace dans lequel évoluent les acteurs se modifie sans cesse par un jeu de déplacement de monoblocs rectangulaires qui redécoupent l’espace et servent de support à la vidéo. Une estrade robotisée qui sert de scène tourne sur elle-même de temps en temps pendant la représentation. La scénographie sonore est présente et nous englobe tout le long de la représentation. Une voix off, sans doute le souvenir adulte du moment présent de ce jeune garçon nous accompagne dès le début de la représentation. C’est un souvenir d’enfance qui évoque le rapport au soleil, aux fleurs, aux dieux et à la façon dont il avait de jouer avec les nuages. Ces évocations paraissent comme une énumération de clichés de l’univers enfantin. Ensuite, la jeune enfant interroge Mattéo dans un échange où le sujet est caché. Un secret que les enfants voudraient absolument conserver et auquel le spectateur a accès avec son imagination et la lecture du programme. Un dialogue s’installe entre l’absente et Mattéo qui avant de partir veut finir son dessin. Ils se décident à partir le soir même. Il faut préparer les valises et voyager vers le soleil. À ce moment l’actrice apparaît et Mattéo mime de les dessiner sur sa feuille blanche tandis que l’image d’un dessin basique, peu enfantin se construit sur la paroi centrale. Ce dessin les représente et cette représentation empêche de développer un imaginaire autour de ce qu’est un dessin d’enfant. On est face à un enfant acteur qui mime de se représenter avec celle qu’il aime tandis que ce qu’il dessinerait nous apparaît sous sa forme normative. Ils jouent ensuite avec un nouveau cube noir, un peu plus gros, avec à l’intérieur une plus grosse araignée toujours mécanique. Cette araignée qui grossit pourrait être un crabe comme une allégorie d’un cancer qui grossirait à mesure que l’enfance disparaît. Le départ arrive. La fatigue du voyage aidant, les deux enfants dorment sur cette estrade avec un gros cube noir au centre de l’espace. Léna se réveille la première et découvre ce cube qui finit par l’engloutir telle une princesse prisonnière d’un monstre criant en attendant que son prince, ce héros, la délivre. Manque de chance comme dans toutes les aventures chevaleresques, la mission du prince sera semée d’embûches. Traverser un miroir pour se découvrir adulte et redevenir enfant et apprendre à mettre une cravate pour l’heure du rendez-vous avec sa belle. Cette belle qui aura elle entre temps, dans les coulisses passée une robe blanche.
Dans cette pièce les enfants sont enfermés. C’est la fabrication d’un espace clos produit par des adultes pour des enfants acteurs qui sont sages et répondent exactement à ce qu’on attend d’eux. La narration simpliste, l’utilisation de la scénographie mouvante mais pourtant figée, de l’univers sonore et lumineux englobant, les projections vidéo donnent à cette proposition un caractère fleur bleue et diminue la capacité d’imaginaire des enfants et des spectateurs qui assistent à ce spectacle. Cyril Teste dit du fait-divers que ce qu’il l’intéressait c’est le fait que « ce sont les enfants qui ont décidé d’effacer le monde adulte ». Dans Sun les adultes ont mis en place un dispositif où les enfants sont à l’image de ce qu’ils voudraient qu’ils soient : sages comme des images. Un monde fait de beauté et d’utopie qui annihile l’être de l’enfant lui-même avec ses maladresses, sa cruauté, sa volonté et son imagination.
1 Reset : pièce écrite et mise en scène par Cyril Teste en 2010
http://www.theatre-video.net/video/Cyril-Teste-pour-Sun?autostart


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SUN : Les enfants du paradis https://www.insense-scenes.net/article/sun-les-enfants-du-paradis/ Thu, 07 Jul 2011 18:15:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=783 —-
Annoncé comme l’un des thèmes de cette 65ème édition du Festival d’Avignon, « l’enfant », à moins qu’il ne s’agisse de « l’enfance » (mais ça n’appelle pas les mêmes réflexions) aura été au cœur de SUN, présenté dans la salle Benoît XII par Cyril Teste. D’une durée d’une heure et une quinzaine de minutes, SUN offre un spectacle visuel et sonore où la construction des images est la principale attraction… le principal décor.
Esquisse d’un projet
Né en septembre 2000, le collectif MxM apparaît comme le lieu d’un chantier qui croise les champs disciplinaires et les pratiques. L’interdisciplinarité est ainsi, pour Cyril Teste, un espace à part entière de recherches et d’expérimentations jusque dans les modalités de travail puisque la « communauté » MxM permet à chacun de ses membres d’agir sur le projet. Nomade dans cette approche de leur pratique, MxM interroge, questionne, réfléchit ainsi tant sur l’acte de création que sur la pédagogie, et privilégie les dispositifs plutôt que le cadre des séminaires. En septembre dernier, en résidence au CENTQUATRE, il était alors à l’œuvre sur la notion d’expérience ou « comment situer la violence comme expérience ? ». Rompu à l’emploi des nouvelles technologies, MxM aborde dès lors la création en croisant les matériaux (textes, acteurs, auteurs, film…) avec les outils qu’offre la technique.
La nouvelle création de Cyril Teste, SUN, n’échappe pas à ces lois et ses modalités de travail.
Ici et là dans la presse festivalière et notamment sur le site d’MxM, on peut lire le projet de SUN qui se décline comme suit : « Si l’on rencontre l’enfant qu’on a été, que se passe-il ? Est-on à la hauteur de ses rêves, de ses espoirs, de ses désirs ? Comment croiser son regard ? Comment vivre cet instant d’éternité (sic). A l’origine de ces questions, un fait divers. Et l’émotion qu’il provoque. Hanovre, 1er janvier 2009. Un garçon et une fille de 6 et 7 ans, réunis par le hasard d’une famille recomposée, s’aiment. Ils veulent se marier au plus proche du soleil. A l’aube, alors que leurs parents dorment encore ils partent pour l’Afrique (…) (et de construire) un voyage amoureux qui interroge l’un de nos territoires intimes les plus secrets : l’enfance. Temps des peurs, temps des possibles, temps où imaginaire et réel se mêlent, où l’animal humain exprime pleinement son mystère et sa grâce. Cette même grâce dont adulte, nous cherchons tous à retrouver l’essence. Il faut exercer sa mémoire. Il faut trouver cette capacité à dépasser ses peurs pour laisser, pour aimer, pour créer. Il faut trouver le chemin qui mène à la rencontre de l’enfant (…) Le collectif MxM organise l’espace du rendez-vous, de ce voyage introspectif de l’adlute vers l’enfant qu’il a été, de l’enfant vers l’adulte qu’il deviendra. Des sons, des images, des volumes et des mots pour construire un poème théâtral. Un poème qui s’écrit avec toutes les technologies, des plus archaïques aux plus contemporaines, pour tenter d’ouvrir l’espace-temps du plateau du théâtre vers un univers singulier où chacun se retrouve.
« L’enfant est le plus mystérieux, le plus passionnant, le plus troublant des phénomènes naturels. Une sorte d’animal privilégié que nous devinons habités des dieux » (écrivait André Bazin) »
Dessein de mise en scène
Dans un espace ralenti, une voix off délivre quelques avertissements poétiques où l’évocation des fleurs, des dieux… forme une constellation poétique naïve, soutenue par un espace sonore constant. « Quand j’étais enfant », « un dieu m’a sauvé »…. « Je comprenais le silence ». « J’étais l’élève des sons harmonieux »… Reprises en boucle ou dispersées au long de ce poème visuel, ces paroles qu’on dirait extraites d’une mémoire, font écho au dialogue de deux jeunes enfants (fille et garçon) qui se questionnent à demi mots : entre pudeur, innocence et désir. Au détour d’un dessin que forme par magie un recours à la technologie, deux silhouettes enfantines prennent forme et se tiennent par la main, quand leur double de chair osseux, en front de scène, se tient dans la distance d’un aveu amoureux. Plus loin, un dédale de lumière comme un escalier figure un passage. Métaphore d’une mutation et d’un temps révolu, sans doute doit-on y voir une topographie initiatique. Et Cyril Teste de multiplier les vues et les images qui, au fur et à mesure de SUN, racontent les pensées intérieures et les relations adultes de deux enfants pris dans un voyage de lumière, d’ombres, de ténèbres, de joies et parfois de peurs. Une nuit étoilée vient couver des états d’âme naissant. Une image un peu plus floue qu’un pochoir s’imprime sur une surface blanche spectrale. Une boite géante posée comme un vase de Pandore attend de révéler l’âge adulte de la conscience.
Au vrai, Cyril Texte aura travaillé à faire sentir une disparition, voire une mutation en recourant à une lumière qui joue entre exposition et surexposition afin qu’apparaît le lot de toutes vies. Soit une histoire où l’expérience et l’aventure sont aussi le signe d’un vieillissement ou d’une désillusion. A l’image des boîtes (une petite, une moyenne, une immense) qui sont comme des secrétaires à tiroirs et à secrets, Teste aura inversé les échelles des mondes que peuplent les enfants, à cheval toujours entre celui des adultes et celui qu’ils fabriquent. Entre une réalité et un imaginaire, entre un concret (faire un nœud de cravate) et un univers plus abstrait où tout est possible.
SUN se regarde ainsi comme une petite déambulation, une rêverie d’enfants, un va et vient entre deux âges où l’enfance est le territoire d’espoirs que l’adulte aura perdu, aura gagné.
En soi, l’idée est généreuse même si elle rend l’enfant étranger à une complexité qui ne paraît plus ici. Car d’une certaine manière, les « enfants de Teste » sont au paradis, au creux d’un triptyque (trois formes rectangulaires soulignées par un trait fluo blanc) comme enserrés dans les pages d’un livre où la vie semble s’être définitivement absentée, préférée à un monde intérieur. Tout comme le recours à la technologie procède ici davantage d’une manière de « gonfler l’artifice » plus que de rendre la complexité d’univers mentaux que le projet annonçait comme lieu de questionnement. Du coup, et pour autant que la féerie et le merveilleux n’est pas étranger à ce conte contemporain, SUN surprend parfois par son innocence, sa bienveillance, sa gentillesse… Et la lumière éclatante et rayonnante, ici, est pour tout dire moins une couleur de vérité révélée qu’un aveuglement comme la traduisait Canetti.
SUN est ainsi le récit des beaux sentiments, des belles histoires… Un premier jet qui mériterait que l’on espère quelque violence qui vienne contrarier cette iconographie bien douce. Sauf à vouloir faire de l’enfant et de l’enfance l’espace idéal des utopies perdues, des nostalgies convenues, etc… Ce qui n’est jamais ça.
Du 8 au 13 juillet, à 15H00, Salle Benoît XII (relâche le 10)

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Le suicidé mis en pièce https://www.insense-scenes.net/article/le-suicide-mis-en-piece/ Thu, 07 Jul 2011 18:14:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=782 —-
Il est un peu plus de 22H00, dans la carrière de Boulbon, quand commence la première de Le Suicidé qui durera 2H30. Une pièce de Nicolas Erdman, écrite en 1928, après un premier succès Le Mandat produit peu avant. Patrick Pineau, le metteur en scène, revient ainsi au Festival d’Avignon, après la cour d’Honneur du Palais des Papes qu’il occupa en 2004, avec Peer Gynt : une autre épopée si l’on veut bien considérer que celle de Sémione Sémionovitch Podsékalnikov (interprété par Patrick Pineau lui-même) tient lieu d’un récit épique aux accents étonnamment clownesques et bien trop souvent caricaturaux…
Des suicidés Sémione, Essenine et les autres…
« Je suis un dilettante en ce domaine » répondait Staline à la demande de Constantin Stanislavski d’autoriser les répétitions du Suicidé, pièce qu’avait commandée Vsevolod Meyerhold à Erdman, aux alentours des années 1930. La pièce ne sera jamais mise en scène, censurée par le REPERTKOM qui oeuvrait sous la houlette du RAPP (association russe des écrivains prolétariens), à écarter les « déviants » : l’avant-garde de la fin du XIXème siècle. Ceux qui, participant aux mouvements futuristes ou constructivistes, produisaient un art en réponse à « l’art bonasse » des bourgeois, dirait Badiou. Mais l’époque a changé, les purges de 32 seront terribles, la dékoulakisation ira son train : déportations et exécutions des grands propriétaires, des intellectuels aussi et de tous les « russes » qui n’épousent pas le réalisme socialiste. Fin 37, un homme nouveau est né : l’homo sovieticus. Le « boudetlianine » est arrivé, comprenez « l’homme de l’avenir ».
Erdman, trop proche de l’Ecole des imagistes de Sergueï Essenine (poète suicidé ou assassiné alors qu’il a écrit : « Non, non, non, je ne veux pas mourir »), verra ainsi Le suicidé – Samoubjica en russe – censuré en 1932 au motif qu’elle est « politiquement fausse et extrêmement réactionnaire ». Déporté trois ans en Sibérie, il ne reviendra jamais au théâtre, mais sera distingué à maintes reprises, pour ses scenarii, par le prix Joseph Staline : petit père des peuples de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques.
Le Suicidé, en ces pages, n’ignore rien de toute cette histoire même si les détails cruels, au regard de la chronologie, ne peuvent être connus par Erdman qui, au prétexte sans doute d’une satire, peint une autre fresque, en limite d’un absurde qui se fonde sur un saucisson.
Du Saucisson à la Pravda
Le Suicidé ou l’histoire d’un saucisson de foie… est ainsi le motif sur lequel s’ébranle la machine caustique d’Erdman. Et la scène conjugale et nocturne, autour de ce qui est aux yeux des russes, comme des soviétiques, un aliment fondamental de l’art culinaire au même titre que la Vodka, les champignons ou les cornichons, n’est rien moins qu’amusante. Motif ridicule de départ donc, et imbroglio par la suite puisque la conversation entre Sémione et sa femme Maria Loukianovna nourrira une rumeur qui veut que le chômeur Sémione veuille se suicider. Se suicider pour un saucisson, certes, mais surtout parce que sans emploi, vivant au crochet de sa femme et de sa belle-mère, il n’accepte plus d’être dans l’absence de reconnaissance sociale, refuse d’être dans l’assistance ou de figurer un poids mort dans le mouvement d’une histoire qui édifie le socialisme au-dessus de toutes les autres transcendances. Et cette fiction qui ne concerne que les affres d’un foyer, et n’est d’aucune manière un événement qui devrait contrarier le cours de l’Histoire, devient sous la patte d’Erdman une affaire nationale. Le leitmotiv d’une saga tumultueuse et folle où, la rumeur agissant, toutes les figures d’un monde en mutation voient dans le geste de Sémione un acte de résistance. Sur ce quiproquo, Sémione est alors démarché par tous les voisins de son quartier, d’ailleurs et de plus loin, qui lui demandent de faire don de son suicide pour une cause qui excède la sienne. Dans ce destin qui semble s’écrire sans lui, Sémione le résistant, verra ainsi passer à son chevet le voisin, la romantique évaporée, l’intellectuel mis au ban, « l’homme de l’avenir » en uniforme, le pope clandestin, un orchestre tzigane… qui tous, représentants de commerce d’autres pensées et d’intérêts privés, tenteront de payer de sa mort leurs propres intérêts.
Au point que le Suicidé est, au terme de la pièce, un rendez-vous avec une mort organisée. Un horaire : midi. Un banquet, en guise d’adieu. Une communauté soudée autour de celui qu’elle expédie dans le monde à l’envers. Et, last but not least, un suicidé qui voudrait vivre, ne se résigne pas à se sacrifier et à mourir. Soit un coup de théâtre, pour un monde qui croyait encore que l’homme pouvait avoir définitivement abandonné tout discernement, tout jugement logique, tout rapport à soi. Soit, un frère lointain de Peer Gynt où « être soi-même » se découvre au long d’une épopée faite de rebondissements comiques, de phrases de bon sens qui font mouches et rire. Histoire drôle ou presque, si un voisin (et il faut entendre ce mot, ce voisinage qui dit le cousinage de pensée) ne se suicidait vraiment lui, pour tous les motifs qui feront que Sémione se détournera de ce projet.
Cruelle vérité que cette issue finale où un personnage, absent tout au long de cette épopée, renvoie les présents à un tragique indépassable. Où le comique, comme l’écrivait Heiner Müller, n’est qu’un tragique vu de dos, où le léger est la partie émergée de la profondeur. Curieuse comédie russe ou tragédie soviétique qui, écrite sur le motif d’un saucisson, nous laisse entrevoir qu’il est aussi la métaphore qui met en jeu : le partage, la pénurie… Et qu’artifice a priori dévolu au registre du risible (ici se retrouve vraisemblablement le rire appréhendé par Gogol), il n’en est pas moins, comme un grain de sable, ce qui vient à faire dérailler la comédie et la jeter dans un empirisme funèbre où la tentation de mourir (socle de toutes les tergiversations graves et drôles) est rattrapée par une mort brutale qui coupe la parole au Suicidé et fait un entendre un silence inattendu. Celui, rare, du moment où les consciences saisissent l’échelle exacte du prix d’une vie.
Le suicidé mis en pièce
C’est ce silence ou ces nuances, disons cette ponctuation finaude, qui aura manqué le plus souvent dans la mise en scène de Patrick Pineau qui semble se rattraper à la dernière seconde. Silence qui semblait faire le guet à l’ombre d’un gigantesque mur gris béton bardé de néons et appelait l’image d’un paysage sous surveillance. Silence préliminaire qui surplombait les logements bunkerisés qui serviraient à accueillir cette histoire de famille. Car tout au long de cette pièce, où la carrière de Boulbon a davantage été investie comme une piste de cirque, le groupe d’acteurs dirigé par Patrick Pineau (qui joue le rôle principal), s’installe dans le registre d’un comique excessif, parfois excédant. Non qu’il faille nier son plaisir à quelques phrases d’Erdman où le bon sens dispute à l’esprit sa verve critique. Exemple : Ce qu’un vivant peut penser, seul un mort peut le dire » ou « l’homme est une cellule ». Ce qui corrobore les pensées d’Hamlet : « Il y a quelque chose de pourri au royaume de Danemark », vers qui viendra à servir d’oraison funèbre dans ce dédale de sketchs et de saynètes que déroule Le Suicidé. Celle de l’apprentissage de l’hélicon par Sémione en reconversion et formation pour chômeur longue durée pouvait rappeler, finalement, celui de Sim et de son sketch : « je joue de l’hélicon ». Un marcel en guise de queue de pie, dans un froc de bidasse, et la tête du type qui souffle à s’essouffler, ou qui pavoise au premier son de la méthode Schulz pour apprendre la musique fera toujours sourire. Une belle-mère envahissante, en blouse à pois, et fichus sur la tête, miroir de sa femme qui prend le même chemin de rides et de travers… confirmera toujours dans l’esprit des époux trahis qu’il y a là une destin inéluctable. Une blonde platine à lunette noire du quartier voisin, copie conforme de l’américaine léopardée, au brushing laqué inaltérable et rouge à lèvre flash sera toujours regardé comme une pin up ou une poupée russe. Un intello en imperméable, casquette vissée sur la tête masquée par des lunettes à écaille et qui porte un cartable comme d’autres une trousse à outil se verra toujours comme un facteur d’idées nouvelles, recyclables et dépassées. Une femme libérée, veuve ou pas donc, fumera toujours une cigarette en agitant un porte-cigarette comme Garbo. Un homme qui trompe sa femme aura toujours un problème avec son emploi du temps et ses gesticulations, mensonges incontrôlés, etc. sont « clonables » à vie. Un motard acquis à la cause des masses et du parti aura toujours des lunettes de protection sur le front, les jambes arquées et le verbe fort du minus qui terrorise son entourage…. Un pope sera toujours un pop, reconnaissable de loin, agitant de l’encens… Un groupe Tzigane chantera comme toujours et la gomina viendra sur le cheveu des hommes en complet pendant qu’une femme gitane fera tournoyer ses bras au-dessus de sa tête… Une bande de croque-mort organisée en légion sportive, avec « survet » bleu, rompt naturellement avec l’affaissement d’un corps pris dans le deuil. De quoi s’amuser, donc, de ce ballet militaire ! De quoi rire d’un jeté de belle-mère dans un décor d’appartement exigu où l’espace offert tient plus d’une canadienne que d’un espace à vivre.
Et le comique naîtra de ces silhouettes et de ces spectres réalistes. Il naîtra de la confusion qui gagne cette assemblée quand elle se retrouve autour d’un chariot métamorphosé en table de banquet. Image tchekovienne lointaine. Il naîtra des médiations sur l’élasticité du temps, à côté d’un sourd muet, d’un Sémione philosophant sur la « seconde », le « tic » et le « tac », le « chien » du pistolet et finalement sur « l’homme ». Le prévisible du risible se trouvant exactement dans la formule répétée « abordons « la/le … » sous l’angle philosophique ». Démonstration poussée aux limites de la logique naïve et répétitions garantissent le rire. Tout comme la contorsion, la course à l’échalote ou la déambulation incongrue… ont toujours amusé celui qui regarde et y retrouve une situation d’inconfort, de frousse : un souvenir pris à quelques vécus ou fictions. Lorgnant du côté du cinéma burlesque aux meilleurs endroits, rattrapé par l’esthétique du cirque qui permet d’occuper la surface qu’offre la carrière de Boulbon…. Patrick Pineau a fait le choix des hystéries collectives, des névroses communautaires, des solitudes idiotes, d’un comique de geste et de mimiques stéréotypées… et présente ainsi un Suicidé qui a définitivement gagné les rivages de la farce convenue.
Et l’on entend à peine le « laissez-nous le droit au chuchotement » ou l’on ne distingue plus vraiment la manière plus fine qu’il a de réunir les figures de ce quartier en un chœur qui fait entendre la condition humaine torturée par une culture soviétique qui est entrée en lutte contre une nature russe. Jusque dans le décor des appartements, les trappes et les portes, multiples et bancales rappellent qu’ici Feydeau pourrait être le modèle d’Erdman.
Parti pris de mise en scène et d’un grotesque revendiqué, le Suicidé de Pineau aura fait rire quelque nostalgique de la critique de l’homo sovieticus. On peut s’étonner qu’après différentes crises financières qui ont marqué ces vingt dernières années, le metteur en scène n’ait pas trouvé un texte qui fasse état d’un capitalisme tout aussi drôle. Certes, l’étude de caractères peut toujours satisfaire le souci que les uns et les autres ont de mieux reconnaître une matière humaine éternelle. Mais pour autant que cette étude pouvait convenir à qui veut entendre une énième fois ce qu’un homme est, alors on regrettera que l’immense espace de la carrière de Boulbon ait eu autant de difficulté à être occupée par une petite histoire qui tenait à des intimités, sur quelques mètres carrés. Sans doute cet espace aura-t-il pris au piège le Suicidé et gageons que la scène de la MC 93 de Bobigny saura révéler une intensité autre.
Du 8 au 15 juillet, 22H00, Carrière de Boulbon, départ navette de la poste.
Le Suicidé, traduit par André Markowicz, est publié aux Editions les Solitaires intempestifs.

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Les enfants du quartier Monclar ouvrent la 65ème édition du Festival d’Avignon https://www.insense-scenes.net/article/les-enfants-du-quartier-monclar-ouvrent-la-65eme-edition-du-festival-davignon/ Thu, 07 Jul 2011 18:12:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=781 —-
Ça commence, la 65ème édition du festival s’ouvre avec une conférence de presse sous le signe de l’ouverture, du plaisir et de « l’enfant ». Boris Charmatz raconte comment le titre « Enfant » s’est imposé comme une évidence dans sa simplicité, au singulier alors qu’il présente une pièce avec 26 enfants et une dizaine d’adulte. Ensuite Anne-Karine Lescop parle de son « Petit projet de la matière », une création avec 16 enfants de 6 à 11 ans. Le travail s’est imaginé à partir de la création du « Projet de la matière » d’Odile Duboc qui a commencé en 1993 et à laquelle Anne-Karine Lescop a participé en tant que danseuse. Elle se souvient qu’en 1993, Odile Duboc venait de prendre la direction du CCN de Belfort et qu’elle avait pris le temps de travailler avec son équipe. C’était le début du « Projet de la matière » qui allait modifier profondément le rapport qu’Odile Duboc entretenait avec la danse et le mouvement. Ce travail autour de la matière a été manifestement une aventure essentielle pour Anne-Karine Lescop puisqu’il y a deux ans, elle a voulu le transmettre, ou plutôt le questionner et le partager avec des enfants de cour élémentaire. Cette volonté ou cette nécessité a reçu l’appui d’Odile Duboc, elle qui a refusé à ses pièces de se produire après sa disparition en avril 2010.
En ce début d’après-midi, sous la chaleur, nous débutons notre aventure critique de l’ensemble des propositions du 65ème festival d’Avignon par ce « Petit projet de la matière » d’Anne-Karine Lescop au Gymnase du Lycée Mistral. Ce projet a commencé en 2009, à Rennes où avec des enfants, Anne-Karine Lescop a travaillé au passage de la création d’Odile Duboc à cette création. Ce projet s’est poursuivi à Avignon au quartier Monclar. Depuis janvier 2011, elle travaille avec des enfants sur ce projet pour l’ouverture du festival. La volonté d’Hortense Archambault et Vincent Baudriller était d’ouvrir ce festival par un spectacle fait avec des avignonnais et gratuit. C’est d’une certaine manière Avignon qui présent à travers ces enfants accueille et ouvre le festival par de la danse.
À l’installation, on sent une effervescence des parents, adultes ou enfants, qui attendent leur enfant, frère ou sœur se produire sur scène. Sur le plateau vide et dans le noir, on distingue des formes géométriques rectangulaires et oblongues. Dans le noir et dans le silence, nous entendons les enfants danseurs se placer. La lumière dessine un couloir en avant scène laissant apparaître à cour un enfant de 8 ou 9 ans. Les autres enfants sont pour la plupart allongés au sol, les autres sont de dos contre les tableaux rectangulaires en fond de scène. L’enfant, le premier décrit traverse de cour à jardin dans une chorégraphie de ces mains et ces bras qui entrainent le corps. Il se dessine dans sa danse deux intentions contradictoires, une qui est de traverser la scène et une autre qui est de l’ordre de l’abandon de cette direction pour être présent au plus près et au plus simple dans ces mouvements de bras. Ensuite au cours de la trentaine de minutes les enfants semblent vivre le spectacle entre jeux et rendez-vous. Ils jouent avec la matière des coussins mous, du sol et des parois. Ils se rejoignent pour se lover l’un sur l’autre ou pour se porter. Tout ceci se passe dans une douceur et dans une énergie sereine et joyeuse. Un peu avant la fin, ils se retrouvent tous au sol et tandis que la lumière diminue, ils jouent à sautiller sur place et toujours allongés. À la manière de têtards qui seraient presque grenouilles. Ce qui impressionne c’est leur capacité à se concentrer et en même temps ils semblent détacher de ce qu’ils donnent à voir. Anne-Karine Lescop parlait en matinée, lors de la conférence de presse de fraternité qui transpire dans cette proposition mais il y a aussi la beauté de la simplicité qui se présente dans cette communauté d’enfants. Cela fait penser à Hétérotopies un texte de Michel Foucault : « Il y a donc des pays sans lieu et des histoires sans chronologie ; des cités, des planètes, des continents, des univers, dont il serait bien impossible de relever la trace sur aucune carte ni dans aucun ciel, tout simplement parce qu’ils n’appartiennent à aucun espace. (…) bref, c’est la douceur des utopies. (…) Voici ce que je veux dire. (…) On vit, on meurt, on aime dans un espace quadrillé, découpé, bariolé, avec des zones claires et sombres, des différences de niveaux, des marches d’escalier, des creux, des bosses, des régions dures et d’autres friables, pénétrables, poreuses. (…) Or, parmi tous ces lieux qui se distinguent les uns des autres, il y en a qui sont absolument différents (…). Ce sont en quelque sorte des contre-espaces. Ces contre-espaces, ces utopies localisées, les enfants les connaissent parfaitement. Bien sûr, c’est le fond du jardin, bien sûr, c’est le grenier, ou mieux encore la tente d’Indiens dressée au milieu du grenier, ou encore, c’est – le jeudi après-midi – le grand lit des parents. C’est sur ce grand lit qu’on découvre l’océan, puisqu’on peut y nager entre les couvertures ; et puis ce grand lit, c’est aussi le ciel, puisqu’on peut bondir sur les ressorts ; c’est la forêt, puisqu’on s’y cache ; c’est la nuit, puisqu’on y devient fantôme entre les draps ; c’est le plaisir, enfin, puisque, à la rentrée des parents, on va être puni. Ces contre-espaces, à vrai dire, ce n’est pas la seule invention des enfants ; je crois, tout simplement, parce que les enfants n’inventent jamais rien ; ce sont les hommes, au contraire, qui ont inventé les enfants, qui leur ont chuchoté leurs merveilleux secrets ; et ensuite, ces hommes ces adultes s’étonnent, lorsque ces enfants, à leur tour, les leur cornent aux oreilles. »
C’est un espace de jeu, de danse qu’ils appréhendent et sur lequel ils ne laissent aucune trace, aucune marque à la manière dont les grands coussins mous retrouvent leur forme après le passage des enfants. Les seules traces sont sans doute dans leurs mémoires et dans leurs esprits d’avoir ouvert le festival d’Avignon, d’avoir danser.
Pour éclairer ce qu’était le projet de la matière, retour sur ce que dit Odile Duboc à Thomas Ferrand dans Murmure 9 : « … La deuxième aventure, c’est Projet de la matière. À l’époque de cette création j’étais de plus en plus gênée de l’image que les danseurs me renvoyaient de la danse que je leur avais apportée : je la trouvais trop formelle. Certains souvent me demandaient comment placer un bras, combien de pas… ? Pour moi, c’était incongru, je savais que ça ne passait pas par là. Je venais de lire « Thomas l’obscur » de Maurice Blanchot qui m’avait profondément émue. J’avais envie de travailler sur ce roman sans parler précisément du récit aux danseurs, mais sur les états de corps qui y sont développés, sur les dérives de la pensée, les moments de vertiges et d’envols, sur l’abandon. Je me suis dit que la danse devait naître non pas du mouvement que j’apportais, mais d’éléments extérieur qui viendraient bouger le corps des danseurs. Et la meilleure image que j’avais était celle des « Montres molles » de Dali. La relation à la gravité, au poids et à la liquidité qui m’intéressait est directement donnée dans cette peinture. Puis j’ai rencontré la plasticienne Marie-José Pillet qui, dans ses expositions, invitait les gens à toucher ses œuvres. Je lui ai demandé d’apporter certaines de ces œuvres (un cousin d’air, un matelas d’eau et des tôles ondulées posées sur des ressorts) avec lesquels les danseurs se sont confrontés. Un jour j’ai eu l’envie (l’intuition ?) d’enlever ces objets et de demander aux danseurs de travailler dans la mémoire de ces éléments. C’est la mémoire sensorielle de ces volumes absents qui a nourri le projet. Cette musicalité est inhérente à l’écoute et au contact de notre corps avec d’autres corps. »
Dans cet entretien, Odile Duboc évoque comment sa recherche s’apparente à ce que nous pourrions appeler « l’involontaire mouvement ». C’est ce que nous retrouvons dans « Petit projet de la matière » où les interprètes, les enfants sont mues par cette volonté d’involonté. La contradiction de ce travail c’est que la fragilité et l’émotivité de ces interprètes produit cet involontaire en même temps que les enfants recherchent une sécurité et sont conscients de ce qu’ils doivent faire.
L’impression est que ce « Petit projet de la matière » est autant sur la matière « objet » présente sur le plateau que la matière « enfant » qui se développe. Je pense que cette transmission voulu par Anne-Karine Lescop est finalement le contraire de ce qui présidait à la naissance du projet. À savoir que ce sont ces enfants qui nous transmettent, qui nous apprennent quelque chose de la représentation du corps, du mouvement et de la danse.
Murmure 9 interview Odile Duboq par Thomas Ferrand p47 à 55
Hétérotopie de Michel Foucault aux éditions Lignes


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Matière et Mémoire https://www.insense-scenes.net/article/matiere-et-memoire/ Thu, 07 Jul 2011 18:12:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=780 —-
Sans qu’il puisse être question d’hommage posthume à Odile Duboc (décédée en avril 2010), ouvrir le festival d’Avignon, au Gymnase du lycée Mistral, avec Petit Projet de la matière d’Anne-Karine Lescop relevait d’un clin d’œil amical de Boris Charmatz : chorégraphe et artiste associé de la 65ème édition du festival, complice d’Odile Duboc, à la fin des années 1990. Ce 6 juillet, et comme évoqué le matin à la conférence de presse de l’Ecole d’Art, « l’enfance » serait au rendez-vous, à commencer par ces trentes minutes où 16 petits jeunes, de 6 à 11 ans, viennent au plateau… à pieds du quartier Monclar.
Au début de l’automne 2009, au Mans, Odile Duboc parlait de Projet de la matière en évoquant « l’air, le feu, l’eau », à la manière de Gaston Bachelard, dans L’Air et les songes : un essai sur l’imagination du mouvement. Pour la chorégraphe, il s’agissait d’éprouver les matériaux et l’influence qu’ils exerçaient sur le mouvement des danseurs. La pièce créée en 1993 était ainsi l’objet d’une reprise où Odile Duboc revenait sur les enjeux poétiques, plastiques, esthétiques et mémoriels qui sous-tendent une œuvre, son agencement, sa création… Ou l’histoire d’un pièce chorégraphique qui interrogeait les processus de mémoire à l’œuvre dans le mouvement laissé presque libre. Sorte d’expérimentation et d’improvisation, la mémoire jouait ici une source sensitive, plus ou moins consciente, venant à la surface dans le corps des danseurs. L’écriture de cette pièce participait dès lors d’un mode sensible, énigmatique, plein de souvenirs secrets et de rencontres avec des objets, des matières. Mode sensible qui rebondissait sur les « créations tactiles » imaginées par la plasticienne Marie-José Pillet.
De ces archives, de ce dessein, Petit Projet de la matière a conservé la fibre. Et alors qu’Anne-Karine Lescop avait reçu l’accord d’Odile Duboc pour ce projet, c’est l’adjectif « Petit » qui vaut pour seule nuance. « Petit » ou l’un des mots qui vient indistinctement dans la langue française comme l’adjectif accolé au « petit chagrin », « petit malin », « petit dur », « petit amour », « petit calin »… « Petit » ou le mot qui désigne toujours et encore une forme d’intimité, de relation à l’abri du regard de la communauté, de sentiment qui s’éveille. « Petit » ou rien moins qu’un état qui désigne l’embryonnaire, le commencement. Mais, et toujours, une force, une puissance, une énergie, une intensité qui gît dans tout commencement, dans toute origine.
Petit projet de la matière est ainsi lié à l’histoire lexicale du mot « petit », lequel, en définitive, participe toujours d’une grandeur, d’une totalité, d’un absolu. « Petit » dit ainsi une chose et son contraire. Et personne n’ignore qu’écrire un « petit poème » signifie précisément qu’un poème est là qui désigne une chose essentielle.
Tout comme ce poème chorégraphique interprété par des petits bouts qui viennent en front de scène s’échouer sur une bande de lumière, rebondir sur une plage de vide fin, sur des galets gris énormes, sur des coussins de lumières… Rompus à une discipline ascétique où leur sourire (« heureux d’être du voyage » lit-on) vient souligner le plaisir, ces jeunes danseurs tiennent lieu de signes imaginaires dispersés dans un espace abstrait. Pour un peu, on les croirait Matière grise s’interrogeant sur l’origine d’un mouvement : qu’est-ce qui fait que je tiens debout ? Comment je peux tomber ? Est-ce que le corps de l’autre offre une résistance ? D’où vient que je marche ? Comment se connecte-t-on à l’air dans le bond ?… Les questions sont sérielles et naïves. Elles ne prétendent ici que rappeler les origines secrètes du mouvement et de la danse.
Petit Projet de la Matière est ainsi un temps fait d’impulsions (celle que l’on donne au pied pour démarrer. Celle que l’on donne à la jambe pour se relever…). Un temps composé aussi de pulsions sonores où un bruit d’eau, un son de grain tamisé, un craquement… constituent l’envers sonore d’un monde explorable et d’un espace à conquérir. Et de les voir immobile et disparaissant, ou s’arrêter pour trouver une pose réglée, ou s’éloigner et s’affronter aux surfaces des objets d’un monde lunaire, d’un bord de mer insolite, d’un seuil de toutes les manières.
Petits somnambules pris en flagrant délit de liberté de mouvement, belles endormies au creux de galets édredons, Juliette, Arthur, Suzanne, Siméon, Yannis, Matisse, Dorine, Ninon… figurent sur scène comme autant d’indices de la complicité entre la matière et la mémoire. Dans le labyrinthe qui semble guider leur trajectoire, le corps rapporte les états de l’esprit, il lui fraie un passage, trouvant dans l’arrêt, dans le déplacement, le saut… un exutoire où les images sont le miroir sensible d’états incertains. Pièce, in fine, qui permet de voir dans le mouvement un geste archéologique où danser, c’est toujours, encore, un art de penser les sources lointaines qui nourrissent l’esprit.

A suivre les 7 et 8 à 18H00, gymnase du lycée Mistral

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Living … America https://www.insense-scenes.net/article/living-america/ Mon, 04 Jul 2011 18:18:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=786

Depuis plus de quinze jours, et jusqu’au 17 juillet, la Fonderie-Théâtre du Radeau de François Tanguy accueille le Workcenter of Jerzy Grotowski and Thomas Richards. Période pendant laquelle le travail de Focused Research Team in Art as vehicle dirigé par Thomas Richards et Open Programm de Mario Biagini est présenté parmi d’autres temps consacrés à des rencontres, des projections et des débats jusqu’à la cantine où tout le monde prend son repas dans la simplicité. Séquences précieuses où il est question de théâtre et du rapport qu’il entretient avec les réalités…
WROCLAV, PONTEDERA, CAEN…
Si l’on croit savoir quelque chose de Jerzy Grotowski parce que l’on aura vu « Akropolis » ou « Faust », « Etudes sur Hamlet » ou « le Prince Constant »… Si l’on pense avoir appris quelque chose parce que l’on aura lu Tu es le fils de quelqu’un ou De la compagnie théâtrale à l’art comme vehicule publié en appendice au Travailler avec Grotowski sur les actions physiques de thomas richards… si l’on a pu tomber sur quelques citations étincelantes : « la vérité c’est la rouille » ou la préface de Brook au théâtre pauvre… Si l’on a pu assister à l’une des leçons du « maître » au collège de france alors que Grotowski y occupe la Chaire d’Anthropologie Théâtrales de 1996, à sa mort en 1999… Si le travail du Workcenter que l’on croise de temps à autre est encore un moyen d’éprouver un héritage, une familiarité, une trace du travail de formation que Grotowski a entrepris des années durant à Wroclav, puis à Pontedera… Si on a quelque idée du travail au théâtre laboratoire du maître en écoutant ceux qui l’ont approché et qui explique la manière dont il a revisité le jeu de l’acteur, le théâtre classique, le lien qu’il fit entre l’art dramatique, la mise en scène et le rituel en développant l’idée d’un « art comme véhicule »… Si par chance, à la Fonderie, en ce début juillet, on a pu regarder 13 minutes inédites d’un film de Pierre Henry Magnin où Grotowski, à la table d’une cuisine vétuste ou fonctionnelle, explique l’intérêt du vol que le disciple doit commettre sur le maître, alors que Michelle Kokosowski en fait cadeau au Workcenter … Si l’on a pu consulter les archives Jerzy Grotowski, comme celles du fonds de l’Académie Expérimentale des Théâtres à l’Institut Mémoire Edition Contemporaine à l’Abbaye d’Ardenne… si, si, si… Alors on attendra avec impatience les plus de 1000 pages que Thomas Richards et Mario Biagini vont éditer. car, ce premier juillet, dans la salle Didier-Georges Gabily où une centaine de personnes sont présentes alors qu’un débat s’ouvre, Mario Biagini annonce cet événement à côté d’Olivier Corpet (directeur et fondateur de l’Imec). « il y a donc deux fonds, et c’était la volonté de Grotowski d’avoir un fonds à l’IMEC. pourquoi archiver ? Pour que les documents soient disponibles, que le fonds soit ouvert et consultable. les matériaux filmés seront eux aussi consultables. il faut dire aussi, qu’il y a des années, Thomas et moi, avons le désir que les matériaux qui concernent Grotowski en Pologne, soient mis à la disposition de ceux qui sont intéressés. Tout cela est compliqué, mais petit à petit nous arriverons à rendre cette richesse. Et maintenant, nous voulons publier les textes de Grotowski. En quatre langues, tous les textes publiés ainsi que des textes inédits. Ca représente environ 1200 pages. des textes qui ne sont pas connus, inédits, comme les textes politiques des années 1950. C’était le moment où il pensait faire de la politique. La destinée l’aurait porté en prison s’il avait poursuivi. Il a donc changé de voie, et a commencé à faire du théâtre. On va ainsi publier le cycle des leçons à Rome, dans les années 1980. Il a couvert de nombreux thèmes et notamment le Théâtre des Sources. Et aussi le cycle des leçons du collège de france ». L’information fait l’effet d’un petit séisme dans la salle et cet effet va crescendo quand olivier corpet annonce, lui, l’arrivée à l’imec de « 830 supports magnétiques ». Un fonds audiovisuel extraordinaire qu’il promet de rendre consultable alors qu’il invite Mario Biagini et Thomas Richards, au printemps prochain à Caen, à venir avec leurs spectacles ». Sous la voûte de béton repeinte en blanc, sur les bancs de bois disposés en arc de cercle, le public composé de gens venus d’un peu partout, et notamment d’italie, frémira à la pensée de se retrouver au printemps prochain.
Moments rares à venir donc, mais également moments d’intensité et de densité quand, dans l’après-midi, dans les conversations que modère Antonio Attisani, le philosophe Carlo Sini interroge à haute voix les mutations de ce siècle où le théâtre est appréhendé, encore et toujours, comme le lieu qui n’est pas étranger aux batailles qui gouvernent un monde en construction et en déconstruction. A cet endroit, l’enjeu d’un rêve (pris ici dans son sens conceptuel comme mouvement d’une espérance et mémoire de chaque singularité) semble la dernière chance ou lutte offerte à l’homo « capitalismus » dont on conversera longuement. Homo sapiens pourtant qui, ne regardant plus le monde qu’à travers les écrans qui lui font écran, en est réduit à espérer, et parfois travailler, à l’entretien d’une mémoire dégradée : base arrière de souvenirs où survivent quelques vérités enterrées qui appellent leurs spectres à venir. longuement, le « capitalisme » aura été l’objet d’une discussion qui semblera ne pouvoir s’épuiser. Et de lire le texte de François Tanguy, qui tout au long des interventions, coupe la parole pour faire entendre un poème de Villon, un mot et sa racine… « afin de combattre la logique insensée » ou d’échapper à la « gigantesque orchestration du désastre ».
LIVING ROOM
Il est un peu moins de midi et après avoir marché sur un plancher de bois qui court ici sur toute l’architecture, et traversé une petite cuisine, le quidam vient prendre place dans une pièce qu’on dirait appartenir à une datcha. Le mobilier d’Emmaüs est ici réparti aux différents coins de la pièce. A l’image de la Fonderie, il a une histoire que l’on sait loin de la richesse matérielle et peut-être infiniment riche de vies singulières. ici, un chandelier qui a tout à voir avec l’art brut. Là une table basse épaisse posée sur des tapis de récupération. Quelques bougies et fleurs déploient leurs ombres et leurs couleurs. Un ensemble de fauteuils, chaises, tabourets et caisses retournées sont les sièges rares d’un public débarrassé de la contrainte des styles et du confort. Le tout venant a trouvé ici un usage et un emploi intérieur. Une immense porte métallique rouge, peinte par Didier-Georges Gabily (raconte Laurence), vaut pour la toile abstraite d’un musée d’art contemporain. Rouge vif qui rappelle le rideau du théâtre et abrite toutes les histoires. Il n’y a pas vraiment de scène à cet endroit là, pas vraiment d’espace distinct et les comédiens du Workcenter passent parmi les spectateurs et proposent « un café », « un jus d’orange » comme chez soi, au salon… Et puis soudainement, dans le passage du doux murmure des conversations à celui d’un chant vibratoire, Living Room commence. Comprenons que le chant l’emporte sur la parole, que la voix soufflée (« le pneuma » écrirait Jacques Derrida) fait entendre une force, une puissance. Chants et danses où la vibration des corps comme celle des timbres forgent non pas une histoire identifiable, mais un récit fait d’intonations et de rythmes qui rendent les sons palpables. L’épaisseur des sons vaut ainsi pour un champ musical ou la mise en place d’un espace sémantisé. Les six interprètes joueront ainsi un peu plus d’une heure à restituer, au-delà des mots, quelque chose qui passe par le chant. « De la parole aux chants » pourrait-on dire en mémoire d’une des actions de l’Académie Expérimentale des Théâtres. Et sans que l’on sache ce qui est dit, mais parce que ces voix nous sont audibles, alors il y a dans cette conquête de l’espace sonore, une adresse. Disons une interpellation ou peut-être quelque chose qui serait de l’ordre d’une assignation. Premier temps du théâtre ou d’un rituel qui se donnait par le chant et le musical, loin de toute traduction parce que le chant est porté par quelques puissances souterraines que les mains des danseurs/chanteurs semblent inviter à descendre, à paraître… Et d’ajouter que le chant de cette communauté, par son élan et sa profondeur, par son expression d’une mesure intérieure, dit quelque chose à l’oreille et à l’œil de celui qui regarde. Chant, et danse aussi, et donc pensée si, comme Nietzsche, « danser, c’est philosopher ». C’est-à-dire penser. Images sonores et images du corps à penser se meuvent ainsi dans à peine quelques petits mètres carrés. Une poche de résistance ou d’insistance. Et de voir une femme oiseau en robe grise, le cheveu tiré et décoré d’un lacet aux multiples couleurs, ou de regarder la danse d’un pèlerin ou d’un voyageur sac au dos, et de suivre cet ensemble de stations jusqu’aux retrouvailles dans un foyer autour d’un gâteau en chocolat. D’un bout à l’autre, il se sera agi d’une aventure naissante… Comment dire ou expliquer ce qui relève d’un conte, d’une épopée où quelques chants traditionnels se donnent à entendre en gommant toute barrière. Comment dire qu’il y a là un conte qui parle d’un départ, d’un périple, d’un retour, d’un passage du vivant parmi le monde des morts… Et d’y voir le récit d’une mutation ou d’une transformation, celui d’une initiation qui est non seulement suggérée, mais qui nous est, à nous-même rappelée. Moment où le théâtre ou la performance (qu’importe le nom qui lui sera donné) ne m’est plus étranger mais me rappelle que je suis moi-même l’objet de cette initiation. Ecoutant, regardant, recevant… Living Room est une pièce qui fait passer d’un âge à un autre, du petit au grand, du jeune à l’adulte, d’un salon à un monde, d’une solitude à une communauté. C’est juste, et c’est suffisamment rare, une épreuve où les formes de la peur et de la joie, du questionnement et des réponses… se nomment par le souffle et la vibration.Quelqu’un aura peut-être reconnu quelques chants africains (Yoruba) ou de Haïti… des chants qui sont « des instruments de voyages » comme le rappelle et l’écrit Antonio Attisani, dans Les Sens d’un théâtre, petit livret rouge confectionné par la Fonderie.
I AM AMERICA
97, C’est l’année où Allen Ginsberg meurt d’un crise cardiaque, une nuit d’avril, entre un vendredi et un samedi. Il a un peu plus de 70 ans et fait ainsi un pied de nez à son cancer du foie. Entre Kerouac, Burroughs et Ginsberg, on parlait du troisième comme de « l’apôtre de la Beat Generation ». Tous les trois, fascinés par William Carlos Williams et Ezra Pound, cherchaient la même chose, le même graal : « composer une poésie nouvelle sur le langage parlé, celui de la rue » disait Ginsberg. Poètes et langues qui influenceront le rock et notamment, Leonard Cohen, Jim Morrison, Tom Waits, Patti Smith et… Bob Dylan. Beat signifiant, dans le langage Junkie, « être au bout du rouleau ». Ginsberg l’est depuis longtemps et ça ne l’empêche pas de voyager (jusqu’à Marseille) et de lire, lire sans arrêt et écrire, et dire la poésie, jusqu’à la chanter avec Dylan dans les seventies ou Patti Smith lors du concert Combat Rock. America s’écrit ainsi tout au long d’une vie qui se décompose par tous les bouts. Et commence peut-être, à la Six Gallery, à San Francisco, alors qu’Allen G. lit Howl : « son cri primal de liberté » où il dénonce l’Amérique qui, comme Moloch, dévore ses propres enfants, aboie sur le monde, et se perd dans l’industrialisation et la consommation, au mépris de « la poésie, de la queue et de l’anus ». Scandale et notoriété arrivent en même temps, alors que Ginsberg s’en prend sans cesse à la paranoïa américaine, au puritanisme, à Reagan, au FBI, au Vietnam, au racisme, à la police, à CIA…ou l’envers du rêve qu’est le cauchemar US pour ceux et celles qui n’adhèrent à l’Eldorado que constitue l’amassement de billets verts. A cette Amérique dont Hoover dit, à la convention républicaine de 1960 : « communistes beatniks et tête d’œufs sont les trois menaces de l’Amérique »[1]. La poésie, elle sera « une émeute » perpétuelle.
Dans le cercle que forment des gradins miniatures où ceux du matin se retrouvent pour I AM AMERICA, dans la pénombre des petits projecteurs qui encadrent ce dispositif, à même ce territoire en construction, les interprètes de l’Open Programm semblent costumés en figures historiques. Disons qu’ils ont emprunté quelques accessoires qui pourraient renvoyer aux stéréotypes d’un peuple américain qui est avant toute chose une mosaïque. Il y a là une casquette vissée sur la tête d’un homme à la chemise ouverte qui fait penser à ces migrants qui ont gagné l’Amérique. Il y a là la femme aux dentelles noires posées sur les cheveux. Elles pourraient être une sicilienne qui n’a pas rompu avec son histoire. Il y a les hommes aux lunettes noires des années soixante et leurs chapeaux et costumes « Man in Black ». Il y a le jeune type à la guitare qui pourrait être le frère de quelques pop star. Et la jeune femme en robe à pois qui ressemble à une femme au foyer, etc. Tous sont américains et semblent débarqués d’ailleurs. Tous forment l’Amérique. Et puis, parmi eux, il y a la bannière étoilée que porte Mario Biagini, accoutré comme une veille femme, sorte de « grand mother » ou de « censure », porte comme une seconde peau. Ils forment à eux tous une sorte de bande qui fera entendre une bande son où l’influence musicale de ces peuples ramassés en un état pluriel ressort tout au long d’I AM AMERICA. Peuples et communautés pris dans leurs chants, dans leurs rythmes, dans les soubresauts des swing et des song. Et de regarder le mouvement de cette pièce chantée et chorégraphique, de cette performance incantatoire et dansée, comme un ensemble de stations et d’actions qui nous laissent pénétrer le mystère d’un amalgame américain. Pièce humoristique et critique où Ginsberg passe au vitriole une légende, voire un mythe américain qui s’accorde mal avec la diversité des êtres singuliers. Monde de peurs, de crises, de violences et d’espoirs… Le long poème I AM AMERICA transpire les nervosités des states, les névroses du rêve américain, sa prétendue action messianique, ses paralysies devant le nouveau qui gagne le nouveau monde. Sur l’aire de jeu, sur les airs qui sont donnés, « Je suis l’Amérique » dit la liberté d’êtres qui s’accordent mal avec la loi.
Bien loin d’une comédie musicale, bien loin des harmonieuses représentations hollywoodiennes, étranger aux claquettes et au parapluie de Poppins… I AM AMERICA éprouve le verbe ginsbergien. Il en fait un art de rue, un art du chant ciselé par les lointains accents d’un autre monde, un art du mouvement sculpté par la geste des pays d’où l’on vient. En cela, cette performance avoue ses sources et se donne sous la forme d’un métissage où le sang-mêlé est le flux qui irrigue l’énergie d’America
[1] Allan Ginsberg, Journal 1952-1962, Christian Bourgois, 1984, p. 192.
Photos copyright yannick Butel (sauf la vue « voute du radeau »)

Le lieu


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Fine partie entre Merlin et Châtelain https://www.insense-scenes.net/article/fine-partie-entre-merlin-et-chatelain/ Thu, 19 May 2011 18:19:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=787 —–
« Bing » ! Soit un autre titre de Beckett ou une onomatopée pour marquer l’aveu d’un choc frontal total devant l’interprétation de Jean-Quentin Châtelain (Clov) et Serge Merlin (Hamm) dans le Fin de Partie de Beckett mis en scène par Alain Françon au Théâtre de la Madeleine. Moment rare de KO où les mots du critique, annonçons-le, auront quelque mal à rendre compte de ce qui fut, un peu moins de deux heures durant, un temps dévolu au jeu et à l’acteur qui sont les spectres et les compagnons[1] de nos solitudes dépassées. Et décider de faire valoir alors, en guise d’excuse minable et anachronique, deux mots de 1952, d’une lettre de Beckett à Michel Polac, ou une pensée : « Tout ce que j’ai pu savoir, je l’ai montré. Ce n’est pas beaucoup. Mais ça me suffit et largement. Je dirai même que je me serais contenté de moins. Quant à vouloir trouver à tout cela un sens plus large et plus élevé, à emporter après le spectacle, avec le programme et les esquimaux, je suis incapable d’en voir l’intérêt. Mais ce doit être possible ».
« Mais ce doit être possible »…
concluait Beckett en n’ignorant rien du succès public et critique qu’avait été, en 1952, En Attendant Godot. De l’aveu du futur Nobel qui refusa à la télévision suédoise l’interview « même muette » qui lui était proposée, Fin de partie serait comme une suite à l’envers où l’on attendrait un départ, là où dans Godot était attendue une arrivée.
A moins que la pièce (Hamm) ne figure un quelconque rapport à Hamlet comme l’imaginait Adorno[2] qui était plus heureux quand il parlait de celle-ci en la désignant par « la vie comme une écorcherie ». A moins qu’il n’y ait ici, aussi, quelques traces de la vie de Beckett comme l’indique James Knowlson[3] dans son volumineux Beckett. Anecdotes biographiques qui n’éclairent rien, mais satisferont les philologues naïfs. Alors ceux-là seraient heureux de savoir qu’une banderole était accrochée dans la chambre de Beckett au Trinity College sur laquelle on pouvait lire trois fois le mot « Douleur ». Et ne doutons pas que ces exégètes trouveront dans l’épisode du tailleur, une histoire semblable à celle qui arriva à Beckett en déplacement à Munich… Et de ces événements qui ne racontent rien, on en viendrait à oublier quelques histoires plus précises. Comme celle où la censure royale, alors que la pièce sera jouée le 3 avril 1957 au Royal Court Theatre, exigeait des modifications. Par exemple, sur « le pipi » ou sur le mot de « salaud » qui désigne Dieu, Beckett proposant à « l’examinateur » de remplacer le « salaud » par le mot de « Porc ».
A moins que Badiou ne nous ait indiqué une évidence indépassable, Beckett s’est livré à « une enquête sérieuse sur l’humanité pensante[4] ». Bien entendu… Mais « comment échapper à la démence universitaire ? » s’inquiétait Beckett en parlant à Juliet.
A moins, comme l’a écrit Blanchot dans un autre registre, que l’objet de l’attente ne fut que « l’intimité où demeure la grâce des cœurs endormis ». Oui. Mais à part ça ?
A part ça, fin 1957, Jean-Jacques Mayoux aura souligné un autre lien entre la première et la seconde pièce de Beckett. Je cite : « On est dans la vie comme des emmurés ensemble, sans choix véritables »[5]. Et Pierre-Aimé Touchard[6], en 1961, propose un sous-titre : « La condition humaine » à Fin de Partie.
Que rappeler de plus sur Fin de Partie ? Comme Eric Eigenmann qui répond à Ludovic Janvier : « la perte du corps, c’est le triomphe de la parole », les textes de Beckett, et notamment cette seconde pièce, pourraient bien avoir à voir avec une « mise en scène de l’effacement »[7]. « Pièce » disons-nous, terme qu’il faut entendre et saisir dans ses géométries multiples où le sens de « poème » voisine avec celui de « morceau », celui de « théâtre » avec celui « d’espace ». Fin de partie, donc, est une pièce : un texte et un lieu, matrices tous deux d’un effacement. L’effacement ou quelque chose qui perd en visibilité, en certitude, en limite, en conscience… Quelque chose ou, disons-le, le regard que l’on porte à une idée, à une pensée, à un objet, à un être… perd en clarté soit parce que la lumière diminue, soit parce qu’elle est prise dans une intensité. Problème de « sous » ou de « sur » exposition en quelque sorte. Fin de Partie serait ainsi une pièce où le mouvement de va et vient entre « sur » et « sous » exposition laisserait apparaître, par intermittence, quelque chose à voir qui n’en finit pas de disparaître. Quelque chose de furtif, donc, serait là qui est à saisir, à saisir difficilement. « Là où nous avons à la fois l’obscurité et la lumière, nous avons aussi l’inexplicable » dit Beckett que Charles Juliet cite en exergue de Rencontre avec Samuel Beckett.
Et de lire, toujours, Fin de partie comme la pièce qui ne masque rien de ce qu’elle met en scène dès les premières lignes de la didascalie, sous le drap/le rideau. Moment crucial et inaugural où Hamm sur son fauteuil roulant figé – disons une manière de chaise donc – renvoie à une métaphore où « avoir le cul entre deux chaises » est également le nerf de l’écriture. Car ici, le « cul entre deux chaises » rappelle que l’écriture de l’hésitation, comme pratique de l’hésitation et du tâtonnement de l’écriture (aussi), sera récurrente. « Cul entre deux chaises » dis-je, où ce qui se donne à voir, à entendre « consume cette saloperie de logique » jusque dans les déplacements de Clov qui va et vient entre deux fenêtres lesquelles, ouvertes, ne donnent sur rien. Le « Cul entre deux chaises » ou la presque paralysie est en définitive l’indépassable instabilité, l’irréductible déséquilibre, l’infinie hésitation. Fin de partie ou la joute indéfinie d’Hamm et Clov comme le dialogue en fin de vie de Nell et Nagg n’est ainsi rien moins que l’histoire d’une métaphore, celle du « cul entre deux chaises » qui se trouve être le centre et le siège de l’écriture. Siège à même les ruines et les reliefs d’une humanité en voie de disparition qui laisse libre cours à ses instincts et ses intestins. Aussi le siège – variation du cul entre deux chaises – conduit Beckett a survolé ce cul de basse-fosse qu’est Fin de Partie. Et le siège : celui de l’autorité qu’incarne Hamm, celui du Saint Siège parent du « salaud », celui qui exige la sciure et porte une « lunette », celui encore qui évoque les naissances difficiles, celui évident de la lutte… fait de Fin de Partie une pièce de guerre. Et précisément, une pièce de guerre où, après la bataille, on en finit avec le vivant qui n’est plus que pourritures, moignons, mutilés, crevés et blessés en tout genre… Et tout cela fait de Fin de partie une pièce où l’action n’est qu’oscillation, voire soubresauts (titre de son dernier texte). Une pièce où l’écriture devient imprévisible. Oscillant entre le bas et le fond, précisément le bas-fond et le profond, au bout de chaque phrase il y a l’inattendu lié au rebondissement qui peut être rire ou gravité.
Le mythe d’Hegel
Jamais murs gris de béton lissé, sur scène, n’avaient été élevés avec autant d’aplomb, jamais parois si hautes n’avaient paru être des falaises si abruptes en surplomb du camp de base que figurent la bande d’Hamm et les siens. Le vertige est à la hauteur de cette façade monolithique et des miniatures humaines qui vivotent à ses pieds. Gabel (décorateur et scénographe) l’a compris, Fin de partie est le lieu d’un seuil infranchissable, d’un deuil des issues où les murs se regardent comme l’indice d’une architecture qui vaut pour les espaces fermés. A cet endroit, le camp de base qui abrite ou qui tient prisonnier Hamm, Clov, Nagg et Nell, peut bien s’entrevoir aussi comme celui d’un camp de prisonnier, d’une geôle où le quatrième mur vaut pour un œil de bœuf. Camp de base, dis-je, alors que s’organise un monde en survie. Ou camp de stases à la vie irrégulière et aux battements ralentis. Camp, de toutes les manières, où les modes d’existence sont concentrés, tiennent à quelques déplacements réitérés, à d’éternels paysages barrés, à quelques paroles sans actes, à quelques gestes privés d’amplitude… C’est peut-être l’enfer, peut-être un four, une chambre capitonnée, peut-être une fosse d’aisance, une arrière cour, un squat insalubre, un débarras, l’antichambre d’une déchetterie où traînent quelques amas graisseux, quelques chiens en peluche à trois pattes, quelques spectres aux formes lointainement humaines…Peut-être une infirmerie de campagne, voire une clinique où se pratique un acte chirurgical qui libère les patients des occlusions intestines. C’est de toutes les façons, un camp. Un camp d’extraction de la bile humaine. Un camp d’internement où l’escabeau trop court de Clov rappelle le ridicule de toute évasion. Un camp d’effraction où l’infraction verbale est constante. Un camp hors d’âge, hors-piste, hors d’œuvre… où le sens de l’histoire a fini par s’avouer le non-sens des histoires : la fin de tout Eden, le commencement d’une purgation sans fondement, le récit d’un salut de routine qui s’est substitué à celui du doute. Plus de doute donc, à même ce bivouac où campent Hamm, Clov, Nell et Nagg qui découvrent appartenir à l’éternité ressassante, bégayante, piétinante… enchaînés qu’ils sont à l’autre qu’ils haïssent, la bande qu’ils forment parle en boucle. Bande son, si vous préférez, reproductible, enregistrée parce que Fin de partie n’imagine rien, n’invente rien, mais évente tout de notre histoire idiote, sénile, vulgaire…
Par là, sous leurs couvercles de poubelles, Nagg (Michel Robin) et Nell (Isabelle Sadoyan) ne sont-ils pas, au propre comme au figuré, le visage spectral de la mort, le visage de la vieillesse ennemie qui rappelle le parcours de vie vécue à demi rapportée à quelques anecdotes stupides. Sous leurs couvercles comme à l’abri de quelques capotes de landau, Nagg et Nell ne sont-ils pas le visage cireux d’une enfance humaine mise en conserve qui marque le pas et se pisse dessus ? Cul de jatte en jarre, bambins attardés, lucioles blanchâtres ou asticots repus, ils sont les momies conjugales de mummy and daddy. Mâchonnant quelques biscuits tels des rongeurs plaintifs édentés, Nagg et Nell, dans leur duvet métallique, dans leur corset d’acier… finissent eux aussi leur party, leurs jeux sans fin. A moins qu’il ne faille là tendre l’oreille pour ce qu’ils offrent au regard : un JE SANS FIN… ou des formes humaines qui sont rattrapés par leurs défaillances physiques, mentales, cérébrales… Le temps ne faisant qu’accentuer ce qui était à l’origine un déficit déjà donné.
Et de se prendre à imaginer que Beckett, contre le mythe d’une histoire qui aurait une visée, contre ce que propose le mythe d’Hegel, aurait réécrit plaisamment ce qu’il convient de nommer dorénavant le mythe dégueule.
Donc, l’histoire n’a pas de sens, et Beckett d’ajouter que ça n’empêche pas la vie d’être sensible, insupportablement sensible. Et la hallebarde n’est qu’un moignon plus long pour attraper du vent. Et la longue vue scrute les trop longues vies. Et le réveil ne marque pas les heures, mais sonne. Parce qu’un réveil, ça sonne, et de temps en temps ça sonne le glas.
Au pied de cette falaise, comme prise dans les fers de ces murs de béton, sous la lumière crue qui éclaire cette « ville morte », la dernière bande que forment Hamm, Clov, Negg, Nall se regarde comme la strate presque souterraine d’un ensemble de vies fossilisées, faussement civilisées. Ou Fin de partie comme territoire archéologique, camp de fouilles, chantier où il n’y a plus de quoi pavoiser…
A moins comme l’évoque Beckett que Fin de Partie ne soit, comme d’autres œuvres, une taupinière.
Fine partie entre Merlin et Châtelain.
L’un et l’autre n’avaient jamais travaillé ensemble. L’un a joué Beckett plus que de raison au point que si l’on disait d’Alain Cuny qu’il était l’acteur claudelien, il serait exact de dire aujourd’hui que Serge Merlin, comédien lunaire enclin à faire vivre toutes les chimères, est l’acteur beckettien. L’autre, Jean-Quentin Châtelain, acteur d’entrailles, vu un hiver dans Mars, est venu à Beckett par le monologue de Petit amour et plus tard le rôle de Krapp : ce vieux clown intellectuel, dans La Dernière Bande.
L’un et l’autre, tous deux acteurs rares, indistinctement monstrueux sur scène, ressemblent à ce joueur d’échec de Döblin et sont sur le plateau comme sur un radeau ivre, traversés par le souffle secret de muses tempétueuses et le pneuma de pensées intérieures. Acteurs de voix l’un comme l’autre, engagés tous deux dans une voie radicale au long d’infernales sagas solitaires, ils sont l’un et l’autre, au soir du théâtre, au moment où la lumière se fait aurore « un ermite sociable dévorant et dévoré, avec de profondes et fécondes pensées » comme l’écrirait Nietzsche.
L’un/l’autre étaient encore, il n’y a pas longtemps, pris dans quelques trajectoires solitaires d’acteur. Et je me souviens avoir vu l’un, à la Colline dirigé encore, alors, par Françon. C’était Serge Merlin, chemise noire et sans fard, dans Extinction. Il était alors, derrière la table d’un bureau d’imprécateur, le juge et le plaignant, l’accusateur et la victime que convoque depuis longtemps déjà Thomas Bernhard. Une haine organisée, orchestrée du doigt levé et parfois d’un mouvement brusque de la tête donnait à entendre la plainte et la honte d’un héritier qui refuse le leg de l’histoire. Merlin tenait ainsi son auditoire à sa merci en promouvant l’accent au rang d’unité symphonique.
Et je me souviens de Châtelain, au Théâtre de la Ville. Il était la voix de Pessoa dans Ode maritime. Seul au seuil d’une jetée qui le tenait en surplomb des premiers rangs de la grande salle, sa voix donnait les couleurs, les mouvements et les temps de ces vies marines. Et je crois bien, ce soir-là, alors qu’il évoquait les bans de terre-neuve et ces pécheurs d’hier qui se dissipent dans les lignes d’horizons, qu’un instant son timbre et son corps me firent sentirent qu’il était un esprit chamanique.
Alain Françon et Frédéric Franck les auront réunis dans Fin de partie : un duel verbal qui est pour ainsi dire, comme l’est le duel, la dernière voie pour se suicider.
Merlin, lui, est le malade aveugle perché sur son fauteuil de maître de maison de santé. Il a deux trous rouges en guise d’yeux l’Hamm. Maître du royaume des fins et de la volonté, sentinelle du royaume des hasards, hôte des enfers, une rage sereine et aveugle le tient loin de la surface et chaque mot dit (maudit ?) semble l’inscrire dans un tête-à-tête, attablé dans une partie de dés, avec Perséphone. D’une cruauté raffinée, entravé mais pas neutralisé, Merlin relève de temps en temps la nuque, flaire et hume l’air en chasseur. Les sens aiguisés, c’est l’oreille qui suit les mouvements de sa proie et l’enferme dans les espaces mentaux et géométriques d’un terrain de jeu pervers. Vieillard cacochyme en habit noir coiffé du couvre chef de Blin, sa silhouette et sa posture rappellent le lugubre, le funèbre, le macabre Pape de Bacon. C’est une lèpre vénérienne, un fibrome, une tumeur millénaire, une cicatrice vive ou l’exact anti-portrait du charitable abbé Pierre[8].
Châtelain, lui, semble être à sa disposition. Il est le Clov à la chemise mal ajustée, à l’échine courbée et vit ses déplacements comme ceux que règlent les lois d’une maison d’arrêt. Pataud dans sa démarche, agile dans l’exécution, tout son être dit la puissance sans volonté, la violence sans son geste, la révolte sans son cri. La carcasse de Châtelain/Clov fait ainsi peur sans être repoussante comme celle de l’orphelin Quasimodo. Frère de Lennie Small aux mains dangereuses, ses courses lentes, ses déambulations imposées, ses allés et venus s’apparentent à des trajets indécis qui lui donneraient le temps de méditer un mauvais coup. Aussi Clov/Châtelain est-il une menace rentrée, un sherpa sur le point d’écharper, un domestique mal apprivoisé qui est à jamais un homme sans qualité ou l’histoire d’un petit (pronom) personnel aliéné à une histoire dont il ne sera jamais le sujet.
Entre l’un et l’autre, c’est le jeu du chat, de la souris et des hommes. Entre Merlin et Châtelain, le premier tient l’autre à l’œil/en laisse, quand le second le regarde, impuni, d’un œil torve. De l’un à l’autre, de la mine de pharaon de Merlin à la face renfrognée de Châtelain, du verbe acerbe et trépignant du maître, aux écarts dociles et autres petits mots effrontés et faux cul du valet, l’affrontement est tenu à la règle dialectique du yoyo, du ping-pong, du « je te dis pas tout parce que j’ai pas de mots assez noirs ».
Et l’un et l’autre, passés Maîtres faux derches, blablatent à vous foutre un cafard rieur, dans un pas de deux d’handicapés en rééducation. En piste, au cirque, c’est un bal des petits larcins, des truquages miniatures, des forfaits mineurs qui est donné à voir. A l’intérieur de ce donjon, le tour du cachot est celui d’une épopée où la parole gelée permet aux mots de vous faire froid dans le dos.
Et de voir la chaise de Merlin conduit par Châtelain comme une auto-tamponneuse. De regarder le massacre de la puce ou du morpion comme une séquence de oulaoup. D’imaginer la cuisine comme le lieu des tambouilles infâmes et intérieures qui vous fait boire du petit-lait. De reconnaître enfin qu’il y a là un Ring qui appelle la représentation d’un monde où l’on catche. Et admettre, pour autant que la gravité n’est pas étrangère à Fin de partie, qu’il y a aussi, tout au long de cet échange de peines perdues, une malice complice qui appelle des rires insignes. Aussi Fin de partie pourrait bien être également, la convocation d’effigies grotesques où Merlin, en patron de PME d’une société anonyme… aurait à négocier avec un syndicaliste désocialisé. Y voir une partition partagée et parfois drôle où Hamm tenterait de prendre de vitesse Clov quand il réfléchit à finir ses phrases. Et entendre dans les réponses lentes de Clov le clown le temps nécessaire de l’esprit pour relancer le débat perdu d’avance. Car à l’endroit de Fin de partie, où tout a été perdu, il y a encore l’envie de parler qui est désormais le seul lieu des contreparties.
Et Merlin comme Châtelain excellent à jouer ces tableaux où l’on ne sait plus qui est le prisonnier de sa victime. Où tous deux ayant abandonné la foi en l’argument et la pensée ont finalement accepté de vivre un bras de fer via la force brutale des mots et des idées qui ont leur gisant dans le crâne.
Au terme de cette Fin de partie, Châtelain s’immobilise dans une foulée qui fait croire à son départ. Manteau de campagne et chapeau de voyageur, pour la première fois sa silhouette semble plus humaine que celle de primat qu’il avait adoptée. Comme si ayant achevé la lecture de La mentalité des singes de Köhler – qui fut un temps la nourriture de Beckett quand il étudiait la théorie de la psychologie du comportement –, il en avait fini de cette vie de monnaie de singe. Sonne encore dans l’oreille, dans l’immense sensibilité qu’il a déployée, le « je me dis… Clov il faut que tu apprennes à souffrir mieux que ça…. ». Grand tout au long de ce numéro de duettiste, Châtelain devenait là immense.
Merlin, lui, se couvre à nouveau la face et retourne au silence, en son pays de mémoire qui l’assigne à résidence au côté de Beckett. En maître des lieux, il sonne la fin. Rideau.
Au retour du silence, on sait que Merlin et Châtelain sont ainsi allés, l’un l’autre, à la rencontre de Hamm et Clov, en y jetant un savoir d’acteurs unis. Une quête d’acteurs qui se sont rencontrés et trouvés… le temps de faire partie de Fin de partie.
[1] C’est bien le souffle de Maurice Blanchot qui se fait entendre ici. Cf, Maurice Blanchot, La Condition critique, 1945-1998, textes choisis et établis par Christophe Bident, Gallimard, 2010, p. 459. Oh tout finir est paru initialement dans le numéro de la revue Critique consacrée à Beckett, n°519-520, août-septembre, 1990, pp. 635-637.
[2] Theodor Adorno, « Pour comprendre fin de partie », Adorno notes sur Beckett, Nous, 2008, p. 32.
[3] James Knowlson, Beckett, Solin Actes Sud, 1999.
[4] Alain Badiou, Beckett L’increvable désir, (l’ascèse méthodique), Ed. Hachette Littératures, 2006, p. 19
[5] Jacques Mayoux, « Le théâtre de Samuel Beckett », Etudes anglaises, n°4, octobre-décembre 1957. Article cité dans Dossier de presse En attendant Godot de Samuel Beckett, 1952-1961, textes réunis par André Derval, éd. 10/18 et Imec, 2007, p. 182.
[6] Ibid., p. 229.
[7] Eric Eigenmann, Critique, n° 519-520, ibid., p. 681.
[8] Dans l’édition de Libération du 18 mai, René Solis voyait Hamm/Merlin comme le clone de Kadhafi. Pourquoi pas ! Cela étant, figure de la réalité pour figure de théâtralité, j’ai longuement regardé Merlin comme Barthes regardait l’abbé Pierre. A toutes fins utiles, on se reportera au fragment « iconographie de l’abbé Pierre » des Mythologies.
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A voir jusqu’à fin juin. A lire, aussi, le judicieux programme réalisé à l’occasion de la crèation d’Alain Françon
Crédits photos Dunnara Meas

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Une Comédie, des erreurs https://www.insense-scenes.net/article/une-comedie-des-erreurs/ Fri, 15 Apr 2011 18:20:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=788 —-
Curieusement, alors que je sors du Théâtre du Jeu de Paume d’Aix en Provence après avoir vu La Comédie des Erreurs de Shakespeare dans l’adaptation de Dan Jemmett, c’est aux éditions de Libération de mercredi et celle d’aujourd’hui 14 avril que je songe.
Peut-être parce que le travail de Dan Jemmett fait écho à la question qui était posée à Jean-Jacques Aillagon et à Jack Lang, tous deux ministres de la culture : « L’artiste doit-il être irrespectueux ? ». Peut-être parce que ce jeudi matin, à la terrasse d’un café, je pouvais lire l’interview de Frédéric Mitterrand, lui aussi ministre de la culture, qui expliquait pourquoi il remerciait Olivier Py qui devrait quitter l’Odéon. Irrespectueux Py ?
Peut-être parce que dans La Comédie des erreurs, je n’arrive pas à oublier la réplique de Dromion de Syracuse « Il faut avoir une longue cuiller pour manger avec le diable ». Py aurait-il oublié cette maxime ?
Sans doute et vraisemblablement parce qu’à la question de Libération, Aillagon répondait que « le créateur reste le seul maître de ses choix », quand Lang réfléchissait à haute voix « L’engagement particulier de l’artiste c’est descendre aux entrailles des choses ». Et qu’à bien entendre ce qui se disait pour l’un et l’autre, si le premier défend ou s’abrite derrière la sacro-sainte liberté de l’artiste ; le second – qui ne refuse pas cette liberté – exige avant tout un travail d’approfondissement, et donc de conviction.
Bref, Shakespeare ce contemporain, depuis que Jan Kott nous a invité à y penser, trouvait dans l’actualité, de quoi « rebondir ». D’autant que les loufoqueries de Den Jemmett, ces ruades et pochades… auront posé la question non pas de l’irrespect, mais bien celle de la liberté d’un metteur en scène et/ou de son rapport à l’approfondissement d’une œuvre. En d’autres termes, sortant du Théâtre du Jeu de Paume, marchant dans la chaleur provençale, il y eut au commencement de cette critique un questionnement que l’on pourrait livrer simplement. Ce soir, était-ce La Comédie des erreurs ou fallait-il s’inquiéter Des erreurs sur la comédie ?
Avouons-le, et reconnaissons que nous étions sous le charme du talent des comédiens. Nous étions au parterre, et nous avons ri aussi, peut-être un peu moins que d’autres, mais finalement comme presque toute la salle. Le nier, nous renverrait à quelques caricatures saisies par Molière dans La Critique de l’école des femmes. Nous avons donc ri aux endroits auxquels nous étions sensibles. Et sans abandonner la vigilance que l’on doit à ceux qui travaillent, il était vraisemblablement impossible de ne pas sourire en coin, d’opiner du bonnet d’un air entendu, de s’amuser et de rigoler, voire de s’étouffer hilare. Den Jemmett, passé maître dans l’art comique, sait s’entourer des comédiens qui produiront cet effet. Aussi, alors que le plateau offre un décor de paillotes ou de buvettes de plage (clin d’œil à cette autre comédie qu’est La Tempête ?), de cabines WC/PVC qui n’ont rien à voir avec les guérites en bois de Deauville, de sono disco pour fêtes nocturnes arrosées où les reliefs du matin sur le sable se regardent comment autant d’installations contemporaines où le plastique est le marbre des plasticiens… Où les sacs-poubelles transparents sont de mise dans le cadre de Vigipirate… Où le distributeur de bière est la fontaine moderne qui n’appelle que le désarroi de Narcisse que les fanions du plafond ne pourront plus jamais égayer…Cinq comédiens rompus au métier, habiles en mimiques et certains de leur adresse jouent un peu moins de deux heures, qui deux personnages jumeaux, qui quatre personnages en un, qui une femme mariée et une putain, etc.
A ce jeu-là, David Ayala en Antipholus de Syracuse et d’Ephèse, habillé d’un costume violet digne des papes de Bacon, chaussera lunette et coiffera son cheveu pour feindre l’homme rangé, quand son jumeau aura la chevelure en bataille et le col de chemise à la Elvis pour signifier le frère déstabilisé ou déstabilisant. Alternant l’un et l’autre, le premier joue les mielleux à la manière de Decaunes et de son personnage « langue de pute » à la belle époque des guignols, quand l’autre tient à figurer le règne des cadors miteux comme Hardy. Flanqué d’un domestique, Vincent Berger, lui-même conduit à jouer son jumeau, accompagne Antipholus. Lui, Berger/Dromio, est de la trempe des valets taquins, des Arlequins moqueurs et battus, des zanis italiens géniteurs de lazzis de la commedia dell’arte. Berger et son chapeau à la « presque Monsieur Hulot » court, se démène, se débat comme les sanchos ou les laurels. A eux deux, Berger et Ayala forment ainsi quatre personnages et deux couples dans la plus pure tradition du Maître et son valet. Et comme Puntila et Matti, à l’ombre des cabines, ils pissent la bière dont ils s’arrosent copieusement. Jouant l’ivresse burlesque jusqu’à l’alcoolisme grotesque.
Et tous deux sont poursuivis par d’honnêtes femmes. Valérie Crouzet/Adriana, femme d’Antipholus d’Ephèse, pourrait être une héritière lointaine de dame Ginette au goût incertain et à la gouaille vive. Improbable look d’une femme sur le retour qui n’en finit pas de recourir aux artifices cosmétiques qui la rendent artificiels sans jamais pouvoir la rendre totalement superficiels. Véritable sparadrap écorché, ou mégère jamais apprivoisée, Valérie Crouzet joue l’hystérie, l’amour fou, l’épleurée, la femme trahie, la femme mariée qui pense être avariée. Un peu plus loin comme une rédemption, elle est une catin affranchie de l’amour, enfin sauve. Une perruque rousse, bardée de cuir noir, c’est une maîtresse femme, une dominante enfin. Un double pensait par Den Jemmett, qui subtilement, prête à l’une ce qui fait défaut à l’autre. Dans un autre registre, Fanny Mary endossera, elle, trois rôles où pêle-mêle elle est Egéon le père condamné à mort, la sœur éprise du sosie de sa sœur Adriana, et l’abbesse qui est aussi une mère…Et tout ce petit monde de jumeaux, de masqués, de dédoublés… obéit au Duc, Thierry Bosc, qui interprétera encore Angelo l’orfèvre et Pinch…
Et cette joyeuse compagnie de paillettes fait claquer les portes comme chez Feydeau, joue à cache-cache comme dans un Musset où l’on ne badinerait pas avec l’amour, lorgne du côté de la farce… Un pantalon tombe, des gobelets volent, des coups pleuvent, des plateaux servent à bastonner, des lunettes se portent de travers, des voix se perdent sous l’émotion, des pets felliniens sont libérés, des spectateurs sont pris à parti, etc… ça gerbe, ça éructe, ça se dépense sans compter. C’est une comédie où le comique ne recule plus devant rien quand la situation l’exige. Le spectateur, pris à témoin, mouillé dans l’histoire, endossant un rôle de policier ou pris pour un client « t’as pas chaud mon lapin avec ton pull »… Oui, rien n’aura manqué à ces comédiens qui sur les planches font feu de tout bois et auront défait le quatrième mur de Jullien. Et Dan Jemmett, à cet endroit, ne commet aucune erreur de timing, de rythme, de tempo…Bien que parfois, le burlesque qui est un trait comique fin, tend ici et là à devenir un grotesque un peu lourd. Ce que l’on nomme le trivial, ou le ridicule.
Mais on aura ri, oui… Mais
Pour autant que le théâtre élisabéthain est le lieu du baroque et d’une liberté toujours complexe. Pour autant que cette comédie écrite vers 1593 emprunte à la farce et à Plaute. Pour autant qu’il est donc possible de lire cette pièce et de la passer à la scène pour ce qu’elle a de drôle, une grande partie du théâtre de Shakespeare, et donc de ses pièces, permet tout et son contraire. Heiner Müller, que Dan Jemmett a joué aussi, disait que « la tragédie est une comédie vue de dos ». La Comédie des erreurs pourrait bien figurer cela. Au point que le motif qui sert de leitmotiv : la gémellité, doit être interrogé. Peut-être parce que cette comédie, qui commence par une condamnation à mort et une loi indépassable, s’achève par un acquittement et une loi défaite. Peut-être parce que le motif du père à la recherche de sa femme et de son fils perdus lors d’une tempête procède d’une quête noble. Peut-être parce qu’ici encore, la gémellité – qui n’est pas une fin mais un moyen – nous invite à penser la séparation, la disparition, l’épreuve… qui sont autant de traits graves. Sans doute et toujours parce que nombre de répliques et de sentences dans la Comédie des erreurs entretiennent un écho étrange avec des développements entendus dans Hamlet, dans le Roi Lear, Henry IV, etc.
Sans aucun doute parce que le thème du double est aussi et toujours celui qui s’inscrit dans un jeu de miroir où une chose vue, connue, sue… trouve dans le dédoublement une autre manière d’être regardée.
Et d’ajouter que Dan Jemmett le sait quand, au commencement de la pièce, la couleur de la scène tient à la froideur avec laquelle le Duc condamne Egéon à mort. A cet endroit, Fanny Mary, trop petite pour le manteau gris qu’elle a endossé et fragile sous son chapeau cloche, a tout d’une figure d’exilé inquiet, de clandestin promis à un mauvais destin.
Car La Comédie des erreurs, c’est encore ça. Cette histoire où les intrus risquent la mort, quand leurs semblables, leurs jumeaux… des humains tout comme eux ont tous les droits, sont protégés par le droit.
A écouter et lire cette pièce, on songeait ainsi à ces différences qui frappent une humanité qui est indivise. On s’inquiétait de la parole qui vaut pour les uns, quand elle n’est rien pour les autres. On s’étonnait aussi de voir que la justice bégaie, quand Dromio ou Antipholus (selon qu’ils soient de Syracuse ou d’Ephèse) disant la même chose, étaient tantôt protégés, tantôt accablés.
Ainsi ces cinq actes forment-ils un puzzle complexe où la similitude (qui est finalement le principe qui fonde cette pièce) n’en finit pas de nous interpeller sur la difficulté d’arbitrer et de juger des choses. De nous interpeller sur la façon dont le regard apprécie les limites de toute chose. Un motif essentiellement shakespearien, en définitive, que celui du jugement et son complice redouté « l’erreur ».
Dans la chaleur de la nuit, alors que les comédiens emprunteront l’entrée des artistes et la rue de la mule, un regret se formait. Dan Jemmett avait oublié de nous parler de ces aspects-là. Du moins les avait-il mis à la marge au point que les nuances d’une comédie écrite (et non un canevas) n’apparaissaient plus. Jemmett avait ainsi choisi entre l’œil et l’oreille, le spectaculaire et l’écoute. Et choisissant ou privilégiant un théâtre de farce où il s’y entend, si l’œil fut plaisamment distrait, l’oreille perdit en audition.

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L’appel des héros | Stage playback : l’art de faire semblant pour de vrai https://www.insense-scenes.net/article/lappel-des-heros-stage-playback-lart-de-faire-semblant-pour-de-vrai/ Sat, 19 Mar 2011 19:21:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=789

En travail, au sein des workshops, ou en représentation, dans l’espace public, la performance participative WE CAN BE HEROES se donne comme un rugissement de plaisir et de joie. Faisant du playback un réel exercice d’interprétation tant au niveau corporel qu’au niveau émotionnel, le Groupenfonction réunit, sur une même aire de jeu, l’art et la vie. Un bouillon de culture populaire au pouvoir régénérant.
We Can Be Heroes fait du bruit dans les festivals, attire les amateurs des arts de la scène, résonne auprès des habitants des villes programmatrices, interpelle l’entourage de ceux qui y ont déjà participé et pousse étonnement les gens à revenir… À quoi tient un tel engouement pour une proposition qui se résume en trois mots : chanter en playback ?
Arnaud Pirault, fondateur du Groupenfonction et initiateur des stages reconnait lui-même qu’il n’avait pas anticipé cet effet de contamination. Lorsqu’il organise, en 2009, une performance dans l’espace public autour du playback, ce n’est qu’une proposition parmi tant d’autres. Mais celle-ci ne laisse pas le public indifférent… un public qui en redemande et qui manifeste son désir de faire, lui aussi. L’idée germe alors de se saisir de cette première chose qui avait échappée à la maîtrise pour la comprendre et la développer. We Can Be Heroes deviendra une performance participative dans laquelle des gens de tout horizon se retrouvent dans un carré de gaff noir pour chanter une playlist d’une dizaine de morceaux. Un acte « joyeux » et « fédérateur »[1] qui met en œuvre une vraie dramaturgie, un vrai processus d’interprétation.
En ce 1er week-end de mars 2011, 17 personnes ont donc répondu présent au dernier appel des héros. Dès le samedi matin – 9h30 –, toutes convergent vers le pOlau, le pôle de recherche sur les arts urbains de la région Centre situé à Saint-Pierre-des-Corps. Portés par des rayons de soleil aux allures printanières, anciens et nouveaux participants se retrouvent ou font connaissance autour d’un café, tout en dégustant des viennoiseries et des gâteaux maison rapportés par les uns et les autres. D’emblée, l’ambiance est à la bonne humeur et à la convivialité. Pour ce 9e stage, les tourangeaux partageront le plateau avec des gens venus de Nantes, de Paris, de Toulouse ou encore de Chartres. À chaque workshop, le déroulement est similaire : si les formateurs s’alternent – cette fois-ci, c’est Hélène Rocheteau –, les étapes pour devenir et continuer à être un héros sont toujours les mêmes et constituent un véritable cheminement.
Le corps en travail
Le processus We Can Be Heroes commence donc toujours par la mise en branle du corps. Il semble, en effet, que le playback soit principalement, pour le Groupenfonction, une affaire d’organicité dans laquelle il s’agit de pousser l’individu à prendre conscience de ses forces vives.
Aussi, durant un premier et très long exercice, les stagiaires sont invités à développer et à agrandir leur respiration pour produire de plus en plus de souffle. De la position allongée, à la position debout en passant par l’étape assise, il s’agit de véhiculer l’air dans les moindres recoins de son corps. Trouver la continuité entre l’inspiration et l’expiration. Trouver le flux ininterrompu, libérateur de tensions, créateur d’espaces libres et de possibles. Fondamental dans l’approche du playback, cet exercice s’apparente à un training qui n’est pas sans rappeler les méthodes d’un homme de théâtre comme Grotowski, l’un des précurseurs à penser la question du corps de l’acteur comme étant un outil fondamental pour accéder à l’essence de l’art théâtral.
Ici, dans le processus de travail mis en place par le Groupenfontion, la circulation du souffle est pensée comme un facteur de libération des énergies et permet au futur héros de se mettre en état d’éveil et d’alerte. La musique intervient dans un deuxième temps comme un outil déclencheur ayant pour objectif de produire de l’émotion, du mouvement intérieur et donc extérieur.
Avant, bien avant, d’en venir au travail des 3 chansons imposées, le groupe passera d’abord par l’exercice de l’Épreuve : un travail dans lequel il s’agit d’accueillir et de ressentir les émotions procurées par la musique et de les mettre en forme physiquement dans l’espace. Sur une bande son énergique, dans une veine pop/rock, durant une quinzaine de minutes, le participant ne peut jamais revenir en arrière, jamais diminuer l’énergie et l’intensité avec laquelle il inscrit ses mouvements dans l’air. « L’Epreuve » est un voyage corporel et sensitif qui s’effectue sous le signe et la consigne de l’épuisement. Au travers de mouvements fluides ou brusques, les corps tour à tour ancrés dans le sol puis aériens cherchent les dynamiques, livrent, lâchent, abandonnent ce qui les traverse et les meut. Des instants intimes, précieux et privilégiés dans lesquels chacun se recentre sur lui-même, reprend contact avec son corps et tente de mettre le doigt sur ses fluctuations intérieures.
Où il est question de musique et de culture populaire
L’état de presque transe qui est recherché dans un exercice comme celui de l’Epreuve raconte aussi la place de la musique au sein du workshop et de la performance. Comme le souligne Arnaud Pirault, ce n’est pas tant le playback qui est intéressant dans We Can Be Heroes que le rapport entretenu à la musique populaire. Opposée à la musique dite savante, celle-ci recouvre un large panel de genres et s’adresse à une grande audience. Ce qui importe, c’est qu’elle fasse partie du langage commun, référentiel, de l’histoire individuelle et collective, qu’elle soit un médium artistique vulgaire et quotidien. Parce que nous avons tous un rapport à la chanson, et que cela ne nécessite aucune connaissance préalable, l’on peut considérer la musique populaire comme un outil démocratique.
Par ailleurs, dans cette affaire de playback, dans cette approche de la scène, rien n’est psychologisant ni même populiste. Le poids du texte et de sa signification est évincé au profit d’une interprétation résolument corporelle. Quant à la caricature, elle n’est pas, à un seul instant, envisagée. Il n’est pas, non plus d’ailleurs, question de synchronisation labiale… La justesse est ailleurs. Pas dans la perfection du paraître mais dans l’intime de l’être.
Le travail des trois morceaux choisis pour ce 9e stage se fait donc dans la recherche et l’apport de souffle, dans la franchise et l’affirmation de l’adresse ainsi que dans la vigueur du sentiment collectif. Jamais il n’est question du sens de la chanson ; jamais on ne demande au héros-chanteur de s’imaginer un contexte référentiel. Le discours se contente de cerner les jalons du morceau, ses forces, sa construction, ses accidents, ses pièges, ses tonalités, etc. Sur Good Time des Brazilian Gilrs, il s’agit de se rassembler et d’être dans l’esprit festif du morceau. Avec Approach The Throne, on suit la ligne tracée par Clues : ça avance, ça ne faiblit pas, c’est incisif et ça part du sol. Quant à la reprise de Be My Baby par We are Scientist, elle n’est que prière et sur articulation. Si durant la totalité de la playlist les corps sont appelés à exagérer leur respiration et à s’exprimer avec force, ce n’est pas dans la perspective d’imiter ou de caricaturer la figure du chanteur ou de la rock-star mais bien dans l’idée de trouver la bonne et juste énergie.
L’individu et le collectif dans le carré
Maître mot au sein de la performance, l’énergie s’articule autour de deux notions essentielles qui sont l’individu et le collectif. Comme le Groupenfonction aime à le dire, We Can Be Heroes est une « tentative d’individuation collective »[2] et cherche le point d’achoppement où l’on peut « être absolument ensemble en étant absolument soi même »[3]. C’est pourquoi trajet personnel et trajet collectif sont menés de front au sein du workshop. Le travail de libération corporel et émotionnel effectué par chacun s’additionne à celui des autres et forme un élan collectif intense. Aussi, lorsque les participants chantent en mettant dans la bataille toutes leurs tripes, c’est le groupe qu’ils donnent à voir en même temps qu’eux-mêmes. L’image est saisissante lorsque les corps se tendent et se soulèvent en un même mouvement, tel un poumon qui reprend son souffle vital.
L’équilibre qui permet de voir à la fois l’individu et le collectif repose également sur un agencement spatial qui n’est pas laissé au hasard. L’espace est littéralement distribué. Au même titre que dans un théâtre de texte on distribue un rôle, dans We Can Be Heroes, on répartit l’espace pour chacun. À partir du plateau nu, le formateur – souvent Arnaud Pirault lui-même – place les héros les uns après les autres. L’instant est solennel. De longues minutes s’écoulent entre chaque placement qui déterminera les dynamiques visuelles. Il s’agit de choisir et d’évaluer la bonne distance, la bonne orientation du micro, le bon écart entre les uns et les autres. La figure finale obtenue est toujours un carré. Celui-ci est tracé au gaff noir une fois que le dernier participant est entré dans l’aire de jeu. Remarquons que c’est l’espace qui s’adapte au groupe et non l’inverse. Par ailleurs, le quadrilatère aux quatre côtés équidistants travaille du côté d’une égalité de tous au regard du public qui est libre de se répartir autour de l’ensemble de la figure.
D’emblée, dans We Can Be Heroes, l’artificialité, la tricherie et le faire-semblant induits habituellement par le playback sont assumés, affichés et revendiqués puisque les héros donnent du souffle sur la voix de quelqu’un d’autre. Aussi, ce sont l’engagement corporel et l’investissement émotionnel qui, en plus du désir de se rassembler et de s’amuser, produisent la tension nécessaire à la re-présentation et permettent à la relation salle/scène de recouvrir un rapport d’authenticité. Si We Can Be Heroes a pour vocation de se produire au sein de l’espace public, c’est pour mieux ramener l’art au milieu de la vie. Sur le béton, les trottoirs et les places arpentés quotidiennement par les passants, le groupe de héros convoque des forces vives et rappelle qu’elles sont à la portée de tous. Chanter par-dessus une bande son au milieu de la jungle urbaine, c’est porter au regard de tous un acte intime, c’est se dévoiler pour mieux se rassembler.
[1] Extrait du dossier de présentation disponible en téléchargement sur www.groupenfonction.net
[2] Ibid
[3] Ibid.
http://www.groupenfonction.net

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Salves par la Compagnie Maguy Marin au 104 https://www.insense-scenes.net/article/salves-par-la-compagnie-maguy-marin-au-104/ Tue, 15 Mar 2011 19:22:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=791 —–
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Depuis l’inauguration médiatique de 2008, le 104 a connu une existence bien chaotique : un lieu trop coûteux, une gestion fortement contestée et un public qui ne vient pas. En novembre 2009, R. Cantarella et F. Fisbach annoncent leur départ et le lieu reste sans directeur jusqu’en juin 2010. Depuis la rentrée de septembre, la nouvelle direction, menée par Jose Manuel Gonçalves -ancien directeur de la Ferme du Buisson- tente de mettre un terme à cette période de tourments. La nouvelle politique propose notamment un programme commun avec le Théâtre de la Ville, Prolongations, qui permet d’accueillir dans le 19ème arrondissement ce qui sur les bords de la Seine a rencontré un succès remarquable. Cela a permis au public qui n’avait pas pu voir Salves dans la cadre du Festival d’Automne de profiter de trois représentations supplémentaires les 9,10 et 11 février 2011.


Ce 11 février, c’est la dernière : chaque marche, chaque mètre carré de la salle est occupé par les spectateurs venus voir la création de la compagnie Maguy Marin – qui s’apprête à quitter le CCN de Rillieux-la-Pape. Chorégraphe reconnue depuis son ballet May B. en 1981, Maguy Marin tient une place atypique dans le champ de la danse française : ses créations, comme Description d’un combat au festival d’Avignon 2009, provoquent le débat et mettent en péril toute certitude concernant la danse et le spectacle vivant. Au sein de l’œuvre de Maguy Marin, Salves semble s’apparenter à la recherche menée lors des créations de Umwelt (2004) et Turba (2007).
A propos de Salves, Maguy Marin, évoquant Hannah Arendt, parle de la présence de l’homme qui ouvre une brèche dans « le continuum du temps entre passé et futur faisant ainsi dévier les forces antagonistes très légèrement de leur direction initiale ». Une trajectoire légèrement différente, qui rend possible l’apparition de formes nouvelles. Une déviation comme celle créée par le théâtre : liberté éphémère de s’éloigner du fil des événements et de la réalité, grâce à la présence d’une assemblée vivante et hétéroclite. Salves, comme une possibilité de dévier du cours des choses établies, de la grande Histoire, du grand drame.
Quelqu’un entre, concentré à faire glisser ses doigts en l’air, suivant le chemin d’un fil transparent. D’autres viennent, chacun suivant un chemin, celui du même fil, ou bien celui d’un autre fil ; impossible à dire. Dans Salves, il y a une multitude de chemins, insaisissables, incompréhensibles : des directions empruntées l’espace de quelques secondes, puis laissées de côté. Comme si la salle du 104 se changeait en une grande maison plongée dans l’obscurité, éclairée par le passage d’une lampe-torche : un nombre incalculable de pièces qu’on observerait depuis le seuil. Les chemins rejoignent des pistes sonores qui partent dans d’autres directions, se croisent, se superposent, on ne peut qu’en saisir des bribes, on entend la voix d’Artaud puis la rumeur d’un foule, le bruit d’un verre qui se brise puis un discours politique dans une langue étrangère. L’apparition de la lumière dirige le regard. Une partie de la scène s’éclaire, une situation s’installe à toute vitesse, mais dès que les yeux et l’esprit s’y habituent, la lumière disparaît. Et une autre scène s’éclaire. Les éléments du décor sont modulables à l’infini : ce sont des structures de bois noires démontées et remontées en toute hâte par les danseurs. Les parties assemblées forment des recoins, des tables ou des promontoires, tantôt un banc à l’avant-scène, tantôt le début d’un couloir obscur qui part sur le côté, échappant aux regards. Des scènes comme les pièces d’un jeu. On casse des assiettes, de gros vases chinois comme on en voit dans Tintin, des statues de la liberté en plâtre et de vieux postes de télévision. Ces bris donnent naissance à de nouvelles pièces qui se divisent elles-mêmes à l’infini. Impossible de constituer un drame, ou de suivre un chemin narratif. Il n’y a que des débuts, des passages ou des fins, qui se désagrègent aussitôt mis en place. Bouleversant les échelles, Salves rend visible les atomes, qui d’un instant à l’autre se séparent et se réassemblent différemment. Parmi toutes les pièces du jeu, la scène finale est la plus importante. Elle occupe tout l’espace scénique et s’étend sur plusieurs minutes. C’est encore une mise en place qui dévie. Les danseurs installent un banquet constitué de multiples plats, de gâteaux, de bouquets de fleurs, quand une assiette qui se brise casse le rythme : la scène devient le théâtre d’une démolition générale.
Malgré le rythme effréné, les danseurs performent chaque scène avec une extrême précision qui confèrent aux quelques secondes de lumière une intensité inouïe. L’adresse dont ils font preuve dans leur maîtrise du nombre incalculable d’accessoires et de costumes donne le vertige
C’est une lutte contre l’obscurité, les sons, le rythme, afin de saisir ces petits morceaux d’actions exécutés dans l’urgence qui restent habituellement en périphérie de l’attention. Maguy Marin met en relief leur étonnante théâtralité. Voici une proposition qui attire l’attention en dehors de son trajet habituel, qui l’invite à dévier des directions indiquées par la réalité. Cette poétique déborde l’espace et le temps du spectacle : plus tard, dans la rue, les passantes sembleront encore faire partie de Salves. A la fin du spectacle, les gens disent « ça fait du bien ». C’est vrai, ça fait du bien de se confronter à l’engagement artistique de Maguy Marin et de sa compagnie dans ces propositions qui dépassent les disciplines. Un travail mis « au service d’un mouvement de pensée » selon les mots de Maguy Marin. La liberté avec laquelle elle met en œuvre sa pensée artistique expose son œuvre aux controverses. Elle lui donne sa force et la distingue.


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FILMER et parler LE TRAVAIL https://www.insense-scenes.net/article/filmer-et-parler-le-travail/ Mon, 28 Feb 2011 19:23:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=792 —-
Du 28 janvier au 6 février 2011, Poitiers accueillait en son sein le 2e festival Filmer le travail. En filigrane de cette manifestation à la croisée des sciences humaines et des arts, siégeait la devise « travail, débat, cinéma ». Dix jours de festival pendant lesquels huit lieux culturels de la Ville ouvraient leurs portes aux projections, expositions, rencontres professionnelles et autres animations… Dix jours pendant lesquels le spectateur-citoyen pouvait se nourrir d’images et de réflexions sur l’évolution du travail contemporain. Aperçu d’un festival émergent, retour sur quelques propositions phares.
Au départ d’un tel projet, il est à supposer que c’est bien l’envie d’aborder la question du travail autrement que par son simple aspect rémunérateur et économique qui est motrice ; l’envie de gratter les étiquettes qui recouvrent les emplois, fonctions et statuts pour s’intéresser aux personnes, aux métiers et aux conditions d’exercice. L’envie de susciter un échange et de faire émerger une parole individuelle et collective sur une notion qui occupe, peu ou prou, le centre de nos vies et qui, de fait, est un enjeu sociétal en perpétuelle évolution. Et puis, comme par ricochet, se pose aussitôt la question du cinéma. Le septième art aurait le pouvoir de capter et de mettre en scène le réel et il semblerait qu’il fasse, à ce titre, état d’un nombre grandissant d’images du travail.
Comment alors le sensible – l’art – intervient-il et interagit-il avec le réel ? Comment le travail ne se trouve-t-il pas dénaturer par l’œil de la caméra ? Comment, le cinéma, lui-même, entre fiction, documentaire et animation, reste-il à la hauteur de ses enjeux esthétiques ? Des questions que le spectateur pictavien pouvait se poser au gré des diverses séances du festival.
Au programme de ce projet culturel rondement mené, initié par trois acteurs de taille que sont l’Université de Poitiers, l’Espace Mendès France et l’ARACT[1], il y en avait pour toutes les disciplines et toutes les envies. Côté rétrospectives, la Belgique était à l’honneur avec plusieurs documentaires dont une série de films sur le Borinage, région wallonne dédiée à l’exploitation du Charbon, avec également un hommage au cinéma des deux hommes aux deux Palmes d’Or, les frères Dardenne. Côté recherche, deux journées d’études se sont employées à donner la parole aux scientifiques, aux professionnels de l’image et aux acteurs du travail pour une plongée au cœur des questions liées, d’une part, à l’avenir du métier traditionnel de facteur et, de l’autre, à l’évolution du travail dans les services publics. Succession de conférences, ponctuées de documentaires et de tables rondes, le rythme de ces rencontres professionnelles était plutôt soutenu. Et parce qu’il y a peu de festivals sans compétition, Filmer le travail en proposait trois. La compétition internationale avec 20 films en sélection, le concours de scénarios avec 24 projets portés chacun par un tandem de scénariste/producteur et le concours Filme ton travail ! avec 13 films d’amateurs retenus. À cela, il fallait ajouter les expositions de bande dessinée et de photographie – pour ce qui est de Dessiner le travail, la référence était Étienne Davodeau –, et les séances spéciales thématiques ou non, abordant, entre autres, le travail de la police, celui des enfants ou encore la notion de souffrance.
Beaucoup, beaucoup de propositions. Certaines penchant plus vers la question du travail, d’autres vers celle du cinéma, un grand nombre réunissant les deux. Des propositions avec toujours la volonté de créer du dialogue et du débat. C’est d’ailleurs dans cette perspective que les films retenus pour la compétition internationale étaient regroupés en onze sélections thématiques. L’occasion de créer des passerelles entre les films et d’inviter, à l’issue des séances, des réalisateurs mais aussi des acteurs du monde professionnel pour échanger avec le public.
Sélection internationale, regard transversal
17 documentaires, 2 fictions et 1 animation se sont donc partagés l’affiche de la compétition internationale[2] du 2e festival Filmer le travail. Films courts, moyens ou longs, films français ou étrangers, tous, une fois le cap de la sélection franchi, ont pour point commun d’interroger la question du travail et/ou de ses réalités attenantes. Tous, au travers d’une foultitude de traitements révélant des approches singulières ou plus formatées, tentent de dire une vérité. Les scénarios s’écrivent bien souvent autour de personnages évoluant dans le vif de leur quotidien ou bien autour d’entretiens dans lesquels les personnes se confient et se questionnent devant la caméra. Du prof donnant cours dans sa salle de classe au physionomiste triant les noceurs à l’entrée de la boîte de nuit, en passant par le pêcheur au filet vide du fleuve Niger, l’intarissable vendeur de journaux des rues de Mexico, l’ancien journaliste à l’éthique irréprochable, l’adolescent en proie à son devenir, la domestique indonésienne condamnée à retourner servir les riches esclavagistes, le vieil immigré sidérurgiste, en passant par tous ces personnages, l’on voit défiler sur l’écran des réalités familières, d’autres plus méconnues.
D’un point de vue cinématographique, si l’on regarde de plus près les films de cette sélection se revendiquant du genre documentaire, il semble que se distinguent trois grands types d’approches. Trois tendances qui se démarquent mais qui ne sont pas aussi figées qu’elles en ont l’air et qui, bien évidemment, reconnaissent la porosité et la perméabilité de leurs frontières.
Aussi, on identifie une première approche dite journalistique qui s’apparente aux reportages de facture télévisuelle qui ont essentiellement une fonction informative. C’est là qu’on retrouve, soit des films mettant en perspective des sujets polémiques faisant l’actualité médiatique – problématiques liées à l’enseignement, aux manques de moyens à la SNCF, à l’instrumentalisation des médias par le pouvoir –, soit des films type « enquêtes de terrain » mettant en lumière des réalités sociales peu connues – conditions de travail des mineurs en Chine, esclavagisme des femmes organisé en Indonésie. Ce sont des films qui sont construits selon une progression logique visant à analyser et à rendre compte d’une situation problématique ; ils se basent alternativement sur le témoignage et la réalité en action et utilisent assez souvent le ressort de la voix off pour marquer des transitions explicatives. Pour autant, ce ne sont pas des films dénués d’émotion, celle-ci étant en général provoquée par la tension et la portée du témoignage.
Une seconde catégorie pourrait se dessiner autour des films reposant sur un dispositif précis et affirmé. Il s’agit d’approches plus plastiques ou formelles qui utilisent le langage cinématographique de manière minimale et basique en vue d’une démonstration parfois d’ordre conceptuel comme lorsqu’il s’agit d’expliquer le phénomène de mondialisation. Ces films fonctionnent la plupart du temps sur une simplification et une systématisation des mouvements de caméra et du type de plans ainsi que sur une quasi unité spatiale et géographique ; ils peuvent aussi parfois avoir recours à un travail d’écriture de dialogues qui emmène le film vers un registre plus théâtral, distanciant ainsi le propos. Ce sont des objets séduisants qui interpellent voire surprennent dans un premier temps le spectateur puis qui le rendent confiant et tranquille une fois qu’il a identifié le système dans lequel il était plongé.
Enfin, on peut identifier un troisième groupe de documentaires que l’on dirait « de création ». Derrière cette expression beaucoup usitée, entendons et comprenons ici documentaire à caractère poétique. C’est peut être la catégorie la plus vaste et la moins saisissable, celle qui ne se limite à aucun critère et met en œuvre une large part d’invention et de liberté en termes de scénario et de montage. La structure narratologique de ces films peut faire appel à plusieurs strates de récit en juxtaposant des images aux statuts hétérogènes n’appartenant pas au même contexte spatio-temporel ou en revendiquant très clairement la fictionnalisation de certaines scènes. L’introduction de voix off dans ce type de films répond en général à une fonction expressive ou bien poétique. Quand au travail de lumière ou de mise en scène, il fait très souvent l’objet d’une attention particulière. Les éléments du réel, ces ingrédients de la banalité quotidienne, ne sont jamais incorporés au hasard dans le cadre et créent bien souvent de la polysémie dans l’image. En répondant à la complexité du réel par un langage poétique, ces films peuvent parfois dérouter le spectateur.
Au delà de classer les objets, cette typologie sommaire qui mériterait, du reste, d’être affinée a pour vocation de rappeler que derrière un film, il y a toujours une démarche singulière découlant du regard et de l’écoute portés au sujet, découlant également du pari fait sur la réception du spectateur. Plus que de rendre compte d’un état objectif du travail, la cinématographie du réel traduit une relation triangulaire unique entre un sujet, un réalisateur et un contexte. Si l’idée que certains sujets puissent être voués à des traitements spécifiques effleure l’esprit, il est plus probable que ce soient les conditions spatio-temporelles entourant le sujet et le cinéaste qui induisent le traitement. Le caractère actuel, passé, rétrospectif, urgent, médiatique, personnel, expérimental, spectaculaire, exceptionnel ou récurrent de la chose et de celui qui la regarde entre nécessairement en ligne de compte dans l’esthétique de fabrication.
Amateurs, à vos « Pocket films » !
Ouvert à toutes et à tous, le concours Filme ton travail ! était l’une des nouveautés de cette 2e édition du festival. Le principe de cette proposition innovante, originale et participative consistait à offrir la possibilité au citoyen lambda de concevoir et de réaliser, grâce aux nouveaux outils de captation à sa disposition, un film sur son propre univers professionnel. Téléphones portables, appareils photos et petites caméras sont donc devenus, le temps d’un projet, les rapporteurs du travail pour ces réalisateurs en herbe. Programmée à mi-parcours du festival, la séance fait salle comble et met le spectateur à contribution en lui demandant de noter les 13 courts métrages retenus en vue de décerner le prix du public[3]. Et la projection est loin d’être inintéressante. Dans la plupart des films, on identifie une véritable démarche avec la volonté, d’une part, d’adopter un point de vue sur sa propre activité professionnelle et, de l’autre, celle de réfléchir à la manière dont on utilise le langage cinématographique pour signifier. Cela donne lieu à plusieurs types d’images. Des images presque empiriques, captées au plus près du travail, du geste quotidien, montrant un savoir-faire technique et souvent peu connu ; des images (re)travaillées version expérimentale ou bien encore des images de « l’à côté du travail ». À ce jeu là, c’est I prefer not to qui gagne sans conteste. Hélène Fin, la cinquantaine passée, se filme le matin au réveil dans sa salle de bain. Plans serrés ou rapprochés sur son visage fatigué, sa silhouette lasse dans le miroir, la travailleuse se parle et nous parle.
Très concrètement et très crûment, elle dit tout ce qu’elle a sur le cœur : la non-envie de se rendre au boulot, la flemme de se préparer en vitesse devant parfois faire l’impasse sur le petit déjeuner ou le lavage de cheveux, la peur de se voir reprocher, par ses collègues ou son patron, ses retards et sa lenteur… Entre ces petites confessions acerbes montées à la manière d’un zapping, quelques plans énigmatiques de la route, du bureau, des dossiers, de la fenêtre ou encore de l’escalier en colimaçon viennent subtilement suggérer un environnement professionnel et faire contrepoint à la frontalité qu’Hélène impose à travers sa parole et son corps. Avec beaucoup d’autodérision la réalisatrice signe des chroniques matinales décalées et intimes qui accèdent à une dimension universelle.
De la nécessité de concevoir le « sujet dans son activité professionnelle »
Situé au carrefour des disciplines artistiques et sociologiques et du monde professionnel, Filmer le travail ouvrait également, en cette 2e édition, une fenêtre sur la création musicale en accueillant le compositeur et électro-acousticien Nicolas Frize. Sur la scène du planétarium de Poitiers, l’homme était invité, non pas à donner un concert mais à parler de l’une de ses récentes création sur la thématique du « métier ». S’il s’agissait, lors de cette intervention, de revenir sur la genèse de Dedans au dehors, pièce musicale et visuelle pour orchestre et écrans créée en 2008, il était aussi question de sensibiliser le public à l’ensemble du projet en forme de « work in progress ».
Ainsi, le postulat avancé par Nicolas Frize pour ce projet autour du travail est plutôt simple – contrairement à la complexité qu’il mettra en œuvre par la suite dans l’écriture musicale et le dispositif scénographique – et consiste à dire que « l’essence de l’activité professionnelle est l’homme « sujet dans son travail », et non sa production »[4]. Une conception du travail qui place l’humain au centre des affaires et qui redonne foi en l’exercice et en l’existence. S’intéressant à l’homme en train de faire, Nicolas Frize cherche à décortiquer les rouages de subjectivité et de sensibilité qui font du travailleur un interprète de son activité professionnelle et non un simple exécutant.
Et, c’est avec passion et non sans humour que cet ancien élève de Pierre Schaeffer, accompagné de son assistante Ana Salas, a retracé, deux heures durant, les étapes de ce projet artistique et culturel qui aura mobilisé, entre 2007 et 2009, une soixantaine de travailleurs issus de quatre entreprises mêlant métiers d’art, du tertiaire, des services et de la métallurgie. Des phases d’observation aux phases de tournages en passant par l’étape cruciale des entretiens, Nicolas Frize raconte comment il s’intéresse aux espaces du dedans en appréhendant, entre gestes et paroles, les signes du dehors ; comment à partir de ses observations et des témoignages qu’il recueille, il élabore des thématiques intrinsèquement liées à l’activité – virtuosité, immobilité, lutte, sensualité, etc. – thématiques qui constitueront ensuite les bases de ses arrangements ; comment avec une équipe de chercheurs et de professionnels du cinéma, il réfléchit à la juste manière de filmer les travailleurs. Il raconte et il montre. À défaut d’entendre des passages de la pièce, le public aura pu découvrir, sur la voûte du planétarium, certaines des séquences filmiques qui ponctuaient le concert et qui étaient projetées sur deux écrans derrière l’orchestre. « L’usage de ces images, explique Nicolas Frize dans le livret de la pièce, tente une voie singulière, celle d’un concert, usant de la discontinuité, du croisement muet, de la citation minimaliste, du chevauchement bref, non figuratif et accidenté. » Une expérience esthétique au service de l’humain, de son irréductible et fascinante complexité.
Heureuse soit donc l’intervention du compositeur qui aura permis de rappeler que militer par la voie artistique est une chose encore et toujours possible. Heureuse soit l’intervention de celui qui, avec le groupe « être sujets dans son travail »[5], propose à tout un chacun de s’engager à travers le journal TRAVAILS. Cette publication trimestrielle thématique – le premier numéro, sorti à l’automne 2010, était consacré au « corps », le deuxième et le troisième aborderont « le langage » et « l’arrêt » – est un espace d’expression ouvert sur le monde du travail et sur le monde intérieur du travailleur. Le principe est simple : se tourner vers l’ouvrier ou l’employé qui est à côté de soi, échanger avec lui sur le rapport qu’il entretient avec son travail et la manière qu’il a de s’y investir puis, dans un deuxième temps, collecter ses paroles pour les mettre en partage via le support papier au format A3 intitulé TRAVAILS[6].
[1] L’Espace Mendès France est le centre de culture scientifique technique et industriel de la région Poitou-Charentes. L’ARACT est l’Agence Régionale pour l’Amélioration des Conditions de Travail.
[2] Palmarès de la compétition internationale : Grand Prix « Filmer le travail » : Charcoal Burners, Piotr ZLOTOROWICZ ? Prix spécial du Public : Arena Mexico, Anne-Lise MICHOUD ? Prix « Restitution du travail contemporain : Vous êtes servis, Jorge LÉON ? Prix « Valorisation de la recherche » : Les chemins de Mahjouba, Rafaele LAYANI ? Mention spéciale du Jury : Les hommes debout, Jérémy GRAVAYAT
[3] Palmarès du concours « Filme ton travaille ! » : Prix du public : Sur la touche, Jérémie BRETIN. ? Prix Médiapart : L’intérimaire, Vincent CROGUENNEC ? Grand Prix du Jury : I prefer not to, Hélène FIN.
[4] Citation extraite du site suivant : http://www.nicolasfrize.com
[5] Groupe de recherche et de réflexion fondé en à la suite de la création Dedans au dehors en 2009.
[6] Pour en savoir plus sur le journal TRAVAILS, se rendre sur http://www.nicolasfrize.com et/ou contacter Ana Salas : museboule5@wanadoo.fr
http://2011.filmerletravail.org

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Un Concert à la carte https://www.insense-scenes.net/article/un-concert-a-la-carte/ Thu, 24 Feb 2011 19:27:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=794 —-
Vanessa Larré signe au CDN d’Orléans une audacieuse plongée en apnée dans la langue de l’auteur allemand Franz Xaver Kroetz qu’elle déblaie de son naturalisme pour aller à la source de ses (im)pulsions angoissées.
On n’entendra pas le son de sa voix. Vanessa Larré ne prononcera pas un mot tout le spectacle durant. 1h20 d’un silence qui jamais n’a fait entendre aussi distinctement la voix d’un auteur et celle, intérieure, d’une interprète troublante de justesse. Et pour cause, le projet n’est autre que de mettre en tension les didascalies qui constituent la vision cynique du « Concert à la carte ». L’entreprise cocasse pourrait s’apparenter à un exercice de style, mais l’immersion proposée par Larré relève d’une tentative aussi féconde qu’exigeante.
D’emblée, le bain sonore qui amorce la proposition témoigne d’une véritable quête d’orfèvrerie acoustique, micro-perceptions de bruits du quotidien que l’on ne perçoit plus et qui trouvent ici un écho sensible à cette tranche de vie banale d’une femme banale dont on partage une plage journalière classique et semblable à celle de milliers de femmes. On n’entendra donc rien du texte et on entendra pourtant absolument tout de ce texte. On sera plongé au cœur de tout, de tous ces petits riens qui prennent ici une dimension tragique : une petite tâche sur un imperméable nettoyée frénétiquement, des vêtements pliés au millimètre, et toute une série de tics compulsifs qui réglementent l’agencement d’un frigo où chaque chose a une place et chaque place a une chose. L’ordre est ici vital, l’organisation ne peut ici, dans l’univers de cette Mademoiselle Rash (working girl des temps modernes), souffrir de la moindre approximation.
L’histoire est simple. Une femme rentre dans son appartement après – on imagine – une journée de travail, et l’on va suivre ce temps flottant entre chiens et loups, à partir du moment où l’on quitte ses chaussures chez soi jusqu’au coucher. C’est à peu près tout. Les rituels s’enchaînent tentant d’abolir toute forme de hasard, l’aléatoire n’existe pas. Le contrôle est la règle. Il n’y aura rien de spectaculaire, tout au plus un « Saturday night fever » lors d’un play-back tonitruant auquel chacun pourrait se laisser aller dans l’intimité d’une salle de bain. Rien de spectaculaire donc, mais tout à voir. Larré bazarde le simulacre et nous invite ainsi à voir plus loin, à développer une vision aigue de ce qui se niche dans cette douce descente aux enfers, froidement banale et aseptisée. Les petits riens ici ne sont pas les choses minuscules décrites avec une naïveté presque suspecte par les Delerm et autres observateurs patentés du rien, chaque geste, chaque mimique est ici un gouffre, une faille béante qui se creuse à chaque instant. Son sens de l’observation est toute chirurgicale. On est saisi par la précision, la mécanique de Larré portée par une désincarnation poussée à son paroxysme.
Ce vaste appartement déshumanisé dont le dépouillement et la fonctionnalité des multiples rangements (leitmotiv du modèle Ikea) semblent être la seule raison d’exister, offre un décor propice à la préparation de dîners cellophanés. L’usage d’un poste dont la voix de l’animateur radio est la seule distraction dans cette solitude qui trouve à peine le réconfort d’un écran de télé faisant office de tapisserie. L’exposition de cette intimité est faite avec pudeur, on se retrouve du côté du rideau, celui où l’on peut scruter chez le voisin. Le dispositif vidéo offre ici le paysage urbain nocturne d’une banlieue qui s’endort dans l’indifférence. Sur ce même espace alterneront des fenêtres d’immeubles qui s’illuminent par intermittence et la projection, de l’autre côté du miroir, du visage de l’actrice, seule dans l’intimité de sa salle de bain, l’endroit où elle peut et où l’on peut la regarder en face, nue et fragile.
Elle entre, elle se déshabille, mange, se démaquille, prépare ses affaires pour le lendemain, enfile son pyjama, se couche, se réveille, nettoie, fait sa toilette, range lorsque soudain, un placard la trahit. À peine entrouvert, un monticule de chaussures s’étale dans le salon. Elle poursuivra alors avec cette seule entorse à son ordonnancement interne. Ça fait l’effet d’un chaos intérieur qui viendra troubler sa nuit, où le seul repère rassurant nous mène vers l’enfance, du côté d’une guirlande kitch, réconfortante, faisant office de phare dans cette errance contemporaine. Une ode au silence. Demain, probablement, elle recommencera, jusqu’à épuisement.
Cette exploration est doublement ingénieuse, d’abord parce qu’elle met en lumière la plume burlesque acérée de Kroetz. Certes, ses textes n’atteignent pas toujours la percussion d’un Botho Strauss ou la densité d’un Heiner Muller, qui frôlent parfois un manichéisme mécanique (cf. Ni chair ni poisson) que l’on retrouve aussi chez Falk Richter. Mais Vanessa Larré lui rend ici justice et le sert de la meilleur des façons en nous donnant à entendre et voir ce qui fait force dans la voix de Kroetz, un regard aigu sur les processus de déshumanisation propres à nos sociétés.


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Un mythe à démêler https://www.insense-scenes.net/article/un-mythe-a-demeler/ Thu, 24 Feb 2011 19:26:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=793 —–
En cette mi-février 2011, le Quai des Arts d’Argentan proposait un spectacle de marionnettes : Au fil dŒdipe par la compagnie Les Anges au Plafond dirigé par Camille Trouvé. C’était l’occasion pour le Quai des Arts et pour l’insensé de mettre en place un atelier critique. Sur le quai B, la salle de répétition une table, des feuilles et des crayons nous attendent et nous accueillent. Autour de la table, Catherine, Léonie, Fanny et moi-même, trois générations parties et partantes pour deux heures à réfléchir, discuter et écrire sur ce spectacle.
Au fil d’Œdipe par Fanny
Nous sommes entrés dans la salle du quai des arts d’argentan à vingt heures trente. J’ai été surprise de monter sur scène sur laquelle était installé un grand décor couleur sable. Nous étions placés en demi-cercle sur des bancs de cuir, ce qui donnait l’impression d’être dans un amphithéâtre ou dans une arène. Le décor était fragile comme une feuille de papier. Il était particulier aussi car les marionnettes arrivaient du plafond comme des « paquets de linge sales ».
Les pantins étaient en cuir avec des visages qui paraissaient difformes à cause des morceaux de chiffons déchirés qui constituaient leur peau. Les marionnettes étaient de taille humaine et portaient toutes de grandes robes blanches parfois ornées de quelques petits bouts de tissus. Les poupées féminines se ressemblaient beaucoup : elles avaient toutes les deux des cheveux mi-longs frisés avec exactement le même visage mais portaient des coiffes différentes. Les pantins étaient très expressifs et attachants. Chacun avait sa place parmi l’assemblée des marionnettes. Il y avait de la solidarité entre le marionnettiste et ses pantins. A certains instants, il devenait marionnette et les poupées humaines. La scène où apparaît le sphinx est très spéciale : si nous avons lu le mythe d’Œdipe, cette créature est une femme à corps de lion ailé. Ici, on nous présente un être à voix d’homme qui ressemble étrangement à Pan, le dieu des satyres dans la mythologie.
Ce spectacle qui relate l’histoire d’Œdipe, nous plonge dans une atmosphère antique et nous côtoyons les marionnettes qui jouent le rôle de rois, princes, paysans de l’antiquité chez les grecs. Grâce aux « musiques du monde », nous voyageons dans l’époque, même si ces mélodies n’ont pas de rapport avec les chants grecs. Le marionnettiste nous fait découvrir ses pantins d’une façon très étrange : à lui seul, il joue le rôle d’une dizaine de marionnettes qui nous emplisse de joie, de tristesse et parfois même de peur.
Œdipe : c’est la marionnette principale de l’histoire. Nous pouvons même remarquer que c’est la seule qui ne possède pas de fil. Si nous creusons plus profondément, on voit que c’est le seul pantin qui n’a pas de filiations, pas de lien. Il ne connait pas sa famille. Il n’est à sa place nulle part. Il ignore tout de son origine et dans un moment de la pièce, il recherche la vérité sur son passé. C’est alors qu’il nous apparaît dans un « champ de fil » et nous comprenons alors qu’il cherche sa corde parmi ce champ de ficelle où il se perd. Nous ressentons de la pitié pour ce malheureux personnage.
Lorsque je suis sortie de la salle, je me trouvais sur une pirogue grecque aux côtés d’Œdipe qui me ramenait à Argentan. Peut-être accomplissait-il un énième voyage et ce serait à moi de lui faire découvrir mon histoire et celles de tous les humains. Peut-être se sentirait-il à sa place, qui sait ?
Au fil d’œdipe par Léonie
L’histoire d’ œdipe est contée de façon à se qu’on s’immerge totalement dans le spectacle, le son, la lumière et le décor, qui, en eux, n’ont rien de l’époque d’œdipe, nous font pourtant voyager avec lui, sa vie et son histoire. L’oiseau, les touches humoristiques et pleins d ‘autres petit détails rendent cette pièce plus légère. L’agréable sensation de passer par une multitude de sentiments est présente à chaque instants .
J’ai assisté au spectacle sur la scène du quai des arts, le fait que nous soyons très proches des acteurs ( et des marionnettes ) nous plongeait encore plus dans l’histoire. Tout au long du récit nous suivons le grand voyage d’œdipe, celui, nomade, qui n’ est rattaché à rien si ce n’est à l’amour pour ses parents, qui, au final, disparaît. Il y a une certaine ironie dans le titre « Au fil d’œdipe » alors que celui-là même n’a aucun fil pour le rattraper.
Au fil d’œdipe par Catherine
J’ai vu et entendu une histoire qui va décoiffer bien des villageois : un décor planté en rond, dans un espace tout intimiste; enfants, jeunes et moins jeunes sont accoudés à la façon d’un cirque théâtral, à attendre qu’Œdipe,en tenue de marionnette déploie son histoire… Sons musicaux, lumières et mouvements… tous les sens sont convoqués pour faire la rencontre de cette histoire qui n’a pas d’age, ni de frontière. Le comédien, circulant avec souplesse, clamant avec force, nombre d’émotions, fait jouer les différentes marionnettes avec beauté et nous transporte avec poésie à travers les passions humaines.

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Richard II de Jean-Baptiste Sastre… End of Game. https://www.insense-scenes.net/article/richard-ii-de-jean-baptiste-sastre-end-of-game/ Fri, 28 Jan 2011 19:30:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=795 ——
« Un jour il m’a dit : « je vais faire du théâtre ». Vous imaginez ma tête. Et il a été reçu au conservatoire. Vous imaginez mon état […] Et maintenant, dans ma vie d’archives qui a manqué parfois de couleurs, lui c’est la lumière qu’il me donne ». Que le Père de Jean-Baptiste Sastre ne soit pas surpris de ces lignes que je rapporte et qui sont une partie de notre conversation, au Théâtre du Gymnase, alors que le hasard nous a placé côte à côte, à mi-parcours du rang « E ». A quelques mètres, seulement, de son fils qui reprend le Richard II de Shakespeare, après la cour d’honneur et Avignon cet été. Au Mistral qui soufflait ce mois de juillet-là , ce soir-là , la réception de ce travail n’avait rien à envier à sa fraîcheur. La polémique disputait à la politesse, le sein de leur mère hypocrisie. A défaut de la couronne de laurier que d’aucun n’aurait de toutes les manières jamais offerte à Sastre, on déshabillait cette mise en scène par quelques titres de presse qui jouait sur les mots « Richard II sans couronne » pouvait-on lire. Ou encore, trop heureux de voir Sastre l’imprévisible ne pas convertir les philistins, certaine jouissait de l’idée d’une chute du metteur en scène et d’un mimétisme avec la fiction « Richard II trébuche dans la cour d’honneur » lisait-on. Quelques critiques faisaient aussi l’éloge de la mise en scène et des comédiens.
Ceux qui nous regardent…
Attendent un peu plus qu’un billet d’humeur, qu’un arrêté de tribunal, qu’un geste arbitral arbitraire qui se défait de toutes argumentations. Au théâtre, aujourd’hui, il existe la video qui permet de revenir sur le jeu (sic)… Et d’ajouter que le Richard II de Sastre n’avait rien à voir avec celui de Vilar en 1947 et 1948. Pas plus à voir avec celui de Patrice Chéreau en 1970, présenté à Marseille. Pas plus que ça avec celui de Mnouchkine en 1981. Pas davantage avec le rôle-titre qui habillait Laurent Terzieff, en 1991. Pas plus avec celui de Deborah Warner en 1995…. Rien à voir et tout en commun…
Parce que Sastre, comme Vilar, a été contraint de monter sur le plateau. Parce que la silhouette décharnée d’Emilfork rôdait encore dans cette pièce, tout le temps qu’un ne l’oubliera pas et que l’on se rappelle qu’il exigea de Chéreau qu’il soit sur la scène, endossant le rôle de Richard. Parce que Bruno Sermonne, le vieux Lancastre, ressemblait non pas à Alain Cuny (lequel n’a jamais joué dans cette pièce), mais peut-être par sa stature et son regard à Jean-Pierre Jorris qui, lui, était dans les Richard II de Vilar. Parce que le désir du Roi Podalydes était semblable à celui de Terzieff qui avoua avoir rêvé de ce rôle au metteur en scène Yves Gasc. Parce que le visage spectral de Fiona Shaw dans la mise en scène de Deborah Warner a sans doute marqué pour longtemps les traits de ce personnage. Parce que l’esthétique asiatique de Mnouchkine n’était pas sans faire écho aux cymbales tibétaines qui se faisaient entendre dans la mise en scène de Sastre.
Sastre, « sale gosse » encensé lorsqu’il montait, en 2001, Tamerlan le Grand de Marlowe, avec Martial Di Fonzo Bo (amalgame de Falstaff et de Richard III), n’en a toujours pas terminé avec l’idée, finalement propre aux enfants et au « sale gosse », qu’il lui faut retarder l’entrée dans la socialisation. Celle du théâtre, surtout. Ne pas nourrir le parterre d’un horizon d’attente prévisible. Ne pas lui servir un théâtre élisabéthain dont on sait que les textes de Shakespeare, entre autres, suffisent à contenter la scène de l’imaginaire. Combien de pièces mériteraient juste d’être lues, seulement ?
Peut-être comprendre que Sastre n’est pas ignorant de ces fresques historiques, de ce théâtre léger et grave, de ce goût baroque où vie, mort, amour, trahison… sont le sel du public du Globe et du Swann… Qu’il sait que ces « trous à coq » que sont les théâtres élisabéthains faits de bois sont des lieux de convention, de musique dans les balcons, d’hommes qui jouent des femmes, etc.
Et que la filiation de la scène au motif politique est le prétexte à des questionnements métaphysiques, à des interrogations éthiques, à des conversations sur le théâtral, à des dialogues sur le travestissement de la nature, à des propos qui tiennent de traité sur la relativité, à des nuances sur le sacré et le profane, etc… qui sont repris d’un texte à l’autre, qui se répondent d’un personnage à l’autre… Que si la philosophie de Shakespeare porte sur de grands thèmes génériques, elle n’oublie pas les détails qui s’inquiètent de la valeur d’un serment, de l’usage de la parole et de l’utilité du mensonge, des limites de la fidélité, du regard porté au prix des choses qui n’ont pas de prix : le chant d’un oiseau, la qualité de la terre qui est la dernière demeure, la texture d’un instrument de musique d’où naîtra un son, du tumulte d’un esprit amoureux, d’un art du mot choisi…
Et encore que si Jean-Baptiste Sastre se saisit de Richard II, qu’il connaît les chroniques de Holinshed et de la « guerre des deux roses » dont l’origine est dans l’exercice du pouvoir de Richard II d’Angleterre (1377-1399), pièce rangée dans les Histories ; fable biographique d’un enfant fait roi à 10 ans qui, en abdiquant à 32, fait basculer la monarchie de sang, la monarchie héréditaire et leurs rois thaumaturges… Il a avant tout le souci du théâtre : celui d’un rythme, celui d’un geste, celui d’un mouvement des corps, celui du placement des voix, celui d’une image à rendre expressive, celui d’un tableau qui doit tenir en suspend l’écoute, celui d’une scène qui doit alerter la rétine d’un spectateur…Sastre aura prévenu que Richard II, pour la 65ème édition du festival d’Avignon, s’était imposé au volant de sa voiture ; qu’un autre soir où il a rencontré Frédéric Boyer, dans un bar, qui lui traduira son Richard : Richard s’imposait ; que trois images revenait quand il y songeait : Andreï Roublev de Tarkovsky, le motif d’un verre peint par Chardin, et celui d’un piano emballé dans un feutre de Joseph Beuys. Images qu’il partagera avec Sarkis pour la scénographie. Enfin, et Sastre le souligne : « C’est l’histoire des adieux, d’un homme qui se dépiaute, c’est l’Epuisé de Beckett. C’est Fin de partie ». Et sans doute le texte de Deleuze lisant Richard III de Carmelo Bene, ajoutera-t-on. Richard II, pour Sastre, à n’en pas douter, c’était une manière de traiter aussi du bégaiement. Une histoire qui a à voir avec le répétitif…
Richard II…sur scène
Un roulement, un grondement presque indistinct se devine dans le théâtre. Sur une poutre posée en diagonale qui va du front de scène vers le fond du plateau, les comédiens sont assis. Ils forment une ligne, avec en son centre, un trou. Ils forment une ligne interrompue, deux segments égaux, par un vide. Comme s’il manquait quelqu’un… Le roi Podalydes, lui, est en face qui les regarde. Coude sur une table à la surface inclinée. Avachi, épuisé, dans son fauteuil. Le roi Podalydes est celui qui manque dans la ligne. La métaphore est là qui dessine un vide, et esquisse l’idée qu’une place est vacante. Il y a ainsi, à la première image, une esthétisation du désordre qu’incarne ce vide presque parfait dans une ligne dont le roi se démarque. A part des sujets, pas loin ni étranger à ses sujets, déjà au ban, à la marge. Et, mais aussi, pas loin. Donc, toujours là, toujours roi.
Alors, au premier cri, un cri entendu dans la hauteur des cintres, un cri de faucon… la ligne se brise totalement. Au cri du faucon, elle vole en éclats. La rage éclate et avec elle, dans l’éclat (qui est aussi le mot qui désigne le fragment) le pouvoir connaît la première onde d’une série qui viendra le déposer, le fragmenter, le fragiliser jusqu’à le briser. « Premier éclat », dis-je, qui s’entend dans les voix discordantes.
Alors Thomas Mowbray (Bénédicte Guilbert, en armure d’Archange, le cheveu blond et long délié, bientôt un genou à terre, plaintive et rugissante, avocate et victime de son état, bientôt bannie injustement, belle dans la rage, vociférante dans la tourmente, féline dans l’attachement et l’affection) s’affronte à son cousin Bolingbroke qui l’accuse de meurtre et de trahison. (Jean-Baptiste Sastre, mine renfrognée, regard noir, barbe de raspoutine, corps raide et posture d’homme fort, habillé d’une étoffe ample, avance dans l’ombre de son père, le Vieux Lancastre. Bolingbroke, Duc de Lancastre, bientôt autre banni et bientôt Roi, rageur, certain de son droit, accuse Mowbray, Duc de Norfolk). Le dérèglement, le chaos, se tient presque là. Dans l’espace de haine qu’a modelé l’invective, sur le champ de l’honneur et de l’affront à laver dans le sang et le duel quand les paroles n’y suffisent plus, à quelques pas du duel que le divin arbitrera…là, tout proche du Roi. Devant le roi Richard II (Podalydes coiffée d’une couronne ubuesque, signe grotesque de la grandeur d’un roi et symptôme visible d’un poids peut-être déjà trop lourd à porter). Roi Podalydes, lieu exact du dérèglement et du chaos, puisque c’est lui l’architecte de l’assassinat du Duc de Gloucester, qui tente en vain d’arbitrer et de raisonner les belligérants. Et déjà, la voix de Podalydes joue d’effet de timbres où il s’agit de dédramatiser. Déjà, le Roi déambule bras à l’aveugle, caressant la joue de Mowbray paternellement et tendrement, étreignant le haut de l’épaule de Bolingbroke amicalement. Le roi joue et tente de déjouer le destin qui se profile. Par un interdit, il n’y aura pas de duel. Par décision, il y a bannissement. A vie pour Mowbray. 6 ans pour Bolingbroke. Double peine, protesterait-on, puisque d’Angleterre et d’honneur, les ducs sont privés. C’est dans ce jugement rendu à la hâte que Richard II vient de tout perdre, de se perdre, lui qui n’aura pu laisser le sort camouflé son geste. Lui, le roi, qui n’assume pas que pour partie l’injustice gouverne les affaires humaines, au point de voir grossir le nombre des cadavres illégitimes. Lui, Richard II, manquant de jugement tout en le rendant, vient de faire « sortir le temps de ses gonds ». Manquant de discernement, mais pas d’humanité, Richard Podalydes retourne alors à la vie. Danse amoureusement avec la reine, Nathalie-Richard II forment un couple uni, aérien et soumis à la seule force physique de l’attraction de l’un pour l’autre. Elle, tout en rouge et prochainement en robe noire qui marquera le deuil de son époux et de sa condition. La reine était en rouge désir, la mariée sera en noir…
Aux premières minutes de ce Richard II tout est joué. La faute politique et l’exercice maladroit du pouvoir comme de la justice font du roi un monarque en sursis. Peut-être un « non-roi » comme l’a traduit Boyer, mais peut-être tout simplement, comme l’a écrit Shakespeare en faisant parler Hamlet : « le corps est avec le roi, le roi n’est pas avec le corps. Le roi est une chose ». Tout est joué et il reste aux scènes à venir à montrer une déchéance, une chute, une disparition. Temps dramatique, et non tragique, où scènes après scènes, épisodes après épisodes, Richard II perd publiquement et aux yeux de tous, ce que le pouvoir vertical lui avait déjà pris. Non tragique parce que le divin est absent. Et que le nouveau temps, dramatique et humain et définitivement humain, est désormais rythmé par l’engagement que sont le geste et la parole politiques.
La suite ? La suite n’est pas une succession d’erreurs, mais juste un engrenage mécanique où la logique causale pousse Richard II vers la sortie,vers la « fin de partie », le End of Game aurait écrit Beckett. La suite est la manière dont le vide, à la première image, va se creuser et grandir jusqu’à vider et évider Richard …Avec la mort du père de Bolingbroke, avec la captation de l’héritage du fils banni, avec une guerre contre l’Irlande qui éloigne Richard que l’on croit mort, avec le retour de Boulingbrok qui réclame son dû, avec la trahison d’une noblesse qui se rallie au banni, avec un peuple hostile, avec une abdication qui est le signe d’une mort différée, avec son emprisonnement à Ponfret et, pour finir son assassinat… Richard II, personnage maladroit plus que fragile disparaît. Vie et mort d’un personnage donc, où le titre éponyme pourrait nous induire en erreur. Car si Richard II meurt, la monarchie lui survit et Henry IV est né. Richard II (pièce) contient ainsi deux rois que l’on donne à contempler. L’un Richard II, maladroit, hésitant, renonçant. L’autre Henri IV-Sastre, coiffé de la couronne, le sceptre à la main, est le roi fort, déterminé, ne reculant devant aucune exécution, ni bain de sang. Ce que nous lisons et voyons participe alors d’une autre histoire…
Richard-Henry : II + IV…
Sastre, me semble-t-il, l’a compris. C’est une autre histoire que celle de la chute d’un roi. Il l’a compris quand, jouant Bolingbroke le coléreux vis-à-vis de Richard II, son regard est triste, presque larmoyant, quand il est Henri IV. Que de gestes de douceur, de tendresse, entre Podalydes déchu et Sastre couronné. Il y a là deux frères d’une même famille qui s’étreignent et veillent tous deux à ce que la monarchie ne s’éteigne. C’est que Richard II (pièce) n’est pas autre chose qu’un traité sur l’art de conserver un système politique mis à l’épreuve des nouvelles lois de son temps. Sastre le sait… son Richard II (pièce) montre comment le politique pense en terme de pérennité, en terme de longévité, en terme de durée qui exigent parfois le sacrifice d’un frère, d’un principe, d’un ami, d’un roi faible… Et de dire que Richard et Henri sont les deux victimes d’une époque où la révolution copernicienne, la rébellion galiléenne, les Essais de Montaigne sur la morale et le manuel politique qu’est Le Prince de Machiavel viennent de faire voler en éclat un monde modelé sur la puissance de dieu. Le grand architecte de la nature n’est plus qu’un maître d’œuvre intérimaire. Juste un satellite du Soleil. La fin d’un système qui légitimait l’ordre étant révolu, mécaniquement les autres systèmes vacillent.
Qui croirait aux rois thaumaturges à compter du moment où Dieu ne serait plus au centre et au cœur de toute chose ? Qui prêterait au Roi une charge sacrée si Dieu, lui-même venait à perdre du crédit ? Le monde bascule à la fin du XVIème siècle, parce que de petits séismes nés de travaux scientifiques et philosophiques liés à la technique (qu’il faut protéger de la puissante église) modifient la représentation de l’origine de la création.
Richard faible, affaibli dans un état en crise, maladroit, héritier d’une couronne qu’il porte comme un fardeau (combien de fois Podalydes se trimballe sur scène la couronne à la main, comme si…), Richard contesté par son camp, et la rumeur, et le peuple même des jardiniers, jumeaux des fossoyeurs d’Hamlet… Sa famille n’a d’autre choix que de l’éliminer et de le remplacer avec son consentement officiel, d’inventer de nouvelles règles et ainsi de préserver le système monarchique (héréditaire ou électif).
Plus une mutation du politique qu’une révolution politique, Richard II met en avant comment le politique s’assure d’une éternité que le dieu contingent ne peut plus lui donner. Il en montre le fonctionnement et les règles. Rien n’est au-dessus du pouvoir, de l’art qu’il faut pour le conserver. C’est l’enseignement.
Et de voir Richard Podalydes s’agenouiller aux pieds de son trône (juste une chaise grise au dossier un peu large) et par un mouvement de bras qui tient d’un art rare, l’entourer au point qu’on a cru un instant qu’il portait une croix. Que la vie de Richard était un chemin de croix…et sa couronne, parfois, devenue un boulet…
Et de comprendre que dans ce monde aux règles immuables désormais dépassées, la poutre pouvait bien être finalement, aussi, l’armature visible de la charpente d’un château. Et d’imaginer un instant que Sastre offrait ainsi l’image d’un monde à l’envers, mis sans dessus-dessous, où les acteurs, qui ne sont les esclaves d’aucune loi physique, jouaient donc au plafond par la magie d’une gravité inversée. Féerie du théâtre et de son imaginaire aussi qu’il tend à partager avec le public…
Et de regarder les costumes, les satins lumineux et colorés comme l’habillage métaphorique d’une question récurrente. De quelle étoffe est fait un roi ? De quelle étoffe est vraiment le politique. Maille d’acier, velours de soirées et de mondanités, robe humble de condamné… la garde robe du politique au pouvoir, à la différence du pauvre, est fonction de l’espace, du discours et du sens que l’on veut donner à sa visibilité dans l’Histoire.
Et remarquer que les armes, les épées, ne changent pas. Qu’elles sont, par nature, ce qui vient à se substituer au discours quand l’arête de celui-ci est émoussée. Henry IV couronné, le sang coule à nouveau et, dans un rapport étroit à la lecture hégélienne du politique, ce n’est que parce que le sang coule que l’histoire est en mouvement.
La ligne brisée, donnée à voir au commencement de ce travail, se voit ainsi reconduite, et peu importe la lignée…du moment que la ligne donne un cap.
Un conte, un Duc, Des rois…
De la mise en scène de Sastre, on ne saurait tout dire et pointer chacune des nuances. Au moment de conclure, il faudrait encore parler de ces libertés musicales qui permettent à Sastre de faire écouter les Beatles, prendre le temps d’avancer une idée sur ces « bruits tibétains » de cymbales clinquantes et de cornes aux sons graves. Moments cacophoniques, sans doute, et néanmoins inscrits dans un rituel de métronome qui vient ponctuer chaque déchirure. Ces sons, qui sont comme autant de coupures, expriment à chaque parution les étapes d’une escalade qui va conduire à une chute comme à un rétablissement de l’ordre. Aussi, pour autant qu’ils sont cette ponctuation, ces sonorités tibétaines réfléchissent aussi une sorte de préambule à la spiritualité qui, en ce pays lointain, se nomme constance. Richard II étant, à la différence des autres pièces de Shakespeare, l’œuvre où le crime comme le criminel ne sont finalement ni jugeables, ni condamnables, ni justiciables. Richard II où la pièce qui tient en balance et annule l’idée même des figures du bourreau et de la victime puisqu’ici, avançons-le encore, il s’agit de sauver un système et non des personnes. Bolingbroke et Richard II, Henry IV et Richard sauvent la monarchie. Ils se protègent…
Il faudrait alors parler du contraste de jeu entre l’un et l’autre. Voir que le premier, le roi-Podalydes, est tout de désinvolture, de résignation, de légèreté. Podalydes où l’acteur lige qui plie à se rompre. Podalydes qui marche partout, s’assied partout, danse presque… tel un fauve en cage qui sait l’heure venue. Regarder le second, Bolingbroke adoubé roi-Sastre quelques scènes plus loin. Henri-Sastre tout de raideur, le plus souvent immobile, le menton légèrement relevé et en avant. Et voir dans cette attitude « l’effet visière » comme l’écrivait Deleuze (à moins que ce ne soit moi. Je ne sais plus) qui est l’un des signes du pouvoir, du contrôle.
Entre les deux, la mise en scène et les comédiens dirigés par Sastre auront montré une cour soumis un temps à la vie qui finit, à l’abandon de toute chose, à l’oubli de toutes règles. Quand pour l’autre, un second temps, revient en force le code, la conduite, la ligne de conduite. Henry IV couronné, Sastre soustrait le mouvement, habille son monde en noir, règle les écarts de voix qui ne produiront plus d’éclat. Aux soubresauts de Richard-Podalydes, Henri-Sastre et avant Boulingbrok aura toujours observé une rigidité qui annonçait que lui, le banni, était de la matière d’un roi. C’était visible à la première image…
Il faudrait parler du mot « Salaud » qui revient comme un cri, une fièvre, un dernier souffle.
Il faudrait parler de ce lambeau de phrase « le matin nous saignons l’écorce » dite par un jardinier critique, qui soudain, au Gymnase, à Marseille, se laissa entendre comme « le matin nous saignons les corses ». Silence dans la salle où le « sale gosse » qu’est Sastre n’a pas pu ne pas entendre, lui aussi.
Il faudrait enfin parler de cet instant intelligemment porté par Denis Podalydes et brillamment pensé par Sastre. Parler de l’instant où l’acteur vient conter « la triste histoire du roi destitué ». Moment rare, dis-je, dans la mise en scène de Sastre où la lumière va faiblir et se concentrer sur l’acteur qui vient en front de scène dire un conte. Moment où Sastre donne à Podalydes le moyen de devenir le narrateur de son histoire, et de la porter tel un soir à la veillée. Instant parfait où le conte, qui procède d’une pratique orale, est l’un des seuls arts avec le théâtre qui fait exister une communauté, dans l’instant présent du récit.
A cet instant-là, lors de cette scène qui n’en éclipse aucune autre mais qui montre le soin que Sastre porte au théâtre, il y avait le souci d’un théâtre qui se partage, qui joue de l’échange… Peut-être le partage d’une pensée sur le politique, sa façon de muter, de trouver le salut dans les artifices les plus douloureux, d’être pérenne au mépris de toutes les règles qui sont imposées pour le commun des mortels.
Il faut alors remercier Sastre et sa bande de nous aider à lire le présent, de nous inviter à réfléchir hic et nunc, dans l’instant du théâtre qui donne à penser. Il faut les remercier pour le plaisir de se mettre à penser….
Il était une fois… l’histoire de Bolingbroke, Richard II, Henry IV… Ils changeaient de nom mais invariablement ils servaient la même idée, le même totem appelé Le Politique. Ils ont une descendance jusqu’à aujourd’hui. Ils ont d’autres noms, mais qu’on se le dise, ils forment une famille puissante et jusqu’à maintenant éternelle. Dans les grandes crises, ils se serrent les coudes, en découdent parfois, leur intérêt n’est pas le vôtre… Merci Sastre. Comme disait mon voisin qui le regarde.
http://www.youtube.com/watch?v=sImsuw6qd8E
http://www.theatre-contemporain.tv/video/Entretien-avec-Jean-Baptiste-Sastre-et-Frederic-Boyer
http://comediennes.org/video/benedicte-guilbert

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Les règles du savoir-vivre dans la société moderne — Lagarce, par Berreur https://www.insense-scenes.net/article/les-regles-du-savoir-vivre-dans-la-societe-moderne-lagarce-par-berreur/ Tue, 11 Jan 2011 19:31:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=796 ——–
Les règles du savoir-vivre dans la société moderne, de Jean-Luc Lagarce, mise en scène de François Berreur, du 13 janvier au 14 janvier 2011, à Caen.


« Ai terminé le Savoir-vivre. On verra »[[Jean-Luc Lagarce, Journal 1990-1995, Solitaires intempestifs, Besançon, 2008, p. 175]] écrivait Jean-Luc Lagarce le 26 janvier 1993. A partir de là , de cette phrase-là , une autre histoire commençait. Mireille Herbstmeyer, seule sur scène, donnerait à entendre les consignes du Manuel de savoir vivre de la Baronne Staffe. Autre histoire, éparse, que rapporte Jean-Luc Lagarce dans son journal. Comme le jour où Herbstmeyer lui fait part de ses inquiétudes. Geste de sincérité que Lagarce ne trouve pas « gentil ». Inquiétude vaine puisque cette pièce vaudra à son interprète d’être sacrée « Grande actrice virtuose » par Thibaudat, à Libération. Ou, et plus proche du public caennais qui voyait[[Les Règles du Savoir-vivre, dans la mise en scène de François Berreur, a été représenté au Panta théâtre à Caen, le vendredi 15 janvier 2008.]] pour la première fois cette pièce, histoire d’un spectacle qui fut répétée à la Comédie de Caen, l’après-midi, pendant les représentations du Malade Imaginaire, à l’époque où Michel Dubois en était le Patron. C’était en Novembre 1994, comme le rapporte Lagarce dans son journal. Et François Berreur de reprendre ce texte, à sa manière, dans le prolongement de la création qu’il en avait faite en 2000.
Les règles du savoir…
Avec Les règles du savoir-vivre dans la société moderne, Jean-Luc Lagarce offrira bien entendu, et peut-être a priori, un texte plein d’humour. Un court texte un rien taquin et caustique porté par une seule voix qui fait les questions et les réponses. Un texte en forme de déclaration, de leçon, de cours magistral… sur l’organisation de la vie : ses rituels, ses cérémonies, ses passages obligés, ses codes.
Et de voir Mireille Herbstmeyer derrière sa petite table anthracite, une pile de feuilles à main gauche. La regarder dans son tailleur serré aux coutures surpiquées. Et noter que le cheveu tiré en chignon vient parfaire un ensemble d’une grande rigueur. Ensemble qui est le miroir d’un visage sévère qu’un foulard de soie, chamarré, peine à adoucir. Là, seule et néanmoins en représentation (pour elle-même comme devant un public à éduquer), elle a l’allure d’une Madame de Fontenay évangélisant une batterie de Miss. La physionomie d’une Nadine de Rothschild au maquillage posé qui donnerait des tuyaux. Elle a aussi, comment ne pas le voir, la froideur d’une chef de service sur les épaules de laquelle repose le fonctionnement de l’état civil. Elle gouverne. Elle administre. Et le terme, qui n’est pas sans faire entendre un vague rapport avec un maroquin, l’a élevé, sur-élevé. Elle semble avoir été élue. Elle est en mission, en croisade.
A moins que cette voix sèche et cassante, s’abritant derrière la logique et ses périphériques arbitraires, assénant le bon sens comme allant avec le bon goût… à moins, dis-je, que cette élue ne soit en définitive qu’un consultant, un formateur de quelqu’école de maintien, d’éducation de filles, de professeur de bienséances, etc. Bref, l’agent d’un ordre qui la dépasse mais qu’elle veille à garantir parce qu’elle est payée pour ça, et qu’elle paie de sa personne pour ça. En fait, rien moins qu’une « Bonne », reflet inversé de celle de Genet.
Mireille Herbstmeyer semble ainsi être tout cela à la fois. Avec l’assurance de celle qui maîtrise son sujet, elle pique, s’énerve, se reprend, s’amuse, s’agace, se vexe…Le silence que la salle observe au théâtre devient ainsi prétexte à son propre jeu. Et parfois, quelques spectateurs (on les imagine se sentant obliger de répondre quand le silence appelle à parole) s’appliqueront à répondre « juste » ou « à côté » permettant ainsi à l’actrice d’entretenir son double jeu. Un jeu de question-réponse s’engage ainsi entre une partie du public et la comédienne où l’on finit par se croire élève d’une classe. Et il n’y a finalement rien d’étonnant à cela puisque la première version de Lagarce prévoyait un dialogue entre « la dame » et la « jeune femme »[[Jean-Pierre Thibaudat évoque ce manuscrit. Jean-Pierre Thibaudat, Le Roman de Jean-Luc Lagarce, Solitaires intempestifs, 2007, p. 306.]]Première version abandonnée puisqu’ici la « Dame » est dorénavant seule comme le montre l’ouverture du texte. Le temps de la représentation sera donc celui d’un dialogue où la déclaration d’une naissance à l’état civil, puis le cérémonial du baptême, suivi des inévitables fiançailles qui précèdent le rituel du mariage pour aboutir à l’enregistrement de la mort…ponctuent la vie des gens qui respectent l’étiquette. Narrative, explicative, démonstrative… Herbstmeyer mime et raconte ainsi les différentes étapes d’une vie qui s’organise en étapes. Marionnette de son récit, elle pleure à l’endroit indiqué, enfile la robe de mariée en guise de démo en s’inquiétant de ne pas avoir trouvé chaussure à son pied… La dame de l’état civil ou le professeur de maintien est donc aussi une vieille fille, rattrapée par ses sentiments et ses humeurs. Une catherinette périmée dont donnée en pâture au parterre. Herbstmeyer essuie ainsi les plâtres de l’écriture précise de Lagarce qui autopsie une âme contrainte. Car, et comme il existe un bon usage de la langue française, la « Dame » excelle en double négation, comme elle est aussi le champion des symboles et des chorégraphies de situations. On se baisse comme ci. On se baise comme ça. On meurt, mais pas n’importe comment et le deuil a ses couleurs. Et tout le temps de cette performance d’actrice, on appréciera les masques[[ Il ne s’agit pas à proprement de masque. Mais du masque qu’est le visage que définissait Grotowski.]]d’Herbstmeyer qui sont comme autant de visages distincts du personnage complexe que joue la comédienne. « Virtuose » a dit Thibaudat. Sans doute, mais plus encore et précisément, « arlequin ». Herbstmeyer est un arlequin féminin.
Savoir-vivre
Alors certes, Les Règles du Savoir-Vivre, pièce éditée, jouée, applaudie… est bien une « petite » comédie réussie. Mais, et pour autant que Lagarce le donne à entendre, c’est aussi une autre histoire. Celle finalement que Lagarce nomme tout au long de son journal par un titre sans ambiguïté Savoir-Vivre. C’est ainsi qu’il en parle et c’est ainsi qu’il l’évoque dans son journal. Savoir-Vivre, une pièce achevée en 1993, une pièce jouée en 1994, montée par lui-même puisque personne ne s’en est emparé. Une des dernière pièces de Lagarce qui voit la vie filée jusqu’à ce qu’elle l’abandonne le 30 septembre 1995.
Savoir-Vivre ajoute alors une couleur à ce qui était audible. Disons une nuance qui fait entendre une profondeur et une alliance entre la vie et la mort, ou plus simplement, la mort dans toute vie. Comédie beckettienne dès son ouverture « Si l’enfant naît mort » écrit-il comme un lointain écho au « j’ai renoncé de naître » du grand Sam. Pièce d’exclusion aussi où la pauvreté, « si on est pauvre… » entendra-t-on plusieurs fois, pointe et souligne une organisation et un ordre du Monde. Pièce de classe, en définitive, où la classe dominante et ses relais (les établissements de jeunes filles et les manuels de bons usages) forment de petites sociétés fascinantes pour les gens de peu. Herbstmeyer faisait bien ainsi la classe, mais sans doute l’entendait-on et la regardait-on dénoncer les fondations de celle-ci en en rappelant la valeur des usages.
Pièce ambigu, finalement, quand on songe que le protocole qu’observe les uns n’était pas sans rappeler ceux qu’aura suivi Lagarce. A commencer par le protocole clavari qu’il évoque dans son journal, quand il parle de sa maladie. Du protocole social, au protocole médicale, de la critique à la clinique, il y avait une communauté de sons…
Savoir-Vivre disait-il, et qui a lu le Journal de Lagarce sait qu’il entretint un art de vivre qui passait par vivre un art. Celui qu’il y avait au sein de la Roulotte, celui qui le maintenait auprès des amis et à l’affût des rencontres, celui du théâtre et de l’écriture.
Cette écriture dont un soir, à Marseille, alors que l’on achevait avec François Berreur une rencontre autour de l’œuvre de Lagarce, au Théâtre de la Criée, je lui disais qu’elle obéissait au principe de l’origami. C’est-à-dire un art du pliage. Une manière de plier une phrase, de la déplier en y ajoutant une variation (un adverbe, une antithèse…) pour lui faire rendre une autre logique, l’inscrire dans un autre espace sonore, etc. Une manière, bien à lui, de faire de l’écriture un espace plastique où un groupe de mots qui sert de noyau est l’objet d’extensions, d’agencements, de réductions. Art du pliage, dis-je, où le geste de plier et déplier les énoncés permet à Lagarce de jouer sur l’écoute de la phrase en introduisant du discontinu dans le linéaire, dans le scripturaire. Le pli où une manière de se reprendre, sans cesse et de se replier à l’intérieur même de la phrase. Et me rappelant Deleuze, j’imaginais alors que Lagarce était finalement, peut-être, un auteur baroque où le rire et les larmes, le sérieux et le comique, les formes intérieures de la pensée, la vie et la mort… se mêlent comme dans la vie, comme aussi au théâtre.

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SHY DANCE, SKITE 2010 https://www.insense-scenes.net/article/shy-dance-skite-2010/ Fri, 10 Sep 2010 15:32:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=798 —-
Ceci n’est pas une critique et Shy Dance n’est pas un spectacle. Ce qui suit est donc un témoignage qui tente de rendre compte d’un processus de travail, qui essaie de rendre sensible un commencement d’Å“uvre. Ceci n’est pas une critique et il n’y a aucune évaluation, aucun jugement, aucune expertise de cette Å“uvre en devenir. Ceci n’est pas une critique, mais la médiation d’un regard qui, tout en étant dans un processus de travail, demeure étranger malgré sa proximité. C’est que pour autant que le critique est absent, ses manques lui sont inhérents. Il n’est ni artiste, ni danseur, ni acteur. Il n’utilise pas son corps comme ceux qu’il regarde. Au mieux, il imagine, invente, spécule… sur ce qu’il voit et ce qu’il entend. Il essaie de se rapprocher d’un espace artistique qui, de toutes les manières, demeure fuyant ou secret. Le contact qu’il a avec l’Å“uvre est énigmatique. Le contact qu’il a avec un processus de travail l’est aussi. S’offre à lui, pourtant, dans l’instant de ce travail, une liberté qu’il a rarement. A l’écart, mais invité à suivre le début de ce travail, il est offert au critique une liberté soudaine. Les lignes qui suivent en rendent compte.


07.09.2010
 
Salle 25, ESAM
Shy Dance
 
Shy Dance… « Danse timide » traduit Antonin…
We work about something, but we don’t know what it is. We started by sleeping during 10 minutes. When you will come back, we started to work together and we will listening Music.
Elise, Marie, Antonin, Mélanie, Pauline, Matthieu, Anaïs, Olga, Cristina… Tout commencera par un temps de rencontre. Et immédiatement une parole (Antonin) qui invite les SKITERS à dormir. A dormir Réellement. C’est-à-dire à gagner une région moins consciente où le sommeil profond peut-être réparateur. Où le rêve peut être une autre scène. Où la vivacité de l’inconscient peut anéantir la sérénité que l’on prête au sommeil. Dormir, Rêver, Mourir…C’est H qui parle, de mémoire de connaisseur ou de curiste. Le sol de l’interprétation du sommeil a vu maintes herbes folles pousser. Il reste, de toutes les manières, le territoire de tous les passages. Le lieu de l’entre-deux où celui qui dort s’absente tout en devenant plus présent à lui-même. Il est l’espace d’une exigence qui ne s’entend guère dans l’éveil. Dormir… Ou trouver le temps de revenir à soi, peut-être. Dans cet écart, dans cette mise à disposition de soi où un autre que soi (qui se nomme même) dispose de celui-ci, bientôt la petite musique de nuit, ou ces berceuses silencieuses, est rattrapé par un écho musical que l’on apparentera à un rythme jazz. Le retour du dormeur vient ainsi à poindre sur le rythme d’un saxo voluptueux, au rythme d’une basse vibrante et tranquille.
Et les corps immobiles, tenus à l’inertie reviennent à eux-mêmes. C’est un long étirement des nuques, des bras, des poignets… qui finit par rendre l’image de l’homme plastique tel qu’on se le représente. « L’homme debout » est désormais revenu. Et avec lui, déjà étranger au sommeil, c’est l’étranger à lui-même. C’est la solitude de soi vis-à-vis de soi qui est revenue. Cette manière de marcher séparé de soi.
(…)
Le bâillement est le second geste qui viendra clore ce long étirement. Le bâillement muet, ou presque, qui laisse s’échapper un souffle dit le retour à l’autre vie. Furtivement, on le percevrait comme un cri peint par Munch. Mais c’est autre chose qu’un cri, c’est le dessin d’une respiration qui doit trouver le souffle du mouvement à danser. C’est un souffle qui est GeistTanz. Cri prélude à une danse, une transe…
(…)
Avec l’éveil point ainsi un mouvement qui semble moins intérieur. Un mouvement visible, tout simplement plus sensible pour la rétine, se met en place. S’esquisse alors une sorte de rituel où le déplacement est le miroir de l’autre. Où le placement se fait eu égard à la position de l’autre. Avec l’éveil et le mouvement apparaît l’espace. L’occupation de l’espace marqué par des arrêts, par des soulignements, par des occupations. Avec l’espace vient la tentation de l’anti-mouvement. Ou du presque mouvement-absent. Un moyen, peut-être, d’éprouver son étendue, et sa durée. Jeu subtile et muet de gestes contenus, ralentis… Jeu d’images que la mémoire doit archiver comme autant d’instantanés, d’arrêts sur image. L’exercice se poursuivra par « connected some people ». « Just connected ». Quelque chose doit se mettre en place qui procède d’un lent processus insaisissable. Ici, « faire, agir, obéir… » à une consigne a commencé à agencer le groupe qui semble être dans un recueillement. C’est ce mot-là qui devient premier. Et avec lui celui de rituel apparaît. L’espace est désormais l’expression d’un rituel secret.
(…)
(Pensée :la métamorphose du lieu, son changement d’usage, la danse timide a cet effet sur le lieu anonyme. Ce qui est en jeu à travers ce travail, c’est la mutation. Celle des individus qui deviennent un collectif, une communauté. Et cette communauté aphasique obéit dorénavant à une règle de reconnaissance de l’autre qui a choisi un geste. Un geste seulement).
(…)
L’érotisation de l’arrêt est ce qui apparaît maintenant. Il se passe quelque chose entre O et M. O, allongée et littéralement ouverte et s’offre à M, qui hésite mais semble ne pas pouvoir échapper à cette hypnose consentie. O finit par s’écarter. Elle prend de la distance par rapport au jeu qu’elle a mis en place. Ce phénomène d’érotisation gagne un à un les danseurs. Et O en semble le centre.
La jalousie latente est apparue. Des affinités renvoient à l’isolement ceux que le regard n’a pas cerné. La jalousie déséquilibre le positionnement et le placement des danseurs dans l’espace. La jalousie, le désir, la solitude… Ces mots sont étroitement liés. Les corps en réfléchissent la proximité et l’attraction.
YB


08.09.2010
14h-17h00
Salle 25, ESAM

Shy Dance (SUITE 1)

L’allongement du temps (durée ou extension) est lié à la fréquence avec laquelle apparaît la parole qui donne une direction (émission d’un message). La fréquence peut se traduire « rythme », « intervention » ou « son ». Plus l’écart entre chaque émission/intervention est grand, moins le temps est présent, et paradoxalement, plus l’attente peut être vécue comme un moment « où-il-ne-se-passe-rien ». A moins que l’attente ne soit la condition nécessaire à la liberté des flux, qu’ils soient mentaux ou autres. Il faut imaginer et admettre que l’action n’est qu’une des variables de la manifestation d’un corps vivant. L’espace de la performance pourrait ainsi être le point nerveux de cette conception Le territoire sans limites de la performance est peuplé d’un ensemble de lois qui est soumis à la relativité. La réception, qui vaut pour la reconnaissance d’un ordre ou d’un agencement de ces lois sur scène, est donc au moment de la performance l’objet d’un travail de trouble de la situation performative sur le regard (la réception). C’est ce trouble qui est manifeste. Il est en partie ce sur quoi reposent ces œuvres où durée, rythme, émission d’un message… sont soumis à des dérèglements de notre rapport logique à la visibilité de l’action.
Dans Shy Dance, au moment où le processus commence, c’est cette expérience que l’on fait. L’ensemble des situations qui vient à naître d’une improvisation collective s’inscrit alors dans une continuité où un geste déclencheur sera filé par le groupe ou brutalement arrêté. Ce qu’il faut peut-être admettre, c’est que cette continuité n’obéit d’aucune manière à une logique narrative, mais principalement à une logique sensitive. C’est la production d’espaces sensibles, qu’il est presque impossible d’inscrire dans une chaîne signifiante, qui rend ces œuvres éphémères. Qui fait que nous sommes en présence d’une « danse timide ».
Tous les exercices menés jusqu’à maintenant auront été préparatoires à la construction de la Shy Dance.
15H05.Ce qui se met en forme : un effet ludique qui était jusqu’à maintenant imperceptible. Yoko danse allongée sur une table, sur un rythme disco (image de brancard des urgences). Les autres danseurs sont spectateurs, assis et convertis à un mouvement répétitif (bras sur la tête, jambes croisées, mains ballantes…). Au terme de cette poignée de minutes, Yoko, rieuse, finit par lâcher un « c’est con » joyeux et enjoué. Et de regarder Shy Dance comme l’expression de la timidité. Non pas comme ce qui détermine une psychologie, mais bien comme ce qui organise un mouvement qui, dès son commencement, est forcément interdit, peut être maladroit et contraint. Un mouvement qui ne peut être qu’esquisse…
Le temps de Shy Dance aura été de mettre en scène ces états sous une forme ludique… Ou l’art de créer un espace partageable, communicable, appréhendable par tous… Le ludique étant ce qui vraisemblablement est le plus facilement transmissible. Même si ce n’est pas le plus facile à produire. 15H11.
Et ils rient de cette connivence, de cette circonstance, de cet abandon. Il y a le plaisir qui est venu.
YB


09.09.2010
14h-16h00
Studio de Danse du théâtre de Caen

Shy Dance (SUITE 2)
Mélanie est partie rejoindre Platel pour une tournée qui commence à Hanovre, se poursuivra à Genève, etc… Elle a dit au revoir au groupe en marquant auprès de chacun, par un signe affectueux, le plaisir qu’elle a eu à être-là, dans la Shy Dance…
Un groupe improbable avance vers le Théâtre de Caen. C’est le groupe de Shy Dance qui se déplace en portant un mannequin comme s’il s’agissait d’une dépouille. De loin, celui-ci, chapeau cloche et jupe plissée, me rappelle au souvenir des pantins de Kantor et sa Classe morte.
4 étage plus haut, le studio est ouvert. Patrick Foll, Directeur du Théâtre de Caen, vient saluer le groupe des SKITERS. Le training commence comme il a toujours commencé… Par le sommeil. Et au sortir de ces dix premières minutes, c’est le même accordéon de Mika, le même saxo et ses variations, la même rengaine qui rappellent les « dormeurs ». La prochaine étape commence déjà, a déjà commencé. Un lent retour au mouvement, à la motricité… se met en place. Et avec lui, peut-être parce que c’est la troisième rencontre, ce qui se dégage correspond à un principe d’observation. Soit un temps du regard où le mouvement est tout d’abord rétinien. Contemplation ? Prédation ? vide ? Le lieu du regard, a priori neutre, est toujours une énigme pour celui qui est regardé. Le temps du regard est un temps qui suggère des contacts, des complicités, des défis…Par le regard (j’entends l’injonction : « Parle regard »). Le regard parle et personne n’est certain de comprendre ce qu’il dit. C’est un temps pictural, un temps où le regard s’inscrit dans une histoire du portrait. Et ce qui est vrai du regard, peut-être, l’est tout autant des corps immobiles qui pourraient tous être les héritiers de figures peintes, ici et là. Le dos de Yoko, la main d’Elise, le corps penché d’Olga, la nuque de Marie… Toutes ces figures, vues ici et là, sont toutes ici, sous d’autres lumières, dans un autre lieu… C’est un temps de composition donc. Je veux dire, un temps d’invention. Voilà… depuis plusieurs jours maintenant, le mot le plus juste pour désigner ces expérimentations, ces répétitions, ces explorations… c’est peut-être le mot de composition. « Composer » est un mot qui me permet de penser toutes les entrées qu’empruntent les danseurs. Un art de la composition…
« Vous devez chercher un événement. Ne pas chercher l’évidence, l’attendu. Mais au contraire travailler à l’éviter. Personne ne doit savoir, et personne ne peut construire à votre place. Cherchez le mouvement qui n’est pas fabriqué, qui n’est pas reproductible… Il faut vous appeler selon des lois qui ignorent la parole et la communication »
Rien ne va de soi. Bientôt, alors qu’après chaque temps Antonin prend la parole pour parler de ce qu’il vient de voir, une discussion s’engage. Et, peut-être pour la première fois, les danseurs exigent de connaître les lois du processus et des mécanismes qui leur permettront de comprendre le sens de leur action. Et ce n’est pas qu’ils ne comprennent pas d’ailleurs, mais bien plutôt qu’ils veulent maîtriser toutes les nuances qui conduisent à un effet. Ils cherchent donc, et c’est là encore peut-être le seul mot qu’il convient d’utiliser, ils cherchent, dis-je : la justesse. Les règles de la perfection. Les lois de l’excellence. Ils veulent connaître les principes qui guident leurs gestes et produisent la rareté qu’ils vivent. S’ils ont tous conscience du « résultat » ou de « l’effet », ils veulent maintenant ne plus rien laisser au hasard.
S’ils avaient la conscience de l’outil remarquable qu’est leur corps, s’ils ont la cérébralité pour se plier à toutes les plasticités, ils exigent maintenant d’être libre. Et cette liberté passe par la maîtrise d’un processus d’un bout à l’autre. En définitive, ils veulent être Maître d’eux-mêmes. Etre agi, autant qu’agir.
yb


10.09.2010
14h-15h23
Studio de Danse du théâtre de Caen
Shy Dance (SUITE 3)

Comment continuer à écrire sur un travail dont on est le témoin ? Depuis le début du Skite, j’ai cherché une manière de regarder et d’écrire. Une façon différente de parler de ce qui est donné à voir. J’ai tenté de me détacher d’une écriture où disparaît celui qui écrit, pour privilégier un geste qui serait moins travaillé. J’ai donc choisi d’écrire en temps réel, de privilégier le premier jet, de m’écarter d’un « retour sur ce qui est écrit ». Et faisant cela, j’ai l’impression d’être au plus proche de la « méthode » qui innerverait les SKITERS. Ecrire est donc devenu, en soi, une sorte de performance où l’on trouvera peut-être des choses justes et des déchets. Des idées à revoir, à amender, à creuser… Ou des pans de textes à supprimer. J’avoue ne pas avoir de rapport critique à ce que j’écris dans le SKITE et, d’une certaine manière, il faut bien admettre que c’est une forme de nudité ou de dénuement qui est la principale manifestation de cette écriture.
Alors quoi ? Alors à quoi peuvent bien servir ces lignes ? Avec le tout petit recul que m’offre Shy Dance, j’ai l’impression de fonctionner comme un enregistreur. C’est cela, j’enregistre ce qui se passe, ce que je devine, ce que je crois voir. Je les enregistre.
L’écriture comme enregistrement, espace sonore et traces, bande linéaire faite de graphes qui altèrent la nature de l’enregistré ou, au contraire, en rend une partie. J’enregistre en écrivant. J’archive d’une certaine manière. Le temps de Shy Dance est ainsi le temps de la fabrication d’une archive. C’est-à-dire un bout de commencement d’une histoire. Je ne dis pas le commencement d’une histoire, car l’histoire de Shy Dance est en aval de ce que je vois. Elle participe sans doute d’histoires individuelles dont j’ignore tout. Et Shy Dance, pour une part, est l’espace de rencontres de ces histoires singulières qui tendent à devenir l’histoire d’un collectif en marche.
Shy Dance est ainsi une histoire en marche, un petit bout d’histoire, dans ces parcours singuliers, qui vient nourrir les destins personnels. Et j’imagine qu’il y avait alors une nécessité secrète à ce que les uns et les autres se retrouvent maintenant, là, dans le studio de Danse du Théâtre. J’imagine qu’il n’y a pas de hasard à cette rencontre. J’imagine qu’il y a une logique à venir se retrouver chaque jour pour travailler ensemble, sous des modalités identiques, et chercher à faire œuvre de soi. Shy Dance est ainsi une étape. Une halte à Caen qui, pour Yoko, Marie, Elise, Matthieu… n’est pas autre chose que l’un des points d’un itinéraire complexe. Et s’il m’est permis d’excéder un peu le rôle de témoin pour lui préférer celui d’interprète, alors il me semble que tous les mouvements de la Shy Dance (le bras sur la tête, la main en mesure, la connexion du regard, les complicités gestuelles, la lenteur et le pas… jusqu’au mannequin, jusqu’à la pomme sur scène…) font partis du mouvement plus général, plus invisible et inconnu, de leurs vies.
Shy Dance est ainsi un point de vie. Non ? Non pas un lieu de vie, mais un point de vie. Un point dans une trajectoire. Un point qui mêla plusieurs trajectoires et qui, aujourd’hui, forment ensemble un seul tracé.
(…)
Le temps mort… L’expression pourrait inquiéter si elle ne désignait pas autre chose dans Shy Dance. Qu’est-ce que ça veut dire « un temps mort » ? Quand on dit ça, on songe souvent à un arrêt, à une suspension. On désigne ainsi un temps qui vient en rupture avec un temps où l’action serait visible. Où le mouvement est nourri par une énergie qui se traduit par du déplacement, du positionnement, de la « figure »…
Et d’une certaine manière, paradoxalement, c’est parce qu’il y a « du temps mort » que l’on peut le distinguer du temps animé.
Mais, peut-être que ça désigne autre chose, ici, dans Shy Dance qui est organisé sur des temps morts (temps mort au pluriel). Peut-être que le « temps mort », ici, renvoie à du temps de recherche. C’est-à-dire, que « temps mort » et « temps de recherche » c’est synonyme ou presque. Car ici, dans Shy Dance, « temps mort » ça veut dire « suspension » et recherche. Les danseurs de Shy Dance observent ainsi une série de temps (a priori mort) qui sont des temps d’enquête.
C’était prévisible. Là où il y a du mort, il y a de l’enquête. Et d’ajouter que l’enquête porte ici sur la « mort du temps ». Cette manière que l’on a de meubler le temps, de ne plus l’éprouver, de ne plus le sentir, de ne plus vivre le temps dans sa décomposition (fraction de seconde, poignée de minute, heures infinies, etc…). S’attachant à faire sentir des « temps morts », c’est peut-être ça qui était aussi en jeu dans Shy Dance. Une tentative de retrouver la sensation du temps et peut-être de faire l’épreuve d’une « minute supérieure ». Celle où se manifeste une présence.
Je vous quitte.
« salut » comme disait l’autre au terme d’un article « la fin d’un commencement » qui concluait la revue Arguments. Belle revue.
Yannick Butel

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Journal de bord DU SKITE : expériences impensables https://www.insense-scenes.net/article/journal-de-bord-du-skite-experiences-impensables/ Wed, 01 Sep 2010 15:43:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=800


Après quatre éditions, la 5ème édition du projet SKITE se tient à Caen du 16 août au 12 septembre 2010, à l’initiative conjointe de l’association SKITE (Jean-Marc Adolphe) et l’association Danse Perspective (Michelle Latini), en partenariat avec l’Ecole supérieure d’arts et médias de Caen (ESAM), le Centre Chorégraphique National de Caen / Basse-Normandie, le CARGO, Les Ateliers intermédiaires, l’IMEC, le Théâtre de Caen, et avec le soutien de la région Basse-Normandie, de CulturesFrance, de la Ville de Caen. Laboratoire pluridisciplinaire de formation et de recherche artistiques, le SKITE réunit une cinquantaine d’artistes émergents internationaux (danse, théâtre, arts visuels, musique…) auxquels se sont amalgamés des artistes de Caen et de sa région, dans le cadre d’ateliers de recherche, séminaires et rencontres ouverts ponctuellement au public. Et, surtout, un rnedz-vous les 9.10.11 septembre avec Fragments d’expériences, qui clà´turera ces « chantiers d’utopies. Certains de ces fragments auront ensuite une diffusion isolée ou groupée à travers l’Europe, et aux USA (New York), dans un second temps, de novembre 2010 à avril 2011. L’insensé, site d’accompagnement du spectateur et espace critique suit au jour le jour les différents projets. Projets « performatifs », souvent, (formes brèves mêlant diverses pratiques artistiques, work in progress, dispositif hybride, installations et projets participatifs issus de ces quatre semaines de travail intensif.
PETITE HISTOIRE DE L’IMPENSABLE[[Les lignes qui suivent sont en grande partie extraites du dossier de présentation du SKITE tel qu’en parle Jean-Marc Adolphe, mi mars 2010]]].
Qui ne serait pas si, au culot, Jean-Marc Adolphe ne s’y était attelé, lui qui en parle aujourd’hui comme si c’était à construire, toujours : « Le SKITE est un chantier d’utopies crée en 1992, au Théâtre de la Cité Internationale à Paris.
C’était :
Impensable et nulle part en Europe n’existaient encore de « résidences de recherche » : dédier quatre semaines pour un espace-temps de formation-recherche, sans aucune obligation de « production ».
Impensable de réunir, avec un budget modeste, 60 artistes alors quasiment inconnus (Meg Stuart, Alain Platel, Vera Mantero, Caterina Sagna, Heddy Maalem, etc.) d’horizons géographiques les plus divers, de New-York à Tachkent en Ouzbékistan, de Bruxelles à Zagreb.
Impensable de ne pas savoir, de ne pas « programmer ». Faire simplement confiance aux artistes, à leur capacité à inventer l’avenir.
Impensable d’obtenir sur ce projet un financement de l’Union européenne, non pas dans le cadre d’un programme culturel, mais dans celui d’un programme de formation continue (FORCE), en « concurrence » avec des porteurs de projets tels que Renault Véhicules Industriels, Eurocopter, l’Association européenne des cadres de l’industrie bancaire, etc.
Impensable de n’avoir à produire rien d’autre que « de la rencontre », de l’avoir naïvement « avoué » à l’Union européenne, et d’avoir obtenu sous ce seul motif le doublement de la subvention pour réaliser la seconde édition d’un projet alors qualifié par l’Union Européenne de « projet pilote ». »
La chose posée, reste à la faire vivre à Lisbonne en 1994. Petit coup de pouce, la ville est alors capitale européenne…
« Impensable encore : contre toute rationalité budgétaire, réunir pendant un mois 120 artistes, jeunes et moins jeunes. Permettre à de tout jeunes artistes comme Jérôme Bel, Yves Godin (créateur lumières), Nadia Lauro (scénographe encore en formation), de faire leurs toutes premières présentations publiques.
Impensable de se faire traiter de « fous » par les fonctionnaires du Centro cultural de Belém, effarés de voir des artistes transformer en lieux de répétition des salles de réunion inutilisées, ébahis de voir arriver 500 spectateurs attirés par le seul bouche-à-oreille assister à une « performance » orchestrée par Alain Platel avec 30 personnes sur scène. Partager bureaux et coulisses, pendant quatre semaines, avec les danseurs de Pina Bausch (à qui Lisbonne 94 offrait une vaste rétrospective). Disséminer des actions artistiques dans toute la ville de Lisbonne et à sa périphérie.
Impensable d’entendre Gil Mendo (alors responsable de l’association Forum Dança, aujourd’hui directeur artistique de Culturgest à Lisbonne) dire 14 ans plus tard, en 2008, combien le projet SKITE à Lisbonne a durablement soudé la communauté artistique portugaise, tout en l’ouvrant sur le monde »
Et Adolphe de préciser la parenthèse 1995-2007, où SKITE est suspendu
«Impensable, après le succès de Lisbonne 94, de décider de « saborder » le projet SKITE afin que celui-ci ne devienne pas un festival de plus ; et en estimant que ce projet ayant porté ses fruits (multiplicité des résidences de recherche, échanges européens, développement de formes esthétiques « indisciplinaires », etc.), laisser le temps faire son œuvre » Suspendu SKITE, oui, mais pas inactif, pas sans vitalité quand en 2007, on comprend que le « réseau Sweet and tender collaborations serait le fer de lance d’une réactivation du projet SKITE.
Et Adolphe de poursuivre :
« Impensable, après 14 ans d’interruption, de reprendre en l’état le projet SKITE, après avoir fait connaissance, de façon fortuite à Berlin, avec de jeunes artistes co-fondateurs d’un réseau informel baptisé Sweet and tender collaborations.
Impensable de rassembler en trois mois les conditions pour réunir, dans un lieu improbable, Performing Arts Forum au sud de l’Aisne, 35 jeunes artistes de ce réseau, venus de toute l’Europe, mais aussi des Etats-Unis, du Mexique, du Brésil, du Japon, d’Australie et même d’Iran. Présenter trois jours de « fragments d’expériences » à Reims, au sein d’un Centre dramatique (la Comédie de Reims), d’une Scène nationale (Le Manège) et d’un monument historique (le Palais du Tau) ».
SKITE ayant échappé de peu à une mort « institutionnelle », il reprend de plus belle. Porto, 2008, est le nouveau territoire de ces expériences impensables.
« Impensable de partir du désir de deux jeunes artistes portugais pour réaliser avec eux la 4e édition du projet SKITE à Porto, ville culturellement sinistrée. De convaincre le Teatro Nacional São João de mettre à disposition ses espaces de répétition (dont le fabuleux Monastère de São Bento da Vitória), et l’infrastructure technique. De réunir dans un partenariat inédit le Teatro Nacional São João, le Festival International de Marionnettes de Porto, et des lieux alternatifs (Maus Habitos, 555, etc.). D’offrir au public de Porto une quarantaine d’heures de présentations publiques de performances, spectacles, rencontres, installations. De voir Meg Stuart reprendre exceptionnellement une performance de 1992, Running, avec 26 interprètes. Et recevoir en honneur et en beauté, pour la présentation finale des Fragments d’expériences, le cinéaste Manoel de Oliveira, 100 ans, entamer en public une danse de remerciement.
Impensable, à partir du projet SKITE-Sweet and tender collaborations Porto 2008, de donner à de jeunes artistes l’élan nécessaire pour impulser de nouvelles collaborations, les aider à professionnaliser leurs parcours, et donner ainsi au réseau Sweet and tender collaborations l’occasion d’une large dissémination de projets à travers toute l’Europe et même au-delà ».
2010, Gare de Lyon, Adolphe me parle de la suite caennaise…Il parle d’ouvrir « les horizons ». N’en ayant jamais fini de prolonger l’impensable…
« Impensable, à l’heure des budgets en berne, de réunir les conditions et les moyens pour convier entre 40 et 60 jeunes artistes (et aussi de moins jeunes) à Caen, pendant quatre semaines. D’habiter les 11.000 nouveaux mètres carrés de l’Ecole supérieure arts et médias, ainsi que d’autres lieux du territoire caennais.
De conjuguer le local et l’international, en s’appuyant sur de multiples compétences locales, dont celle de l’association Danse Perspective, qui mène depuis 20 ans un travail exemplaire de formation-diffusion, et d’accompagnement de jeunes artistes, d’associer au projet des artistes de différentes disciplines, actifs sur Caen et la Région Basse-Normandie. A leurs côtés, réunir des artistes d’une quinzaine de nationalités différentes. Enfin, à l’heure où de multiples réseaux européens sont actifs, d’ouvrir l’horizon vers d’autres territoires, et réactiver un axe avec New-York et les Etats-Unis, en conviant dix jeunes artistes-performers américains, et en construisant une suite du projet outre-Atlantique, en lien avec des universités et des festivals.
De croiser les générations, d’associer au projet SKITE des artistes déjà confirmés (Héla Fattoumi et Eric Lamoureux, Laura Simi, Yves-Noël Genod, Denis Mariotte, etc.), des artistes au tout début de leur parcours et d’autres encore en formation (étudiants de l’Ecole supérieure arts et médias de Caen, de l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs de Paris, étudiants en option « performance » à La Cambre à Bruxelles).
L’impensable enfin : ne pas savoir ce qui va jaillir d’un tel « laboratoire ». Et s’en réjouir ».
CAEN… LE CHANTIER
Fin d’été à Caen, ville partiellement déserte sauf que l’on remarque, ici et là, dans les rues, quelques cyclistes en bande, quelques groupes de marcheurs qui semblent ne rien avoir à voir avec des touristes…
Les Skiters sont arrivés. Ils sont là. Occupent déjà quelques lieux, dont notamment le CargÖ qui ressemble à une base arrière de campagne où se retrouvent et se regroupent les troupes.
Les Skiters sont là, logés à l’IMEC, logés en cité universitaire, ici et là. Et ça tchachent en anglais, en franglais, en espagnole, en russe…Et chacun semble s’y retrouver ou s’accommoder de ces langues maîtrisées ou pas, où l’information circule parce qu’elle est juste, ou plus hasardeuse. Ça donne des rendez-vous improbables où naissent des événements imprévus. L’imprévu, l’inattendu, l’improbable…peut-être des synonymes de la Performance. Et ça commence donc, avec un discours partagé ou pas, mais et de toutes les manières, une parole mutualisée.
Alors ça grouille de mouvements, de déplacements, de zones occupées et soudainement abandonnées. De groupes qui se font, de solitudes qui s’entretiennent, de bandes qui partent à la débandade. C’est le SKITE. En guise d’horaire fixe, les repas au CCN ou au Cargo. Et Marielle veille à ça, en plus du reste. C’est-à-dire tout ce qui tient au désir de travailler, de trouver un lieu, de l’occuper, etc. Marielle, c’est le SKITE. Celle qui fait les photocopies, conduit les arrivants, s’occupent des partants, donnent un coup de téléphone pour débrouiller une embrouille. Marielle ! que je baptise Skite-référence.
Et tout fonctionne autrement. Je veux dire par-là que ça fonctionne selon des lois qui sont informulées et donc non connues. Je veux dire que le Skite, s’il est « des chantiers d’utopie », c’est aussi et d’abord, au sens premier du terme, un chantier. Le lieu où l’on commence. Le lieu où ça s’anime. Des lieux qui vivent sans interruption ou presque (car il y a toujours les autres qui vous rappellent qu’il y a des règles, des obligations, des horaires d’ouvertures et de FERMETURES). Mais voilà, le SKITER est un être qui voudrait ignorer cette organisation habituelle. Et pour autant qu’il voudrait l’ignorer, il se plie aimablement à ce qui reste de la discipline, eux les indisciplinés. Car le SKITER est un indiscipliné au sens où ils pratiquent et mêlent toutes les disciplines.
C’est un artiste de Contre-bande qui fuit toutes les règles, tous les académismes, et qui leur préfère le bricolage et la liberté qui va avec. Le SKITER est ainsi, imprévisible. Travaillant les mémoires pour fabriquer des anti-mémoires. Jonglant avec les flux, avec les courants, avec les énergies qu’il puise on ne sait où, sinon que la source semble un imaginaire individuel qui ne se déploie jamais aussi bien que dans le collectif, au sein du collectif. Le SKITER a un besoin essentiel de l’AUTRE.
Au premier « showing » on aura vu les premiers « events » qui sont tous des « work in progress »… OK ? Je traduis : à la première présentation de ces formes expérimentales, de ces actes improvisés, de ces « actions »… on aura vu les étapes, états… d’un travail. LE SKITER est ainsi un travailleur, un Worker.
(pensées : Je me demande si ce n’est pas davantage un lumpenprolétaire de l’art, au sens où Marx définissait le Lumpenprolétariat comme celui qui n’a que sa force sa conscience. Je me demande si SKITE, peut-être, n’est pas l’expression de la lente paupérisation du milieu artistique qui a trouvé son genre : la performance. Ce n’est qu’une pensée, mais j’ai un doute que je tiens à partager)
C’est donc un travailleur qui n’a plus d’heures, qui n’a pas d’heure, pour qui le temps n’est plus qu’un prétexte. Et pour autant que la contrainte temporelle a disparu, la contrainte de la création persiste. CREER OU MOURIR, C’EST L’ISSUE.
Le travailleur qu’est le SKITER ne fonctionne qu’à ça… au désir de créer qui est comme l’équivalent de vivre. Ou d’exister.
Ça pourrait être un verbe conjugué au seul temps et à la seule personne recevable. JE SKITE. Première personne du singulier conjugable au présent de l’indicatif. Un rien restrictif que cette conjugaison qui n’envisage aucun différé, mais elle dit explicitement l’urgence de l’acte, sa nécessité, le désir de faire/penser/agir. JE SKITE DONC JE SUIS. JE PENSE SKITE. JE MANGE SKITE. JE SKITE. Soit une sorte de manière d’être qui fait du SKITER, un être qui ne spécule plus, qui ne s’épargne rien et qui « compute ».
Autre verbe improbable qui désigne l’emploi que l’on fait du « computer »(prononcez la finale « eur »). Car presque partout, ici, on est équipé de ce qu’il convient d’appeler « a brain machine interface » qui permet de prolonger la pensée, le geste, etc. Le computer est au Skiter, ce que le rateau est au jardinier. Il permet d’organiser, de lisser, de travailler, de parfaire… les formes d’un art qui vit avec la technologie. Musical, le MAC et le PC. Boîte à Musique mixée, enregistrée. Boîte à vidéo, Boîte à idées… Le portatif s’accorde ici avec l’esprit nomade du Skiter. Où est le WIFI ? Où est le Code ? Et la connexion ? Et la compatibilité… Le Computer et le SkITER ont mis au monde une langue que partagent l’outil de travail et le travailleur.
(pensées : il faudrait avoir le temps de faire l’archéologie de ça. De voir quelle théâtralité ça induit. Regarder quel ethnosystème ça met en place).
YB


30/08/2010
Wojtek Ziemilski
L’ESAM, salle de conférence
15h-19h

Une architecture majestueuse, un grand hall ouvert sur le ciel, à gauche un couloir étroit, au fond la salle de conférence. C’est ici que Wojtek propose un workshop autour de l’improvisation. Onze artistes ont répondu présent.
Assis sur des chaises face à un espace vide, tous seront performers et spectateurs.
Six improvisations s’enchaîneront.
Pénétrer cet espace sera le lieu d’un respect de consignes précises posées par Wojtek.
Des objets sont installés, de façon arbitraire dans l’espace vide : micro, scotch, chaise par exemple. A priori, ils ne sont pas à leurs places. Mais, très vite le jeu redonne leurs fonctions premières. Wojtek explique justement qu’il s’agit d’utiliser l’objet pour son utilité, non de le réinventer et donc de le rendre fictif ou anecdotique.
Un premier performer décide de venir sur scène. Il ne doit pas penser à ce qu’il va faire mais se laisser guider par l’instinct de ce moment. Il se saisit du lieu, des objets présents, des sons, des contrastes de lumière. Il se concentre sur un élément et crée une action, un mouvement. Puis, il répète ce geste, le transforme, le fait évoluer. Seul le spectateur crée son histoire autour de cette action. D’autres performers viennent le rejoindre à tour de rôle. Le suivant vient en aide au premier. Sans être en contradiction, il poursuit avec lui son action. Le performer doit toujours se demander ce qu’il fait au moment où il le fait. La scène devient alors un lieu de recherche où chacun vient se tester avec les autres. Ainsi, plusieurs actions superposées se complètent, se nourrissent et forment une situation inédite basée sur l’écoute, l’imagination et le présent. Parfois, les actions s’essoufflent, se désorientent à cause d’ « accidents » inévitables : des performers illustrent leurs gestes, créent une fiction avec les objets, automatisent un mouvement.
Wojtek est très impliqué dans le déroulement des improvisations. Si une action lui semble hors propos, il demande au performer de retourner s’assoir. Ces interventions peuvent-elles être l’objet d’un dérèglement au sein même de l’improvisation ? Ce travail questionne la transmission aux performers d’un principe cher à un chef de projet. Par quel relais, un metteur en scène définit-il un « bon » fonctionnement sur scène ? Comme l’utilisation d’un objet délocalisé sur scène, une action a priori jugée mauvaise, ne peut-elle pas être évolutive au fil de l’improvisation ?
Etre sur scène, être spectateur ou être metteur en scène, c’est alors une succession de prise de décisions. C’est être convaincu qu’on ne peut pas douter de tout.
Lucile Perrin


31/08/2010
Église Saint Nicolas,
17h-19h

Les « Kid Sequence » de Yohann Allex, Hector Thami Manekehla et autres artistes-ouvriers…
Dans la pénombre et la fraîcheur de l’église Saint Nicolas, ils sont une huitaine à s’être réuni autour de Yohann Allex, comédien, musicien et performer caennais. Ce dernier propose d’explorer ce qu’il appelle le « travail en temps réel ».
A la manière du travail d’improvisation, il cherche à composer avec l’instant présent et opère selon un fonctionnement instinctif, immédiat, spontané. Lui-même performer au sein de son atelier, il se positionne en tant que chef d’orchestre et dirige l’ensemble des participants dans des actions qu’il décide sur le moment, au gré des envies qui le traversent et des associations d’idées qui surgissent. Les performers qui l’accompagnent (danseurs et musiciens) deviennent ainsi des machines à exécuter, des objets modulables et pétrissables dont l’objectif est d’être le plus réactif possible tout en essayant de trouver le juste endroit des choses. Divers accessoires tels que des livres ou une guitare électrique sont posés sur le plateau et peuvent servir, à tout moment, de support d’expérimentation. De même, un langage gestuel, instauré au préalable et toujours en possible ré-actualisation, permet à celui qui orchestre d’être entendu rapidement et à ceux qui exécutent de signaler leur éventuelle incompréhension, leur ennui, leur souffrance, leur refus ou bien leur désir de faire une pause, d’aller au toilettes, d’expérimenter une autre action.
Dans tous les cas, l’objectif n’est pas de savoir pourquoi on fait les choses mais de trouver instinctivement comment on les exécute. Comment on les fait évoluer. Comment on s’en accommode, ou non… Il s’agit par ailleurs de renouer avec l’imaginaire de l’enfant, de retrouver un état de liberté, de s’affranchir de sa propre autocensure ainsi que du regard des autres.
Pauline Pigeot


01/09/2010
Salle de l’ESAM,
17h30-19h

Première approche du travail de Min, une artiste coréenne, danseuse et chorégraphe, qui explore la relation entre désir et mouvement. Venant, à l’origine, pour observer son travail, je me retrouve finalement à y participer. Comme je ne parle pas anglais, c’est Maryk qui traduit.
Min nous propose d’expérimenter ce qui constitue sa recherche. D’après ce que je saisis de la conversation, elle a mis en place, dans son travail antérieur, un certain nombre de procédés ou exercices permettant d’éprouver / re-sentir / identifier les origines, les phases et les aléas du mouvement. Aussi, elle nous propose d’explorer trois de ces procédés, ne sachant pas si cela aura un intérêt pour nous comme pour elle… Nous réalisons donc de courts exercices dans lesquels elle nous demande de travailler sur l’action de « bouger » puis sur l’action d’« être bougé », puis sur la différence entre danser et bouger, etc. Dans une perspective de recherche quasi scientifique, elle note ensuite nos impressions et nos sensations. Comme si elle cherchait à pointer une grammaire du mouvement, à identifier une – ou plusieurs – généalogies possibles. Elle semble vouloir décortiquer le double mouvement qui fait que l’environnement extérieur agit sur le danseur et que parallèlement, le danseur, à l’écoute de son intériorité peut se laisser aller à cet environnement ou bien y résister.
P.P.


02/09/2010
CCN,
16h

Lors d’une répétition ouverte au public, les américaines, Liz Santoro, Michèle Boulé et Cynthia Koppe présentent l’avancée de leur travail chorégraphique. Celui-ci se découpe en cinq séquences offrant chacune un traitement particulier du mouvement, de l’espace et du son. Les trois jeunes femmes ont pour point commun de porter chacune une jupe droite fendue et des chaussures à talon qui marqueront particulièrement les transitions entre les tableaux.
Après une entrée sonore, martelée par le son de l’accessoire féminin par excellence, le premier temps se déroule donc dans la fixité, face public. Postée chacune à un endroit du plateau, elles travaillent sur des mouvements infimes, légers, esquissés : un regard qui change de direction, une main qui se soulève délicatement et prend à peine appui sur le buste ou la taille, une jambe qui s’incline et se positionne autrement… Au sein de ce continuum se développe une poétique de l’attente où chaque geste, à priori insignifiant, accède à une intensité particulière.
Dans un second temps, ce sont Michèle et Cynthia qui, affichant un visage froid et fermé, traversent la diagonale selon des mouvements qui m’évoquent la contorsion. En contrepoint, Liz reste dans l’immobilité, lointaine et inaccessible, au fond du plateau.
La troisième séquence consiste en ce que j’appellerais la mise en scène du solo. Toutes les trois sont assises en avant scène, dos au public. Tour à tour, elles se lèvent, longent minutieusement l’espace scénique, y entrent et produisent une suite de mouvements aléatoires comme si elles étaient en train d’improviser. Difficile de le dire avec certitude.
C’est après que surgit la parole, excessive, exubérante, caricaturale. Assises au milieu du plateau, de manière éclatée cette fois-ci, les trois jeunes femmes se lancent dans une conversation de bas étage : parodie de secrétaires à la pause café ou de ménagères de moins de cinquante ans en manque de sensationnel… En américain en plus, ça sonne! Ce qui m’intrigue et me frappe particulièrement dans ce tableau, c’est leur gestuelle, entre avachissement maîtrisé et tension jouissive.
Dans la dernière séquence, Michèle prend le micro et chante sur un tube qu’on dirait de variété américaine : souple et souriante elle est kitsch à souhait. Elle évoque l’image de l’adolescente à fleur de peau qui, dans un moment de lâcher prise, s’éclate dans sa chambre et voit soudainement la vie en rose alors qu’hier, disons-le, elle n’avait qu’une envie, celle de se supprimer. Ce pourrait être aussi une scène banale dans un cabaret miteux quelque part au milieu de nulle part… Derrière, en fond de scène, Liz et Cynthia exécutent une chorégraphie mécanique dans laquelle elles font claquer gestes et talons pour finir par descendre progressivement vers le sol, les jambes écartées, ce qui a pour effet de remonter leurs jupes et de laisser voir l’intérieur de leur cuisses.
L’univers des américaines est celui de la précision et du détail et semble fonctionner au millimètre près. Il m’évoque les films de Jacques Tati. Je repense aux séquences de Playtime ou de Mon Oncle dans lesquelles le réalisateur pointe avec ironie l’arrivée du monde moderne et de la technologie dans les villes, les entreprises, les foyers… Tati, ce sont des plans fixes travaillés avec une rigueur compositionnelle et plastique, de la profondeur de champ dans laquelle s’agrègent des actions décalées, de la matière sonore bruitiste d’où surgissent des dialogues absurdes, parfois audible, parfois non, donnant naissance à un langage en gromelo qui souligne le grotesque d’une situation. Comme chez les américaines, la narration est souterraine et ne constitue pas une finalité en soi. Les actions et mouvements prennent sens dans la durée et les changements de rythmes.
(Peut-être cherche-t-on ici à proposer des attitudes et des postures féminines stéréotypées qui ne font que complexifier l’accès au champ de l’intériorité.)
P.P.


02.09.2010
16H00-17H00
CCN, Black Box

Elles viennent toutes de New York, où y ont travaillé séparément ou ensemble. Elles sont à Caen, au Centre Chorégraphique National (la cantine est fermée depuis quelques heures déjà et l’ambiance est studieuse ou l’espace est vide). Cynthia Koppe, Liz Santoro et Michelle Boulé vont présenter ce qu’elles nomment un « open ». Liz Santoro insiste « Open » pas « Showing ». Et elle justifie le premier terme en rappelant que c’est un travail en cours. Une aventure qu’elles ont en commun… Et dans ce travail, la place du regard du spectateur compte. Il y aura plusieurs instants, assez différents pour souligner la complémentarité de chacune des « Stucks » de ce moment.
Séquence 1 (1+1+1) : les trois jeunes femmes en tailleur et talon aiguille arrivent sur le plateau. Bruits de talons. Un flou sonore monocorde se fait entendre et durera tout le long de la « performance ». Il ne se passera rien. Presque. Disposées à cour, à jardin et en fond de plateau, elles sont immobiles ou presque. En fait, elles bougent très lentement. Le regard change. Ou une expression qui avait à voir avec le songe. Ou la position d’un doigt. Il faut parfois un temps long pour finalement percevoir le changement.
(pensées : la séquence 1, c’est peut-être une histoire de regard. Le leur, le nôtre. Une séquence pour se voir se regarder. La séquence 1, c’était aussi un travail sur la lenteur du déplacement et la mutation lente. Celle qu’on ne voit pas tout de suite mais qui devient visible dans l’arrêt final. C’était une séquence de dilatation. Une séquence sur l’imperceptible mouvement et la dilatation du temps. Peut-être le furtif)
Elles disparaîtront au terme de cet échange. Reviennent en « jogging ».
Séquence 2 (2+1) : ça danserait si la danse ce n’était qu’une expression visible et marquée, soulignée et forcie, des corps. Bras, Jambes, Bassins, Bustes… Le corps est en mouvement.
(pensées : ce qui a disparu, c’est l’expression du visage. Celle des mains aussi. La pudique expression du visage et des mains. Dans la « danse » qui danse, on gagne en mouvement ce que l’on perd en « détails ». fin de la pensée).
Elles disparaissent, etc.
Séquence 3 :
Séquence 4 :
Séquence 5 :
(Je fais des photos et donc je ne prends aucune note. Je vois les performers à travers le zoom numérique).
Séquence 6 : Assises sur des chaises. Elles dialoguent. Drôle.
(pensée : C’est Desesperate housewife. Si, si… Instant parodique. Le corps, la voix, les mimiques… servent à soutenir la caricature.)
Séquence 7 : 2nd parodie. Tour de chant. Chœur obéissant. Drôle, encore.
Espace biographique :
Cynthia Koppe (USA)
Is a dancer living and working u New York City. She recntly performed as part of the Marina Abramovic Retrospectiv : The Artist is Present at the Museum of Modern Art, New York. She currently works with Shen Wei Dance Arts and has worked with Bill Young, Ellis Wood and others. Cynthia is also a bodyworker and Pilates instructor.
Liz Santoro
was born in Boston, Massachusetts. She Received her early dance training at Boston Ballet School and with Marcus Schulkind. At Harvard university she completed pre-medical studies and a Bachelor’s degree in neuroscience. Since moving to New York in 2003, she has performed the works of Jack Ferver, Trajal Harrell, heather Kravas, Jillian Pefia, Emily Wexler and Ann Liv Young among others. She is a 2009 recipient of the Dance Web scholarship at impulsTanz in Vienna. She has taught at Harvard University and IALS in Rome. Her choregraphic works has been presented at Dance Theater Worshop, PERFORMA09, Théâtre de Vanves, Dixon Place, Brooklyn Arts Exchange, The Field, Gowanus Arts, Movement Research and in Paris at Festival « Il faut brûler pour briller »
Michelle Boulé
Is a dance artist, teaacher and Body talk Practitioner living in Brooklyn, NY. For the past 10 years, she has worked with Miguel Gutierrez and the Powerful people and has also worked with artists Deborah Hay (William Forsythe commission « If I Sing To You »), John Jasperse, Donna Uchizono, Neal Beasley, Christine Elmo, and Liz Santoro, among others. She is a part of teaching faculty at Movement Research in NY and alsoteaches dance at universities and centers internationally. She has shown her choreography in NY art Judson Church, CPR, Danspace Project and P.S. 122. She was a DanceWeb scholarship recipient in 2002.
Yb.


02/09/2010
17H-19H
ESAM.
Salle 24, 2nd étage.

Min, Chorégraphe.
Mouvoir, danser, j’aimerais essayer moi, de montrer ce que je pense et ce que je danse.
Min travaille. Elle est en travail. Elle pense la danse, maintenant, comme une élévation. La semaine d’avant, elle pensait « être mue », maintenant ça se précise. Elle pense « être mue vers le haut ». Elle essaie donc des expériences afin de trouver cet état. Il s’agit maintenant d’expérimenter quelque chose qui la « meut vers l’élévation ». Elle tente de trouver des stimulations qui la conduiraient à ça. La musique a pu être un de ces stimulis. Elle ne danse pas sur la musique, mais elle utilise la musique.
(Elle va essayer de faire quelque chose maintenant).
Elle travaille son degré de résistance. Elle épuise la résistance au fur et à mesure qu’elle travaille. Elle cherche une égalité entre la résistance et le désir.
Les stimulations permettent de conduire au désir. Les stimulations c’est ce qui permet au désir de devenir visible. « Je danse pour rendre visible ce désir qui est en moi. Tout ce désir qui est en moi. Comment on fait ça ? Comment on le pratique ? Comment on le montre ? »
Tentative 1
(musique disco. seul dans l’espace. Immobile. Puis légèrement en mouvement)
Elle parle : « Commencer par la plus grande stimulation. La musique. Je vais expérimenter, commencer par la puissance 10, puis descendre, 9.8.7…. Je vais montrer ainsi comment je pratique la résistance. Comme il y a un regard extérieur, je vais avoir d’autres problèmes à régler du fait de votre présence ».
(Pensées: Quand Min résiste à l’écoute de la Musique, c’est comme si elle tentait de ne pas se laisser aller au rythme qu’impose la musique. Donc, Puissance 10. Elle est immobile pendant que la musique se fait entendre. Puis, quand elle se met à danser, elle est rattrapée par la musique et la résistance diminue. Min pense donc la danse comme un espace d’immobilité qui permet de sentir l’imperceptible mouvement. Quand son corps et sa tête fléchissent, c’est qu’ils sont pris dans un mouvement qui n’est plus un mouvement intérieur. Le regard du public sur cette immobilité aura pour effet d’accélérer la baisse de résistance.
Danser, pour Min, c’est donc rompre, peut-être, avec l’attente et le désir de mouvement du spectateur. Et c’est tenter d’entretenir un mouvement intérieur, peut-être une intensité propre à elle seule, interne… et qui, peut-être, à un moment, va devenir sensible pour le spectateur. Et cette sensibilité ressentie va peut-être s’élever au seuil de visibilité). Tout est indécis.
YB


02/09/2010
Liz Santoro, Michelle Boulé, Cynthia Koppe
CCN, Black Box
16h
Cheveux roux, tee-shirt bleu clair, pantalon orange fluo. Liz Santoro nous informe tout de suite qu’il ne s’agit pas d’un showing mais d’une répétition publique. Elle met en avant son désir de partager avec le spectateur son travail réalisé depuis le début du Skite. Son travail met en parallèle le corps et les vêtements. Une jupe serrée, des talons hauts ou un jogging génèrent des postures différentes du corps. Cinq tableaux se succèdent : des positions figées, froides laissent peu à peu place à un geste chorégraphique collectif, puis à la parole de new-yorkaises désespérées, et enfin à un show musical.
La scène vide. Un son sourd de micro mal éteint. Une valse de talons au loin, derrière le public. Une tension soudaine envahit l’espace. Trois femmes en tailleur marchent le long du plateau. Le regard fixé sur le public, elles prennent des pauses. A l’image de mannequins en vitrine, elles sont figées. Parfois, d’un geste lent, elles modifient leurs positions. Des mannequins articulés.
Les trois danseuses entament ensuite en ligne horizontale, une chorégraphie collective. Les talons claquent sur le plancher du théâtre. Le regard toujours fixé sur le public et le visage dur, un ballet rythmé de jambes et de pieds interroge la difficulté de bouger en jupe étroite et talons. Elles se déchaussent, déposent leurs chaussures alignées hors scène. Deux performeuses dansent pieds nus. Dès lors, les mouvements sont plus flexibles. Elles se cherchent, se bousculent, s’observent, s’attendent. Des arrêts réguliers ponctuent leurs danses. La troisième les fixe avec insistance. Les performeuses troquent ensuite leurs jupes sobres et inconfortables contre des joggings colorés. Sur trois chaises, dos au public, elles viennent à tour de rôle sur le plateau. Leurs traversées du plateau se font de manière systématique, voire robotique : d’abord longer la scène, puis entrer au lointain. Les danses s’enchaînent de manière très ritualisée. Elles se répondent. Leur marche lourde et soutenue pour aller et venir sur le plateau contraste avec la lenteur de leurs mouvements. De nouveau en jupe, texte en main, trois amies se retrouvent et jasent sur les autres. Les comédiennes exagèrent tous leurs gestes et leurs intonations. Leurs corps se transforment selon le sujet de conversation. La chaise devient alors le théâtre de leurs émotions : gêne, moquerie, étonnement, jalousie. Enfin, les performeuses se chaussent à nouveau. Michelle commence un duo enflammé avec une bande enregistrée d’un chanteur américain. Cynthia et Liz accompagnent, imperturbables, la chanteuse. La chanson monte en puissance : Michelle est en transe, les deux autres, visage fermé, descendent en rythme sur leurs jambes puis écartent leurs cuisses.
Arrêt brutal de la bande sonore. Les performeuses se relâchent et sourient… enfin.
Entre adolescence et féminité évidente, les trois performeuses new-yorkaises testent leurs corps et leurs voix. Elles mêlent plusieurs genres et créent des contrastes fascinants : essai de vêtements, expérimentation corporelle, chant, jeu.
L.P


03.09.10
QUELQUES MOTS A / DE : WOJTEK ZIEMILSKI

Une série de 8 mots soumis au regard du metteur en scène et plasticien Wojtek Ziemilski.
Pour commencer, je vais tricher. Ce seront deux mots :
WOJTEK ZIEMILSKI
(Silence) Celle-là elle est dure.
J’aurais dû finir par ça peut-être ?
Oui, c’est ça. Peut-être qu’on finit par ça.
FICTION
Pour moi, c’est quand tu commences à raconter. Soit tu te racontes, soit tu racontes à quelqu’un. Et donc tu passes de la chose à la vue de la chose. Et au moment où tu as la vue, tu as une perspective, et donc la distance. Et quand tu dois « faire » cette distance, tu fais la fiction. Tu peux aller tout droit, mais tu peux faire un grand saut. Et ce voyage, c’est la fiction. Ce qui veut dire, disons, que tu fais de la fiction même quand tu fais du documentaire. Même si tu essaie de décrire une chose simple : une pierre. Tu la fictionnalises, sauf que cette fiction est peut-être plus directe, elle essaie de faire le voyage le plus court possible. Et je pense que c’est quelque chose de très problématique pour moi ; parce que je me méfie de la fiction. De ce saut dans le non-réel, ou dans un réel qui est dans la tête. Parce que ça veut dire aussi perdre ses repères, et les reformuler. Mais c’est quand même séduisant.
IMAGE
Ah ! Encore une séduction. C’est curieux comme suite, fiction et image. Tu sais il y a tout ce discours, maintenant, qui dit de se méfier des images. De ce qui est visuel, de ce qui est esthétique, de ce qui séduit l’œil. La séduction de l’image serait donc une non-pensée. Un laisser-aller qui arrêterait ta pensée, ou du moins ta pensée critique, ta réflexion. Mais j’aime l’image ; je comprends ce doute, cette nécessité de ne pas être séduit par l’image, mais en même temps, il y a une espèce d’hypocrisie dans cette critique tellement sévère. Moi j’aime l’image, et j’aime l’image… belle. J’aime l’image qui bouge d’une manière belle, j’aime le cinéma beau. Tu vois on est ici, il y a le soleil, il y a l’eau, c’est joli, et je ne vois pas pourquoi je devrais ne pas l’accepter. Peut-être faut-il le remettre en relation, et ne pas s’immerger comme ça dedans comme si on était innocent – même si on ne peut-être innocent – mais accepter qu’il y ait des images qui nous sont agréables, qui nous séduisent.
J’y pense beaucoup, dernièrement, à la nécessité de retirer tout : la fiction, l’image ; et de rester dénudé : réflexif et critique au point d’un anéantissement, d’une négation.
Après tout j’aime le rapport direct (de l’image) ; tu sais comme avec Brecht, tu as cette tension énorme entre l’aspect critique et l’aspect complètement ludique, presque ridicule, d’un amusement, d’une fête. C’est un énorme sujet : l’image, ce qu’elle raconte, comment elle se positionne, comment elle fuit celui qui la produit, comment elle fuit à celui qui la regarde. Je lis en ce moment un livre de Didi-Huberman : Quand les images prennent position. Toute cette réflexion sur le poids de l’image, l’image comme quelque chose que tu engages et qui t’engage à la suite. Ça me plaît comme expérience. J’aime beaucoup plus l’idée de l’expérience que l’idée de l’image. Je ne suis pas tellement attaché à l’image comme une chose première ; mais juste quand elle déclenche quelque chose que parfois d’autres choses déclenchent encore mieux (le son, la musique, le dialogue, la chaleur…). L’image a peut-être quelques aspects qui la rendent particulièrement puissante, d’où son aspect de symbole, son aspect sémiotique, qui renvoie quelque part, qui combine… Puis l’esthétique, l’expérience… Bon. POINT.
SCÈNE
Encadrement?
Après l’image, ça colle.
Oui, je pense que ça résume bien. Il ya cet exemple que je donne toujours, de Hélio Oiticica, qui se promenait et qui pointait des objets, qui devenaient alors des œuvres d’art. Ce qu’il faisait pour moi, c’est créer la scène. Il y a ce livre de Erwin Goffman : Framework Analysis, où il analyse des situations comme si c’étaient des cadres.
Peut-être que je vais revenir à la question de la scène comme un lieu de théâtre, mais pour l’instant ce n’est pas quelque chose qui me préoccupe tellement. Je pense que j’aime beaucoup m’amuser de l’aspect scénique de toutes sortes de situations. Utiliser l’ambigüité esthétique de l’aujourd’hui, l’incertitude qu’on a à savoir quand est-ce que quelque chose est déjà sur scène ou quand ça ne l’est pas. Ça revient à la première question : celle du saut dans la fiction, et l’observation de ce jeu, quand je commence à voyager. Ça fait en même temps le voyage, et quelque part aussi la critique du voyage.
Encadrement, mais pas tant que ça en fait ; puisque tu es à la fois en dehors et à l’intérieur, et que tu joues sur cette frontière ?
Oui, tu joues sur l’encadrement…
Tu marches sur le cadre ?
Oui, tu regardes comment fonctionne cet encadrement, quand est-ce qu’il apparaît, quand est-ce qu’il disparaît. Comme dans cette vidéo de… où la fille dessine et puis le mec est dans le dessin… Une vidéo des années 80… Je retrouverai.
CORPS
Oh là. C’est le plus problématique pour moi. Ça ne me dit pas grand chose. Je ne pense pas avoir un fétiche particulier du corps. Du point de vue, disons, artistique.
Je commence à me demander s’il y a une relation entre la séduction du corps, son aspect érotique, et la séduction de l’art. Est-ce que le corps n’aurait pas alors un rôle particulièrement important ? Il ne me semble pas. Je ne vois pas pourquoi le David de Michel-Ange devrait être plus séduisant que la Fontaine de Duchamp.
Quel corps m’intéresse ? Quel corps me dit quelque chose ? Est-ce qu’un corps sur scène me dit plus parce que c’est un corps ? Non. Du tout. Au contraire, je pense que ça rend les choses beaucoup plus difficiles. Parce qu’il est pesant, parce qu’il y a beaucoup de quelqu’un dans un corps, et que donc, peut-être, la fiction est plus loin.
Qu’est-ce qu’il faudrait sur scène, si ce n’est pas des corps ?
Tu peux avoir de tout, tu peux avoir des marionnettes, des projections, un film… un film qui a un corps, mais qui est quand même plus loin. C’est bien la distance.
Tu trouves le corps trop présent, en fait.
Oui. Trop présent peut-être dans la représentation. Justement peut-être parce qu’il est tellement corps. Peut-être est-ce ce qui m’intéresse dans l’art dit « relationnel », ou dans le théâtre qui se fout de tout aspect représentationnel, qui fonde en fait des expériences, des aventures, des jeux, des voyages, qui retire la représentation du corps. Peut-être là il redevient un corps avec lequel je peux entrer en relation, et qui n’est pas séparé de moi. Cette séparation est quelque part inhumaine, et c’est peut-être la chose qui me fait le plus détester le théâtre. Au contraire de tout ce discours qu’on a sur l’intersubjectif, sur le fait d’y retrouver un alter ego, c’est en fait inhumain : ça met un corps loin, séparé, et en plus qui n’est pas soi-même, qui est une représentation de quelque chose d’autre. Et tout ça avec cette sympathique origine du « je veux partager quelque chose », de « je veux raconter une histoire » ou « j’ai des choses en moi que je veux exprimer »…
Donc un théâtre sans corps…
Ou un théâtre avec un corps moins… prétentieux donc. Qui prétend, donc qui veut quelque chose, mais qui prétend aussi être autre chose. Et qui se cherche ailleurs : cette idée que tu entres sur scène, et qu’il y a un ailleurs, et que tu commences à puiser dedans comme si c’était une mine. Non, c’est un podium. Tu te mets sur le podium… Ce qui serait d’ailleurs une idée intéressante. La scène comme podium. Pourquoi ça ne me dérange pas ? Je ne sais pas. Un corps sur un podium ça ne me dérange pas. C’est comme s’il était le performeur parfait, parce qu’il ne fait qu’exécuter son ordre, qui est celui de correspondre à la fonction de vainqueur. Je pense qu’il y a là des choses à chercher.
REGARD
On en a parlé un peu. Très complexe, ça. Ces mots sont tellement génériques qu’on choisit une piste.
C’est aussi le jeu.
Quand j’étudiais la philo je flippais complètement sur toutes les questions de regard comme subjectivité, comme confirmation, tous les jeux de solipsisme… Je pense qu’il faut être jeune pour être solipsiste, pour jouer à ce jeu de la chaise disparaît quand je ferme les yeux. Dans ce sens là, je pense que j’ai plusieurs choses à dire quand même. D’une part, une certaine modestie devrait s’imposer : ne pas donner trop de poids au regard, ne pas le considérer comme le maître. D’autre part, la chose la plus évidente et banale, c’est que sans le regard il n’y a pas d’œuvre. Est-ce que c’est une œuvre si je la fais avec les yeux fermés et que je la jette ? Peut-être. Est-ce qu’elle m’intéresse ? Je ne pense pas. C’est curieux que quand on regarde une œuvre, on parle de l’expérience esthétique ; et que ce mot, qui vient du grec, désigne à l’origine l’expérience sensible, à travers les sens. C’est donc l’aspect sensuel du regard qui était là. Tandis que maintenant, quand on pense au regard, on le distingue souvent de l’expérience. Peut-être. Je ne sais pas. Je passe.
Il serait de quelle nature s’il n’était pas sensible ?
Oui, je me demande si je ne dis pas des conneries.
Le regard peut-être comme quelque chose d’intellectuel, de critique ou d’analytique. Avec cet aspect de jugement, de vérification.
Il y aurait une forme de regard chaud, et une forme de regard froid, alors ?
Oui, peut-être. Et il y a effectivement, une forme de regard qui se laisse aller, et une autre qui recherche le différent. C’est évidemment lié à la manière dont tu te situes; et je découvre de plus en plus le plaisir de se resituer, de changer de regard. Donc de regarder la même chose, mais avec un regard différent, et donc de la vivre d’une autre manière. C’est assez puissant comme sensation. Car du coup tu changes le jeu, la fiction, tu changes ce saut que tu fais, juste parce que tu acceptes de regarder d’une manière ou d’une autre. Et si on ne le fait pas d’habitude, c’est un peu par économie de moyen. Et un peu je pense parce qu’on est arrogant. C’est curieux parce qu’on se pense maître, et donc, comme s’il n’y avait qu’un regard, on regarde et en même temps on devient esclave. Parce qu’on n’a pas la liberté de l’ajuster, de le développer. On essaie ici d’organiser des « Showing », toutes sortes de travaux en processus, et de voir comment on peut les développer, et ça ne donne rien. Tu le montres, les gens regardent, et ils ne disent rien, ou alors ce qu’ils disent ressemble à une critique. La manière de montrer est complètement fermée, on ne voit pas trop comment atteindre cette liberté de regard…
Mais en même temps, d’affirmer que j’ai ce regard-ci, un regard affirmé, c’est une certaine garantie de mon identité. Ça garantit la simplicité de mon identité, donc le fait que je sais où mettre le prochain pas. Si je mets toujours ça en doute, j’en deviens fou, je ne peux pas avancer…
Avant je me mettais très souvent dans des regards très décidés : « voilà, c’est ce que je veux ». Mais durant ces dix dernières années, je fais beaucoup plus de ce regard bienveillant, ouvert, et en recherche ; et là je découvre que je reviens dans un regard plus dur, plus sévère… Point.
PAROLE
Ah, c’est bien ; celle-là je devrais la passer. Parole parole parole…
J’ai toujours détesté le théâtre de parole ; et puis la première performance que j’ai faite en Pologne, il y a un an, ce n’est que moi à parler sur scène, à lire ; et c’est en bonne partie sur les paroles, sur la langue.
Je ne sais pas, je n’ai pas trop envie de passer du temps à analyser ça.
CHOISIR
Oui, voilà un choix : quand je dis que je n’ai pas trop envie de faire ça, c’est aller à droite et ne pas avoir de mémoire. Oublier le conditionnel passé : « j’aurais dû ». J’essaie de mettre ça en pratique. Choisir, puis accepter, continuer. Et trouver la légèreté du geste de choisir ; la simplicité de dire « Je tourne à droite. Oups, je suis tombé, je suis dans l’eau, je suis mouillé. C’est comme ça. » En même temps je suis super têtu. Quand je choisis quelque chose, il est très difficile pour moi d’accepter que le choix n’ait pas les conséquences que je voudrais. Ce qui parfois complique les choses. Mais ce qui m’a quand même amené à pas mal de réalisations. Assumer les choix…
C’est tout ?
Non, pour finir je vais justement te demander de choisir un mot que tu aurais aimé entendre…
MÉMOIRE.
Je ne sais plus où j’ai lu ça… L’idée c’est que la création, c’est la mémoire. C’est la mémoire qui est cet élément créatif. Le nouveau, c’est ce qui arrive quand on reconstruit, quand on fait devant le chemin qui est derrière. Mais la mémoire ce n’est pas le passé. C’est la chose la plus présente. C’est ce que tu as, ce que tu portes avec toi. Elle a une drôle de relation avec le projet, avec ce qu’il y a devant, avec la perspective.
Mais peut-être que je me sens aussi piégé avec la mémoire. Parce que avant je faisais toutes sortes de travaux disons abstraits, ou en relation avec la mémoire extérieure, remise au présent. C’est assez étrange de se voir faire ça. Parce que je ne suis même pas sûr que c’est l’art que j’aime. Que je voudrais voir ou vivre. Et donc ça va contre mon idée qu’il faut faire de l’art qu’on voudrait voir ou vivre.
Est-ce que tu veux revenir au premier mot qu’on a laissé de côté ?
Je pense qu’au final il a déjà été décrit assez bien.
Garance Malivel


03.08.10 12h Yoko SATO
Performance réalisée sur la pelouse du Conservatoire.
Une pelouse parsemée de parapluies. Multiformes, multicolores. Cinq performers entament des jeux de composition/décomposition, d’empilement puis de dispersion dans les airs, déployant le potentiel poétique du parapluie. Jeux d’ombres et de lumière. Jeux d’enfants : variations autour d’un tigre en peluche qui apparaît, disparaît, choyé puis martyrisé. Rencontre de l’esthétique nipponne et des sons de la harpe.
Les cinq performers se font face à présent, pour exécuter une composition élaborée sur les principes du Tao. Echanges de mouvements, d’énergies et de voix. L’un danse avec son foie, l’autre avec son cœur, ses reins, son estomac ou ses poumons. Chacun incarne un des éléments fondateurs du Tao : l’or, l’arbre, la terre, le feu, l’eau. Puis vient une suite chorégraphiée de mouvements respirés, synchronisés. Qui s’accélère jusqu’à l’harmonie retrouvée d’une ronde lente et de sons concertés, accompagnés, de nouveau, par ceux de la harpe.
Image finale : les performers rassemblés autour de la chorégraphe soufflent dans chacun de ses organes un son, pour un ultime échange d’énergies.
G.M


03/09/2010
ESAM,
21h-00h
De la performance en veux-tu en voilà…
Trois heures durant, le skite ouvre ses portes au public qui se laissera surprendre par de multiples formes brèves dites en chantier.
Au marché des arts, rue de l’ESAM, le skiter ou le spectateur lambda – attiré par le bouche à oreille – glane des corps, des atmosphères, des images, des sons. Il cherche les salles concernées, passe la tête dans l’entrebâillement des portes, s’entasse dans les endroits devenus exigus ; il se réfère fréquemment à son programme A4 sans savoir où se rendre en priorité, et puis il part finalement avant la fin de la proposition, afin d’être sûr de ne pas rater l’essentiel, la perle rare, celle qui se déroulerait juste à côté… Boulimie artistique, névrose consommatrice, peur de l’ennui? C’est l’esprit du Skite, le jeu de la performance – être au bon endroit au bon moment – la règle aussi de ces moments d’interaction pluridisciplinaires ou la réception est à l’image des propositions : fragmentée et partielle.
Sortant de l’atelier de l’artiste polonais Wojtek Ziemilski, j’entends un bit répétitif, binaire ; quelques pas et et j’arrive jusqu’au conglomérat en question (je ne peux guère aller plus loin si je ne veux pas déranger les autres spectateurs) ; devant moi Maud Le Pladec et Julien Gallée-Ferré viennent de débuter leur performance.
Tout deux droits comme des « i » ils attendent, et puis, progressivement, « entrent dans la danse ». Il s’agit de mouvements simples, réguliers qui partent d’abord des jambes et des bras et qui s’effectuent dans un « sur-place » relatif. L’impression d’assister à un échauffement puis à une course. L’ensemble de la performance évoluera sur une succession de crescendo et de decrescendo faisant augmenter ou diminuer le nombre et le rythme des mouvements. La détermination à créer du flux est constante. Côte à côte, concentrés dans leur parcours personnel, les deux performers cherchent également la symbiose : leurs mouvements, mêmes lorsqu’ils ne sont pas identiques, se font écho et finissent toujours par se rejoindre pour se décaler à nouveau. Une véritable écriture mêlée aux aléas du temps réel et de l’improvisation cimente le duo.
Ça ressemble en fait à un training parcouru d’accidents chorégraphiques qui dévient la trajectoire, tentent une autre direction, cherchent à prolonger puis à relâcher l’effort. L’image qui me saisit est celle de la sueur qui perle sur le visage de Maud et transperce peu à peu le tee-shirt de Julien. Quoi de plus juste que cette transpiration – phénomène biologique incontrôlable – qui surgit par rapport à l’intensité de l’effort et repositionne le corps au niveau organique.
L’acte performatif est ici entendu dans son sens premier et c’est donc lui qui, tout naturellement, provoquera l’arrêt de la boucle : Julien, n’arrivant pas retrouver l’énergie pour se relancer, finira par quitter le plateau en disant « C’est elle qui a gagné. »
A partir d’une action simple – « qui de nous deux tiendra le plus longtemps » – l’imaginaire du spectateur envisage aussi bien la figure sportive que la figure de l’aliénation que la figure du créateur en recherche.
P.P.


03.09.2010
21h-23h.
ESAM (Ecole supérieure Arts et Médias)

Ouvert au public, le SKITE offre ce soir un nouveau temps qui se lit ici comme le partage d’un espace au sein duquel, depuis plusieurs jours déjà, ça fourmille. Les propositions seront multiples. Elles commenceront par une « perf » dans l’entrée majestueuse de l’Ecole, dans les escaliers. Là, C’est une proposition de Sophie Quenon qui s’intitule « TAS ». Soit une grappe de performers, immobile, proposée au regard d’un public qui vient voir. C’est juste une grappe qui est là, presque l’image d’un charnier vertical qui nous rappelle que l’être mort est parfois enterré debout. Curieuse sensation de ce qui est donné à voir ou nous regarde passer pressé de découvrir l’intérieur. La grappe est figée à un mur, cinq ou six corps la composent. Si le corps disparaît dans cet amas de chair habillée, les corps disent leur présence. C’est une grappe de SKITER. Ils forment une œuvre. Ils sont en travail. On ne regarde que trop brièvement ceux qui travaillent à faire une œuvre.
A l’intérieur, une bande s’agite à déplacer un mur de cartons qui doivent trouver un équilibre. La règle de l’équilibre et de la vitesse est ici mise en cause. Comment trouver un équilibre dans la vitesse pourrait être la question. Ça regarde un peu plus longtemps et sous la surface de verre qui couvre l’atrium, quelque chose tient de la performance. Moins une « perf » qu’une performance. Comprenons un exercice de virtuosité.
Ça déambulera toute la soirée, allant de coins en coins, et de salles en salles, à la rencontre de travaux qui, pour la majorité, se nomme « sans titre ». Prises de vitesse ou inscrit de manière irrémédiable dans la recherche, les formes ont donc pour nom « sans titre ».
(pensée : j’imagine que c’est aussi le titre de tous les « dossiers » que l’on ouvre sur l’ordinateur et que l’on ne renomme pas. « Sans titre » renseigne donc sur une étape. Il faut le croire).
Ce sera aussi le nom de la présentation du travail de Maud Le Pladec et Julien Gallée-Ferrée. Eux ont décidé de squatter un angle mort. Un ordinateur posé sur le sol, ils se lancent pendant 45 minutes dans une série de mouvements accompagnés par une percussion redondante. Ils semblent chercher l’épuisement. Ils tirent sur la corde. Le public s’affranchira de l’écoute et de l’attention, et fuit cet instant qui dure.
(pensée : pendant cet exercice, un long moment, Maud après un enjambement latéral se sera retrouvé face au regard de Carolin Carlson. La danseuse aux cheveux encore blonds l’aura regardé sans sourciller et Maud , à moins de deux mètres, a continué de danser. Je les regarde toutes les deux. L’une a commencé par la performance il y a quelques dizaines d’années. L’autre poursuit ce que Carlson n’a toujours pas fini de travailler. Je regrette un instant qu’il n’y ait pas un dialogue entre les deux).
Julien et Maud transpirent. Les vêtements collent à la peau. Les visages rougissent. Le rythme ne faiblit pas. Ils se sont entraînés et ont présenté cet après-midi, à un public invité, leur travail.
(Pensée : je me demande quelle est la partie du travail présenté qui a été déjà vue et peut-être a déjà été commentée cet après-midi. Et je me souviens que la performance peut être liée à l’improvisation immédiate. Mais qu’elle est parfois également préparée).
Les 45 minutes sont écoulées. Le public restant se disperse. Julien dit : « c’est elle qui a gagné ».
YB


5/09/2010
Séance de présentations au CCN…
15h

Trajal Harrell, danseur et chorégraphe new-yorkais, présente une partie du solo qu’il est en train de travailler actuellement. Après avoir installé les spectateurs sur le plateau, dans une relation de proximité avec l’espace de la représentation, il avoue être un peu tendu (il attendait seulement une vingtaine de personnes et nous sommes approximativement le double.)
En premier lieu, c’est la lumière qui crée le dispositif scénographique : deux lampes en forme de champignons rouges sont postées sur le sol, face à face (environ trois mètres de distance) ; deux autres, des sortes de tubes luminescents changeant de couleur, se font face de la même manière, de sorte que la disposition des quatre objets forme un quadrilatère. Cet espace sera celui de la représentation.
Le danseur pénètre sur le plateau dans le noir presque total – seuls les deux tubes luminescents sont allumés – et s’avance vers son téléphone portable pour déclencher la musique. Des notes de piano se font entendre, calmes et sereines, entrecoupées de plages de silence, rejointes plus tard par un violon. Trajal effectuera avec ses bras, son bassin et sa tête des mouvements dans la lenteur, la souplesse, la circularité.
On le distingue à peine dans l’obscurité qui l’entoure. Il faut redoubler d’attention pour percevoir ses gestes et ses intentions. Les lampes, comme des veilleuses, rappellent – d’une manière stylisée et moderne – les cierges que l’on allume dans les lieux de recueillement. L’intimité du dispositif ouvrirait alors un espace de l’ordre du dévoilement, peut-être du rite ou du rituel…
15h45

Artiste française, actuellement en formation au Centre National de Danse Contemporaine à Angers, Malika Djardi, présente une étape de son travail chorégraphique. Celui-ci se développe à partir d’un entretien sonore que la jeune femme a réalisé avec sa mère.
S’appuyant sur une matière autobiographique, Malika investit le champ du témoignage, de la parole intime et personnelle et cherche l’endroit où corporalité et mémoire individuelle – c’est à dire tissu narratif troué – coexistent.
Longtemps, elle évoluera sur le plateau avec un voile noir sur la tête.
La Mère – sa mère – raconte.
Les années de complicité avec cet homme, beau, discret puis les jours devenus habitudes, routine. La maladie ensuite. La disparition. Rester.
Seule avec ses enfants. Adolescents.
Se souvenir de ce que, jeune fille, on attendait de l’amour… Constater le chemin parcouru.
La fille, pendant ce temps, avance sur le plateau : (dans le désordre et sans certitude) étire le bras, se retourne soudainement, chute. Recommence. Apnée du corps allongé qui cherche l’air. Recommence. Et puis à un moment, cette image du voile qui s’enroule autour du cou, comme une strangulation, pour finir par glisser de lui-même et démasquer le visage. Héritage dont on se départi, identité qui se révèle et s’affirme.
Le voile c’est aussi et avant tout l’incarnation et la trace d’une pratique religieuse. La mère raconte les cinq prières, sa conversion à l’islam. Ce choix personnel qui a conditionné sa vie.
17h

Sur une proposition performative d’Olga Dukhovnaya, un groupe de huit personnes d’âges, d’horizons et d’expériences artistiques extrêmement variés, s’est constitué pour travailler autour de ce que l’on nomme l’effet koulechov.
L’effet koulechov est une pratique de montage inventée par le réalisateur du même nom en 1922 et consiste en la juxtaposition de deux images de nature et de caractéristiques spatiales et temporelles différentes. La signification découle ainsi de la collusion inattendue entre les deux images.
L’enjeu d’une telle proposition réside alors dans la manière de transcrire l’effet cinématographique au sein de l’espace théâtral dans des conditions du temps réel. Il s’agit d’un travail sur le mode de narration.
Costumés, déguisés, accoutrés (ils portent une combinaison de plongée, une tenue de foot, un masque, un juste-au-corps, etc.) les huit protagonistes s’engagent dans une action commune qui sera le fil conducteur de l’expérience : traverser le plateau.
Imperturbables, réguliers, alignés, les performers vont et viennent de cour à jardin . Au sein de ce continuum, ils s’arrêtent – seuls ou à plusieurs, de manière décalée – effectuent chacun un geste, net et précis, puis repartent, changent de direction, recommencent…
Des situations ou saynètes gestuelles à l’effet comique se nouent ainsi. La transposition de l’effet koulechov fonctionne selon une accumulation de gestes qui prennent sens dans leur succession immédiate. Ce procédé fonctionnera particulièrement bien lorsque l’un des performers lira la quatrième de couverture de Roméo et Juliette. La lecture de l’intrigue, entrecoupée par le flux des traversées, créera des décalages entre le « son » et « l’image », la voix et le geste, ce qui inscrira l’ensemble dans une tonalité parodique.
P.P.


07.09.2010
Salle 25, ESAM
Shy Dance

Ceci n’est pas une critique et Shy Dance n’est pas un spectacle. Ce qui suit est donc un témoignage qui tente de rendre compte d’un processus de travail, qui essaie de rendre sensible un commencement d’œuvre. Ceci n’est pas une critique et il n’y a aucune évaluation, aucun jugement, aucune expertise de cette œuvre en devenir. Ceci n’est pas une critique, mais la médiation d’un regard qui, tout en étant dans un processus de travail, demeure étranger malgré sa proximité. C’est que pour autant que le critique est absent, ses manques lui sont inhérents. Il n’est ni artiste, ni danseur, ni acteur. Il n’utilise pas son corps comme ceux qu’il regarde. Au mieux, il imagine, invente, spécule… sur ce qu’il voit et ce qu’il entend. Il essaie de se rapprocher d’un espace artistique qui, de toutes les manières, demeure fuyant ou secret. Le contact qu’il a avec l’œuvre est énigmatique. Le contact qu’il a avec un processus de travail l’est aussi. S’offre à lui, pourtant, dans l’instant de ce travail, une liberté qu’il a rarement. A l’écart, mais invité à suivre le début de ce travail, il est offert au critique une liberté soudaine. Les lignes qui suivent en rendent compte.
Shy Dance… « Danse timide » traduit Antonin…
We work about something, but we don’t know what it is. We started by sleeping during 10 minutes. When you will come back, we started to work together and we will listening Music.
Elise, Marie, Antonin, Mélanie, Pauline, Matthieu, Anaïs, Olga, Cristina… Tout commencera par un temps de rencontre. Et immédiatement une parole (Antonin) qui invite les SKITERS à dormir. A dormir Réellement. C’est-à-dire à gagner une région moins consciente où le sommeil profond peut-être réparateur. Où le rêve peut être une autre scène. Où la vivacité de l’inconscient peut anéantir la sérénité que l’on prête au sommeil. Dormir, Rêver, Mourir…C’est H qui parle, de mémoire de connaisseur ou de curiste. Le sol de l’interprétation du sommeil a vu maintes herbes folles pousser. Il reste, de toutes les manières, le territoire de tous les passages. Le lieu de l’entre-deux où celui qui dort s’absente tout en devenant plus présent à lui-même. Il est l’espace d’une exigence qui ne s’entend guère dans l’éveil. Dormir… Ou trouver le temps de revenir à soi, peut-être. Dans cet écart, dans cette mise à disposition de soi où un autre que soi (qui se nomme même) dispose de celui-ci, bientôt la petite musique de nuit, ou ces berceuses silencieuses, est rattrapé par un écho musical que l’on apparentera à un rythme jazz. Le retour du dormeur vient ainsi à poindre sur le rythme d’un saxo voluptueux, au rythme d’une basse vibrante et tranquille.
Et les corps immobiles, tenus à l’inertie reviennent à eux-mêmes. C’est un long étirement des nuques, des bras, des poignets… qui finit par rendre l’image de l’homme plastique tel qu’on se le représente. « L’homme debout » est désormais revenu. Et avec lui, déjà étranger au sommeil, c’est l’étranger à lui-même. C’est la solitude de soi vis-à-vis de soi qui est revenue. Cette manière de marcher séparé de soi.
(…)
Le bâillement est le second geste qui viendra clore ce long étirement. Le bâillement muet, ou presque, qui laisse s’échapper un souffle dit le retour à l’autre vie. Furtivement, on le percevrait comme un cri peint par Munch. Mais c’est autre chose qu’un cri, c’est le dessin d’une respiration qui doit trouver le souffle du mouvement à danser. C’est un souffle qui est GeistTanz. Cri prélude à une danse, une transe…
(…)
Avec l’éveil point ainsi un mouvement qui semble moins intérieur. Un mouvement visible, tout simplement plus sensible pour la rétine, se met en place. S’esquisse alors une sorte de rituel où le déplacement est le miroir de l’autre. Où le placement se fait eu égard à la position de l’autre. Avec l’éveil et le mouvement apparaît l’espace. L’occupation de l’espace marqué par des arrêts, par des soulignements, par des occupations. Avec l’espace vient la tentation de l’anti-mouvement. Ou du presque mouvement-absent. Un moyen, peut-être, d’éprouver son étendue, et sa durée. Jeu subtile et muet de gestes contenus, ralentis… Jeu d’images que la mémoire doit archiver comme autant d’instantanés, d’arrêts sur image. L’exercice se poursuivra par « connected some people ». « Just connected ». Quelque chose doit se mettre en place qui procède d’un lent processus insaisissable. Ici, « faire, agir, obéir… » à une consigne a commencé à agencer le groupe qui semble être dans un recueillement. C’est ce mot-là qui devient premier. Et avec lui celui de rituel apparaît. L’espace est désormais l’expression d’un rituel secret.
(…)
(Pensée :la métamorphose du lieu, son changement d’usage, la danse timide a cet effet sur le lieu anonyme. Ce qui est en jeu à travers ce travail, c’est la mutation. Celle des individus qui deviennent un collectif, une communauté. Et cette communauté aphasique obéit dorénavant à une règle de reconnaissance de l’autre qui a choisi un geste. Un geste seulement).
(…)
L’érotisation de l’arrêt est ce qui apparaît maintenant. Il se passe quelque chose entre O et M. O, allongée et littéralement ouverte et s’offre à M, qui hésite mais semble ne pas pouvoir échapper à cette hypnose consentie. O finit par s’écarter. Elle prend de la distance par rapport au jeu qu’elle a mis en place. Ce phénomène d’érotisation gagne un à un les danseurs. Et O en semble le centre.
La jalousie latente est apparue. Des affinités renvoient à l’isolement ceux que le regard n’a pas cerné. La jalousie déséquilibre le positionnement et le placement des danseurs dans l’espace. La jalousie, le désir, la solitude… Ces mots sont étroitement liés. Les corps en réfléchissent la proximité et l’attraction.
YB


08.09.2010
14h-17h00
Salle 25, ESAM
Shy Dance (SUITE 1)

L’allongement du temps (durée ou extension) est lié à la fréquence avec laquelle apparaît la parole qui donne une direction (émission d’un message). La fréquence peut se traduire « rythme », « intervention » ou « son ». Plus l’écart entre chaque émission/intervention est grand, moins le temps est présent, et paradoxalement, plus l’attente peut être vécue comme un moment « où-il-ne-se-passe-rien ». A moins que l’attente ne soit la condition nécessaire à la liberté des flux, qu’ils soient mentaux ou autres. Il faut imaginer et admettre que l’action n’est qu’une des variables de la manifestation d’un corps vivant. L’espace de la performance pourrait ainsi être le point nerveux de cette conception Le territoire sans limites de la performance est peuplé d’un ensemble de lois qui est soumis à la relativité. La réception, qui vaut pour la reconnaissance d’un ordre ou d’un agencement de ces lois sur scène, est donc au moment de la performance l’objet d’un travail de trouble de la situation performative sur le regard (la réception). C’est ce trouble qui est manifeste. Il est en partie ce sur quoi reposent ces œuvres où durée, rythme, émission d’un message… sont soumis à des dérèglements de notre rapport logique à la visibilité de l’action.
Dans Shy Dance, au moment où le processus commence, c’est cette expérience que l’on fait. L’ensemble des situations qui vient à naître d’une improvisation collective s’inscrit alors dans une continuité où un geste déclencheur sera filé par le groupe ou brutalement arrêté. Ce qu’il faut peut-être admettre, c’est que cette continuité n’obéit d’aucune manière à une logique narrative, mais principalement à une logique sensitive. C’est la production d’espaces sensibles, qu’il est presque impossible d’inscrire dans une chaîne signifiante, qui rend ces œuvres éphémères. Qui fait que nous sommes en présence d’une « danse timide ».
Tous les exercices menés jusqu’à maintenant auront été préparatoires à la construction de la Shy Dance.
15H05.Ce qui se met en forme : un effet ludique qui était jusqu’à maintenant imperceptible. Yoko danse allongée sur une table, sur un rythme disco (image de brancard des urgences). Les autres danseurs sont spectateurs, assis et convertis à un mouvement répétitif (bras sur la tête, jambes croisées, mains ballantes…). Au terme de cette poignée de minutes, Yoko, rieuse, finit par lâcher un « c’est con » joyeux et enjoué. Et de regarder Shy Dance comme l’expression de la timidité. Non pas comme ce qui détermine une psychologie, mais bien comme ce qui organise un mouvement qui, dès son commencement, est forcément interdit, peut être maladroit et contraint. Un mouvement qui ne peut être qu’esquisse…
Le temps de Shy Dance aura été de mettre en scène ces états sous une forme ludique… Ou l’art de créer un espace partageable, communicable, appréhendable par tous… Le ludique étant ce qui vraisemblablement est le plus facilement transmissible. Même si ce n’est pas le plus facile à produire. 15H11.
Et ils rient de cette connivence, de cette circonstance, de cet abandon. Il y a le plaisir qui est venu.
YB


08.09.10
12h
Eglise Saint-Nicolas
Ma chorégraphie et autres choses
Thami MANEKEHLA / Anabel CAIRO VEGA / Yohann ALLEX/Perrig VILLERBU

À la croisée des transepts de l’église Saint-Nicolas, sur le plateau noir qui sera le théâtre des opérations, Anabel s’avance. Craie à la main, elle se met à tracer frénétiquement de grandes courbes, lignes traversantes, spirales… au gré des mouvements de son corps. Une fois le plateau jalonné de ces signes, elle sort. Puis revient, armée d’une serpillère à l’aide de laquelle elle s’efforce d’effacer, le plus rapidement possible, ce qu’elle vient de tracer. Un nouveau dessin d’eau est créé, qui lui aussi disparaît. La chose et sa déconstruction. Le ton est donné.
Second « tableau » : Thami entre en scène, poings serrés. Sons électro, à résonnance industrielle, concoctés par Perrig. Seule la tête, ponctuellement, change de direction. Il traverse le plateau, puis à son opposé se fige, mains sur les hanches. Déhanchés, ouvertures de bras, sourires… parodie de mannequin ? Le rythme accélère ; les gestes aussi. Pantin mécanisé qui semble s’emballer. Nouvelle métamorphose : Thami esquisse à présent des gestes de ballerine, aller, puis retour, en traversées diagonales. S’emballe, elle aussi, jusqu’à l’irruption brutale d’un « YMCA », voix et geste à l’appui. Entrent alors les trois autres protagonistes, entamant en ligne, de manière désynchronisée, les gestes de la « Macarena », célèbre tube pop des années 90.
Changement de musique, changement de style : ambiance blues. Deux couples se forment, entament par un dandinement frénétique une chorégraphie faisant alterner danses de salon et mouvements saccadés des danses un peu figées de night-club.
Nouveau tableau : seul Yohann reste en scène. Entame d’une voix étonnamment aérienne et cristalline, un chant aux résonnances religieuses, qui envahit l’espace de l’église. Contraste saisissant. Anabel lui ôte sa chemise, Thami son pantalon noir, et tous deux le revêtent – Christ éploré momentané – d’habits de soie colorés. La voix s’intensifie, le drame aussi. Puis cesse avec la sortie brutale de Yohann.
Nouveau contraste, nouvelle image : chacun réapparaît muni d’un vélo. Encombrement sur le plateau, sonnettes, courbes contraintes.
Acte final : Anabel, de nouveau craie en main, tente de suivre et tracer les mouvements que Thami effectue devant elle. Jeu paradoxal, orchestre infernal. Puis tous entrent en scène, munis d’une pelote de laine de couleur vive qu’ils dévident consciencieusement sur la surface du plateau. À leur sortie subsiste l’œuvre de leurs tribulations : sur le tableau noir qui s’étendait sous leurs pieds s’entremêlent les courbes blanches de la craie, et celles, colorées, de la laine. Tableau aussi éphémère que fragile, qui rappelle en un écho circulaire le premier tracé d’Anabel, qui avait été aussitôt effacé.
À plusieurs égards, cette pièce – que Thami présente plus comme une somme de matériaux assemblés que comme un tout achevé – relève du paradoxe et de l’hybridité. Paradoxe de la construction/déconstruction, de la tentative d’inscrire le mouvement. Et jeu sur l’hybridité des formes d’expression, des sons, des styles de danse… Sur l’hybridité des genres aussi : masculinité et féminité se trouvent questionnés à travers des clichés tournés en dérision – de la serpillère devenue outil burlesque de déconstruction de l’ « œuvre », au chanteur rock transformé en diva à la voix cristalline, en passant par Thami métamorphosé en mannequin qui s’emballe ou en ballerine égarée. Autant de travestissements qui contribuent à flouter les contours de cette pièce toute en contrastes.
Collage : tel pourrait être le mot résumant l’esthétique de cette juxtaposition de séquences, de tableaux, de musiques et de danses. Quelques mots de Thami glanés la veille en répétition : « Everything must be as fast as possible ». « Tout doit se passer le plus rapidement possible », au profit d’une collision des ambiances et des sons, créant une poésie étrange, des chocs émotionnels parfois inexpliqués. « I don’t want it to make sense. We’ve been too clever. » . « Je ne veux pas que cela ait un sens. On a déjà été trop intelligents. » Faut-il alors comprendre que ce travail s’inscrit en faux contre une certaine tradition occidentale, par son refus de toute logique narrative et de cloisonnement des genres ? Faut-il en déduire qu’à une recherche de rationalité et de « pertinence » se substitue un art de la déconstruction et de la dérision ? La danse classique, le tango, les danses populaires et festives, fractionnés et confrontés, transformés en images stéréotypées, s’annuleraient dans la parodie et le burlesque.
En écrivant ces mots, je repense à la réponse de Thami lorsque je lui demandais comment, à 14 ans, après avoir été joueur de criquet professionnel dans l’équipe junior sud-africaine, il s’était mis à la danse et à la performance : « Tu vois, j’habitais là. » – Puis, me montrant l’emplacement face à lui : « Et là, il y avait un studio de danse. Je n’en ai jamais fait, et n’ai jamais aimé ce qu’ils faisaient. Mais c’est ça qui m’a fait danser. » Marqué par toute une tradition de danse, sans avoir connu d’apprentissage conventionnel, le parcours de Thami est donc celui d’un autodidacte en quête d’une expression du corps toujours plus vivante et libre, émancipée des conventions de l’esthétique occidentale. Il y parvient, avec une volonté et une énergie étonnantes, au plaisir, ici, du spectateur emporté par une poésie dont la logique lui échappe.
G.M


09.09.2010
14h-16h00
Studio de Danse du théâtre de Caen
Shy Dance (SUITE 2)

Mélanie est partie rejoindre Platel pour une tournée qui commence à Hanovre, se poursuivra à Genève, etc… Elle a dit au revoir au groupe en marquant auprès de chacun, par un signe affectueux, le plaisir qu’elle a eu à être-là, dans la Shy Dance…
Un groupe improbable avance vers le Théâtre de Caen. C’est le groupe de Shy Dance qui se déplace en portant un mannequin comme s’il s’agissait d’une dépouille. De loin, celui-ci, chapeau cloche et jupe plissée, me rappelle au souvenir des pantins de Kantor et sa Classe morte.
4 étage plus haut, le studio est ouvert. Patrick Foll, Directeur du Théâtre de Caen, vient saluer le groupe des SKITERS. Le training commence comme il a toujours commencé… Par le sommeil. Et au sortir de ces dix premières minutes, c’est le même accordéon de Mika, le même saxo et ses variations, la même rengaine qui rappellent les « dormeurs ». La prochaine étape commence déjà, a déjà commencé. Un lent retour au mouvement, à la motricité… se met en place. Et avec lui, peut-être parce que c’est la troisième rencontre, ce qui se dégage correspond à un principe d’observation. Soit un temps du regard où le mouvement est tout d’abord rétinien. Contemplation ? Prédation ? vide ? Le lieu du regard, a priori neutre, est toujours une énigme pour celui qui est regardé. Le temps du regard est un temps qui suggère des contacts, des complicités, des défis…Par le regard (j’entends l’injonction : « Parle regard »). Le regard parle et personne n’est certain de comprendre ce qu’il dit. C’est un temps pictural, un temps où le regard s’inscrit dans une histoire du portrait. Et ce qui est vrai du regard, peut-être, l’est tout autant des corps immobiles qui pourraient tous être les héritiers de figures peintes, ici et là. Le dos de Yoko, la main d’Elise, le corps penché d’Olga, la nuque de Marie… Toutes ces figures, vues ici et là, sont toutes ici, sous d’autres lumières, dans un autre lieu… C’est un temps de composition donc. Je veux dire, un temps d’invention. Voilà… depuis plusieurs jours maintenant, le mot le plus juste pour désigner ces expérimentations, ces répétitions, ces explorations… c’est peut-être le mot de composition. « Composer » est un mot qui me permet de penser toutes les entrées qu’empruntent les danseurs. Un art de la composition…
« Vous devez chercher un événement. Ne pas chercher l’évidence, l’attendu. Mais au contraire travailler à l’éviter. Personne ne doit savoir, et personne ne peut construire à votre place. Cherchez le mouvement qui n’est pas fabriqué, qui n’est pas reproductible… Il faut vous appeler selon des lois qui ignorent la parole et la communication »
Rien ne va de soi. Bientôt, alors qu’après chaque temps Antonin prend la parole pour parler de ce qu’il vient de voir, une discussion s’engage. Et, peut-être pour la première fois, les danseurs exigent de connaître les lois du processus et des mécanismes qui leur permettront de comprendre le sens de leur action. Et ce n’est pas qu’ils ne comprennent pas d’ailleurs, mais bien plutôt qu’ils veulent maîtriser toutes les nuances qui conduisent à un effet. Ils cherchent donc, et c’est là encore peut-être le seul mot qu’il convient d’utiliser, ils cherchent, dis-je : la justesse. Les règles de la perfection. Les lois de l’excellence. Ils veulent connaître les principes qui guident leurs gestes et produisent la rareté qu’ils vivent. S’ils ont tous conscience du « résultat » ou de « l’effet », ils veulent maintenant ne plus rien laisser au hasard.
S’ils avaient la conscience de l’outil remarquable qu’est leur corps, s’ils ont la cérébralité pour se plier à toutes les plasticités, ils exigent maintenant d’être libre. Et cette liberté passe par la maîtrise d’un processus d’un bout à l’autre. En définitive, ils veulent être Maître d’eux-mêmes. Etre agi, autant qu’agir.
yb


08.09.10
17h, CCN Black Box /
09.09.10
19h, IMEC
Teturo HATTORI / Bastien LEFEVRE

« The idea is very simple : it’s about my meeting with Bastien. Enjoy. »
Chacun à une extrémité du plateau, sur une ligne transversale, les deux danseurs se font face. Tous deux de taille similaire, âgés de 26, Bastien et Teturo ont encore en commun d’être entrés dans la danse relativement tard, vers 19 ans. Là, ils s’avancent l’un vers l’autre, chacun prononçant des paroles presque inintelligibles, l’un en français, l’autre en japonais. Et ne se rencontrent pas. Puis, tout à tour parlant et dansant, ils transcrivent en mouvement les improvisations parlées de l’autre. Peu en importe le sens puisque seuls les accents, intonations, sont compris. Dialogue de sourd : les exhortations et expressions populaires de l’un répondent aux chansons à boire nippones de l’autre. Dialogue des corps : se tisse peu à peu un nouveau langage, commun, marqué seulement d’un accent plus saccadé chez Teturo, plus souple chez Bastien. La communication est parfaite lorsque s’accordent leurs mouvements dans les duos ponctués d’interjections et d’expressions. L’articulation des corps est irréprochable, et son degré d’aboutissement étonnant après seulement quatre jours de travail commun. La qualité de l’entente est tangible par-delà l’obstacle de la langue, et la complicité réelle.
Si la pièce semble fondée sur l’idée d’incommunicabilité, il s’agit ici d’une véritable rencontre. Avec humour et inventivité, les deux danseurs s’amusent des clichés nippons ou français. Dans cette scène, notamment, où ils trouvent un terrain d’entente en explorant les similarités ou différences des onomatopées et expressions non verbales de chacune des deux cultures. Autre symbiose, également, trouvée dans le vocabulaire commun de l’esthétique manga de leur enfance. Apparaît alors l’influence du genre de danse athlétique de Teturo, qui possède à Nagoya sa propre compagnie – exclusivement composée d’hommes.
Avec fraîcheur et énergie, les tribulations de Bastien et Teturo nous montrent le peu de poids du langage et de ce que qu’il peut vouloir dire, lorsqu’à travers les corps, ça parle. N’avoir compris que la moitié des mots entendus ne retire en rien du plaisir au spectateur puisqu’un autre langage, drôle et émouvant, s’est créé. L’image finale en témoigne : à genoux l’un en face de l’autre, Teturo demande – en japonais – à Bastien : « Tu me comprends ? ». Lui répond – en français – « Non, Teturo. ». Et pourtant, quelle belle entente.
G.M


10.09.2010
14h-15h23
Studio de Danse du théâtre de Caen
Shy Dance (SUITE 3)

Comment continuer à écrire sur un travail dont on est le témoin ? Depuis le début du Skite, j’ai cherché une manière de regarder et d’écrire. Une façon différente de parler de ce qui est donné à voir. J’ai tenté de me détacher d’une écriture où disparaît celui qui écrit, pour privilégier un geste qui serait moins travaillé. J’ai donc choisi d’écrire en temps réel, de privilégier le premier jet, de m’écarter d’un « retour sur ce qui est écrit ». Et faisant cela, j’ai l’impression d’être au plus proche de la « méthode » qui innerverait les SKITERS. Ecrire est donc devenu, en soi, une sorte de performance où l’on trouvera peut-être des choses justes et des déchets. Des idées à revoir, à amender, à creuser… Ou des pans de textes à supprimer. J’avoue ne pas avoir de rapport critique à ce que j’écris dans le SKITE et, d’une certaine manière, il faut bien admettre que c’est une forme de nudité ou de dénuement qui est la principale manifestation de cette écriture.
Alors quoi ? Alors à quoi peuvent bien servir ces lignes ? Avec le tout petit recul que m’offre Shy Dance, j’ai l’impression de fonctionner comme un enregistreur. C’est cela, j’enregistre ce qui se passe, ce que je devine, ce que je crois voir. Je les enregistre.
L’écriture comme enregistrement, espace sonore et traces, bande linéaire faite de graphes qui altèrent la nature de l’enregistré ou, au contraire, en rend une partie. J’enregistre en écrivant. J’archive d’une certaine manière. Le temps de Shy Dance est ainsi le temps de la fabrication d’une archive. C’est-à-dire un bout de commencement d’une histoire. Je ne dis pas le commencement d’une histoire, car l’histoire de Shy Dance est en aval de ce que je vois. Elle participe sans doute d’histoires individuelles dont j’ignore tout. Et Shy Dance, pour une part, est l’espace de rencontres de ces histoires singulières qui tendent à devenir l’histoire d’un collectif en marche.
Shy Dance est ainsi une histoire en marche, un petit bout d’histoire, dans ces parcours singuliers, qui vient nourrir les destins personnels. Et j’imagine qu’il y avait alors une nécessité secrète à ce que les uns et les autres se retrouvent maintenant, là, dans le studio de Danse du Théâtre. J’imagine qu’il n’y a pas de hasard à cette rencontre. J’imagine qu’il y a une logique à venir se retrouver chaque jour pour travailler ensemble, sous des modalités identiques, et chercher à faire œuvre de soi. Shy Dance est ainsi une étape. Une halte à Caen qui, pour Yoko, Marie, Elise, Matthieu… n’est pas autre chose que l’un des points d’un itinéraire complexe. Et s’il m’est permis d’excéder un peu le rôle de témoin pour lui préférer celui d’interprète, alors il me semble que tous les mouvements de la Shy Dance (le bras sur la tête, la main en mesure, la connexion du regard, les complicités gestuelles, la lenteur et le pas… jusqu’au mannequin, jusqu’à la pomme sur scène…) font partis du mouvement plus général, plus invisible et inconnu, de leurs vies.
Shy Dance est ainsi un point de vie. Non ? Non pas un lieu de vie, mais un point de vie. Un point dans une trajectoire. Un point qui mêla plusieurs trajectoires et qui, aujourd’hui, forment ensemble un seul tracé.
(…)
Le temps mort… L’expression pourrait inquiéter si elle ne désignait pas autre chose dans Shy Dance. Qu’est-ce que ça veut dire « un temps mort » ? Quand on dit ça, on songe souvent à un arrêt, à une suspension. On désigne ainsi un temps qui vient en rupture avec un temps où l’action serait visible. Où le mouvement est nourri par une énergie qui se traduit par du déplacement, du positionnement, de la « figure »…
Et d’une certaine manière, paradoxalement, c’est parce qu’il y a « du temps mort » que l’on peut le distinguer du temps animé.
Mais, peut-être que ça désigne autre chose, ici, dans Shy Dance qui est organisé sur des temps morts (temps mort au pluriel). Peut-être que le « temps mort », ici, renvoie à du temps de recherche. C’est-à-dire, que « temps mort » et « temps de recherche » c’est synonyme ou presque. Car ici, dans Shy Dance, « temps mort » ça veut dire « suspension » et recherche. Les danseurs de Shy Dance observent ainsi une série de temps (a priori mort) qui sont des temps d’enquête.
C’était prévisible. Là où il y a du mort, il y a de l’enquête. Et d’ajouter que l’enquête porte ici sur la « mort du temps ». Cette manière que l’on a de meubler le temps, de ne plus l’éprouver, de ne plus le sentir, de ne plus vivre le temps dans sa décomposition (fraction de seconde, poignée de minute, heures infinies, etc…). S’attachant à faire sentir des « temps morts », c’est peut-être ça qui était aussi en jeu dans Shy Dance. Une tentative de retrouver la sensation du temps et peut-être de faire l’épreuve d’une « minute supérieure ». Celle où se manifeste une présence.
Je vous quitte.
« salut » comme disait l’autre au terme d’un article « la fin d’un commencement » qui concluait la revue Arguments. Belle revue.
yb

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Dans le jour déclinant, Anne Teresa De Keersmaeker https://www.insense-scenes.net/article/en-atendant-anne-teresa-de-keersmaeker-avignon-2010/ Mon, 16 Aug 2010 16:19:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=801 —–
Dans le jour déclinant, c’est une élégance urbaine qui investit le cloître des Célestins. En cette 64e édition du festival d’Avignon, Anne Teresa De Keersmaeker parie sur l’absence totale de décor et d’artifice et rend le lieu – l’un des refuges religieux les plus emblématiques du festival et de la ville, à l’histoire vieille de plus de six cents ans – éminemment présent au sein de sa partition chorégraphique et musicale. Choisissant l’ars subtilior, un courant de musique polyphonique du XIVe siècle, pour poursuivre sa recherche sur l’alliance entre musique et danse, la chorégraphe inscrit sa création 2010, « En atendant », dans un lien étroit à l’Histoire et au passé et s’affirme dans une esthétique de l’épure et du dépouillement.
Les huit danseurs d’En atendant sont comme dans la force de l’âge. Ils forment un groupe. Soudés par le noir de leur tenues de villes modernes et singulières, démarqués par la couleur de leurs baskets urbaines, ils sont des hommes et des femmes d’aujourd’hui, aux corps fins et sculptés. Leur mouvement, va et vient subtile entre musique et silence, naîtra d’abord du souffle pur.
Tout commence en effet par cette action originelle : celle d’un homme portant lentement et rigoureusement une flûte à ses lèvres, pour en sortir, dix minutes durant, un son unique et continu. Rien d’autre ici que l’écoute du souffle vital. Rien que la pulsation de la respiration humaine pour entrer progressivement dans la danse. C’est seulement après ce long prologue que la musique fait son entrée. D’abord par les vibrations du chant a capella puis par les sons de la vièle et de la flûte à bec qui font tour à tour résonner l’ars subtilior. Cet art musical ancien à la construction complexe et sophistiquée porte en son sein le profond décalage qu’il existait à la fin du Moyen-Âge entre la société en crise et le monde des arts et des idées en pleine complexification. Aussi, c’est sur ce contraste et cette dichotomie que se forme le mouvement.
Sur la dalle de béton du cloître, scène presque naturelle, encadrée à cour et à jardin par deux immenses platanes qui convoquent le ciel, les silhouettes endeuillées d’Anne Teresa évoluent seules ou bien par combinaisons de deux ou trois. Parfois elles avancent et se meuvent à l’unisson, s’engouffrant ensemble dans l’espace vide. La tension entre les entités du groupe est constante. Lorsque l’un ou l’autre s’aventure dans le mouvement, les autres regardent attentivement, figés sur le côté. Debout, hiératiques, à la marge du monde, au seuil du plateau, au bord du mouvement, les huit danseurs d’Anne Teresa sont un et plusieurs ; ils sont dedans et dehors à la fois. Dans l’entre-deux du décor naturel, devant les arcades abritant les obscures travées du cloître, à proximité de l’arbre centenaire à jardin, ils forment une masse. Une masse qui attend. Une masse dont les membres opèrent régulièrement de légers déplacements avant de reprendre à nouveau leur posture.
L’intensité du mouvement, que celui-ci se donne en musique ou en silence, est chaque fois redoublée par la mise en scène du regard. Jamais les corps « attendants » ne quittent des yeux les corps agissants. De Keersmaeker orchestre ainsi subtilement le lien ; génère un flux tendu et impalpable qui isole les figures, les met en miroir, pour mieux les inscrire dans le collectif. A la manière d’un clan, hommes et femmes semblent faire front. Mus par une énergie lancinante aux allures de doux désenchantement, ils sont embarqués, liés à la fois dans la douleur, dans la fraternité et dans la défiance. D’emportements fougueux en tressautements imperceptibles et aériens, ils cherchent à laisser leur emprunte ; s’occupent à r-emplir le vide, à éprouver le temps, tout comme ils éprouvent physiquement, le souffle du vent, le froid de la pierre, la courbure de l’arbre. Il semble que nous assistions à l’évolution d’une communauté en proie à un certain désoeuvrement, à moins que nous ne soyons tout simplement mis devant sa naissance ou sa perte.
En atendant est un spectacle qui fonctionne sur la traversée et le passage. Les état-pe-s se succèdent. Quelque chose de l’ordre d’un éternel retour se joue dans l’intimité ancestrale du cloître en même temps qu’une irrégularité due, en partie, à la musique, propulse vers l’avant et emmène vers l’avenir incertain.
A mesure que la pénombre investit le cloître, les corps se délestent. Quelques vêtements s’échangent dans l’ombre des piliers tandis que les hommes abandonnent le pantalon ou la chemise. Les baskets colorées sont déposées délicatement avant le solo. Les torses et les voûtes plantaires se frottent à la terre et ramassent la poussière. Progressivement l’on assiste à un dévoilement pudique et ténu, à l’image de l’esthétique épurée du spectacle.
Entre chien et loup, deux corps masculins offriront leur entière nudité. L’un dans l’immobilité la plus absolue, allongé sur le sol, face au public, tel un gisant ; l’autre dans un dernier souffle haletant, sous le regard du groupe passé désormais de l’autre côté, à cour. Rien que le silence pour embrasser cette dernière image, rien que le bruissement des feuilles pour accompagner l’ultime mouvement. Rien qu’un corps couleur de pierre disparaissant dans la nuit advenue. Jamais nudité n’avait exposé autant de fragilité et de force à la fois, révélant en surimpression une vérité aussi innommable que juste.
A ciel ouvert, dans les murs des Célestins, à l’aune d’une lumière naturelle décroissante, la pièce chorégraphique de Keersmaeker se nourrit de la puissance de l’histoire musicale et architecturale pour interroger subrepticement le monde actuel et ses espaces de disjonction et de dysfonctionnement. Les notions de communauté et de communion qui en émergent grâce à l’alchimie du souffle musicale et du souffle corporel en deviennent atemporelles et renvoie doucement – mais sûrement – l’homme à lui-même.

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De la danse en atendant https://www.insense-scenes.net/article/de-la-danse-en-atendant/ Fri, 30 Jul 2010 16:20:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=802 —–
Début d’une soirée d’été, le soleil n’est pas encore couché, la chaleur pesante avignonnaise s’estompe. Les festivaliers s’accumulent sur les gradins des Célestins. Ils attendent de voir la dernière création de la compagnie flamande Rosas dirigée par Anne Teresa de Keersmaeker : En atendant.
A peine franchie la porte du cloître, l’atmosphère est posée. Et c’est dans un silence marqué que le flûtiste, dix minutes durant s’essouffle devant les yeux des spectateurs. On attend, il fait attendre ou peut-être attend-il lui-même quelque chose ?
Ce moment de suspension permet d’observer au détail, la beauté de l’architecture alors que le soleil commence à faiblir. Des colonnes de pierre aux deux monumentaux platanes semés côté cour et jardin de l’espace scénique en passant par ce sol poussiéreux et inégal : le doute plane sur la réelle possibilité d’assister à une représentation spectaculaire.
Ce questionnement est rapidement évincé. Huit danseurs apparaissent pour exprimer par leur corps et le mouvement, la poétique sous-jacente du lieu. Une chanteuse, une joueuse de vièle et un flûtiste viennent soutenir le propos chorégraphique, à moins que ce ne soit le contraire. On peut se demander d’ailleurs si l’on peut parler de dialogues entre les corps et les airs musicaux proposés aux oreilles. La musique sacrée appelle à la recherche du moi, de la sérénité que ces corps, ces mouvements tentent de traduire par le geste.
L’intention de Keersmaeker est de se baser fortement sur la musique ; la musicalité donnant matière au mouvement même si sa dernière pièce The Song était essentiellement constituée de silences.
Le choix du répertoire de l’ars subtilior s’est imposé par l’invitation des directeurs du festival à la création de cette nouvelle pièce en Avignon aux Célestins. Forme musicale polyphonique originaire du Sud de la France notamment à l’époque médiévale du XIVe siècle, elle s’est imposée assez rapidement auprès de la chorégraphe. Ses vingt-cinq dernières années de création lui ont permis d’arpenter divers styles musicaux (Steve Reich, Bach, Monteverdi, Mozart, …). Cet intérêt particulier n’est pourtant pas exploité et valorisé à outrance. En effet, les musiciens installés côté cour sur un banc (seul élément du décor rajouté) vont et viennent sans artifice ni soutien acoustique. Tout est donné à voir et à entendre même ces instants suspendus où la ville reprend le dessus sur ce lieu magique, et où klaxons, sirènes et festivités du Off transpercent les longs silences marqués et rythmés par les pulsations des danseurs. Car de la vie, il y en a dans ces corps, ces présences vêtues de noirs perchés sur des baskets colorés. Les huit danseurs imposent leur souffle, leur rythme. Tantôt solo puis duo, parfois à l’unisson, ils tracent dans l’espace et le sol des marques du temps. On reconnaît le travail de la chorégraphe lors des suites répétitives et/ou décalées. Des corps, des mouvements en coalition avec le lieu.
D’enchaînement en enchaînement, de départs décalés en course abusée, l’évocation des dieux n’est guère loin surtout quand, dans la pénombre, des corps se dévoilent, laissant apparaître leur singularité. N’est-ce pas ici une quête de l’autre, une recherche de quiétude insaisissable, de dialogues de corps à corps ? Les quelques tâtonnements, frôlements et emboitements peuvent laisser supposer cela. Pour autant, chacun semble être livré à lui-même et la pesanteur, le poids du passé ne laisse guère de place à une histoire, une narration autre que charnelle, spirituelle. Toujours en écoute, parfois en décalage, les huit danseurs cohabitent sur cet espace sacré. D’échange de regards à des échanges de vêtements, une véritable complicité semble s’instaurer sous nos yeux. On assiste à l’organisation d’une beauté révélée de l’Ancien au goût du jour.
La beauté du geste et du lieu ainsi que la virtuosité musicale laisse une place importante à la nature des choses. On se laisse emporter par l’onirisme mais rapidement rattrapé par de longues phrases chorégraphiques parfois pesantes et bavardes.
On assiste cependant à une très belle ré-appropriation de l’espace, épuré à son maximum, envahi par un sentiment mêlé de tensions et d’apaisement possible par le brio et la singularité des danseurs.
En atendant
D’Anne Teresa de Keersmaeker
Rosas
Création 2010 pour le Festival d’Avignon
http://www.rosas.be/
http://www.festival-avignon.com/fr/Artiste/25

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Festival « OUT » en Avignon : rencontre avec Emilie Barrier, artiste de rue https://www.insense-scenes.net/article/festival-out-en-avignon-rencontre-avec-emilie-barrier-artiste-de-rue/ Tue, 27 Jul 2010 16:30:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=803 —-
Rencontre avec Emilie Barrier en Avignon, artiste de rue.


Créer un espace dans la rue : « C’est de l’autogestion »

— Tu joues quoi dans la rue ?

— Je joue un texte de Jean-Pierre Siméon qui s’appelle L’éloge du risque, issu d’un ouvrage qui s’appelle Sermons Joyeux.
Est-ce que tu peux m’expliquer qui vient jouer dans la rue et comment vous vous organisez ?

— Oui, c’est très organisé. A la base il y a ceux qu’on nomme, ou qui se disent « saltimbanques ». C’est à dire que c’est leur métier. Ce sont des gens qui vivent de ça et qui possèdent généralement un savoir-faire très grand. Non seulement de leur discipline mais également de l’approche du public. Et de tout ce qui peut se passer dans la rue, de « comment gérer ça ».

— C’est de l’autogestion. C’est à dire qu’il y a des tirages au sort pour l’ordre de passage.

— Il y a des lieux où c’est complètement sauvage, on peut venir jouer. Ce sont souvent des lieux de passage. C’est possible d’y travailler, mais il y a beaucoup de perturbations, de bruit.
Bon, sinon, il y a surtout la place du Palais des Papes qui permet de gros shows parce qu’il y a beaucoup d’espace, et la place de l’Amirande, qui est une petite place un peu plus isolée et qui, elle, permet des spectacles qui demandent une atmosphère plus calme.
Moi, je joue place de l’Amirande pour ce calme-là. Les spectateurs sont plus disponibles. De toute façon, je ne pourrais pas me défendre seule place du Palais des Papes…

— Te défendre contre quoi ?

— Il n’ y a que 24 heures dans la journée et pendant les heures de la nuit, on ne peut pas travailler. Et on est très nombreux à vouloir travailler. Par exemple, je ne peux pas jouer au Palais des Papes. Je suis trop « petite ». Si quelqu’un dont ce n’est pas le métier vient jouer au Palais des Papes, il subira des pressions. Mais c’est logique, les gens ont besoin de travailler, il y a de l’argent en jeu. La jauge du Palais des Papes est bien plus grande que dans la plupart des théâtres du off !
Le texte dans la rue : « Cette fragilité-là m’intéresse »

— Tu peux me parler des autres artistes qui sont place de l’Amirande ?

— Quand je suis arrivée ici en Avignon pour jouer, seule, pour la première fois, c’était il y a trois ans. J’ai débarqué place de l’Amirande. Et j’ai eu beaucoup de chance car j’ai rencontré deux personnes Ali Fekih et Lukasz Areski qui eux sont de vrais saltimbanques. Ils connaissent la rue depuis des années et des années.
Ils ont été sensibles à mon travail et ils m’ont formé. Ils m’ont appris beaucoup de choses. Il n ‘ y a pas de manuel. Ce serait intéressant d’écrire un manuel des règles de la rue mais il n’ y en a pas. Donc la transmission est vraiment importante. Ali Fekih est danseur et Lukasz est marionnettiste.

— Qu’es-ce qu’ils t’ont transmis Ali et Lucas ?

— Premièrement, ils m’ont transmis des valeurs, deuxièmement, beaucoup de choses techniques sur « comment gérer la rue ».
Par exemple, l’une des choses les plus difficiles, c’est de faire le cercle. « Faire le cercle », c’est ce qu’on dit « faire le cercle ». Tu fais ton cercle, c’est à dire que quand tu commences ton spectacle, il faut que le gens s’arrêtent, ce n’est pas une salle, ils n’ont pas acheté de billet. Donc il faut arriver à susciter leur attention.
Cette année j’ai une corde. Je décide de l’air de jeu en posant ma corde. Donc les gens se disent « ah il y a un spectacle ». Maintenant que j’ai la corde, c’est plus facile. Et j’ai le droit de dire « corde » car ça joue dans la rue ! (Rire).

— Donc ils t’ont appris l’importance de « former ton cercle » et à avoir un rapport aux gens qui sont dans le passage, qui sont dans la rue ?

— Voilà, c’est ça. Parce qu’il y a un enjeu. Il faut que les gens soient bien installés, il faut se les mettre dans la poche avant de commencer ! Il faut réussir à obtenir d’eux qu’ils acceptent de ne pas rester dans le passage et qu’ils viennent s’installer.
En faisant du texte dans la rue, j’aurai jamais un succès fou, c’est sûr. Je ne peux pas faire des cercles de 300 personnes mais ça m’intéresse d’ébranler les gens. Les gens viennent me voir après et me disent « c’est curieux, vous vivez comme ça ? ». Ils sont touchés par le texte car il parle de la prise de risque et ils sont touchés aussi par la démarche.
C’est un combat un peu vain, ça ne fonctionne jamais parfaitement, du texte dans la rue. La rue est plus forte. Mais cette fragilité-là m’intéresse.

— Et c’est quoi les « valeurs saltimbanques » qu’ils défendent ?

— Il y a la solidarité entre personnes qui jouent. A quel moment on dépasse la compétition pour s’entraider et être forts, ensemble. Ce qu’il se passe à la place de l’Amirande.
Il y a aussi être libre : comment est-ce qu’on défend sa propre liberté. C’est ça qui interpelle les gens dans la rue. Ils se disent « ah mais ces personnes-là sont libres, elles créent leur propre travail, elles génèrent leur propre travail, elle décident de l’endroit où elles veulent jouer ».

— Tu veux dire « libre » des institutions, des subventions etc… ?

— Oui !
Jouer dans la rue : « Gloire au désordre ! »

— En tant que comédienne, quelles sont les différences entre salle et rue ?

— En rue et en salle, il y a la même exigence sur la diction, sur le contrôle de la respiration, sur la solidité du corps et sur l’écriture, sur le parcours à l’intérieur du texte. Après dans la rue, il se passe énormément de choses et il est impossible de les ignorer. En salle, c’est possible. S’il ya un spectacle en salle et qu’une voiture démarre ou qu’on entend un très gros bruit, le spectacle, normalement, ne modifie pas sa trajectoire. Dans la rue, s ‘il se passe quelque chose, il faut en tenir compte.
Par exemple, hier je jouais dans un ruelle et il y a une phrase dans mon texte qui dit : « nous mourrons, oui nous mourrons bientôt comme vous, mais vivants ». Et au moment ou j’ai dit cette phrase, une vielle femme avec une canne est passée au ralenti, entre les gens et moi… Dans une salle cela n’arrive pas, il n’y a de pas de vielle dame qui passe avec une canne au moment où on parle de la mort !
Un autre exemple : il y a a eu des CRS qui sont passés devant mon spectacle sur « nous n’obéirons pas, nous n’irons pas crapoter la tisane dans votre chambre stérile, gloire au désordre ! » alors bien évidemment, quand ce genre de choses arrivent, je m’en saisis et je cris « gloire au désordre ! ».
En fait, il y a une part de liberté dans la rue qui est vraiment grande. Dans mon spectacle, il y a des choses qui sont écrites mais je vois les gens. Ils réagissent : une voiture va passer, un oiseau va s ‘envoler, il va y avoir une bourrasque de vent…Donc je dois réagir par rapport à ça. Il y a une grande part d’improvisation avec les éléments extérieurs, avec les gens.
Et puis ça m’intéresse de défendre du texte dans la rue.


Emilie joue place de l’Amirande jusqu’à la fin du festival d’Avignon.
De 15h à minuit, les spectacles s’y succèdent.

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De Rosas à En Atendant… d’Anne Teresa de Keersmaeker https://www.insense-scenes.net/article/de-rosas-a-en-atendant-danne-teresa-de-keersmaeker/ Sat, 24 Jul 2010 16:37:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=805 —-
C’est au cloître des Célestins, dans le cadre de la 64ème édition du In d’Avignon, qu’ Anne Teresa de Keersmaeker a présenté En Atendant. Une pièce chorégraphique, pour huit danseurs habillés de noir et baskett colorées, qui tient en partie à l’intérêt de la chorégraphe pour l’ars subtilior, musique polyphonique du XIVème siècle. Å’uvre de Keersmaeker qui, commencant dans la lumière du jour s’étire jusqu’au début de la nuit…à la manière d’un film de Straub.
Pièce sur le temps ou sur l’appréhension que l’on en a, En Atendant (un seul « t » en ancien français) est peut-être une partition musicale autant que gestuelle sur les ponctuations que l’on a du temps et précisément de la durée qui est le terrain de l’expérience. Aussi, En Atendant se regarde-t-il comme une portée où l’on décèle des formes mentales qui passent par les états du corps. Une course perdue, un pas de deux, un arrêt immédiat, une trajectoire solitaire ou un passage en groupe… seraient ainsi l’apparition et la manifestation de figures plus intérieures de pensées ou d’idées qui forment une vie ou les différents séjours qui la peuplent. C’est en regardant En Atendant que l’on s’éveille au rythme des pensées crépusculaires qui viennent avec la nuit et qui sont comme l’envers d’un quotidien et d’une vie. Et d’ajouter que ces lignes sont prises dans l’énigme que pose le titre de cette pièce qui induit un ensemble de réponses sans en exclure aucune. En Atendant est ainsi le nom qui appelle son objet, qui le laisse entrevoir sans le nommer. En Atendant n’a donc d’autre fin que de faire sentir que quelque chose ou quelqu’un manque. C’est ainsi l’expression qui, dans la manière de vivre le temps et sa durée, marque une intersection où l’idée d’incertitude vaut pour le générique de tous les espoirs, de tous les manques, de tous les regrets… En Atendant est donc un temps intermédiaire qui est d’une intensité rare. Un instant ou un point, dans la vie vécue, qui est appétit.
En front des voûtes et arcades du cloître, à l’ombre de deux platanes centenaire, à même un sol poussiéreux, de part et d’autre d’un rectangle de terre à peine ocre ; là, au milieu de pierres qui ont abrité la pratique d’une spiritualité… En Atendant commencera par l’apparition d’un joueur de flûte traversière.Le temps pour lui d’interpréter les premiers mouvements de sa partition, c’est un long souffle de 10 minutes qui cherche à faire entendre. Souffle infiniment loin de toutes notes sonores et, néanmoins, infiniment musical puisqu’il est le prélude mécanique de tous les sons. Temps de lenteur et d’attention porté au modelage d’un ton. Infiniment beau, succèdera à cet instant, celui d’une voix, a cappella, entraînant un corps, d’abord seul. Et de l’instrument, de la voix, du corps naîtront un équilibre qui va se décliner sous toutes sortes de figures qui se feront écho et se répondront. Les danseurs de Keersmaeker, dans le silence balayé par le vent du cloître, régleront ainsi leur pas sur un son naturel ou sur l’ars subtilior qui les amène seul, par deux ou à trois à fouetter, caresser ou hacher l’aire de danse. Tour à tour épousant une colonne et s’y lovant, ou plaqués au sol dans un amalgame de chair, ou en quête d’un équilibre qui se regarde comme un point de fuite… ils dansent, marchent, courent, s’arrêtent, trébuchent. N’était-ce une liberté de mouvements qui composent un hiéroglyphe secret, on pourrait croire qu’ils sont nés de la pierre.Ici gisants partiellement nus, là haut-reliefs saillant dans la lumière du jour. Plus loin ronde-bosse et figure isolée ou bas-reliefs se distinguant à peine de la nuit qui gagne… ils forment des sculptures vivantes ou des statues animées, peut-être le contrepoint du mouvement d’une partition. Une pose semble évoquer la consolation. Une autre une étreinte éphémère.
Et chaque fois, pris dans une forge musicale qui les forme ou dans l’étau du silence qui enveloppe le cloître, ils sont les signe d’un paysage où l’on reconnaît une beauté humble, sans apprêt. Une grâce où les corps en mouvement, parfois un infime geste, mettent en dialogue l’absence et la présence d’un tiers que l’on nomme vérité et poésie, parce que le lexique est pauvre de mots plus nuancés pour désigner une intériorité qui se révèle à soi.
En Atendant s’achève alors dans la pénombre de la nuit. Et dans l’égarement qui saisit celui qui a été touché par une justesse puissante, c’est l’un des poèmes d’Hölderlin qui s’impose à l’oreille intérieure : « C’est la loi du destin, que chacun se découvre soi-même ; au retour du silence, qu’une langue naisse […] Depuis que nous sommes un dialogue et nous entendons les uns les autres, éprouvé l’homme ». Avec En Atendant, cette langue, un court instant, était sensible.

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« This is how you will disappear » de Gisèle Vienne. Quand ca disparait ca existe encore ! https://www.insense-scenes.net/article/this-is-how-you-will-disappear-de-gisele-vienne-quand-ca-disparait-ca-existe-encore/ Sat, 24 Jul 2010 16:35:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=804 —–
La chaleur nous accable pour cette 64ème édition du festival d’Avignon. Nous entrons dans le gymnase Aubanel où nous accueille la fraîcheur de la performance de Gisèle Vienne : « This is how you will disappear ». Malgré un titre inquiétant, c’est le lieu où nous nous sentons revivre. Cette fraîcheur est sans doute liée à la scénographie que nous propose ce spectacle : une forêt. Nous sommes face à un paysage qui nous invite à la contemplation. Les quatre premiers mètres devant les gradins laisse apparaître un espace vide qui renforce ce dispositif. Ce proscenium, ce vide entre les spectateurs et le spectacle enjoint le public à observer à distance. Après cette distanciation, après cet espace sombre et vide apparaît la forêt. C’est une forêt dense. C’est dans cet espace à taille réelle que la représentation se déroule. Nous pouvons y voir le cadre d’un tableau ou bien un plan de cinéma avec dans les deux cas le choix d’une courte focale. Dans cet espace concret, le cadre ne nous laisse pas entrevoir la cime des arbres mais comme en peinture, en photo ou au cinéma, le cadre donne à voir au-delà de ce qu’il montre. Cette impression d’un espace réaliste dont la scène ne nous permet pas d’entrevoir tout est confortée par l’absence de profondeur et de perspective. Tout ce qui n’est pas là sous nos yeux est hors-cadre mais existe inexorablement. La cime des arbres par exemple est le premier élément qui a disparu. ça disparaît et ça existe encore.
Cette forêt à laquelle il manque une totalité est accentuée par l’omniprésence de brume, de brouillard et de fumée sur scène qui découpent, recoupent, re-découpent l’espace et le cadre. L’élément aérien permet avec la lumière de faire disparaître une partie de la forêt, de faire surgir un personnage. Tous les personnages qui se retrouvent sur scène semblent arriver de nulle part. Ils apparaissent, c’est tout. Ils sont là. Que cherchent-ils ? Pourquoi sont-ils ici ? Ce sont des questions que le spectacle ne cherche pas à éclaircir même si le montage permet aux spectateurs de construire des hypothèses.
Nous sommes des observateurs de ce coin de forêt. Giselle Vienne propose un montage de différentes séquences qui se sont déroulées à cet endroit du bois. Nous assistons alors à une série de micro histoires, de micro événements qui sans être liés narrativement participent à la construction d’une histoire complexe. Une histoire de trois figures, trois personnages qui naviguent entre quête et envie de disparition. C’est une recherche d’absolu qui guide ces personnages. La gymnaste se construit un corps exemplaire, recherche une perfection. Le coach tente d’assouvir le fantasme de la fabrication d’un modèle. La rock-star cherche dans la forêt un lieu expiatoire et un lieu de désexposition.
La forêt surtout qui, témoin de ça, en est aussi le déclencheur. C’est elle qui travaille les personnages dans plusieurs directions, qui les guides à la fois vers une beauté, vers un chaos, vers un précipice et vers une harmonie. Elle les tiraille à la fois vers des pulsions primaires et vers une quête d’absolu. Ce sont aussi les spectateurs qui regardant ce spectacle développent à travers l’imaginaire de la forêt, une forte charge émotive. Nous naviguons de la beauté de l’espace à une inquiétante étrangeté due à sa charge symbolique. La forêt est à la fois lieu de refuge et lieu de disparition. Dans cette forêt embrumée, nous pouvons faire surgir de notre imaginaire en fonction des ombres fabriquées par la lumière : des cerfs, des spectres, des samouraïs ou une niche à prière. Il faut sans doute beaucoup d’imagination, mais il me semble que Gisèle Vienne nous laisse le temps et le loisir de voir son travail avec nos projections.
À la manière de David Lynch qui dans Lost Highway nous plonge dans une atmosphère, Gisèle Vienne sans spectacularisme outrancier trouve le moyen de nous faire traverser toutes les forêts ; passant de la ballade paisible à celle d’Hansel et Gretel, rencontrant nos démons et des monstres insoupçonnés. Gisèle Vienne nous emmène avec une scénographie de la nature dans un univers de la culture, du culturel en nous promenant à travers nos inconscients collectifs et particuliers. Elle pose aussi la question de ce qui disparaît dans le spectacle vivant. En effet, elle fait émerger du vivant quand des faiseurs de spectacles s’enferment à retrouver une authenticité passéiste. En cela, cette proposition participe d’un renouvellement des formes et des procédés.

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Rencontre franco-russe : Dialogue avec Pierre Bourel https://www.insense-scenes.net/article/rencontre-franco-russe-dialogue-avec-pierre-bourel/ Sun, 18 Jul 2010 16:45:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=806


RENCONTRE FRANCO-RUSSE avec Pierre Bourel en Avignon pour sa création Ivan Karamazov : adaptation, jeu et mise en scène d’un chapitre des Frères Karamazov de Dostoïevski.


Le spectacle : « Est-ce que j’ai rêvé ? »

—  Tu peux me raconter l’histoire des frères Karamazov ? En quelques mots.

— En quelques mots ?! L’histoire des frères Karamazov. Trois frères ont un père qui a eu trois « mamans » différentes. Et le père se fait tuer. L’intrigue de l’histoire c’est « qui a tué le père ?»

—  Et toi le chapitre que tu as choisi ?

— C’est un des frères, Ivan, le frère le plus vieux, il a 24 ans, c’est le plus athée, le plus intelligent, le moins tordu sur la religion.

—  Est-ce que ça à voir avec l’intrigue « qui a tué le père ? »

— Oui c’est ça, juste avant il ne sait pas qui a tué le père et il l’apprend un chapitre après le mien. Mais ça le préoccupe et il a des fièvres.
Ma question c’est la fièvre d’Ivan. Tout le chapitre, c’est sur sa fièvre et sur sa maladie mais ça n’a pas de rapport avec le texte avant et après.
La question c’est surtout comment un homme de 24 ans peut être tirer entre la foi et la non foi.


—  C’est ce qui t’a intéressé dans l’histoire ?

— En fait c’est surtout « être double », jouer deux personnages. Tout en sachant que dans l’histoire, l’apparition du diable n’est pas claire.
C’est le cauchemar d’un homme. Et il ya un deuxième « homme » qui arrive dans sa tête : le diable.
Le premier homme, c’est Ivan, celui qui est là au début et à la fin. A la fin il se dit « est-ce que j’ai rêvé ? »

—  Ta proposition, c’est d’interpréter le rôle d’Ivan ?

— Non, c’est de voir comment une personne peut se faire attraper par une autre personne. Comment il peut se faire envoûter.
Et comment deux personnalités peuvent ressortir sur un plateau avec un même corps. Tout en essayant de changer de corps. Pour moi, c’est surtout un exercice d’acteur.
L’acteur : « Construire un personnage »

—  Tu parles d’exercice d’acteur, quelle consigne tu t’étais donné ?

— Mon livre, que je n’ai pas assez lu quand j’ai fait mes études en France, c’est La formation de l’acteur de Stanislavski. Et j’essaie de passer par ça.
Par exemple, pour écrire un personnage, j’écris d’abord sa biographie : ce qu’il a vécu, par où il est passé, le nom de son père, le nom de sa mère, son plat préféré, des détails qui peuvent paraître inutiles mais moi, ça m’aide.
Pareil pour le diable et pour Ivan. Le diable est passé par tel pays, il vient de telle planète… Après je construis un corps, pour chacun des deux personnages. Ensuite, je construis une évolution de ces deux personnages dans un temps donné.
Dostoïevski, homme de théâtre : « Ce texte là il ne l’a jamais écrit, il l’a dit »

—  Et ton choix de jouer un texte littéraire ?

— Je ne le vois pas comme un texte littéraire, je le vois comme un texte théâtral. Parce qu’en Russie, j’ai beaucoup travaillé sur des textes qu’on dit « littéraire » en France. Mais dans la langue russe, ce sont des monologues, des dialogues magnifiques. C’est du théâtre. Ici « littéraire » c’est ce qu’on apprend aux classes « L », tu vois ? Alors que ce n’est pas du tout ça. Si tu le lis en Russe, ce texte ou les autres textes de Dostoïevski, c’est vraiment dans l’instant, c’est terrien. Ce n’est pas un texte de lecture chez soi. C’est un texte qui se dit. Et même Dostoïevski, quand il écrivait ces textes-là, il était debout autour de sa table, il tournait en racontant tout le texte. Et sa femme, elle écrivait.
Ce texte là, il l’a dit, il ne l’a jamais écrit. C’est pour ça que je ne voulais pas dire « littéraire ».

—  Donc pour toi Dostoïevski est un homme de théâtre ?

— Oui, un homme de théâtre pour moi. Beaucoup de gens le considèrent comme un auteur qui a écrit de grands romans mais je trouve ça dommage car il y a plein de ses écrits qu’on pourrait mettre au théâtre. Beaucoup plus que ce qu’on en met déjà. Mon spectacle plaît beaucoup aux profs de français car ils voient un Dostoïevski et qu’on ne voit pas de classique en Avignon. J’adorerais que ce texte soit aussi vu par des gens de 20 ans, c’est eux que j’aimerais toucher en premier. C’est pas inaccessible, Dostoïevski.
Je suis accessible.
L’école russe : « Je fais mes gammes »

—  Qu’est-ce que t’as appris pendant ta formation en Russie ?

— Ca va être long ça ! Qu’est-ce que j’ai appris en Russie ? C’est déjà une école de vie d’aller en Russie !
Bon, qu’est-ce que j’ai appris en Russie. Quand je suis arrivé en Russie après mon école française, où j’avais fait seulement un an, on m’a dit « qui t’a déformé ? ».
Et j’ai aussi appris ce qu’était l’acteur-roi français. J’avais fait déjà pas mal de théâtre en France mais quand même, je ne savais rien faire de concret. Je ne suis pas un ébéniste qui sait faire des meubles, enfin bref. Je suis arrivé dans l’école française on m’a fait « ah super, t’es un super grand acteur toi, t’es beau, t’as une voix ! ». Ok. Mais je n’avais jamais rien fait de ma vie.
J’arrive en Russie. On me dit « t’es qui toi ? T’es rien. Vas-y travaille, travaille, travaille ». On m’a dit « l’acteur-roi, c’est super, mais nous en Russie c’est la troupe-reine. Sans les autres tu ne feras rien ».
Après on m’a dit « un acteur, c’est comme un soldat, si tu travailles 10 ans, tu seras peut-être un bon soldat et encore c’est pas sûr. Peut-être qu’au bout de 10 ans tu seras un artiste et encore, on verra. ».
Donc t’apprends l’humilité et l’écoute ce qui n’est pas facile pour des français ! (rire). Et tu apprends à travailler sept jours sur sept, sans jour férié, sans te plaindre.

—  Qu’est-ce qui t’a manqué en France que tu as trouvé dans les formations russes ?

— Je trouve qu’ils ne les forment pas à avoir une autodiscipline après. Je suis ravi d’être parti en Russie, parce que tous les matins en France, je faisais mes gammes. Tu travailles ta voix, ton chant, ton corps, tu fais deux heures de sport par jour. Quand tu es un acteur tu es sensé tout savoir faire.
Et le plus beau compliment qu’on m’ait fait sur ce spectacle c’est : « ton corps on voit qu’il est bien tenu ». Ca m’a fait du bien, je me suis dit « ça ne sert pas à rien ».
Ça ne sert pas à rien.

—  Comment s ‘appelle l’homme qui t’a formé en Russie ?

— Kouznetsov. Anton.

— C’est quoi tes prochains projets ?

— En fait j’aimerais avoir un binôme metteur en scène en qui j’ai entièrement confiance Donc en gros ce serait Anton (Kouznetsov), le seul qui pourrait me mettre en scène sur mes projets à moi. C’est le seul vrai bon directeur d’acteur que je connaisse.
Des metteurs en scène, t’en as plein mais des directeurs d’acteur t’en as quatre dans le monde.

—  Tu penses retourner travailler en Russie ?

— Oui j’espère. Mais pour travailler ça va être difficile. La situation devient pire qu’ici. Avant le théâtre était étatique et aujourd’hui il est privé. Donc ils préfèrent mettre Britney Spears que Les trois sœurs !



Ivan Karamazov, d’après un texte de Dostoïevski

— Adaptation, jeu et mise en scène : Pierre Bourel

— Traduction : André Markovitch

— Création lumière : Robert Mlakar

— Production : ADREM (Didier Leclercq et Hugues Deniset)
Jusqu’au 31 juillet au Collège d’Annecy en Avignon.

]]> Gisèle Vienne, une prophétie https://www.insense-scenes.net/article/this-is-how-you-will-disappear-64eme-edition-du-festival-davignon/ Fri, 16 Jul 2010 17:01:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=807 —–
« Voilà comme vous disparaîtrez »…« C’est comme cela que ça va disparaître »… C’est « comme cela que tu disparaîtras »… Comment traduire sinon que « This is how you will disappear » de Gisèle Vienne, présenté au Gymnase Aubanel, est une pièce qui finalement pointe un passage. Peut-être une mutation. Peut-être encore une transformation…voire une prophétie ou un avertissement étrange.
Dans une forêt morte, de troncs morts et secs aux pieds desquels des feuilles rouillent ; dans un coin de forêt embrassé par un crépuscule, un ensemble d’arbres forment une pépinière funèbre inattendue. Il y a là, peut-être, l’arbre claudélien dont la cime caresse les cieux et les dieux. Celui de Bachelard qui vaut aux rêves quelques pouvoirs. Il y a là, peut-être aussi, l’arbre beckettien où s’échangent des paroles énigmatiques. Peut-être aussi la forêt qui abrite Walden et ses idées de résistance à la pensée stéréotypée. Peut-être encore le seul arbre aux alentours de l’aéroport que décrit Müller… ou celui encore, qui traverse la gueule d’Artaud dans un autoportrait de 1946. Il y a donc des arbres qui, dans le brouillard épais d’une journée ou dans la brume matinale, sont comme autant de spectres et d’idées lointaines. Sujets majestueux et décatis abritant l’ordre révolu des légendes auxquelles, sans y croire, on continue de penser. Sujets brisés aux branches amputées. La forêt de Vienne est une forêt de moignons littéraires et philosophiques qui n’en finit pas d’accueillir quelques errants, quelques secrets, quelques êtres perdus et déboussolés sur des chemins tracés de mémoire.
Là, au croisement de deux souches, une gymnaste au corps plastique livre un combat presque chorégraphique avec un assaillant ou un coach. Le corps est malmené, soumis à une tension géométrique. Là, un jogger perdu dans les brumes fait un slalom sans autre compétiteur que la peur qui le poursuit. Ici, un rocker gémit sur l’irréparable qu’il a commis. Et d’ajouter qu’aux détours de ces courses solitaires, un archer privé de tout costume de Cupidon ou d’habits plus nobles, décochent des flèches sans but. Lui, serait comme un lointain écho à la figure de Zénon d’élée qui soutiendrait l’idée de l’impossible mouvement. Ou comment souffrir l’inertie.
« This is how you will disappear » vaut ainsi pour une pièce où l’art du mouvement, l’art visuel, l’art rhétorique sont aux ordres d’un état immobile où l’esthétique du tableau l’emporte sur la poétique de l’action. Où ce qui est surligné vaut pour une étude abstraite de choses qui inquiètent. Un monde en sursis se déploie. Un monde virtuel aussi.
Et de voir dans ce peuple mineur, une communauté, aussi, de clandestins qui vivent en des pays étranges et reculés. Un peuple de campeurs à l’année qui a trouvé dans la forêt un asile, un abris, un foyer. Et dans la forêt un moyen de disparaître. « This is how you will disappear » vaut dés lors, encore, pour la métaphore d’un monde d’à côté où la tente Quechua est la pièce maîtresse et reconnaissable – la cathédrale – du pauvre, du rejet, de l’abandon, de l’exilé…Forêt de campements sauvages, aux règles sordides, aux dérèglements humains, aux violences primaires, aux passions agressives. Lieu d’expression et toile de fond de toutes les misères où ne s’entend plus aucun Miserere. Refuge des bannis, des disparus et de ceux qui ne doivent pas se montrer, qui doivent aux yeux du monde disparaître.
Gisèle Vienne écrit ainsi une performance violente, adoptant la lenteur où se déploient toutes les couleurs du désarroi dans la solitude. Des gémissements aux vibrations angoissantes de la création musicale de Stephen O’Maley et Peter Rehberg, du lamento de Copper aux sculptures de brume de Fujiko Nakaya… Elle met en place un principe de saturation qui est, au vrai, un miroir du sensible. Un tableau où la concentration des émotions appelle celle du spectateur.

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Lenght of 100 Needles ou le pélerin Nadj de Joseph https://www.insense-scenes.net/article/lenght-of-100-needles-ou-le-pelerin-nadj-de-joseph/ Fri, 02 Jul 2010 17:05:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=808 La 15ème édition du festival1 de danse2 et des arts multiples3 de Marseille4 (F/D/Am/M) s’est déplacée au Pavillon Noir d’Aix-en-Provence qui accueillait pour la première fois en France Lenght of 100 Needles de Joseph Nadj, accompagné du compositeur Szilard Mezei. Une performance Danse, Musique, Arts Plastiques…chamanique.


Fluxus and Nadj
Du côté de Kanizsa, de temps à autre et pour certaines distances non définies, on lance à la tête de celui qui s’inquiète du nombre de mètres qui le sépare du lieu où il doit se rendre qu’il n’a qu’à compter les cent aiguilles qui le séparent de son but. Joseph Nadj ajoutera que c’est une sorte de proverbe et que le Lenght of 100 Needles en porte l’esprit. Plus tard, quand la rencontre publique se clôturera au Pavillon Noir, il racontera à une curieuse que ce qu’elle aurait pu voir comme les « amants » de Magritte sont en définitive « deux momies qui renvoient à un fait divers ». Commence alors un récit. « Tu sais ce qui s’est passé en ton absence » raconte le chauffeur de taxi à Nadj qui descend de l’avion. « Eh bien, la femme qui habite dans la maison en face du studio où tu répètes… elle est morte depuis longtemps, plusieurs mois, et sa fille en a fait une momie qu’elle a assise à la fenêtre ». Et Nadj de poursuivre en comparant l’histoire de cette femme qu’il connaissait au Psychose de Hitchcock et de la folie qui l’innerve. « Je la voyais du studio » conclura-t-il.
Ainsi en est-il des créations de Nadj qui toutes puisent dans Kanizsa. Ville lointaine d’Europe centrale, construite en Voïvodine. Ville berceau où s’amalgament légendes et histoires vraies dans l’imaginaire du chorégraphe. Ville natale où les murs de couleur ocre de l’église trouvent quelques reflets sur le plateau et les pigments de quelques objets ou masques scéniques. Ville enclavée au milieu d’une plaine, balayée par les vents d’horizons lointains chargés du souffle des cultures d’ailleurs. Ainsi, pour autant que l’histoire de Kanizsa la constitue comme un territoire aux frontières déplaçables, le pèlerin Nadj y revient toujours comme à une racine et un paysage qui se jouent de l’empreinte que les hommes laissent à sa surface. Bien plus qu’une ville, Kanizsa est une forge où matières et mémoires, d’ici et de là, sous les coups de Nadj, dans l’entremêlement des percussions et des sifflements, sont à l’œuvre. Où l’histoire d’un mot : « œuvre », qui dit explicitement que l’art de Nadj est lié à quelques héritages des profondeurs.
Celle du mouvement Fluxus[[ Fluxus se crée sur un rejet de la notion d’œuvre d’art et des institutions. Le nom Fluxus — du latin flux, en latin courant — est proposé par Georges Brecht, le chimiste artiste, et Maciunas rédige alors le premier manifeste Fluxus. Pour « définir » Fluxus, on peut se référer à la fameuse sentence d’un de ses représentants français les plus brillants, Robert Filliou : « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. »]], entre autres, semble fonder le dispositif de cette nouvelle pièce que Nadj considère davantage comme une performance préoccupée par l’espace et les objets de la vie quotidienne ainsi que par la peinture et ses toiles devenues « arènes » ; lesquelles sont ici articulées aux sons, aux mouvements, à la matière, aux corps… Geste théâtral, biographique autant que chorégraphique que celui de Nadj qui s’inscrit dans le « Action Painting » où l’art est un événement, un acte inséparable de l’existence de l’artiste comme l’a défini Harold Rosenberg, en 1952. Fluxus (Nadj s’y réfère explicitement) est ainsi une pratique du non-art (voir le manifeste de Maciunas) qui aura guidé le chorégraphe au point de le voir livrer des tableaux (motifs noirs sur fond blanc) qui auraient pu être ceux de Rauschenberg qui disait : « je ne veux pas qu’un tableau ressemble à quelque chose. Je veux qu’il ressemble à ce qu’il est. Et je pense qu’un tableau ressemble plus au monde réel quand il est composé d’éléments du monde réel ». L’esthétique du hasard et de l’indéterminé réglera ainsi le mouvement chez Nadj, que son geste soit lié à la danse, à la pantomime, au théâtre ou à la peinture. La méthode compositionnelle reposant, en partie (mais une partie que l’on pourrait nommer le cœur) sur l’aléatoire et l’indéfini, le geste spontané et organique oeuvrant à des assemblages, des constructions, des formes empiriques voulues mais insoumises. Laissant dès lors venir en front du plateau, l’humour et toutes les libertés : celle de jouer, de se jouer, de déjouer…afin que l’on assiste à « un événement-en-train-de-se-dérouler » comme le prétendra Jean-Jacques Lebel (cf. Le Virus libertaire), à la suite de Allan Kaprow qui questionne les visées du happening et de la performance.
Lenght of 100 Needles : Action painting, dancing, dreaming…
Un tintement semble dissiper la pénombre à mesure qu’il se fait plus ténu. Dans le jour qui vient un tableau figuratif présente un cerf majestueux : ombre blanche sur fond noir. Toile simple et narrative où le cervidé regarde la salle de toute sa grandeur. Entre une cohorte de comédiens qui désossent un piano arrangé. Peut-être, sans qu’on le sache dès maintenant, y verrait-on un signe fait à John Cage. Les touches claquent sur le sol, les cordes sont arrachées avec déréliction. Et peut-être, là encore, est-on suspendu à un environnement de bruits qui est encore de la musique. La même qu’un Jazz Band, installé en franc-tireur au-devant de la scène va construire sur des distorsions, des harmonies, des rythmes d’ici et d’ailleurs empruntant à des ères géographiques distincts, martelant quelques rituels lointains, quelques dissonances immédiates, etc. Déconstruction du musical, construction du sensible, interrogation du sonore… Peut-être, l’œuvre, dit-elle qu’elle est au-delà de toutes limites. Dans l’intérieur de la maison, là au cœur du « salon » de la maison, un branle s’active où musiciens, danseurs et acteurs entrent lentement dans une transe. Bientôt, les entités humaines subiront quelques mutations. Bientôt, les masques simples, colorés et naïfs, à l’effigie du cerf, couvriront les visages du groupe qui réagit aux bruits, à une activité intense et obsessionnelle. Activités denses où le modelage d’un clown dans un pain d’argile finit par donner figure à un être triste. Où des billes de bois valent aux acteurs d’être des bûcherons insolites qui y enfoncent un coin. Jusqu’au moment où ces bois-morts et autres billots se regardent enfin comme des totems primitifs, des figures sacrées, des divinités animistes. Jusqu’au moment, donc, où le geste du bûcheron était encore, et aussi, celui d’un percussionniste qui donnait forme à une sonate primitive sans contour. Où les silhouettes kafkaïennes et les chapeaux noirs sont autant de couvre-chefs funèbres qui habillent les danseurs et leurs mouvements endeuillés. Endeuillés, dis-je, si le deuil est bien aussi une errance qui prive le corps d’une orientation cardinale. A les regarder, s’aligner et se contorsionner, s’amalgamer et se séparer… les danseurs de Nadj semblent ainsi avoir perdu le nord et en même temps la tête ; les rendant à une vie curieusement libre et offerte à tous les vents, à toutes les transcendances, à tous les souffles, à tous les esprits… Les mêmes qui habitent la séquence des toiles peintes. Apprentis-peintre ou artistes libérés de toutes les règles, les carrés et rectangles noirs reçoivent, sous forme de giclées, de salives, de baves de postillons… les pigments blancs qui sont préalablement mis en bouche. Le rendu ? Rorschach ! Séquence longue, presque « ennuyeuse, mais constructive » (revoilà un enjeu de Fluxus), sauf à se souvenir que le geste artistique (et l’œuvre donc) sont expulsion, jet ou rejet instinctif/intestinctif, régurgitation mentale et cérébrale. Jeu de Nadj et des compagnons qui s’emploient comme lui à montrer que créer se fait toujours dans un va et vient entre le dehors et le dedans, dans le flux et le reflux d’un travail manuel et spirituel où une part d’incertain et d’imprévu fait partie de tout processus de création et de toute œuvre. Episodes répétitifs seulement en apparence, où « l’action-painting » est chorégraphié au point de s’apparenter, un fragment de seconde, à un mouvement de prestidigitateur qui porte sur un petit mouchoir noir tâché de blanc, etc.
Ensemble de séquences impossibles à répertorier, forêt de symboles impossible à inventorier mais qui peut-être, n’était rien moins que les étapes nécessaires à l’apparition, à la fin, de l’homme-cerf, au « devenir-cerf » de l’homme, comme il y avait dans Les Corbeaux[[Les Corbeaux de Joseph Nadj seront présentés à nouveau au Festival d’Avignon, du 18 au 26 juillet 2010, salle Benoît-XII.]] un « devenir-oiseau ».
Dès lors, le « salon », via ces transes[[Il faudrait ici revenir à la lecture de Georges Balandier.]]qui sont autant de passages, était depuis le début, peut-être et davantage, un foyer. Autre mot qui désigne non seulement une manière de s’abriter, mais aussi l’espace autour duquel s’organisent le rite, les danses, les transes, l’extase…
Chamanique…
La pénombre est revenue après qu’autour de la table en pin blanc les hommes se sont écroulés comme de belles endormies. Ils étaient les Manipulateurs d’une figure de chiffon mystérieuse, et un à un celle-ci semble avoir réduit ceux-là à un sommeil profond, à moins qu’il ne s’agisse d’une hypnose. Et c’est alors que l’homme-cerf apparaît, vêtu d’un long manteau et d’une tête de cerf aux bois majestueux. Ombre d’un homme et d’un cerf à nouveau réuni alors que le tableau a été effacé. Que le figuratif, donc, fait désormais place à un abstrait concret. Et d’ajouter que le geste plastique de Nadj tient alors à ce lien qu’il entretient aux ombres. Celles qui peuplent ces pièces : Les Corbeaux, Le Veilleur, Last Landscape, etc… où l’écran, blanc ou noir, est la surface qui voit s’imprimer, via l’acteur qui est devenir-pinceau, des ombres. C’est-à-dire, aussi et encore, des esprits, des spectres, un souffle, des puissances…Des ombres ou le premier état d’un invisible qui vient à être perceptible. La part lointaine et souterraine qui agite les hommes dans leurs dialogues avec les morts, avec ce qui n’en finit pas de survivre à la mort. Lenght of 100 Needles est alors la performance qui peut se regarder comme un seuil où chaque motif, chaque mouvement, chaque détail valent pour un temps intermédiaire, un espace « uchronique » comme il existe des espaces « utopiques ». Un seuil, dis-je, où le démantèlement des choses rationnelles, des suites logiques, des attentes prévisibles… mises à mal par des formes discontinues, des images imprévisibles, des sons désarticulés permettent de faire advenir une intériorité. Un monde intérieur, un langage perdu, les bribes d’une connaissance oubliée, échappés du ghetto de la raison et des dogmes… remontent ainsi à la surface. Et cette remontée, qui n’est autre qu’une verticalité, dit clairement son rapport à la spiritualité, à la matière qui couve des secrets et des inconnus, à l’homme qui n’en a jamais fini avec un enracinement dont on sait qu’il est une fondation complexe faite de strates et de couches plurielles.
Lenght of 100 Needles, dès lors, n’est peut-être pas autre chose qu’une forme réfléchissant l’être qui éprouve sa condition plastique par le biais d’une poétique de l’imperfection, une esthétique du difforme, un mouvement chorégraphique qui privilégie l’instantané. Ou l’histoire d’une œuvre des apparitions chamaniques où l’improbable, l’incompréhensible, l’invraisemblable… mais aussi l’incroyable, le furtif et l’imprévu sont d’autres chemins, d’autres miroirs qui nous portent à croire que la pratique d’un art est toujours aussi le lieu d’un déchirement et d’un doute qui constituent l’œuvre comme un champ de questionnement, un dialogue avec les ombres… Un chant des ombres où se mêlent le vivant et le mort, le visible et l’enfoui. Et où l’homme-cerf apparaissant n’est autre qu’un homme rappelé à sa condition de métisse. Lenght of 100 Needles… un proverbe dit Nadj.

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La grande et frauduleuse histoire du commerce de Pommerat https://www.insense-scenes.net/article/la-grande-et-frauduleuse-histoire-du-commerce-de-pommerat/ Tue, 20 Apr 2010 17:08:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=809 Au Théâtre du jeu de Paume d’Aix-en-Provence, Joel Pommerat présentait La Grande et fabuleuse histoire du commerce. Un drame quotidien saisi entre 68 et nos jours… Le lieu d’un mal être qui s’installe durablement, soutenu par 5 comédiens (Eric Forterre, Ludovic Molière, Hervé Blanc, Jean-Claude Perrin, Patrick Bebi) qui campent la « beaufitude » présente.


Depuis longtemps
Il y a quelques années de cela, Joël Pommerat fuit l’école et prend les chemins buissonniers de l’écriture. Il a une vingtaine d’année et signe un premier texte, Le Chemin de Dakar. Un titre un rien exotique et à peine rimbaldien qui, à la manière des « chemins » de Strindberg, l’inscrit déjà dans une quête intérieure, une contemplation, une visitation qui se livrent dans les phrases simples et tumultueuses d’un monologue non théâtral. La compagnie Louis Brouillard naîtra à ce moment-là. S’en suivront quelques textes et créations qui marquent non pas un début, mais l’entêtement de celui qui a décidé de faire et d’écrire du théâtre. Le Théâtre de la main d’or à Paris – où il présentera toutes ses créations – devient alors le compagnon où Pommerat s’exécute jusqu’à Pôles, son premier texte publié par Actes-Sud, en 2002.
Joël Pommerat n’est pas encore le metteur en scène associé de l’Odéon-Théâtre de l’Europe et du Théâtre National de Bruxelles. Pas le metteur en scène connu qu’il est aujourd’hui. Pas l’auteur attendu qu’il est maintenant. Pommerat et sa compagnie Louis Brouillard émergent. Une première résidence au Théâtre de Brétigny-sur-Orgue l’inscrit dans un geste qu’il reconduira sans cesse. Ecrire au plus près du plateau, au plus proche des acteurs, comme à leur écoute… Ecrire, Treize étroites têtes pour les Fédérés, Mon ami, Grâce à mes yeux, Qu’est-ce qu’on a fait… Des textes, des pièces, comme sortis de nulle part où l’intérêt de Pommerat pour les plis, les recoins, les zones d’ombres, les apartés… sont un espace d’exploration tout autant éthnologique que poétique. Où écrire, bien loin d’être une affaire de style, est avant tout une façon de se sentir à l’écoute : dans la tension de l’écoute. A l’écoute d’un quotidien mineur, d’un tragique anonyme, d’un drame commun comme on pourrait dire qu’il y a, pour chaque vie, un programme commun pris dans la un monde plus grand et plus vaste. Façon pour Pommerat de recueillir une réalité, ou de faire écho à des espaces-temps où il n’y a plus de hiérarchies. « Cette année non plus ne sera pas une année ordinaire » dit Elda Older dans Pôles, avant que celle qui voulut être actrice n’ajoute : « je ne pourrai sans doute pas échapper à ma première opération chirurgicale de toute mon existence ». L’œuvre de Pommerat pourrait être condensée, ici, dans ces deux phrases qui font entendre et laissent sous-entendre les thèmes qui s’imposent à leur auteur. Le doute, l’absence de maîtrise sur le cours des choses, un monde d’inquiétudes inévitables et d’accidents indépassables, la récurrence de certaines angoisses irrationnelles ou justifiées, de quelques peurs dont on devient les familiers… A ces endroits de la vie banale, de la banalité qui est aussi l’espace de la catastrophe, Pommerat se sert alors de l’écriture comme d’un espace asilaire où sont contraints les gens de peu, les familles de petites gens… pris au piège d’un monde qui leur échappe, dans lequel ils sont tout à la fois à la marge et au centre. A la marge parce qu’ils ne comptent pour presque rien aux yeux du monde et que leur destin n’est finalement qu’un accident regrettable de plus. Au centre, aussi, sans doute parce que Pommerat leur rend la parole, permet de « rendre possible cette parole » inaudible autrement. C’est dans ce va et vient entre le monde et le petit monde du quotidien que l’écriture de Pommerat se déploie. Là où parfois, comme dans Je tremble, se fait entendre ce qui manque désormais « un vrai beau rêve d’avenir pour notre société humaine ».
De mémoire, ma rencontre avec Pommerat a toujours convoqué ces pensées, ce sentiment, cette sensation. D’Au monde (2004), à D’une seule main (2005) ; Des Marchands (2006) à Cet Enfant (2006), en passant par Je Tremble (2007) et Pinocchio (2008)… Sensations d’un « théâtre posé » où la brûlure du monde (dirait et écrirait Claude Régy) est affleurante à chaque image, chaque mot, chaque instant. Sentiment de menaces constantes, de douleurs lancinantes, en quelque sorte, qui ne sont plus liés à aucune forme de fiction vraisemblable, mais tout au contraire à un réel capturé, esthétisé et poétisé qui rappelle que la fragilité est récurrente à la vie. Une fragilité qui est au commencement d’une peur pérenne explorée par Pommerat d’une création à l’autre, peur modelée à des échelles différentes : la famille, l’enfance, peur de l’autre encore, de soi, de l’ami, du parent, etc. Et aussi culpabilité… « le putain de sentiment de culpabilité » qui paralyse, qui ronge, qui s’offre aux yeux de l’autre, dans les gestes gauches et les mots bancales. Soit, à bien y réfléchir quand on songe à Pommerat et ce qu’il écrit, deux valeurs ou paramètres d’un tragique contemporain sans héros, plus intime, plus invisible, plus anonyme et pas moins violent.
De mémoire, dis-je, alors qu’en 2003, à Caen, Pommerat travaillait en partenariat avec la CAF et le CDN dirigé par Eric Lacascade, avec un petit monde éborgné, maltraité, marginalisé, pendant plusieurs semaines, dans les quartiers populaires de la périphérie caennaise, alors qu’il préparaît Qu’est-ce qu’on a fait ?
Phrase sublime qui dit explicitement l’inquiétude ou une variation de la peur encore…
Je me souviens de notre entretien, lui assis à la table de cuisine, devant le jardin, et plus tard, au prétexte d’une photo, s’installant dans un fauteuil, à mon bureau. Un long entretien de trois heures n’avait pas suffi à épuiser Pommerat. Un long entretien où sa voix ne se rythmait d’aucune condescendance, d’aucune pitié, d’aucune inflexion lacrymogénique… Non, sa voix, quand il parlait des petites gens qu’il avait croisés ; des gens de peu muets qui s’étaient mis à parler de la parentalité… sa voix résonnait comme celle d’un témoignage distancié qui ne prend pas parti, qui ne joue pas le sentiment contre la raison. La voix de Pommerat était blanche. Et c’est elle que j’entends encore alors qu’il livrait une impression ou un constat sur ce moment-là, mêlant vie et théâtre : « j’ai pensé à quelqu’un, un peu écrasé dans son silence, dans sa solitude, par notre “meilleur des mondes” ».
Qu’est-ce qu’on a fait ? devint, quelques temps plus tard, un livre blanc et fut édité par la CAF, dans un format tout simple, avec une reliure collée trop rigide pour que le livre ne se brise pas à la première lecture. A l’intérieur, on trouve le texte de Pommerat, un mot militant du directeur des affaires familiales, un témoignage de Patrick Boutigny sur cette « expérience », et des paroles de gens qui, pour la première fois, peut-être, ont mis sur le papier ce qu’ils avaient dans le cœur, la tête, le ventre… Ça se loge où l’humanité ?
Sans doute est-ce un peu une question de Pommerat qui, Avec la grande et fabuleuse histoire du commerce, aura à nouveau, d’une autre manière, recouru à ces paroles actuelles, vraies, en travaillant à partir d’extraits d’interviews de la thèse de Frédéric Neyrat et Marie-Cécile Lorenzo-Basson : « La vente à domicile : stratégies discursives en interaction ».
Dans la solitude des chambres d’…
C’est le titre lointain d’un texte de Koltès qui vient à l’esprit. Le titre qui rappelle le deal de celui qui a quelque chose que l’autre n’a pas et ne veut pas, mais qui pourrait devenir un objet de désir si l’autre s’y entend… Dans la solitude des chambres d’hôtel 5 VRP, en déplacement, dealent donc. Venus éssorer les lotissements paupérisés, tels des nomades prédateurs qu’ils sont, cinq VRP discutent stratégie commerciale, psychologie humaine, rhétorique de vendeurs… Moment où l’on distingue que la parole doit venir à bout de toutes les résistances, de tous les questionnements. Instants où la parole ne connaît d’autres enjeux que celui, dialectique, de la persusasion. C’est Aristote pour les nuls au pays du capital qui est ici mis en scène. Là où l’argument n’a plus rien à voir avec la construction d’une vérité, mais tout à voir avec le désir et la séduction. Soit la mise en place d’un mensonge qu’il faut rendre crédible. C’est aussi un temps de conversion où une équipe d’anciens rompus à la logique du chiffre essaie de persuader le 5ème, le nouveau : le petit jeune, de l’utilité de son travail de vendeur et de menteur. Ainsi, dans la chambre, chaque soir, les aguéris se livrent au dépucelage de la conscience du naïf. Jeu de rôles humiliants et féroces à l’appui pour prévenir les postures du client récalcitrant. Dialogues artificieux pour mystifier le client résistant. Mise en place d’un sentimentalisme de bas-fond pour entrer en connexion, en empathie avec le client revêche… Les ficelles du métier oscillent ici entre bizutage et torture mentale… C’est encore l’histoire de drames personnels où l’affection fait défaut, où les mariages de nos « VRP » sont fragilisés par un travail qui ronge tout : leur temps, leur vie familiale, leur esprit critique, l’amour de l’autre, l’amour de soi compris… C’est encore et aussi l’histoire hormonale d’une tribu de mâles qui pense « qu’avoir des couilles » est la marque de l’homme moderne étranger aux états d’âme de « gonzesses ». En clair et traduit : il faut s’affranchir de la conscience qui entretient des scrupules moraux ou porterait encore un peu d’humanité.
C’est encore et toujours une histoire de meute, avec ses mâles dominants, ses jeunes loups avides… et les VRP n’échappent pas à cette configuration animale. C’est le monde du commerce, celui des marchands (autre pièce de Pommerat), celui des vendeurs vendus aux dieux chiffre et performance. C’est l’histoire d’athlète du commerce qui cherche le record qui les homologue provisoirement comme le « meilleur » de la boîte… C’est également à quelques endroits, rares et lentement décomposés sur la scène, une réunion d’hommes fragiles qui ont du mal à laisser tomber le masque qu’une profession leur a imposé. Avancer masqué, ne pas se montrer ou se révéler… être autre, en définitive, et n’être plus soi-même finalement. Au risque, au moment où l’on ne peut plus le supporter, d’en venir à commettre un geste suicidaire… comme on l’entend à plusieurs reprises ici et là dans ces histoires anonymes…
Ainsi va la grande et fabuleuse histoire du commerce de Pommerat entre les murs du théâtre qui sont ici ceux d’une chambre impersonnelle, vide des parfums et des bibelots et autres fétiches inutiles ou de valeur qui sont le paysage d’une vie. Vide, dis-je, de toutes empreintes personnelles, de toute odeur intime, de toutes traces de soi, de toutes images d’un autre familier, de tous coins à soi…
La mise en scène de Pommerat commence peut-être, avant d’être une histoire, dans cet espace privé de toute vie privée. Là où le lustre n’éclaire rien et n’accompagne que des ombres. Là où le dessus-de-lit, la table de chevet, l’armoire aux cintres abandonnés, le mobilier de chambre, l’éternel TV dans un coin… sont la déco de la communauté nomade qui se frotte, dans les établissements de seconde zone, au mauvais goût, au dépareillé pas cher, au luxe d’entrée de bas de gamme. Chambre à peine occupée, ou, et plus précisément, anti-chambre de nuits solitaires ou de soirées arrosées histoire de retarder le moment où l’on se retrouvera seul dans cet espace au gout de « bout du monde ». Bien vilaine chambre en définitive, assortie finalement, aux vilains costumes des VRP : la cravate de mauvais goût, l’imper crème passe-partout, le pantalon au pli militaire, la chemise blanche dont on économise la propreté… De la chambre au costume (qui n’a plus rien à voir avec celui de Brook), il y a ainsi un effet miroir, un reflet, une sorte de réverbération. On vit dans des lieux qui nous ressemblent. Eux sont glauques, ternes, fades à l’intérieur et vivent dans des espaces qui sont à leur image. Et d’ajouter que s’ils sont condamnables, ils sont aussi condamnés. Et de voir la chambre, dès lors, comme un espace carcéral où, prisonnier d’un travail (il faut bien gagner sa vie) on y perd la liberté, entre autres. Paradoxe des sociétés qui, privilégiant le libre-échange, ont fini par aliéner ceux qui s’y sont fourvoyés. Chambre froide (encore une création de Pommerat) en définitive qui, sans ambiguité, se regarde comme le musée de vie sans vie.
L’astuce et puis…
Ce qui aurait pu être une histoire n’en est toutefois pas une mais deux. Ce qui aurait pu être une chambre n’en est pas une mais deux. Ce qui pourrait être confondu à un groupe de VRP n’en est pas un mais deux… Dédoublement donc, ou plus précisément, prolongement épique qui fait de cette mise en scène un monde en deux tableaux qui se ressemblent étrangement sans toutefois se confondre. Pommerat a ainsi choisi de montrer une évolution, une mutation, une suite infernale saisie à travers le mouvement de l’histoire. L’accélération de l’histoire qui, en même temps qu’elle prend de la vitesse, bouscule tout, ruine tout. Des événements de 1968 retransmis à la télé, au zapping informatif de BFMTV de nos jours, de l’ORTF à la TNT, de l’histoire à la publicité, de l’image au monde des images, du poste à lampe (visible sur scène) à l’écran plat… La grande et fabuleuse histoire du commerce tresse les vies privées et l’histoire publique. Pommerat met ainsi en scène le cadavre des idées qui ont été remisées dans le placard.
68 ou le temps d’une hésitation, d’un carrefour, d’un choix… Moment d’une insurrection où les idées et la pensée humanistes semblent pouvoir prendre le dessus. Mois d’utopies ou de rêves fous… Instant où, comme Sartre, on pourrait écrire « l’espoir c’est demain » (ça nous rappelle quelque chose d’aujourd’hui, non ?). Seconde d’illusions perdues aussi qui se finissent avec la chasse aux insurgés dans l’Odéon tenu par Barrault.
L’autre époque arrive alors où le règne des banquiers, du commerce, des actionnaires… est venu à bout des idées pour leur substituer « Monney » chanteront les Pink Floyd. Le self made man a remplacé la communauté. Un nouveau monde (Le nouveau monde et ses idées) boute ainsi le vieux et ses spectres (qui hantaient l’Europe écrivait Marx). Un monde de publicités s’inscrit pour longtemps…
Pommerat, très adroitement, pose ainsi un regard sur la course folle du monde, sur un tragique quotidien fait de riens, de petites trahisons, de petits mensonges que l’on se fait à soi. Et pour donner de l’épaisseur à son commentaire, il isole Franck le vendeur seul rescapé de la première période, et en fait un converti, un leader, un manager dans la seconde. Plus féroce que ses premiers partenaires, Franck est « The prédateur ».
Entre les deux périodes, les VRP ne vendent plus de pistolets, mais des codes de droits du consommateur. Tout est là, dans ce seul mot de « consommateur ». Nouvelle espèce qui, après le sapiens et l’homo sovieticus, livre passage à l’homo conso… Dans la lignée de l’homme, il ressemble à un groupe en extinction…
Politique, ethnologique jusque dans la manière de filmer une cage d’escalier qui induit la pratique du porte à porte… Pommerat livre un fragment tragique.

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Heiner Müller, Hamlet Machine et Histoires de Marionnettes https://www.insense-scenes.net/article/heiner-muller-hamlet-machine-et-histoires-de-marionnettes/ Wed, 24 Feb 2010 18:10:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=810

Le 5 février 2010, Au Théâtre Aux Mains Nues, nous était présentée pour une représentation supplémentaire, Hamlet Machine d’Heiner Müller par la Compagnie Sans Soucis, mise en scène par Max Legoubé. En 1977, Heiner Müller réécrit le mythe d’Hamlet et propose ce texte condensé de la pièce de Shakespeare. Dans ces neuf pages, Heiner Müller interroge les mythes shakespeariens et grecs en cherchant à les transposer dans les années 50. Cette démarche commencée en 1961, temps de la construction d’un mur, avait pour objectif de transposer le mythe d’Hamlet en 1956, lors de l’insurrection de Budapest. Mais ce qu’écrit l’auteur, c’est l’incapacité de cette transposition en exposant une écriture fragmentaire. Du 20 janvier au 5 février 2010, ce spectacle était présenté dans cette petite salle parisienne programmant du théâtre de marionnettes. Retraçant l’historique de cette création, nous rappellerons qu’une des premières étapes a eu lieu sous la forme d’une performance en 2007. Nous avions pu découvrir l’avancée de ce travail, en 2008, dans le cadre de « Ceci n’est pas un festival » initié par Les Ateliers Intermédiaires. Lors des représentations en janvier, le projet a grandi et a trouvé son rythme et sa cohérence.
Dans un premier temps, cette réécriture avait trouvé sa source dans la révolte de Budapest en 1956. Mais devant la difficulté de cette transposition, Heiner Müller écrit cinq tableaux faisant de multiples références à Shakespeare, à la mythologie grecque. C’est aussi, en écrivant la difficulté d’un auteur à composer une fable avec l’Histoire qu’il montre d’une certaine manière l’échec de l’histoire et l’échec du théâtre ou de la représentation : « Je ne suis pas Hamlet. Je ne joue plus de rôle. Mes mots n’ont plus rien à me dire. Mes pensées aspirent le sang des images. Mon drame n’a plus lieu. Derrière moi plantent le décor, des gens, que mon drame n’intéresse pas, pour des gens qu’il ne concerne pas. Moi non plus, il ne m’intéresse plus. Je ne joue plus… ». Cette pièce a souvent été mise en scène utilisant des formes théâtrales alternatives ou expérimentales. Hamlet Machine est dans sa forme énigmatique et fragmentaire porteuse de multiples pistes. C’est dans un mécanisme de recherche et d’innovation que s’est élaboré le spectacle de la compagnie Sans Soucis[[ Max Legoubé et Alexandre Gauthier ont fondé la Cie Sans Soucis en 2005]].
Heiner Muller écrit Hamlet Machine détournant ou plutôt contournant Shakespeare. Max Legoubé détourne ce texte de théâtre pour en faire un spectacle de marionnettes. Ce détournement se manifeste par exemple, par la diffusion de l’enregistrement du texte. Les mots deviennent un matériau sonore. Ils ne sont plus à la merci de l’interprétation du direct, mais ils existent en dehors du temps. Ils sont hors temps psychologique. Pourtant ce texte arrive avec sa charge poétique. Il est renforcé par la charge poétique et esthétique de ce qui se déroule sur la scène. Durant l’heure du spectacle, une pluie fine tombera en continu dans une salle de bain. Une bruine qui est semblable à un brouillard, un hiver à Elseneur. Sur scène, dans cette salle d’eau, trois « acteurs » qui sont à la fois manipulateurs et manipulés, Max Legoubé, Alexandre Gauthier et Chloé Hervieux. Ce projet de faire des acteurs à la fois des marionnettes et des marionnettistes rencontre l’écriture de Müller puisque l’auteur place l’acteur qui jouerait Hamlet dans une distance, dans un recul par rapport au personnage. L’acteur jouant Hamlet se joue aussi de lui. Comme la première phrase l’annonce : « j’étais Hamlet ». Ces trois premiers mots qui disent la distance avec le personnage, qui disent aussi la difficulté d’être Hamlet, en tant que fils, que beau-fils et en tant que futur roi dans ce monde en « putréfaction ». On retrouve cette difficulté sur scène lorsque l’actrice déplace et manipule un corps sans tête et inerte. Ensuite elle prends place dans ce costume déjà occupé et se met sous un abat-jour sur lequel tombe cette bruine. Cet abat-jour comme une couronne est manipulé et devient aussi un personnage. Se joue alors une impossibilité entre l’actrice dans le corps d’Hamlet et son couronnement. Le personnage d’Ophélie, lui n’apparaîtra dans cette salle de bain que sous la forme d’un visage intégré à une serpillière. (voir l’extrait sur le lien).
www.dailymotion.com/video/x6b6rw_hamlet-machine_creation
La compagnie Sans Soucis réussit aussi à utiliser les diverses possibilités et les diverses façons de faire du théâtre de marionnettes. Ils utilisent par exemple des petits personnages pour faire une foule et des militaires, donne à voir une vidéo pour diffuser un personnage au plafond; les faisceaux du vidéo projecteur devenant les fils d’une marionnette traditionnelle, en passant par le corps dansant de l’appariteur ou la question du manipulateur et du manipulé se pose et ne se résout pas. Tous les trois travaillent avec des niveaux d’échelle différents ; nous montrant à la fois des petits personnages et des énormes yeux qui nous regardent, nous montrant d’anonymat des figurines aux effigies historique de Marx, Lénine et Mao. Là encore les trois « performers » trouvent à l’intérieur de leur pratique une correspondance avec l’écriture de Heiner Muller qui travaille lui même sur différents niveaux d’écritures. Comme Müller, la compagnie réussie en variant les utilisations de la marionnette à produire un spectacle dans un univers homogène grâce notamment à l’accompagnement précis de la lumière, de la vidéo et du son. Dans ce travail, la compagnie Sans Soucis donne à voir son exigence et une force à la marionnette qu’on retrouve par exemple chez Ilka Schönbein[[Extrait d’une performance d’Ilka Schönbein : « Metamorphosen » qui se déroule dans une salle de bain comme le spectacle de la Cie Sans Soucis. http://www.youtube.com/watch?v=xSgz56-w9H0]]. Cet ensemble apporte un regard neuf au texte de Müller et développe une écriture singulière à travers l’art de la marionnette.

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La compagnie Frappe-Tête Théâtre présente son Bestiaire de la pensée https://www.insense-scenes.net/article/la-compagnie-frappe-tete-theatre-presente-son-bestiaire-de-la-pensee/ Mon, 15 Feb 2010 18:15:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=811 —-
La compagnie Frappe-Tête Théâtre présentait le 2 février 2010, la première de sa dernière création : Bestiaire de la pensée. Cette unique représentation était visible à l’Archipel, scène conventionnée de Granville, adossée au casino. Après cette première, la compagnie reprendra ce spectacle dans deux mois pour une représentation unique encore à Ifs, dans la salle Jean Vilar. Cette tournée se poursuivra à la fin avril et au début mai par trois représentations. Deux d’entre elles auront lieu au Tanit Théâtre- La Filature de Lisieux dirigée par Éric Louviot et une à l’Eclat, Pont-Audemer. A travers l’exposition de cette tournée, nous mettons l’accent sur la difficulté pour une compagnie de montrer son travail dans des conditions optimum. La compagnie Frappe-Tête Théâtre va présenter son spectacle cinq fois dans la région dans quatre lieux différents et dans un intervalle de trois mois. Cela montre aussi le choix des programmateurs de n’accueillir qu’une représentation se coupant immédiatement d’un bouche-à-oreille possible.
Dans “Bestiaire[[Bestiaire : 1- Celui qui devait combattre contre les bêtes féroces, ou leur était livré au cours des jeux du cirque.
2- Recueil de fables, de moralités sur les bêtes.
]]de la pensée”, la compagnie Frappe-Tête Théâtre met en scène une communauté de marginaux, de monstres. Tous ces personnages monstrueux sont empruntés, dérivés, déclinés des univers de Tim Burton, de David Lynch dans “Éléphant Man”, de Jean-Pierre Jeunet dans “La cité des enfants perdus”, des séries “Carnivale” où de “La Famille Adams”, comme l’annonce le programme. Mais tous ces personnages semblent issus de l’imagination d’un homme. Cet homme joué par François-Xavier Malingre, tout aussi monstrueux que ces créatures est à mi-chemin entre le fou, la mère dévorante et l’enfant destructeur de ses jouets. Il crée des jouets, des Frankensteins. Il est entouré par la femme serpent (Sylvia Marzolini), la poupée désarticulée et manchote (Élodie Foubert), la borgne (Maguy Guillot) et l’homme-femme (Grégory Guilbert). Il y a aussi un personnage énigmatique (Guillaume Hermange) qui traverse cet espace puisqu’il représente à la fois le temps, un cul-de-jatte, un nouveau-né, le double de ce fou délirant. Dans ce brouillage, il apparaît que cette petite communauté est réunie comme un cirque de foire qui traversant les espaces s’arrête dans des villages pour montrer des numéros ou se montrer en tant que spécimens. Nous avons donc une mise en abîme de cette compagnie qui met en scène un cirque devant présenter des numéros. Nous n’assisterons à aucun numéro, ni du cirque, ni des Frappe-Tête Théâtre, parfois un chant traînera, des siamoises apparaîtront, un duel de flamenco débutera, mais les séquences présentées nous diront surtout la difficulté de faire et d’être en marge. C’est ce cirque qui ne peut pas produire des numéros parce que se joue un combat intestin entre l’inventeur de ces créatures et les créatures elles-mêmes. Ce sont les relations des personnages qui sont mis en scène. Ce génie fou est le père, le dompteur, l’amant de ses monstres. Il ne semble pas avoir les moyens pour être le metteur en scène de la ménagerie qu’il a créé. C’est ce flou, cette absence de moyens sur lequel nous devons nous appuyer pour comprendre que la compagnie Frappe-Tête Théâtre dit cette même chose et même plus que ça, elle crie le manque de moyen pour mettre en scène, pour créer un objet. Une scène de ce spectacle est assez représentative, c’est François-Xavier Malingre, l’inventeur fou qui en avant scène réussie la performance de faire un numéro drôle et grinçant avec le seul mot MOI. Voilà, d’une certaine manière les Frappe-Tête Théâtre affirment que la compagnie n’a les moyens que de se servir que d’un mot.
La cicatrice
C’est l’endroit où se situe le travail, ça parle de la cicatrice, de la fêlure, de cette tentative désespérée de séduire et de plaire quand on est vilain, étrange, curieux, difforme ou marqué par des cicatrices. C’est en filigrane tout au long du spectacle,. C’est approché, c’est présent mais pas assez exploité. La compagnie n’a sans doute pas pu prendre de recul sur ce qu’elle produit comme objet et n’a pas pu se laisser traverser par l’inconscient que porte son projet. Du coup, la relation entre l’inventeur et chacune de ses créatures n’est pas affirmée. Tout navigue en même temps entre le dégoût et la séduction. Ce qui brouille les choses et ne permet pas de créer des relations et des espaces singuliers entre chaque personnage et son créateur. La dimension sexuelle, sensuelle existe, mais n’est pas assez mis en évidence. c’est flagrant dans le duo entre le créateur et la poupée manchote où nous ne voyons qu’une série de manipulation sur un rythme régulier où finalement c’est la performance des acteurs qui est au centre de la scène. La relation trouble d’inceste, de désir, de violence qui pourrait passer par un changement de rythme, par des images nettes : de viol, de désespérance et de tendresse. La performance d’Élodie Foubert qui joue cette poupée est impressionnante dans sa capacité à avoir un regard avec une seule expression. C’est aussi, un refuge et une façade, l’étape suivante c’est à travers cette seule expression vivre plusieurs émotions.
Dans ce spectacle, la compagnie installe un univers entre le cabaret des années trente et le cirque, aidé par la lumière de Thalie Guibout. La scénographie de Trambert Regard est efficace et inscrit les acteurs dans un dispositif clair, même si elle paraît un peu trop propre. Les acteurs semblent un peu embarrassé par ce rideau bleu nuit sur roulettes qu’ils font naviguer entre l’avant et le fond de la scène pour masquer les changements d’accessoires. Cela alourdit le spectacle et produit un manque de simplicité. Les acteurs développent une énergie et démontrent une envie de plateaux qui fait plaisir à voir même si on pouvait les sentir un peu fébrile pour cette première représentation. On attend avec impatience la reprise à Ifs, pour apprécier comment le spectacle se sera déposé et développé.

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« Les estivants » au TNB …Retour vers le futur en la joyeuse compagnie d’Eric Lacascade https://www.insense-scenes.net/article/les-estivants-au-tnb-retour-vers-le-futur-en-la-joyeuse-compagnie-deric-lacascade/ Tue, 09 Feb 2010 18:17:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=812 —-
Il est terrible le petit bruit de la conscience quand il résonne dans la tête de celui qui ne connaît pas la faim ! …dans la tête de celui qui ne connaît plus l’exploitation et la misère à l’état brut, c’est-à-dire dans cet état que l’on attribue aux classes laborieuses, qui caractérise les victimes d’un système libéral et capitaliste, qui s’organise (d’aucuns ne veulent plus le savoir) en lutte des classes ! Terrible ! Terrible donc le « bruit et la fureur » des « Estivants » montés et présentés par Eric Lacascade en ce début d’année au Théâtre National de Bretagne à Rennes. Les Estivants pièce écrite par Gorki , et traduite par Markowicz fut créée en France par Michel Dubois dans les années 75/76. C’est un « clin d’œil » de la petite histoire que de voir Eric Lacascade s’attaquer à ce classique d’un théâtre que l’on dit politique. Et de fait, on ressort de ces représentations avec la sensation d’une « interpellation » violemment politique ! On s’en prend plein la tronche ! Une sacrée claque…Difficile d’éviter les questions qui fâchent ! Du Daumier pur jus ! Bref, « pas beau à voir » (même si le spectacle est splendide) ce portrait en forme d’auto-portrait de CE QUE NOUS SOMMES.
Nous « les petits bourgeois qui ne sommes guère à la noce » pour parodier le célèbre farce/pastiche de Bertold Brecht.De la satire pur jus.
Il y a parfois des hasards qui font bien les choses ! Il se trouve que je penche mon front studieux en ce moment même, sur et dans l’admirable et peu complaisant « Retour à Reims » de Didier Eribon. Cet ouvrage distille en moi l’alcool fort de l’histoire de mes origines…Ouvrières ! (origine ouvrière d’hier, comme origine émigrée arabe d’aujourd’hui) . Ne pas trahir d’où l’on vient. Fidélité de classe. Savoir d’où l’on vient pour comprendre où l’on va : voilà le grand rendez-vous avec soi-même et les « Estivants » !
Elle (je parle ici de ma maman ; ouvrière déléguée CGT de la métallurgie dans les années 50) voulait que son fils (moi) soit mis en vacances de l’exploitation de l’homme par l’homme ! Elle était « communiste » pour moi dans le concret de sa chair de mère…Elle était cette « mère » que je devais rencontrer dans la mère de Brecht..un peu plus tard parce qu’elle avait réussi à m’émanciper, à m’affranchir de la servitude qui l’accabla sa vie durant !
Comment voulez-vous que je lise Eribon, que je voie les Estivants sans un profond frémissement de mes entrailles, sans que ma cervelle joue au yoyo dans mon étroite boîte crânienne ! Comment voulez-vous que j’oublie ?
Terrible, féroce je reste et resterai joyeusement dans la haine des nantis et des puissants …INUSABLEMENT. C’est mon secret de fabrication …Et je repense à cet admirable poème de Ginsberg : « Ô mère qu’ai-je omis, ô mère qu’ai-je oublié….Avec le parti communiste et tes bas filés…ô mère qu’ai-je omis, ô mère qu’ai-je oublié ? »
RIEN.
Alors ces estivants, c’est qui ? c’est quoi ?…Des « héritiers » comme Bourdieu a pu si bien les repérer dans le paysage social…Comme ils se retrouvent et se reproduisent de génération en génération jusqu’à remplir présentement nos salles de théâtre. Et si ceux-là qu’observe Gorki firent leurs débuts de classe …comme on dit faire ses classes, en bons petits soldats qu’ils furent du système libéralo-capitalisto-soviétique, en début du siècle, la traduction de Markowicz aura dégraissé le texte de toutes diversions exotiques et folkloriques…
L’intelligentsia
L’historicité ? C’est que ces premiers petits bourgeois ne sont pas encore devenus le personnel politique dominant d’un capitalisme qui trouve en eux des serviteurs aussi zêlés qu’inconscients des services rendus…Nouveau-nés à la conscience de classe, ils vont fournir aussi bien l’avant-garde révolutionnaire et fournir les Lénine et autres Trotski de la révolution d’octobre ; les « bolcheviks » ou les sociaux-démocrates et autres Mencheviks ; les vaincus de cette même révolution d’octobre.On voit donc les balbutiements de la conscience petite bourgeoise en train de s’élaborer…Débats et scrupules…C’est aussi le commencement d’une laborieuse oisiveté, c’est–à-dire l’apprentissage de l’oisiveté par une classe qui dispose de moyens mal assurés… C’est le Lopakhine de « la Cerisaie » transformant le domaine en résidence secondaire …Mais ce dernier ne sait pas ne rien faire …Où ils (ces oisifs d’occasion) « imitent » le savoir « ne rien faire » des classes dominantes déchues ( la noblesse, le clergé). Bref, c’est d’une insigne maladresse et mal dégrossi ! ça s’imite les uns les autres et tout ce petit monde qui fait assaut d’intelligence n’y comprend rien. Pourtant, ils passeront à la postérité sous l’appellation d’intelligentsia. La culture leur sera tasse de thé et le ciel des idées va nourrir leur idéalisme échevelé dont aujourd’hui Bernard Kouchner représente l’avatar le plus accompli…Parce que la filiation du petit bourgeois d’hier à celui d’aujourd’hui et d’une saisissante continuité ! En droite ligne, nous en descendons aussi sûrement que du singe…Les figures de l’Histoire se reproduisent à l’identique et les mêmes états d’âme, le même érotisme, la même inflation de sentimentalisme et de sensiblerie désespérée…vient là nous claquer à la gueule ! C’est effrayant et terrifiant. Difficile de s’éviter ! Le miroir tendu est cruel d’autant que la révolution d’octobre est derrière nous…Nous reste un Badiou pour insister et remettre l’ouvrage en chantier. Coup de bol, ce même Badiou vient d’investir l’amour comme processus de maintenance révolutionnaire.
L’en-je
Quand la réalité se dérobe (les contraintes et servitudes du réel), l’ange n’est pas loin. L’angélisme, le nombrilisme, la rêverie, le phantasme, le théâtre, le jeu…On se cherche un état…On n’a que le mal d’être… On se joue et on s’absorbe dans l’enjeu de soi : faire l’en-je. S’organise avec un idéalisme passionnée un ordre anarchique suprême qui se donne pour le meilleur des mondes et comme nous voyons la désastreuse mouture de ce substrat du monde, il ne nous reste aucune issue …À moins que Badiou. Comme il dirait : d’erreur en erreur la vérité de la pertinence du communisme finira bien par sourdre. Wouais. L’humour ! Voilà ce qui s’indique comme issue. Les estivants signés Eric Lacascade n’ont pas d’autres ressources que de nous donner à rire ! Elégance déjantée…Marre-toi mon frère , tu ne sais pas qui te marrera…Où te mariera ! C’est du pareil au m’aime. En joies toi ! Fous-toi de toi ! fais l’en-je ! Là pour rendre à mes sources d’inspiration ce que je leur dois, je citerais Perrier (éminent Lacanien) et Freud (éminent freudien) et j’omettrais Kafka métamorphosé en chien de compagnie.
Perrier
« « Moor om tig woug », c’est l’expérience désagréable qui consiste à s’écouter soi-même au milieu d’un long discours et à ne pas comprendre ce qu’on dit ; un accent étranger, un lion qui pète après le repas du soir ». Il y en a beaucoup comme ça. »Oumi rim tozit », c’est joli, c’est la sensation que connaît la femme quand elle ignore ses sentiments envers un homme, et « Oumi rim ou », c’est « les nouvelles dimensions qui assurent une existence illusoire quand le corps de la femme aimée se révèle pour la première fois ». « Oumi ngag bou » c’est l’amour de soi-même qui dépasse l’entendement, c’est à dire le rêve d’une machine ». Je me permets un commentaire concis : « Quel ngag ! »…À mourir de rire que ces estivants là où s’enterrer avec eux. As you want.
Freud
« The grandeur in its clear ralises the triumph of narcissism, the victorius association of eguals’invulnerability.The eguals refuse to be distressed by corrections of reality to itself be compared to suffer.Humour is not resigned, it is rebellious. » Ben, wouais je ne me résigne pas …Et j’ai le sentiment, l’intime conviction qu’eric Lacascade et quelques uns de ceux qui le suivent non plus, ne se résignent ! ILS SE MARRENT !
Bande de rebelles …mes d’rôles !
Il faut conclure
Comme tout le monde, je n’avais pas vu depuis bientôt trois ans et plus, le travail d’Eric et sa bande. Ce n’était pas une putain de saison mais une putain d’absence…Alors je ne vous dit pas Wahou ! comme ce fut bon de revoir tout ce petit monde…la sublissime Millaray Lobos Garcia dans Varvara , belle comme un ange pasolinien ( celui qui traîne dans « théorème ») , le Jérôme Bidaux en grenade dégoupillée qui menace toujours de tout faire sauter ( le lion qui pète de Perrier) Mon pot’Arnaud l’ébouriffant, Christelle (Legroux) Daria (Lippi) ..les femmes aimées (Perrier toujours)…Et le Stéphane E. Jais qui se détricote en idiot prince du monde…On n’en finirait pas de les évoquer. Ils sont là ! EN PERSONNE. C’est ça qui est épatant Eric Lacascade fait du théâtre avec des acteurs qui ne renoncent en rien à leur qualité de personne. Pour une fois un théâtre se montre art vivant effectivement. Ce n’est pas rien. Le sens circule avec le sang. Et puis arrive des nouveaux : Laure Werckmann et c’est tout en grâce charme et subtilité qu’elle traite son Olga (figure ingrate s’il en fut)… Curieusement je me ressens d’une étrange familiarité avec les habitants de cet univers. Un monde à part. Il fut un temps où c’était le cinéma de Bergman …que je dégustais assidûment qui m’offrait ce goût de l’autre. Familier, intime et énigmatique. Ce qui court de Bergman à Eric Lacascade, c’est le Persona . L’un est l’autre s’emploient à saisir cette figure tragique que Kierkegaard ausculte dans son « La Répétition». Il s’agit selon Kierkegaard de ce qui chez chacun s’exécute tous les jours de façon immuable, ce qui chez chacun fait son bruit de fond, son rythme, sa mélodie…le persona est un moi caché (l’en-je) qui –toujours selon Kierkegaard- trouve avec la scène théâtrale, sa caisse de résonance. Eric Lacascade cultive avec passion cette écoute de l’acteur qui s’ignore, qui se répète dans l’innocence de sa propre répétition. Alors s’insinue la figure du destin et le tragique prend consistance à partir de ces presque riens. L’insignifiant serait la marque de fabrique du tragique que peut et veut explorer Eric Lacascade. OUI, une connivence étroite le lie à Tchekhov. Un silence « brigand » porté par le vent. ( page 72 de « La Répétition »)
Pudeur.
Emotion.
In Fine.
« Les estivants » se joueront les mercredi 28 et jeudi 29 avril prochain à la Scène National d’Evreux.

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Une (micro) histoire économique du monde, dansée… Une mise en scène du lien https://www.insense-scenes.net/article/une-micro-histoire-economique-du-monde-dansee-une-mise-en-scene-du-lien/ Thu, 14 Jan 2010 18:19:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=813 —-
Pour sa troisième année à la direction du Théâtre de Gennevilliers, Pascal Rambert revient in situ pour présenter son dernier spectacle intitulé « Une (micro) histoire économique du monde, dansée ». Depuis « Toute la vie », ces dernières créations se sont faites à l’extérieur, c’est le cas par exemple de « Libido Sciendi » créé pour le festival de Montpellier danse en 2008 et de « Armide » un opéra de Lully créé à Houston en 2009. Quand nous arrivons à Gennevilliers, nous sentons l’équipe du théâtre attentive et impatiente d’accueillir les spectateurs pour cette création « maison ». Le projet de ce spectacle est de regarder le monde à travers l’histoire de la pensée économique et de la relier avec la question de ce que l’art produit. Cette pensée passe par la réflexion sur les théories de Adam Smith, de Keynes ou de Karl Marx, observant les commentaires de Marcel Mauss sur les échanges chez les Maoris et sa théorie du don et du contre don, ayant une attention pour Blaise Pascal et sa pascaline (grand-mère de la calculatrice), à Montaigne, à Mallarmé sans oublier le mécanisme des subprimes déclencheur d’un effet domino aboutissant à la crise actuelle. Pour exposer, ces théories, Pascal Rambert a composé avec le philosophe Eric Méchoulan un texte qui expose dans un langage parlé (réinventé chaque soir) et réflexif, les différentes théories s’appuyant au maximum à ce que le plateau déploie d’humanité et de singularité. En effet, Pascal Rambert dans ce spectacle multiplie les différences, les perspectives et les reliefs.
Commençons par un Flash Back
Depuis sa nomination au théâtre de Gennevilliers, Pascal Rambert a mis en place un atelier d’écriture hebdomadaire ouvert à tous. Cet espace a été envisagé comme un rendez-vous où les gens se réunissaient dans le silence autour d’une grande table pour écrire puis après le temps de l’écriture, les corps se déplaçaient sur le plateau laissant le temps aux mots de se faire entendre. Ayant traversé le Théâtre de Gennevilliers, j’ai pu être le spectateur de cet atelier. J’ai pu observé aussi l’importance pour ces écrivants que cet espace et ce temps avaient. C’est avec une assiduité et une régularité qu’ils arrivaient au théâtre, qu’ils se retrouvaient et qu’ils se préparaient pour trois heures ensemble à écrire, dire et écouter.
Pascal Rambert a sollicité 25 de ces écrivants pour participer à cette pièce. Il a aussi voulu ce spectacle avec une vingtaine de choristes de l’école nationale de musique de Gennevilliers participant de sa volonté de relier les structures culturelles de Gennevilliers. Et comme une évidence, il s’est appuyé sur son équipe composée de Kate Moran, Virginie Vaillant, Clémentine Baert et Cécile Musitelli, quatre actrices avec lesquelles il travaille depuis quelques années, pour construire cette (micro) histoire économique du monde, dansée. Ce sont elles qui vont faire les liens et les liaisons entre la parole « exposée » d’Éric Méchoulan et celles des amateurs et des choristes. Car la parole si elle est celle des mots est aussi celle du « ballet », de la chorégraphie comme nous le suggère le mot qui ponctue le titre.
Dans la salle, nous découvrons le plateau tout repeint en blanc et entièrement ouvert sur les deux salles de représentation donnant une perspective impressionnante. Au centre de cet espace, un micro se tient sous un éclairage uniforme de néons. C’est manifestement un espace d’exposition et cette blancheur chère à Mallarmé est l’endroit où quelque chose va s’écrire. Cette écriture, au même titre que les différentes théories économiques se rencontrent dans les exposés d’Éric Méchoulan, est un agencement des paroles multiples. Celle de Pascal Rambert qui ouvre la pièce, mais celles qui sont contemporaines aux différentes théories économiques, celles de Montaigne et Mallarmé par exemple, celle des amateurs qui écrivant en live nous donnent à entendre leur parole. Cette multitude, nous la percevons aussi sur les formes de théâtre que nous propose cette pièce, passant d’une saynète, à un poème, d’un poème à un langage parlé, de cette langue quotidienne à un chant, de ce chant choral à la danse qui prend sa part dans l’écriture. Cette multitude permet d’entendre l’Histoire et l’Aujourd’hui. En effet, nous sommes dans l’Histoire en traversant les écritures et les différentes postures sur l’économie, mais c’est aussi un rapport aigu à l’Aujourd’hui en relayant la multiplicité des endroits de parole. C’est dans ce déploiement des multiples émissions de parole que s’engage Rambert sans juger ni les unes, ni les autres. Il construit l’espace dans lequel ces paroles peuvent s’exprimer conjointement, développant les perspectives et les reliefs de chacune d’elle et proposant des lignes, des liens et des échanges.
On peut voir l’économie comme l’endroit du lien parce que c’est le lieu de l’échange. Et c’est aussi à cet endroit que le spectacle est complet car l’échange est aussi une question que se pose l’art. C’est ainsi que dans les prises de parole d’Éric Méchoulan sur l’économie, nous pouvons les relier à ce que la pièce est. Par exemple, pour introduire son exposé, il parle du magasin LiDL en face du théâtre. Il dit que ce genre de magasins ressemble à un entrepôt l’associant à l’espace dans lequel il nous dit ça et que dans ce genre de commerce il n’y a pas de mise en scène des produits et que cette absence de mise en scène est déjà une mise en scène. C’est une façon de dire et d’affirmer que ce qui se déroule sur la scène sont des choix. Ensuite il parle du fait que la philosophie cherche à mettre en relation, en lien des choses différentes pour réfléchir le monde. La démarche et la construction du spectacle participe d’un processus proche. Nous assistons à la mise en relation des choristes, des amateurs écrivant, des actrices et un philosophe en vue de réfléchir ce que je nommais l’Histoire et l’Aujourd’hui.
Les interventions philosophiques d’Éric Méchoulan se trouvent à l’intérieur d’un dispositif scénique et chorégraphique porté par la cinquantaine de personnes. Nous sommes en face d’une (micro) humanité qui danse, chante, joue, réfléchie, prend la parole. Ce spectacle nous montre une maquette, un modèle réduit des liens et des échanges productifs et improductifs d’une « société ». Pascal Rambert avec Une (micro) histoire économique du monde, dansée, invente un procédé qui raconte en temps réel ce qui se passe devant nous et en même temps qui traverse une histoire économique, littéraire et théâtrale. Il s’appuie sur des formes simples de mise en scène et de chorégraphie permettant le regard de s’attacher à la singularité et l’humanité de chaque interprète plutôt qu’à l’effet spectaculaire d’une prouesse technique, d’une virtuosité ou d’un savoir faire. Pascal Rambert a su avec son équipe créer et inventer les liens pour nous raconter Une (micro) histoire économique du monde, dansée.

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Le Funambule… Ainsi parlait Angelin Preljocaj https://www.insense-scenes.net/article/le-funambule-ainsi-parlait-angelin-preljocaj/ Mon, 07 Dec 2009 18:31:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=814

Au Pavillon Noir Angelin Preljocaj dansait Le Funambule de Genêt, devant une salle comble qui salua le danseur, le chorégraphe et ici la voix d’un poète. Une heure solo pour faire écho à un chant d’amour.
Du devenir du regard
Dans l’œuvre de Jean Genêt, il est peut-être deux textes qui questionnent le regard. Le premier, L’Étrange mot de… s’inquiète de l’espace où prend place le spectacle, Genêt s’y inquiète d’architecture. Il doute de la place centrale du théâtre au sein de la cité. Précisément, si les théâtres peuvent être (souvent) en centre ville, la centralité de ce bâtiment sert davantage d’ornements qu’elle ne sert l’art. Et soulignant cela, ou dénonçant cet emploi dévoyé, il fait la critique du spectateur qui s’y rend et, sans doute, s’accommode de cette logique d’urbanisme qui abrite ses privilèges. Les petits bijoux architecturaux et ceux de la bourgeoisie locale se confondent ainsi dans un intérêt commun où le lieu du regard (le théâtre) se change en territoire de m’as-tu-vu.
C’est alors que Genêt, dans ce texte qui me semble inégalé, proposera de construire le théâtre au sein des cimetières, parmi les morts, au lieu dit des recueillements et de la difficile représentation du temps. Commence alors une chimère où il décrit comment le spectateur devrait passer à travers le cimetière, en suivant un mime funèbre, en écoutant Mozart avant de gagner sa place. Et il conclut que le regard en serait changé. Que le regard qui est porté au théâtre, au moment théâtral, serait autre, peut-être transfiguré, de toutes les manières à jamais marqué par cet instant, ce passage d’un monde à l’autre par le chemin des morts. Et c’est en cela, me semble-t-il que L’Étrange mot de… est un texte sur le regard, sur la correction du regard.
Avec Le Funambule (le second texte donc), Genêt écrit à nouveau sur le regard. Le sien tout d’abord puisque ce poème est dédié à Abdallah, son amant acrobate, son amour habillé de lumière qu’il regarde prendre le risque de sa vie au cours d’un numéro d’équilibre. Le poème se fait ode. Et le regard de Genêt est plein d’une passion brûlante, plein d’un amour qui se livre dans un livre. Mais, et prenant encore le temps de la critique, Genêt s’attarde également sur le parterre des spectateurs. Il regarde ceux qui baissent les yeux devant le risque que prend le funambule. Il s’inquiète de ce parterre de cirque venu chercher un frisson, mais qui ne supporte pas de regarder la mort en face. La mort possible qui guette le funambule à chaque pas. Le Funambule est ainsi un livre qui tient en équilibre le regard amoureux et le regard du voyeur. D’un côté, le regard qui est marqué par le désir et d’une certaine manière, donc, par la peur de la perte, de la disparition. De l’autre, un regard qui n’est qu’un voir, qu’une des procédures du spectaculaire.
« Quand j’étais au conservatoire et qu’il m’arrivait d’éprouver un doute, je lisais ce texte qui m’avait été offert par l’un de mes professeurs, Karin Waehner. Je n’ai lu que celui-là de Genêt » confie Angelin Preljocaj. Puis, poursuivant auprès du public d’étudiants d’Aix-Marseille, « J’ai maintenant 52 ans et pour autant que j’avais le désir de danser encore, ce “grand âge” pouvait être hostile à mon désir. Ici et là, parmi mes proches, j’entendais “ne prends pas ce risque. C’est inutile. Que veux-tu prouver ?” Et je me disais qu’une vie sans risque n’était pas digne. Que le risque dans nos métiers n’a rien de comparable à celui que prennent certains. Alors, j’ai décidé de danser Le Funambule. J’ai peiné à lui trouver une forme sonore. J’ai appris à lire à haute voix. J’ai appris et j’ai compris que ce poème n’invitait à aucun effet de voix. Qu’il fallait le dire simplement pour le faire entendre. Juste le faire entendre ». Et Angelin Preljocaj exposait ainsi, et un désir, et une inquiétude. Soit, et son propos le laissait deviner, la tentative « d’une fois de plus » qui pouvait être « une fois de trop ». Soit, s’il fallait le traduire alors que la parole le laisse entendre, l’idée qu’il y a là une symétrie avec le geste du funambule qui est de défier les lois de l’équilibre. Le choix de ce poème qui s’est imposé au danseur-chorégraphe n’était dès lors plus neutre. Angelin Preljocaj prendrait le risque de danser ce poème. Il prendrait le risque de « tomber » à cause d’un corps qui n’est plus « jeune » (comme il le rappelle en se moquant de ces articulations plus sensibles qu’avant, comme il le dit de ces muscles plus aussi obéissants). Comme le funambule, il ferait le pari d’avancer sur le file, (ici la scène), au risque de tomber, (ici de perdre son aura de chorégraphe et de danseur rare). Lui qui a construit une renommée internationale, lui qui dirige le ballet, lui qui est « un maître »… Lui, Preljocaj, prendrait le risque de la chute toute métaphorique mais pas moins mortelle, dans un monde où l’on se plaît à faire et défaire les Princes. Dansant Le Funambule, Preljocaj, offrait au public et à ses regards la possibilité d’une mort immédiate, moins la chute d’un corps que celle d’un nom.
Et Le Funambule parla
Au milieu d’un espace habillé d’un autel de papier. Là, devant les yeux tapis dans l’ombre attendant peut-être la chute, Preljocaj le funambule se mit à dire un texte d’une voix marquée par un timbre blanc. Et cette voix, légèrement couverte sur les finales, peut-être émue, et néanmoins tenue à la clarté, disait les « vers libres » de Genêt. Elle prenait le temps d’approcher le texte, de s’y frotter, d’en saisir les syllabes, de reformer le mouvement précis de l’écriture dans un accent simple et humble. Elle donnait à l’écriture une voix rompue à l’équilibre que chacun cherche à préserver, à retrouver, à ressaisir. Par instants, rarement, une brusque accélération rompait l’économie apprivoisée. Par instants, jouant d’une vitesse brève, les mots semblaient alors l’objet d’une prouesse articulatoire. Et qui entendait ces instants y reconnaissait le mouvement du funambule qui, sur son file en équilibre, prend le temps de la méditation, de la concentration, de la lenteur… avant d’effectuer l’acrobatie et la figure dangereuses. Car le funambule est celui qui, avant tout, est le maître de l’arrêt. Non pas l’arrêt qui est le temps nécessaire à la montée de la tension et du tragique, mais celui de la concentration. C’est le temps de la mesure du danger, de la répétition mentale du geste, de la représentation cérébrale du mouvement. Et ce temps, arrêté, est la trace souterraine de la figure périlleuse, du geste millimétré au bout duquel se tiennent en équilibre la poursuite de la vie et la culbute vers la mort.
Et Preljocaj d’exécuter, seul face à la salle, une danse qui ressemblerait trait pour trait à celle que dessine l’écriture, la fable et le regard que nous lui portons. En retrait de tout excès, attentif aux écarts musicaux de Godenthal, de Tchaïkovski, cible de spirales de papier lâchées des cintres, « ivre » au souvenir d’un rythme balkanisé, immobile aussi… Preljocaj donnera une heure durant un corps aux mots, un pied de danseur aux vers, un rythme de « gentleman des abîmes » à l’amour de Genêt. Seul, dis-je, et en même maître choral de la voix de Genêt et de la sienne qui se mêlent. Et de le regarder prendre la parole et apprendre du texte comment, peut-être, marcher. Le suivre esquisser un pas, puis un autre, feindre la perte d’équilibre, se reprendre en emboîtant le pas à la voix qui s’élève du texte et le guide. Du danseur, il faut ainsi comprendre qu’il est l’écho et la forme plastique d’une silhouette qui n’est qu’évocation, fantôme, silhouette crayonnée. De Preljocaj, il faut le suivre avançant dans le poème comme dans un lieu saint où sa voix porte en prière et rapporte des mots d’amour à celui que l’on place plus haut que soi. L’amour de Genêt, en 1955, pour Abdallah le danseur de corde de 19 ans se déploie ainsi ex-cathedra.Et Preljocaj le met en lumières. Celles de vitraux modernes posés en fond de scène qui ont l’éclat des rouges et des jaunes de Kandinsky. Celle foudroyante et étincelante qui passe dans la lame brillante d’un couteau ou quand Preljocaj relaie l’image d’une tauromachie convoquée par Genêt. Celle d’étoiles scintillantes et dorées, volantes et comme tatouées sur le corps enduit de sueur de Preljocaj qui semble goûter ici la gloire éphémère des arènes du cirque. Image lointaine, aussi, de « l’homme qui marche » de Giacometti, bronze meurtri, d’une luminosité intérieure, auréolé d’une force immobile, d’un pas qui s’arrache à la pesanteur tout en rappelant l’attraction. Et dont Genêt aura rapporté le geste dans L’Atelier de Giacometti.
Images troublantes, en définitive, d’un danseur qui semble ici suivre une danse intérieure en résonance avec une voix intérieure née de la lecture du Funambule. Et qui, dansant et dans l’attraction de la grâce, semble avoir fait sienne cette pensée de Cioran sur la possibilité tragique de toute existence et donc de ne pas oublier « de savourer (le risque) de la chute en la sublimant dans un pas de danse »[1].
Ainsi dansait Preljocaj
Regardant Preljocaj danser Le Funambule, mimer à certains instants le détail de ce poème, inventer un pas qui convienne à cette grammaire, trouver une respiration à la souplesse de cette langue, dessiner un geste à ces figures poétiques, arpenter la scène comme les yeux la ligne et la page…Le suivant au moment où rejoint par le désir de quitter son état de danseur, Preljocaj s’élèvera en surplomb de la salle sur une barre métallique… Le découvrant en train de jouer d’un dédoublement magique avec un fragment de miroir. Le suivant, dis-je, dans cette pièce où sa voix était tenue de rendre une autre voix… il me semble que Preljocaj atteignait là, peut-être, quelque chose d’essentiel de son art, et plus généralement de l’art. Déjà, et par exemple dans Blanche-Neige, il avait recouru à ce dédoublement lui donnant la force et l’énergie de l’image. Déjà, la question du double était là dans l’utilisation du miroir.
Mais en définitive, cette interrogation sur le double n’est jamais que la métaphore qui pose la question de l’autre. Ainsi, la chose essentielle que l’art couve n’est peut-être pas étrangère à cette présence de l’autre (celui que le metteur en scène lit, celui que le chorégraphe fait danser, etc.). L’autre comme compagnon, interlocuteur, matrice et, in fine, celui avec lequel Preljocaj dialogue.
« Autre » qui pourrait bien encore et aussi être Angelin Preljocaj lui-même qui, à l’âge de la maturité et maître de son art, s’interrogerait non pas sur ce qu’il fut ou ce qu’il est, mais sur ce qu’il a encore à découvrir de lui. Dans l’exercice du solo, si l’on peut alors envisager une performance qui tiendrait un peu trop simplement à l’âge de son danseur, il est vraisemblable qu’il faille davantage y voir le danseur qui cherche encore à affronter ses limites. Qui cherche à éprouver le seuil qu’il pressent. Celui qui met la barre toujours plus haut comme celle qui s’élevait au-dessus du plateau et sur laquelle il se tint debout au risque de… Du double, on pourrait ainsi dire qu’il est chez Preljocaj cet autre qui n’est que lui-même, en lisière d’un temps où la danse menace le corps et où le corps, tel celui du funambule, se met en péril pour répondre à ses doutes. Le funambule ou le défi pourrait ainsi être l’autre nom de cette pièce qui montra Preljocaj parlait de ce qu’il dansait. Parler de ce qu’il désire et que Le Funambule lui a offert, une fois de plus.

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Michel Onfray m’effraie ? pour en finir ! https://www.insense-scenes.net/article/michel-onfray-meffraie-pour-en-finir/ Tue, 24 Nov 2009 18:32:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=815 —–
J’anime des ateliers d’écriture en Francophonie depuis 31 ans cet automne. En arrivant ici, comme agent de l’éducation populaire, je ne pouvais pas, me semblait-il, contourner Michel Onfray. J’ai donc commencé avec l’intégralité de ses chroniques dans Siné-hebdo, qui lui conféraient son statut de rebelle patenté. Ouais… sympa qu’il s’oppose ainsi à cet empaillé de Philippe Val. A part, ça, pour le contenu, si détection d’un sursaut de pensée vive, me prévenir, moi, je n’ai rien constaté. Qu’à cela ne tienne, insisté-je, il ne saurait y avoir autant de bruit pour rien…
Je m’étais précédemment étonnée de ce faux traité d’a-théologie, qui me semblait l’oeuvre d’un anti-leader virulent à tendance déviante. Contrer, contrer, comment une pensée aussi binaire saurait-elle concevoir le divin ? aussi peu de chance que pour le fil de l’histoire philosophique. Et puis depuis quand nous faudrait-il des sommes de philosophies prêtes à l’emploi ? depuis toujours ou presque : héritage anthologique, culture prédigérée qui dispense un savoir prêt-à-l’emploi pour dispenser du vertige de penser par soi-même et de creuser son sillon tâtonnant, presque aveugle, dans le creuset des vertiges qui ont résisté au temps, magma imprimé. Quoi, quoi, quoi ? vive l’illusion collective du savoir structuré. Université, unis, univers, unis vers quoi, citoyens éperdus que nous sommes ?
« Lis L’esthétique du pôle Nord »! Mon fils est né sur la rive Sud de Montréal, comment refuser ? je lis. Et, oui, je trouve séduisants ce retour sur un trajet interactif, cette jonglerie philosophique où le fil de la pensée de l’énonciateur semble plus structurant que les références parsemées (certes avec une approximation ébouriffante, mais pourquoi pas, m’interrogé-je ? je ne suis pas gardien du temple), je remarque une verve un tantinet poétique, qui sans me capter tout-à-fait m’oriente vers un certain désir… Une telle révérence au père me semble un brin suspecte, moi qui suis pourtant dotée aussi de feu mon père formidable, mais bon, l’expérience n’est pas repoussante, alors quid de l’Université populaire ?
Je visite le site et m’alarme. J’écoute un enregistrement sur France-culture, puisé dans le cycle sur Nietzsche (je viens de découvrir avec enthousiasme le Nietzsche à Nice, qui a émoustillé ma vieille faim philosophique, avec beignets de courgettes dans les ruelles débouchant sur la promenade des Anglais). Horreur d’entendre ressasser en boucle l’intervention sororelle sur La volonté de puissance. Populaire, populiste ? je continue à m’inquiéter. Reste un cadre où les rôles seraient répartis entre celui qui sait et qui professe généreusement du bas de l’estrade, et la foule des têtes (plutôt chenues, en l’occurrence), à féconder vigoureusement – une assemblée qui sait quoi faire du dernier tiers de sa vie : recevoir la parole de Michel Onfray, donc apprendre, donc savoir, et se déterminer en connaissance de cause. Révolutionnaire, ça, camarade, je me dis tout de suite !
Quand même, je vais vérifier sur place. Une demi-heure avant, la salle est comble, on s’agglutine sur les marches, dans le fond, et même dans le hall du théâtre, devant de petits écrans dignes des télés des années 50, debout… fichtre!!! la faim est là, palpable, manifeste. Je suis assise, vers le milieu de la salle (au bout d’un rang, on ne sait jamais) : vue plongeante sur le décor noir ; Michel Onfray est assis, habillé de noir, grosses lunettes à la monture noire, devant trois micros, buste dodu dionysiaque avec petites mèches de philosophe antique ?
Derrière lui, un écran géant où s’affiche le « synopsis » de sa conférence. Le tournage n’en variera pas d’un poil. Je suis éberluée : presque 1000 intelligences concentrées là et aucune tentation de penser sur le vif, ciel escartefigue, quel système de défense ! Il répète à l’envi qu’il a quitté l’Education nationale. Non, il l’a déplacée. « Notre institution », je l’entends déclarer pour parler de l’Université populaire. Notre contre-institution, faut-il décoder ? d’où l’énervement contre le manque de crédits nationaux pour une activité aussi évidemment populaire. Apprécions la dérive démagogique de l’adjectif. Le nombre, voyons, le nombre, comme indice du peuple. L’audi mate. Et lui, mat absolu s’acharnant contre Freud, cette année – mais l’engence freudienne, si douée médiatiquement que rien ne peut me tomber des mains sur un tapis roulant sans que la caissière du super marché cherche ma connivence autour du lapsus ou de l’acte manqué, ne mérite-t-elle pas qu’un nouveau surdoué des media lui érafle son costard ? Je tique nonobstant que Michel Onfray confonde le surmoi et les règles, puis dérive jusqu’à l’appel à la règle républicaine (pas celle avec laquelle les hussards de la troisième nous tapaient sur les doigts, si ?). Personne ne moufte, aucune impatience. Pour me contenir, je croque, la posture, les mèches follettes ; l’abondance de la silhouette saurait-elle me consoler de l’indigence de cette pseudo-pensée ?
Je quitte la salle au bout d’une heure quarante-six minutes, en me faufilant avec de menues excuses zygomatiques au milieu des affamés de philosophie agglomérés sur les escaliers ; je crains pour eux l’inanition, mais, non, c’est comme la malbouffe, ça a un public, vaste, vaste… Dans mon lit, le soir, je pleure, sur ces affamés que ce pauvre type détourne, pour le malheur de tous, ne puis-je m’empêcher d’estimer. Quelle horreur!!! bon, respire ! qui m’enjoint de le faire ? Rembobine, reviens sur le synopsis ! Non, pas le sien, je crains de ne pouvoir y dénicher la moindre surprise requinquante. Ce qui compte, ce n’est pas cette épouvantable béatitude des repus républicains, cet assouvissement dévoyé. Enracine-toi dans le constat des affamés de la terre qui trouveront bien un jour leur verticalité ! Qui me parle ainsi à l’intérieur ? aurait susurré Freud. Tant de tombeaux où mes ancêtres et leur attrait jubilatoire du phalanstère se retournent comme nos galettes de Bretagne et de Normandie, moins l’argent du beurre, n’est-ce pas ?
Je me hasarde encore, dans la Sculpture de soi. Ô tristesse qu’un voyage à Venise n’augure que de l’exaltation narcissique de la silhouette, tellement virile, d’un condottiere, dont il est écrit qu’il est permis d’en supposer de vertueux. Ô rage devant la division présupposée du monde entre pleutres et non pleutres. Je ne peux m’empêcher de penser à Tartuffe. En quel sein sommes-nous diable pour imaginer ainsi le monde ?
Je n’avais pas toute cette expérience quand j’ai acheté ma place au théâtre. Je fus nonobstant intriguée de découvrir la signature de la présentation de la saison dans le petit catalogue de la Comédie de Caen. Quelle place était donc vacante pour la combler ainsi, songeais-je, médusée ?
Le jour venu de la représentation, la première, du Recours aux forêts, je tombe dans la matinée, en continuant mes préparatifs, sur cette phrase de Michel Onfray : « Aux deux tiers de sa vie, si l’on ne sait pas ce que contient le dernier tiers, c’est qu’on n’a rien appris, donc, qu’on n’apprendra jamais, donc qu’on n’apprendra plus »… Vous voyez ? le ressassement martelé comme pratique d’hypnose… Pour moi cette phrase est de la même famille que : « À 50 ans, si on ne peut pas se payer une rollex, c’est qu’on a raté sa vie ! »
J’ajouterai dans le genre : un mec qui est capable de proférer de tels propos n’a probablement jamais pris le risque de penser, et la chance qu’il s’y mette soudain est exiguë. J’affirme : Michel Onfray est incapable d’intégrer le mystère. Il n’y a pas que la question de dieu qu’il n’est pas capable d’envisager. Peut-être c’est le principe de la question qui lui échappe, et je ne trouve aucun charme à ses échappées. S’il ne trouve pas illico une manière de s’ouvrir à la vie dans ce qu’elle peut avoir de surprenant, d’imprévisible, de déstabilisant et de foncièrement mystérieux, ça va se terminer avec une dépression misanthropique à caractère paranoïaque… il est peut-être déjà trop tard, je souhaite que non.
Bon. Mais si on enfermait tous les paranos, y aurait certainement moins de chômage… c’est une solution que Carla ne saurait murmurer à son chéri.
Et c’est dans cet état de découragement que j’arrive au théâtre. Passons sur le comptoir VIP et autres lunettes à changer de regard sur le réel de la scène. Chers spectateurs actifs, décidez au moins de ce menu geste d’enfiler l’attirail à transformation du regard, ou non. J’envoie un baiser symbolique à ma chère vieille Ariane (Qui mouche-t-elle à présent, la guêpe ?). Je joue une fois ou deux avec mes lunettes. Je ne vois pas l’intérêt d’aplatir cette magnifique ombre dansante et ses contorsions de grenouilles étouffant sous la psalmodie (qui persistera tout le spectacle, un peu moins d’une heure, ça suffira, merci) des quatre voix superbes (dès les premières phrases, je me prends à penser qu’avec pareille enveloppe incantatoire, le bottin aurait ses charmes).
Donc, je tente l’opération schizophrénique de me concentrer à la fois sur le texte (où je réentends dès les premières minutes la phrase tétanisante en forme de rollex) affranchi du charme hypnotisant de ces voix magnifiques (je ris en songeant au voyage d’Ulysse et à l’attraction des sirènes, si ça continue je vais me naufrager dans les bras de Morphée). Concentration, donc, au-delà du bruit des voix, sur une matrice textuelle que j’essaie de désincarner (bizarrerie d’avoir à faire ça), et sur ce corps fabuleusement plastique du respectable et somptueux Juha-Peka Marsalo. Texte en deux temps, me dis-je enfin. Normal, si l’on pouvait se soustraire à la pensée binaire, maintenant, on le saurait. Donc une partie d’énumération du tragique désordre du monde, de l’incommensurable vilenie des pseudo-humains, catalogue de la barbarie (je vais vous inviter une demi-heure à ressasser le répertoire des infâmies du monde barbare, ça va vous faire du bien, souvenez-vous que je suis un hédoniste et que je veux notre jouissance : le monde comme un immense journal de 20h). Pendant tout ce temps, danse désarticulée et plus ou moins répétitive, illustrative en tous cas, du sieur Marsaleau, comment résister, potache, à une orthographe jarryque ? Fond de nuages ventés sur arbres hiératiques. La métaphore squelettique et la confusion sont là : puisque l’homme est un loup pour l’homme, danse avec les flaques.
Alors on bascule dans la deuxième phase du texte : répertoire de l’émerveillement du solitaire enamouré de la Nature, avec de temps en temps, irruption ici ou là de la figure de l’autre rompant l’isolement de l’ermite. Evidemment, si se dévêtant, Michel Onfray offrait l’exotisme nordique de ce danseur magique, je le laisserais in petto me mettre des boutons d’or sous le menton ou m’apprendre à faire des poupées avec les coquelicots (pour offrir un florilège des images candidement pauvrettes de ce poète en son jardin). En fait de forêts, exit la sauvagerie des ours, autres reptiles et insectes tueurs de la vraie nature des grands espaces dont on pourrait douter que ce philosophe en chambre les ait testés. Sommes-nous à ce stade du spectacle, arrosés par procuration dans ces chutes de colorants alimentaires, du magnifique dénudé se contorsionnant encore, cette fois, pour nous laisser guetter sa virilité cache-cachée, trempant le pinceau de ces cheveux défaits dans ces couleurs mouvantes sensées nous rendre l’émerveillement du monde dans l’épisode contemplatif, inquiets pour lui si nous ne somnolons pas encore : a-t-il froid ? ces colorants sont-ils toxiques ? tout ça est-il bien écologique ? quid de ces deniers publics ainsi liquéfiés ?
Pas grave ? tout est grave, qui finit dans l’abandon définitif à la gravité terrestre. Nous mourrons tous à la fin, nous rappelle ce foncier philosophe (que philosopher, c’est apprendre à mourir !), et vous vouliez la flamme ? vous n’aurez que les planches, celles du théâtre ? celles du cercueil imposé par le texte, dans un soucis de sérénité finale triomphante. Ouf!!!

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Koltès Voyage https://www.insense-scenes.net/article/koltes-voyage/ Sat, 21 Nov 2009 18:39:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=816 ——-
A l’occasion du colloque[[Colloque consacré à Bernard-Marie Koltès du 25 au 28 octobre 2009, articulé à l’hommage national rendu à l’auteur cette année pour le 20ème anniversaire de sa mort. Le reportage photo appartient à la photographe Pascale Skrzyszowski. Copyright Pascale Skrzyszowski.]]« Koltès, démons, chimères et autres métamorphoses » qui s’est tenu dans les foyers du Théâtre de Caen, en marge de cet événement qui aura témoigné de l’œvre de Bernard-Marie Koltès (y compris cinématographique puisque l’on a pu assister à la projection au Café des images, entre autres, de La nuit perdue), les organisateurs de ces journées d’études ont eu à cœur de faire venir Koltès Voyages, mis en scène par Bruno Boëglin. Travail présenté dans l’auditorium de l’ESAM et dans la Grange aux Dîmes de l’IMEC Ardenne.
Inlassablement le théâtre retourne à une source qui est comme une origine imaginable. Inlassablement, il fait entendre une parole dont le siège est le texte. Et d’entendre cette langue travaillée par un esprit –un auteur– qui s’est mis en tête de raconter une histoire, de livrer une pensée, de lui donner un rythme, de lui prêter une sonorité. Car l’histoire qu’on ramène trop souvent à une fable est, disons-le pour ne pas l’oublier toujours, une histoire, aussi, d’écriture. Une manière singulière d’agencer un lexique, d’élire des séries de mots, d’orchestrer une musicalité, de préférer une ponctuation qui a pour autre nom respiration, de choisir un mode, un temps… Ecrire une pensée (une fable donc) tient de fait d’un geste, ici et plus que jamais, mallarméen.
Et disons-le alors, ou prétendons-le, la scène est l’espace singulier où justement le monde des sonorités trouve une expressivité. Et reconnaissons-le, dans le timbre de l’acteur, dans son souffle, dans la manière dont il fera peser un silence sur la phrase, dans cet art de faire de la voix une chambre d’échos, peut-être qu’il y a justement toute la pensée de celui qui « crayonnait au théâtre ».
Regarder, écouter, Koltès Voyage mis en scène et interprété par Bruno Boëglin et Paco Algora, c’était peut-être faire cette expérience-là d’un texte mis en voix/en scène. Car ici, écoutant Koltès Viaja dans cette langue d’Amérique du sud qui faisait écho à la langue fançaise de Koltès, il y avait peut-être et d’abord, la mise en scène d’une voix. La tentative à travers l’assemblage de fragments pris à Prologues et aux Lettres de faire entendre l’intensité d’une voix, sa vitalité, son énergie.. Et ce au-delà d’une langue nationale, d’une langue exclusive, au-delà de la langue maternelle de l’auteur. Dans le déploiement d’une histoire sud-américaine qui est comme un récit autobiographique, on écoutait ainsi parler Koltès du Nicaragua, du Guatemala, du Costa Rica qu’il arpenta en 1978. On entendait ainsi le chatoiement de cette voix quelques fussent les sons qui la rapportaient. On percevait peut-être bien, à travers une syntaxe affolée par tant de vie (c’est-à-dire de luttes), une parole d’espérance. Espérance que les lettres portent jusqu’à la mère via les mots d’un fils rimbaldien. Espérance traversée par l’enchantement d’un monde non plus nouveau, mais se cherchant un horizon qu’il trouve dans la guerilla, dans la Tequila, dans les danses de morts et les « Viva de la Révolution ».
Face à face, distant l’un de l’autre par une table, Bruno Boeglin et Paco s’attendent à la virgule, se donnent rendez-vous aux points, se croisent au terme d’une interrogative, se retrouvent dans une exclamation, s’accompagnent sur une syllabe, se marquent à la culotte dans de fausses querelles aussi. Bruno et Paco, Paco et Bruno… disent le même texte, mais différemment, le faisant miroiter et lui rendant ses éclats. L’un en espagnol, l’autre en français. Assis, mais vertébrés et droits dans leur botte ; en chemise blanche et pantalon gris de messieurs respectables, mais buissonniers vis-à-vis de la morale, taquins quant aux usages, joueurs entre eux ; rigoureux dans l’amitié, facétieux dans la relation, heureux d’être le compagnon de l’un et de l’autre… Paco et Bruno sont unis en parole comme dans un monologue.
Unis dans le désaccord, compagnon dans la fortune, ils observent le même paysage que la table présente comme s’il s’agissait d’un autel aux figures éternelles. A celles qui comptent et qui s’extrayant du monde, apparaissent dans un cadre qui les isole et les singularise. Il y a Dostoïewski et James Dean. Mais au milieu, il y a la mère. La « maman ». Et Bruno et Paco parlent une langue qui est avant tout un ensemble de lettres adressées justement et principalement à « ma petite maman ». Celle que l’on aime pour longtemps. Et l’on devine que Bruno Boëglin a choisi dans ces lettres à la mère et sur cette Amérique centrale parce qu’elles entretiennent une liaison à l’amour. A l’amour plus fort que tout qui fait le mouvement des révolutions et les nuits longues pleines de vie.
Bruno-Paco allumeront des cierges magiques. Ecouteront Bach. Contempleront leur petit autel élevé à la mémoire de ceux qui demeurent vivants malgré tout. Un instant, ils se risqueront à un rapprochement en contemplant le portrait éclairé de la mère. Un temps plus loin, ils tourneront le dois au public, debout et, sans doute, dans une nuit perdue qui n’en finira jamais, continuent-ils de se lire les lettres de Koltès. Dans l’intimité, avec la même ténacité, la même joie et rigueur…
Et l’on s’éloigne de la scène de ces voix, en gardant en mémoire les yeux écartés de Boëglin, le bras tendu vers le lointain. On l’entend encore reprendre l’accent espagnol défaillant de Paco qui, amusé, fera comme Bruno lui demande et, en aparté, se permet de parler sa langue. On s’en souviendra de Koltès Viaja parce qu’un instant, humblement, dans une humilité qui est celle que porte le grand acteur qui n’a plus besoin d’artifice ; humblement dis-je, dans une humilité qui est de se prêter entièrement et d’ignorer un instant son ego ; humblement dis-je, dans une humilité qui donne à l’autre, à Bernard-Marie Koltès, une heure de vie supplémentaire… il fut question de faire entendre ce qui reste d’un mort. Il fut question d’écouter ce qui reste de lui. Des mots, des sons, une orchestration du monde à lui, des mots, des sons… Le reste, c’est silence.

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Rodrigo Garcia, cow-boy en quête d’inspiration https://www.insense-scenes.net/article/rodrigo-garcia-cow-boy-en-quete-dinspiration/ Fri, 20 Nov 2009 18:40:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=817

De son dernier spectacle, mort et réincarné en cow-boy, au festival Mettre en scène à l’initiative du Théâtre National de Bretagne 2009, si l’on osait un titre à la « Libé », nous opterions pour « Garcia, chute de cheval ». Accident dont on souhaiterait qu’il se relevât prochainement. Libération ne se fera donc pas l’écho de cette dernière création car c’est sans doute la production du metteur en scène hispano-argentin la moins concluante. On connaît l’attachement de René Solis, la plume théâtrale de Libération qui n’a jamais manqué de commenter le moindre geste esthétique de cet artiste controversé suivi et défendu depuis ses débuts en France. A ce titre, cette forme de fidélité, entre un artiste et un critique, sur la durée est honorable, à condition d’en faire une fidélité critique de tous les instants, y compris et surtout dans les moments de doute. Nous sommes dedans, tant le spectacle présenté par Garcia à Rennes est décevant.
Contrairement au bon sens, la déception n’est pas la chose du monde la mieux partagée. À tort la plupart du temps quand celle-ci devient l’objet même de la contestation esthétique. Ce qui colle parfaitement aux revendications d’un théâtre à la Rodrigo Garcia défendant l’idée d’un langage personnel loin des codes traditionnels du théâtre. C’est également le cas de certains mouvements de l’art contemporain qui travaillent à développer la fonction déceptive de l’art. La vidéaste Valérie Mrejen ou encore le chorégraphe Michel Schweizer ont su parfaitement, non sans risque, tenter de produire des œuvres intentionnellement décevantes quant à leur capacité à combler les attentes du public. À ce titre, Rodrigo Garcia pourrait compter parmi ces activistes de la scène, mais au fil des ans, le caractère complaisant de ces productions tend à démontrer l’inverse.
François Le Pillouër, Directeur emblématique d’une machine théâtrale à dimension européenne, disait récemment de Rodrigo Garcia que « sa parole, assez libre, reste celle d’un anarchiste ». Et à propos de son dernier spectacle « qu’il se veut plus intime, plus introspectif ». On peut là aussi souligner la ténacité et la fidélité d’un professionnel de la diffusion à l’égard d’un artiste, dans une époque où devenus produits de consommation, les artistes-kleenex ne peuvent plus exercer dans la durée quand on sait que le temps, dans ce domaine comme pour toute recherche, est ce qu’il y a de plus précieux. Mais là encore, quand la fidélité devient confiance aveugle la chose est discutable. Rodrigo Garcia n’a rien d’un anarchiste, ni ne développe une quelconque pensée politique cohérente. Après tout, ce n’est pas tout à fait ce qu’on lui demande, mais le Garcia le plus engagé l’est davantage dans l’esthétique et les formes qu’il développe que dans les discours pseudos contestataires et relativement moralistes qu’il déverse. Le Garcia qui creuse une forme est plus subversif que le Garcia bavard, le plasticien plus radical que l’auteur, le scénographe plus impertinent que le metteur en scène. Or, les récentes créations de Rodrigo Garcia paraissent interchangeables, calibrées dans un même format usant des mêmes ingrédients le tout avec des accents faussement sardoniques et vaguement politiques.
Aussi, s’il convient d’accepter, et c’est sans doute un devoir, que le parcours d’un artiste n’est pas linéaire, qu’il peut être fait de coups de poing tonitruants, de gestes profonds, il est louable de reconnaître aussi parfois des formes plus faibles, moins convaincantes. Ce droit à l’échec est une vertu, et même une condition de l’exercice de la liberté en matière d’art. Venons-en au dernier spectacle en question. Remake trash d’un Brokeback Moutain punk, les deux performers Juan Navarro et son complice de toujours Juan Loriente proposent une généalogie du rire tel qu’annoncée dans la petite bible distribuée à l’entrée de la salle Gabily.
Le Bon, la brute et le truand.
La brute.
Espace scénique minimaliste, deux guitares électriques, une paire de bottes de cow-boy, quelques accessoires, deux triangles de signalisation et un taureau rodéo mécanique grandeur nature. Comme à l’accoutumée, les acteurs attendent sur le plateau que les spectateurs s’installent, avant de se lancer, caleçon sur les cuisses dans un concert dissonant plein de saturation maltraitant deux guitares qui subissent les assauts acharnés des deux acteurs. Ce flot brutal est agrémenté de passages chorégraphiques cocasses où les deux Juan jouent de la pointe et autre tentative de danseuse étoile. C’est drôle et cela resitue d’emblée l’endroit où l’on se trouve, un espace de recherche qui n’a pas vocation à produire du beau conforme. Puis très vite, l’engagement corporel viril et dénudé reprend le dessus, les acteurs se frottent, enfilent le même tee-shirt –une camisole – et le même slip, tantôt avec douceur, tantôt avec violence, avant de se saisir de nouveau des guitares pour matérialiser cette descente aux enfers. Face à ce déferlement de violence gratuite, cette provocation stérile dans un dispositif maintes fois vu et revu sans aucun éclairage particulier ni au service d’aucun propos cohérent, on peine pour les interprètes qui tournent en rond à l’image du taureau rodéo mécanique, dans un mouvement circulaire heurté et désorienté auquel ils tentent en vain de s’accrocher. L’éclatement de la forme ici ne fait pas sens et l’aspect sensitif ou sensible pour dire autrement est dénué d’intérêt.
A jardin, se dresse un mur en contreplaqué recouvrant un tunnel au bout duquel les deux acteurs se rejoignent régulièrement pour y trouver une forme de lumière, avec une geisha d’abord, qu’ils fêtent sur des airs de country avant de se livrer à divers rites funèbres, avec ou sans fumée, avec ou sans animaux. Les passages les plus convaincants étant sans doute ceux où Juan Navarro se retrouve la langue ligotée, scène inspirée du fantasme de la femme nue attachée qui donne lieu à une séance de sado-masochisme verbal, avec une logorrhée inaudible qui n’en finit pas de ressasser – passage redoutable d’efficacité ; la fin encore, où un croissant réaliste mue en être humain en sommeil, succombe à une overdose. Une image d’une simplicité qui vous désarçonne et frappe juste. Cela vaut tous les bavardages, le vacarme et les vaines agitations tape-à-l’œil précédents.
Le bon.
Le texte, car il y a du texte chez Garcia, il y a souvent eu du texte. Garcia est un auteur, le sens de la formule allié à un regard acerbe sur la société de consommation qui cultive un sens du décalage contribuant à bousculer le lecteur, l’interroger et le pousser dans ses retranchements. La plume de Garcia est d’autant plus fine quand elle se tourne vers lui-même, vers ses pérégrinations telles qu’exposées dans son stimulant Borgès. Les questions intimes sont soulevées par Garcia de façon crue mais avec une tendresse déconcertante. Ainsi, la mue des deux performers en cow-boy devisant du monde autour d’une bière commence avec force. Avec une certaine lucidité, Juan y Juan exposent les errements des couples écornant l’éloge de l’amour dont on ne cesse de nous rabattre les oreilles ces temps-ci. L’idéal du couple chez Garcia n’est qu’un rapport corporel, charnel, le reste n’étant qu’obstacle pour empêcher de baiser. « Si tu es séparé de ta moitié pendant plus de vingt jours, et que cette dernière ne fait pas l’effort de venir te chercher à l’aéroport ou à la gare, c’est que ton histoire d’amour est finie depuis deux ans »… Si au moment de ces mêmes retrouvailles, elle vient te chercher mais que vous allez au restaurant ou au ciné avant de baiser, alors cela fait un an que c’est terminé, et ainsi de suite jusqu’à la version la plus optimiste où, à peine descendu de l’avion, vous baisez dans les chiottes de l’aéroport, alors là il reste pour votre couple tout au plus un an ou un an et un mois d’avenir. La démonstration est imparable et drôle. Hélas s’ensuit un jeu alphabétique pénible dénonçant les difficultés de vivre avec les autres. Ce n’est alors pas déceptif, juste décevant. Les deux cow-boys ont de l’allure mais l’ensemble fait pschitt.
Le truand.
On ne versera pas ici dans la vaine polémique. A la question Garcia est-il un imposteur, répond-on tout net : non ! Garcia est un artiste, fragile, qui tente de développer un langage singulier mais qui semble pris au piège de sa propre machine. L’homme semble essoufflé, et c’est dans ces moments difficiles qu’il conviendrait de prendre soin de l’artiste. Encore faut-il que lui-même veuille continuer son parcours avant de perdre pied. On a connu des artistes maudits, mais ce n’est pas le cas de Garcia qui bénéficie de soutiens institutionnels repérés. Les paradis artificiels, s’ils peuvent être des refuges nécessaires pour certains poètes afin de supporter le quotidien, sont rarement des moteurs puissants et féconds pour la création, en tout cas dans la durée. Quand le processus de création devient discutable, c’est qu’il est peut-être temps de se remettre au travail avec humilité ou de prendre l’air, le temps d’une respiration.

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Sense of Self/ Sauver sa peau : Le Sens des origines https://www.insense-scenes.net/article/sense-of-self-sauver-sa-peau-le-sens-des-origines/ Wed, 18 Nov 2009 18:41:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=818 —-
Mélanie Demers, artiste chorégraphe québécoise, et Laïla Diallo qui travaille actuellement au Danse South West de Bornemouth en Angleterre présentaient « sense of self/ sauver sa peau » ce jeudi 22 octobre 2009 au Centre Chorégraphique National de Caen dirigé par Ella Fatoumi et Éric Lamoureux. Le Centre Chorégraphique National de Caen, le Centre Chorégraphique National du Havre, l’ODIA Normandie, le Dance South West de Bornemouth, le National Skills Academy en Grande-Bretagne ouvrent avec cette pièce, «COAST TO COAST», projet visant à enrichir les pratiques de part et d’autre de la Manche.
Aux origines…
Il y a 4 ans environ, LaÏla Diallo est invitée au Kenya pour une résidence de vacances ou de travail, au choix. Elle propose à Mélanie Demers de l’y accompagner.
Entre temps, un théâtre québécois demande à Mélanie Demers de venir présenter une étape de travail. Elle décide de travailler avec Laïla Diallo au Kenya, une pièce à présenter dans ce cadre. C’est donc au Kenya que nait «sense of self/ sauver ça peau», dans un univers qu’elles décrivent comme très contrasté: entre le confort de leur résidence et la violence du quotidien qui est bien là, toujours présente. L’une et l’autre s’appuient également sur leur lecture des «identités meurtrières» d’Amin Maalouf pour travailler la pièce. Ainsi, la genèse de la pièce alimente elle-même le sens que les deux chorégraphes ont voulu lui donner.
Sur la plateau tenant une pile d’assiettes, se tient une femme, debout en robe de soirée rouge. Nous nous installons, sous le regard de cette femme, sous son impressionnant masque de gorille. La femme-gorille lâche les assiettes dans un grand fracas-noir- le parcours commence. Car il s’agit d’un parcours, d’étapes et de tableaux successifs, entre deux corps, deux personnalités, deux histoires, deux animalités.
L’une tente de ce hisser le long d’un mur, étendant ces membres, comme élastiques. Toutes deux ensuite, comme un seul être, rampent, roulent, jusqu’à la désarticulation. L’une se glisse sous une peau de bête, l’autre semble se glisser dans la peau de l’autre dans des mouvements fusionnels. On ne sait plus très bien distinguer ces deux êtres qui se fondent. On ne sait plus vraiment s’il s’agit de figures humaines. L’animalité est présente dans ces corps… On peut voir un lézard, le moment suivant comme un insecte formé de deux têtes,deux corps. Les danseuses, aux personnalités marquées, l’une décharnée, androgyne et anguleuse, l’autre ronde et souple, interprètent leur personnage avec précision. Dans les moments dansés à deux, elles sont comme par accident , de manière sporadique, synchrones, c’est à dire «pareilles»
Laïla Diallo déroule une longue silhouette de papier et l’applique soigneusement le long du cops de Mélanie Demers. C’est comme une seconde peau blanche qui lui est donnée, sur laquelle Laïla Diallo vient poser un pansement. Mélanie Demers finit par se libérer de cette peau de papier en l’arrachant. Mélanie Demers déroule à son tour. Cette fois lentement, des mots tout à tour sur chacune des pages d’un carnet tourné vers les spectateurs.Cette lente boucle perpétuelle nous donne à voir une succession de mots qualifiant des états successifs: en paix, en amour, en danger, en larmes….. Une bande son déroule elle aussi à l’infini, en français et en anglais, des vérités telles des injonctions: tu es comme ton père, comme ton frère..tu es belle, tu es triste… Dans cette difficulté à être, Laïla Diallo et Melanie Demers interrogent sur ce qui nous définit au fond. Les mots ne réussissent pas à dire précisément notre identité. Ils semblent ici plutôt la fixer, la figer. En mouvement, elles tentent de s’en extraire, refusent la stigmatisation. Car l’identité est comme le peau, en perpétuelle renouvellement. Elle n’est jamais complètement fixé ou définitive. Elle se nourrit des origines certes mais également de nos rapports à l’autre, des accidents…
Au sol, sur le plateau, deux paires de chaussures à talons haut. Dans ces chaussures, elles n’arrivent pas ou peu à tenir debout. Melanie Demers est couchée, comme fixée au sol par ces chaussures. Elle ne parviendra jamais à se relever avec les chaussures à ses pieds. Et lorsque Laïla Diallo sera debout, juchée sur les talons haut, Mélanie Demers n’aura de cesse de la déséquilibrer. La robe de soirée rouge reparaît sur Mélanie Demers. Elle l’enfile péniblement par dessus ses vêtements. À nouveau, elle nous donne l’impression de porter une seconde peau. Les attributs féminins suffisent t’ils à définir une identité de femme?
Il parait a priori difficile d’être novateur et attrayant si l’on veut s’exprimer sur les questions d’identité, de différences ou de condition féminine tant ces thématiques ont été examinées. Or, la manière de les aborder ici est efficace car tout fait sens. Les dispositifs de lumières sont variés et multiples offrant la possibilité de regarder sous des angles nombreux et tous différents: C’est l’éclairage vacillant d’une lampe de camping qui donne à Laïla Diallo des mouvements découpés et durs comme sous un stromboscope. C’est la pénombre parfois, ou la lumière rasante de néons posés au sol.
Le plateau est couvert de carton de différents formats contenants ce qui semblent être des ballons de baudruche noirs. Nous ne voyons très bien que le contenant, et assez peu le contenu. Ce qui fait sens également car cela illustre la réflexion autour de la question du corps et de sa peau comme unique contenant. (la peau en papier, la peau que semble nous faire les mots en voulant nous « contenir » en nous enfermant dans une définition de nous même, la robe seconde peau… qui y a t il à l’intérieur de ces contenants là?) Le travail du son est soigné: On passe d’ambiances industrielle, de rue, à la musique de Chopin. Là encore ambiance mouvante, changeante mais harmonieuse.
La pièce se termine par une fête étrange et triste. Un feu d’artifice sonore éclate. Les ballons noirs s’envolent en silence, lentement libérés par un être mi femme, affirmé sur des talons hauts rouges, mi gorille. La veste d’homme vient brouiller encore davantage l’identité de cet être. Cet être est comme une synthèse de ce que Laïla Diallo semble être. Elle devient à son tour le contenu d’une peau artificielle représentée par un carton dont elle ne parviendra pas à sortir. L’autre, Mélanie Demers, nous tourne le dos, un chapeau de clown sur la tête. Les ballons, le feu d’artifice et ce chapeau donnent une dimension de fête à la pièce: nous pouvons être semblables, égaux, nous enrichir mutuellement, parvenir à une harmonie dans la différence. Mais l’ensemble ne sort pas de la tristesse voire de la douleur, car l’autre est là, cherchant vainement à s’extraire du carton dans lequel elle s’est mise.
L’identité est forcément complexe: elle est une somme d’appartenances et d’expériences, faisant de chacun de nous un être unique et irremplaçable. Nous ne sommes semblables que par accident. C’est ce que «Sense of self, sauver sa peau», succession fluide de tableaux visuels et sonores à la fois poétique, troublant, drôle, parfois violent exprime efficacement.
L’équipe du Centre Chorégraphique National de Caen ouvre intelligemment ce programme «coast to coast». «Sense of self / sauver sa peau» interroge sur l’identité et ce qui la fonde. Cette pièce nourrit la réflexion sur ce qui fait la différence entre les personnalités, mais aussi sur ce que nous pouvons avoir de commun. Ainsi cette pièce illustre parfaitement l’ambition de ce projet qui vise l’échange et l’enrichissement mutuels des identités culturelles entre les artistes français et britanniques.

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Une vie de théâtre, Paris – Bratislava https://www.insense-scenes.net/article/une-vie-de-theatre-paris-bratislava/ Wed, 11 Nov 2009 18:42:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=819

Il est rare de pouvoir exposer directement et concrètement pour un public de non spécialistes ce que l’on pense vraiment du théâtre. Non de ses performances actuelles, mais de ce qu’il représente pour nous, pour notre vie quotidienne, notre vie « pour continuer ». Il est délicat de faire le moindre bilan de notre vie dans ou pour le théâtre. Mais on devrait tout de même se poser la question de temps en temps. Cette occasion rare m’a été donnée lors de la remise d’un doctorat honoris causa à l’université de Bratislava en Slovaquie en juin 2009. J’ai essayé de dire ce qui me lie à ce petit pays et à cet immense territoire. Comme toujours le théâtre n’était qu’un prétexte pour réfléchir sur le monde et tenter de s’y insérer.
Chers Amis,
Chère grande famille slovaque,

Je ne puis vous dire à quel point je me sens ému et reconnaissant de l’honneur qui m’est fait d’être nommé Docteur Honoris Causa de cette université. J’en remercie du fond du cœur les autorités universitaires et tous les collègues de l’école supérieure d’art dramatique et de musique de Bratislava.
Je savais que j’étais un peu slovaque, mais je n’aurais jamais pensé l’être devenu à ce point ! A votre pays, à votre culture, à votre langue me lie une déjà longue histoire qui prend les traits de plusieurs visages. Ces visages se superposent, se confondent en moi, mais au fond ce sont toujours les visages du théâtre.
Mon premier contact avec la vie culturelle slovaque passe par un visage humain. Il remonte à l’année 1967, lorsque j’ai rencontré, puis plus tard carrément épousé, celle qui ne connaissait pas alors le théâtre –pas plus que moi d’ailleurs—mais qui n’allait pas tarder à faire connaissance avec lui : Elena Zahradnikova.
Depuis cette première rencontre du visage de l’autre, je reviens régulièrement en Slovaquie, un peu comme l’assassin revient lui aussi toujours, dit-on, sur les lieux du crime—mais il s’agit d’un crime théâtral : rien n’est parfait ! J’y reviens notamment pour voir le théâtre tel qu’il se fait, tel qu’il se régénère pour survivre devant nos yeux. Même de loin, même par intermittence, j’ai toujours tenté de suivre son évolution, au rythme de ses espoirs, de ses contradictions, de ses interdictions et de ses soubresauts. Je l’ai accompagné aux heures les plus sombres de son histoire, depuis la « normalisation » après 1968 jusqu’à sa renaissance en 1989, en passant par toutes ses ruses scéniques pour tromper le censeur tout en faisant semblant d’épater le prolétaire. Je m’efforce à présent de le retrouver au moins tous les deux ans lors du festival des écoles de théâtres d’Istropolitana. J’ai l’impression—ou est-ce une illusion ?—de reconnaître l’évolution d’une société à travers les métamorphoses de son théâtre. « Dis-moi quel type de théâtre tu souhaites promouvoir et je te dirai qui tu es ! », semble dire le flâneur culturel. J’aime aller au théâtre en Slovaquie et en Europe centrale, car le rituel et l’apparat théâtral y sont encore sensibles. Aller au théâtre, chez vous, ce n’est pas une sortie banale, c’est une affirmation de la culture et du théâtre comme signe et condition d’éducation. C’est aussi une marque de respect que j’admire, tout comme j’apprécie le rituel qui nous réunit aujourd’hui.
Pour moi, le théâtre n’est donc pas un simple divertissement, une partie de plaisir vite oubliée, c’est une activité qui engage l’individu et la collectivité dans leurs fondements mêmes. Le théâtre nous met périodiquement en cause et en crise. Il nous contraint à faire retour sur nous-même. Chaque année, à Avignon, tous les deux ans à Bratislava, j’ai l’impression de me retrouver un peu et je me demande toujours alors qui, du théâtre ou de moi, a le plus changé. Tout un ensemble de facteurs objectifs et subjectifs du changement pèse sur nos frêles épaules d’observateur de la vie théâtrale. Ils nous obligent à régler en même temps tous les petits problèmes de notre existence quotidienne et toutes les grandes questions esthétiques et philosophiques, à penser toutes les choses ensemble, à faire une « tentative pour vivre dans la vérité », comme dit Vaclav Havel. Dans le meilleur des cas, cette diversité des tâches, cette multiflexibilité, selon la formule actuelle, nous évite (en principe) de devenir trop vite un Fachidiot : un spécialiste borné.
Quoique ponctuelle et inconstante, ma relation au théâtre slovaque n’a jamais été infidèle, car j’ai toujours eu le désir de suivre de près la mise en scène, de comprendre comment elle a su maintenir une haute tenue et une tradition de jeu remarquables, tout en se jouant des censures politiques ou économiques. Sa chance réside peut-être dans sa fragilité. Sa position géo-culturelle, sa place unique à la croisée des langues et des cultures slaves, germanique, mais aussi hongroise et tsigane, est une chance car il peut devenir un laboratoire pour l’Europe centrale et l’Europe tout court. S’il parvient à maintenir sa tradition de « Théâtre d’art », son professionnalisme, son amour du travail bien fait, il saura prolonger et faire fructifier les expériences postmodernes ou postdramatiques venues d’Europe occidentale et des Amériques, sans tomber dans l’imitation servile, sans sacrifier à l’usage purement décoratif et incantatoire de ces termes. Les festivals de Nitra et de Bratislava sont un modèle d’intégration de ces expériences occidentales nouvelles dans la tradition centro-européenne. Professionnalisme et amabilité, respect et fantaisie, sérieux et allégresse : on retrouve là toutes les qualités contrastées de la vie sociale slovaque.
Mais bien au-delà du visage souriant et mélancolique de la Slovaquie et de son théâtre contemporain, je me trouve confronté, ici devant vous, au visage de l’autre, dans la mesure où, pour le dire avec Emmanuel Lévinas, le visage de l’être humain qui me fait face est celui de ma rencontre avec l’autre. Mais –nous avertit Lévinas– « l’autre, l’unique, ne supporte pas le jugement, il passe d’emblée avant moi, je suis en allégeance par rapport à lui ». Or, ce visage en face de moi, nous dit encore Lévinas, c’est l’autre dont je suis responsable sans attendre de réciprocité, même si je dois mourir pour cela. Le théâtre n’est-il pas en effet cet autre-là, face à nous, pour qui l’on est prêt à donner sa vie ? Mais sommes-nous prêts à mourir pour le théâtre ? Peut-être pas, en tout cas pas au sens littéral du terme. Pourtant si l’on considère que le théâtre nous dévisage autant que nous le dévisageons, il nous faut admettre qu’il est bien le lieu par excellence où nous voyons l’autre en nous, et réciproquement, et que nous ne pouvons pas tricher avec lui, si nous voulons que l’on ne triche pas avec nous. Le théâtre nous aide à nous regarder, non pas de manière narcissique, mais en considérant l’autre en nous et nous en l’autre. Cette expérience de l’altérité, nous la faisons également avec les autres spectateurs. Leur opinion nous importe. Le public, nous dit Jean-Paul Sartre, est « avant tout une assemblée. C’est-à-dire que chaque membre du public se demande ce qu’il pense de la pièce et en même temps ce que son voisin en pense ».
Pourtant, le visage que nous renvoie le miroir théorique est beaucoup plus flou, comme s’il était devenu impossible d’y refléter l’avenir de la théorie théâtrale et comme si le théâtre était devenu indescriptible et introuvable. Derrière cette image postmoderne, je discerne encore, fort heureusement, les débuts de la sémiologie théâtrale dans la Tchécoslovaquie des années 1930. J’y reconnais tout ce que la mise en scène et sa théorie doivent à la sémiologie du Cercle linguistique de Prague, aux travaux de Mukarovsky, Honzl ou Veltrusky, que j’ai pu lire sur les conseils du regretté Miroslav Prochazka, lui-même gendre de Felix Vodicka. A Miroslav, je dois le repérage de ces textes fondateurs de la sémiologie théâtrale, qu’il ne manquait pas de me signaler, lorsque je faisais halte chez lui sur le chemin de Paris à Bratislava. Je dois aussi à l’institut d’esthétique de Nitra, notamment à Frantisek Miko et Anton Popovic, de passionnantes discussions lors de mes conférences là-bas, en 1984. Ces bases esthétiques et sémiotiques ne m’ont jamais abandonné. Aujourd’hui encore, quand pour la énième fois je dois analyser une représentation ou un texte dramatique, je m’efforce de me replacer sur ce premier niveau de la production et de l’analyse des signes. Toute phénoménologie, toute réflexion déconstructive ou postdramatique ne peuvent se passer de cette base, contrairement à ce qu’elles affirment. En ce sens, je reste fermement ancré dans la sémiotique tchécoslovaque, ce qui me donne un look archaïque qui n’est pas pour me déplaire.
A présent, soixante-dix ans après Prague, vingt-cinq ans après Nitra, les traits de la théorie, et pas seulement sémiotique, sont beaucoup plus flous. Ce n’est pas qu’elle se soit arrêtée en chemin, ou que les réflexions méthodologiques se soient taries, bien au contraire ; c’est plutôt que les notions de postmodernité, de poststructuralisme ou de postdramatique estompent ou mettent en doute les notions et les analyses dramaturgiques ou sémiotiques. La question est de savoir si l’on peut encore penser le théâtre dans le cadre des Cultural Performances (terme anglo-américain aussi intraduisible en français qu’en slovaque), si le regard anthropologique, qui se prive du regard esthétique, nous aide ou nous empêche de commenter les mises en scène. Le fait est, à lire certains collègues anglais ou américains, que la réflexion théorique est à la traîne, qu’elle est passée de mode, voire qu’elle a jeté l’éponge (et même, selon moi, qu’elle a jeté le bébé avec l’eau du bain).
Je conçois souvent mon travail au cours de ces vingt dernières années comme un rocher de Sisyphe que je dois perpétuellement remonter vers les sommets théoriques, alors qu’il serait si simple de rouler vers le bas avec lui vers les fausses profondeurs postdramatiques du scepticisme et du renoncement. Je m’accorde ces facilités seulement dans les moments de véritable création artistique que je m’octroie sans vergogne, et pour ainsi dire à titre privé. Et je n’oublie pas que c’est à la radio slovaque et à Beata Panakova que je dois ma première expérience de théâtre radiophonique. Le travail artistique me paraît d’autant plus licite maintenant que je ne suis plus chargé de faire remonter la pente théorique aux étudiants ou aux collègues en les conduisant vers les sommets de notre art. Toutefois, la rigueur théorique, même dans la production d’oeuvres d’art, m’apparaît toujours aussi nécessaire et indispensable à la formation des artistes comme des enseignants. Création théorique et création théâtrale ne sont pas nécessairement antithétiques. Et le plus souvent elles vont de pair.
Quel sera le visage de la théorie et du théâtre en Slovaquie dans un an, dans dix ans, dans cinquante ans ? Nul ne le sait, et moi moins que quiconque. Il m’aura suffi d’être un maillon dans la chaîne des spectateurs et peut-être aussi dans la chaîne, moins solide, des théoriciens franco-slovaques… Et c’est de cela que pour l’instant je me contente—je veux dire : dont je suis content. Je suis particulièrement heureux de percevoir le visage net et précis, vif et réfléchi, fidèle mais engagé, de mes différents traducteurs. Qu’il me soit permis de leur exprimer publiquement ma reconnaissance : à Milos Mistrik, Sona Simkova, Elena Flaskova, Martina Simova, Maria Krasnohorska, Lydia Magerciakova, Darina Petkova, Ingrid Hrubanicova.
Notre visage n’a de sens que si l’autre n’est là que pour s’y réfléchir. Une théorie n’a de portée que si elle est appliquée par d’autres et dans des contextes différents. Une langue n’élargit son audience que si elle est traduisible en d’autres langues, pour d’autres lecteurs qui voyaient les choses probablement différemment.
Monsieur le Recteur, Mesdames et Messieurs, l’honneur qui m’est fait aujourd’hui, rejaillit sur toute une génération de théâtrologues, et, à travers eux, d’artistes et de créateurs, une génération qui n’a pas cessé de vouloir comprendre et servir le théâtre, chacun à sa manière. C’est donc aussi en leur nom et sous leur mille visages que j’accepte cet hommage avec gratitude.
Face à la recherche, à la création théâtrale et maintenant à cette distinction honorifique, je me trouve un peu comme le metteur en scène (vu par Copeau) face à l’œuvre dramatique qu’il doit monter :
« son rôle n’est pas de dire :’qu’est-ce que je vais en faire ?’, son rôle est de dire :’qu’est-ce qu’elle va faire de moi ?’ »
Qu’est-ce que le théâtre va faire de nous ?
Laissons nous surprendre par les mille visages du théâtre !
Jeho uloha nie je povedat : ‘Co s tym urobim, jeho uloha je povedat’ : co to urobi so mnou ‘.
Co urobi divadlo s nami ?
Nechajme sa prekvapit jeho tisicimi tvarami !’

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L’écriture à Avignon (2009) : dramatique, postdramatique ou postpostdramatique ? https://www.insense-scenes.net/article/lecriture-a-avignon-2009-dramatique-postdramatique-ou-postpostdramatique/ Tue, 10 Nov 2009 18:51:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=820 —-
Où en est-on, en ce début de siècle, de l’écriture dramatique française ? Ces trois derniers termes conviennent-ils du reste toujours ? Ecrit-on encore, pour et avant la scène, des textes dramatiques publiés, lisibles et lus comme de la littérature ? Ces textes sont-ils encore dramatiques ou bien déjà « postdramatiques », radicalement différents de ceux qui les ont précédés ? Faut-il distinguer une production française, ou francophone, de celle d’autres langues, particulièrement quand les pièces sont surtitrées dans « notre » langue ? Autant de questions de principe qui se poseraient d’entrée à un observateur innocent et naïf venu à Avignon pour se faire une idée de l’état actuel de l’écriture et de sa mise en scène, voire pour « prendre le pouls du monde ».
Mais l’innocence est une vertu sûrement nécessaire à qui voudrait répondre à ces questions naïves en choisissant une dizaine de spectacles avignonnais dans le in comme dans le off . Ce choix en effet, plus arbitraire que raisonné, a lui-même été déjà précédé en amont par une série de décisions des programmateurs, lesquels sont autant de filtres entre les textes et leur destination scénique finale. Pour la programmation officielle, dont les critères échappent à l’entendement, on remarquera qu’elle reflète peut-être la présentation de cette édition 2009 par les directeurs du festival, Hortense Archambault et Vincent Baudriller : « L’homme a besoin de raconter des histoires car elles lui confèrent son humanité, lui permettent d’appréhender le monde et de combattre la tentation de l’amnésie[[Programme du 63e festival d’Avignon, p.3.]] ». Ce programme, quasi électoral—vague, vaste, irréalisable pour ne pas dire démagogique—annonce pourtant assez bien une tendance des mises en scène et de la programmation et de notre propre sélection : l’art de raconter, de parler du monde grâce à des acteurs représentant des personnages fictifs. Autant de critères qui, selon Hans-Thies Lehmann[[ Hans-Thies Lehmann, Postdramatisches Theater, Frankfurt am Main, Verlag der Autoren, 1999.]], sont caractéristiques de tout ce qui précède le postdramatique, y compris le théâtre absurde et le théâtre épique, lesquels «s’en tiennent à la présentation d’un cosmos textuel fictif et simulé[[Ibid., p.89.]] ». De ce cosmos, on ne présentera ici que quelques astres isolés, les cinq premiers dans le in, les quatre autres dans le off :
(1) Littoral de Wajdi Mouawad
(2) La Chambre d’Isabella, Le Bazar du homard, La Maison des cerfs, de Jan Lauwers
(3) Sous l’œil d’Œdipe, de Joël Jouanneau
(4) (A)pollonia, de Krzystof Warlikowski
(5) Le Livre d’or de Jan, de Hubert Colas.
(6) Naître à jamais, de Gabor Tomba et Andras Visky
(7) L’atelier d’écriture, de David Lodge
(8) La Mère, de Oh Tai Sok
(9) Fleurs de cimetière, de Dominique Wittorski et Myriam Hervé-Gil
Ce corpus comprend des auteurs qui—chose plutôt rare aujourd’hui—ont eux-mêmes mis en scène leur pièce ou leur montage. Seuls Lodge et Oh, bien éloignés de la scène, ont sagement échappé à cette rude tâche en la confiant à un metteur en scène. C’est précisément ce complexe texte-scène que nous voudrions interroger, afin d’en dégager quelques lignes de forces communes mais aussi quelques différences radicales. Pour faciliter les comparaisons, on partira des mêmes interrogations : mise en scène (1), écriture (2) et mythologie (3), lesquelles nous ont paru pertinentes pour les œuvres du in qui ont été retenues.

1. Mouawad (Littoral)
Wajdi Mouawad a très bien su utiliser la cour d’honneur, en ne luttant pas contre elle, mais en acceptant ses dimensions hors du commun. La façade du Palais n’est pas détournée ou masquée par des cloisons, elle reste visible à travers un rideau de lanières métalliques dont le léger entrechoc sous l’effet du vent produit un bruit « naturel »permanent. Un mur bas de plastique noir, bientôt recouvert des empreintes corporelles de tous les participants au spectacle, offre l’arrière-fond pour les groupes et les individus. Voici le décor planté pour cette fresque, cette trilogie de l’exil et du retour. Quelques éléments pourront être apportés et retirés pour signifier d’autres lieux. Mais l’essentiel réside dans la parole, une parole poétique immédiatement transférée dans le jeu. Le metteur en scène parvient à matérialiser, imager, « épaissir » tous les signes scéniques, à conférer une profondeur et une réverbération aux mots, en les laissant résonner dans des images fortes et prégnantes s’inscrivant profondément dans la mémoire. Parfois cependant le texte paraît se substituer ou s’ajouter à une situation, à une image qui diraient la même chose, et plus efficacement. Il suffit de comparer avec la « méthode Lepage » dont le texte, plus rare et compact, semble sourdre de la scène, alors que chez Mouawad il la précède, bloquant parfois la recherche scénique ou la redoublant de façon lourde ou redondante.
_Ecriture
La fable est toujours accessible et claire. Elle raconte une quête d’identité, évidemment jamais satisfaite, ce qui confère au récit clair, « primordial », originaire ( « qui fut mon père ? ») une cohérence qui tourne parfois au ressassement, notamment dans la seconde partie lors du retour au pays. Ce qui se trouve fort heureusement magnifié et absorbé dans le jeu et la scène est assez indigeste à la seule lecture. Dans ce « théâtre littéraire du récit[[Lehmann, op.cit.]] », le spectateur cherche le moment de la révélation ou de la reconnaissance, mais il doit constater l’absence de solution. Le héros, le jeune Wilfrid, porte son père mort sur son dos, vit un deuil pathologique. Son père, en costume noir, mi-Hamlet mi-Kafka, le poursuit sans mot dire. La famille demeure le cocon protecteur à la fois honni et recherché, ne serait-ce que pour se protéger des atrocités des guerres et des archaïsmes claniques. Malgré ces deuils et cette lassitude, le héros central, et à sa suite le spectateur, est toujours prêt à repartir de par le monde. Son odyssée est montrée et relatée dans un style assez classique, littéraire, voire rhétorique, malgré la crudité de certaines situations. La langue relativement transparente, néoclassique ne produit aucun « résidu »poétique, image ou sonorité, aucun signifiant qu’on pourrait traduire en un signifié.
_Mythologie
Du classicisme, la pièce garde l’universalité de l’histoire racontée. L’histoire a beau, on le devine par les interviews extérieures à l’œuvre, faire allusion à la biographie de l’auteur transplanté très jeune du Liban en France puis au Québec, elle ne propose aucune analyse politique ou culturelle de ce déplacement forcé ; les allusions restent ouvertes et ambiguës, elles ne renvoient pas à l’état actuel du Moyen-Orient, du moins à sa situation géopolitique. Ce théâtre fait certes allusion aux conflits et aux malheurs de la guerre, ce qui lui donne une certaine coloration sociopolitique, mais il se joue en réalité sur le grand théâtre du monde, il renvoie à une condition humaine, refuse de se situer sur l’échiquier politique ni même historique du monde réel[[Wajdi Mouawad, « Au journaliste qui me demandait qu’elle était ma position dans le conflit du Moyen-Orient, je n’ai pas pu lui mentir, lui avouant que ma position relevait d’une telle impossibilité que ce n’était plus une position, c’est une courbature. Torticolis de tous les instants. Je n’ai pas de position, je n’ai pas de parti, je suis simplement bouleversé car j’appartiens tout entier à cette violence. » Voyage pour le festival d’Avignon 2009, P.O.L., Festival d’Avignon, p.70.]].
Cette universalité de l’éloignement, en laquelle chacun de nous peut se reconnaître, nous rapproche-t-elle pour autant d’un mythe[[Pierre Smith :« A quoi reconnaît-on un mythe ? C’est d’abord un type particulier de récit dont le modèle a été donné par les histoires des dieux de la Grèce antique. Toutefois, bien des mythes ne sont pas des histoires de dieux, ce sont des histoires de héros mais distinguées des contes et des légendes, ce sont des histoires d’ancêtres mais distinguées des récits historiques, des histoires d’animaux distinguées des fables. » Article « Mythe », Encyclopaedia Universalis, 1985, vol.12, p.879.]] ? Pas au sens d’une mythologie ancienne ou moderne, en tout cas : il s’agit plutôt d’un mythe personnel tel que le définit Charles Mauron[[« Le mythe personnel et ses avatars sont interprétés comme expression de la personnalité inconsciente et de son évolution. ». Charles Mauron, Psychocritique du genre comique, Paris, Librairie José Corti, 1964, p.142.]]. Si le mythe est toujours récit des origines, il s’agit, avec ce jeune homme, des origines de sa famille. Ainsi le chevalier protecteur qui accompagne le jeune homme, mi-ange mi-vengeur, est une projection de ses peurs et de son désir de protection, il ne lève pas toute une armée, il n’entraîne pas derrière soi tout le monde ordonné et parallèle d’une mythologie, grecque ou autre. Les vivants et les morts coexistent dans le même espace scénique et mental ; ils déclenchent une crise d’identité, celle du père du héros lors du décès de son épouse à la naissance de leur fils et à présent celle du fils lors du décès du père. Le traumatisme est plus individuel que collectif : le père a dû choisir entre la mort de l’enfant et celle de l’épouse, avec la culpabilité qu’on imagine. De même, le jeune Wilfrid apprend le décès de son géniteur inconnu au moment culminant de son propre acte d’amour. Comme si le plus grand bonheur était nécessairement suivi du plus grand malheur. Dès lors le deuil, la mort en sursis ne cessent de poursuivre Wilfrid ou son père, ils déclenchent l’hostilité de toute la famille, ils refusent aux morts la paix d’une sépulture, celle de la mère comme du père. La guerre, omniprésente dans la pièce, c’est avant tout la guerre contre soi-même ou contre ses proches, ce n’est pas, ou pas seulement, celle bien réelle qui a embrasé un pays ou une région du monde.

Jan Lauwers (La Maison des cerfs)
_Scénographie et mise en scène :
La trilogie, rebaptisée Sad Face/Happy Face, reprend dans l’ordre La Chambre d’Isabella, Le Bazar du Homard, La Maison des cerfs. Elle est jouée dans la chaleur étouffante du même hangar, espace modulable présentant une scène ouverte très large et profonde, éclairée pleins feux la plupart du temps. L’intégrale nous mène d’une histoire à l’autre, évoquant successivement le passé, l’avenir et le présent. L’espace est offert à la vue, il n’est pas truqué, il se donne comme le support des évolutions de danse, du lieu où les danseurs se rencontrent et se préparent. Même absence de prétention dans le jeu qui fuit toute enflure et tout faux-semblant. Les objets semblent posés là au hasard, les dialogues à bâtons rompus sont souvent accompagnés à l’arrière-plan par un ou plusieurs danseurs ou prolongés par le chant du chœur.
_Ecriture :

La Maison des cerfs trouve son origine dans la mort du frère d’une des danseuses (Tijen), un photographe de presse tué au Kosovo. A partir de cet événement réel bouleversant, la troupe en repos plus qu’en répétitions invente et interprète une histoire quelque peu différente, elle réfléchit à l’art de conter, elle teste diverses pistes narratives, imagine cette maison des cerfs où vivent Viviane et ses filles. L’auditeur n’est jamais sûr du statut des locuteurs : sont-ils sérieux ou inventent-ils ces situations et ces dialogues souvent choquants ? Les personnages sont-ils morts ou font-ils par instants semblant de l’être ? La disparition du photographe devient le point de départ d’une situation comparable au Choix de Sophie : le photographe a dû tuer une femme afin de sauver la fille de celle-ci ; venu annoncer la nouvelle à la mère, il sera accueilli dans sa famille, puis tué par le mari, lequel sera lui-même vengé, etc. L’auditeur/lecteur doit corriger sans cesse la fable, les morts côtoient les vivants, le tragique alterne avec le plus mauvais goût, le lyrisme avec le prosaïsme. Une écriture de la conversation quotidienne, quasi « jetable » tenant du small talk, alterne avec une poésie de haut niveau.
Si l’on peut parler d’un retour de la fable, voire ici du conte de fée, d’un recentrage de la pièce sur un récit figuratif, d’un « ré-enchantement, d’une re-figuration du monde, ce retour à l’histoire et aux histoires n’a pourtant rien d’un apaisement, d’une consolation :« Que signifient les histoires ? Quel triste peuple que celui qui a besoin d’histoires. C’est pour cela que nous sommes installés dans la maison des cerfs. Loin de toutes ces histoires. Parce que nous voulions nous-mêmes devenir l’histoire[[Jan Lauwers, La maison des cerfs, Paris, Actes Sud-Papiers, 2009, p.39. Texte français de Olivier Taymans.]]». Brecht, en d’autres temps, plaignait le peuple qui a besoin de héros, Lauwers modifie la formule, considérant de son devoir de raconter des histoires concrètes. Polémique à peine feutrée contre un théâtre postmoderne méprisant la fable ? Plaidoyer pour un retour à un théâtre « humain », voire humaniste, passé de mode ? Quoi qu’il en soit, il mise sur des valeurs humaines, sur l’amour, le pardon, sur un « art du chagrin sculpté[[Erwin Jans, « La Maison des cerfs », Document-Programme du spectacle, 2009, p.6.]] ». Mais le « chagrin ne peut être sculpté. Existe-t-il une manière juste d’aborder le chagrin ? Existe-t-il une forme adéquate pour le chagrin et le deuil ? Ou le chagrin n’a-t-il pas de forme ?[[ Ibid., p.7.]] ». La parole et la danse ne sont-elles pas la seule réponse formelle au chagrin et au deuil ?
Cette écriture hétérogène, à géométrie variable, unique dans le paysage actuel, concilie des principes esthétiques contradictoires : auto-réflexivité postdramatique et naïveté mimétique des dialogues courants. Peut-être l’époque réclame-t-elle à présent un retour à des valeurs traditionnelles : amour, consolation, sensualité, plaisir de raconter ? Elle cherche une forme nouvelle qui ne soit pas un simple retour à la dramaturgie classique, mais restaure un peu le plaisir de conter et de reconstruire un fragment du monde.
_Mythologie :

« Pouvons-nous être comme le cerf avec sa tête ensanglantée qui danse le cul à l’air dans un champ d’œillets ?[[Ibid., p.49.]] », demande Benoît, le personnage du photographe contraint de tuer pour sauver une autre vie humaine. Cette image sanglante résume bien sa situation et celle de l’humanité, elle éclaire cette métaphore de la maison des cerfs. On a violemment ôté les bois du cerf, pour en tirer un aphrodisiaque destiné à l’exportation (coréenne), on mutile les humains et les artistes, sacrifiant leur goût de la beauté pour des raisons mercantiles ; on élève les cerfs, on apprivoise leur existence sauvage pour mieux les abattre ensuite ; on laisse danser les artistes dans un champ artistique magnifique aussi longtemps qu’on a besoin d’eux. Les habitants de cette maison des cerfs acquièrent quelques propriétés de ces animaux : oreilles, peau, liberté de mouvement. Ce totémisme conduit-il à une mythologie ? On n’ira pas jusqu’à l’affirmer. Même si Tijen est une Antigone moderne déterminée à enterrer dignement son frère et, par son témoignage, à braver la loi du silence. Le seul mythe est, tout comme chez Mouawad et Warlikowski, le traumatisme de la tuerie nécessaire à la survie, qu’il s’agisse de la survie alimentaire de l’espèce humaine ou de la folie meurtrière de la guerre. Comme le faisait autrefois remarquer Antoine Vitez à propos de Shakespeare et de Tchékhov, les petits faits quotidiens et les grandes structures mythiques se rejoignent souvent dans la tragédie moderne. La maison des cerfs représente pour eux le lieu de cette convergence que résume la chanson finale : « Nous nous aimons très fort et nous sommes fiers d’avoir si bien construit notre maison des cerfs (…). Il y a un temps où le haut se retrouve en bas où devient clochard celui qui était roi » (p. 58).

Jouanneau : Sous l’œil d’ Œdipe

_Scénographie et mise en scène :

En choisissant un espace bifrontal, Joël Jouanneau et son scénographe Jacques Gabel donnent à sentir la violence des conflits entre les protagonistes, qu’il s’agisse des frères ennemis ou des sœurs complices. Il suggère aux deux extrémités un ailleurs indéterminé : ce n’est ni un palais, ni, comme dans la Phèdre racinienne revue par Chéreau, un lieu trouvé de notre modernité. La laideur des cloisons en papier d’aluminium contribue davantage à plomber l’atmosphère qu’à produire une matière pour évoquer ce monde disparu. Fort heureusement l’interprétation de tous est remarquable et porte à elle seule le texte, malgré l’absence de direction de la mise en scène.
_Ecriture
Cette indirection est elle-même liée à l’absence de relecture radicale du mythe d’Œdipe. Certes, on comprend vite que l’enjeu n’est plus directement l’inceste, mais la déchéance et la clochardisation du personnage central (lequel disparaît d’ailleurs à mi-course) : l’exil, la marginalisation du réfugié, l’abandon de tous lui sont fatals, bien au-delà de son sentiment de culpabilité face à l’inceste. La seconde partie du texte et du spectacle est du reste consacrée entièrement à la double figure des frères puis des sœurs, à la différence radicale de leurs réactions et de leur attitude face à la vie.
Pourtant, le texte n’est ni une adaptation ni un montage de passages de Sophocle et d’Euripide, c’est une réécriture après et non d’après eux. Reconnaît-on pour autant la voix de Jouanneau ? Celui-ci se réclame, peut-être trop modestement, du synopsis du drame oedipien, mais peut-on s’en tenir à un argument, à une structure narrative sans imposer un point de vue, une relecture, une métaphorisation de la fable d’un point de vue contemporain ? Le problème est que cette fable relue n’est pas si évidente, du moins à la seule écoute du texte ou à sa lecture. Seuls les spécialistes de littérature grecque auront la faculté de repérer les éléments grecs originaux et donc les ajouts ou soustractions de Jouanneau. Chacun percevra en tout cas toute la différence avec les innombrables réécritures du mythe telles que la mise en scène et la littérature dramatique en ont connues au siècle précédent et qui proposaient une véritable thèse, fût-elle aberrante ou banale. La seule chose nouvelle –et l’auteur devrait en être très reconnaissant à son interprète–, c’est la figure décalée, déprimée, résignée, mais ironique, de l’ Œdipe de Jacques Bonnaffé, bonne fée qui s’est penchée sur le berceau de famille…
Jouanneau semble ne pas vouloir imposer sa propre écriture, comme dans ses autres pièces. Ne se contente-t-il pas d’une réécriture comme dans les années 1940 à 70 (avant Heiner Müller et Botho Strauss par exemple) seulement fondée sur les conflits entre personnages, sans effectuer de recadrage contemporain des conflits et de l’action ? Serait-ce encore un des effets de cette intimidation par les Classiques chère à Brecht ? Le retour au dialogue dramatique semble quelque peu faux, pastichant et forcé.
Quant à la textualité, elle ne sort pas non plus de l’ordinaire : la langue, néoclassique, simple et concise, a souvent la tonalité des traductions grecques de nos Classiques, avec des tournures légèrement archaïques et précieuses, notamment dans les effets d’ellipses, les phrases nominales ou la construction syntaxique. Comme si l’auteur n’osait pas imposer son style personnel habituel, trop préoccupé par le modèle ancien. Même les allusions à Pierre Michon, Henri Bauchau ou Emily Dickinson passent inaperçues, car passées au rouleau compresseur, ou à la moulinette, d’une réécriture « stylée ». La voix singulière d’un auteur unique fait cruellement défaut pour transcender ce patchwork ou compenser ce nivellement. Ecriture syncrétique et dramaturgie standardisée produisent un effet de sourdine, comparable à celui de Racine, selon Spitzer[[Léo Spitzer, « L’effet de sourdine dans le style classique : Racine », Etudes de style, Paris, Gallimard, 1970, pp.208-335.]], hélas sans la musique et la rythmique raciniennes…
_Mythologie
Le mythe d’Œdipe est si universellement connu qu’on finit par l’oublier ou par s’en lasser. Jouanneau n’en livre que quelques lointains échos à partir de la situation fondamentale. Il déplace la culpabilité incestueuse vers une question entre frères ennemis et sœurs rivales. Il ne se voit pas comme la victime des dieux, mais comme celle de son libre arbitre. Le meurtre du père tient plus du malentendu que du traumatisme. Il faut immédiatement signaler[[Avec Jacques Lacarrière, « Les trois Œdipe », Œdipe, traduit et commenté par J. L., Paris , Editions du Félin, 1994.]] que l’inceste d’Œdipe n’est pas commun à toutes les versions du mythe (le héros épouse alors sa belle-mère) et c’est là l’apport essentiel de Sophocle, tandis que le parricide doublé d’un régicide est une marque structurale indispensable du récit. En plaçant l’inceste au second plan, Jouanneau n’est donc pas radicalement infidèle au mythe. Cela ne suffit cependant pas à créer une nouvelle mythologie, sauf à concevoir, comme y insiste Jouanneau, les contrastes entre les frères ou entre les sœurs comme fondateurs, cohérents et d’en proposer une confrontation dramatique, qui rappelle plus Anouilh qu’Euripide. En insistant sur la sororité (plus que sur la fraternité et a fortiori sur la paternité), Jouanneau tente bien d’en donner une vision collective contemporaine, un mode de représentation et de comportement. Cette vision se transforme-t-elle pour autant en un mythe, autre que le mythe personnel de l’auteur ? Ambitieuse par l’étendue de la fable, elle ne propose en revanche aucune relecture singulière, la pièce de Jouanneau semble avoir grande difficulté à rester centrée sur Œdipe et à réévaluer la question tragique, à resituer Œdipe dans une mythologie contemporaine dans une écriture de son temps. Dès lors l’écriture stylistiquement très plate, la fable prévisible ne produisent aucun contenu nouveau, elles ne génèrent aucune relecture. Il n’est certes pas impossible que la relecture appartienne à l’époque révolue (années 1950 à et 60) de l’analyse dramaturgique et la métaphorisation de l’interprétation des Classiques dans un récit et une thèse contemporains.
On est donc bien loin d’une écriture postmoderne ou postdramatique, qui, en se consumant laisserait une matérialité, une « cendre » intraduisible. Il est juste de préciser que ce brevet de postmodernité n’était nullement recherché par l’auteur, bien au contraire, soucieux simplement qu’il était de faire entendre dans son œuvre les échos de ses lectures, de « décrire les traces aujourd’hui de ce mythe sans âge[[ « Entretien avec Joël Jouanneau », Programme du festival d’Avignon, 2009.]] ». Mais était-ce suffisant ?

Warlikowski : (A)pollonia
_Scénographie et mise en scène :

Comparé à la scénographie légère, quasi invisible de Mouawad pour son intégrale dans la cour d’honneur, la scénographie de Warlikowski et Malgorzata Szcesniak fait l’effet d’une énorme météorite posée maladroitement dans un espace trouvé par hasard. Des mansions, constructions de scénographies montées sur roues, pivotent ou se déplacent latéralement, amenées et retirées selon les besoins, des sous-lieux apparaissent et disparaissent. Des volumes considérables se déplacent, mais la machinerie paraît déplacée dans ce lieu sacré de la parole : les parois latérales des mansions gênent un peu la vue des infortunés spectateurs placés latéralement. Les images de la vidéo live retransmises sur les surfaces du décor sont envahissantes, même si elles sont utiles à suivre les détails d’une parole émise avec la subtilité d’un théâtre de poche.
Ces espaces gigognes, imbriqués ou collatéraux, ces morceaux de machines et d’intérieurs trouvent leur correspondance dans les fragments de textes, dans les contextes hétéroclites auxquels le montage dramaturgique fait appel. La mise en scène apparaît ici plus que jamais comme l’art d’associer les volumes dramaturgiques, de disposer et de varier les sources d’énonciation (jeu, micro, vidéo), de faire signifier des ensembles distincts dans un projet commun. La mise en scène, n’est-ce pas l’art du rebond, de la connexion, du rythme, l’art de générer et de maintenir l’intérêt ?
_Ecriture
Malgré l’abondance des textes et l’intensité du débit accentué encore par le polonais mitraillé en direct dans la nuit provençale, malgré les surtitres fébriles lancés comme une cause perdue pour l’entendement, l’écriture dramatique n’est pas ce que le spectateur remarque tout d’abord. Elle est en effet incarnée et « machinée » par la scène. Le montage est plus scénique et thématique que textuel ou littéraire, car les citations des auteurs (d’Eschyle à Euripide, d’Andersen à Tagore, d’Hanna Krall à Jonathan Little) ne sont pas « remixées »par le metteur en scène, dramaturge et écrivain scénique. Elles font bloc avec le dispositif et le jeu des acteurs. En ce sens elles se situent dans la tradition des montages dramaturgiques des années 1970 et 1980, avec lesquels elles partagent la volonté de dénoncer la société actuelle avec des matériaux . Elles n’ont évidemment pas été choisies au hasard : elles sont reliées par le thème du sacrifice et de ses nombreuses motivations, avec des exemples datant de la mythologie grecque jusqu’à la seconde guerre mondiale. Il faut le talent du metteur en scène pour raccrocher des épisodes disparates provenant des différents auteurs du montage grâce à une certaine unité dans le jeu et dans la dénonciation jamais démentie. Aucune écriture personnelle –faut-il s’acharner à le regretter ?—n’est en mesure de reconsidérer la mythologie du point de vue de notre monde. Les situations des personnages mythiques sont certes analogues, mais qu’est-ce que la résultante dit au juste sur notre monde ?
_Mythologie

Quels que soient les textes et ceux qui les prononcent, ils sont les uns et les autres guidés par une volonté polémique et provocatrice devenue rare aujourd’hui. Le recours à des personnages mythologiques grecs et à leur sacrifice, volontaire ou imposé, n’est pourtant qu’un habillage, un masque érudit pour parler d’autre chose : du sacrifice des résistants au nazisme pendant la guerre, de la culpabilité des survivants et des non-héros, de l’antisémitisme, de la lâcheté de la population durant l’intermède communiste, sans oublier des thèmes récurrents de Warlikowski, plus discrets cette fois-ci : l’homophobie, le populisme, l’anti-sémitisme, la mainmise de l’Eglise sur les consciences. On admirera la vaillance de cet enfant terrible surdoué, on saluera son entrée à Varsovie sur une voie royale, quoique de garage, un garage miraculeusement préservé qui vient d’être mis à la disposition de l’artiste, et transféré dans la cour d’honneur. Mais on se souviendra aussi que les conditions et les attentes du public d’Avignon et de Navarre sont passablement autres. La provocation de la comparaison entre le génocide des Juifs et l’exploitation des animaux peut légitimement choquer, tout comme la mise en doute des motivations personnelles lors d’un sacrifice et d’un acte d’héroïsme. Il reste toujours possible d’universaliser, et par là de « dédramatiser » ces conflits en les tenant pour des expériences universelles, « gelées »par la mythologie grecque. On peut également y voir la production d’un mythe personnel, dans la pure tradition du théâtre de metteur en scène à la polonaise, celle d’un Szaina, d’un Lupa ou d’un Kantor. En appliquant la psychocritique de Mauron à la mise en scène, à savoir en « superposant » les productions successives du metteur en scène, quelles que soient leur origine textuelle, « on fait apparaître des réseaux d’associations ou des groupements d’images, obsédantes et probablement involontaires[[Charles Mauron, Psychocritique du genre comique, Paris, Librairie José Corti, 1964, p.142.]]». Ce travail reste à faire. Il devra se garder de tomber dans le biographique, devra dépasser la personne de l’artiste, ses tics et son idéologie du moment. Ainsi une mythocritique nous aiderait à cerner les écritures en devenir, qu’elles soient individuelles ou collectives, scéniques ou purement textuelles. Reste à savoir si la mythologie grecque n’est pas chez Warlikowski ou Jouanneau qu’un habillage sur ce grand corps social fatigué qu’est le nôtre.

Colas : Le livre d’or de Jan

_Scénographie et mise en scène :

Sur la scène du couvent des Carmes, un panneau de verre reflète le public tel un miroir avant que ne commence le spectacle. En fonction de la lumière, il devient tour à tour une vitre translucide ou opaque, une surface de projection, une série de faces éclairées. Cet objet kaléidoscopique se prête fort bien au thème central de la pièce d’Hubert Colas. Chacun évoque en effet à sa manière la figure disparue de Jan en apportant son témoignage en quelques mots.

_Ecriture

Pour dire cette absence, voire cette inexistence (car nous n’avons pas de preuves de l’existence de Jan), la pièce accumule les souvenirs et les témoignages de ses amis. Le portrait qui en ressort est pétri de contradictions, mais on comprend que l’identité de l’autre, notamment dans le souvenir, est nécessairement ouverte, voire vide. C’est en quoi réside le charme vertigineux de cette expérience. Mais aussi sa fragilité, car une fois le mécanisme textuel entrevu, la répétition des mêmes types d’énonciation devient vite lassante. Elle ne débouche en effet sur aucune fable, ni sur aucune conclusion. Ce n’est certes pas le propos !L’idée est plutôt de laisser l’acteur se confronter avec la présence de son corps et de ses mots qui ne renvoient pas nécessairement à la réalité, à notre réalité. Montrer l’irruption de soi-même face au regard de l’autre. Faire toucher au spectateur la sensation de présence et d’événement, lui faire accroire qu’il va finir par rencontrer ce Jan, que tout dépend au fond de lui, retarder le sens en restant dans la sensation, dans l’immédiateté[[Hubert Colas : « Il s’agit de préparer l’acteur au passage des mots depuis son corps, à celui des spectateurs. Cette approche suppose avant tout une écoute de ses partenaires et une prise de conscience de l’espace. Une matière, dans l’espace, dans les corps, commence alors à apparaître. Quelque chose est en transformation : c’est la matière-langue. » Entretien avec Julien Fisera, revue électronique, Théâtre de la Colline, 2008.]].
L’expérience n’est pas sans intérêt, qui consiste à faire de la pièce une performance grandeur nature, à tester la résistance du matériau textuel autant que la patience du spectateur. Dans ce contexte avignonnais de restauration élégante d’une dramaturgie moderne, voire classique, on saluera l’originalité de tester les grandes questions qui agitent le petit monde de la postmodernité : faux/vrai, absent/présent, représenter/faire, paraître/apparaître, etc. Mais la conclusion scénique de cette expérience théorique est bien maigre. Et ce ne sont pas les sketches loufoques ou absurdes qui feront progresser la réflexion. Comme dans la performance, l’irruption du réel, par exemple sous la forme du risque ou du hasard, est censée revitaliser et déconstruire le théâtre. Le réel a pourtant peine à se montrer tel quel sur une scène : les acteurs cherchant l’équilibre dangereux sur deux pieds de leur chaise ont tout de même pris la précaution de mettre un casque ; et la preuve qu’on peut faire une omelette sans casser des œufs ne résiste pas aux …œufs. Les improvisations des acteurs paraissent, elles aussi, très bien calées et donc quelque peu faussées. On sent bien que chacun risque quelque chose, tout comme le spectacle, mais est-ce encore possible en ce lieu normé ? Peut-on enfermer l’imprévisible et la performance dans un cloître ? Même Martina Abramovic, la grande prêtresse de la performance, avait préféré (à Avignon en 2005) faire une rétrospective balisée de ses performances passées. Suffit-il de provoquer le regard et la patience du spectateur ? La matière du rien est-elle encore montrable ?
Ce spectacle nous livre-t-il le portrait robot du postdramatique ? Il en a les ingrédients, mais aussi la fragilité : fin de la représentation, irruption du réel, auto-référentialité du propos, performer présent en lieu et place d’un acteur représentant une personne, passage des mots depuis le corps de l’acteur vers celui du spectateur, virtuosité des médias, etc. Tout semble réuni pour la photo finale.
_Mythologie :

C’est en ce sens qu’on pourrait parler d’une nouvelle mythologie postmoderne ou postdramatique : elle se définirait par ce qu’elle ne veut plus être tout en ne sachant pas encore ce qu’elle sera. La difficulté pour l’écriture et la dramaturgie postdramatique, c’est de déterminer, dans un texte ou un spectacle, ce qu’elle considère comme venant contre ou après. Car les critères de ce ‘post’ sont encore dépendants de ce à quoi ils s’opposent. Ainsi en va-t-il des critères négatifs du ‘postdramatique », dès lors qu’ils touchent à des notions « évidentes »pour l’observateur, comme l’action, le sens, la personne, la présence, l’identité. Toutes ces notions sont si ancrées en nous qu’elles résistent mal à leur négation.
« Postdramatique » : ce dont il faut se souvenir, un pense-bête pour nous noter des choses qu’il nous reste à faire pour être à la page.
L’écriture ou le théâtre postdramatique serait comparable à la mythologie au sens de Barthes : « le dévoilement qu’elle opère est donc un acte politique : fondée sur une idée responsable du langage, elle en postule par là même la liberté. Il est sûr qu’en ce sens la mythologie est un accord au monde, non tel qu’il est, mais tel qu’il veut se faire (Brecht avait pour cela un mot efficacement ambigu : c’était l’Einverständnis, à la fois intelligence du réel et complicité avec lui[[Roland Barthes, « le mythe aujourd’hui » (1957), Mythologies (1957), Œuvres complètes, Paris 1993, tome 1, p.717.]]) »
Intelligence et complicité du postdramatique : tout n’est-il pas dit ?
Rien, à vrai dire, n’est encore dit…Les quatre derniers exemples, empruntés au festival off, nous donnent de tout autres réponses à la vague postdramatique, se situant tantôt avant elle, tantôt après elle. Ces cas de figure sont autant de moyens de prendre position dans le débat du « post ». Les solutions diffèrent du tout au tout.

Visky et Tompa : Naître à jamais
La pièce du dramaturge hongrois contemporain, Andras Visky, directeur artistique adjoint, avec son metteur en scène, Gabor Tompa, au théâtre de langue hongroise de Cluj (Roumanie), nous vaut un très beau spectacle visuel, sonore et poétique. Le thème en est la vie d’un homme dans la Hongrie antisémite des années 1930, les camps de concentration nazis, le malheur et l’échec de toute vie personnelle et familiale après la guerre.
La structure de la troupe, mais aussi l’esthétique de la mise en scène sont typiques de la grande tradition professionnelle du théâtre d’Art de l’Europe centrale. Le langage scénique s’incarne dans une logique de l’image. Le noir et blanc rappelle un cauchemar kafkaïen : redingote et chapeau noir, fuite et persécution. Cet individu aliéné, déplacé (« Il n’y a nulle part où revenir ») est étranger au monde. Il n’est plus qu’une silhouette anonyme dans le groupe de poursuivants et de victimes. La grande force et cohérence de la mise en scène réside dans l’atmosphère sombre, dans le jeu chorique des acteurs, dans l’harmonie parfaite de tous les éléments scéniques : on pourrait parler de « mise en scène bien faite », comme on disait autrefois « pièce bien faite ». En ce sens, la mise en scène peut aussi se dire « moderne », à la manière de la littérature moderne de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècle, au temps justement de Kafka : même cohérence radicale, même absurdité bureaucratique, noirceur existentielle absolue mais sans l’humour rédempteur d’un Kafka ou d’un Beckett.
Pour qui ne comprend pas le hongrois, ce langage visuel d’une précision chirurgicale et d’une rigueur extrême suffirait presque pour suivre la fable. Les mots semblent sourdre des situations visuelles. En suivant les surtitres, on s’aperçoit vite cependant que le texte, tranchant comme un silex, est tout aussi radical que la scène[[Surtitres de Thierry Loisel.]]. On sait la difficulté à « illustrer » scéniquement un texte poétique. Le poème dramatique et les dialogues quasi absurdes de l’étranger avec sa famille et son époque sont très intenses, et toute image scénique paraîtrait vite redondante. Fort heureusement, Tompa leur donne une figuration minimale et toujours cohérente. Ici la mise en scène achève vraiment le texte—sans jeu de mots !
L’écriture de Visky tait beaucoup (là où celle de Lauwers ou de Jouanneau était si prolixe). La scène ne tente pas d’expliquer, elle restitue une atmosphère, assure une tension avec la parole. Elle maintient l’énigme du texte, ce qui ne veut pas dire, bien au contraire, qu’elle le rende illisible ou incompréhensible. Car les allusions au judaïsme, aux camps, à la vie d’après-guerre dans la Hongrie communiste sont perceptibles derrière l’énigme, quand bien même celle-ci échappe au protagoniste[[« Je ne sais pas ce qui nous est arrivé… Je ne sais pas quelle est notre histoire », dit l’homme (scène 13)]]. Nous sommes encore dans l’écriture « herméneutique », à savoir hermétique mais dont on perçoit les nœuds, et donc la possibilité d’en dénouer le sens. Autant dire fort éloigné du postdramatique ! Si Visky est moderne, alors Jouanneau et Mouawad sont classiques, et seul Colas est postmoderne… Le récit à la Beckett (lequel est d’ailleurs parfois cité et référencé en note) est énigmatique, mais ouvert à l’interprétation, au déchiffrement, avec certes les risques que cela comporte, comme Œdipe a pu autrefois le constater.

Lodge : L’atelier d’écriture
On ne saurait imaginer de plus grand contraste qu’avec l’oeuvre du romancier anglais David Lodge, connu pour ses satires du milieu universitaire et dont la pièce, The writing game (1990) vient seulement d’être traduite et créée en français[[David Lodge, L’atelier d’écriture, Paris, Editions Payot et Rivages. Traduction de Béatrice Hammer et Armand Eloi.]] L’atelier d’écriture met aux prises trois écrivains, deux hommes et une femme, venus diriger un stage d’écriture et qui ne tardent pas à s’opposer sur tous les fronts, notamment littéraire, philosophique, sexuel et pugilistique.
Cette oeuvre solidement charpentée, parfaitement construite, drôle dans la satire, ne pose aucun problème d’interprétation[[On s’en rend compte en consultant les notes du journal de Lodge lors de sa création au Birmingham Repertory Theatre en 1990, reprise dans « Play-back : extraits du journal d’un écrivain », pp 101-121 de l’édition française. L’auteur se préoccupe surtout du casting et des améliorations du jeu, en évitant de choquer le public ; Il veille à l’exactitude du texte dit par les acteurs, quitte à le modifier, notamment en coupant ce qui n’est pas absolument nécessaire. La connaissance intuitive des mécanismes dramatiques et du jeu de l’acteur chez David Lodge l’aident à trouver le texte définitif, lequel existe par conséquent aussi et surtout à la lecture.
Rideau.(p.99).]] et la mise en scène d’Armand Eloi trouve le bon rythme et des acteurs drôles et précis pour la défendre. Elle n’a du reste besoin d’aucune défense, tellement les répliques et l’intrigue coulent de source. Pièce bien, très bien, voire trop bien faite à tel point qu’on peut en prévoir les développements et les tournants, les conflits et leurs solutions, les ruses et les résolutions. Lodge maîtrise parfaitement son sujet et les règles de la dramaturgie classique : il concentre l’action, veille à la combinatoire de toute bonne comédie de Boulevard : coucherie, jalousie, conflit, dans l’ordre ou dans le désordre. Son écriture trouve la parfaite adéquation entre situation, personnage et thématique. La mise en chaudron de tous ces éléments détonants ne saurait être qu’explosive, mais cette locomotive à vapeur fait efficacement avancer ce qui aurait pu constituer un lourd train d’idées.
Il est passionnant d’observer comment le romancier Lodge procède lorsqu’il écrit pour la scène. Il garde une verve comique et un humour tout aussi dévastateur que ceux de sa prose. L’écriture dramatique n’a certes pas le temps et la nuance dont dispose le romancier, quoiqu’une bonne partie de ses descriptions se retrouvent dans des didascalies très élaborées et fidèlement observées par la mise en scène. Ceci le conduit à gauchir et à caricaturer ses personnages. Ils ont de vifs et spirituels échanges ; Leurs dialogues s’enchaînent avec brio ; les bons mots fusent. Le naturalisme dans l’écriture aboutit souvent, ici comme ailleurs, à des portraits paraissant complexes et individualisés, qui sont en fait stéréotypés et simplistes : le romancier juif américain, agressif et névrotique, la romancière à l’eau de rose portée sur les réalités charnelles, le jeune auteur dandy et impuissant sont autant de figures imposées d’une commedia dell’arte des Belles Lettres. Est-ce la raison pour laquelle David Lodge dramaturge, paradoxalement, pratique moins l’ellipse, l’understatement et la démotivation des personnages, procédés qu’il maîtrise parfaitement dans ses romans ? Dans sa pièce, il ne laisse rien au hasard et tend à expliciter, ou du moins à appuyer, les attitudes obsessionnelles des artistes. Il est sûrement plus difficile et risqué de « dé-motiver » les personnages de théâtre, de leur octroyer une plus grande ouverture ou ambiguïté : n’est pas Tchékhov qui veut ! Le naturalisme, dans le texte dramatique comme à la scène, a tendance à trop appuyer ses effets, à souligner ses thèses, à rendre pesant et explicite ce qui devrait rester dans le non-dit ou l’ironie. Les dialogues brillants, tout comme le jeu ou la scénographie, visent, semble-t-il, à être immédiatement efficaces, ils s’épuisent dans une certaine complaisance. Mais à ne prendre aucun risque formel, ne risque-t-on pas d’ennuyer formellement le spectateur ? Celui-ci, certes, ne s’ennuie pas, mais il ne cherche pas non plus au-delà de la surface brillante. La forme éprouvée de la comédie réaliste laisse à désirer, dans tous les sens du terme. Dans l’ esprit de Szondi, on pourrait dire que la forme déjà éprouvée ne suscite pas de contenus narratifs ou philosophiques nouveaux. La pièce ne propose aucune expérience formelle, elle en reste au vraisemblable d’un texte réaliste, voire naturaliste de la fin du dix-neuvième siècle et non pas, comme on aurait pu s’y attendre avec un romancier virtuose comme Lodge à une manière épique de présenter l’action. Sa dramaturgie ne parvient pas à « rebondir », à relever le défi de l’épique ou de l’intime, elle proscrit toute recherche formelle. Seule audace non naturaliste : l’écrivain lit son manuscrit sans regarder sur ses feuillets. La touche d’autofiction et d’autoréflexivité n’est sensible que dans la pirouette finale, elle n’affecte pas la structure d’ensemble[[ LEO. (Sournoisement) Je viens d’avoir une idée pour une pièce de théâtre.
MAUDE (le regardant).Une pièce ?
LEO : Ouais. Cinq personnages, plus un au téléphone.
Maude fixe Leo. Il soutient son regard sans sourciller.
MAUDE. Vous n’oseriez pas.
LEO. Tu crois ?]].
La dramaturgie de David Lodge n’a rien de révolutionnaire ! Elle ne constitue pas une restauration de la dramaturgie classique après un intermède postmoderne et post-dramatique. Elle est la continuation de la pièce bien faite, elle-même avatar lointain de la tragédie ou de la comédie classique. En cela elle est représentative d’un pan considérable de la production contemporaine, celui de la comédie satirique, voire presque du théâtre de boulevard, souvent bien conçu et assuré du succès, un théâtre archi-dramatique et bien ficelé, qui n’a probablement jamais entendu le qualificatif de « postdramatique ».
Mais qu’en est-il « à l’étranger », dans une culture non européenne ou américaine (nord et sud) ? Cette catégorie du postdramatique nous aide-t-elle à retracer l’évolution récente de « leur drame » et de « leur pratique théâtrale » ?

Oh Tae-Sok : La Mère
La Mère (1982), pièce très connue d’un des plus grands dramaturges coréens contemporains, Oh, Tai-Sok, est assez représentative du renouveau de la dramaturgie des années 1980. La mise en scène de Lee, Jong-Il, l’interprétation de Jo, Do-Kyeong, témoignent de la grande qualité de la pratique « théâtrale » (terme dont la pertinence reste à vérifier) en Corée.
Dans ce court et poignant monologue, une mère raconte sa vie misérable, sa difficulté à nourrir et élever son fils, son désespoir, lorsque celui-ci est fusillé pour avoir agressé un supérieur. Elle décrit de son point de vue presque naïf son amour maternel, ses humiliations, son honneur perdu, sa quête pour assurer à son fils un mariage posthume avec une vierge récemment décédée afin de rétablir l’ordre selon les croyances shamaniques.
Nul besoin d’être coréanologue pour apprécier ce récit et sa traduction scénique. On les reçoit à la fois comme pierre précieuse exotique et comme coup de canif au cœur. On admire l’art inné de la conteuse tout comme la virtuosité dramaturgique et poétique de l‘auteur. Ce récit pathétique est incarné par une actrice capable de produire des émotions viscérales tout en en contrôlant parfaitement son expression faciale et gestuelle. Lorsque l’émotion se fait trop intense, la parole passe naturellement au chant du Pansori. L’actrice esquisse alors quelques mouvements dansés, accompagnée par les percussions minimalistes du Puk (tambour rond) et du Jing (petit gong) Elle se déplace d’un lieu à l’autre de la scène, avec une très sûre logique dramaturgique ; elle fait un très bel usage des objets : soleil ensanglanté au début et à la fin, troncs qui permettent de hisser des objets qui caractérisent sa vie à chaque moment ; cuve et puits pour évoquer la plongée sous-marine.
Plus encore que pour la dramaturgie européenne, les mots du texte dramatique de O Tai-Sok ne sont qu’un des éléments, certes important, du récit et de la fable. La difficulté pour le spectateur occidental est de s’adapter à la lenteur du tempo, de coordonner les rythmes visuels, gestuels et auditifs, tout en lisant les surtitres !
La traduction théâtrale assure généralement assez bien le transfert de la construction dramatique d’une langue à l’autre, mais il lui est beaucoup plus difficile de rendre la textualité (la facture rythmique et poétique) du texte-source surtout si celui-ci use de métaphores et d’images propres à sa culture d’origine. La lecture des pièces en traduction se heurte toujours à cet obstacle concret du niveau de style, de la tonalité, de l’affectivité de la langue. Les traducteurs Han, Yu-Mi et Hervé Péjaudier rendent bien le texte dans sa simplicité et sa fluidité, restituant au personnage sa candeur et son aliénation. Comme pour Sous l’œil d’ Œdipe, texte original mais pastichant parfois les traductions du théâtre classique grec, la traduction de La Mère est écrite dans un français littéraire, normé, neutralisé. De temps en temps, des formules contemporaines ou des expressions argotiques qui sortent de la narration neutre, produisent un effet de modernité et de vulgarité[[Quelques exemples de ces expressions qui « jurent » avec le reste du monologue : « dégoter une vierge morte » ; « un truc trop moche » ; « Barre-toi, l’ingrate » . L’allusion aux dieux latins Mars et Jupiter surprend un peu dans la bouche de la paysanne coréenne…]]. Difficile de dire si le texte de O présente les mêmes décrochages stylistiques, s’il contient des expressions argotiques et de quel niveau ; toujours est-il que l’auditeur, et plus encore le spectateur de la mise en scène, est surpris des ruptures, des changements de registre. Il se demande si la mise en scène a trop occulté ces saillies de la langue vulgaire. Inversement, il s’étonne des quelques jeux de scène qui sortent du système général. Ainsi la mère suggère une sorte d’autopénétration avec un bâton pour signifier la manière dont elle est traitée par les hommes à qui elle demande secours. Ou bien lorsque le personnage apparaît in fine allongé sur le dos, la tête vers le public, les jambes écartées, cette image ultime nuit à l’impression d’ensemble, la contredit inexplicablement. Aurions-nous à ce point compris de travers et la pièce et son style de jeu ?
Y aurait-il un sens à se demander si ce type de représentation s’inscrit dans la dichotomie dramatique/postdramatique ? Ne vaudrait-il pas mieux comparer la façon dont dans chaque culture s’établissent les frontières et les interférences entre chant/parole/musique /percussions /mouvement /silence, et ainsi constater que les catégorisations ne coïncident pas nécessairement d’un univers culturel et artistique à l’autre.

Hervé-Gil et Wittorski : Fleurs de cimetières
Le dernier exemple de notre corpus est le plus physique ; c’est aussi, s’il faut parler net, celui qui nous a paru le plus abouti et nous a le plus touché, malgré la modestie de la production et l’absence de prétention du propos. Fleurs de cimetière et autres sornettes se définit comme de la danse-théâtre. Ce n’est pas, au sens de Pina Bausch, une danse théâtralisée, usant du mouvement autant que de la figuration narrative et dramatique, c’est un texte dit par une narratrice en regard et en contrepoint d’une chorégraphie utilisant diverses musiques et chansons.
Dans un coin de l’espace vide, six danseuses d’âge moyen attendent sur des chaises. L’une d’entre elles veut parler, mais la parole lui est refusée. Elle persiste cependant à vouloir s’exprimer, prend le public à témoin, lui livre ses vues humoristiques sur le vieillissement et la différence entre les femmes et les « zoms’ ». Ainsi retrouve-t-elle, pour ainsi dire, sa voix et celles des femmes dont les évolutions chorégraphiques, simples mais très délicates et subtiles, sont un vivant démenti au pessimisme du propos sur le vieil âge et ses « fleurs de cimetière », ces tâches brunes qui apparaissent sur nos mains vieillissantes. Car nous sommes tous concernés par cette réflexion et par la question du regard de l’autre et de nous-mêmes sur le corps mortel en décrépitude. Nous sommes tous des vieux en puissance : autant donc apprendre à danser avant qu’il ne soit trop tard.
Le dispositif de la parole et de la danse fait le charme et l’originalité de cette pochade. La danse n’illustre pas, ne redouble pas ce que dit le texte, elle se situe dans sa marge, elle prend souvent le contre-pied ironique de la narratrice qui se plaint des outrages du temps chez les femmes en particulier. Cette narratrice, celle que les autres, plus jeunes peut-être, veulent faire taire, s’adresse à un « tu », elle-même ou chacun de nous, pour l’avertir des ravages du temps et du jeunisme. Elle semble avoir perdu son moi, sa faculté de dire « je », qu’elle retrouve in extremis avec la parole, le goût de vivre et de partir , quelle que soit l’ambiguïté du mot :

— Moi, voulais autre chose ; comme tout le monde.

— L’ai déjà raconté, il y a longtemps…

— Partir, pas être dans le Gros Bazar du Grand Tout de la Soupe pour vieillards.

— Quelqu’un comprend ce que je dis ? Partir, partir, vivre, tout vivre !

— Peux parler maintenant ?
Dans ce qui pouvait sembler au début un discours alzheimérien, un moi s’est reconstitué, une joie de résister, de vivre, et de donc de danser, s’est manifestée, une énonciation textuelle s’est imposée. La réception de ce poème-danse est double : musico-motionnelle (perception des corps dansants) et discursivo-notionnelle (compréhension du texte poétique) . L’écriture trouve le ton, la danse la tonalité. Les mots arrachés au silence, à l’indifférence, au corps déficient atteignent leur but, dans la fiction de la femme autorisée à parler, à bouger et à réagir, comme en chacun des spectateurs.
Le texte de Wittorski est rythmé autant par la narratrice, ses réactions, ses piques dévastatrices, sa progression vers la lucidité que par les figures chorégraphiques. Sur une scène, le texte est toujours ailleurs : dans l’agencement du texte et du corps, de l’énoncé et de l’énonciation, du dit et du non-dit. Ce qui est verbalisé ne prend ici son sens qu’en fonction de la présence dansée, de la fable d’ensemble. Et, inversement, le groupe des danseuses, capable d’accueillir en son sein chacune avec solidarité et sécurité, contredit implicitement le tableau catastrophiste de la dame déprimée. Jusqu’à ce que le discours et la pratique de la danse se rejoignent dans un geste de communauté et de réconciliation.
Le texte est d’autant plus discret qu’il se met au service des actions dansées, il se donne d’abord comme la réflexion d’une vieille femme que les autres n’ont pas envie d’écouter. Il se révèle vite pourtant subversif : la femme ne se laisse pas abattre, elle se reconstruit[[ « Faut que construise un peu. Vous allez voir ».]], trouve ou retrouve ses mots et sa manière de résister. Le texte creuse donc en lui-même, il choisit un argument : les hommes vieillissent mieux que les femmes, du moins en apparence, puis il avance l’idée reçue que le mieux serait de se fondre dans le Grand Tout, et que « pour le grand tout, c’est un zom’ qu’il faut être ». Ce principe de l’universalité de la condition humaine, invention masculine s’il en est, n’est pourtant qu’une Grande Soupe de la normalité. La narratrice refuse à présent de la boire, ce qui lui vaut les foudres des autres femmes, celles qui continuent à marcher, à danser, mais n’ont pas la parole, celles du groupe dansant. Reste que la peau se plisse et se tache avec les ans, mais que les « zom’ » s’en sortent mieux que les femmes, du moins dans le regard de l’autre, car « c’est quand ils ont la peau lisse qu’on ne les regarde pas. Nous le regard, c’est ‘encore’, et eux, le regard, c’est ‘enfin’ ». Reste donc à la femme à « assumer » ou bien à « partir », si elle ne veut « pas être dans le Gros Bazar du Grand Tout de la Soupe pour vieillards ». Vivre ou se suicider, telle semble être l’alternative, somme toute logique. Le texte n’amène ces arguments (explosifs et encore tabous dans notre société occidentale) que subrepticement, en douceur, selon la logique et la verbalisation de celle qu’on voulait réduire au silence. Il colle parfaitement au monologue intérieur « extériorisé » dès lors que la femme vieillissante « peut parler maintenant ? ».
Conclusions (peu) générales
On évitera de conclure, en tout cas de généraliser à partir de ce corpus réduit et donc peu représentatif. Il y aurait peu de sens à chercher des thèmes communs, des obsessions du moment, encore moins à se concentrer sur une langue ou un pays, puisque tout finit par se traduire et donc par se savoir.
Tout au plus risquera-t-on cette observation : nos auteurs et nos metteurs en scène semblent prendre ou reprendre goût au récit, au plaisir de raconter. Ce retour de la fable (notamment chez Mouawad, Lauwers, Jouanneau) s’accompagne tout naturellement d’une re-dramatisation, d’une re-figuration, d’une re-caractérisation des personnages. Ce retour de la représentation, au sens philosophique de Darstellung, après cette « Entzug der Darstellung[[ Thies Lehmann, op.cit.]] » (retrait de la représentation) du théâtre post-moderne, est partout sensible dans les spectacles étudiés et dans bien d’autres. S’agit-il pour autant d’une restauration de l’ordre ancien, à savoir : de l’ordre moderne après les expériences postmodernes ? « Le texte qui n’est plus dramatique[[Pour reprendre le titre du livre de Gerda Poschmann, Der nicht mehr dramatische Text, Narr Verlag, 1997.]] » des années 1990 s’effacerait-il devant « le texte de nouveau dramatique » de ce début de siècle ? On hésitera à l’affirmer. Cette restauration reste en effet limitée, elle ne concerne au fond que des genres qui n’ont jamais vraiment évolué comme la pièce de boulevard ou la comédie légère (Lodge), la réécriture de mythes, le monologue (O, Tai-Sok) ou le théâtre se voulant engagé et critique (Warlikowski), lesquels genres ont besoin de règles claires, d’actions immédiatement lisibles, d’une écriture linéaire. Cette restauration est donc limitée, elle n’a pas réussi à véritablement inventer, comme les deux Robert (Wilson et Lepage), une manière à la fois légère et sophistiquée de raconter par l’image et le texte. Leurs grandes cosmogonies ne convainquent guère : trop lourdes (Jouanneau), répétitives et empruntées (Mouawad), systématiques et simplistes (Warlikowski). Ces trois derniers auteurs-metteurs en scène, produisent des textes et une esthétique scénique néo-classiques, ce qui est tout le contraire d’une innovation formelle, d’un véritable renouveau de la dramaturgie dans sa forme ou dans son contenu.
C’est probablement ce qui explique leur manière tragique, anachronique, apolitique, de parler de la guerre (Mouawad, Jouanneau, Warlikowski, Lauwers et Visky), aux antipodes d’une approche politique, socio-économique et véritablement critique (celle des années 1960, par exemple). Certes, la guerre chez eux est omniprésente, mais elle est toujours réfléchie dans la conscience malheureuse d’une personne, en général le protagoniste du récit. Pour l’auteur franco-libano-québecois, guerre et solitude individuelle se recoupent dans une vision existentielle, personnelle, tragique de la guerre vécue comme une inévitable calamité. A la manière d’un Laurent Gaudé[[ Par exemple dans Pluie de cendres, Actes-Sud Papier, 2001.]] Mouawad parle de manière plaintive du monde, ou plutôt de notre perception du monde, mais il ne propose pas la moindre lecture politique. Seul Warlikowski s’efforce de façon plus directement politique et polémique de parler de la Pologne et de l’Europe, de revenir sur la question de la culpabilité face à la shoah : un beau travail formel mais aux résultats incertains quant à leur message politique.
Le renouveau formel vient peut-être en priorité des petites formes, des structures plus modestes, des expériences atypiques. Que ces expériences soient fortement poétiques, post-beckettiennes, condensées comme dans Naître à jamais, ou ironiques en regard des corps dansants comme dans Fleurs de cimetière, ou bien encore fondues dans le mouvement dansé et chanté comme dans La Mère, elles ont en commun un léger, un imperceptible déplacement du texte et de sa stratégie. Dans les deux premiers cas, texte et mise en scène se nourrissent réciproquement, sans tomber dans l’illustration redondante (comme chez Jouanneau, ou Warlikowski). Pour La Mère, le texte se dissout dans les affects et les vibrations du corps et de l’image sonore et rythmique.
Ces exemples avignonnais nous aideront-ils à resituer les derniers développements du dramatique et du postdramatique ? C’est peu probable ! Ni pour en confirmer ni pour en infirmer la pertinence. Ils nous suggèrent en tout cas que toutes les nuances du théâtre pré-, archi- ou post-dramatique sont dans la nature, telles des fleurs, magnifiques ou vénéneuses peu importe, qu’il vaudrait mieux admirer de loin plutôt que cueillir pour les mettre en pot.

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David Bobée : Gilles / Traversées https://www.insense-scenes.net/article/david-bobee-gilles-traversees/ Tue, 03 Nov 2009 19:38:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=821

Il y a un an, en Septembre 2008, à Roubaix, David Bobée menait un stage avec les acteurs de L’Oiseau-Mouche. Ce stage se terminait par une présentation dans le studio de la compagnie nordiste. Un studio comme un grand grenier, tout en bois avec la quinzaine d’acteurs qui traversent l’univers de la compagnie Rictus. Dans cette présentation, les acteurs, avec l’innocence et la fébrilité d’un premier pas nous proposaient un cabaret décousu et déjà plein d’humanité. Un premier pas qui devait conduire quatre acteurs de L’Oiseau-Mouche et la compagnie Rictus à construire « Gilles » au Théâtre du Peuple de Bussang. Un spectacle construit comme un cabaret mélancolique et joyeux autour de la figure d’un homme.
En retraçant l’histoire de cet homme, Gilles, touche à tout, jamais bien nulle part, clown dans l’âme, David Bobée revient sur dix ans de travail. Il emprunte à « Toute la vie » de Pascal Rambert[[Pascal Rambert : metteur en scène et directeur du Théâtre de Gennevilliers, centre dramatique national de création contemporaine. David Bobée a joué comme acteur dans Paradis, After/Before, Pan et Toute la vie mis en scène par Pascal Rambert]] le récit d’un personnage de A à Z, retrouvant par là même la dramaturgie de N13 issue des « Laboratoires d’imaginaire social[[Les Laboratoires d’imaginaire social: Le Centre dramatique de Caen a répondu en 2003 à la proposition de trois compagnies l’Astrakan, CHanTier21THéâTre et Rictus de collaborer pour donner des formes théâtrales à une réflexion d’ordre politique. Le Laboratoire d’imaginaire social était né. En mai 2004, N13 était le cinquième « Labo » depuis février 2003. Le Laboratoire d’imaginaire social de Caen est constitué d’une vingtaine d’artistes emmenés par Médéric Legros, Antonin Ménard et David Bobée respectivement metteur en scène des trois compagnies. ]] », se ressource à ses derniers spectacles « Petit frère », ou « Cannibale », et revient sur le travail choral de Lacascade. Ces liens avec les dix ans écoulés sont d’autant d’amicaux clins d’œil et pourtant la dramaturgie du spectacle résiste à l’accumulation de ces références. Le spectacle affranchi de tout cela donne le récit simple d’un vieil homme en fin de route ou au bout de la forêt.
Durant tout le mois d’août 2009, la Compagnie Rictus présentait « Gilles » au Théâtre du peuple de Bussang. C’est dans un cadre tout en bois, un vaste grenier de près de 900 places que se déroulaient les représentations. En cette fin août, dans les montagnes vosgiennes, le public est venu nombreux et de tous les horizons pour découvrir le spectacle. Un travail populaire et humble où l’enjeu est de raconter l’histoire d’un homme : Gilles. C’est un retour sur son parcours mené par un narrateur ni complaisant ni complice qui tente de comprendre avec ironie et malice les choix qui ont guidé sa vie. Dans ce travail, David Bobée montre sa capacité à s’adapter à un espace et à lui donner une dimension poétique. En effet, ce théâtre est réputé pour son mur de fond de scène qui s’ouvre sur la forêt vosgienne. C’est une contrainte pour les équipes qui jouent dans ce théâtre d’utiliser cette particularité. Ce qui rend la singularité de ce travail, c’est qu’en ouvrant le mur du fond, la Cie Rictus a donné à cette réalité concrète : la forêt, une dimension de décors. Faisant ainsi du réel, une sorte de paysage en carton pâte, donnant une dimension onirique à cet espace. Cette dimension est renforcée par diverses apparitions : un ours en peluche géant, un jeune couple angélique et pour finir l’image extrêmement fine et cinématographique d’un enterrement.
C’est d’ailleurs la dimension cinématographique qui est soignée dans ce spectacle. L’image y est très présente et le travail de lumière de Stéphane Babi Aubert y est remarquable. C’est impressionnant de se rendre compte qu’en n’utilisant pas la vidéo comme support à la scène cela renforce les images scéniques. Elles peuvent s’y exprimer complètement sans être « polluées » par l’image vidéo. C’est le cas d’une des premières images où le narrateur « Éric Fouchet » et Gilles « Gilles Defacques » sont assis sur le capot d’une voiture échouée sur le plateau, éclairés par un réverbère. C’est dans cette simplicité que s’inscrit ces images cinématographiques. Une simplicité qui induit une image et appelle l’imaginaire.
Dans ce cabaret, nous voyons la succession de numéros comme les bribes de la vie de cet homme. Ce sont ces séquences qui nous racontent son histoire simplement et bêtement humaine. On s’attache à Gilles dans les différentes facettes de sa vie mais surtout dans ce quelle a de plus commun, de moins extraordinaire.
David Bobée réussit son pari en racontant l’histoire d’un homme qui a toujours envie de fuir en mettant un point d’honneur à fuir lui-même le destin tragique de son personnage. Ce sont ces tableaux successifs qui permettent de ne jamais s’attarder sur le pathos d’une situation. Avec Gilles, David Bobée raconte l’itinéraire d’une traversée retraçant par là-même son histoire théâtrale.
Texte Cédric Orain, mise en scène David Bobée, avec Gilles Defacque, Tanguy Simonneaux, David Amelot, Pierre Cartonnet, Elza Davidson, Clément Delliaux, Eric Fouchet, Stéphane Hainaut, Caroline Leman / Création lumière Stéphane Babi Aubert, création son Jean-Noël Françoise, régie générale Thomas Turpin, construction et conception du décor Salem Ben Belkacem Ateliers Akelnom

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Nördik épate par faits et flux électriques https://www.insense-scenes.net/article/nordik-epate-par-faits-et-flux-electriques/ Sat, 31 Oct 2009 19:39:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=822 Du 20 au 24 octobre, un peu plus tôt qu’à l’habitude, s’est tenue à Caen la onzième édition du festival de musique électronique Nördik Impakt, temps très fort de la saison musicale de la plus active salle des musiques actuelles de la Région, le Cargö.
Le menu était alléchant, témoignant de la cohérence de la démarche qui anime la dynamique épuipe du Cargö. Le festival témoigne de la diversité de la création électronique actuelle, en invitant à Caen quelques uns des représentants les plus importants du genre. Aussi la fin de semaine, les vendredi et samedi, donnaient tout leur sens au mot festival : l’affiche était insensée, les lieux adaptés à la belle ambition, Zenith et Palais des Congrès réunis pour deux fois trois scènes simultanées. Mais on n’appréciera pas seulement la générosité du geste en flattant son ambition ; il faut voir le détail, la communication soignée, l’organisation idoine, mais encore la rigueur de la programmation, qui savait faire résonner les genres entre eux et mêler stars confirmées et excentriques en devenir.
Mais ce n’est pas assez dire encore, car ce serait oublier la semaine. À partir de ce point noir et chaud, la musique électronique et la fête qu’elle a su faire revenir dans les villes, sa capacité a accueillir des expériences multiples et hétérogènes, ce goût pour la danse des corps qu’elle entretient, Nördik brode les marges et déploie ses réseaux. C’est que ce festival porte autant d’attention à ceux qui font cette musique qu’à ceux qui l’écoutent. Ainsi, côté public, Nördik ouvre et informe, en multipliant les formats de ses présentations : set inattendu de Sébastien Schuller dans le cloître de l’Hôtel de Ville, intervention de Chapelier Fou à l’ESAM, documentaires sur la musique concrète et l’un de ses pères, invité du festival, le génial et quadragénaire Pierre Henry, diffusé au Musée des Beaux-Arts par Transat Vidéo, et incontournables before dans les cafés caennais, par exemple – la plupart en entrée libre. Côté artistes, il faut voir comment se mêlaient pères fondateurs, avec le concert exceptionnel de Pierre Henry, jeunes recrues, une soirée confiée au label normand Ekelktik Records, et démarches exploratoires et marginales, Gravenhust ou Chapelier Fou à la MDE et à l’ESAM, Gablé à la prison de Caen – sans oublier deux ateliers et formations (et les concerts en appartement enfin). Le programme était complet, structuré, cohérent. Les portes, grandes ouvertes.
Ainsi le festival s’ouvrit sur une invitation à Pierre Henry, précurseur de la musique électronique actuelle, faisant le lien entre la musique concrète d’un Pierre Schaeffer ou la prise en compte de toutes les dimensions d’un son explorée par le pionnier Varèse, avec les générations des bidouilleurs électrisés actuels. Père de l’acousmatique, cette musique pour laquelle l’interprète diffuse des sons préalablement enregistrés et mixés à travers un dispositif de haut-parleurs pouvant aller de deux à plusieurs centaines selon les lieux et les œuvres, Pierre Henry fut connu du grand public avec sa Messe pour le temps présent composée en 1968 pour le chorégraphe Maurice Béjart. Mais ce jerk génial ne doit pas faire oublier la variété de ses recherches. À Caen, il avait promis son Apocalypse de Jean, pour ce concert donné en l’église baroque de la Gloriette. Il changea le programme pour diffuser Histoires Naturelles (1997) puisPierres Réfléchies (1982), deux pièces témoignant de l’ampleur de son répertoire. Composées l’une et l’autre en une série de séquences, Histoires Naturelles, la plus conceptuelle des deux, procède par série chorale prises dans un cycle finissant par se confondre. Jouant sur la symétrie de l’espace autant que son volume, elle multiplie les oppositions, passant de sons naturels (grillons) à des enregistrements plus industriels (bombardements), l’alternance menant à une relative confusion faisant douter finalement jusqu’à la nature des sons entendus, confondant les rythmes et les fréquences à l’image d’un cycle dégénérant contemplation/contradiction, repos/oppositions, qu’elle semblait suggérer, jusqu’à ce qu’un sourd tonnerre n’explose juste devant l’ange victorieux de l’autel – explosion finale ou prémonitoire. Pierre réfléchies, plus électronique, plus contemplative aussi, alterne des moments, sans lien apparent entre eux, comme des zooms sonores sur des matières ou des objets inexistants et virtuels, comme les ondes de pierres habitant un monde en devenir. Plus poétique, la pièce était jouait aussi sur une stéréo moins spectaculaire et plus complexe, laissant percevoir la variété des tonalités et la richesse du spectre sonore du compositeur. Ce dernier conclut le concert en diffusant une piste de saMesse célébrée à plein volume, ses basses profondes rejouant l’antique refrain sourd de l’orgue baroque, faisant entendre, s’il l’avait fallu, combien ses compositions forment une sorte de nœud entre l’histoire de la musique savante et les tempi électroniques modernes.
Le lendemain, rendez-vous était pris dans un lieu inattendu, le parking souterrain du château, devenu pour l’occasion une charmante cave berlinoise post-industrielle, pour une soirée confiée au label normand Eklektik Records. Dans une ambiance idoine, béton et plafond bas, on y découvrit notamment Dorian Concept, tout jeune homme autrichien adepte d’un breakbeat aussi adroit qu’audacieux, aux samples léchés et aux tessitures inouïes. On appréciait autant son adresse virtuose à dérégler les horloges du genre que sa science qu’on dirait innée de la composition et le soin qu’il met au grains de ses sons. Fulgeance le bas-normand suivait, malaxant l’autre ordre des fréquences, et montrait qu’il savait aussi bien déjouer ses références que broyer les ondes maladives des infrabasses. Nördik Impakt montrait avec cette soirée et la suivante, au Cargö, comme un revers de médaille de la première, que la musique électronique n’a pas vécue – elle sait aussi bien se renouveler que découvrir encore d’autres espaces toujours sauvages. Si le flux électrique est bien à l’image du flux nerveux, le corps de cet art est encore jeune et n’a rien du gâteux en conserve que les radios et une industrie moribonde font claudiquer en boucle. Au Cargö le jeudi, le concert de Gablé, coproduit avec les Transmusicales, charma autant pas sa générosité que par le sens musical inattendu du collectif et de son dispositif hétéroclite, et bien des oreilles vont tarder à s’en remettre.
Nördik Impakt, qui laisse la place à présent aux Boréales à venir, s’est inscrit plus que jamais comme un événement majeur de la rentrée culturelle régionale par sa programmation aussi rigoureuse qu’explosive.

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Les Orphelines trouvent refuge au Préau https://www.insense-scenes.net/article/les-orphelines-trouvent-refuge-au-preau/ Mon, 19 Oct 2009 18:59:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=823

Le Centre Dramatique de Vire est devenu un préau, c’est-à-dire un lieu où l’on s’abrite, là où les enfants jouent quand il pleut.Ça tombe bien, il pleut souvent en Basse-Normandie. Le préau est aussi un petit pré, mais celui dirigé par Pauline Sales et Vincent Garanger n’a rien d’un pré carré, il a plutôt à voir avec un champ ouvert où se croisent l’amateur de rave-party et le paysan du coin, le promeneur champêtre et le virois curieux. En plein bocage, on doit l’émergence de cet openfield et cette levée de barrières au duo, disons-le, au couple audacieux qui n’a pas usurpé sa nomination à la tête d’un établissement qui redevient un centre de foisonnement artistique. Acte 1 : Les orphelines de Marion Aubert.
Arrivé en avance, je m’installe dans le hall d’accueil. L’austérité d’antan a laissé place à un aménagement soigné et chaleureux, des pupitres d’écoliers côtoient des chaises de bar à l’effigie des auteurs accueillis cette année. On rivaliserait presque avec les cabines de plage de Deauville, mais les Eastwood, Newman et consorts sont ici des Melquiot, Aubert et autres auteurs contemporains qui traversent cette saison. La comparaison s’arrête là. Le préau n’a rien à envier à Deauville, les planches sont celles foulées par le public et les artistes invités par Sales et Garanger faisant écho à une ligne esthétique aussi fine qu’exigeante.
Les premières personnes arrivent, le directeur posté à l’entrée salue un à un les spectateurs. L’élan de convivialité se prolonge par l’invitation à un goûter après le spectacle. Il s’agit effectivement d’un spectacle dit « jeune » public. Les enfants ont entre 7 et 12 ans, les parents un peu plus… Petite jauge, la chose devrait être intime, la scène a des allures de théâtre antique dans un ingénieux dispositif radio-hémi-concentrique, autrement dit, vous êtes encerclé à 180 degrés. Noir, le silence s’installe en une écoute attentionnée et il ne quittera pas la jeune assistance, sauf à laisser s’échapper des rires et des frissons que l’on devine.
Soyons méthodiques et faisons ce qu’il ne faut surtout pas faire, soit une analyse pseudo-didactique qui viserait à extraire et isoler des éléments qui prennent tout leur sens dans l’interaction des matériaux vivants qui l’environnent.
Le texte : ciselé, puissant, profondément drôle et creusé dans une langue qui emprunte au conte traditionnel ses poncifs pour mieux les tordre. Marion Aubert développe une ironie lucide grinçante et attachante. Une écriture qui ausculte la question de la mort en déjouant les attendus cul-cul du genre dit « jeune public ». De la verve donc et les enfants ne s’y trompent pas, au royaume du zizi, la zezette est reine ! Du plan drague sur le scooter aux envolées lyriques de Violaine, celle qui recueille les petites filles dont personne ne veut, cette écriture nous entraîne sans perdre de souffle de l’adresse directe, à la fable poétique et politique. Jouant des « dit-il », « dit-elle », « m’a dit », l’auteur multiplie les dialogues, vrais ou faux comme autant de prétextes à éreinter les clichés misogynes, le travail forcé sans avoir l’air d’y toucher, vu que de toute façon, dans le monde de Violaine tu peux faire ce que tu veux, battre ta fille, lui arracher la tête, lui crever les yeux, j’en passe et des pires.
A la liberté du texte répond une mise en scène alternative épurée où les manipulateurs manipulent à vue avec une double maîtrise technique, celle de l’objet, en l’occurrence une marionnette conduite par un binôme précis, et celle du jeu dit « d’acteur ». Le sens du rythme et de l’espace ne font pas défaut à l’inventif Johanny Bert qui articule pertinemment les différents tableaux alimentant l’enquête du personnage principal. Le rapport développé entre les mots de Marion Aubert et les images produites fait jaillir un éclairage sensible sans jamais céder à l’illustration facile.
L’interprétation ? Eh bien ça joue et ça joue plutôt bien, où plutôt juste. C’est réjouissant, Anthony Poupard s’amuse, tout simplement, de façon vive avec ce qu’il faut de modulation. Il gagnerait sans doute à en faire un peu moins, mais ne boudons pas son plaisir. L’économie développée par un tonitruant Thomas Gornet est stimulante et sa relation avec une Aurélie Eudeline vociférante (parfois un peu trop) est parfaitement ajustée.
Des réserves ? Parce qu’il en faut ? Pas de quoi remettre en question ce travail profond d’une très grande tenue. Il s’agissait là de la toute première représentation, alors on imagine qu’un plus grand soin sera apporté aux lumières inégales par endroits, que la chute n’est pas encore réglée tant dans la dernière prise de parole vite et mal expédiée ou encore cette main balbutiante qui n’atteint pas la dimension onirique escomptée. Des détails sur lesquels on n’a pas envie de s’attarder car cette création devrait trouver un réel écho sensible chez les (jeunes) spectateurs qui croiseront cette équipe.
Quant à l’openfield que l’on évoquait plus haut, cette tentative est emblématique de la nouvelle politique en place au CDR de Vire : deux comédiens du cru assurant une permanence artistique sur le territoire bas-normand, une commande faite à un auteur contemporain et l’association d’un jeune metteur en scène auvergnat. Premier pari réussi. La programmation 2009 – 2010 laisse présager de nombreuses autres révélations.

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Nioques n°5 | Nostra Sabine Tamisia https://www.insense-scenes.net/article/nioques-n5-nostra-sabine-tamisia/ Fri, 16 Oct 2009 19:00:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=825 Parution du numéro 5 de la revue Nioques

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Nioques, publié avec le concours du Centre National du Livre et le soutien de la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur, est une revue éditée par Le mot et le reste[[Editions le mot et le reste, BP34, 13244 Marseille Cedex 01. Jean-Marie Gleize en est le Directeur Littéraire. Le comité de rédaction se compose de Virginie Lalucq, Nathalie Quintane, Aliénor Rives, Patrick Sainton. Deux numéros par an sont disponibles.]]. La publication interrompue, le numéro 5 est aujourd’hui disponible. On y retrouve Charles Bernstein, Rémi Marie, Ulf Karl Olov Nilsson, Joé Baqué, la traduction de Stangulation Blues faite par Sylvain Courtoux, Guillaume Fayard… Et le texte de Sabine Tamisier Casa Nostra. Autant d’auteurs qui sont liés à l’écriture, à une pratique sonore, à un geste d’écrivant.
Une revue… Nioques
« Nioques est l’écriture phonétique (comme on pourrait dire iniorant) de gnoque. Mot forgé par moi à partir de la racine grecque signifiant connaissance, et pour ne pas reprendre gnossienne de Satie ni la connaissance (de l’Est) de Claudel » rappelle l’exergue de la revue en citant Francis Ponge.
Exergue dans le prolongement duquel les maîtres d’œuvre de ce nouveau numéro affirment une posture, un engagement éditorial, un parti pris. Je cite : « Nous proposons Nioques. La révolution c’est le style. Nioques signifie que la poésie n’est pas une solution, que la poésie n’est pas ce que nous croyons, que la poésie n’a pas encore de nom, ou n’a et n’aura que des noms impropres. « Nioques » est donc un mot emprunté à Ponge, un de ces savants de l’extrême ignorance, comme l’était Rimbaud, ou Duchamp, ou Cage […] pour présenter et défendre, encore et encore, ces proses particulières, ces proses en proses dont les formes sont à inventer : objets spécifiques, dispositifs ou installations, verbales ou partiellement verbales, précisément peu ou pas identifiables. “Le problème est bien l’action commune d’individus libres, liés seulement par et pour cette liberté créatrice réelle” ».
Nioques est donc une revue…Une revue qui, dans la tradition idéologique des revues, est un terrain d’aventures où se dessine une dramaturgie de la pensée, un territoire en construction où la forme brève côtoie le texte plus long. Où la traduction s’inquiète de trouver de nouvelles sensations. Où la typographie, les graisses d’encre, le papier et son tramé, son grammage, la disposition des signes sur la page sont autant d’indices d’une intention. Où parfois, encore, on trouve un poème théâtral comme celui que livre Sabine Tamisier.
La petite voix…
C’est une voix douce qui ne cherche pas la hauteur et qui, se plaçant volontairement dans un timbre fragile, obligerait que la parole (le dialogue) se tienne à une écoute qui n’impose plus les écarts de voix. Cette voix, c’est celle de Sabine Tamisier que l’on croise, parce qu’elle y travaille, à Montévidéo[[Née en 1973, Sabine Tamisier est attachée au centre de ressources de Montévidéo à Marseille (centre de créations contemporaines, théâtre, musique, écriture). Crée en février 2008, plusieurs lectures publiques de Casa Nostra ont été données en bibliothèques, au Théâtre du Petit Matin à Marseille, au Centre Pénientiaire du Pontet, au Théâtre de Cavaillon-Scène Nationale et à Montévidéo.]]. C’est là qu’elle s’occupe, entre autres, d’accueillir les chercheurs et les étudiants qui viennent enquêter sur les œuvres, les archives, les livres, les vidéos déposés dans le centre de ressources. C’est elle, aussi, qui accompagne les auteurs en résidence, qui leur ouvre la porte, qui les conforte dans un silence qu’elle protège. Et on devrait soupçonner dans ce phrasé qu’il y a là quelqu’un, une personne qui entretient au langage un lien ténu. On devrait entendre, dans cette petite voix douce et attentive, que celle qui parle là, devant vous, qui vous parle, tient tête au langage des dominants. Peut-être qu’on devrait comprendre que parlant doucement, prenant le temps de vous écouter, Sabine Tamisier parle comme elle pense son rapport au langage. « Parle » peut-être d’une certaine manière comme elle écrit, écrira, a écrit.
Et sans doute, alors qu’elle exerce une caresse sur ce langage, dans la vie, dans le quotidien… sans doute devrait-on apprendre que la parole peut s’exposer en développant, en créant, en aménageant (y compris dans le quotidien), des espaces où elle fonctionne sous d’autres modalités que celles, habituelles, où le langue est un outil, un moyen…de pression, parfois d’oppression, parfois d’agression.
Et l’on ne soupçonne pas que Sabine Tamisier, derrière « son » bureau, qui jouxte la table de travail à laquelle sont installés les auteurs, est elle-même un auteur. L’auteur de Casa Nostra publié dans Nioques.
Cosa Nostra…
« Tu seras au Théâtre Antoine Vitez, à Aix, vendredi soir, le 16 octobre ? » demande Sabine Tamisier d’une voix dont on ne sait si c’est une crainte ou une invitation.
L’histoire a commencé comme ça. Par une question qui appela une réponse qui disait l’impossibilité d’être à Aix, ce soir là. L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais le début de cette histoire commence juste après. Au moment où à l’impossibilité de voir Sabine Tamisier sur un plateau dire son texte a été remplacée par le texte qui figure dans Nioques. C’est là que commence vraiment l’histoire. Ça commence là, avec un texte, pas très long, quelques pages seulement, qui vous happent immédiatement. Car immédiatement, il y a dans ce texte quelque chose de reconnaissable, d’identifiable, de singulier. Il y a une masse de signes qui se joue de leurs attaches à un code unique. Précisément, le monde des signes qui sert à écrire se trouve ici brassé, mêlé, entremêlé. La ponctuation, la calligraphie, le lexique… Tout est mélangé. Et de tous les signes qui se trouvent à vue dans l’écriture, il y a le slash (/). Cette barre oblique, ce signe un peu mathématique, aujourd’hui informatique. Ici, dans sa fréquence, dans sa récurrence, dans sa multiplicité d’emploi… on pressent qu’il a gagné une autre valeur. Et lui cherchant cette valeur, on finit par lui trouver des effets. C’est le signe, tout d’abord, que l’on trouve dans les adresses internet. C’est, ce sera donc le signe de l’adresse. Casa Nostra, c’est peut-être ça. Quelque chose qui tourne autour de l’adresse. Et de préciser que cette « adresse » est non seulement celle qui prend la valeur, ici, d’un envoi à l’autre, d’une interpellation, d’un dialogue à venir, espéré, souhaité… Mais aussi une catégorie qui a à voir avec l’adroit. Avoir de l’adresse, c’est être adroit, habile, à l’aise. Le recours au slash, tout au long de ce texte sincèrement émouvant, c’est alors de montrer le manque d’adresse donc. Ce malaise, ce défaut d’habileté, ce manque de confiance aussi. Le Slash vient ainsi perturber les énoncés, les phrases, les idées. Le slash est un mur sur lequel se heurte la pensée, le dire, l’adresse. L’effet du slash révèle donc une souffrance. Tout le texte (et je ne parle pas de la fable) va ainsi déployer un réseau de signe qui montre la souffrance, une douleur, une certaine ironie dans la détresse. Le Slash pointe ça. Et comme à la torture, ne suffisant pas à mettre en évidence cette douleur, Sabine Tamisier lui ajoute un compagnon graphique et calligraphique. Elle joue sur la taille des polices, l’épaisseur des encres, le relief des mots dans la phrase. Et l’on comprend que de la majuscule ou de la minuscule, si l’emploi peut-être grammatical ; si l’usage peut-être orthographique, ici il aura à voir aussi avec l’énonciation. Cette manière que parler à d’être sonore. Et de regarder alors, tout au long de ce texte qu’on lit comme une épreuve, de regarder dis-je, ces mots qui montrent qu’ils se murmurent, qu’ils se chuchotent. Il y a ainsi des mots rentrés, des mots gênés, des mots d’excuses clandestins, peut-être des paroles intérieures, des mots jetés en aparté. Et à l’inverse, découvrant au détour d’une page des majuscules grasses, on entend l’élan, la course rapide, le coup de nerf et parfois curieusement, un cri. Ou du moins une forme de cri qui ressemble davantage à une envolé de timide, forcément maladroite, mais le plus souvent et en définitive sincère, vrai, authentique.
Voilà, l’histoire a commencé comme ça. Elle a commencé par se donner sous la forme de l’arrêt que produit un signe plus ou moins visible. Elle a commencé par du visuel. Elle a commencé par l’œil qui se trouve soudainement arrêté par une forme. Casa Nostra est ainsi, et selon le lecteur que nous sommes, une forme.
Et ce premier effet sera ensuite prolongé par la langue. Cette manière que l’auteur a d’additionner à ces ponctuations une pratique grammaticale singulière. Cette façon que Sabine Tamisier a de rompre la linéarité, à de briser l’enchaînement des mots, à de ruiner la mélodie des mots qui s’appellent les uns, les autres, à d’oublier l’ordre grammatical. Dans Casa Nostra, quelques rares phrases seulement arrivent à se dire « normalement ». Le plus souvent, les mots ont du mal à trouver leur place. Les mots s’inversent, sont mutilés, sont décalés. Et la lecture de ça, encore une fois, à moins de s’en étonner parce que la langue française serait intouchable, la lecture de ça, c’est encore de faire le portrait de celui qui parle. L’énoncé comme par un effet miroir révèle celui qui l’articule. Il faut alors, au pied de la lettre, confondant ce qui se dit avec celui qui le dit, reconnaître que celui qui parle n’a pas de place. Que sa place est fragile. Que sa place est indécise. Que sa place est nulle part. Et qu’en définitive ce texte montre peut-être quelqu’un qui cherche sa place. Sa place auprès des autres. Sa place à conserver. Sa place à investir.
Alors seulement, le lecteur de Casa Nostra en viendra ensuite à l’histoire, à la fable. Une histoire dont on ne peut dire s’il est celle d’une parole solitaire ou celle d’une parole intérieure devant un tiers, ou celle fantasmé d’une personne recluse. Et après tout peu importe, car si Sabine Tamisier entretient quelque chose d’indistinct, c’est peut-être que son écriture a valeur d’un témoignage qui vaut pour chacun d’entre nous. C’est peut-être que si l’on y pense un peu, un jour, on s’est parlé à soi-même. Un jour on s’est mis à bégayer. Un jour on a voulu parler à l’autre sans y arriver. Un jour, comme elle l’écrit on s’est jeté, dégonflé, amusé, épanoui, ridiculisé… Et ça fait dans le texte de pfff, des oouhps, des ouiiiiii qui viennent donner un son à des états mentaux, à des états sensibles.
La fable, elle, pourrait être ramenée à une histoire banale. Une femme, jeune, aimerait être aimée d’un type qui aime le foot. Et elle finira seule, après avoir rencontré ce footaddict. Elle aura tout fait, le porte bonheur, la pompomgirl compris… Elle aura tout enduré, tout sacrifié, jusqu’à l’image de soi qu’elle voit, de toute manière, comme un négatif. Et finalement, après les épisodes qui exposent la rencontre, la conquête, l’amour déçu et la solitude… Sabine Tamisier écriera/criera, fera crier à Héloïse : Mamam, maman, maman ?
Une fable banale, oui, terriblement humaine, où l’humiliation, la déception, le désir, le fantasme, la cruauté, l’humour aussi… viennent dans l’image de l’écriture et dans l’écriture à trouver un souffle rare. Ou comment Casa Nostra, pourrait être le cri que pourrait rallier tous les brutalisés. Casa Notra ou un texte de Sabine Tamisier, paru dans Nioques. A lire.

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Blanche Neige : la plus belle dansée… https://www.insense-scenes.net/article/blanche-neige-la-plus-belle-dansee/ Tue, 13 Oct 2009 19:02:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=826 —-
Spectacle créé en résidence au Grand Théâtre de Provence d’Aix, Blanche Neige d’Angelin Preljocaj, en un peu moins de deux heures, invite la poésie et le style sur le plateau. De Disney, il ne reste peut être plus que ce que la mémoire du spectateur en conserve. Et c’est résolument dans la modernité que ce conte dansé entre. Comme s’il était guidé par un vers de Walser : « Prends du mouvement, saute et cours ».
Souvenirs d’enfance et de plus tard…
La nuit s’affirme et la chaleur provençale demeure une caresse en cet automne. Un verre de coteau d’Aix en main, une cigarette dans l’autre, la tête dans les bambous qui cernent la terrasse du bar du Grand Théâtre de Provence qui jouxte la silhouette énorme du Pavillon Noir… je songe à Blanche Neige. J’ai vu celle de Barker qui n’était plus, me semble-t-il, qu’un prétexte. J’ai lu celle réécrite par Robert Walser. Mort une nuit de Noël 1956, alors interné à l’hôpital psychiatrique de Waldau, en Suisse, qui, lors d’une de ses promenades, tombe mort dans la neige. On dit qu’il était habillé d’un costume noir ébène et qu’un peu de sang coula le long de ses lèvres. Troublant… Il venait d’écrire sa version de Blanche-Neige. Chez lui, Blanche Neige, poème ou théâtre, se lit comme une enquête où l’on relève les non-dits. Influence sans doute de la Psychanalyse des contes de fée de Bettheleim qui nourrira ce « dramelet » comme l’écrivait Walser. Blanche Neige ou « l’une des œuvres les plus profondément significatives de la poésie récente » comme l’écrira Walter Benjamin, dès 1929.
Je rêve qu’une salle de cinéma programme, un jour, la Branca de Neve, toujours inédite en France, du réalisateur portugais Joào Cesar Monteiro, mort en 2003. Un film composé à partir de la Blanche Neige de Walser qui, pendant 75 minutes, présente une image noire, à peine éclairée par la projection de photogrammes (quatre ciels bleus et quatre images de Walser mort dans la neige) et les sous-titres. Film où s’entendent seulement les voix des cinq comédiens portugais. Expérience Régienne …
Et je me souviens encore de l’épisode Blanche Neige dans Turing-Machine de Jean-François Peyret[[Création à la MC93 de Bobigny en 1999. Précédée en 1993, par le metteur en scène d’une petit forme titrée « Le loup et les sept Blanche Neige ».]]. De la projection, au cours de la mise en scène, d’un extrait de Blanche Neige réalisé par Walt Disney. C’est à Cambridge, avec Wittgenstein, en 1937, que Turing découvre ce film qui le passionnait. Au point que son suicide reprendra le motif de la pomme empoisonnée.
Et, avouons-le encore, alors que je quitte le bar et m’offre une dernière lampée de ce rouge intense dans ce qui est maintenant une nuit noire, je songe aussi à cette Blanche Neige, vue enfant, dans un cinéma de bord de mer, pendant les grandes vacances. Je me rappelle ces hauts de joues rouges, ces rubans noirs sur ce tablier bleu, ces animaux qui s’occupaient si tendrement d’elle recueillie par des nains aux pifs énormes qui m’avaient amusé. Je me souviens de ces interminables chansons que les américains ont en affection et qui, de la Comédie musicale au moindre dessins animés, n’en finissent pas de revenir en boucle sous des semblants de modernité. Je me souviens de cette image artificielle où le bonheur final est la solution banale.
Et petit, déjà sale gosse, il se promet de dégommer les oiseaux qui chantent. De mettre les nains au travail pour qu’ils aient le visage terreux de mineurs rattrapés par la silicose. D’éviter de rencontrer une Blanche Neige parce que ça doit être invivable un corps sans pensée. Etc… Et plus tard, lisant Müller, le vilain môme sait pourquoi il n’aimait pas le cinéma de Disney qui appauvrit les mythes et les contes pour commercialiser des dramaturgies Fast Good.
La fabrique d’images
Du fond de scène, dans la pénombre, suivant une diagonale lumineuse, une reine presque déjà morte se traîne au sol, le ventre gros, les bras tirant l’air sous elle, rampante et agonisante, à l’épreuve d’un souffle qui vient à lui manquer… Tel un animal en fin de vie qui obéirait à un instinct ignoré, la reine morte met bas, dans une ultime contorsion. Elle fait son devoir de mère qui jette au monde Blanche Neige. Mort indépassable et vie fragile viennent ainsi, dans les premières secondes de la pièce chorégraphique d’Angelin Preljocaj, se côtoyer. Bien loin du verbe et de « Il était une fois », bien loin des gouttes de sang sur la neige et de toute broderie, c’est par l’image et l’océan sonore de Mahler que le chorégraphe ouvre ce « ballet narratif » muet où pas un des danseurs n’expriment autrement ses passions que par le corps et ses vibrations. Instant visuel et musical qui sera conservé d’un bout à l’autre de ce mythe fait de multiples rebondissements, jusqu’au bal radieux où, au nez d’une sorcière terrassée, Blanche Neige danse avec son prince. Entre ces deux morts, entre la mort de la mère et l’exécution de la belle-mère, entre la disparition de celle qui laisse un vide et le jugement de celle qui fut avide, le ballet aura multiplié les épisodes et les formes d’une histoire dont on croyait « tout savoir » depuis que Walt Disney avait figé la représentation du conte des frères Grimm.
Au nombre de ces séquences, il faut alors souligner l’intelligence de certaines d’entre elles. Celle, par exemple, où Preljocaj substitue aux trois gouttes de sang d’une naissance féerique, la narration en trois temps, en trois mouvements, des trois âges de Blanche Neige. Tout d’abord nouveau né bercé au creux des bras de son père. Sorte de figure tutélaire habillée de noir, en deuil, qui surplombe la dépouille de la mère. Puis, jouant d’un paravent, se glissant et tourbillonnant sur lui-même, le père tient la main d’une petite fille, un petit rat blanc, toute de candeur et de douceur. On dirait qu’elle fait là ses premiers pas. Enfin, alors qu’il a reconduit l’enfant dans l’obscurité, par un artifice à peine enchanteur, réapparaît une jeune femme (Virginie Caussin), de blanc vêtu, sensuelle, à la chevelure d’ébène. La beauté de Blanche Neige ne sera donc pas un mythe…
Et de regarder ces premiers instants comme ceux qui s’écartent du merveilleux pour laisser place à une théâtralité et à une illusion construites sur l’inattendu. Première scène magnifique, en définitive, qui donne le « la » d’une partition humble où le chorégraphe, habile, va à l’essentiel. Habile, dis-je, car Preljocaj commet là un geste dramaturgique d’une grande finesse, preuve d’une lecture sans faille. Une lecture précise. Comme, par exemple encore, quand il choisit de montrer un meurtre, violent, cruel, physique, terriblement agressif. Moment, où la belle-mère (Céline Galli) se jette littéralement sur la jeune femme pour lui planter la pomme dans la bouche, dans la gorge. Instant où la pomme pourrait être la métaphore d’un couteau que l’on fiche dans l’innocente. Rarement la danse aura atteint pareille violence et cruauté. Et de comprendre que le chorégraphe s’est débarrassé d’un mythe de la tentation où Blanche Neige cédé à son envie pour lui substituer le motif d’un assaut, l’argument d’un assassinat animal, l’épisode d’une exécution sans échappatoire. Violence que le corps à corps surprenant des deux danseuses rend plus intense, plus sensible. Ou encore, et c’est l’un des instants marquant de ce ballet, lorsque le prince recueille le corps inerte de Blanche Neige à l’occasion d’une « danse de mort ». Instant d’une poésie incroyable où tel un pantin désarticulé, telle une marionnette coupée de ses fils, tel un corps invertébré Blanche Neige danse dans les mains du prince, rebondit sur les muscles de ce corps qui lui insufflent une énergie extérieure, un semblant de vie.
Scène enfin où Blanche Neige inerte sur le sol est recouverte de l’affection de sa mère revenue d’entre les morts. Suspendue à un filin, descendant d’un ciel dans l’obscurité du plateau… Il y avait là suffisamment d’éléments pour que l’on crie à l’esthétique du clou. Sauf que… Sauf qu’ici, Preljocaj rend le spectaculaire énigmatique, n’en joue pas, mais s’en sert.
Entre temps, entre ces épisodes, le conte aura imposé à Preljocaj une iconoclastie extraordinaire où le théâtral est le lieu du fantastique. Une forêt de bouleaux apparaîtra comme dans les brumes d’un rêve. Sept nains alpins sortiront d’un mur caverneux suspendu à des filins telles des araignées entamant un ballet aérien. Plus tard, auprès de quelques rochers colorés d’un vert moussu, un ou plutôt trois chasseurs échoueront dans leur mission. Un cerf d’illusion sortira de ce décor sylvestre pour offrir son cœur. Blanche Neige morte ou endormi reposera sur une plaque de verre. Et devant un miroir immense où le reflet de la belle-mère et de ces gargouilles n’en finit de réfléchir une réponse qui entretient sa haine, devant ce miroir sans glace qui offre pourtant un dédoublement, les danseurs impressionnent par leur coordination, leur mimétisme, leur incroyable faculté à être l’un, le même et néanmoins l’autre.
Dramaturgie…
« Narratif » insiste Angelin Preljocaj quand il évoque ce ballet. « Narratif » et pourtant loin d’être simplement figuratif, et parfois proche d’un certain symbolisme qui est le seul geste véritable pour rendre sensible l’invisible. De fait, le chorégraphe qui agit les 26 danseurs et danseuses de sa compagnie aura su tailler dans ce conte. S’écartant d’une lecture subsumée à la représentation qu’en donna Walt Disney, il aura travaillé l’ellipse, l’allégorie, la métamorphose, l’entaille…Préférant au schéma narratif stable, une image et un geste où l’invention est, de fait, une création. Et c’est de cela dont on est le spectateur. Preljocaj renouvelle ainsi la mémoire que nous avions de Blanche Neige. Non qu’on y retrouve pas la trace stéréotypée d’un conte connu de tous. Comment échapper à la silhouette de la méchanceté ? Comment ignorer qu’il y a une forme à ces personnages de cour ? Comment s’écarter de la physionomie d’une garce magnifique ? Comment régénérer nos modèles de la beauté, de la candeur, de l’humanité ? Lisant ce conte, le rictus et la blancheur, la cruauté et la naïveté, la générosité et l’avidité, le bonheur et le châtiment… ont nécessairement des formes qui ont leur siège dans l’inconscient collectif. L’invention du chorégraphe est donc ailleurs.
Dans les costumes que lui offre Jean-Paul Gaultier.Dans la tunique blanche de Blanche Neige, remontant sur le haut de sa hanche, qui l’érotise. La princesse est alors un corps désirable, une plastique sensuelle, loin de cette icône chantonnante et naïve dont les spectateurs héritèrent avec Disney. Dans le vêtement noir des rois et reines, coiffés de couronnes aux pics aigus, que l’on pourrait confondre avec des figures de jeu d’échec. Le père y perd sa bonhomie, la reine-mère gagne en tempérament gothique. Ils se regardent comme le signe d’une architecture médiévale que devra fuir Blanche Neige réfugiée chez dame nature. Et de voir les étoffes et ces habits comme les épiphénomènes d’un melting pot d’images prises à l’histoire récente du cinéma. De voir dans les nains coiffés d’une lampe de mineur, une assemblée souterraine sortie de la « Cité des enfants ». De voir dans la Belle-mère, une « Cat-Women » érotique et machiavélique accompagnée de ses chats noirs aux gestes sournois. De voir dans la représentation du père, l’ombre errante d’un roi du « Seigneur des anneaux » en proie à une douleur indépassable. De regarder Blanche-Neige comme la Lilou du « Septième élément », elle qui, in fine, peut incarner le bien menacé, mais triomphant. Et de voir les commandos en charge de la tuer comme les miliciens improbables d’un cinéma galactique…
Les influences de Preljocaj sont ainsi moins prises à l’histoire littéraire (qu’il n’ignore pas), qu’elles ne participent d’abord du septième art[[Angelin Preljocaj a, entre autres, collaboré à la réalisation de plusieurs films ou documentaires. Notamment Les Raboteurs avec Cyril Collard, d’après l’œuvre de Gustave Caillebotte en 1988. Pavillon noir avec Pierre Coulibeuf en 2006 et en 2007 Eldorado/Preljocaj avec Olivier Assayas.]]. Celui qui fut visuel avec tout. Celui qui fut muet au commencement. Et de regarder Blanche Neige, dès lors, comme un ensemble de séquences où le monde virtuel des images, associé à l’espace musical (le « romantisme des symphonies » de Mahler et la musique additionnelle de 79D), produit un territoire où la chorégraphie est séquences de cinéma, mêlant de lointaines images inventées par Disney, à des scénarios contemporains qu’il modèle à nouveau.
Chorégraphie muette comme le cinéma le fut, Blanche Neige vaut ainsi pour une adresse au spectateur. A son esprit, à sa mémoire, à son imagination… qui sont sollicités simultanément, convoqués en même temps, opposant chez lui la connaissance d’un conte et l’énigme sur laquelle repose la construction de ce ballet. Mélodrame muet encore où le silence qui renvoie à l’esthétique filmique des années 20 se trouve relayé par celle, poétique et moderne, de la danse d’aujourd’hui[[Lire à propos du chorégraphe et directeur du Pavillon noir : Angelin Preljocaj (2003), Pavillon noir (2006) et Angelin Preljocaj, topologie de l’invisible (2008).]] et ses images mentales.

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Lycéens en Avignon | témoignage 4 https://www.insense-scenes.net/article/lyceens-en-avignon-temoignage-4/ Mon, 14 Sep 2009 16:15:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=829 —–
D’une forme d’expression à l’autre, si l’écrit est souvent le support de la pensée, aujourd’hui la vidéo joue le même rôle. Yann, Nolan, Manu ont tourné ce documentaire. Un Road movie sur leur périple, du train à la cour d’honneur en passant par des fragments de vie, ils signent là un témoignage en forme d’acte de création. On les suit, on les regarde…
A regarder en cliquant sur le lien…
La vidéo
http://blip.tv/file/2368038
de Yann, Nolan et Manu.

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Lycéens en Avignon | témoignages 2 https://www.insense-scenes.net/article/lyceens-en-avignon-temoignages-2/ Mon, 14 Sep 2009 16:14:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=828 —–
10 juillet, 10h00.
Nous arrivons à Avignon quelques heures avant nos jeunes camarades critiques. Nous venons de passer deux jours à penser et imaginer notre atelier critique. Nous ne connaissons pas ceux avec qui nous allons fabriquer cet espace critique, ni dans quel cadre, ils s’inscrivent. Nous savons que c’est un partenariat entre la région de Basse-Normandie, des établissements scolaires, culturels ou sociaux et les CM1. Nous sommes dans la rue principale d’Avignon ou s’affichent commerces et spectacles dans l’effervescence du début de ce 63e festival. Nous sommes accueillis par le soleil et le mistral. C’est justement à l’école du petit mistral que nous allons rencontrer l’équipe des CÉMÉA[[Centre d’entraînement aux méthodes d’éducation active. Ce mouvement d’éducation nouvelle encadre des groupes durant tout le festival d’Avignon. Cette association est depuis la création du festival le seul partenaire qui met en place les séjours éducatifs et culturels autour des spectacles du in.]] qui encadre les jeunes bas-normands. C’est aussi dans cet espace à deux pas de l’agitation festivalière que nous prendrons nos quartiers dans une école maternelle d’une sérénité et d’un calme propice à la réflexion et à la discussion. Dans une cour, encadrée par trois bâtiments où se trouvent les classes, la cantine et un préau pour quatrième mur. L’équipe encadrante des CÉMÉA nous accueille, Annie, Éric, Stéphanie, Emeline, Pauline, Karine, Guillem, Pascale. Ils finalisent leur préparatif d’accueil. Les groupes qui arrivent de Basse-Normandie sont les premiers de cette édition. Tout le monde a l’air heureux de débuter et en même temps un peu tendu parce que des paramètres modifient les habitudes. En effet, la région Basse-Normandie est la seule région a mixé les participants, à savoir, mettre en relation des lycéens et des personnes en situation de handicap comme on dit. Notre atelier critique qui s’ajoute à leurs ateliers. Nous discutons un peu pour savoir comment l’équipe des CÉMÉA a prévu ce séjour. Nous sommes conscients que l’organisation pour cinq jours est complexe. Nous décidons que nous ferons notre atelier critique dans les interstices, les espaces non investis par l’organisation des CÉMÉA. Les ateliers critiques auront lieu tous les après-midi de 14 à 16 heures.


10 juillet
Vers midi, les groupes débarquent. Ils se sont levés entre 3h30 et 5h du matin. Ils viennent de passer 6 heures dans le train. Ils découvrent le ciel et la chaleur avignonnais. C’est sûr, ça a commencé. Lors du déjeuner, première rencontre informelle au cours du repas. Nous remarquons quatre catégories de groupes. La première, celle qui nous avions imaginé à savoir un groupe d’adolescents venant des lycées (d’Argentan). Une seconde qui est liée à un projet audacieux du CDR de Vire. En effet, dans le cadre d’une création de Fabrice Melquiot au printemps 2010, cinq adolescents de 14 à 17 ans vont être les acteurs de ce spectacle. Ils viennent des différents établissements scolaires de Vire. La troisième, ce sont des trisomiques qui ont une pratique de théâtre durant l’année avec notamment Émilie Horcholle. La quatrième, ce sont des pré étudiants des environ de Cherbourg qui préparent un séjour à Avignon en 2010. Après le repas, l’équipe des CÉMÉA organise un atelier pratique permettant à nous tous de se rencontrer. C’est aussi une manière d’entrer en contact avec le spectacle de Maguy Marin que nous découvrirons à 18 heures. Nos amis, oui déjà, c’est sans doute leur amical accueil qui nous rend si proche. Nos amis donc ont le soucis en préparant ces ateliers d’être dans un échange concret et immédiat sans forcément passer par le discours mais plutôt être dans la parole et le dialogue. Ils sont attentifs à ce que leurs ateliers soient une entrée en matière pour le spectacle que nous allons découvrir.
17h30
Toute cette petite caravane se met en route. Une communauté qui traverse Avignon pour se rendre au gymnase Aubanel, là où à lieu le premier spectacle : Description d’un combat de Maguy Marin.
20h00
Retour au petit Mistral où grondent les lycéens. Les débats sont agités, l’atelier critique commence avec de l’avance. Les jeunes spontanément viennent vers Yannick et moi pour discuter, pour dire leur colère. Cette colère est liée au spectacle de « danse » de Maguy Marin. Ils ne retrouvent pas la danse. Ils s’attendaient pourtant à de la danse. Mais il y a un bonheur à les écouter discuter, parce que leur colère montre une incompréhension. C’est cette incompréhension qu’ils veulent percer. Ils ne se résignent pas à ce que quelque chose leur échappe. C’est donc par la parole, par la discussion qui veulent avancer. Yannick et moi, nous sentons que cette nécessité de dialogue, d’échanges manifeste que malgré l’incompréhension par rapport au travail de Maguy Marin, ils pensent qu’ils ont vu « quelque chose ».


11 juillet
8h00
Les Grillons sont au rendez-vous, Yannick a disparu à l’Américain, le troquet, bar, snack, café, karaoké du coin de la rue Frédéric Mistral et de l’avenue de la République. Il compte les rescapés de la nuit Mouawad qui sortent de la Cour d’honneur et redescendent l’avenue de la République emmitouflés dans leurs sacs de couchage.
10h00
Nos amis, c’est l’équipe CÉMÉA que j’appelle comme ça. Nos amis donc ont préparé le premier retour sensible sur le spectacle d’hier. Malgré les discussions farouches contre la proposition de Maguy Marin et de son équipe, l’atelier est pris à bras le corps par tout le monde. C’est sur un pied d’égalité que nous nous retrouvons tous, lycéens, personnes en situation de handicap comme il faut dire, accompagnateurs, critiques… C’est avec soin que les propositions physiques pour rendre compte du spectacle sont exécutées. Yannick et moi voyons aussi avec quelle attention, ils ont regardé le spectacle. C’est aussi admiratif que je regarde Tiphaine (en situation de handicap comme on dit) savoir aussi bien tomber. Je dis à Yannick que pour tous les danseurs professionnels, il faudrait qu’ils apprennent de Tiphaine. Elle a un rapport à son corps et au sol, une chose unique et terriblement difficile à trouver. Un danseur lui travaillerait ce geste quand il semble évident pour elle. À la suite, de ce retour sensible, nous commençons l’atelier de sensibilisation autour du spectacle de Denis Marleau : « Une fête pour Boris ».
14h00
Ouverture de notre premier atelier critique. Nous sommes impatients et un peu inquiets. C’est un atelier qui ne comporte aucune obligation. Ceux qui veulent viennent. Nous nous regroupons sous le préau, nous sommes une bonne douzaine autour d’une table basse à avoir bravé l’envie d’une sieste pour discuter de ce que nous avons vu. La première chose que nous affirmons, c’est qu’il n’est pas question pour nous de dire d’un spectacle s’il est bien ou mauvais. Notre envie et notre axe critique est de réfléchir à ce que nous voyons. Yannick et moi défendons aussi l’idée que la critique n’émet pas une vérité. D’ailleurs tout au long de ces ateliers nous ne présenterons pas aux adolescents notre jugement sur tel ou tel spectacle. Il nous semble essentiel qui puisse avoir une réflexion qui ne soit pas brouillée par celle de ceux qui saurait. Ce premier atelier est une réussite puisque dans la discussion et l’échange, les avis, les critiques s’affinent, se modifient.
16h00
Nous nous préparons pour « Une fête pour Boris ». c’est à Villeneuve lez Avignon. Le transport se fait en bus, une organisation impeccable de nos amis pour les tickets etc… Un peu entassé dans le bus nous partons enthousiastes au spectacle. Nous découvrons la chartreuse qui est un lieu magnifique.
18h00
Dans le bus du retour, nous sommes encore plus entassés. Contrairement à la veille, il n’y a presque pas de réaction après le spectacle. Certains disent juste que cela leur a plu, pas plus. R.A.S. je suis surpris par ce silence qui tranche avec la nécessité de parler de la veille.


12 juillet
10h00
Pour être efficace, il faut être organisé. C’est pourquoi, comme la veille, nous faisons un retour sensible sur la pièce de la veille « Une fête pour Boris ». C’est assez léger, nos retours ne sont pas exaltants. Ils sont aussi plus dans le discours, la parole ce qui freine sans doute un peu les choses. La pièce d’hier ne nous inspire pas beaucoup. Il y a aussi, une fatigue qui commence à se ressentir et surtout ce soir nous assistons à la nuit Mouawad. Douze heures de spectacles dans la Cour d’honneur, trois pièces de théâtre, une trilogie de l’artiste associé au Festival d’Avignon, de 20h à 8h du matin, au moins vingt-cinq comédiens, cinquante techniciens, de la musique, 2000 spectateurs, café et thé distribués gratuitement, couvertures itou, on imagine qu’il faut garder de l’énergie pour tout cela.
14h00
Nous commençons notre atelier. Un groupe est parti voir un spectacle du festival off, un autre, une exposition. Mais à dix nous critiquons le spectacle de Denis Marleau avec passion et interrogation.
(Résumé en écoute de ces deux heures de discussion)
19h00
Collation et préparatifs avant cette expédition, cette expérience d’une nuit de théâtre.
Nuit du 12 juillet au 13 juillet Littoral, Incendies, Forêts


13 juillet
8h00
Yannick et moi descendons l’avenue de la république, emmitouflés dans nos cernes et notre déception. Nous nous arrêtons à l’Américain prendre un allongé pour faire passer la nuit.
14h00
Quelques braves camarades bradent encore la sieste pour participer à l’atelier critique et faire le point sur cette nuit. Ils s’interrogent sur le fait que ces trois pièces soient présentées comme une trilogie. Ils sont contents d’avoirs faits cette expérience, ces douze heures de théâtre. Voir le coucher du soleil d’un côté de la Cour d’honneur et sentir de l’autre côté un nouveau jour commencé.


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Lycéens en Avignon | témoignages 3 https://www.insense-scenes.net/article/lyceens-en-avignon-temoignages-3/ Mon, 14 Sep 2009 16:07:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=827 ——
Durant les ateliers critiques qui ont eu lieu les 11, 12 et 13 juillet, nous avons eu de la part des participants des critiques sur des cartes postales, via des enregistrements. Voilà leurs impressions des spectacles du 63e festival d’Avignon.


Description d’un combat de Maguy Marin
Morgan, je suis allée voir, vendredi la représentation de Maguy Marin. C’était une chorégraphie, mais loin de l’image classique que l’on se fait de la danse. Ont été juxtaposés ; l’épopée de l’Illiade et donc cette représentation scénique qui consistait à dévoiller couche par couche, strate par strate, les résultat d’une guerre. On commence par une couche de tissu bleu que l’on interprète comme on le veut ; mer, champ de bataille… Puis la progession donne naissance à un sol or, puis rouge, avec toute la symbolique qu’ils impliquent. L’illiade subit les interférences d’autres récits guerriers en d’autres langues. Nous pouvons donc penser que cette représentation est universelle, elle décrit un combat ou plutôt “le” combat ; avec cette monotonie et cette progression logique vers la mort, la destruction mais pour servir quoi au juste ? un combat ? ou son propore combat ?
Camille Pouchin


Mon ami te souviens-tu de May B ?
Tentative de description de Description d’un combat.
9 danseurs. Ils arrivent face à nous. Tenues simples, pantalons, chemises, tee-shirts. 5garçons. 4 filles. La troupe de Maguy Marin. Derrière eux, derrière le proscenium, un amoncellement de tissus bleus, rouges et or qui révéleront au bout d’une heure et six minutes un plateau recouvert de cailloux, pierres, sable (?), jonchés de neuf armures. Le charnier originel. Troie après le passage des grecs. Avec la précision biomécanique de Meyerhold, Maguy Marin et sa compagnie nous livre une danse minimaliste, un rituel millimétré où l’hypnotisme rivalise avec l’impatience : danse ou pas ? Le véritable eceuil réside peut-être dans la parole jamais adressée, toujours sussurée, récitée, amplifiée par des micros : Homère, Péguy, Hugo et consors. Audibles ? Entendus ?
Anthony Poupard


Une Fête pour Boris de Thomas Bernhard mise en scène de Denis Marleau
J’ai trouvé la pièce de théâtre : “Une fête pour Boris” de Thomas Bernhard mis en scène par Denis Marleau très Interressante. D’abord, les acteurs jouaient très bien. La vieille femme incarnait parfaitement la personne aigrie qui ne sait plus quoi faire dans sa vie et qui par conséquent ecrase totalement sa bonne et les gens en général. cette “bonne dame” ne sait que se plaindre. En effet elle veut tout mais n’aime rien : enfouie dans sa solitude et sa tristesse. Seule la présence d’un homme qu’elle considère comme plus malchanceux qu’elle : Boris, lui laisse penser qu’elle est supérieure donc plus chanceuse donc plus heureuse ; mais ça n’est absolument pas le cas à priori. Dans un second temps, je trouve ça très habile d’avoir fait joué un rôle de femme par un homme, on voit ainsi que Johanna (la bonne) est totalement dépendante de sa maîtresse, elle ne sait pas qui elle est, ce qu’elle veut, ce qu’elle aime, elle ne pense qu’à travers La Bonne Dame. C’est une pièce très réussie.
Mariam Mokadem

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Lycéens en Avignon | témoignages 1 https://www.insense-scenes.net/article/lyceens-en-avignon-temoignages-1/ Wed, 09 Sep 2009 16:18:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=830 —–
Pour la seconde année, le Conseil Régional de Basse-Normandie aura envoyé en Avignon pas loin de 70 élèves venus des établissements de Vire, Equeurdreville, Argentan et Caen. Du collège, de la classe d’enfants handicapées à la terminale, du lycée d’enseignement général aux classes d’insertion… c’est une petite communauté qui s’est découverte et formée, autour d’adultes et d’accompagnateurs, dans les écoles d’Avignon de Saint Ruff et Mistral aménagées pour l’occasion en lieux d’accueil et d’hébergement. Cinq jours de théâtre et de festival (du 10 au 15) formateurs..


Lycéens en Avignon, mais aussi
Courant 2004, le ministère de l’éducation nationale concluait un partenariat avec le Festival d’Avignon. Sous le nom de « lycéens en Avignon », naissait un dispositif qui s’inscrivait dans une logique de développement du théâtre à l’école et d’éducation du spectateur. En 2007, 627 élèves auront bénéficié de cette opportunité. La même année, une convention cadre triennale était signée par le ministère de l’éduction nationale, l’association « Festival d’Avignon » et l’association « Centre de jeunes et de séjour du festival d’Avignon » des CEMEA[[[1] Dès l’origine du festival, il a fallu trouver des solutions pour accueillir le public des jeunes à Avignon. Les années cinquante ont vu se développer des « Rencontres Internationales » dont l’organisation et l’encadrement ont été confiés aux CEMÉA (Centre d’entraînement aux méthodes d’éducation active).
Ainsi est née, en 1959, l’Association « Centres de Jeunes et de Séjour du Festival d’Avignon ». Elle rassemble trois partenaires fondateurs : le Festival d’Avignon, la ville d’Avignon et les CEMÉA.
Elle propose des séjours culturels de 5 à 15 jours pour des publics d’adolescents de 13 à 17 ans et d’adultes. L’accueil est organisé dans les établissements scolaires. Tous les séjours proposent des activités d’initiation artistique, des rencontres avec les artistes et les professionnels du spectacle ainsi que des conditions particulières d’accès aux spectacles.]]. Les initiatives régionales résultant du partenariat entre les rectorats et les collectivités territoriales trouvaient dès lors en chacun des acteurs de ce dispositif un soutien logistique, un accompagnement pédagogique et artistique.
Parmi les conseils régionaux qui ont rejoint « Lycéens en Avignon », le Conseil Régional de Basse-Normandie, assurant un soutien à la politique culturelle des villes et des établissements scolaires, aura pris en charge le transport (TGV) et le spectacle de Wajdi Mouawad présenté dans la cour d’honneur. Un « geste » qui participe d’un engagement en direction du développement des pratiques artistiques offertes au jeune public et qui complète l’éventail des mesures de la politique éducative régionale mise en place en Basse-Normandie. Rappelons que depuis 2007, chaque bénéficiaire de la cart’@too a accès à différentes offres culturelles (spectacles, stages et ateliers de pratiques artistiques) en partenariat avec des structures ou des personnes ressources du monde professionnel. Tout au long de l’année, dans le cadre scolaire et/ou privé, chaque élève bénéficie ainsi d’une initiation aux pratiques culturelles, en tant que spectateur mais aussi acteur. Le Conseil Régional de Basse-Normandie encourage ainsi et soutient de nombreuses actions en direction de l’éducation artistique via le théâtre, le cinéma, les arts plastiques…La médiation et la sensibilisation aux genres, qu’ils soient contemporains ou participent du patrimoine, le dialogue entre amateurs et professionnels, la participation à des projets artistiques (créations, ateliers d’écriture et de pratiques) rendent compte de l’actualité et d’une histoire artistique. Dès lors, « Lycéens en Avignon » ne se confondra pas avec un événement. Bien loin d’une politique de l’événement, on peut comprendre que les lycéens se rendant en Avignon ont été préparés, accompagnés par un ensemble de partenaires (équipes enseignantes et équipes artistiques) et que ce séjour s’inscrit dans une formation, un apprentissage, un désir de partage du sensible pour des formes esthétiques et poétiques dont on doit, parfois, posséder quelques clés. En définitive, c’est donc une autre manière d’être à l’école que celle d’être à l’école du spectateur. Une manière d’apprendre autrement… au contact d’œuvres d’art.
Petit Mistral
Ça sonne comme une chanson de Renaud, un tube. Pour les plus vieux ça rappelle les grosses pièces grises du franc avec lesquelles on avait parfois la chance d’acheter un Mistral gagnant. Ou quand la pauvreté s’en remet à la loterie pour faire durer le plaisir et entretenir le désir… Mais Mistral ici c’est avant tout le patronyme de celui que l’on nommait « l’Homère de Provence ». Homme de lettres que ce « Frédéric » qui semble éternel et dont le nom, gravé sur une plaque de pierre posée sur l’un des grands murs de la rue Mistral, orne de part et d’autre d’une immense porte en bois, une école d’Avignon. Une belle école ancienne, avec ses huisseries en bois, ces deux étages aux grandes fenêtres, ses salles de classe au lavabo émaillé, sa cour de récréation organisée en zones d’activités (un but de hand, un banc pour les secrets, des toilettes aux jeux clandestins, une cloche pour rappeler à l’ordre…). Une très belle école avec une grande cour derrière des murs immenses qui viennent en surplomb des platanes qui ont vu les sanglots, les rires, les courses tumultueuses, les tournois… Franchissant le portail c’est cette bouffée de souvenirs qui vous tient le regard et vous rappelle aux jeunes années. Celles où une chanson de Lapointe vous apprenait à vous jouer de l’ordre du langage vu pendant la dictée et le cours de grammaire. Celles où un poème de Prévert faisait rougir les communiants. Celles où un calcul mental était un défi à la vitesse. Celles où les heures de dessin vous rappelaient que n’est pas Picasso qui veut…
L’Ecole, oui, et après… L’école ou ce que l’on pourrait considérer comme une fabrique du partage, une redoute voire un îlot d’utopie si le savoir partagé, l’égalité devant la connaissance, la liberté à l’horizon, la communauté soudée sont encore d’actualité. Une magnifique utopie et pas un mythe ou une légende… Une utopie qui s’ancre lointainement dans le siècle des Lumières, qui survit à la Commune et s’incarne, un beau jour de XIX, dans la dynamique de l’éducation populaire, avec ses « instits » anonymes et ses francs tireurs parmi lesquels le nom de Freinet sonne à l’oreille.
Ce matin de juillet, franchissant le portail, les écoliers sont absents mais pas les souvenirs. Mistral, le temps de quelques semaines, est devenu Petit Mistral. Lieu de regroupement d’une tribu nouvelle que va initier un groupe de CEMEA. De nouvelles « règles » ont été pensées, de nouvelles activités ont cheminé, ceux qui seront là iront dans le IN d’Avignon. Ils rencontreront des metteurs en scène. Assisteront à des rencontres publiques. Parleront de ce qu’ils ont vu, entendu, senti, compris. Petit Mistral ressemble désormais à un camp de base au pied d’un sommet à conquérir. C’est désormais un territoire où s’organise la conquête du « partage du sensible ». Un enjeu, en définitive, identique à l’espoir de ne laisser personne à l’écart de la culture et de l’art. Un enjeu, dis-je, où spectateurs les invités de Petit Mistral sont aussi acteurs.
Dans la cour, franchissant le portail, on découvre alors les visages de ces bénévoles qui, aux vacances, préfèrent un projet collectif. Annick a les mains dans le ciment. Olivier est au four et au moulin. Céline crayonne son cahier de notes. Pauline prépare les tables où se prendront les repas. Pascale écrit le déroulé de la journée sur un ruban accroché à un arbre. Karine se penche sur le tableau des sorties. Emeline s’assure du nombre de couvertures dans chaque salle devenue un dortoir. Le cuisinier dispose le pain, la vaisselle, etc… tous sont affairés. Dans 20 minutes, les petits normands vont arriver. Pour certains, il sont partis vers 4H00 du matin. Ils seront fatigués. Il faudra leur parler, se rencontrer, se présenter et préparer les groupes pour aller voir Description d’un combat de Maguy Marin, dès 18H00.
Dans quelques minutes, ils découvriront la cour de Petit Mistral habillé de mobiles, de couleurs, de formes curieuses… Jusqu’au moment où ils verront en cette installation champêtre une image de l’affiche du Festival d’Avignon 2009.
D’une nuit à l’autre
Le café est là qui attend son passant jusqu’à 10H00. C’est le petit « déj » rituel et aimé. Hier, le spectacle de Maguy Marin a commencé à délier les langues. On y reviendra…
Les cigales de Petit Mistral n’ont pour ainsi dire pas cessé de chanter. Et les moustiques de la nuit ont été à leur affaire avec ces corps fatigués. Quelques stigmates marquent visiblement les peaux les plus sensibles. Les filles tentent en vain de dissimuler ces rougeurs que les garçons arborent comme autant de traces d’un combat. Enfin presque. Antonin et moi avons acheter des bracelets répulsifs jaunes que l’on porte au poignet. On ressemble à deux prisonniers sous surveillance et, parce qu’ on l’a prévu et que ça devait marcher, ça devient un signe qui embraye les discussions et les blagues. On y reviendra peut-être…
Antonin et moi sommes là pour faire un atelier d’écriture critique. Tous les après-midi, de 14H00 à 16H00, pendant la sieste, on est sous le préau avec l’ambition de faire faire de la critique. On y reviendra certainement…
Mais c’est surtout le travail de ces CEMEA qui nous interpelle avant tout. On s’amuse de les voir se réunir chaque jour, à la même heure, pour débattre du programme, de ce qui marche, de ce qu’il est possible d’améliorer. On les regarde avec attention quand ils parlent très sérieusement de cet art de construire une communauté. Ils ont cinq jours à peine pour réaliser leur objectif. Dit comme ça c’est moche. Alors disons le autrement. Ils ont cinq jours à peine pour arriver à faire ce qu’ils croient justes, pour parvenir à faire émerger un sentiment, pour installer durablement chez chacun de ces « jeunes ados » l’idée que l’art n’est pas donné mais que le spectateur doit travailler. Ils ont moins de cinq jours pour faire l’unité de normands venus du nord, de la côte ouest, du bocage, des villes… Un peu moins de cinq jours pour organiser un espace socialisé où la reconnaissance de l’autre est la règle, peut-être la seule règle. Règle qui s’applique autant à la vie que le groupe partage qu’au travail de l’acteur, au théâtre.
On les regarde avec amusement certes, mais aussi avec beaucoup d’amitié parce qu’ils sont là pour une idée. Et l’on sait tous, pour avoir vu Je Tremble de Pommerat, qu’on en manque aujourd’hui « et c’est pour ça qu’on meurt » comme le dit le personnage de la jeune fille.
Ils ont donc une Idée ces CEMEA. Et rien ne semble pouvoir s’opposer à la mise en forme de celle-ci qui passe par des trajets et des expériences qu’on trouvera parfois naïfs.
C’est ainsi que ce matin, on s’est retrouvé dans la cour à faire la carte de France. Je passerai sur les détails, mais d’une masse informe d’individus plus ou moins embarrassés, ils ont réussi à faire une carte de France dont les enseignants de la Nouvelle Géographie ignorent tout. Et cette carte avait de la gueule. Elle était sans frontières, sans proportions, et ne se définissait qu’à partir des voix (nous) qui nommaient leur lieu de naissance. Et personne ne s’est regardé pareil après ça.
Ils ont des idées naïves qui vous invitent à tourner en rond dans une salle. Et là, parce qu’on nous le demande, après avoir réfléchi, il faut dire ce que l’on « voudrait qu’y s’arrête ». Il faut le dire d’abord à quelqu’un que l’on croise dans la salle et après à tout le monde, devant tout le monde. Et là, parfois, ça paraît simple mais parfois c’est très émouvant, car il y des gens qui disent ce qu’ils pensent.
Alors au fur et à mesure des jours, on sait que les CEMEA ils ont des idées naïves qui font plaisir. Parce qu’ils sollicitent chez chacun, de manière égale, une faculté tantôt corporelle, tantôt verbale. Et que l’un ne va pas sans l’autre.
Des jours qui ont passé, en complément de ces activités (il y en a d’autres), il y a eu ce qu’ils appellent « Retours sensibles ». C’est une activité de fin de matinée, juste avant le repas qui se prend dehors, sous les platanes, dans la chaleur, où chacun se lève pour se servir.
« Retours sensibles » est un atelier qui vient après un spectacle vu. C’était donc après Marin, Marleau, Mouawad… Dans le principe, c’était un peu comme si l’enjeu était d’en parler. C’est cela, il fallait en parler mais autrement qu’avec la seule parole. Et là, tout le monde s’est alors mis à « parler » parce que justement, il n’y avait pas que la parole en jeu. J’m souviens qu’il fallait penser à une scène, un geste, quelque chose que l’on aurait retenu du spectacle vu. Puis il fallait penser à un son, un mot, un souffle que l’on aurait perçu. Et il fallait aussi penser à quelque chose de soi qui viendrait s’ajouter. Ensuite, après ce travail sur soi, des groupes ont pris forme. Trois quatre par groupe où il s’agissait alors de trouver une articulation entre chacun des membres du groupe. Il s’agissait alors de mettre en commun. Ce jour, vers 11H30, après que tous les groupes avaient proposé au regard des autres leur travail, un groupe s’avança dans lequel j’étais. Il y avait Tiphaigne, François, etc… François, c’était un type qui ressemble à Gianluca Ballarè chez Delbonno. Et ce jour-là, il mettait un grand temps à sortir un grognement qui venait du fond de ses poumons et de sa mémoire. Ce Jour-là, ce type à la physionomie un rien surprenante, un rien différente, il a joué quelque chose en harmonie avec les autres. Et il m’a dit, dans une langue qu’il maîtrisait différemment et sur un rythme qui sortait le langage de son débit habituel, « c’est le cri à Maguy Marin ». Lui, il avait entendu un cri dans ce spectacle incroyablement silencieux. Sans doute un « cri de Munch ».
François n’est jamais venu à l’atelier critique que l’on faisait avec Antonin. Mais c’était un spectateur et un critique rares.
Je crois que ce matin-là, j’ai compris que la naïveté que je voyais dans certaines activités des CEMEA, elle participait de la naïveté dont parle Nietzsche. Cette naïveté dont il dit qu’elle rompt avec un savoir qui ne repose sur rien. Cette naïveté dont il dit qu’elle est une porte delphique.
Au moment de partir…

De se séparer donc. Au moment de partir, on s’est photographié. On a fait un peu une photo de classe. Au moment de partir, les CEMEA ils avaient fait leur job. Sans doute, avec des mots qu’ils n’utiliseraient pas, ils ont prolongé l’idée d’un théâtre populaire. C’est-à-dire, parce que le théâtre populaire c’est compliqué à définir tout simplement parce que ça n’est pas définissable et que c’est protéiforme, que les CEMEA continuent de penser que le théâtre est le lieu où l’on se parle, où l’indifférence est mise en échec, où les idées sont mises en débat. Populaire veut dire ici, sans doute, que l’on a trouvé le moyen d’échapper aux solitudes qui nous guettent.
La cour est vide. En main, je lis les critiques rédigées sur des cartes postales qui nous servaient de papier de rédaction au moment de l’atelier critique. Antonin archive les vidéos qui ont été faites. Le moment où l’une, l’un, l’autre se mettaient à parler de ce qu’ils avaient vu. Non plus à parler de ce qu’ils avaient ressenti, mais le moment où ils se mettaient à parler du spectacle. Ça, je crois, ils l’ont appris avec nous. Apprendre à parler de l’autre, à le décrire, à choisir le mot pour en faire son portrait. Chaque critique tendait à être ce portrait d’un spectacle à travers lequel, la grammaire, le mot, le rythme des phrases rend présent le critique.
La cour est faussement vide…

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Le Livre d’or de Jan, d’Hubert Colas https://www.insense-scenes.net/article/le-livre-dor-de-jan-dhubert-colas/ Mon, 10 Aug 2009 16:22:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=831 La construction d’un spectacle comme Le Livre d’or de Jan est un projet ambitieux. Le point de départ de ce travail est de esquisser le portrait d’un personnage : Jan. Cette description est réalisée par une dizaine de personnages ayant une relation amicale, amoureuse voire fictive avec Jan. Il est absent. Cela donne une construction mentale d’un personnage par bribes, par indices. Mais on sent bien que cet absent n’est qu’un prétexte à définir d’une part chacun des personnages et d’autre part la philosophie de son travail. On apprend que Jan est un artiste contemporain. Il conçoit des installations plastiques qu’il nomme « œuvres sous vide 1, œuvre sous vide 2, etc. ». Il réunit cette communauté de neuf individus qui le connaissent plus ou moins bien. On ne sait pas vraiment, et le doute subsiste, si ce sont ses expériences qui font ses œuvres ou ses œuvres qui font expériences.


Ça commence en chanson, un acteur à l’allure de Jim Morrison, savamment habillé comme un Beatles, légèrement négligé joue de la guitare électrique en chantant à la manière d’un James Blunt (on a les références qu’on peut). Ce chanteur est derrière une paroi translucide de 8m de long pour 2,5m de haut qui est au centre de la scène. Durant toute la pièce,ce mur servira tantôt de miroir, tantôt d’écran de projection ou encore,comme pour ce chant ; d’une possible installation de Jan. Après cette ouverture annonçant que nous ne chercherons pas à comprendre mais que nous devrons nous laisser transporter par les sensations, par ces personnages, ces acteurs qui tenteront de nous rendre compte du fantomatique Jan. Ce même Jan pris dans un kaléidoscope d’histoires plus ou moins vraies, plus ou moins anecdotiques… Après cette ouverture donc, les acteurs arrivent un par un, guidés par une voix-off qui indique, « il entre », « elle entre » ou « elle est entrée », qui ensuite décrit qui ils sont par rapport à Jan et quelles relations ils ont eu ou pas avec l’artiste. Cette voix-off met en scène les acteurs et met en place leurs personnages à la manière d’une lecture de didascalie ou de la présentation des personnages au début d’une pièce classique. Là où les choses s’éclaircissent c’est que là où Jan disparu convoque ses amis pour qu’ils le racontent et qu’ils transmettent l’existence de sa vie et de ses œuvres sous vide, Hubert Colas lui convoque des comédiens pour jouer une pièce où il pourrait avoir disparu. Jan pourrait être Hubert Colas. L’équipe de création a une grande responsabilité pour mener à bien cette expérience. Les acteurs doivent mettre en place au mieux le projet du metteur en scène « disparu ». Le metteur en scène, lui, doit laisser la place aux acteurs et à leurs propositions par rapport à la disparition de Jan. Et assistant à cette expérience, on entendra ce que l’un des comédiens dit, à savoir : « une expérience est toujours réussie en tant qu’expérience ».
Nous assistons alors après cette présentation à un début très enlevé entre enquête, description et volonté de conserver des énigmes sur qui est Jan ?. On pourrait y voir un clin d’œil à la série Twin Peaks de David Lynch avec ce même goût du mystère et de l’humour. Notamment quand une des actrices raconte comment chez Jan elle s’est retrouvé emmerdée avec une chasse d’eau récalcitrante. Là où ce démarrage est subtil c’est dans l’écriture et la parole que porte les acteurs. En effet, le texte navigue sans cesse entre une affirmation et sa mise en doute. Ce qui est dit est toujours suivi d’un « peut-être ». Quand un comédien raconte un événement, il ajoute des précisions qui finalement brouillent ou plutôt multiplient les interprétations possibles de l’anecdote. Cela donne dans un même récit trois ou quatre visions de l’histoire. Ensuite l’énigme s’épuise et s’efface au profit d’une succession de numéros d’acteurs qui n’apportent rien de plus à la description ou à la perception de Jan. C’est pour cette raison que ce projet est ambitieux parce que Hubert Colas en metteur en scène attentif mais « absent » laisse la place aux acteurs qui oublient parfois le sujet pour lequel ils ont été convoqués. C’est-à-dire que le projet et sa réalisation tombe dans son propre écueil. En laissant la porte ouverte aux acteurs, ils oublient eux-mêmes qu’ils sont au service d’un « personnage » et d’une intrigue. Ils s’engouffrent dans leur ego de comédien. Ce qu’ils présentent c’est plus eux-mêmes en tant qu’acteurs que Jan et son œuvre. Même si, un acteur toujours en marge, arrive à nous donner à voir, l’esprit de Jan. C’est dans une série de propositions qu’il rend compte, sans explication, de la vie et de l’œuvre de cet artiste contemporain. C’est par exemple, au travers d’une chute qu’il fait du haut d’un mur d’enceinte du cloître des Carmes. On le voit, au fond, à jardin, marcher lentement sur ce mur haut de 4 ou 5 mètres. Ce soir-là, le vent souffle fort, ses vêtements flottent, il est debout face à la salle sur ce mur au fond de la scène. Le vent donne cette impression de déséquilibre et de danger. Il s’arrête puis sans qu’on y prenne gare, il se laisse tomber à l’extérieur de l’espace de représentation. Il a disparu. Dans cette chute et cette disparition, il donne une réalité à Jan. Mais ce n’est pas une réalité explicative, pourtant c’est une réalité qui s’accorde avec la notion de danger et de risque que tous les autres personnages décrivent quand ils parlent de Jan. C’est dans le même esprit que trois des comédiens se coiffent de casque de moto pour faire des équilibres sur chaises. Ils ont installé une douzaine de chaises en fer, pliantes. Ils s’asseyent dessus et essaient de tenir en équilibre sur les deux pieds arrière. Ils tiennent jusqu’à ce que la chute survienne, chute inévitable et inévitée. Puis ils recommencent ainsi de suite jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de chaises. Ces deux exemples précèdent ce dernier texte qui définit ce que Jan cherchait avec ces œuvres sous vide. Jan voulait donner à voir un moment de suspension, cet instant d’entre deux. Ce n’est pas le moment du choix de tomber, ce n’est pas celui non plus du résultat de l’expérience, mais c’est cet instant suspendu.
On notera que Jan n’a pas beaucoup d’importance en tant que personnage mais qu’il porte en lui des interrogations sur l’art et sur sa nécessité. En mettant en scène, cet artiste fictif ayant le goût du danger, de la suspension, de la limite, Hubert Colas décrit aussi le risque et la mise à nu que représente la création d’un spectacle qui est voué, une fois joué à disparaître. En deux heures, Hubert Colas et son équipe aura su tenter l’expérience de faire de la disparition un spectacle qui malgré quelques écueils aura su en cette soirée froide d’Avignon réfléchir des questions sur l’art et le théâtre. Est-on en tant qu’artiste ce que nous présentons aux spectateurs ? L’artiste et son œuvre sont-ils dissociables ? L’art doit-il être dangereux ? subversif ?

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Ecrivains de plateau, Bruno Tackels, Delbono… Suite https://www.insense-scenes.net/article/ecrivains-de-plateau-bruno-tackels-delbono-suite/ Fri, 24 Jul 2009 16:25:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=835  


Alors qu’en Avignon, Pippo Delbono présente dans la cour du lycée Saint Joseph « La Menzogna », le livre qu’a écrit Bruno Tackels pourrait bien ravir le public de ce metteur en scène à la pratique radicale. Après Les Castellucci, le superbe Francois Tanguy et le Théâtre du Radeau, l’étonnant Anatoli Vassiliev et celui consacré à Rodrigo Garcia, tous publiés aux Solitaires Intempestifs dans la collection « Du désavantage du vent », le nouvel essai de Bruno Tackels : Pipo Delbono vient enrichir Ecrivains de Plateau qui compte désormais cinq précieux ouvrages.


On a pris l’habitude de cette voix familière sur France Culture qui dialogue avec les metteurs en scènes et autres partenaires de la communauté théâtrale. On a pris soin de le lire dans Mouvement. Depuis des années, on le croise un peu partout en Avignon, tantôt dans le fond d’une salle bloc note en main ou plus médiatiquement exposé dans un débat qu’il anime pour le Théâtre des idées. Le plus souvent, il est pressé, toujours entre deux correspondances parce qu’il y a « ça à voir » quelque part… A Dijon Le Hamlet de Langhoff. A Caen pour l’exposition des toiles de Barker, etc. En définitive, Tackels est un guetteur. Un veilleur comme l’entendrait Michelle Kokosowski quand elle se souvient des fondements de l’Académie Expérimentale des Théâtres où il passa lui aussi.
Jeune homme pressé sans doute, mais d’amitiés aussi lui qui, un après-midi de ce début Janvier 2007, en Gare de Lyon où nous nous rencontrons, m’expliquera qu’il doit écourter notre rendez-vous car il faut qu’il aille voir « Lacoue-Labarthe », hospitalisé, et au plus mal. C’est qu’il a été son élève à Strasbourg où jeune agrégé de philosophie et promis à une chaire universitaire (il sera un temps Maître de conférences), il a commencé à donner des cours aux côtés de Philippe Lacoue-Labarthe. « C’était terrible et passionnant. Nous étions en Amphi, au même bureau. Philippe parlait et me passait la parole. Je ne pourrai jamais oublier ça, cette formation là » me confiera-t-il un autre jour. De ces années, il a sans doute gardé le goût du dialogue et celui d’une intimité essentielle à toute pratique de celui-ci. Sens de l’amitié, de l’écoute et du travail mêlés forment chez Bruno Tackels une unité, un tout. Et qui aura lu la préface de sa biographie [[Bruno Tackels, Walter Benjamin, une vie dans les textes, Actes Sud, 2009.]] consacrée à Walter Benjamin ne pourra s’étonner de notre propos.
Benjamin, justement, que l’on retrouve régulièrement cité, dès l’exergue « la loi est à ce point barbare que nous sommes tous égaux devant l’injustice », dans Pippo Delbono. Et qui, à plus d’un titre, pourrait expliquer ce nouveau livre, son ton, son rythme, ses trajectoires…son engagement.
Expérience sociologique
Provocation ? Ruades ? Nécessité de revenir sur des clivages qu’entretiennent ici et là les penseurs du théâtre ? Volonté de déjouer les attentes du lecteur que Delbono peut nourrir ?
Dès le début de son essai, Tackels a fait le choix de citer Galabru, ce monstre facétieux du théâtre, ex de la Comédie Française et bientôt figure incontournable du théâtre de boulevard et de la scène privée. Un choix d’autant plus visible et remarquable qu’il poursuit en citant Benjamin. L’exergue fait ainsi se côtoyer un saltimbanque et un « sage » sans qu’on puisse tenir le premier pour un penseur. A bien y réfléchir, et dans la proximité qu’entretiennent l’une et l’autre des citations placées en exergue, il faut se résigner à y voir un clin d’œil au geste de Benjamin. Y voir une « expérience sociologique » comme Benjamin le dira à propos de son habilitation refusée par des pairs qui resteront dans l’obscurité, lui qui n’en finit pas de briller. « Expérience sociologique » qui n’est pas étrangère non plus à Pippo Delbono… et peut-être à l’auteur de cet essai.
Le décor du livre, entre lumières et obscurité, est ainsi planté. Et Bruno Tackels, de manière récurrente, reviendra sur ce diurne, ce nocturne et cette exposition puisque s’il est un metteur en scène qui s’expose, c’est bien Delbono.
Les vingt-deux fragments qui forment le livre iront ainsi, tels des coups de projecteurs, saisir le mécanisme de la part incandescente qui anime l’italien. Préalablement, l’introduction rappellera la nécessité de prendre en compte l’évolution et les mutations de l’histoire du théâtre. Cette manière, qu’aujourd’hui, l’acteur/auteur a d’être au centre d’un processus théâtral et d’une théâtralité qui tutoient (concurrencent) la position centrale du metteur en scène. Et Tackels de souligner que ces « écrivains de plateau » ne sont pas des putschistes se heurtant à une tradition, mais qu’ils se préoccupent d’abord de la matière qui s’expose sur la scène : l’acteur. Le corps et la parole de l’acteur qui, et Tackels le rappelle à raison, supposent que l’on s’inquiète de ce qu’il y a à dire aujourd’hui, à montrer maintenant : « quel texte monter aujourd’hui ? » et ne soit pas étranger à celui qui le dit et le fait vivre.
Cette pensée récurrente à l’agencement du livre se déploiera tout au long des séquences qui le composent et se lisent comme un scénario où Delbono serait l’objet à cerner. Et alors que Bruno Tackels achève son prologue en rapprochant Delbono de Vilar, via un lien organique qui n’est autre que le « théâtre populaire », soulignant la fidélité de ce « Monsieur Loyal » proche d’une tradition mais aussi dans l’attraction d’un monde iconoclaste, il propose, sans empathie ni amour surfait, de voir en ces expériences, un « genre théâtral inédit ».
S’organise alors un portrait de Pippo Delbono. La tentation (ou le risque) était sans doute grande de se livrer à « nouveau » à un exercice biographique où les matériaux théâtraux serviraient d’argile pour mouler le buste du grand homme. Bruno Tackels déjouera cette pratique. Le portrait qu’il livre de Delbono vaut pour les arêtes qu’il fait ressortir, les ombres qu’il souligne, les aspérités qu’il met en relief, les angles qu’il choisit d’éclairer. A « l’esthétique reconnaissable » du maestro, il fait écho en rappelant une filiation, une influence, une amitié pour Pina Bausch, Eugenio Barba et l’Odin Teatret, un souci constant pour Kantor dont il partage l’origine du geste artistique et sa finalité : « un mur à défoncer, pour aller au nerf du théâtre ». L’enjeu n’est pas l’analyse des spectacles, ni même de proposer un ensemble de critiques réorganisées pour l’occasion. Si les mises en scène sont convoquées c’est pour pointer une expérience singulière qui vaut pour chacune d’elles.
…Le mutisme du vieux palestinien à Jérusalem alors qu’il tourne Guerra, le téléphone portable qui sert à filmer Grido ou La Paura, la danse née de la maladie qui épuise Pippo, les trois gestes de Bobo à la mort de sa tutrice, le sourire de Giancula qui achève Esodo, une dépêche malsaine de l’AFP à propos de La Rabbia qui s’étonne des handicapés, le génois Bernardo qui a gardé toute sa vie son œuvre dans une valise qui n’est pas étranger à Barboni, l’interpellation de l’ayant droit qui aura interdit l’utilisation de fragments de Sarah Khane dans La Menzogna à Turin en 2008…
Chaque expérience théâtrale rappelée est ainsi une expérience existentielle soulignée. C’est que le propos de Bruno Tackels est sans doute de mettre en évidence qu’il n’y a pas, chez Pippo Delbono, de séparation entre le vécu des membres de sa compagnie et le reçu que contemplent les spectateurs. Que chaque création est donc inextricablement liée à la vie qui vient à être exposée, esthétisée et poétisée. Fort de cette intuition « où les acteurs sont eux-mêmes leur propre rôle », Bruno Tackels propose alors de regarder ce travail comme participant de la Commedia Dell’Arte. Une pratique lointaine perdue qui se réincarne à même le plateau qu’occupe la troupe de Delbono dont les acteurs et lui-même sont les « personnages ». Et de lire Bruno Tackels, quand il revient à une écriture qui interroge la pratique du théâtre, soulever un enjeu parfaitement juste : « Il faudra par exemple, un jour, qu’un acteur joue Bobo, quand il ne sera plus là pour le faire […] La réponse de la Commedia Dell’Arte a été la transmission, l’initiation par un maître des secrets d’une figure ou d’un masque. Il ne s’agit pas là de transmettre l’unique, mais la capacité à devenir unique. Un maître ne transmet pas ce qu’il est lui, mais ce qui, en lui, va pouvoir se développer dans le corps et l’esprit d’un autre »[[[Bruno Tackels, Pippo Delbono, Ed. Les Solitaires intempestifs, 2009, p. 37.]]. Remarque fulgurante et, au passage, reconnaissance superbe du rang de comédiens de cette bande trop souvent identifiée pour ce que le regard se limite à voir : des handicapés. Là où Tackels parle lui de « guéris ».
Une construction en archipel
C’est cette figure qui vient en tête à celui qui arpente le livre de Bruno Tackels. Un livre où chaque chapitre, tels des îlots reliés les uns aux autres par des courants tumultueux et des paysages inattendus, se regarde comme le lieu d’un dépôt de remarques essentielles et d’un stock de pensées à disposition, en provisions, en réserves. De Scandale, de Colère, de Voyage, de Bobo, de Sourire, de Désir et Eros, de tropisme du cinéma, etc… qui composent un horizon fluide aux lignes de crêtes certaines, on aurait beaucoup à dire. On préférera dire qu’on y apprend beaucoup sur un théâtre dont les représentants demeurent toujours fragiles. Certainement parce que la primauté des textes (et il en est de magnifiques, d’indépassables et d’essentiels avoue Tackels) se fait toujours au détriment du « trésor qu’est la rue ». Cette même rue qui règle les entrées et les sorties des acteurs chez Delbono comme le rappelle Tackels. Cette rue qui n’est pas étrangère à l’œuvre picturale, plastique et théâtrale de Delbono.
Ce lieu incertain, espace de passages, terrain de « l’impossible désobéissance », territoire du « cri qui se met à pleurer »… Tackels l’aura distingué. Non qu’il y fasse référence en pensant au Théâtre de rue qui est une pratique à part entière. La rue ici est davantage un lieu philosophique, une porte ouverte sur la rêverie et l’imaginaire, un liant entre les espaces qu’investit le livre. C’est tout à la fois, le couloir qui mène à l’intimité, le déambulatoire où se forme le carnaval, l’espace public, le chemin vers le théâtre, l’observatoire des comportements, la voie des solitudes en marche… Et il n’est pas anodin qu’un des films que regarde régulièrement Delbono soit Les Lumières de la ville. Pas anodin que Bruno Tackels voit dans la manière que Delbono a de conduire son travail un geste « forain ».
Et cela dit, c’est aussi parce qu’il est le lecteur attentif de Benjamin, peut-être, que la rue : ce passage, vient innerver son livre. Aussi, quand il compare les acteurs de Delbono à des allégories qui se forment sur le plateau, qui font traces sur le plateau, on ne peut que le suivre et se souvenir du Livre des passages. Livre qui se lit, lui aussi, comme une allégorie de la modernité.
Du livre de Bruno Tackels, on sait alors que le choix qui l’a conduit à privilégier le fragment, le montage de fragments, le collage d’impressions… se trouve faire écho à la dimension moderne de nos sociétés.

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Tandem : auteur / metteur en scène https://www.insense-scenes.net/article/tandem-auteur-metteur-en-scene/ Fri, 24 Jul 2009 16:24:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=832

Le festival d’Avignon, c’est bien entendu les spectacles qui fourmillent, qui se multiplient, qui s’affichent. Mais ce sont aussi les rencontres et débats autour du théâtre et des arts de la scène. Cet art là qui se questionne sans cesse sur ce qu’il est, ce qu’il devrait être, ce qu’il devient. Évidemment les metteurs en scènes, les chorégraphes tentent à travers leurs esthétiques, leurs exigences, leurs propositions de donner les directions vers lesquelles ils emmènent leur art. Mais c’est un art au présent, qui a besoin pour circuler de paroles, de dialogues, de définitions. Ces rencontres, ces débats sont un lieu où se manifeste cette nécessité de mots, ce besoin de parler, de dire même pour rien mais avec la volonté en tout cas de dialoguer et surtout il s’agit de faire histoire, pour donner une existence au-delà de la scène. Ça existe puisqu’on en parle, et ces paroles sont nécessaires pour défendre les arts vivants et leur éphémère réalité. C’est en parlant, que La classe morte de Kantor, le Café Müller de Pina Bausch, La Mère de Brecht continuent à exister et à être des références ou des « modèles ». Ce quinze juillet après midi, où la chaleur écrasait ceux qui se risquaient dehors, la fraîcheur du conservatoire était là pour accueillir un débat public. Ce débat avait pour titre : Le metteur en scène et l’auteur : un tandem à l’épreuve du temps ? et pour sous titre comment une œuvre se construit-elle à deux : des rencontres dans quelles circonstances ? quelles méthodes de travail ?



 
Pour animer ce débat la journaliste Maïa Bouteiller. Dans un premier temps, un tour de table est fait pour que chacun des invités se présente : il y a autour de la table Ronan Chéneau, auteur et David Bobée, metteur en scène, Ludovic Lagarde, metteur en scène pour son expérience avec Olivier Cadiot, Dieudonné Niangouna et Jean-Paul Delore tous deux auteurs, metteurs en scène et acteurs travaillant parfois ensemble.
C’est Ronan Chéneau et David Bobée qui s’engagent à répondre en vrac aux interrogations de ce débat public. Ils racontent leur rencontre à la fac de Caen, l’un en philosophie et l’autre en arts du spectacle. Ronan explique qu’il s’interrogeait sur une déstructuration de l’écriture. Et en même temps qu’il était déjà dans une nécessité de prendre en compte le réel pour créer. C’est pour lui, deux axes, la déstructuration et le réel, qui forme : « une écriture du présent. » David raconte ensuite leur premier « flirt » comme il dit : « Entête », qui sera présenté à l’époque en lecture et projection photo. De cette première collaboration naîtront sept autres créations. À partir de là, ils décrivent leur façon de procéder et quels axes ils ont privilégié. Leur souci est, comme ils disent « l’étude de notre génération, son implication sociale et politique » et les créations ont toujours débuté par des discussions, des débats justement pour cerner un sujet, un thème. Ensuite, Ronan écrit et David travaille à la scénographie. Aux premiers jours des répétitions, les textes de Ronan, les propositions des acteurs, de David, du créateur lumière, du vidéaste, du musicien permettent la réécriture de certains textes, l’écriture de nouveaux textes et surtout la construction d’un axe dramaturgique, d’une direction claire. Ils expliquent : « au début, les textes sont en vrac, les acteurs s’en emparent, Ronan réécrit, ils discutent, il écrit, les acteurs font une improvisation, il écrit, les acteurs transforment… ». L’écriture suit au même titre que la lumière, la musique et la vidéo le processus de création. Cela parce que David Bobée conçoit les différents composants d’un spectacle de la même manière. On peut alors se poser la question du choix d’un thème qui met au centre l’écriture et la mise en scène en invitant une compagnie qui refuse cette hiérarchie ? En ce qui concerne la publication du texte, Ronan met en ordre les textes pour en faire une dramaturgie claire, en fonction du spectacle créé mais pas seulement. Certains textes sont ajoutés ou paraissent dans leur écriture initiale.
Ensuite, c’est Dieudonné Niangouna et Jean-Paul Delore qui se présentent et tentent de définir leur façon de travailler, ensemble et séparément. Ils se croisent une première fois en 1996, à Brazzaville, mais c’est en 2001 qu’ils se rencontrent et décident de travailler ensemble. C’est leur « intérêt commun pour la découverte des poètes et de poèmes » qui les conduisent à faire ensemble du théâtre. On sent dans leur prise de parole, qu’il n’y a pas de cadre, de règle pour leur collaboration. C’est une envie, une idée qui engage le spectacle. C’est aussi parce qu’ils travaillent beaucoup à l’étranger que l’endroit et les gens avec qui ils font, induisent quelque chose du projet. Dieudonné explique que l’écriture n’arrive pas toujours au début mais que c’est sur le plateau, le concret du travail que le spectacle commence à s’articuler. Il dit : « ça invente à un endroit (l’acteur par exemple) et du coup ça invente à un autre endroit (l’écriture) et ça invente encore (la musique) et ça transforme la première invention ». Et au final, une proposition ou un spectacle n’est possible que par toutes ces inventions et transformations successives. Pour ce qui est de son rapport à son écriture et à la mise en scène de ses propres textes, Dieudonné Niangouna est très clair et fait une différence importante. Il raconte que quand il fait une mise en scène d’un de ses textes, il cherche à retranscrire au plateau l’énergie, la nécessité qui est dans son écriture. Cela implique pour lui des transformations, des différences, des aménagements. Il ne conçoit pas que son texte publié soit identique au texte dit pendant le spectacle. D’une certaine manière, il cherche que son texte qui parait soit à l’image de son texte dit sur scène, mais que cette image comme tout reflet soit différent, transformé. Il affirme que l’écriture et la mise en scène : « c’est une autre histoire ».
Puis c’est Ludovic Lagarde qui décrit sa collaboration avec Olivier Cadiot. C’est encore une autre histoire, un autre rapport metteur en scène / auteur qui se définit. Olivier Cadiot n’écrit pas pour le théâtre, il écrit. Et c’est d’abord une commande : « Sœurs et frères » que Ludovic passe en 1993 à Olivier Cadiot après une rencontre dans un bar. Ensuite ce sont des adaptations des livres comme « Le Colonel des zouaves », « Retour définitif et durable de l’être aimé » ou encore « Fairy Queen » que Ludovic a mis en scène. Il exprime que c’est une œuvre littéraire qu’il met en scène, qu’il retranscrit sur le plateau. Olivier Cadiot dit de Ludovic Lagarde : « Je continue à essayer d’écrire des livres dédiés à l’oral qu’il adapte, transforme, prolonge et ampute ». Il raconte que c’est aussi une rencontre à trois, l’écriture d’Olivier Cadiot, le comédien Laurent Poitrenaux et son implication qui a permis que cette collaboration dure. « Olivier Cadiot : Le théâtre peut être la phase bienheureuse, épiphanique du travail d’écriture. Ça marche par trois bandes au billard, mais ça n’empêche pas de faire des choses très classiques, comme de dédier un texte à un acteur, de le tailler sur mesure pour lui. C’est le cas avec Laurent Poitrenaux, avec qui Ludovic travaille mes textes comme un exégète. » Ludovic Lagarde explique qu’il a besoin de découper le texte. C’est même physiquement qu’un jour, il a pris des ciseaux pour découper à même le livre en préalable du travail de plateau. Ludovic exprime aussi que cette relation, cette collaboration n’est pas dans un rapport de faire ensemble. C’est plutôt créer à côté, parce que les problématiques de mise en scène n’ont rien à voir avec celles de l’écriture. Il lui semble très important d’avoir cela à l’esprit quand il choisit de donner à entendre l’écriture d’Olivier Cadiot.
De cette rencontre, nous retiendrons ces histoires singulières dues aux circonstances des rencontres autant qu’à ceux qui se racontent. Et comme dans toute histoire, dans tout souvenir, il y a une tentation de romancer, de rendre compte et d’être compris. Nous aurons à la fin de cette après-midi à l’esprit que le théâtre est avant tout affaire de rencontre et de dialogue.

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Boris par Marleau, ou la tentation du fantastique… https://www.insense-scenes.net/article/boris-par-marleau-ou-la-tentation-du-fantastique/ Tue, 21 Jul 2009 16:31:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=836

Peu avant 18H00, le public se presse dans le cloître qui abrite la salle du Tinel de la Chartreuse de Villeneuve Lez Avignon. Ceux qui sont là sont venus voir Une Fête pour Boris de Thomas Bernhard. Une Å“uvre écrite à la fin des années 60. Un texte dont la lecture nous rapproche immédiatement de la violence des Bonnes de Genet. Denis Marleau, invité à nouveau, se chargera de la mise en scène.



En bon lecteur ?
Pièce composée de trois tableaux : Prélude I, puis Prélude II et La Fête, la lecture de Une Fête pour Boris[[Thomas Bernhard, Une fête pour Boris, trad. Claude Porcell, L’Arche, 1996.]]nous rappelle au souvenir d’un monde asilaire. Dans cet espace plus carcéral et concentrationnaire qu’hospitalier et clinique, une « bonne dame » infirme accable sa domestique Johanna. La relation entre les deux, la dépendance de l’une vis-à-vis de l’autre, bâtie sur la haine et l’asservissement, se développe ainsi tout au long du premier prélude. Au second tableau (Prélude II), sans déroger à la morgue affichée antérieurement, la « bonne dame » joue de même avec un mari repêché à l’hospice, infirme lui aussi. Tyrannique, colérique, sans sentiments, elle évoque un bal, un vol, un accident qui l’a privé de son premier mari, une infirmité pour tout deuil, un remariage sur les conseils d’un aumônier. Ce sera Boris : un chemin de croix pour une paroissienne mutilée. Occupante d’un fauteuil roulant, la « bonne dame » se retrouvera au troisième tableau à organiser ses œuvres de charité. Dame patronnesse à l’œuvre parmi d’autres infirmes « occupés par l’idée du suicide », elle distribue ses cadeaux et reçoit les doléances d’un peuple cul-de-jatte. Des lits trop courts, coiffeurs porcs, médecins, de la vermine… etc. Boris mort, la Fête s’achève, comme la pièce, sur « l’éclat d’un rire effrayant » de la « bonne dame ».
Pour autant que le lecteur aura lu Une Fête pour Boris, c’est cette histoire qu’il aura découverte et saisie. Moins une histoire qu’une série de trois tableaux articulés à la figure centrale de la « bonne dame ». Une sorte de cerbère, de « Dame de pique » entretenant un lien lointain avec les Staroukha et autres Vedma russes qui sont des veuves nocives et maléfiques. C’est cette histoire mais se limiter à ces motifs qui font la part belle à quelques épisodes où s’installent, se distillent, se répandent le fiel et le venin, serait maladroit. Car cette pièce souffre d’appauvrissement dès que l’on s’écarte de la langue dans laquelle elle se donne et n’entendre que ces petites histoires la prive de l’intérêt qu’elle porte aux corps et à la parole.
Il faut ainsi revenir sur le texte et l’écouter pour ce qu’il fait sentir. Cette manière qu’il a de laisser la parole se grossir d’une folie où l’on ne sait plus si les mots sont dits ou seulement pensés à l’intérieur d’une tête folle. Il faut laisser l’oreille s’engourdir et entendre ce qui finit par être un monologue obsessionnel et ressassant. Cette façon dont le lieu d’émission de la parole a d’être brouillé au point de permettre au silence d’être ou d’apparaître comme un monstre omniprésent. En définitive, Une fête pour Boris n’est peut-être qu’une partition muette, une pensée sonore troublée par la présence d’une infirme qui se trouve apparentée à une larve infectieuse pourrissant toutes les règles du discours.
Lisant Une fête pour Boris, il faut retenir que le silence de l’autre, son presque mutisme, rend la parole incertaine et renforce l’idée d’une pensée active. Pensées noires, pensées acerbes, pensées vicieuses, pensées repoussantes, pensées intérieures dites à voix haute aussi comme l’exigent le théâtre et la scène… Et ce monde peint par Thomas Bernhard laisse croître le sentiment que les corps en présence ne sont là que pour habiller ce que détruit la parole. L’inertie des corps mutilés et infirmes vaut ainsi pour la lente destruction du corps social qui s’opère par la parole. Et de voir alors en cette assemblée pensante un monde de cadavres, une communauté de fantômes et de spectres, reflets exacts des sociétés nourries par les bons/faux sentiments. Un monde sourd à la parole de l’autre.
Marleau règle son conte
Mettant en scène une Fête pour Boris, Denis Marleau privilégiera la caricature d’un monde grotesque et cynique. Monde où la « bonne dame » semblable à une Carabosse infirme serait le relief d’un ballet de Tchaïkovski. Seul le fauteuil dans lequel elle est immobilisée tournoie au gré d’une musique à trois temps. Monde fantastique et presque surnaturel que celui mit en scène par Marleau qui modifie les échelles et recourt à l’illusion technologique. Une boîte à chapeau énorme tient ainsi le devant de scène et semble menacer une Johanna travestie. « Mais votre bonne c’est un homme » pourrait lui lancer un Ionesco. C’est que Marleau, en illusionniste de la scène, travaillant sur un découpage lumière qui surexpose ses « mannequins », a coupé la scène par un grand rideau métallique perlé. Que l’effleurement de celui-ci produit un son étrange. Qu’il a choisi de maquiller chacun de ses interprètes au point d’en gommer toutes rides et de les rendre étrangers à la pâleur humaine. Ils luisent, de façon presque maléfique. Et leurs visages qui chapotent des corps invertébrés ressemblent à celui de poupées. Sorte de marionnettes étranges au geste mécanique, au regard écarquillé… sorte de personnages d’un conte horrible… ils semblent une menace les uns pour les autres. Jouant de ce merveilleux horrifiant, la « bonne dame » passera chapeaux et robe rouge, colliers et tiare qui trancheront avec les costumes pauvres de ses sujets. Johanna pourrait être une cendrillon moderne. Boris un nain sans emploi. Et de voir en l’arrivée d’un peloton de mannequins tous étrangement semblables l’ultime touche d’une mise en scène qui incline vers le fantastique. Moment où cette chorale de clones effrayante donne toute sa mesure au dérèglement de ce petit monde marginal qui vocifère et légifère sur son enfer. Instant où s’altère le rythme du tambour que bat Boris sans qu’il soit possible, ni pour les uns, ni pour les autres, de prendre ses jambes à son cou. C’est que dans cet espace statique, ce cul de basse-fosse, cette cour des miracles, ce cercle des gueux… l’infirmité a le premier rôle. Elle est narrée, elle est rendue visible, elle est l’objet de toutes les manutentions. Elle est un monde à part entière où la philosophie, la médecine, l’art… ont été remplacés par la rumeur et le quant à soi. Ici, toute autre chose que la rancœur serait un intrus.
Et Marleau de souligner cette marginalité en donnant en ouverture quelques images de films d’archives de villes balnéaires, de familles où la joie de vivre et la rêverie viendront à être effacées par la mise en scène d’un sordide esthétisée.

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Wajdi Mouawad : Le retour des histoires https://www.insense-scenes.net/article/wajdi-mouawad-le-retour-des-histoires/ Mon, 20 Jul 2009 16:39:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=838

Lentement la cour d’Honneur du Palais des Papes revient à la lumière du jour après qu’elle a été envahie par la nuit. D’un coup, le chant strident des oiseaux gagne le ciel avec les premières lueurs du soleil qui les montrent emprunter des trajectoires improbables. Sur les fauteuils, à la dernière de la trilogie que présentait Wajdi Mouawad, le peuple des spectateurs reprend ses couleurs estivales, abandonne les plaids bleus et bruns, et se levant, salue la performance du quebeco-libanais et de son groupe de compagnons. Sur la scène, avec les comédiens, puis bientà´t avec tous les acteurs de cette nuit, une vague d’applaudissements vient faire écho à la fresque Incendie, Littoral et Forêts donnée pendant un peu moins de douze heures.


63ème Festival d’Avignon


De l’horloge au matin
Vers huit du matin, descendant l’avenue de la République qui prolonge la place de l’Horloge, une masse de spectateurs-globe-trotters apparaissait. Sac de couchage froissé sur l’épaule pour les uns, coupe vent ouvert de randonneurs égarés pour les autres, pulls colorés, sac à provisions informe, démarche nonchalante, visages aux traits tirés à peine camouflés par les lunettes de soleil…Ils allaient par bandes, groupes et couples. Et je les regardais venir de la terrasse presque vide de l’Américain (où tard le soir, on boit et on chante, pendant la nuit, les tubes des années 80), à l’angle de la rue Mistral. Et la rue, habituellement occupée en ces porches et ses halls de boutiques par les clochards, s’animait juste d’un murmure et du pas ralenti de cette foule presque anonyme qui viendrait bientôt échouer à la terrasse de l’Américain. Deux mondes venaient ainsi à se tutoyer. Celui des spectateurs et celui de la pauvreté se côtoyaient un instant dans une intensité rare me rappelant, ici en Avignon, l’échec du théâtre à transformer une société. Et c’est une anecdote que racontait Jean Duvignaud qui s’imposait. « Au XIXème siècle, les gens d’un petit village de Vendée, entendant beaucoup parler du chemin de fer, ont décidé de construire une gare. Ils ont mis des rails, une bâtisse à côté, etc. Le train n’est jamais venu. Il me semble que les intellectuels de ma génération ont construit des gares en pensant que le train devait venir, et il n’est pas arrivé »[[[Débat avec Roger-Pol Droit, Un entretien avec Jean Duvignaud, Le Monde mardi 18 janvier 1994.]].
Le théâtre pourrait bien être aussi l’une de ces gares…
Et pour autant qu’il y avait dans ce souvenir un désarroi profond, pour autant une autre idée, plus heureuse celle-ci, me conduisait à voir dans le théâtre, chez ceux qui le font et ceux qui le fréquentent, le signe fragile d’un point de départ entretenu par le théâtre. Un point, juste un petit point, où sur scène, la langue, la grammaire, les histoires et une communauté entretiennent au monde une langue hors d’usage. Une langue qui a à voir, encore, avec la poésie.
Ce 13 juillet, au petit matin, c’est maintenant à mon tour de descendre l’avenue de la République. En tête, le ressac des images et des sons d’une nuit prise dans une tourmente narrative, dans un maelström de visuels et le pas de charge d’une cohorte de comédiens. La comparaison est incertaine, mais Incendie, Littoral et Forêts pourraient bien former une sorte de cadavre exquis. Un genre à part entière où le spectateur est un autre auteur. Un collaborateur qu’aurait invité Mouawad en lui proposant un registre émotionnel, pulsionnel, sensationnel fondé sur des universaux et la mémoire qui abrite…la mort, l’amour, le deuil, la hantise, le fils, la mère, le père, le fantastique, l’histoire, la quête, la peur, l’obsession, l’enfantement, la révélation, la guerre, le déchirement, Dieu, l’exilé, la famille, le retour, l’enfance, la violence…
Un ensemble de symptômes humains qui réfléchissent la vie, la cruauté et la beauté de l’existence. Les matériaux contemporains, quotidiens, historiques, qu’ils soient mythologiques ou philosophiques, auront permis à Mouawad d’écrire une farce, une tragédie, un drame, une pantomime, une comédie, un conte… D’aucun genre, et participant de tous les genres, la nuit Mouawad aura été, intrinsèquement, un temps baroque, un espace de liberté coloré, un territoire de jeux, un lieu de hors-piste où la figure de l’arpenteur serait le motif récurrent de cette toile théâtrale tour à tour grotesque, tragique, sobre, grandiloquente, cocasse et funèbre, légère et profonde. Sans « tabou((Wajdi Mouawad, Hortense Archambault, Vincent Baudriller, Voyage pour le festival d’Avignon 2009, P.O.L., 2009. Ce livre gratuit à disposition du spectateur et du lecteur est fabriqué sur le mode d’entretiens. Wajdi Mouawad s’y confie et s’y expose)) », Mouawad arpente ainsi le monde, son histoire faite de rebondissements et de dérapages. Et de souligner que l’auteur pourrait bien être alors une sorte de Peer Gynt qui porte son regard alentour. Et de dire qu’il écrirait ce qui s’impose à sa rétine, qu’il y mêlerait sa pensée, qu’il en rêverait les formes, qu’il ne jugerait de rien mais rapporterait des états, des spasmes, des contractures, des rires, des cris, des silences, passant indifféremment du puéril au profond, de l’inutile au fondamental, de la violence à la tendresse.
Habitant la cour sans solennité, oeuvrant dans le Palais pour le faire vibrer, marathonien porteur d’idées ou scribe captif de toutes les libertés… Mouawad aura occupé la cour d’honneur comme s’il était en un atelier où il aura éprouvé la résistance et la plasticité d’un monde intérieur et extérieur.
A la première image, sous la modalité d’un rituel nécessaire à l’apparition du théâtre, un collectif d’acteurs se fera décalqué sur un mur noir à coup de peinture. Négatif d’âmes délivrées, fresques rupestres improbables, traces qui entretiennent avec l’écrit une ressemblance incertaine… ce moment fonctionnera comme un gong.
Images en vrac d’un road movie
Dans une chambre, à Québec, un acteur parle du magnifique cul dont il s’occupait, d’une pénétration à nulle autre pareille avec force de gestes et du coup de téléphone, au même instant, qui lui annonce la mort de son père. Là est la brûlure originelle d’Incendie.Un chevalier arthurien facétieux veille au grain de son protégé. Un père mort, verdissant et puant accompagne son fils qui lui cherche une sépulture. Ce sera le Liban. Terre de guerre. Le père enfin enterré, le fils est maintenant né. Plus loin, la famille hait son histoire. La richesse affichée des fourrures cachent à peine la misère affective des hommes et de leurs femmes. La choralité s’assemble autour de l’isolé. Ce qui était tu sera révélé. La naissance du fils s’est faite sur le décès de la mère. Il fallait choisir entre les deux et le choix incomba au père. Dans l’histoire de la famille, le père est haï, la mère célébrée, le fils, lui, est vivant. Et Mouawad d’écrire un sacrifice et de souligner un bouc émissaire qu’une équipe imaginaire de cinéma met en boîte. Le road movie a commencé et l’album de famille voit défiler les épisodes sans qu’on sache s’il s’agit d’une même famille ou des histoires qui arrivent à n’importe quelle famille.
Une femme aura un cancer du cerveau, là où le reste d’un embryon a choisi de faire son nid en y préservant un os. Une famille d’Ossie fête la chute du mur de Berlin et s’arrange des chaises comme pour un banquet tchekhovien. Une fête de famille pour fêter la chute…Un homme en fauteuil roulant, paléontologue dit-on, cherche les pièces du puzzle familial. La femme s’écroule en tétanie. Le cancer, le fœtus au milieu du cerveau, le docteur en blouse blanche et ses annonces rassurantes, la jeune fille qui avorte et dont le ventre est rougi à la peinture vermeille…Le monde tourne, mais il ne tourne pas rond. Et Mouawad de s’en tenir à cette géométrie et à ce mouvement où ce qui dérape vient altérer le tourner en rond. Où un notaire de Quebec part pour l’orient retrouver un destinataire. Où un notaire prend le risque de mourir pour accomplir la volonté d’une morte. Où un snipper/danseur joue de son fusil comme Prince de sa guitare en allumant les touristes, les reporters et autres victimes de toutes les sales guerre. Où un corps nu, une femme dénudé se regarde autrement quand le bruit d’un train laisse entendre la déportation… Vie et mort pense Mouawad. Logique de mort et absurdité de la vie. Entre les deux, dans les deux, ces légions de personnages ne se privent d’aucune expérience, ni de l’amour et de ses échecs, ni des luttes fratricides, ni des rires nés de la naïveté, ni des larmes nées de l’histoire, ni d’une toilette, ni d’un repas, ni de la rencontre avec la mer bleue…
D’une minute à l’autre, d’une image à l’autre, d’une scène à l’autre, Mouawad multiplie les espaces de référence à une humanité vacillante et les occurrences à la violence. C’est entre ces deux états que la langue fait son miel en choisissant de faire du plateau le terrain d’un battement affolé et intermittent où l’écriture devient une pulsation irrégulière.
Une irrégularité entretenue et accentuée tout au long des trois textes, des trois tableaux nourris de musique classique, de rock, de mélodies religieuses… Irrégularité habillée de jets de peintures bleues et rouges.
Irrégularité qui peut de temps en temps, alors que la scène est le lieu du collectif ou de l’individuel, devenir un rythme. Comme le moment, sans doute l’un des plus beaux et peut-être le seul moment vraiment juste de cette fresque, où une comédienne raconte le choix qu’elle doit faire entre ces trois enfants, alors qu’un milicien va en exécuter un. Moment d’une rareté impeccable où la comédienne au milieu d’un rectangle blanc dessiné sur le sol, seule et donnant à sa voix tous les accents de la douleur, de la frayeur, de la colère, de l’impuissance… parvient à faire entendre un cri profondément humain. Moment d’une puissance incroyable où la voix de la comédienne, narrative et littéraire, dépasse ces contraintes textuelles pour faire naître une image invisible et pourtant sensible. A cet endroit, Mouawad aura gagné la simplicité qui fait défaut à un récit où l’iconographie participe de l’habillage émotionnel.
De l’histoire du Théâtre au retour d’un théâtre d’histoires
En choisissant de placer la 63ème édition du festival d’Avignon sous le signe de la narration, Hortense Archambault et Vincent Baudriller légitimaient cette entrée en rappelant que « l’homme a besoin de raconter des histoires car elles lui confèrent son humanité, lui permettent d’appréhender le monde et de combattre la tentation de l’amnésie »[[Extrait du programme et de l’éditorial qui présente le festival 2009.]]. En soi, cette proposition n’est pas sans réfléchir quelques enjeux idéologiques qui n’ont pas épargné la littérature ou, disons-le autrement, les modes d’écriture des cinquante dernières années. Au nombre des luttes qui se mirent en place avec la pratique d’une écriture qui rompait justement avec le « Il était une fois… », des auteurs, metteurs en scène et plasticiens (pensons à Beckett, à Müller, à Kantor, à Gabily…) nous avaient conduit sur le terrain d’une esthétique et d’un champ poétique où le « spectacle » était en rupture avec une pratique bourgeoise. Brouillant les histoires et par là la logique d’une construction aristotélicienne, s’écartant du psychologisme, oubliant les héros, altérant le rapport à l’identification, abandonnant le modèle des « grands récits » et leur rapport à la communication, amalgamant diverses matières pour devenir matériaux… l’histoire de l’écriture, sur le mode des autres arts (peinture, architecture, musique, danse…) s’enrichissait ainsi de nouvelles formes complexes et énigmatiques. Avec elles, la représentation d’une humanité certaines des limites de ses formes s’ouvraient à un espace plastique et poétique plus étendu que le territoire figuratif dans lequel nombre d’artistes l’avaient inscrite. Un monde mallarméen nous avait affranchi d’un univers prométhéen. Ces nouveaux agencements fondés sur le fragment, le discontinu, « l’abstrait » marquaient un passage heureux et une aventure dans le monde des signes arbitraires. Ne revendiquant aucune place, et distant de tout académisme voulant faire école, n’excluant d’aucune manière ce qui avait été et ce qui devait durer, cet art n’entretenait avec ses contemporains qu’un seul souci. Penser l’affranchissement du regard, des héritages, des traditions et des tics de réception afin de permettre la manifestation d’une éthique de la perception fondée sur la liberté du sujet. Penser, à l’intérieur d’un système de signes qui ordonnent notre rapport au sensible et nos représentations, l’étrangeté d’un signe qui ne ferait plus écran entre ce que l’on voit, sent, entend et l’essence que pointe la chose vue, entendue, sentie. Ce que la déconstruction, le fragment, le discontinu… et plus tard ce que l’on mettrait du côté du postmoderne et du post-contemporain m’ont toujours semblé relever de la marge et du jeu. C’est-à-dire cette manière qu’à l’art de montrer, parfois, un espace irréductible, une incertitude récurrente, une connaissance à venir… propre au sujet devant l’œuvre.
L’étrangeté d’une partition beckettienne, celle d’une composition modelée par Kantor, plus récemment le geste argileux de Nadj ou l’inertie profonde saisie dans un drapé bleu par Vassiliev… se donnaient ainsi pour une expérience pure rencontrant la « naïveté » du spectateur. De cette « naïveté » nietzschéenne exigeante, au commencement de toute connaissance subordonnée d’abord à l’écoute frémissante, au regard troublé, à l’être inquiet plutôt qu’elle ne s’articule, parce que l’œuvre y invite, à la reconnaissance de soi.
On ne peut reprocher à Wajdi Mouawad ce défaut de naïveté qu’il commet en toute liberté et en connaissance. Lisant Voyage qui rapporte l’itinéraire d’un acte de création, il aura à maintes reprises souligné son rapport à l’histoire littéraire et théâtrale de ces dernières années. Préférant une histoire, « Sophocle à Beckett » comme il l’écrit, il le fait donc en conscience. Et s’inscrivant dans la grande tradition du parler pour être a priori compris, il use à dessein d’un geste qui multiplie les formes attractives de l’empathie, voire d’une catharsis de retour. On ne peut lui en vouloir de jouer ainsi sur une émotion récurrente qui annihile tout travail chez celui à qui il a donné rendez-vous. On ne peut en vouloir à Wajdi Mouawad d’exercer un métier qui, dans le climat ambiant du pragmatisme en toute chose, l’invite à privilégier le simplisme. On ne peut lui en vouloir de la diversité des motifs et des saynètes qui se succèdent comme s’il fallait éviter l’écueil de la pensée en multipliant les recueils et autres espaces de sensibilité. On ne peut lui en vouloir de fabriquer ainsi un théâtre de l’offre qui suppose une demande où la diversité du consommable est le contre-pied que Mouawad aura trouvé à « l’ennui » supposé d’un théâtre d’approfondissement. On ne peut lui en vouloir de souhaiter distraire le public en recourant à un inventaire frénétique où l’architecture de l’histoire est rapportée en ces grandes lignes à travers le prisme des tragédies intimes et des destins collectifs…
On ne peut lui en vouloir… Même si, l’ayant écouté et lu, me souvenant de l’une des phrases échangées avec les directeurs du festival : « Au théâtre, je n’ai aucun mal à faire croire à des spectateurs qu’une chaise est un arbre, aucun »[[Voyage, op. cit., p. 81.]] ; même si, donc, il me semble que le théâtre est ailleurs. Peut-être à l’endroit où Magritte nous proposait de regarder un tableau titré « ceci n’est pas une pipe ». Même si, je pense, le théâtre n’est pas une histoire de « faire croire » mais relève, parce que c’est un art, de quelque chose qui a à voir avec la puissance du vrai, peut-être même l’essence du vrai. Le reste est affaire de distraction/illusion que l’on trouve en d’autres lieux.
Ce matin, ce 13 juillet en descendant l’avenue de la République, la fatigue est là. Je ne parle pas des douze heures passées qui ne relèvent que de la performance. Non. On peut ne pas dormir et même entretenir la disparition du sommeil parce qu’un livre, une œuvre, une musique, un théâtre parfois dictent des pensées dont on n’avait pas fait l’expérience. Et cela vous maintient dans une excitation rare où, plus sensible et réceptif, on désire entretenir cet état qui permet de prendre la mesure de la vie. Non, là, « la fatigue est là » désigne une amertume, une forme plus discrète du désespoir. A la terrasse de l’Américain, les autres sont enthousiastes, parlent de « choses partagées, d’un vécu commun, d’émotions ressenties et rappelées »… J’écoute ce qui se dit. Le théâtre comme espace de reconnaissance, comme lieu redoublé de l’expérience avec en sus la distance obtenue par l’artifice poétique et esthétique qui organise le pathos. Ah bon, alors c’est ça ? Peut-être même qu’ici et là, il s’avancera des voix pour prétendre qu’il y eut dans cet intervalle, enfin, « un partage du sensible » et du coup, pourquoi pas, qu’il y a là enfin « un théâtre populaire ». Ah, alors c’est ça ? Définitivement, la fatigue gagne…

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Rachid Ouramdane : Passeur de témoins https://www.insense-scenes.net/article/rachid-ouramdane-passeur-de-temoins/ Mon, 20 Jul 2009 16:35:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=837

A la Chartreuse, dans cette deuxième partie du festival, Rachid Ouramdane nous propose sa nouvelle création au Tinel de Villeneuve lez Avignon. Pour ce travail, il est parti du témoignage de personnes de tous les continents ayant subi des sévices et des tortures. Témoignages réalisés avec finesse par Jenny Teng et Nathalie Gasdoué. A partir de ces paroles, il nous propose « Des témoins ordinaires », une plongée réflexive autour de la question du corps, de sa mémoire, de son utilisation et de son implacable présence dans les conflits.


 

63ème Festival d’Avignon


Le spectacle s’ouvre sur une note, un son. Son sourd et lancinant lancé d’une guitare électrique par un des interprètes. C’est dans la pénombre, devant un mur de projecteurs qu’apparaît le son de cette guitare posée au sol, abandonnée de son musicien. Un son, le la du spectacle, note grave qui appelle au voyage ou plus exactement à une traversée. Note tenue qui plonge le spectateur dans ce que Rachid Ouramdane appelle “le bain sonore permettant un rapport particulier à l’écoute et au récit”. Justement c’est de cette note que le premier récit s’extrait. La pénombre a laissé place au noir sur le plateau et à huit halos de lumière sur chacun des haut-parleurs diffusant cette voix en suspension et en avant scène. La lumière indique l’endroit d’où ça parle invitant notre attention pour ce premier geste. Alors, on écoute ce témoin, ce premier témoin qui dit sa difficulté à raconter, presque son incapacité à témoigner. Ce qu’il nous livre, c’est bien sa réflexion et ses doutes sur son témoignage. Ce récit qui se transforme en fonction du temps et de sa répétition. Et cette réserve, cette retenue est liée à une difficulté d’être clair, d’être précis, d’être net. On sent une volonté d’éviter la sensation. C’est aussi dans les hésitations et dans la chaleur de sa voix que nous sentons qu’il évacue la possibilité que nous pourrions définir son être uniquement comme ayant connu la torture. Ce qu’il a traversé ne le définit pas. En posant des questions sur comment raconter, comment témoigner et comment, vous auditeurs, vous allez entendre mon récit, il dit l’impossibilité à dire, à imaginer. Ce n’est pas imaginable, ce n’est pas une matière à spectacle.
Et Rachid Ouramdane en ouvrant sa proposition sur ce récit ne dit pas autre chose. Il informe qu’il n’y aura pas de sensationnel, pas de spectaculaire. C’est au contraire avec pudeur qu’il met en scène la parole. Comme Yves Godin, le créateur lumière met en lumière ce récit, jusqu’à ce que le noir s’impose. Et cette ouverture se finit dans le noir avec la note et cette voix maintenant familière qui continue cette réflexion sur comment rendre compte de la torture, comment pouvons-nous l’entendre sans tomber ni dans une jouissance de la barbarie ni dans une compassion pleine de bons sentiments. On entre alors dans une proposition chorégraphique qui s’interroge elle-même. À l’endroit d’abord de la torture comme objet de spectacle, comme sujet de représentation, mais aussi ce rapport au corps qui est commun au thème (la torture) et au médiant (la danse). Ce noir qui clôt ce premier récit peut se penser comme un enfermement, celui du spectateur, mais aussi comme un besoin de rendre compte de ce que ce témoin dit de l’inimaginable comme ce qui ne peut pas être en image.
Le plateau retrouve sa pénombre et on distingue les cinq interprètes circulant sur la scène dans un rythme simple. Ce qui circule, au-delà des danseurs, ce sont toujours les témoignages qui continuent à dire dans d’autres langues, dans d’autres couleurs, dans d’autres musiques : la torture. Puis la parole d’ailleurs, les récits enregistrés laissent la scène à la langue des danseurs. Chacun d’eux va nous parler en mouvement pour montrer un corps monstrueux et cela toujours sans illustration et dans une simplicité. Ça se contorsionne en laissant de côté le spectaculaire et la virtuosité. Les interprètes sont au service de la proposition et c’est avec humilité qu’ils sont là, qu’ils rendent compte de leur capacité “hors normes” dirait Rachid Ouramdane. Et c’est notre propre rapport à leur capacité qui fait douleur et violence. Ces transformations du corps nous sont montrées dans une simplicité et au temps et au spectaculaire. Notre imaginaire navigue entre la danse et les récits, soit pour associer la torture au corps “dansant”, soit dans un rapport réflexif autour de la contradiction entre la monstruosité d’un corps qui agit sa transformation et un corps qui subit une mutilation. Le visage d’une femme apparaît sur un écran où elle témoigne de la barbarie subie mais aussi de la violence dont elle était capable et dans laquelle elle s’inscrivait au nom de ses convictions. S’évapore alors la tentation du manichéisme. Il n’y a pas d’un côté les bons et de l’autre les bourreaux.
Dans son rapport au spectateur Rachid fait aussi appel aux corps du spectateur, en lui proposant des sensations sonores et visuelles. En effet, durant toute la proposition, Jean-Baptiste Julien, le musicien accompagne les témoins et les danseurs en jouant en direct, mais il sait être dans un rapport à la musique qui n’a rien à voir avec le mélodique. Au contraire, il transforme, il travaille la musique pour réfléchir le son ; autant sur sa production, sur son émission que sur sa propagation. De ce fait, la réception est multiple puisqu’elle est évidemment sonore mais aussi physique par les vibrations qu’elle induit chez le spectateur. Il produit des sons à partir des guitares comme au début mais en exploitant toutes leurs possibilités. Par exemple, la guitare électrique du démarrage est pendue et en pendule devant ce mur de projecteurs presque face à face à la salle. Et le son produit par l’instrument est fonction de son balancement et surtout des variations de l’éclairage. Ce qui entraîne une séquence dans laquelle nous traversons deux univers en adéquation et en combat. En adéquation car l’un produit l’autre et en combat car nous sommes soumis à l’éblouissement et à l’assourdissement contre lequel instinctivement nous résistons. Puis le mur de lumière en s’éteignant progressivement laisse apparaître le visage d’un témoin qui raconte son rapport au monde et à ce qu’il entend. Il explique comment une phrase, un geste de la vie quotidienne le replonge dans son passé. Ne serait-ce que quelques instants, comme d’entendre une porte qui claque ou quelqu’un dire “il faut exécuter cet ordre”. Là encore, dans le choix de ce témoignage Rachid Ouramdane nous dit que le corps est notamment mouvement, sensation et parole, et qu’il mémorise. Cette capacité de mémoire fait que dans une certaine mesure le corps réfléchit.
Des témoins ordinaires fait le pari de la complexité, de la contradiction et donc de la pensée. C’est une proposition qui nous emmène dans une réflexion autour du corps, celui qui est contraint, violenté et celui qui danse. La question aussi de l’interaction et l’implication de tous ceux qui participent à la création est posée. En effet, au cours de cette heure et quart, la réflexion “qu’est-ce qui produit quoi ?” est omniprésente. Les voix produisent la danse ? la lumière ? la lumière révèle la voix ? le son ? le son entraîne la parole ? la danse induit la vidéo ? La vidéo donne du sens à la lumière ? à la scénographie ? C’est avec simplicité que l’équipe de création a voulu et a présenté ce spectacle intelligent et sensible. Et c’est avec humilité que les cinq interprètes Lora Juodkaite, Mille Lundt, Wagner Schwartz, Georgina Vila Bruch et Yeojin Yun sont entrés dans ce projet et deviennent comme Rachid Ouramdane des passeurs de témoins.

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Maguy Marin : Fondement d’un combat https://www.insense-scenes.net/article/maguy-marin-fondement-dun-combat/ Thu, 16 Jul 2009 16:41:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=839 Il y a quelques mois, Maguy Marin évoquait un travail sans titre. Un travail destiné au In d’Avignon et que l’on aura vu au Gymnase Aubanel en ce début de juillet. Elle parlait alors de ce qui n’était qu’une intuition. Elle évoquait « une ambition lyrique », une interrogation sur les « jeux mécaniques du corps », son attention pour « le rire comme expression incontrà´lée du fond ténébreux ». Elle disait son envie d’une matière sédimentée, construite par strates et dépà´ts. Dans ce qui n’était encore qu’évocation brève, préférant une préparation informelle, se gardant le temps de l’urgence en réserve, elle disait son plaisir de regarder des films burlesques avec son groupe de danseurs de Rilleux-La-Rappe.

 

 
Bientôt, bien plus tard, il y aurait Description d’un combat.
Ou un long poème épique recomposé, fait de lectures croisées, de sonorités prises à Homère, Hugo, Péguy, Lucrèce… Comme une longue marche en littérature héroïque où l’éclat guerrier côtoie la méditation douloureuse. Une lente marche inscrite de part et d’autres des enfers où le geste divin guide le bras armé humain. Une furieuse marche à la guerre où Troie prise par Achille – le vainqueur d’Hector et l’orphelin de Patrocle – ne cesse de nourrir l’Iliade de ces quêtes sanguinaires. Un poème prendrait ainsi corps qui se formerait sur un genre antérieur à la tragédie mais pas étranger au tragique. Un poème que Maguy Marin inscrit dans l’épopée. Un genre qui, dans l’histoire littéraire, n’appelle que des images mentales que la chorégraphe, le temps d’une heure, va travailler afin de les faire passer sur le plateau.
Image d’une errance peut-être. D’un désoeuvrement peut-être. D’une scène qui se répéterait à l’infini. La même scène et en même temps, à chaque pas, une scène un peu différente juste pour marquer des épisodes un peu différents. Et là de voir et d’entendre quelque chose d’intensément compact, de ramassé, de condensé. Quelque chose renvoyant inextricablement à une complexité. Mais sous le geste le plus simple du détachement.
Des danseurs qui marchent lentement sur le plateau du gymnase Aubanel, on dirait qu’ils sont des guerriers égarés sur un champ de bataille. Peut-être venus piller quelques cadavres ou ramasser et voler quelques effets laissés par les morts, les danseurs se déplacent extrêmement lentement. Peut-être en chasse d’une nouvelle proie qui traînerait encore dans Troie ou sur les bords de la mer Egée Il y a quelque chose de carnassier et d’animal chez ces êtres lents. Il y a une violence contenue dans l’approche de ces morts qui apparaissent doucement à mesure que ces sentinelles tirent sur les étoffes qui couvrent le sol. Quelque chose relève du dénudement comme du dénuement. Car si l’image du guerrier s’impose, celle de l’ami endeuillé qui cherche un parent, un frère d’armes parmi les macchabées, ne peut être exclue. Peut-être alors, que l’image du guerrier est indistincte de celle de l’endeuillé. Peut-être celui qui vient là porter un dernier trait est-il inséparable de celui qui tente de reconnaître les traits d’un compagnon.
De ce rythme lent qui est un rite funèbre on ne peut pas non plus douter. Et d’entendre alors la cruauté d’Achille rapportée et murmurée comme le geste de celui qui accomplit une vengeance qui est l’une des origines de l’histoire. Et le fondement d’un retour du tragique.
Sur ce champ de bataille, sur ce rivage à l’abandon, après que tout aura été enlevé, des carcasses métalliques, des armures lointaines, éclatantes et argentées, comme un écho lointain et rimbaldien, figurent des ruines humaines désertées par des corps qui se sont absentés. Ceux des danseurs qui quittent la scène nous apprennent que nous nous étions approchés d’une densité. Description d’un combat finissant, le plateau ouvert sur un fond noir se trouvera alors rendu à un vide étrange tout aussi intense. Et déjà le souvenir s’installe qui conserve l’image d’un geste pur privé de toute ivresse, articulé à un dévoilement où l’arrêt, la pause, la suspension auront fait écho à un chant narré tant chaotique qu’hypnotique. Et la mémoire de garder l’intensité de ces rouges vermillon dans lesquels le pas se glisse, et de ces bleus raphaéliques endossés par des corps au repos. Et l’oreille de préserver le glissement d’un pas sur le gravier et le sable, d’entendre ces voix assemblées tout aussi bien confondues à des images meurtrières qu’à des territoires de prières. Et de se sentir bercé par cette odyssée sonore et visuelle qui appelle le Souci de ne rien perdre de ce don rare.
Et de penser que cette œuvre aura été celle qui, se frayant un passage dans une histoire sans fin, nous aura mis au plus près d’une danse où la fabrique du sensible prend forme sur une échelle infiniment secrète, infiniment discrète. Infiniment exigeante. « Densité », dis-je, qui appelle une rupture avec la représentation que l’on pouvait avoir du mouvement au point de nous conduire au plus près de son essence. Là où le geste s’esquisse. Là où le ralenti est étude. Là où un imperceptible tremblé est au commencement d’une geste qui gagnera l’ampleur, la profondeur en substituant à la vitesse et au bougé, une extrême lenteur. C’est-à-dire très loin du « sautillement » dont Straub faisait la critique quand on lui reprochait le mouvement dans Empédocle ou Antigone. Description d’un combat se devait donc d’être radical qui, comme le fait aussi entendre la polysémie de ce mot, nous renvoie à une racine… un fondement. Et de souligner que Maguy Marin n’aura peut-être travaillé que l’idée d’un « homme debout ». Juste cette idée, essentielle.

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Maguy Marin : Là, où ça danse. https://www.insense-scenes.net/article/maguy-marin-la-ou-ca-danse/ Tue, 14 Jul 2009 16:44:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=840 Difficile d’évoquer un spectacle, c’est ce qu’au mois d’avril, trois mois avant la première à Avignon, nous disait Maguy Marin. Difficile d’évoquer un spectacle, c’est ce qu’au mois de juillet, trois jours après la première de Description d’un combat, je pense quand je commence cette critique. La première chose à laquelle j’ai envie de faire référence, c’est ce que nous livrait Michel Foucault dans Le corps, lieu d’utopie.1.


…“D’une façon plus étrange encore, les Grecs d’Homère n’avaient pas de mot pour désigner l’unité du corps. Aussi paradoxal que ce soit, devant Troie, sous les murs défendus par Hector et ses compagnons, il n’y avait pas de corps. Il y avait des bras levés, il y avait des poitrines courageuses, il y avait des jambes agiles, il y avait des casques étincelants au-dessus des têtes… Il n’y avait pas de corps. Le mot grec qui veut dire corps n’apparaît chez Homère que pour désigner le cadavre. C’est ce cadavre par conséquent, (…) qui nous enseigne, enfin, qui a enseigné aux grecs (…), que nous avons un corps, que ce corps a une forme, que cette forme a un contour, que dans ce contour il y a une épaisseur, un poids. Bref, que le corps occupe un lieu”…

Nous sommes au gymnase Aubanel, il est 18 heures, la salle est comble. Ce spectacle Maguy Marin l’a conçu en étroite collaboration avec les interprètes comme nous l’indique le programme. Cette indication est précieuse puisque c’est donc une équipe, un ensemble qui a associé ses forces pour cette création. Et cela nous informe aussi que ce n’est ni une mise en scène, ni une chorégraphie à laquelle nous allons assister. Effectivement, Maguy Marin nous emmène et nous invite à suivre, à vivre une épopée s’inscrivant pleinement dans cette 63e édition du festival d’Avignon imaginé et pensé sous le signe de la narration. Du même coup, la chorégraphe revient à une origine de l’histoire. Origine à double titre, celle de l’histoire de la représentation et celle de l’Histoire en s’appuyant sur le récit de la guerre de Troie. Dans ce cadre, l’équipe nous propose un prologue, les neuf danseurs entrent en avant scène, face à face avec nous. Ils commencent à tour de rôle à se présenter en prenant en charge une partie de ce poème. Présentation simple de leur corps, dans sa matérialité et dans ce qu’il a de sonore, présentation et introduction à ce qui suit. Dans cette ouverture, on entend que la danse ne sera pas à l’endroit attendu, que la voix sera présente durant toute la représentation et que c’est un lieu du corps qui bougera, qui véhiculera une danse. Et ce choix est d’autant plus subtil qu’à travers l’évocation de la guerre de Troie, les mots et les sons se rattachent et d’une façon explosive au corps lui-même. Après cette introduction, les danseurs, les interprètes rejoignent l’endroit de la scène. Le plateau plongé dans la pénombre accueille comme une armée, les danseurs. Il faut voir cette marche, ces premiers pas, déjà comme une danse, une origine du mouvement et cette origine fait écho à l’origine de la narration. Il y a dans ce commencement, et dans cette pénombre laissant apparaître un sol meuble, une variation légère et continue de la lumière qui imprime et au corps et au sol un mouvement. C’est dans cette attention portée par Maguy Marin à la naissance du mouvement que nous voyons une chorégraphie. Cette chorégraphie et cette écriture sont mises en relief par l’arrêt, la pause. Et c’est cet arrêt et cette pause qui donnent à voir les mouvements et du même coup une danse. Et c’est dans ce temps pris, à l’attention du premier mouvement, de la première marche que cette création évoque toute la difficulté et la lenteur de cette guerre de Troie. Au fur et à mesure, les acteurs avec la même rigueur, le même soin que pour leurs déplacements retireront du plateau la première couche de tissu bleu dévoilant un sol doré et des fragments d’armures. Puis c’est un sol rouge avec des lances et des drapeaux et enfin une plage entre cailloux et sables qui apparaît, sur lequel une vingtaine d’armures sont révélées dans leur intégralité. Accompagnés par le récit, ces changements précis et rythmés de planchers nous laisse imaginer : la mer pour arriver jusqu’à Troie, le champ de bataille, l’olympe et ses dieux observant une guerre qu’ils ont décidé, le sang versé, une plage après un débarquement. Mais toutes ces images naissent de la rencontre du plateau et de l’imagination sans qu’aucune d’elles ne soient ni imposées, ni vérifiables. Ces lambeaux de tissus ôtés du sol comme une déchirure à laquelle sont confrontés les soldats grecs et troyens pendant les combats. Et c’est avec ses morceaux de tissus que les acteurs s’habillent, se “costument”, faisant référence ainsi à Achille, Priam, Agamemnon, Hector et les autres héros grecs et troyens sans jamais nous les rendre palpables. C’est avec la même beauté, dans l’écoulement de ces 66 minutes que nous observons des tableaux qui s’inventent devant nous et qui ne sont pas la reproduction de peinture déjà vu. Cette volonté de Maguy Marin de jamais entrer dans la facilité, dans le clin d’oeil complice donne une exigence et une liberté à celui qui écoute et prend le temps de regarder et de s’arrêter.
Un arrêt sur le description du titre aurait sans doute permis de savoir que nous allions assister à autre chose qu’à une danse virevoltante et virtuose. Et c’est avec virtuosité que Maguy Marin nous présente un objet singulier au milieu d’un festival de théâtre. Nous y avons vu de la danse et nous le pensons comme un combat entre une narration qui rassure, qui accompagne et celle-là qui invente et attend de nous une pensée, un mouvement.

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« I » – L’abécédaire heureux de Lamarche-Damoure https://www.insense-scenes.net/article/i-labecedaire-heureux-de-lamarche-damoure/ Sat, 25 Apr 2009 16:46:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=841 Après deux soli « Paupière » et « Sans-titre » pièce fondatrice d’une extrême profondeur avec la mère en toile de fond, la compagnie Itra confirme avec ce rendez-vous collectif au Centre Chorégraphique (où les 18:60 sont un véritable succès public), qu’elle est une des équipes les plus stimulantes du paysage chorégraphique régional. Lamarche-Damoure est un patronyme heureux. La chorégraphe, d’une grande discrétion, presque gênée d’être là, presque à s’excuser de nous convier à cette ultime répétition publique avant la création, présente une exploration audacieuse de l’enfance dans une pièce intitulée « i ».


« A » comme abécédaire
« I » comme une voyelle strident, un rire crispé où comme un simple bâton (ou petit bonhomme) comme ceux que dessinait le Pédagogue Fernand Deligny devant les enfants autistes qu’il a suivi tout au long de sa vie. L’oeuvre de Lamarche-Damoure penche de ce côté-là, dans ces zones de l’enfance encore troubles où la naïveté se mêle à la cruauté, où les premiers pas incertains se heurtent aux limites du corps qui se découvre. Sac de pulsions incontrôlables pas encore soumises au dressage corporel induit par le passage en société, les corps des deux interprètes se délient de façon instinctives ravivant une forme d’exaltation primaire des sens.
L’Abécédaire, Lamarche-Damoure à décidé de l’arrêter à la lettre « i ». Mais elle aurait pu tout autant jouer du « A », comme chez Deleuze où le A renvoie à l’animal, à ce qu’il y a d’animalité dans l’humain en général et chez l’artiste en particulier, toujours à l’affût. L’animal est ici omniprésent par les instincts qui se déploient sur le plateau et se matérialisent par des transes corporelles mutiques que l’on peut retrouver chez un autre chorégraphe qui s’est concentré sur l’autisme, Alain Platel; mais également par la circulation du vivant proposée dans cette pièce marquée par la qualité de présence des trois artistes qui dialoguent ou plutôt bégaient ensemble, cherchent une parole qui ne vient pas alors ils basculent naturellement dans les cris, vociférations et onomatopées qui viennent rythmer à propos cette tentative de langage. Georges Aperghis y retrouverait ses petits tant ce travail vocal osé et fragile tombe juste.
Ces enfants là ne sont pas encore encombrés de l’alphabet, les corps et les langues balbutient avec une certaine joie. On s’amuse à jouer à la bagarre avec des sabres laser et des grosses carabines, jeux insouciants tout comme on jouera un peu plus loin les magiciens dans une grosse caisse. Les codes sont déjoués, ce n’est pas un spectacle de danse qui danse pour danser, mais une traversée d’états subtils et contradictoires qui mobilise une recherche corporelle, plastique et théâtrale exigeante pour prendre la parole.
Vol au-dessus de l’enfance
Le commandant de bord s’appelle Jérôme Lapierre, il apparaît seul en scène, se regarde marcher (un peu trop) précédé par l’écho de ses talons, s’installant à son établi sonore, ses premiers mots sont « Cap’tain speaking »… L’anglais est de mise, Il nous donne la température et les indications d’usage dans un protocole cocasse.
Le décollage est imminent et c’est Olivier Renouf qui est projeté là sur le plateau prêt à s’envoler. La musique est planante, mais à ce niveau on ne parle plus de musique, ni d’une bande son qui viendrait illustrer, renforcer, appuyer on ne sait quel propos, mais bien d’une matière vivante qui construit un espace sonore, une surface de dialogue avec les deux danseurs. Musicien de talent à la manière d’un Vladimir Tarassov donnant la réplique musicale à Nadj il y a quelques années, Lapierre a de la ressource (il est également signataire du graphisme épuré de l’affiche) et c’est un régal de nuances de la petite musique de chambre à une beat-box jazzy déjantée, ses interventions en décontraction à la façon pilote de ligne sont autant convaincantes, dommage que ses quelques incursions physiques auprès des danseurs soient plus pataudes et d’un intérêt relatif.
Elle, la chorégraphe, lui l’interprète se rendent la pareille à merveille. On retrouve chez Lamarche sa maîtrise et sa précision sur les surfaces réduites dans un travail saccadé d’une grande finesse, une grammaire corporelle inventive qui se joue des règles sous la contrainte. Une qualité de présence significative et ce, qu’elle soit enfermée dans une boite ou qu’elle enfile un bonnet de bain jaune.
Olivier Renouf est plus emprunté (on le sait blessé) et moins précis dans ces premières interventions, mais ce duo génère des frottements et déséquilibres d’une grande richesse. Ils s’entremêlent après la bagarre sans jamais se trouver réellement mais toujours avec une complicité fraternelle sous-jacente. C’est beau parfois, très beau.
D’autre fois, c’est moins net, comme ce final avec cet avion en carton qui n’atteint pas la dimension onirique souhaitée, la poésie n’opère pas, le trait de lumière est attendu, ça ne prend pas alors qu’on avait décollé très haut quelques instants auparavant avec les deux hurluberlus qui nous emmenaient dans leur avion (deux chaises) bien plus crédible au dessus-de la Normandie. Le « cafard moelleux » et le « hibou » se cherchent encore, mais peut-être faudrait-il les enterrer. Quelques longueurs ça et là et quelques raccords dramaturgiques à effectuer et ressérer… Mais le squelette est là, et il est très solide. Alors cette répétition publique est une belle promesse qui devrait trouver un écho au delà des frontières régionales. Dorénavant, vous connaissez Lamarche à suivre…

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À L’abri de rien, de Mohamed El Khatib : mime de rien https://www.insense-scenes.net/article/a-labri-de-rien-de-mohamed-el-khatib-mime-de-rien/ Wed, 15 Apr 2009 16:49:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=844  


Premier livre de Mohmed El Khatib dédicacé à Yamna et Nine, A l’abri de rien, Fragments morts [[ Mohamed El Kathib, A l’abri de rien, Editions Fragmentaires, 57 pages, 10 euros.]] impose au lecteur quelques pensées funèbres, tout en le maintenant dans une distance enjouée. Présenté comme une pièce pour 4 interprètes (trois morts et un écrivain), indistinctement femme et homme interchangeables, le texte est dévolu à figurer un matériau théâtral que l’éditeur des Editions Fragmentaires a mis en page, mis en scène…



La trentaine passée pas encore grisonnante, vissé sur son vélo qui le transporte à travers Caen (un vieux clou pour lequel il a une affection débordante et qui lui permet de faire de la rééducation après un déchirement des ligaments croisés suite à un match heurté), officiant dans la culture et notamment les choses scéniques, Mohamed El Khatib aura commencé une thèse, publié quelques articles savants sur le théâtre, contribué à la rédaction d’un ouvrage collectif sur la critique. Parlant peu de lui, sinon à travers quelques anecdotes que l’on pourrait étendre à tous, il n’est pas secret mais seulement discret. Aussi, commençant par ces lignes à peine et tout juste biographiques, ne reste-t-il qu’un livre à lire.
Précisément, une pièce au terme de laquelle, à la dernière page, on lira que celle-ci en annonce d’autres, chez le même éditeur… Tous les tchétchènes sont des menteurs, 2009. Sheep, 2010. Révolutions françaises 1980-2010, 2011. Trois titres, encore introuvables mais dont on a des traces d’écriture en fin du volume… Soit l’annonce d’une écriture en marche…D’un programme d’écriture en quelque sorte, comme il existe des programmes minceurs, politiques, informatiques, militaires, télévisuels, de théâtre, de cinéma… A la différence qu’ici, le programme, chez Mohamed El Khatib, pourrait bien être un mode d’organisation du temps et de la vie, rythmés par une écriture tout aussi métaphysique que phénoménologique qui nous rappelle que la vie ne connaît d’autre programme que la mort. Cette réalité, A l’abri de rien, en souligne la constance, au point de faire du lecteur, par un effet miroir mineur, un spectateur de la mort à venir, du mort qu’il est à venir. Ce qui justifie, peut-être, la première phrase de cette pièce : « Le spectacle commence quand ? »
Ça commencera
Ouverture et variation becktiennes sur le mode de Fin de partie, « c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir »… A l’abri de rien « va commencer, va bientôt commencer, a déjà commencé, commencera, commence » par une couleur. Le noir ou un noir théâtral. Comment choisir ? Pourquoi choisir d’ailleurs puisqu’ici le noir est autant un état chromatique, qu’un artifice sémantique qui permet de rejeter au loin le spectacle. C’est-à-dire l’artifice et le simulacre. Ce qui ne veut pas dire la fiction. Commençant par un noir qui prive la salle de ce qu’il y a à voir, Khatib nous invite donc à voir plus loin que le seul monde visuel. Il ne sera mime de rien. La mort sera donc une métaphore pour désigner un peu plus que la raideur cadavérique, la disparition ou la finitude. La mort sera tout d’abord l’anti-spectaculaire. Et l’auteur de décliner immédiatement, sous la forme d’un inventaire médiatique, une liste de patronymes célèbres, réellement morts ou pas. Liste prise à l’actualité sportive, musicale, littéraire et politique, nationale et internationale… Liste monumentale faite de symboles et de déceptions, de bonheur d’un soir et de grands soirs qui déchantent où la mort n’est rien moins que la métaphore d’illusions et de désillusions. « Mort comme » écrit-il.
D’un « trait de plume », Khatib aura ainsi bazardé l’accessoire, le futile, le couru, le connu, l’idolâtré et l’insupportable. Nécrologique sans nécrologie, carnet mondain et carnet de décès,la première page de A l’abri de rien concerne donc ceux qui ont entretenu, peut-être et différemment pour tout le monde, un espoir, un sens à la vie, un sens à leur mort. Sorte de Tabula rasa de V.I.P, de cimetière de célébrités, de mise en scène désoeuvrée d’honneur rendu ou perdu… « Mort comme » résonne ainsi comme un titre, une rengaine. A l’aune de ces premières lignes de récit, l’auteur gagnera alors un cercle intime, en même temps que le noir en retrait laissera poindre un « chantonnement » comme une petite musique de chambre…froide.

Du dialogue de soi entre les morts
Faux dialogues, faux personnages, fausses situations… Khatib n’en est plus à vouloir faire du théâtre la scène concrète des états de conscience. Pas plus qu’il ne servirait de réalités figurées ou de grands récits théâtralisés. « Mort comme Jean-Paul Sartre » pourrait-on ajouter à cette pièce qui n’est pas un huis clos, et ne défend aucune thèse, n’annonce aucun résultat soumis à la logique dialectique. Tout au contraire !
Héritier du sensible, fils spirituel de Wittgenstein qui pensa Babel, ayant droit de l’oulipo, de la déconstruction et du postmodernisme… Khatib joue avec la langue et déjoue les attentes liées au langage. A l’abri de rien cumule ainsi les fausses pistes, les récits isolés, les tropes imprévisibles, observe la rigueur de la syntaxe et de la grammaire qui permettent de s’amuser de l’espace sémantique auquel ils sont subordonnés. Parler ne veut rien dire en quelque sorte, si Parler c’est vouloir prouver. Le dialogue improbable entre les morts n’obéit donc à aucun ordre. Au mieux est-il un territoire peuplé de sensations vives, de pensées brutalement apparaissantes, d’idées saugrenues, de remarques naïves et sincères comme il en vient parfois sans qu’elles soient attendues. Du dialogue apparent, on peut donc le lire comme un monologue avec soi où la mise en place d’un autre que soi tout aussi mort sert à faire entendre un écho à ses propres obsessions, à ses éternelles appréhensions. Obsession de l’enfance. Car dès l’enfance, et c’est bien à l’occasion cette période incertaine que la vie prend forme, dès l’enfance donc, il y aura la peur de la mort. Khatib ne l’a pas oubliée. Peur de la mort de l’être le plus proche et le plus important. Peur de la mort de la mère. Et ce qui s’écrit dit qu’il faut apprendre à vivre avec cette pensée-là. Cette pensée douloureuse que vient contrarier les pensées d’un enfant qui découvre la vie récréactive, en même temps qu’il y reconnaît la mort. Chez Khatib, ça prendra le tour de la conjugaison du verbe mourir, au présent, afin de se « mettre en bouche la mort ». Mais aussi, ça sera le souvenir de la poule farcie par le cul. Histoire de ne pas sombrer dans un lamento pathétique, cela vaudra au lecteur de comprendre l’intérêt de la « Farce ». Théâtre oblige.
Mais au détour de ce dialogue où l’autre est mort parce que ce qui est livré dépasse la pudeur et ne peut être entendu par aucun autre, on aura lu qu’ « en repartant du théâtre (…) le monde se divise inégalement en deux parties égales. Ceux qui ont mal d’avoir perdu leur mère, et ceux qui vont avoir mal de perdre leur mère ». Phrase type, chez Khatib, jeu d’une construction mimétique qui fait entendre ici les solitudes respectives et les douleurs singulières. Et si ça ne suffit pas, il faudra se reporter à la page 18, et l’histoire du « haricot » pour rire, sourire et comprendre qu’avec la « fin des haricots », à l’agonie clinique se substituait une mort clinique. « Merci maman » arrête alors ce récit d’apprentissage.
On ne parle pas au mourant comme au vivant…
Beckettien (la référence est donnée dans le texte, page 28), mais et aussi kafkaïen… Khatib connaît ses classiques. Non pas absurde donc, mais seulement complexe. Tel est le monde et tel est l’espace qu’occupe l’écriture chez lui. Aussi, alors que le lecteur abandonne l’interlude où « l’écrivain » organisait, avec les spectateurs, une mort pour un training, A l’abri de rien reprend avec « une Mort administrative ». Où la gestion du funéraire de la mort par suicide de la mère. Les pages qui suivront lorgneront du côté d’un rituel, d’une cérémonie qui, observés par Kathib, ressemblent au jeu du « premier qui bouge ». La mère est morte et deux pages plus loin, l’enfant est mort-né. Il est « D.C.D » écrit-il, sous la forme d’un texto, d’un SMS, et autres raccourcis lexicaux. Forme qui annonce l’ellipse, l’écriture plus ramassée, plus éclatée, court-circuitée… Ecriture qui en finit avec le développement des phrases pour recourir désormais à des bribes d’histoires qui se croisent et se mêlent. Histoire du père qui égorge le mouton dans le garage, histoire de maternité, histoires en vrac… où le souci n’est pas de délayer, de développer, de dénouer, mais plutôt de rappeler, par séquences imaginées ou pas, par plans fictifs ou pas, par scènes réelles ou pas, la mémoire que l’on garde de souvenirs vécus ou de souvenirs qui ont été racontés. Khatib rompt ainsi avec les chronologies, les ordres d’importance, l’organisation du rationnel, les motifs (l’émotif ?)… La mort aux trousses, le texte s’affole, emprunte diverses histoires, cite d’autres livres, parle d’autres langues… Et de voir ces méandres littéraires comme autant d’inquiétudes et de panoramiques sentis par l’écrivain qui avoue « chaque livre lu est du temps de vie sur la mort ». Et de comprendre que ce qui se donnait dans sous une forme anarchique : ce texte déboussolé, n’était in fine que le symptôme d’une vitalité profonde et désespérée. Celle éprouvée par un fils, qui devant sa mère mourante, aura multiplié les possibles littéraires sans qu’aucun de ceux-ci ne parviennent à éviter sa mort. « Le livre est fini, ma mère est partie ».
Remerciements à l’éditeur
Présenté sous une couverture noire légèrement tramée sur laquelle s’inscrit un titre en lettre d’argent, A l’abri de rien de Mohamed El Khatib est un joli livre où l’écriture court sur les pages d’un papier crème. Une belle édition et une bien jolie finition qui réfléchissent une sensibilité partagée entre l’éditeur et l’écrivain. Une pratique suffisamment rare pour qu’on la souligne aujourd’hui et qu’on en remercie leurs auteurs.
A l’abri de rien de Mohamed El Khatib n’est pas seulement un texte de plus dans le paysage littéraire. C’est avant tout un matériau qui, entendons précisément ce terme, est un ensemble d’états, de nuances, de modes de sensations et de pratiques d’écriture. Un texte qui, dans la lignée de la pensée de Michel Foucault, sait que la littérature ne dit rien, mais qu’elle n’a de cesse de faire entendre. Promis au théâtre s’il trouve quelque metteur en scène, on imagine déjà que celui-ci saura faire usage des pages blanches qui ponctuent ce texte. Espaces de pudeur, peut-être, qui sont restés muets et pour autant signifiants d’aveux difficiles. Pages vierges, aussi, laissées ici et là, dans le texte, et qui permettent d’écrire au lecteur. Pages, en fait, qui attendent que le lecteur devienne à son tour auteur. Ou du moins des pages qui l’invitent à écrire, dans une langue qui serait la sienne, l’histoire qu’il entretient avec ce qui est le lot commun de tous : une certaine peur de la mort de soi, de l’autre.

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Die Gehängte : une raison en enfer https://www.insense-scenes.net/article/die-gehangte-une-raison-en-enfer/ Tue, 14 Apr 2009 16:52:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=846  
Solo, autoportrait, performance… Die Gehängte de Silke Mansholt, invité par la Comédie de Caen, devrait être présenté dans l’une des éditions à venir du Festival d’Avignon. Un travail poétique et historique qui tient la raison en enfer, autant qu’elle invite un monde imaginaire… On la retrouvera l’an prochain, au CDN, avec in Memoriam Nature. À voir, à ne pas manquer.


Dans un des beaux textes de Genet, il est écrit qu’un guide, un mime funèbre, conduit les spectateurs à travers un cimetière jusqu’à l’endroit du théâtre qui a été construit parmi les tombes. Et chacun qui se rendrait au « spectacle », dit l’auteur de L’Etrange histoire du mot d’…, passant entre les stèles, prendrait ainsi conscience du sérieux du théâtre et de notre affinité avec la mort qui n’est pas étrangère au geste du théâtre.
Franchissant le parvis de l’Eglise Saint-Nicolas, juste avant de voir et d’entendre Die Gehängte[[Die Géhängte de Silke Mansholt fut joué à Caen, à l’invitation du Centre Dramatique National de Caen-Comédie de Caen, du 30 mars au 3 avril 2009.]], c’est ce souvenir de lecture qui revint et s’imposa dans le froid qui ne devait à aucun moment faiblir.
Là, parmi les spectateurs qui ont passé une couverture sur leurs épaules, comme autant de réfugiés pris dans une tourmente climatique ou historique, dans la pénombre d’un espace insolite, une forme presque humaine rampe lentement, peut-être difficilement.
Un ange du bizarre
Debout, devant un micro, Silke Mansholt s’est redressée, sourit amicalement, longuement et puis parle d’une voix douce. Elle évoque l’Histoire, hésite en anglais, parle en français, commence en allemand. « Schnell, Schnell… Vite, vite. Vous connaissez l’allemand… » dit-elle, toujours en souriant. « Oui, vous connaissez », s’assure-t-elle, cette histoire allemande où quelques mots semblent définitivement associer à une violence radicale. Histoire d’une langue, donc, où un signifiant (schnell) a définitivement perdu son signifié auquel se sont substituées des images autres d’homme menaçants, de cris, d’aboiements, de trains, de corps transis et défigurés, de visages souriants et de regards effrayés, de soldats armés et de condamnés menottés à leurs valises. Personne n’ignore le bruit de cette langue et la couleur du vêtement de ces bourreaux dont Silke Mansholt est habillée. Ce cuir brillant, cette étoffe noire intense, aux plis parfaits, cette silhouette rigide relevée par un brassard rouge et sa croix sur fond blanc.
Au premier moment, alors que sur l’écran vidéo, en fond de scène, la neige tombe sur une forêt à l’envers, sur une nature insolente d’indifférence, Die Gehängte aura donc suspendu le temps, rappelé des images et convoqué la mémoire d’une communauté hantée. Précisément, une communauté d’héritiers sans âge qui se partage entre les uns, qui vivraient infiniment leur sort de victimes, et les autres, notamment elle, allemande exilée, qui serait encore le coupable.
Elle, l’allemande qui parle français, entre ainsi en confession en même temps qu’elle demande à être regardée autrement. Car Silke Mansholt est autre que ce que sa voix rappelle.
Peut-être à cause de ces ailes blanches qui lui donnent un air d’Ange du bizarre ? Peut-être parce qu’elle en appelle à la conscience sommeillante de ceux, spectateurs français, qui auraient oublié le million de morts algériens. Peut-être parce que ici, sur scène, paroles et images n’ont pas pour vocation de s’inscrire dans une muséologie mais d’être un matériau esthétique et poétique.
A l’image de cette presque croix gammée, amputée de ses branches dont elle dit que « c’est la moustache d’Hitler ». A l’image de cet uniforme qui n’en est pas un. A son image, à elle, qui bientôt, après qu’elle aura brocardé l’exploitation de cette histoire dont on fit nombre de films qui valurent nombre d’oscar à quelques acteurs, n’est pas son histoire. A son image, dis-je, qu’elle offre maintenant dans une nudité visible, mais surtout et bien davantage dans le dénuement. A la dernière image, frémissante, elle invitera à boire « un vin chaud peut-être ? ».
Une raison en enfer
Et d’ajouter que d’un bout à l’autre de cette heure funèbre et sensuelle, la comédienne aura commencé à raconter, mimer, parfois chanter différentes histoires. Celle des brassards qui enserrent le haut de son bras gauche et qui renvoient à des états de guerre, à des identités politiques ou humanitaires, et parfois tout simplement, quand celui-ci est totalement noir, à l’histoire d’un deuil. Celle aussi d’une parole qui se défait de son registre linguistique pour trouver, à trois reprises, dans le souffle profond et la respiration lente, les accents paisibles et spirituels d’un chant zen. Celle encore, en fond de scène, de dos, d’un geste chorégraphié minimaliste où les bras lancés de gauche à droite semblent chercher un dépassement de soi… Celle aussi de rituels plus symboliques où, aux quatre coins de la scène, elle observe silencieusement quelques pratiques cultuelles. C’est là, accroupie devant une bassine, qu’elle lave la croix qu’elle porte dans le dos. Plus tard, à quelques pas de là, elle couvre partiellement sa nudité d’un lis. Et c’est là, encore, qu’elle observe quelques silences lointains devant un chandelier…Où qu’elle apparaît sur l’écran vidéo, suspendue à l’envers, mangeant une pomme, tel un Saint Sébastien dans l’attente de son exécution.
Et devant la forêt qui prend la couleur des saisons pendant cet enfer, alors que la brume matinale laisse deviner les verts printaniers, les rouges et les ocres des journées automnales… Devant cette image sylvestre qui renvoie au temps cyclique, en surplomb de l’espace scénique, Silke Mansholt aura aussi construit un hors temps où son art est énigmatique.
C’est-à-dire un temps étranger aux grands récits où l’instant et l’image sont sensibles avant que d’être lisibles. Car Die Gehängte n’est pas le lieu, exclusivement, du souvenir et des formes qu’il prend à travers la remémoration qu’elle soit narrative ou plastique. Ce n’est pas le territoire d’une gravité indépassable, mais celui d’une vitalité éternelle, à jamais sacrée au-delà de toute fortune absente. C’est donc aussi ce sacré vital dont traite Silke Mansholt, enclin à la fantaisie, à l’impulsion, à la facétie à toute épreuve. Sacré qui n’a plus pour horizon les formes idéologiques qui se traduisent dans la terreur. Mais sacré qui nous invite à la naïveté nietzschéenne : celle du regard et de l’esprit qui rencontrent un art affranchi des canons et de l’académisme. Lieu de l’art, chez Mansholt, où la parole tient en balance le verbe poétique et le langage quotidien, ne donnant l’avantage ni à l’un ni à l’autre. Préférant suspendre en quelque sorte le rapport que l’oreille entretient à l’essentiel souvent placé du côté de « ça veut dire », quand il serait nécessaire, comme le fait entendre Mansholt, de laisser aux sons leur rapport à la vacuité et aux images inédites. Entendre l’inédit, plutôt que le toujours dit…
Jeter son corps dans la bataille
Est bien le geste qu’accomplit Silke Mansholt dans Die Gehängte. Et au-delà d’un titre pasolinien[[En 2000, Jeter son corps dans la bataille est le titre donnée à l’action que proposait l’Académie Expérimentale des Théâtres, à la demande de Michelle Kokosowski.]] qui s’impose par la nature même de cette performance où elle est littéralement en jeu, c’est aussi un titre qui l’inscrit dans une filiation, dans la parenté du travail scénique et conceptuel de Raimund Hoghe. Cet « ange inachevé »[[Marie-Florence Erhet, Raimund Hoghe l’ange inachevé, éd. Comp’act, 2001. L’ouvrage présente plusieurs photographies du chorégraphe.]] comme l’écrit Marie-Florence Ehret quand elle évoque le solo d’Hoghe, l’ange ailé et bossu, dans Jeter son corps dans la bataille.
Travail d’autoportrait, aussi, que celui de Mansholt où, à la manière de Schiele, le jugement (comme le rendu) est suspendu. Laissant le corps de l’interprète, demeuré seul, exposé dans sa vulnérabilité où, le dénudement est ce dénuement qui rejette au loin tout dénouement.

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Quand je serai mort… Je tremble. https://www.insense-scenes.net/article/quand-je-serai-mort-je-tremble/ Tue, 10 Mar 2009 17:56:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=847  Publié chez Actes Sud, Joël Pommerat est aujourd’hui l’une des figures de la scène contemporaine dont le théâtre ne finit jamais d’interpeller. Je tremble, I et II, présenté au Théâtre d’Hérouville, s’inscrit dans cette veine où le théâtre devient lieu de passage, espace de tensions entre comédiens, territoire de méditations pour le spectateur…

Toujours un peu avant…
C’était quelques mois avant qu’une crise ne se révèle au plus grand nombre alors qu’elle rampait déjà dans les rues sous les formes d’une misère humaine, et Joël Pommerat, au Théâtre des Bouffes du nord, présentait Je tremble, I et II.
A Gennevilliers, il y avait eu, aussi, Au Monde, D’une seule main et Les Marchands. D’une seule main, c’est celle-là que j’étais venu voir. Cette pièce-là d’abord, après les autres.
A Gennevilliers, dans l’ex-caféteria réaménagée par la volonté de Pascal Rambert en salle de lecture et en salle de vidéo, j’avais attendu avec d’autres, assis dans un fauteuil de plage jaune parmi d’autres, en regardant Poésie de l’ordinaire. Un documentaire de Blandine Armand où Joël Pommerat confiait ce qui le guidait dans son travail : la quête d’un réel, la volonté de ne pas faire n’importe quoi n’importe comment, le désir d’un théâtre qui saurait se préserver d’un environnement tout à la fois accueillant et carnassier, le souci d’une pratique d’écriture… et des images, des ruines, des moments de théâtre et des décors d’usine dans des terrains vagues désertés, mi-bidonvilles, mi tiers-monde de périphéries immédiates.
Plus tard, D’une seule main s’achevant, il y avait eu pour finir le bruit puissant d’un rotor d’hélicoptère qui était venu balayer toute la salle. Et, je crois mais ma mémoire est incertaine, un acteur, Ruth, en front de scène, à jardin, avait entonné Le Chant des Partisans. Et c’était surprenant car D’une seule main ne préparait pas le spectateur à cela. Pour autant, cette voix-là ou cet hymne-là n’avait rien d’étranger à une mise en scène où tout n’était que soulèvement. Où tout n’était qu’émeutes fragiles de sentiments, bruissements d’affections malmenées, séismes presque imperceptibles touchant aux matières humaines, haut-le-cœur amoureux, insurrections intérieures et conflits de pensées en frottement… Soit, d’un certain point de vue, des états de tremblements internes portés à la scène, laquelle en révèle les mécanismes, en soulève le voile, et apparente D’une seule main à un théâtre du dévoilement. C’est-à-dire un lieu où le regard est invité à voir plus loin que ne portent les yeux… donc à entendre plus que l’oreille ne peut saisir, et où le neutre finit par disparaître à mesure que la représentation cède la place à la présence. A mesure que l’intensif gagne du terrain sur l’itératif et fait place à un imperceptible tremblement…
Quand je serai mort… Je tremble (I, II)
« Quand je serai mort, peut-être tout à l’heure » écrit Maurice Blanchot. C’est la première phrase de La Folie du jour qui me vient en tête alors qu’un bonimenteur, sur scène, visage couvert d’un blanc de céruse, costume d’animateur et micro en main, fait l’article d’un projet théâtral où il annonce sa propre mort, qu’il va mourir ou dit qu’il est déjà mort quand retentit un coup de feu. Entre cette déclaration, Je tremble I puis II, le temps du théâtre se sera joué de toute logique. Le temps du théâtre aura été celui du rêve, de la remémoration, de la confusion entre la sphère du vivant et celle de la mort. Entre l’une et l’autre, le théâtre aura été un espace de passage orphique peuplé de sons, d’images, de voix, de silences, de noirs profonds, de scènes imprévisibles, de dialogues impromptus, de confessions inattendues… Le théâtre ou un autre lieu, en quelque sorte, où le possible se défie du raisonnable, où le virtuel s’étend au-delà de la réalité et frôle un réel inhabituellement sensible. Une autre temporalité, aussi, où le temps, justement, n’obéit plus à un déroulement chronologique, mais figure une camisole, comme une peau, dont il est impossible de se défaire, sans début, sans fin, sans repère. Le théâtre ou le territoire d’une autre circulation de la parole qui s’écarte de la communication pour se faire expression libre, phrase plutôt que discours, prises de parole plutôt que discussions, adresse à l’autre plutôt que dialogue, et qui fait du spectateur un confident, un témoin, un acteur muet, dans l’ombre, peut-être…
Le Bonimenteur s’écroulera juste après que l’obscurité a laissé passer l’éclair du coup de feu. Plus tard, le même se pliera quand sa main enfoncera le sabre dans son ventre. Avant, l’animateur, le bonimenteur aura été le médiateur d’un monde qu’il organisait jusqu’au moment où, au monde, celui-ci lui échappait aussi.
Le théâtre est là. Mi société du spectacle eût dit Guy Debord, mi spectacle de la société. Avec son Monsieur Loyal au faciès étonnement inquiétant qui se révèle un homme de main… du coup de main. Avec ses rideaux paillettes de cabaret poudre aux yeux qui scintillent dans un monde d’obscurité et jettent un voile sur le visible. Avec ses rythmes et ses lumières « disco » dans le halo desquelles les déhanchements chroniques de fin de semaine sont comme autant de signes d’êtres, de mal être et de corps manipulés… Le théâtre est là qui déploie l’absence de vie de cette vie-là quand viennent en bord de scène les histoires intimes et plurielles d’êtres abandonnés à des vies morgues. Et d’entendre La Sonate au Clair de Lune, à chaque fois, comme un souffle mélancolique qui dit l’à bout de souffle de ces vies. Alors se présentent au regard la silhouette de la femme inquiète « Où sont passées les idées », « je veux mon avenir… nom de dieu » dit-elle branlante. Celle de la junkie ou d’une anorexique aux phrases aussi décharnées que son corps. Elle, oublieuse des miasmes moraux et des pudeurs mal placées qui enrobent la parole, a juste l’énergie de faire entendre sa douleur : « J’ai froid, j’ai peur… ». Une autre raconte sa mère qui s’est lentement tuée au travail. Sorte de « Jeune fille et la mort » qui s’amuse du trop peu de place pour les sentiments et se rappelle des caresses interdites quand la mère, au travail, perdit ses mains. Cette « Jeune fille » on la retrouvera plus tard en face d’un homme cynique ou simplement désabusé qui lui proposera une roulette russe fatale. Et à nouveau, comme un leitmotiv, la Sonate au Clair de Lune, et à nouveau en retour un noir qui segmente chaque confession. Non pas une coupure, mais un noir qui marque ces destins qui ont en commun d’être funèbres. Un noir, comme une sorte de tunnel au bout duquel est éclairée la singularité de chacune de ces existences et de ces individualités. Figures isolées, définitivement et radicalement seules ou spectres de couples défaits par l’incompréhension, le désamour, l’amitié caduque… Les silhouettes dessinées par Joël Pommerat sont invariablement promises à la chute, à l’errance, à la solitude… Et le spectacle continue.
Une petite sirène échangera ainsi sa nageoire et la parole contre un amour de paille. Elle réapparaîtra rejetée sous la forme d’une infirme muette, jambes atrophiées soutenues par des béquilles défigurantes. Plus loin, un homme chaleureux en quête d’amitié offrira à un passant le fusil qu’il présente comme celui d’Oswald. Plus tard, un homme impardonnable se retrouve dans un tribunal où il plaide son innocence. Et toujours La Sonate au Clair de Lune, et toujours ces noirs au terme desquels apparaît une autre déchéance. Et toujours la confession du bonimenteur qui revit sa vie, revit la rupture, revit sa mort jusqu’au moment, final, où il gagne un cercueil. Son cercueil.
Le théâtre est là, dis-je, sonore et silencieux, coloré et gris, dans cette agrégation d’idées mortes, cette sécrétion d’amertumes offertes, cette sédimentation d’existences pâles qui sont périphériques à un monde travesti dans la fête, dans la musique des tops, les rengaines et les ritournelles qui ont marqué une rencontre pleine d’espoir et d’amour, pour finir vaguement sous la forme de souvenirs qui amuseront les petits-enfants prédestinés au même sort. Le ventre rond d’une jeune femme l’annonce forcément… le réel est là, inévitable, et présente la disparition de la vitalité. La disparition de la vitalité dans la vie ou, et c’est presque la même chose, présente une agonie. C’est-à-dire le mot (agonie) qui désigne en définitive l’ultime tremblement, le dernier tremblement de la vie, l’instant où le vivant tutoie le mourant. Le moment où le vivant n’est déjà plus lui-même.
Et il serait vain de croire que le regard et la raison puissent saisir et organiser les images et les scènes qui apparaissant tout au long de Je tremble, I et II. Vain d’espérer pouvoir réduire le sensible que porte cet espace construit qui juxtapose le goût du fantastique rattrapé par celui du monstrueux.
Du music-hall et des variations chorégraphiques et musicales qui s’entendent, on sait qu’elles ne sont pas étrangères au public qui les a écoutées ailleurs. On se doute qu’elles forment les signes d’une mémoire collective qui ne renvoie plus à aucune communauté. Une communauté introuvable en quelque sorte. On se doute que la mutilation n’est pas vraie, que la main de la mère sur-éclairée n’est pas la main coupée : son spectre, mais plutôt le symptôme métaphorique de toutes les mutilations. On sait que les bras ballants d’une mère qui n’arrive plus à serrer la taille de sa fille n’est pas loin de souligner une misère affective, une distance incompréhensible, un abandon à peine explicable. Et derrière l’écran brumeux, alors que deux compères s’affairent à découper les membres d’un tiers, on perçoit dans cette image un énième tour de magie qui n’a plus rien à voir avec le divertissement. Les frontières que dessine Joël Pommerat sont ainsi faites qu’elles laissent voir l’insupportable du divertissant. Et les figures de monstres du film qui vient à être sur-imprimé sur le tulle diaphane dissimulent à peine le corps nu d’un être fantomatique. Un monde cadavérique est là qui apparaît et prend les formes de corps et peut-être, en lieu et place de l’esprit, la forme aussi des idées et des pensées. Monde cadavérique, dis-je, comme l’est la séquence du corps drapé de blanc, derrière l’écran comme dans une brume matinale, où la sensation de la mort devient si vive.
Et le bonimenteur, seul devant l’écran comme devant un tableau, est sans doute le spectateur d’un musée où chaque épisode, chaque séquence, chaque scène est probablement le miroir de vies perdues, de vies pendues comme elles apparaîtront presque brutalement à la fin.
Du noir d’une oeuvre picturale…
Je tremble, I et II, entretient sans aucun doute un rapport étroit avec une œuvre picturale dans sa conception. Comprenons par-là que ces images renvoient à des tableaux, à un théâtre de tableaux où la mise en scène, la disposition des acteurs sur le plateau, le choix des couleurs, l’emploi de costumes et celui des volumes relèvent d’une composition millimétrée, d’une harmonie et d’une élégance agencée. Et pour autant que ce geste de peintre guide Joël Pommerat, cette esthétique du tableau n’est pas une fin en soi. Elle semble s’inscrire tout d’abord dans une logique du regard. Dans une dialectique iconique où le tête à tête –le face à face– qui vaut pour les figures de ce conte, vaut également pour le rapport qu’entretiennent le théâtre et le spectateur. Le frontal est donc ici la règle à l’aune de laquelle l’affrontement est l’une des variations induites par ce dispositif. Et ce qui arrive par la scène correspond donc une expérience du choc, une esthétique de la collision et de la lésion. Soit un théâtre d’accident nourrit de faits-divers intimes et communs, vécus toujours de manière intérieure. Théâtre de chocs où les images appellent celles qui sommeillent en chacun des membres assemblés dans la salle. Je tremble, I et II, est donc, in fine, un théâtre –une chambre noire– où les images, choisies et isolées du flux continuel, trouvent une force nouvelle et un magnétisme renouvelé. C’est, au vrai, ce que Jacques Derrida aura appelé, dans La Vérité en peinture, le buto.
C’est-à-dire l’approfondissement qu’est chaque image, chaque tableau. Cette manière que l’image a d’être une entaille et un détail sur lequel le regard se heurte et qui finit par être happé. Et c’est cette taille dans le réel qui donne au travail de Joël Pommerat cette force irradiante. Chaque image, dès lors, se regarde comme un approfondissement (entailler c’est, entre autres, approfondir, écarter, ouvrir plus profond). Et de souligner, alors, que le noir qui revient de manière récurrente tout au long de Je tremble, I et II, n’est pas ou plus une interruption visuelle ou narrative. Tout au contraire, le noir est un fil continu, un espace visuel et poétique altéré et entaillé par des images et des sons. Le noir qui déploie le silence, l’invisible, le vide n’est pas un écran ni même une coupure qui organise le rythme de ce travail, mais il permet de voir poindre à la surface, en front de scène, un noir plus profond encore. Un noir qui tient, lui, à la vie et qui n’est d’aucune manière ni lié, ni étranger aux couleurs qui l’habillent. Le noir, chez Pommerat, n’est pas autre chose que cela : un état continu qui laisse parfois apparaître d’autres couleurs. Des dégradés en quelque sorte. Mot qui n’est pas sans ambiguïté…

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Les Drôles de dames en quête de Lewis Carroll – Charlie’s Angel in Lewis Carroll’s quest https://www.insense-scenes.net/article/les-droles-de-dames-en-quete-de-lewis-carroll-charlies-angel-in-lewis-carrolls-quest/ Thu, 05 Mar 2009 17:57:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=848 C’est à l’Aire Libre (scène conventionnée à Saint-Jacques de la Lande) que s’est jouée la première de A.L.i.C.E de la compagnie Zabraka, écrit et mis en scène par Benoît Bradel . Ce spectacle propose de découvrir l’univers de Lewis Carroll. Un univers qui commence par une mise au point : Alice au pays des merveilles est la traduction « romantique » française because in english, the title is Alice in wonderland. Or comme le précise Benoît Bradel, « wonder » se traduit aussi par « se demander ». In fact, the translation could have been Alice aux pays des questions. C’est bien par ce biais là des questions, que l’équipe à décidé de nous emmener dans son show. Des questions sur l’Å“uvre de Lewis Carroll, des questions sur la langue, sur la mise en scène, sur les théories contemporaines de l’évolution, sur le personnage. Et toutes ces questions se retrouvent dans un univers éclaté et éclatant.

Ça commence ? first question.
Et les trois actrices Fanny Catel, Julie Moreau et Lamya Régragui encadrées par le musicien Thomas Fernier, et le régisseur vidéo entrent en scène. Comme au début d’un épisode des Drôles de dames ou Charlie et John Bosley leur proposent une enquête. Celles de ce soir pourraient être, l’univers Carrollien peut-il être traversé avec le concours d’autres écritures? L’absurde apparent est-il logique ? Et vice-versa ? L’Angleterre entre trivialité, onirisme et absurde, entre Shakespeare et aujourd’hui peut-elle être traversée ? Dans quelle position pouvons-nous décrire le mieux le réel ? À l’envers ? À l’endroit ? Et les trois actrices jouent dans cet univers à être tantôt Alice, tantôt la reine rouge ou blanche, tantôt sur un trapèze à être wonderwoman (la femme qui se demande). Mais aussi, elles sont les Sexs Pistols, la show-woman d’un cabaret, des chanteuses reprenant les Beatles. Elles se déguisent, font semblant d’être, sont vraiment. Et dans la circulation de la parole, des langues, des personnages, elles donnent une bouffée d’oxygène au théâtre et à l’idée défendue par Lewis Carroll dans Alice : « À quoi sert un livre s’il ne contient ni dialogue, ni images ? », que nous pourrions transposer par : à quoi sert un spectacle s’il correspond à l’idée que l’on s’en fait ?. À quoi sert le théâtre s’il ne déplace rien ?
Ce A.L.i.C.E1 est un travail autour de Lewis Carroll qui donne à voir et à entendre un aperçu d’Alice en travaillant à la superposition de clins d’œil cinématographiques : Pierrot le Fou de Godard: « qu’est-ce que je peux faire ? je ne sais pas quoi faire ?, Mulloland Drive de Lynch : «silencio». l’univers Carrollien est traversé également de citations de Melville, de Shakespeare… Benoît Bradel2 et son équipe réussissent à mettre en place un univers qui navigue entre langues et images, entre questions absurdes et concrètes, sans se faire rattraper par le problème d’une retranscription fidèle du texte de Carroll. Et de se fait, ils sont au plus près de l’esprit d’Alice en s’éloignant de la lettre. C’est à travers ces infidélités qu’ils nous donnent à voir ce que Carroll propose, à savoir des pistes, des questions… C’est à travers un mélange de musiques, images, anglais, french, trapèze, bulles que nous savons nous interroger . La vidéo n’est pas utilisée pour détailler la réalité en montrant des images, mais c’est au contraire ce qui déplace le regard, qui décadre, qui montre ce qui se passe à la scène avec un autre point de vue, dans un autre angle. C’est par exemple une caméra à l’envers qui filme la trapéziste. Du coup elle apparaît à l’endroit quand elle a la tête en bas. C’est dans ce choix de la bascule, du contre-pied, du retournement que se développe notre déplacement, nos questions. Et joyeusement de se demander : le réel c’est quoi ? c’est où ?
C’est fini ? Another question.
Au-delà des sources utilisées pour l’écriture, différents univers de théâtre se cotoîent, se chevauchent et au même titre participent à la mise en place d’un univers qui se sert des outils du théâtre sans les classer. Et que l’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas un étalage de compétences, ni une suite de numéros, mais un maillage subtil qui nous fait circuler à l’intérieur des différentes facettes de Carroll lui-même. Le choix de faire cohabiter l’anglais et le français est dans cette première affirmation que le mot « wonder » se questionne en anglais, quand il se définit en français. C’est-à-dire rendre à la scène la complexité joyeuse et ludique de la translation d’une œuvre (celle de Carroll) dans ce spectacle. C’est ainsi que ce show, tout en traversant le miroir d’Alice, interroge sa propre pratique et nous fait voyager dans un United Kingdom de Shakespeare à aujourd’hui.


 
1- A.L.i.C.E comme
Alice&Lewis in Carroll Experiences ou comme A travers le miroir la Logique et les images de Carroll en forme d’Echiquier
2- Benoît Bradel.
Il fonde la compagnie Zabraka en 1994, avec laquelle il signe des spectacles hybrides autour de l’univers de Gertrude Stein, Robert Walser puis de John Cage et Marcel Duchamp notamment où le cinéma, le texte, le son et le mouvement sont constitutifs d’une identité scénique transversale.
Depuis 1995, il a collaboré comme vidéaste avec plusieurs metteurs en scène et chorégraphes sur une quinzaine de spectacles, notamment avec Jean-François Peyret avec lequel il réalise neuf créations entre 1995 et 2002. Par ailleurs, il dirige des workshops dans des écoles d’Arts, à l’Université et au sein de grandes écoles.

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Rictus et Les Baninga à Gennevilliers https://www.insense-scenes.net/article/rictus-et-les-baninga-a-gennevilliers/ Thu, 19 Feb 2009 17:58:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=849 Le Théâtre2Gennevilliers dirigé par Pascal Rambert a proposé à Ronan Chéneau et à David Bobée, la production et l’accueil de la dernière création de la compagnie Rictus, dont les représentations ont eu lieu du 24 janvier au 14 février 2009. C’est dans ce cadre là qu’ils ont donc pensé leur spectacle, et c’est aussi pour David Bobée la volonté d’inscrire « Nos Enfants nous font peur quand on les croise dans la rue » dans le projet artistique du T2G.

L’espace de l’attente et du transit, celui d’un aéroport ou d’une gare est l’espace dans lequel se déroule le dernier spectacle du duo Ronan Chéneau (auteur) et David Bobée (metteur en scène). Duo, car ce sont depuis Res-personna, pas moins d’une demi douzaine de spectacles qu’ils imaginent et réalisent ensembles. (Res-persona, Fées, Cannibales, Petit frère, Warm et Nos Enfants…). Duo aussi, car leur collaboration n’est pas ce partenariat attendu d’un auteur qui écrirait un texte et d’un metteur en scène qui lui donnerait corps devant des spectateurs. C’est dans l’échange, dans les productions de textes “jetables” de Ronan Chéneau que David Bobée imagine le spectacle. C’est aussi dans les propositions de David aux acteurs que Ronan écrit. David Bobée explique qu’il imagine son travail de mise en scène, en donnant une place équivalente aux acteurs, à la chorégraphie, à la lumière, au son, aux textes, à la vidéo… (C’est l’ordre alphabétique qui préside à cette liste comme vous l’aurez sans doute soulignez). Dans leur travail, c’est le partage et l’échange qui prévaut. À partir de là, rien d’étonnant que ce duo devienne trio, et que la compagnie Rictus propose son dernier opus : “Nos Enfants nous font peur quand on les croise dans la rue” en collaboration avec le chorégraphe DeLaVallet Bidiefono et sa compagnie BANINGA.
C’est donc dans un espace de mouvement et d’arrêt que ce spectacle s’organise. De mouvement choral quand l’équipe de comédiens, acrobates, danseurs circule sur scène comme ces figures d’anonymes que nous croisons ou dans les rues, ou dans ce genre d’espace commun. Arrêt quand, un de ces anonymes prend le plateau et sans sortir de l’anonymat prend la “parole”, comme ce début grinçant où en play-back, un danseur noir en tenue de balayeur de la RATP articule , “il me semble que la misère serait moins pénible au soleil” de Charles Aznavour. Arrêt aussi quand l’auteur Ronan Chéneau, le seul non-anonyme du spectacle, sur scène, en marge du plateau, prend la parole pour dire, raconter la genèse du spectacle. Sans faire l’acteur, avec fragilité et même maladresse dans la prise de parole il dit : “On m’a demandé d’écrire un texte sur l’Afrique, mais je ne connais rien de l’Afrique et je ne sais parler que de moi”. On entend dans cette accroche un peu provocatrice, une intimité, la sienne. Cette intimité dans ses différentes prises de parole donne à son discours sa sincérité, permettant du même coup le débat à partir de son point de vue, de sa réalité. Il y a, un double dispositif, à savoir l’arrêt dans l’espace de cette prise de parole et le mouvement lié à la sincérité de son écriture qu’il énonce. Du même coup, c’est un qui parle, et nos réserves ne peuvent être qu’à propos de ce qu’il dit sans remettre en cause son intégrité. Parallèlement son écriture est relayée aussi par les acteurs sur scène et là le mouvement de l’intime est moins net, et le propos politique plus figé, plus lié aussi à une dénonciation manichéenne de la politique française. C’est aussi une forme d’écriture qui nous inclus, qui nous prend à témoin, qui pose comme acquis notre adhésion. C’est une prise de parole, une prise de position qui a le mérite d’être proposée même si elle est simpliste, et sans autre réflexion que celle du rejet. Mais c’est aussi un choix, dans ce travail d’être dans un rapport de compréhension immédiat du discours. Du coup, l’envie de faire du théâtre politique manque sa cible du point de vue de l’écriture. Mais c’est dans certaines séquences de la mise en scène qu’il faut peut-être regarder la subtilité et l’acte politique. Cette ouverture par exemple avec le play-back d’Aznavour où on entend en même temps l’envie d’ailleurs mais aussi le cliché que la pauvreté serait plus supportable en Afrique. On retrouve cette pertinence quand des petites voitures téléguidées de police s’arrêtent devant un danseur noir venant avec une voix douce et sans revendication de relater un témoignage sur la manière et les moyens d’expulser les sans papiers de France. C’est dans la construction de ce spectacle que se situe aussi une prise de position. En effet, fabriquer aujourd’hui un spectacle avec une vingtaine d’artistes d’horizon et de pratique différente est un pari ambitieux et évidemment politique. Enfin, la proposition faite aux Baninga (la compagnie de danse du Congo) de partager ce travail fait aussi parti d’un propos politique. C’est d’ailleurs remarquable l’énergie et l’enthousiasme avec lesquels ces quatre danseurs contaminent l’espace et les autres acteurs à l’intérieur des propositions chorégraphiques. Il y a, au delà de la danse, un réel enjeu et une nécessité visible pour eux d’être et de s’exprimer sur le plateau.

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Merlin, le cri de Paul https://www.insense-scenes.net/article/merlin-le-cri-de-paul/ Tue, 03 Feb 2009 18:01:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=850 Avec Le Neveu de Wittgenstein de Thomas Bernhard, adapté et mis en scène par Bernard Levy, le Théâtre de Caen accueillait l’un des grands acteurs de notre temps : Serge Merlin. Un acteur et une voix, rares en apparition. Un « acteur de cristal » qui, comme en rêvait Antonin Artaud, par sa présence et son souffle invite au voyage dans le monde de Thomas Bernhard dont il est le très proche.


Le silence s’est fait dans la salle. Et, dans un noir fébrile qu’aurait pu interroger Ludwig Wittgenstein, quand il questionnait les couleurs au point d’en renouveler leur perception, se fait entendre un pas qui racle les planches. C’est celui de Serge Merlin qui vient à la scène comme on va à l’autel à l’heure du sacrifice. La silhouette de l’acteur est d’abord indistincte et des sons d’outre-tombe pèsent sur la salle. Une poignée de seconde vient alors séparer cette obscurité, de la pénombre qui lui succède. Merlin, en manteau, sacoche à la main et canne prothétique, se tient voûté sur une scène peuplée de liasses de papiers, en tas et en colonnes qui évoquent, in fine, l’image d’une œuvre et d’une vie. Il furète, renifle les liasses. Il est comme étranger à ces écritures stratifiées dont on distingue une trace plus affirmée sur le cyclo de fond de scène que l’on regarde comme une ardoise rayée et où un graphe manuscrit se laisse difficilement lire: « Deux cents amis assisteront à mon enterrement et il faudra que tu fasses un discours sur ma tombe ».
La parole articulée qui va bientôt se former est alors précédée de murmures et de gémissements qui disent l’hésitation et la perturbation. Il va falloir dire, faire entendre et, précisément, avouer l’inavouable. Il va falloir justifier une dérobade : une trahison qui hante la mémoire du vieil homme dont on sait qu’il est Thomas Bernhard qui nous parlera de sa pure amitié pour Paul Wittgenstein. Le Neveu commence là, comme ça, brutalement dans le silence de ce monde gris qui ira s’étirant d’un bout à l’autre de cette confession.
En lieu et place d’une scène qui n’est autre qu’un purgatoire sans flamme où brûle l’esprit de Bernhard, Merlin s’exécute donc, prisonnier qu’il est du souvenir de son amour de Paul jusqu’au détail de sa traîtrise. Erre endeuillé, coupable d’une lâcheté innommable, soumis à une solitude et à une conscience qui ne cessent de le torturer… Merlin s’apparentera à un mendiant défait de l’apparence du verbe qui quête ici un rachat ou une réhabilitation qu’il sait inatteignable. Et pourtant, de ses notes et feuillets qu’il tient en main comme un avocat plaidant un crime impardonnable devant un parterre muet, agitant celles-ci comme autant de preuves d’une réparation espérée, il plaidera tel l’avocat de l’ange déchu qu’il est. Et, plaidant, se dévoilera la Grandeur de Paul à l’aune de laquelle se révèle la petitesse des hommes. Presque un pléonasme, dira-t-on, si Merlin-Bernhard, justement, ne déliait la parole de ses noueux calculs et ne la libérait du mensonge qui lui est inhérente.
Dans le monologue qu’annonçait l’espace mental que représente la scène, Merlin fera donc entendre un drame qui est ici un tête-à-tête avec lui-même où le souvenir, étranger à l’oubli, dispute à la conscience son droit de nommer l’exact récit d’une vie : la sienne, celle de Paul, précisément la sienne inextricablement mêlée à celle de Paul. C’est ce récit, construit comme une Via Dolorosa et ponctué de cinq épisodes, peut-être cinq stations, qu’empruntera la voix de Merlin qui, lui, chemine son art lequel croise le chemin de Croix de Bernhard. Et c’est cela que l’on entend au premier souffle quand Merlin quitte le premier temps des ruminations inquiètes : « En mille neuf cent soixante-sept… une des infatigables religieuses… a posé sur mon lit Perturbation, qui venait de paraître et que j’avais écrit un an plus tôt à Bruxelles, 60 rue de la Croix ».
Basse-Autriche et soubassements.
Ne nous trompons pas sur ce que désigne Le Neveu de Wittgenstein écrit par Thomas Bernhard. Et saluons cette adaptation, comme la traduction de Jean-Claude Hémery[[Wittgensteins Neffe est achevé en 1982 par Thomas Bernhard. Traduit chez l’Arche sous le titre Déjeuner chez Wittgenstein (1988), c’est la traduction de 1984 : Le Neveu de Wittgenstein, coll. « Folio », Gallimard, (2001) qui est privilégiée par Bernard Levy et présentée au Théâtre de Caen.
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Ce n’est pas un roman où l’autrichien s’écarterait de ce qui l’a nourri de manière constante. Il n’est pas ici moins cruel, moins sauvage, moins cynique, moins juste sur le regard qu’il porte alentour sur les hommes, leurs grimaces, leurs simagrées, leur histoire… Ce n’est pas un texte à part que livre Bernhard qui se serait adouci pour parler et écrire sur l’amitié. Au contraire. Sa haine de l’homme est intacte là encore. Sa haine indépassable de l’Autriche y est toujours plus vive, et cette fois-ci plus profonde encore, comme enracinée en lui-même jusqu’à peut-être le conduire à s’accuser lui aussi, s’il n’y avait un « être vital »[[ Il s’agit d’Hedwig Stavianicek rencontrée au sanatorium et qui deviendra sa femme, aussi discrète et essentielle dans la vie de Bernhard que la manière dont ici elle est évoquée.
]]à qui il est resté fidèle. « Etre-Fidèle », dis-je, qui vaut à cette mise en scène et ce texte qui se livrent sous la forme d’un exercice de mémoire de se regarder comme une autopsie partielle de la vie de Bernhard. Etre abjecte, méprisable, lâche comme il le dit de lui-même au terme de la représentation. « Je n’ai plus l’intention de me mentir à moi-même… dans un monde constamment enjolivé de la manière la plus répugnante ».
Aussi, le thème de l’amitié, pour autant qu’il est bien présent, ne doit pas masquer qu’il s’agit là de Mémoires. Car Le Neveu participe de ce genre complexe en littérature où les Mémoires, l’autobiographie, voire la biographie permettent le jeu duel du fictif et de la réalité dans un mélange qui avoue rarement ses sources. Ecoutant Le Neveu de Wittgenstein, c’est cet amalgame qui est perceptible, cette haine ordinaire pour les autres et pour soi. Et l’écoutant plus attentivement encore, on devine que Bernhard écrit que l’écrivain « méprisable » qu’il est-pourrait-être-serait, s’est nourri de son ami pour en tirer un profit d’auteur. Et l’on entend distinctement qu’écrire est un exercice de prédation qui peut s’affranchir de toute morale pour faire œuvre. Regardant mourir Paul, pendant douze ans, les notes prises sur cette déchéance humaine et cette détresse enfantine, les notes composées dans l’intimité et l’amitié, dans la confiance gagnée, sont les preuves d’un geste carnassier qui salissent celui qui en a le bénéfice. Et le temps de la mise en scène fut donc celui, entre autres, de la mise à jour du cadavre de l’écrivain : ce pilleur de vie, ici cet usurier de l’amitié qui en extrait quelques bons prix littéraires. Et le spectateur aura beau faire la sourde oreille à cette vérité lui préférant la belle histoire d’amitié filée sur scène, on ne peut douter qu’il aura aussi senti que Bernhard l’invitait à fouiller les existences humaines et ses relations excrémentielles où l’amitié sacrée n’est pas épargnée.
Et de regarder Serge Merlin tourner le dos à la salle, au final, comme un homme honteux, qui se devait une vérité à lui-même au terme de sa vie. Dès lors, la tumeur du thorax évoquée dès les premières minutes n’est pas autre chose qu’une métaphore qui dit la pourriture à l’œuvre, dans l’œuvre ; et elle nomme le cancer qu’est l’homme pour lui-même et pour toute chose. Et cet épisode ne vaut pas pour une excuse, mais pour une révélation de la nature de l’homme.
Dans cette pièce à tiroir, à plusieurs fonds, où les papiers, les notes, les écrits reviennent à la surface, disposés sur la scène, c’est toute une histoire stratifiée, poussiéreuse et jaunie qui est à vue. C’est au vrai l’image d’une hantise. Et de comprendre que la description de l’univers médicalisé, avec ces pavillons Ludwig et Hermann, ces religieuses travesties en infirmières, ces docteurs « génies » ou « assassins », mais aussi ces barbelés, ces chemins balisés, ces matraques, ces camisoles et ces uniformes qui distinguent les fous des poitrinaires… comprendre donc aussi, et y voir, une métamorphose des camps où la croix gammée se devine sous les crucifix ornementaux. Le clinique ici est carcéral et concentrationnaire. Et Bernhard l’aura souvent rappelé.
Et de s’étrangler ou d’en finir avec le sourire à l’évocation d’Irina la musicale, la viennoise cultivée, l’esthète mondaine qui, abandonnant théâtre et opéra, choisit de vivre dans la campagne au milieu d’une porcherie, dans un cul de basse-fosse, en basse Autriche. « Fumant sa charcuterie elle-même », cuisant son pain « paysan », reniant tous les arts pour un art de vivre autrichien. Image sonore drolatique et grotesque pictural que rapporte et narre Merlin en s’étouffant, en s’asphyxiant lui le poitrinaire citadin. Image aussi, de cette Autriche indécrottable, pendue à la mamelle de la nature et de ses racines où l’art disparaît dans les odeurs du lard fumé. Peut-être, dans une iconoclastie subjective de spectateur ému, devrai-je avouer que cette quiétude tyrolienne et cette joie de vivre des bonheurs simples appelaient chez moi le souvenir des images du passé qui avaient une étrange actualité. Au fond des images, il y avait celles qui baignaient les alentours des camps dont les champs étaient fertilisés par les cendres des hommes et autres macchabées. Et si ce paysage devait être étranger au lecteur, disons simplement que l’allusion faite à « la guerre des six jours » me rapprochait d’une communauté menacée depuis son élection.
Au terme de l’épisode d’Irina l’amie viennoise, bonne gestionnaire et promoteur de son « auto-dégradation », l’espoir d’une nature humaine s’élevant par les arts partit en fumée. La même viendra embaumer la séquence suivante : la remise du prix littéraire Grillparzer.
Moment euphorique où Merlin, canne en main tournoyante, alternant mines sévères et visages décomposés, moues joyeuses et vexées, rigueur martiale et épaule lourde, pose de circonstance et provocation de constance… règle son compte à l’académie des sciences et à la société viennoise dans un cri de guerre retentissant : « se faire chier sur la tête » répétera-t-il, en en variant les accents. Instant ironique et pathétique où traité d’ « écrivaillon » par une ministre de la culture revenu d’un sommeil mondain qui l’occupa pendant la distinction de Bernhard, Merlin-Bernhard vocifère contre ces ponctuations culturelles stériles, ces protocoles stupides, ces cérémonies veules qui révèlent la « perfidie bien autrichienne ». Instant cruel où la connerie rejoint la cochonnerie d’Irina, sa fille du laid.
Et tout au long de ces étapes où toute marche vers les sommets nous est interdite et nous prive du rêve aérien qu’évoque Nietzsche (convoqué ici, aussi), la chute la plus terrible n’est pas dans ces épisodes d’une humanité risible, mais dans celle de Paul et de son ami, et précisément dans celle de l’ami de Paul.
Paul ou l’ombre de l’amie vitale
Paul l’aliéné, le fou qui jette « ses trésors par la fenêtre de son esprit », et ne vit que dans l’exercice de mémoire dit à haute voix par Serge Merlin. Paul par lequel arrive l’amitié. Figure de sauveur, en quelque sorte, alors que lui-même est en passe de se noyer. De l’ami qu’il est, interné au pavillon Ludwig, Merlin ne cessera d’en rappeler la dépression, l’affaissement lent que son rire cachait à peine. Convalescent d’un mal depuis les premiers jours, puis prisonnier d’un désespoir à la mort d’Edith, Paul est un Esprit. Un pur esprit soustrait aux mécanismes de contrôle. Libre et enfermé dans un univers qui excède ce monde, il est ce nouveau-né inattendu, ce nouvel homme imprévisible… Un homme de qualité dans un espace qui en manque. Au pavillon des fous, c’est-à-dire au pavillon Ludwig (du nom de son frère tout comme lui rejeté par une famille ordinairement autrichienne), il est un voisin de Merlin-Bernhard qui réside au pavillon Hermann. Compagnons d’infortune, frères en amitié, parents dans la maladie, jumeaux dans l’adoption, « condamnés à mort » dira Merlin … Paul, figure absente sur le plateau, vit dans la voix de Merlin.
A moins, et Merlin l’avouera, que la voix de Bernhard ne puisse vivre que par le souffle de Paul.
Et elle s’agite cette voix quand elle nomme la rencontre, quand elle dit le scandale du prix Grillparzer, quand elle regarde Paul se rapprocher des bords d’une raison qui nous échappe. Elle s’égosille quand elle fait le récit de discussions qui allaient jusqu’à « l’épuisement total ». Elle s’enjoue de porter à vue l’enthousiasme d’être citadins, le désir d’être par l’Art. Elle s’inquiète de voir cette tête qui vient à éclater. Et l’on ne sait de Paul, de Merlin ou de Bernhard, si la voix qui est entendue ici n’est pas un écho à la vie vraie des uns et des autres. Car dans la passion, la douceur, l’affection, l’inquiétude, la douleur… qui innervent cette voix, ce que l’on entend c’est qu’à « la joie de vivre autrichienne », cette joie nauséabonde et fétide, plate et stérile, la voix dit qu’elle a substitué un Art de vivre. C’est-à-dire une forme singulière de vie. Celle des portes ouvertes sur d’autres paysages plus mentaux que matériels. Celle d’une vie d’ailleurs faite de trésors dilapidés…
Et de souligner que cette voix est roulée par le tourment des années qui rapprochent les uns et les autres de la mort. Et la mort n’est pas la fin de l’amitié, mais un frein aux mots qui la portaient. Un frein, dis-je, et simultanément un ferment qui oblige le survivant à expliquer sa trahison. Car Bernhard, spectre constant de son œuvre, se doit à son ami en exposant sa grandeur que lui, l’auteur, n’a su gagner. « J’ai pris conscience de mon rapport à Paul dans l’instant de la mort » dit Merlin, alors que les premières notes de la symphonie Haffner se substituent au silence embarrassé de l’ami. Symphonie en quatre mouvements qui ne dépasse jamais les deux premiers (Allegro con spirito et Andante) parce que le Presto, dans ce monde arrimé au silence et aux souvenirs, est exsangue de toute joie et de toute envolée. Premières notes que rythme la main de Merlin qui, tel un chef d’orchestre rend présent son ami à travers la musique. Sons et harmonies à l’ombre desquels la plainte, la colère, la douceur, les épisodes rieurs… reviennent toujours hanter le survivant Merlin-Bernhard.
Tout au long de cette narration vive et corporelle, sonore et physique, l’acteur Merlin aura ainsi donné un corps au disparu. A celui qu’il n’a pas visité encore au cimetière et dont la tombe lui est toujours inconnu. A l’ami qui lui a rendu « l’existence possible », au briseur de solitude mort en marge de toute communauté… Merlin aura rendu les honneurs. Mi grognard, mi officier de veillée funèbre, en saltimbanque triste, en témoin malheureux… au terme du Neveu, Merlin tourne les talons sur l’histoire de Paul, sur son histoire. Et de lire sur la curieuse ardoise qui sert de fond de scène et prend les couleurs de mille feux « Deux cents amis assisteront à mon enterrement et il faudra que tu fasses un discours sur ma tombe ». Phrase qui résonne infiniment comme un autre aveu où « Deux sans amis » renvoient Paul et Merlin à leur singulière solitude.
Le beau Serge.
Mise en scène de l’absence, d’un va et vient entre la mémoire et un discours à même de rendre présent l’invisible Paul, Le Neveu de Wittgenstein est la représentation d’une pensée. Un jeu d’accidents et de revirements où la pensée trouve un prolongement et un écho dans le corps de l’acteur Serge Merlin. Sorte de figure chamanique esquissant une danse à peine tremblée, silhouette de mécréant agitant sa canne comme un moignon, mine de Voltaire à jamais préoccupé, mineur éructant quelque sonorité vaincue… Merlin, sur scène, prisonnier d’un pas et d’une gravité qui le maintiennent à vue, s’exécute. Sur le plateau, au lieu dit d’un purgatoire, en des accents de haine violente et d’amitié pure, de malignité et de naïveté, résigné ou révolté, goulûment pressé par les souvenirs heureux ou mis KO par un mal de vivre…Merlin donne à la pensée une voix et lui prête un corps meurtri. C’est cette somme sonore et plastique qui martèle sa présence sur scène. Cette addition de sons et de gestes qui percute la rétine. Ecorché de laboratoire littéraire, sous ce manteau gris qui pisse la chair et les blessures jamais refermées, Merlin est ici un homme sans nom. C’est-à-dire un Acteur. Un immense acteur. Et peut-être l’acteur de cristal dont parlait Artaud et que Jean-Pierre Thibaudat, dans une lettre, semble distinguer lui aussi alors qu’il écrit.
« Serge Merlin n’est pas un acteur. Il est l’acteur. Sans âge, sans sexe. De cet imprécateur de tous les dieux et diables sort, parfois, une voix et un corps cristallins de petite fille. Serge Merlin n’entre pas en scène. Il y revient. D’entre les morts. D’un pays qui est comme l’origine du théâtre, il est le pèlerin, le vagabond, l’errant. Le fou de la caverne. L’ami des ombres. Le prince des échos. L’Unique. L’humble noué d’orgueils extrêmes. Serge Merlin ne dit pas les textes. Il les expulse, les exaspère, en extirpe leurs gorges profondes. Porte-feu des poètes, il est leur homme fort – un monstre de fragilité – leur homme-forge. Et l’instant passé, un épouvantail ami des oiseaux, le chanteur à la voix cassée, le nomade aux sept dattes, l’ami de Mômô. Serge Merlin n’incarne pas des personnages. Il les transmue, les sidère, les tatoue. Il est leur frère de lait, le bâtard de la famille, le clown. Le roi et le bouffon.Il est Serge Merlin l’inventeur, le maître, l’enchanteur. »
Dans le prolongement de ce témoignage qui essaie de saisir l’essence même de cet acteur insolite, à part, dont on ne sait presque rien de la vie qui le façonna, j’aimerai à mon tour ajouter quelques notes liées à une affection vive, profonde et émue pour lui.
Et parce qu’il m’est donné ici d’en parler, peut-être commencer en disant que j’ai appris, l’écoutant en-deça de la scène, que ma langue maternelle m’était le plus souvent étrangère parce que j’ai oublié que pas une phrase ne peut se soustraire au souci de faire entendre une Minute Supérieure… Et poursuivant, il me faut dire encore que Serge Merlin me fait aimer ce qu’il est et ce qu’il fait pour le théâtre.
Sa rigueur, son regard, son insoumission, sa fragilité, sa douceur, son exaltation… sont la matière d’un homme révolté dont la violence en amour comme en haine, sur scène comme au dehors, est constructive. Qui voit et entend parler Serge Merlin ne peut sortir indemne de la course d’une parole qui oscille entre le tumulte et la sagesse. Une parole sans concession où chaque méandre du discours est nécessaire à la construction sinon d’une vérité du moins d’un savoir. Dire de Serge Merlin qu’il est un homme révolté, c’est se rappeler aussi sa rencontre avec Albert Camus, après qu’il fut longuement égaré. Et il faut croire en son histoire dont on ne sait presque rien et qu’il ramène à une succession d’accidents où les rencontres essentielles alternent avec les longs temps d’isolements, et de solitude, forcés et nécessaires. Du premier accident qui jouxte la fureur de l’enfance en Afrique saharienne, Merlin vagabond et nomade s’en souvient comme du temps où « il ne savait rien du tout ». C’est en ce milieu que Camus « mon second accident chronologique et biographique » dit-il, viendra palier cette ignorance. Au troisième, c’est Andrzej Wajda qui lui offre le rôle de Samson. Le septième film du réalisateur polonais, en 1961. Moment de lumière rattrapé immédiatement par l’obscurité. Vient le quatrième accident, neuf ans durant, où Merlin, soutenu par M qui lui « tient la bouche hors de l’eau » n’est plus évoqué. Neuf ans de lecture, de temps consacrés à la nuit pendant laquelle il lit, pour descendre profond, toujours plus profond au lieu de l’être, au risque dirait Heidegger de s’abîmer dans une connaissance mutilante. Merlin vit et survit, jusqu’au jour où un ami lui donne Le Dépeupleur de Samuel Beckett qui le fait revenir à la scène un temps. « Beckett m’a rendu la parole » dit-il en même temps qu’il me « calcinera » et « me plongera » à nouveau dans le silence. « Le théâtre a ce pouvoir d’inventer d’autres lieux et d’autres temps » se résigne-t-il.
Puis vient Matthias Langhoff, le cinquième accident, qui lui demande Le Roi Lear. Lear, Eden et enfer de l’acteur. Magistral Merlin, Retour de Merlin le revenant qui parle de son métier : « je ne suis pas tellement un acteur même si c’est la chose qui me concerne. Je ne m’accommode de rien et je souffre tout ». Souffrance qui le conduit vers Heiner Müller, à nouveau Beckett et bientôt Heidegger avec Sit Venia Verbo. C’est 1989, et Merlin de souligner alors qu’il interprète le philosophe allemand : « la seule chose que je sache de Heidegger : l’homme n’est que présence ».
Merlin ne quittera désormais plus la scène, au cinéma comme au théâtre. Et c’est encore là, au théâtre, qu’il rencontre Thomas Bernhard dont il conserve précieusement la paire de gant que l’autrichien lui a donnée. Merlin-Bernhard à vie, Merlin qui porte la montre de celui-ci au poignet, comme un talisman qui marquerait un autre temps. Celui, entre autres, de l’unanimité critique qui voit en Merlin l’acteur. Celui de la fascination pour un Etre à la silhouette fluette dont la discrétion à la ville contraste avec cette immensité incandescente, irradiante, imprévisible, attendue mais inimaginable à la scène. La déflagration en lieu et place du théâtre porte le nom de Merlin.
Et de conclure comme Klaus Mickael Grüber, un jour qu’il observait, au cours d’une répétition, ses acteurs : « Je vous remercie, je crois que j’ai compris quelque chose »[[ Klaus Michael Grüber, Il faut que le théâtre passe à travers les larmes, Paris, éd. Du Regard, Académie Expérimentale des Théâtres, Festival d’Automne, 1993, p. 96.]].

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Nos enfants nous font peur… (quand ils n’ont pas grand chose à dire) https://www.insense-scenes.net/article/nos-enfants-nous-font-peur-quand-ils-nont-pas-grand-chose-a-dire/ Tue, 27 Jan 2009 18:02:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=851 Après Cannibales qui a rencontré un large public, Bobee et Cheneau prolongent leur travaux sur les questions de l’intime et du politique, sur le rapport qu’entretiennent les jeunes aujourd’hui avec leur identité et poursuivent activement leurs recherches théâtrales et chorégraphiques « au plus près du plateau ». Nos enfants… est le fruit d’une commande d’écriture du Centre Chorégraphique National de Caen pour son festival « Danse d’Ailleurs » avec pour thématique l’Afrique. L’auteur s’est donc emparé de ce qu’il y a d’Afrique « visible et invisible » en lui, autour de lui et dans la société française. Ce matériau a servi de support à la proposition scénique envisagée par D. Bobee en étroite collaboration avec le chorégraphe congolais D. Bidiefono.

Le tamdem David Bobee/ Ronan Chéneau et DeLaVallet Bidiefono présentent leur dernière création « Nos enfants nous font peur quand on les croise dans la rue » au C.D.N. de Gennevilliers du 24 janvier au 14 février 2009. Il convient d’emblée d’affirmer clairement deux points, le premier est qu’on peut regretter vivement que les créations d’une des équipes bas-normande les plus stimulantes, et qui bénéficie d’un large succès en dehors de nos frontières, ne voient pas le jour dans notre région (CDN, CDR…) qui semble tourner le dos à cette jeune équipe obligée de s’exiler dans le réseau national où elle est accueillie à bras ouverts. La deuxième précision est que David Bobee est à n’en pas douter, un des metteurs en scène les plus talentueux de sa génération.
Un plateau nu, gris et froid, hall de transit standard où se croisent dans un subtil défilé sans jamais se toucher ni même se regarder des dizaines de badauds, drame de nos sociétés contemporaines aseptisées dans un flux hyperactif où la peur nous empêche de ralentir, de nous arrêter, de regarder l’autre semblable qui marche à côté, tout prêt et que pourtant tout semble éloigner. Tout est dit, en une image. Le bal est ouvert par l’auteur, présent sur le plateau, qui introduit lui même le propos en lisant ses propres textes. Cette présence est audacieuse, le risque est à saluer même si la prestation est crispée, mais l’auteur n’est pas acteur et il ne cherche d’ailleurs pas à le jouer, l’acteur, alors on ne saurait lui en vouloir pour ses quelques maladresses et passages en force. Il porte sa parole puis la partage, la distribue aux interprètes sur le plateau qui s’en saisissent à merveille pour la mettre en chair, en musique ou en corps. Si le va-et-vient est parfois un peu trop illustratif, l’articulation est assez juste dans l’ensemble. Danseurs africains et interprètes français se mêlent avec équilibre dans des choeurs parfaitement ajustés. Le sens du rythme et de l’espace est d’une très grande maîtrise.
Le voyage qui commence avec un savoureux Aznavour en playback « emmenez-moi… » par un des interprètes africains, derrière lequel des bagages défilent sur un tapis roulant, connaît néanmoins quelques ralentis que la présentation formelle ne suffit pas à compenser. On ne reviendra pas ici sur le caractère subtil du langage pluridisciplinaire poussé avec finesse par David Bobee, qui ne se contente pas de superposer un peu de cirque un peu de danse un peu de théâtre sous forme de prozac, mais d’allier dans un même élan ces formes d’expression qui font corps sur le plateau. Malgré les multiples reprises du précédent spectacle, il y a du grain à moudre de ce côté-là, même si la superposition d’images (fussent-elles fringuantes) finissent par user le spectateur qui en prend plein les mirettes, une image chassant l’autre jusqu’à saturation dans un zapping qu’il conviendrait d’épurer.
Là où le bât blesse, c’est dans ce cri, ce cri générationnel dont sont porteurs et dans lequel s’enferment ces artistes trentenaires. Au fur et à mesure que le texte avance, on se lasse de la faiblesse du discours qui n’a rien de politique mais se résume à des incantations péremptoires sur le mode « on est gouverné par des cons », « Sarkozy est un salaud »… Si ça et là, de façon éparse et sporadique quelques fulgurances apparaissent et des formules bien senties font mouche, notamment dans la première partie, l’ensemble de la copie est plutôt contre-productive et se complaît dans une forme de nombrilisme adolescent faussement sardonique et vaguement politique que Pierre Jourde qualifierait de « littérature sans estomac ».
La peur est bien réelle dans ce pays, des lois liberticides voient le jour et la chasse aux sans-papier s’intensifie. On peut et se doit de le dénoncer, on peut se poser la question de la dissidence ou des modes de résistance, mais d’une façon aussi caricaturale ce n’est pas éclairer le spectateur et encore moins l’habitant de Gennevilliers qui oserait franchir les murs de ce théâtre – à ce propos on peut souligner le courage et le réel engagement de Rictus auprès de sans-papiers dont ils sont les parrains actifs – mais le texte, trop bavard, vient brouiller des images dont la capacité de suggestion est largement éprouvée. Quand malheureusement le texte déteint sur l’image, cela donne des « séquences-émotion » surlignées par une musique appuyée dont le propos consensuel est d’un moralisme douteux. Cela se traduit par une litanie de bonnes intentions, où un noir embrasse une blanche. A ce titre, les publicités United Colors of Benetton étaient bien plus radicales. Il conviendrait peut-être de méditer ces quelques propos de Jacques Rancière qui font écho à son dernier essai « Le spectateur émancipé » (éditions La Fabrique) :
« Il fut un temps où l’art portait clairement un message politique et où la critique cherchait à déceler ce message dans les œuvres. (…) on pensait alors qu’en montrant certaines images du pouvoir on ferait naître chez le spectateur à la fois la conscience du système de domination régnant et l’aspiration à lutter contre. C’est cette tradition de l’art critique qui, selon moi, s’essouffle depuis vingt-cinq ou trente ans.(…) un art critique est encore possible mais à condition de bousculer les stéréotypes et de changer la distribution des rôles… ».

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De Husaïs à Express 2 Temps : parcours d’un duo https://www.insense-scenes.net/article/de-husais-a-express-2-temps-parcours-dun-duo/ Tue, 20 Jan 2009 18:04:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=852 Propulsés sur le devant de la scène de la danse contemporaine lors du concours de Bagnolet en 1990 avec Husaïs (prix SACD de la première œuvre), Héla Fattoumi et Eric Lamoureux opèrent aujourd’hui, au sein du CCN de Caen/Basse -Normandie, un retour à ce duo fondateur. A cette étape d’un parcours atypique, le couple de chorégraphes regarde par-dessus l’épaule et interroge le passé. Après 1000 départs de muscles (2007) dont le thème à résonance sociale interrogeait la place du corps dans nos sociétés occidentales et en particulier le mythe d’un corps idéal, magnifié et éternellement jeune, remettre Husaïs en chantier les ramène à l’intime.

HUSAIS
EXPRESS 2 TEMPS
Choregraphie : FATTOUMI Hela,LAMOUREUX Eric
Avec :
ZIANE Moustapha
ROUAIRE Philippe
CHESNAIS Marine
KAKLEA Lenio
Lieu : Centre Choregraphique National
Ville : Pantin
Le : 03 03 2009
© Laurent PAILLIER / photosdedanse.com


Un texte de Christine Roquet maître de conférence en analyse du mouvement, Université Paris XIII, extrait de L’ici et l’ailleurs nº12.
Depuis 1988, vingt ans ont passé. Husaïs est pour le couple de chorégraphes un duo fondateur ; tout était déjà là, dira E. Lamoureux. Et en effet, le duo d’Husaïssème les cailloux qui baliseront leur parcours ultérieur : certaines figures-repères, certains gestes de prédilection (danse des mains, danse de dos), certains lieux du corps privilégiés (la nuque, les bras, les mains)…
Mais aussi et surtout apparaît là le germe d’une esthétique de l’ambivalence. Lisibilité du mouvement mais force souterraine des dynamiques, ritournelle musicale (donc continuité) mais usage de la syncope gestuelle, fuir le récit des affects mais charger d’intensité les regards, préserver la distance entre les corps mais danser à l’unisson… Si Husaïs fut construit à partir de l’alternance de gestes singuliers, insolites et difficiles à faire (E. Lamoureux), ceci ne constitua nullement un principe de composition immuable pour la suite des créations. Et bien que l’on y puisse relever quelques traits devenus récurrents -placer le mouvement au cœur de la composition, composer à partir d’actions, de situations, fuir toute psychologisation- le mode de composition s’élabore toujours chez les « Fatlam » en fonction d’un projet précis. Cette hétérogénéité de l’œuvre au prime abord, ce goût du « et ceci et cela », ce désir de ne pas choisir, à partir desquels ils tracent leur voie chorégraphique ne facilite pas l’approche théorique
Express 2 Temps répond donc au souci de transitivité (I. Launay) qui anime Héla Fattoumi et Eric Lamoureux, il ne s’agit pas pour eux de restituer ou de sacraliser le passé mais de le mettre en travail. En danse certes, on ne se souvient pas tout seul ; les chorégraphes ont d’abord passé tous deux, ensemble, par un temps de dé-tissage de la mémoire (tirer un fil puis un autre, au hasard, à partir d’une mosaïque de photos d’Husaïs) puis le travail en studio avec quatre interprètes de la compagnie fut l’occasion de re-tisser leur mémoire partagée. Du rappel inconscient d’un geste qui vient traverser le corps quand on ne l’attendait plus jusqu’à l’analyse d’un document vidéo aux fins de vérification, comme pour tout processus de « reprise » en danse, différents processus de remémoration furent mis en oeuvre . Quelle(s) aventure(s) se jouent-t-elles pour les chorégraphes-passeurs dans le fait de transmettre des gestes qui leur sont en quelque sorte ‘attachés ? Comment celui qui reçoit incorpore-t-il ce matériau ? C’est sans conteste la traduction de leur language dans le corps d’autres danseurs et surtout son extrapolation au travers de leurs gestes nouveaux (2ème partie) qui donnent sens à cette reprise, reprise qu’il conviendrait plutôt de nommer, à l’instar de S. Buirge : re-création à partir des éléments de base .

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Dans l’ombre des folies delphiques… https://www.insense-scenes.net/article/dans-lombre-des-folies-delphiques/ Sun, 18 Jan 2009 18:05:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=854 Au Panta Théâtre, Antonin Ménard aura présenté Nous ne pouvons oublier que la folie soit un phénomène de pensée. Un travail exigeant qui entretient l’idée que la pratique du théâtre est un espace dévolu à la réflexion, à l’écoute, aux voix des penseurs dont le geste se trouve relayé par les comédiens (Grégory Guilbert, Hélène Poussin, Laurent Frattale, Mounira Taà¯rou) avec la participation de Jérà´me Bidaux et Angélique Colaisseau. Parfois énigmatique, recourant à une poétique du discontinu… La mise en scène est ici un laboratoire, un espace sonore et visuel o๠l’enjeu semble irrépressiblement lié à la volonté de faire apparaître chez le spectateur une expérience intérieure. Quête que le metteur en scène Antonin Ménard poursuit depuis la création de Chantier 21, sa compagnie, en 1996.

 
Histoire de Ménard, dit Antonin
La trentaine consciente que ce monde galiléen ne tourne pas rond et que le soleil brille différemment selon que l’on travaille ou pas, Antonin Ménard regarde l’actualité du fond ou en front de scène selon qu’il devient metteur en scène, directeur d’acteurs ou acteur. On croira que son goût du théâtre lui vient peut-être de sa mère philosophe, des mathématiques dont il parlerait comme Lautréamont, de ses rencontres avec une bande d’étudiants caennais inscrits comme lui en études théâtrales à l’université…Oui, pourquoi pas ! Ménard a sans doute théâtralisé une partie de la vie qu’il vient de passer dans la cité normande là où, avec des camarades à lui : Legros, Bobée… il a construit, de 2003 à 2005, le laboratoire d’imaginaire social au sein d’un CDN qui était alors dirigé par Eric Lacascade. Une chance en soi qui lui fait rencontrer Tranvouez, Régy… mais surtout Pascal Rambert avec lequel il travaille depuis maintenant quelques années. Entre eux deux, c’est une histoire d’amitié, un pacte fondé sur l’exigence qu’impose le travail.
Des mises en scène d’Antonin Ménard, je crois que j’ai tout vu. D’Antigone de Bertolt Brecht (1997) dans un cycle de festival universitaire de théâtre, à En mémoire du futur autour du fascisme et de l’Algérie (1998). De Mademoiselle Julie de August Strindberg (1999) monté sur des palettes de « récup », à Je serai quand même bientôt tout à fait mort enfin d’après l’Innommable de Samuel Beckett (2000). En 2001, à la halle aux granges, au sein du CDN de Normandie, il se lancera dans un work shop autour de l’écriture de Didier Georges Gabily, comme il dirigera aussi un atelier de formation et de recherche sur Jean-Luc Godard. Vient ensuite un Hamlet/Machine/Gun d’après Heiner Müller en 2002. Passé pro, et toujours fidèle à une bande qui l’accompagne, il enchaînera alors Randonnée en 2005, puis présente Breakin’it down I & II (des sessions de recherche autour de Bérénice de Racine et John & Mary de Pascal Rambert). L’an dernier, sur la scène du Panta Théâtre dirigée par Guy Delamotte et Vero Dahuron, il répète une chorégraphie TOKYO-YKO en vue du festival Étrange Cargo de la Ménagerie de Verre. Tout vu, dis-je, jusqu’à ce petit film confidentiel et presque muet comme si la communication avait bouffé l’essence de la parole. Ça, ce sentiment inquiet d’un langage qui ne dit plus rien, lui vient sans doute de sa lecture de Beckett auquel il ne cesse de penser quand il conduit Marie ( sa compagne) en camion pour qu’elle joue l’irlandais. Souci récurrent que celui du langage chez lui et qui l’invite à intervenir dans les lycées pour y faire entendre la parole autrement.
Pour autant, le théâtre et Ménard, comme le théâtre de Ménard, ne se résument pas à ses créations, ses rencontres et une profession qu’il exerce.
Non, Ménard, je crois, pense le théâtre comme un mode de vie, un mode d’être : pour soi et soi avec les autres. Un lieu qui n’est pas en dehors de l’Histoire et vous en raconte des petites, mais plutôt l’un des lieux de manifestation du vivant. Peut-être parce que le théâtre, quand il est inscrit dans le champ social et dans l’Histoire, on s’y arrête comme sur une bande d’arrêt d’urgence, une marge, un espace protégé. Faire du théâtre pour cet acteur, ce metteur en scène, c’est donc travailler sur une « bande ». Je veux dire un lieu mais également un groupe. Des personnes donc. Rarement, j’ai vu quelqu’un d’aussi attentif et amical vis-à-vis des gens avec lesquels il travaille.
Et c’est sans doute ça, ce souci-là, qui l’a poussé, souvent avant chaque création, à vouloir faire un ensemble, un chœur, une sorte de communauté avec ses partenaires. Combien de marches et combien de recueillements Ménard a-t-il entrepris avant chaque spectacle ? Je me souviens que tel le chef d’un groupe de nomades, il est parti avec eux à travers la campagne pour trouver une langue commune. Pour apprendre à se parler, par exemple au moment de Randonnée. Et je sais, parce qu’il m’a été donné de marcher à côté de lui sur les côtes du Finistère qu’il est aussi un conteur, un colporteur d’histoires, un grillot d’ici. Pas un ciel, pas un animal, pas une pierre n’est étranger à ce type curieux qui avoue une passion pour les documentaires animaliers. « Les comportements instinctifs m’intéressent. Les corps et leurs positionnements selon les situations me fascinent. Ça nous ressemble ». Et quand la nature ne suffit pas, il est encore celui qui a toujours une histoire, une légende, une anecdote prise ici ou là qui vous transporte un peu plus loin que le regard que vous portez à la réalité. Histoires qu’il ponctue souvent d’un rire qui couve un « mais c’est vrai… ». C’est comme ça, Antonin Ménard aime vous renseigner sur les signes du zodiaque chinois (histoire à l’appui), vous parler du chant des baleines, vous expliquer une trace sur le sol, vous rappeler les vertus d’une plante, vous expliquer l’intérêt de lire Deleuze pour comprendre quelque chose au désert, etc. Ménard ou un personnage borgésien auquel l’argentin aura consacré une histoire…une sorte de double de ce jeune type singulier.
Histoire de la folie…
Alors il n’y a rien de « singulier » dans ce geste qui l’a conduit à investir le champ de la folie. Rien de singulier alors que l’époque et ses ténors remettent en cause la folie au point d’en ignorer le langage et les gestes. Récemment, ces mêmes ténors n’ont-ils pas remis en cause le clinique en le ramenant à l’arsenal juridique. Et Ménard le veilleur de son temps, sans doute, s’inquiète de ces nouvelles lois qui pèsent sur les « fous » au point de les confondre avec des droits communs. Au point de les soumettre à un code que leur raison ignore. J’imagine, regardant son travail qui se déploie sur le plateau du Panta Théâtre, qu’Antonin Ménard avait en tête les gesticulations des biens pensants. Ceux, justement, qui sont privés de la pensée et de son mouvement. Sur scène, dans cet espace mental où les murs accueillent des tags littéraires et philosophiques, où les interprètes semblent mus par une énergie sourde, où la parole lente se substitue au débit d’un langage qui ne parlerait plus… Ménard choisit de rompre avec une théâtralité de la folie attendue. C’est-à-dire expansive, faite d’écarts, de voix imprévisibles, de gesticulations inattendues, de commentaires convenus. Tout au contraire, comme à l’intérieur d’un espace intime, les textes qu’il a pris à la littérature et aux penseurs s’entendent comme autant de partitions minimalistes, de berceuses oubliées, de chants privés de lyrisme, de douleurs modelées, de cris pris dans les méandres de la grammaire et le harcèlement du lexique. Ménard et ses comédiens travaillent donc à minima. Dit autrement, il creuse, il fore, il s’enfonce dans cet univers insondable qui n’est pas interprétable par la raison. Pas interprétable, dis-je, mais plutôt accessible au sensible : autre face plus souvent délaissée et opposée à l’intelligible.
Et c’est l’espace littéraire et philosophique qui est le terrain privilégié de cette approche et de ce frôlement de la folie. Espace aporétique que celui de la littérature qui ne se tait jamais et ne dit rien comme le rappelait Foucault. Espace où les formes du discours s’amalgament et ne permettent plus de distinguer la folie de ce qui n’en est pas. Où les personnages, les scènes, les rites, les souffrances, les gestes et les activités humaines… évoqués ne peuvent d’aucune manière s’inscrire dans un monde clivé. Sur les planches d’un théâtre qui ne se veut plus un espace asilaire, mais bien un espace littéraire, Ménard agence donc un monde privé de ses repères quotidiens où les gestes et les mots échangés ne nous sont donc pas étrangers. Il fabrique ainsi une communauté ou rappelle que la diversité de nos communautés tient à des normes dont la littérature et la pensée s’affranchissent, rendant les frontières entre les univers incertaines et fuyantes. Espace théâtral, donc, qui se refuse à faire de la folie un théâtre en marge. Sur scène, donc, les quatre interprètes de « La folie est aussi un mode de pensée » se livrent à un exercice de diction où le choix des textes (de Lacan à Khane, de Mallarmé à Deleuze, d’Artaud à Gogol…) est réglé par le désir de faire entendre une grammaire de l’esprit. C’est un rythme et un mode de pensée qui sont mis en scène et qui sont esthétisés au point que ces « difformités » nous apparaissent dans leur accent de vérité et de beauté. Et de souligner que chaque interprète agissant indépendamment les uns des autres est peut-être le seul signe de l’isolement que l’on prête à la folie. Peut-être et sans doute pas, car la folie ici n’est plus une maladie mais un mal de vivre qui rend chacun d’eux étranger aux autres. Ménard a ainsi choisi d’éclater un groupe afin de montrer que la folie est avant toute chose un parcours singulier, un tracé interrompant toute logique, une aventure du sujet qui s’atèle à des tâches qui ne regardent plus que lui et qui modifient le regard que les autres lui portent. Une chaise retient l’attention, un geste précipité rappelle qu’il y avait là une urgence, un déplacement dans l’espace semble pointer une direction résolue, un regard soudain vers un horizon indistinct rend sensible l’invisible, etc.
Tout ici, frayant avec un monde imperceptible ou plus simplement délaissé, vient à nouveau hanter la raison. C’est que s’intéressant à la folie, le metteur en scène Antonin Ménard aura commenté son contraire la raison qui est le lieu de l’appauvrissement et de l’exclusion, celui de la norme et du jugement. Au vrai, la seule folie que l’on pourra condamner puisqu’elle ne relève pas de la clinique.
Et de regarder ce travail, et le portrait d’Artaud qui vient à être exhibé sur scène comme la tentative réussie de faire entendre un langage. Précisément un autoportrait de 1947 où le visage d’Artaud, tout à fait reconnaissable, montre non pas une blessure mais un espace noir. Quelque chose d’obscur, donc, qui semble souligner que l’être tient en lui une part insondable, un espace connu mais inaccessible. Inaccessible qui est bien le mot qu’Antonin Ménard, tout au long de son travail, aura réussi à faire disparaître et à éloigner. Au point que ses fous nous deviennent familiers. Et que leur folie semble delphique…

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Blektre, ou le théâtre désœuvré https://www.insense-scenes.net/article/blektre-ou-le-theatre-desoeuvre/ Mon, 05 Jan 2009 18:20:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=865 Nathalie Quintane, auteur de romans publiés chez POL, adapte le jeu en ligne déjanté Blektre, de Charles Torris. Yves-Noël Genod le met en scène. Surprise hors du commun.


Tous : Vous prenez de l’oursin
Vous avez violé Kucho
Vous avez été fumé par Gore
Vous avez fumé Kucho
Vous vous projetez un extincteur dans la¨gueule
Vous prenez une rouste au Black bar, faute de pouvoir payer vos consos
Vous avez défoncé le copain de Josiane
Vous vous êtes fait déchirer par Kucho, un
soupirant de Josiane
Vous avez été fumé par Kucho dans la rue des voyous
Vous fumez un cône
Vous fumez un cône
Vous fumez un cône
Vous fumez un cône
Vous avez fumé Josiane
Vous avez rendu à Josiane son argent.
Blektre est un jeu en ligne conçu par Erreur, alias Charles Torris. À la manière de Second Life, c’est un jeu interactif de simulation, on y joue à la vraie vie – en pire. Blektre est fait d’une litanie d’actions brutales sur votre mère, les stagiaires de McDo, les fonctionnaires ANPE ou n’importe quel crétin que vous croiseriez par inadvertance dans cette banlieue parisienne durant votre longue quête de Josiane. Erreur navigue entre BD, compositions musicales basées sur des bugs divers, et conceptions de sites qui déjouent les codes de l’art contemporain et du web par des propositions inutiles, idiotes (au sens fort de « singulières ») et le plus souvent cruelles.
Blektre est un texte de théâtre, écrit par Nathalie Quintane. Basé sur le jeu d’Erreur, et calqué sur Grandeur et décadence de la ville de Mahagony de Brecht, il raconte l’histoire vaguement épique d’Alain Wakbar, stagiaire graphiste master of copié-collé qui deviendra bûcheron au Canada si Motherfucker est d’accord – entre autres cas. On y croise une bande d’allumés fainéants qui naviguent à vue entre frustrations, héroïsmes lacunaires et désœuvrement. Comme dans le texte de Brecht, tout est joué d’avance, et on ne suit que les errances, fantasmes sans volonté et désirs sans ambition de ces protagonistes dans un monde où tout se vaut, où toute relation sociale, des entretiens à l’ANPE aux jeux sexuels, est un non-sens. Nathalie Quintane écrit des romans – le dernier, Grand ensemble, vient de paraître chez POL – et parfois du théâtre.
Blektre est un spectacle créé par Yves-Noël Genod à l’occasion du festival ActOral en octobre 2007 à Montévidéo, le centre des écritures contemporaines codirigé par Hubert Colas à Marseille ; puis repris à Paris pour ActOral Paris et Bruxelles pour Charleroi-danse. Sur une scène vaste traînent toutes sortes de vêtements, accessoires de théâtre et objets non identifiés divers. Le texte de Nathalie Quintane a été préalablement enregistré, comme une répétition nonchalante d’une pièce radiophonique, que les acteurs articulent sur scène, plus ou moins en play-back. Ils semblent improviser des séquences, avec les autres ou tout objet à portée de main, c’est selon, se dénudant, enfilant des vêtements au hasard, des masques d’ours ou de monstres, entreprenant des actions scabreuses ou enfantines, mimant plus ou moins les situations du texte, construisant des bribes de scènes. Chaque situation est à la fois ironisée et traversée de mille autres séquences diverses, au gré des objets ou des agencements du moment : l’image de soi et l’image de théâtre ne valent ici pas mieux que les situations sociales ou affectives des personnages du jeu. Finalement, comme ces dernières, les séquences scéniques ne valent que par leur défaite, leur dés-œuvrement, leur capacité à dés-œuvrer, c’est-à-dire aussi bien à défaire ou à dérouter le cynisme et l’autoritarisme larvé que subissent les personnages (ou quiconque dans la « vie active », comme on dit, d’aujourd’hui). C’est ainsi un théâtre au travail, qui cherche ce qu’il pourrait devenir, composant allégrement avec tous les codes de la représentation et du discours qui se proposent à lui. C’est un théâtre tout entier potentiel, offert, et dans le même temps un théâtre du désœuvrement comme puissance nuisible à tout ce qui s’oppose à la vie, à l’imaginaire et à la libre rencontre des corps, des rêves et des idées. Ainsi cette scène théâtrale à l’ironie dégagée ne surenchérit pas ses enjeux et laisse au contraire le spectateur se construire ses propres images ; nulle tentation de mieux dire qu’un autre, nulle propension à énoncer à son tour un discours castrateur : au contraire, mise à disposition de tous d’un matériel brut à investir, tiré d’un regard clairvoyant sur le réel. Avec une légèreté inouïe et heureuse, le regard lucide et cruel de Torris trouve son expression dans la langue féroce et précise de Quintane, et ses images dans le théâtre détaché, ouvert et en apparence désinvolte de Genod : Grandeur et décadence de la vie moderne. Yves-Noël Genod est acteur, auteur et metteur en scène.
Nous publions une rencontre avec les trois auteurs du spectacle, Charles Torris, Nathalie Quintane et Yves-Noël Genod, suivie d’un texte d’Antoine Hummel sur cette création théâtrale hors du commun.


Blektre
de Charles Torris
adaptation écrite : Nathalie Quintane
mise en scène et scénographie : Yves Noël Genod
Jeu (à Bruxelles) : Cecilia I. Bengolea, Érik Billabert, Jonathan Capdevielle, Yves-Noël Genod, Frédéric Gustaedt, Yvonnick Muller, Marlène Saldana, Thomas Scimeca
Installation lumière (à Bruxelles) : Sylvie Mélis
Son : Érik Billabert


Charles Torris – Blektre, donc, à l’origine est un jeu en ligne (qui est gratuit, jouable très simplement en ligne sur le site du jeu) qui se décrit comme une « simulation de la vraie vie », c’est à dire une parodie des vrais jeux d’aventure en établissant un cadre à priori très banal (le quotidien d’un salarié loser) qui subit de nombreuses humiliations, le tout baignant dans une violence amusante (puisque sous forme de « cartoon » ) et d’absurdités en tout genre. Un jeu est censé « idéaliser » une vie, là, c’est plutôt l’inverse. L’idée m’est venue alors que je travaillais moi même dans un bureau, et que j’avais envie de baffer mon patron, donc j’ai créé ce jeu pour pouvoir le faire. Ce thème de l’horreur au bureau est d’ailleurs aussi présent dans « La foi en l’amour », une BD dans laquelle Nathalie a également puisé pour écrire la pièce (avec Alain Wakbar, ainsi que d’autres BD telles que « wrong world », consultez Bd.saucisse ).
Le jeu est en ligne et multijoueurs, c’est à dire que les personnages rencontrés dans le jeu sont des autres joueurs (cela est valable pour tous les personnages clés tels que : votre mère, le patron, les putes, les vendeurs au macdonald’s, les fonctionnaires de l’ANPE …). Le site reçoit environ une quarantaine de connexions par jour.
Le but du jeu est implicitement de réussir à se marier avec un personnage du nom de Josiane (une espèce d’idéal stupide, car Josiane n’est qu’une pouffiasse) il y a donc une rivalité entre joueurs. Il est tout à fait possible (et c’est ce que font la majorité des joueurs) de se contenter de réussir dans la « vie », d’être riche, puissant et de maltraiter les autres joueurs. On peut les fumer, les violer, avoir des enfants avec (d’ailleurs, vous même, en tant que personnage du jeu, êtes probablement issu d’un viol), se refiler le SIDA, se vendre de la drogue, se prostituer, racketer, employer, etc..
Pour résumer, certains ont parfois décrit le jeu Blektre comme « le jeu qui est encore plus déprimant que la vraie vie ». J’aime beaucoup l’interprétation d’Yves–Noël sur les planches car ce sentiment de lose est omniprésent jusque dans la forme. [[PS: le jeu a évolué depuis que la pièce a commencé, il est par ailleurs « bouclé », pour les courageux, il y a une surprise à Ivry.]]


Nathalie Quintane – J’ai lu Blektre (le jeu) comme je lis Descartes : comme un texte littéraire. Je suis à un tel degré de formation, malformation, déformation, que je ne parviens presque plus à lire autrement que littérairement ou littéralement ou littéraritairement. Je ne comprends pas Descartes (Descartes en tant que philosophe – ce que Descartes « a voulu dire ») ; je ne comprends pas plus Blektre (son fonctionnement en tant que jeu). J’ai vu cette série de phrases et je me suis dit : c’est du théâtre. Je connaissais le site de Erreur – surtout ses BD, parmi les plus justes et les plus sombres sur « la vie des jeunes ». Blektre est une extension du monde d’Erreur, qui est un monde, et qu’il fallait « retranscrire » comme tel sous peine de l’amputer. J’ai donc rapidement décidé de tenir compte de l’ensemble (Blektre le jeu + les BD + la musique).
CT – Mes histoires se font principalement à la suite d’un établissement de règles, dans lesquelles je me demande ensuite ce qu’il pourrait bien s’y passer. Je ne sais absolument pas si Nathalie et Yves–Noël ont pensé comme ça en réalisant leurs oeuvres … quoique dans la mise en espace d’Yves–Noël, ça m’y fait penser assez fort, cette façon de barboter dans un univers établi. J’ai toujours principalement agi sous le coup d’un besoin, par exemple celui de rire d’une chose, ou de réécrire pour réinventer un fait passé qui ne me plaisait pas, ou encore acquérir une liberté qui n’existe pas dans la réalité. Ce que je retrouve dans la pièce (d’Yves–Noël plus que celle de Nathalie) est une espèce d’état primitif : scato, inachevé, brouillon, vague, flou, immature, plein de fote d’orthograf, nu, caca, absurde, sans objectif conscient (donc inconscient oui), instable, imprévisible, compulsif, éructant primitif, raté, erroné, à côté de la plaque, des tentatives, attardé… On se sent comme ces très jeunes enfants qui se bavent dessus et jouent avec leurs excréments et dont l’ego est quelque chose (j’imagine) de pas vraiment défini.
Yves-Noël Genod – Olivier Normand parle très bien de ce que nous essayons de faire (à propos de Oh, pas d’femme, pas d’cri, la dernière création de YNG, présentée en juin 2008 à Gennevilliers, ndlr) :
Il produit des effets, invente des choses, mais c’est comme s’il ne voulait pas assumer la responsabilité de leur composition. En apparence, il préfère les laisser flottantes, pariant sur leur capacité propre à trouver chacune leur juste place.
On sait que les pierres ne sont jamais si belles que lorsqu’elles ne sont pas serties. Le bijou – bague, collier, rivière – leur ôte souvent cette
eau qu’on ne connaît que dans le creux de la paume, à la faille des doigts (préciosité de la métaphore). Ici les gemmes aussi sont si peu serties. À l’anneau, à l’alliage, on préfère l’écrin. Ici c’est l’écrin (bien sûr, la boîte noire) qui compose.
Comme d’un coup de dé, secoué. Et de parier sur la capacité des pierres, dans l’écrin remué, à se rencontrer peut–être, et à composer par elles–mêmes, le spectacle de leurs feux secrets, et conjoints.
« Ne pas prendre la responsabilité de la composition », qu’il dit. Ben oui. J’essaie d’être le plus inconscient possible quant à ce que je produis. Ne jamais contrôler le sens. Transmettre au public, au spectateur ce qui n’est pas achevé, ce qui n’a pas (encore) de sens (et déjouer l’attente, chez le spectateur, par différentes techniques, prise de vitesse). Paraît que le cerveau humain est programmé pour faire du sens, de toute façon. Tout ça, dans mon cas, vient de Duras plus encore que de Régy et Tanguy (ces deux–là pour l’artisanat) [et avec qui YNG a travaillé comme acteur, ndlr] : laisser le lecteur écrire le livre, laisser le spectateur faire le spectacle à partir de la contemplation de son propre monde intérieur. Je ne sais pas par quel mystère (le seul mystère du théâtre, d’ailleurs) : Que ça se fasse chez lui. Au risque d’accepter aussi la production de « monstres », de contresens complets, inversion. Rien n’ayant eu lieu, au final, que le lieu (comme l’a repéré Olivier). Me revient aussi un bout de poème de Guillaume IX, duc d’Aquitaine , que cite souvent Pierre Soulage :
Ferai un vers sur le rien :
Ne sera sur moi ni autre gens,
Ne sera sur amour ni sur jeunesse
Ni sur autre chose ;
Je l’ai trouvé en dormant
Sur mon cheval.
(…)
J’ai fait ces vers, ne sais sur quoi ;
Et les transmettrai à celui
Qui les transmettra à un autre
Là–bas vers l’Anjou,
Pour qu’il me fasse parvenir, de son étui
La contre–clé.
Enfin, mais ça n’a peut–être pas de rapport (« Ici il faudrait peut–être une autre question. », comme disait Duras), je suis tombé récemment sur un extrait de biographie de Coco Chanel, belle salope raciste par ailleurs, qui aux journalistes qui lui demandaient comment serait sa nouvelle collection quand elle s’était mise à recommencer dans les années 50, répondait : « Comment voulez–vous que je le sache ? Je fais mes robes sur les mannequins. » Moi aussi, je fais, littéralement, mes spectacles sur les comédiens et j’ose souvent rêver qu’il s’agit là uniquement de haute–couture (« La dernière mode » de Mallarmé). Tout ce que je raconte là, c’est banalité sur banalité, dans un certain courant de l’art en tout cas, c’est très répandu, cette manière de faire. Malheureusement pour moi, cette manière de faire qui, dans mon cas, est obligatoire parce que si ce n’est pas le cas, pour moi, ce n’est pas de l’art (–isanat) est totalement et naïvement inconnue chez les fonctionnaires du ministère ou les programmateurs. Là, il ne faut au contraire que tout définir d’avance, ou faire semblant, ce qui est pire !
EV – Dans la présentation du spectacle, il est fait référence à Brecht, notamment à Grandeur et décadence de la ville de Mahagony. Et c’est vrai qu’il y a quelque chose de brechtien dans cette création : Par la matière traitée tirée du monde actuel, qui est rendue à la fois familière et surprenante et qui est traitée de façon épique, comme un conte plutôt qu’un drame ; ou les procédés de distanciation qui interdisent toute identification – l’utilisation des masques (d’ours, de monstres etc.), toute la pièce donnée en play-back, enregistrée auparavant et vaguement articulée par les acteurs sur scène, par exemple, ou cette diction nonchalante, à peine articulée, comme s’il ne s’agissait que d’une répétition de théâtre fatiguée ; ou encore les scènes reprises et plus ou moins commentées, l’annonce des actes, les interventions d’une sorte de metteur en scène qui commentait ce que faisaient les acteurs en leur demandant d’être le plus nul possible, parce que c’est ça qui est bien, et celles d’Yves-Noël lui-même, qui intervenait de temps en temps sur scène en parlant à voix basse avec un acteur, ou en déplaçant un objet sans raison apparente, avant de retourner en salle… Quelle place a eu la référence à Brecht dans la préparation du spectacle ?
NQ – Brecht m’est venu comme les moulins et les tulipes sont venus à Hitchcock quand il a pensé situer son film en Hollande. Théâtre = Brecht = reprise à la lettre ou presque de la construction de Mahagony (qui permet de placer de manière très rigoureuse des éléments complètement disparates – BD, musique, jeu, etc pour Erreur) = construction classique moderne, qui était faite pour qu’on la défasse – Brecht, c’est le gant chirurgical qu’Yves–Noël a enfilé pour pouvoir enfiler Erreur – c’est ce gant–là que j’ai essayé de préparer. De la pièce de Brecht, j’ai tout gardé : la brièveté, l’alternance dialogues/chansons, l’argument (des types arrivistes qui veulent fonder une cité, faire du commerce, une catastrophe évitée in extremis, etc), l’ambiguïté même du propos, les tableaux, la pancarte qui résume ou représente + des allusions à Brecht lui–même (une citation détournée, par ex). Le livre était ouvert à côté de l’ordi, et je suivais au fur et à mesure, hop là, quand Brecht change de scène, je change de scène – j’ai bossé de la même manière pour Cavale (paru aux éditions POL en 2006, ndlr) : le guide Michelin Picardie me fournissait le parcours du héro (veuillez respecter l’orhtographe, merci).
J’ai tout gardé comme je voulais (aurais voulu) tout garder du monde d’Erreur, quel que soit le medium utilisé. C’est tracé au cordeau comme un jardin ouvrier, il n’y a rien qui dépasse – d’ailleurs, c’est bien simple, je me suis dit : pour les gars du théâtre, vaut mieux qu’y ait rien qui dépasse, bien rasé sur les côtés mon lieutenant (je n’avais pas tout à fait tort, puisque le texte a eu l’aide à l’écriture du Centre National du Théâtre…). Je rappelle au passage que toute cette magnifique aventure est le produit d’un pari stupide entre Hummel, Erreur et moi, pari qu’on peut résumer en une formule : Blektre à Avignon ! (dans le in, évidemment, et si possible dans la cour d’honneur). Mais la plupart de mes livres sont le produit d’un pari ou d’une blague. C’est cela qui leur confère leur gravité (je parle sérieusement).
Dans un travail comme celui–ci, il y a ainsi conjonction d’un héritage vertical traditionnel (on rend hommage aux maîtres) et de l’héritage horizontal fort pratiqué de nos jours (on « prélève », pour le dire pudiquement) – c’est ni plus ni moins ce que faisait Picasso, par exemple (il dit quelque part qu’il a hérité de ses amis, de Braque et de Matisse) ; or les styles cœxistent, sur les toiles de Picasso : c’est cubiste en haut à gauche, fauve en bas à droite, néo–classique au milieu, etc. Ce que je veux dire, c’est que c’est un procédé moderne (ce, pour éviter qu’on me bassine avec le post–modernisme). Il fallait absolument quelqu’un comme Genod ensuite, quelqu’un qui puisse mettre des poils dans tout ça – j’avais une frousse terrible de tomber sur quelqu’un qui transformerait la pièce en attraction pour le parc Astérix ; alors, quand Hubert Colas m’a parlé d’Yves–Noël pour une « mise en espace » de Blektre, j’ai été soulagée.
YNG – Finalement, c’est ce qui était bien, avec Blektre : on n’était pas chez les autres. Chacun chez soi. Chacun traite sa part à sa manière. Peut–être que ça ressort un peu d’une tentative de destruction de ce que fait l’autre (si tu veux de la psychologie). Ça me rappelle encore Duras (ma seule école, finalement) qui parlait un soir d’une mise en scène comme d’une tentative de destruction d’un texte, elle trouvait ça bien, mais comme le texte n’était pas assez fort, il n’y résistait pas (disait–elle). Ici, ce qui est chouette, c’est que ça résiste ! Ça résiste à toute tentative de moulinage. Ça ne faillit pas.
En fait, pour moi, tout travail, c’est juste : être libre. Bon. Là, la liberté a été trouvée pour moi dès que Nathalie m’a dit, comme elle le raconte, que c’était à la suite d’une vilaine sensation d’une soirée avignonnaise qu’ils s’étaient tous dit dans la voiture : l’année prochaine on fait tout péter, les ambitieux. Ce qui me laissait illico toute latitude pour, moi aussi, avec mes pauvres moyens, tout péter irrespectueusement. Et la magie – comme je dis aux acteurs dans le spectacle : « Vaut mieux être bête qu’intelligent. » – la magie c’est que ça tient le coup, je trouve, quelque chose existe de Charles et de Nathalie dans ce spectacle rapide (et de Bertold, si tu veux, moi, j’men fous un peu : j’ai juste lu Mahagony du coup. Bertold Brecht, c’est quelqu’un que j’admire parce qu’il aimait bien baiser, paraît–il, un peu comme Jean–Paul Sartre – ou Albert Camus (je pense que c’est tout ce qu’on retiendra d’eux, finalement, dans les siècles des siècles). Si c’était vraiment réussi, ce travail, certaines représentations de ce travail – mais ça, c’est pas à nous de le dire – quelque chose existerait qui n’appartiendrait ni aux uns ni aux autres. Mais ça, je n’sais pas, parce que ça, c’est beaucoup plus difficile à réaliser… C’est rare ! C’est là qu’entre en jeu la métaphysique. On est prêt pour, en tout cas, on est prêt, mais, ça… mais ça… faut des moyens – très peu, d’ailleurs.
Discussion par mail en juillet 2008
Photos : Sylvain Couzinet-Jacques et Marc Domage
Liens :
— Blektre
— Le dispariteur
— Antoine Connards

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Littéralement virtuel, ou le mythe de la sécurité publique https://www.insense-scenes.net/article/litteralement-virtuel-ou-le-mythe-de-la-securite-publique/ Mon, 05 Jan 2009 18:13:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=860 Daniel Foucard est romancier. Mais ces livres ne se laissent pas facilement saisir… ils démontent nos mythes contemporains à travers une écriture ambigu, révélant, plutôt que résolvant, les ambiguités de son propre lecteur. Dans Civil, paru en 2008, il interroge la loi, le besoin de sécurité et l’idée de police au travers d’un livre étonnant et rare, qu’on dit situé dans la ville de Fun… Compte-rendu et entretien

Daniel Foucard a publié cinq livres depuis 2000, ainsi qu’un certain nombre de textes en revue. Il participe à divers autres projets, notamment avec le musicien Portradium avec lequel il vient de faire paraître « Portradium Paul New », un récit accompagnant trois CD, aux éditions Dasein. Il nomme les premiers « raffinages », l’ensemble des autres interventions relevant des activités « off shore » ; en quelque sorte, les livres précisent ce que les autres modes d’intervention exploitent ou explorent sur d’autres territoires.
Dans un style presque documentaire, sans recherche formelle apparente, Daniel Foucard défriche les mythes de nos sociétés : la science, le sexe, le virtuel ou la police. Et il fait apparaître le mélange de fascination, d’imprécision et d’ambiguïté qui caractérise nos rapports à ces éléments structurants de notre vie sociale, de notre participation aux différents collectifs que nous croisons. Peuplements, paru en 2000 chez Al Dante, faisait le récit d’une exploration de steppes gelées lors de laquelle chaque choix, chaque rencontre avait un enjeu de survie – sans que l’on puisse décider s’il s’agissait d’une authentique aventure humaine ou d’un jeu vidéo. Novo, chez le même éditeur, rapportait des échanges standardisés entre amis ou collègues, dans lesquels s’exprimaient finalement rage, frustration et perversion sans que jamais ces sentiments ne parviennent à s’affirmer ou à s’assumer. Cold, paru chez Laureli (Editions Leo Scheer), désormais son éditeur, racontait comment un jeune homme était envoyé sur les bases scientifiques en Antarctique pour y tester une molécule aphrodisiaque dans ces communautés scientifiques isolées – ces tests se révélant aussi pervers que la vie dans ces collectivités fermées sur elles-mêmes. Civil enfin, son dernier texte paru en janvier dernier, exposait les cours d’un instructeur de la police nationale d’une ville appelée Fun. Celui-ci, Josh Modena, tente d’expliquer à ses recrues comment, en tant que policier, répondre à la demande sociale de police, de légalité, d’égalité et de sécurité. Mêlant observations lucides et purs délires, arguments publicitaires de gestion d’une audience (les civils, autre nom pour les citoyens) et réflexions sur le fondement mythique des lois, le texte multiplie les ambiguïtés et les niveaux de discours, renvoyant le lecteur à ses propres choix, engagements et croyances. Le texte n’est ni critique ni ironique, bien au contraire, il fonctionne par accumulation d’affirmations dont on finit par ne plus savoir quoi penser, découvrant du même coup les apories de nos propres discours sur la police, sur le besoin de surveillance ou de sécurité. L’instructeur se révèlera finalement un faux, un usurpateur plus policier qu’un policier, déroutant une dernière fois nos attentes de fiction (rassurante).
Le second élément marquant de cette écriture est sans doute la disparition qu’il opère de la « voix de l’auteur ». À travers ses textes, le lecteur ne sait rien ni du projet de l’auteur, ni de ses obsessions ou de ses opinions. En serrant au plus près son objet, il déroute les mises à distance trop simples, et donne à penser plus qu’il ne livre ses pensées. Littérature de l’ambiguïté ou du virtuel – c’est ici la même chose – plutôt qu’expression de soi ou d’une idée, agissant par des images précises, efficaces, ancrées dans le réel (ou le virtuel, c’est ici, encore, la même chose : ce que l’on peut imaginer peut arriver). Aussi il n’est pas surprenant que lorsqu’il est invité à se produire devant une audience, Foucard pratique « l’antilecture », selon son expression : il fait projeter un powerpoint sur lequel défile des sentences valant tant pour le libéralisme débridé ou réactionnaire que pour la gauche militante, sur les vertus de l’endurance et de la résistance, la nécessité de reconnaître les siens ou l’importance d’une gestion économique saine – et il dort sous l’écran le temps de la projection. On ne saura rien ni de ses intentions, ni de ses opinions. Avec lui, l’intériorité n’est plus le lieu magique de l’invention littéraire, le secret de l’individualité exaltée ; l’auteur n’est pas celui qui sait, qui défend quelque chose avec des armes singulières ou qui a vu avant nous ; l’image n’est pas le délire ou l’affirmation d’un homme singulier mais l’agencement précis d’une situation qui, pour décalée qu’elle soit, n’en révèle pas moins l’ambivalence des positions critiques communes ; l’individu est ici celui qui fait sienne les règles du collectif, et non celui qui les distancie. Littérature en marge pointant lucidement les apories de nos discours critiques, se situant quelque part entre la poésie contemporaine et la science-fiction, les textes de Daniel Foucard sont de ceux qui renouvellent en profondeur l’espace littéraire contemporain, ses fonctions et ses usages. Rencontre autour de cette écriture singulière.
EV. – Dans ton dernier livre, Civil, particulièrement – mais on pourrait le voir apparaître et se préciser à travers l’ensemble de tes précédents textes, tu utilises un style d’écriture qu’on pourrait qualifier de « clinique », dont tout effet de style semble évacué. Il semble que tu privilégies le récit, qui est particulièrement efficace et structuré, sur tout autre effet de style littéraire. Comment caractérises-tu ce style qui ne veut pas en être un, cette écriture impersonnelle, documentaire, cette langue qui semble ordinaire, « quotidienne », mise au service d’un récit ?
DF. – Cette question du « style » clinique est une question clef. Le mot est souvent employé pour définir mon écriture et je l’accepte volontiers en dépit de son côté répulsif. Il s’agit effectivement de guérir, de diagnostiquer, de bourrer de médoc une littérature en surcharge pondérale.
Je refuse les écritures de stylistes. Elles rendent hommage à une culture littéraire qui n’en a plus besoin. Le style est le travestissement du lire, or il est urgent de délire. Pas au nom d’un obscurantisme inculte et rampant mais pour réinventer une écriture qui colle définitivement à son époque en osant se défaire de ses règles usuelles.
Un aimant attire irrésistiblement la culture et la civilisation vers son recyclage. L’aimantation est radicale et on ne peut pas faire comme si on ne s’en apercevait pas. On peut toujours réécrire les mêmes livres avec quelques menues variantes mais ils risquent de rester sur le côté de la route, faute de mutation.
Pourtant, la lecture se porte mieux qu’avant et la production de livres s’amplifie. Il y a de plus en plus de choses à lire mais c’est tout notre lien à la littérature qui se transforme. Simple stockage, à l’origine, le livre s’est fait média et se voit média. User d’un style clinique, d’un style telex ou d’un style flux rss c’est déjà comprendre que la médiation est devenue l’unique objet de la littérature.
En ce sens, mon obsession n’est plus de pétrir la langue mais d’abord de la reconformer en inventant des protocoles. Ils sont obsessionnels, métaphoriques ou symptomatiques, mais jamais gratuits. Ils sont légérement hors normes, pas spectaculaires, ni hyper innovants. Ils visent la médiation et peuplent une transformation.
Mes livres consistent en la création d’un lieu 100 % fictif, autant celui l’action que celui du texte. L’école de police décrite dans Civil est ce type de lieu. On y trouve des dialogues sans guillemets sans tirets sans traits d’union sans autorisations, des digressions complètement marteau, des recettes inattendues, des explications alambiquées mais concrètes, de l’information brute et des fictions parasites, seul mélange capable de rendre compte du réel approximatif surtout quand on sait qu’aucune documentation n’a été employée pour l’occasion.
Civil est un livre psychédélique. Mon style clinique fonctionne comme un scanner déréglé accumulant diagnostics, pronostics, fausses pistes et délires.
En ce sens, « clinique » s’oppose sans doute à « critique » : Autrement dit, tu ne propose pas l’expression d’un point de vue, un sens de lecture, l’exposition d’une intériorité, tu ne mènes pas ton lecteur vers un point de clarté que tu aurais défini, mais dans la présentation « froide », documentaire presque – même si ton travail ne relève pas de l’écriture « froide » dans le sens où on l’entend habituellement, justement parce qu’elle ignore toute expression d’une subjectivité – celle de l’auteur ou celle d’un protagoniste.
Je ferais plutôt une distinction entre plaisir et désir dans les narrations. Les récits de plaisir seraient ceux qui ce rapportent au réel, s’attache à la description des détails, procure un plaisir de lecture par ce seul artifice. Ceux de désir évolueraient dans une autre couche, plus atmosphérique et plus illusoire, psychédélique encore, une couche qui autorise une multiplicité de spéculations donc moins de détails et surtout peu d’explications détaillées.
Cette couche est un mélange de virtualité : type jeux vidéos on line, d’hallucinations : dont ce goût très répandu pour l’insolite, de flux électriques : masse d’images et d’infos que nous consommons sans stockage, l’ensemble formant une zone informelle où le plaisir réaliste se dissout.
Ladite zone est peu identifiable dans mes écrits à forte coloration politique ou sociologique. Je spécule pourtant constamment avec inquiétude (désir) et détachement (plaisir), avec exagération (désir) et retenue (plaisir), avec invention (désir) et imitation (plaisir), avec trouille (désir) mais délectation à écrire aussi (plaisir). Je crois que le désir est plus collectif, il est presque un projet de société alors que le plaisir est plus personnel.
Dans ce contexte « désirant », l’auteur reste une puissance mais est aussi un suiveur. Le texte devrait être son seul pilote derrière lequel il conviendrait presque de se cacher. L’auteur lisant son propre texte devant un public rajoute un inutile effet de réel. Il nous dit un truc vrai et il est réellement là pour nous le dire. Public et auteur se font plaisir. Or, le plus souvent, L’auteur est un piètre « master of ceremony ». Le spectacle est le seul gagnant dans cet affaire, pas la médiation.
Pour revenir au texte même : Que pense l’auteur de ce regroupement d’ultra légalistes, apparaissant vers le milieu de Civil, qui pensent déstabiliser l’ensemble du système législatif en respectant à fond les lois ? Rien, ou plutôt son personnage principal, l’instructeur, pose cette question à ses élèves, espérant une réponse ou voulant les piéger, puis il passe vite à autre chose. Voilà où je suis : je me pose la question comme lui, comme eux, par lui et pour eux.
L’auteur est ordinairement le héros de son histoire personnelle or dans Civil il n’est qu’un protagoniste s’interrogeant.
Qu’est ce qui relève du désir, et qu’est ce qui relèverait du plaisir dans Civil ? Du point de vue de Modena et du tien ?
Les motivations de Modena sont multiples puisque c’est un mystificateur. Quand on s’introduit dans une école de police sous une fausse identité et qu’on y mène un enseignement c’est pour régler des comptes avec une histoire personnelle, avec une profession, avec la société. Or, Modena n’est pas un révolutionnaire, ni un terroriste. La vraie surprise de son enseignement pirate est qu’il est conforme aux enseignements traditionnels de l’institution policière. Il est un perfectionniste ou plutôt un refondateur. Il spécule sur les insuffisances de la conviction policière, républicaine et en rajoute donc une couche, épaisse. L’objectif avoué est de reconquérir un prestige personnel auprès de sa mère policière et de croire que le droit républicain a aussi besoin d’une telle reconquête. Quand il est démasqué par un instructeur infiltré, il n’oppose aucune résistance sachant que son enseignement viral va produire son effet. Le désir de Modena c’est de reconstruire. Son plaisir est d’être pris pour ce qu’il n’est pas.
Le mien est de construire et d’être pris pour ce que je suis : un écrivain. Je mets de côté mes capacités à observer, j’évite le témoignage, l’enquête. Civil reste une pure invention prenant en charge ce savoir diffus que nous accumulons à travers les divers médias, cherchant à définir une communauté civile de laquelle je suis assez éloigné faute d’intégration complète aux rouages puis procédant à un mélange des deux imprécisions pour créer une construction proche elle aussi d’une mystification.
Le plaisir vient de décrire une plage, d’y placer deux personnages dessus, de trouver un sens à cette rencontre, de le détourner à peine fixé, d’en provoquer un autre en vue d’une vision plus générale. Mon plaisir c’est de bondir. Avant arrière.
Dans Civil, le récit se déroule ainsi dans un centre de formation de la Police Nationale, mais sur l’île de Fun. Dans Cold, il s’agit de tester des drogues et d’évaluer des comportements, mais dans des bases polaires, et Peuplements raconte des explorations de steppes gelées, sans que l’on sache s’il s’agit d’un documentaire ou d’un scénario de jeu vidéo. A chaque fois, tu places tes récits dans des lieux isolés. Ce serait des zones de test, des « échantillons représentatifs » ?
Je ne connais pas les lieux en question, faute d’y être allé : Sibérie, Australie, Antarctique, Madère (Fun est la contraction de Funchal, capitale de Madère). Ce fait dissocie encore le plaisir du désir. Comment décrire un lieu qu’on ne connaît pas autrement que par une imagination frustre, peu détaillée, avec une documentation touristique de base. Mes récits sont juste déterritorialisés. On change de lieu, les règles changent. Le voyage m’intéresse moins que le déplacement. Voilà pourquoi je parle souvent d’écriture SF, pour « Sans Fixité », concernant mes livres. Pas de normes, pas de lieux précis, mais des choses à explorer, du désir d’abord.
Cold est l’histoire d’un agent porteur d’une drogue pouvant faire parler les scientifiques installés en Antarctique, sur leurs pratiques sexuelles notamment. Ses chefs s’appellent développeurs et ses volontaires (les scientifiques sur lesquels sont pratiqué les tests, ndlr) ont une sexualité robotique. Mais le seul véritable pays visité par ce récit est finalement la thématique virtuel / hallucination / zapping d’images électriques. Chaque élément, chaque rebond est synchrone avec ce postulat. Tel l’arbre qui cache la forêt, on découvre que le devenir de la science et celui des ressources en eau sont un simple prétexte à ce déplacement.
Des robots peuplent l’Antarctique comme des policiers peuplent les plages de Madère, les premiers ont un désir de science, les seconds un désir de droit. Quitter ses frontières est une insatisfaction permanente, une quête permanente, sans billet low cost.
Dans tes récits, il y a toujours des règles, très strictes – notamment dans les deux derniers, Civil et Cold. Mais dans le même temps, paradoxalement, on ne sait pas où est la loi, quelle est la légalité des actions entreprises. Dans Cold, on ne sait pas si l’action du testeur est avouée ou si c’est un test illicite. Dans Civil, on ne sait pas quoi penser de Modena, le policier instructeur, et de ses affirmations. Ce doute sur ce qui relèverait de l’invention des uns et des autres ou au contraire de règles déterminant les actions de chacun constitue d’ailleurs une grande partie du « suspens », si l’on peut dire, de la lecture : Il y a une action, mais on ne comprend pas en quoi cette action est déterminée par l’inventivité (le plaisir et le désir, justement) des protagonistes, ou au contraire par un cadre légal commun, ou enfin par des « programmes », des règles que chacun respecterait selon sa situation. Cette indécision entre l’individuel et le collectif traverse tous tes livres, si bien que Civil, qui l’aborde frontalement en mettant en question ce que seraient la loi et son respect, semble de ce point de vue l’aboutissement de tes écrits précédents. Qu’est ce que la loi, les règles, pour toi ? Au fond, c’est la question du collectif, de la communauté qui revient : qu’est ce qui fonde le collectif si les règles sont cachées? Serais-tu un anarchiste dandy – ce que je ne crois pas, justement parce que les règles sont toujours strictes, mais toujours cachées, incertaines dans leurs intentions, leurs raisons – qui penserait que le collectif s’invente dans l’instant, dans la rencontre? Qu’est ce qui relève du jeu ou de la règle dans une communauté ?
Un anarchiste dandy ? Quel kif ! D’accord. Mais mes vraies inclinations politiques sont un peu moins sexy, disons que je suis un égalitariste pragmatique, donc quelqu’un d’assez attentiste, d’assez intransigeant, d’assez parano. Disons encore obsédé de la liberté individuelle, un défenseur du recours donc du droit en tant qu’il autorise de multiples inventions utopiques en sa marge. Spécialement à notre époque où de nouveaux contrats sociaux postulent au remplacement de la loi, que ce soit par l’autorégulation des marchés ou les replis identitaires.
Je suis persuadé que les postulants, il y en évidemment beaucoup encore, tentent de hiérarchiser la société en rétablissant des distinctions qui vont permettre l’instauration de sociétés à plusieurs vitesses nécessitant plusieurs vitesses de prise en charge. Par exemple, le renouveau du sexisme qui devrait être un des thèmes centraux de mon prochain livre viserait à paupériser pour mieux exploiter, tant il est presque prouvé que l’égalité des sexes accompagne ordinairement la prospérité.
La loi ne peut guère se plier à ce type de recul larvé puisqu’elle s’ancre traditionnellement dans un système égalitaire : la loi est pour tous et toutes au même niveau de richesse et de recours. Reste à nos sociétés d’apprécier, nos chroniqueurs d’apprécier, nos politiques d’apprécier si ces lois sont objectivement égalitaires dans les faits.
Civil est une construction qui pose cette évidence égalitariste en la mettant à disposition de l’institution chargée de la faire respecter : la police. Alors, ironie ? Cynisme ? Naïveté ? Non : pragmatisme. Le seul individu pouvant aujourd’hui parler sans honte d’égalitarisme, tant le terme est contesté et illusoire, le seul : c’est un flic !
Les codes de tes narrations sont assez clairs : l’exploration/jeu vidéo dans Peuplements, le test d’une molécule sur des bases arctiques dans Cold, l’instruction des policiers dans Civil. Comme tu l’as dit, les récits ont lieu dans des territoires symboliques que l’on reconnaît sans peine, qui servent de cadre et de matrice à la narration – en précisant qu’il s’agit toujours d’espaces où se cristallisent les fantasmes d’aujourd’hui et qui constituent nos mythes contemporains : la survie et le virtuel, le sexe et la science, la loi et la police. Malgré ces cadres narratifs a priori évidents, courants, on se sait littéralement pas ce qu’on lit, justement parce qu’on ne peut pas déterminer les intentions de l’auteur ; on n’a donc pas ce sentiment d’être rassuré par quelqu’un qui commente, qui nous emmène dans son terrain de jeu perso détaché du réel. Grande force de tes récits, de ce point de vue, qui s’attachent au monde, au réel, au social, en les regardant précisément, avec lucidité, tout en en refusant le commentaire. Civil est exemplaire de ce point de vue. On ne sait pas quoi faire des affirmations de Modena, je crois. Il n’est pas simple de savoir ce que l’on pense de ses propositions – sur le besoin de sécurité, sur la nécessité de la police, sur l’idée que la présence de la police puisse relever d’un jeu. Ainsi l’ambiguïté devient un outil critique, une manière d’interroger nos fantasmes, ce que l’on accepte, ce que l’on décide et ce que l’on projette ou qu’on idéalise. Dans un monde ambigu, on ne peut répondre que par une littérature équivoque ? Ce serait ça, la fin des grands récits initiatiques, ceux qui construisent des repères (les mythes, en somme) ? L’ambiguïté est-elle fondamentale à tout récit ? Ou est-ce comme chez Dante, une manière de donner à penser ce qui relève du fantasme, du non-exprimé, de l’aporie, en lui donnant une forme – symboliser ce qui échappe dans la vie courante mais la structure, donner à penser en livrant une image du monde, sans lui donner un sens ?
Tu dis : C’est comme si l’ambiguïté devenait un outil critique. Super exact. L’ambiguïté n’est pas une démission, ni une lâcheté. C’est un détour. L’usage voudrait qu’on dise un détournement, mais je préfère détour qui est plus géographique. Équivoque est encore mieux, même si je revendique autant les deux, mais cette littérature équivoque en réponse à l’ambiguïté ambiante est exactement ce qui se profilera sous peu. Ces réponses très politisées mais insaisissables réclameront qu’on vienne reprendre les problèmes à leur source. L’équivoque gère mieux l’étagement des couches virtuelles / électriques / concrètes que les affirmations même en ces temps de trouble.
Le donner à penser par l’usage d’une métaphore dépourvue de sens rejoint le principe du tract. Comme un tract, il est convaincant, excessif, sans feed back. Le trouble vient de ce qu’on ne sait pas qui l’a imprimé. L’équivoque frise, là, la confiscation.
Il y a aussi des ambiguïtés et des équivoques qui se lovent dans des endroits imprévisibles. Comme cette particularité dans mon écriture qui est, je le crois vraiment, absolument unique vu les thèmes que j’explore : drogue, politique, enquête policière, conflits, bastons, suspicions, folie, etc. Elle est 100% non létale ! Pas une seule victime dans mes récit, pas un seul crime, même pas une herbe ou une bestiole exposées. Tous les participants sont ultra vivants et le repérer relèverait là aussi de l’enquête policière. Mon écriture est entièrement une schizophrénie vitaliste où chaque entité évolue dans un direct, comme la TV en direct, sans exception. L’équivoque peut régner sur ce terrain hyper joyeux.
Enfin, le problème de la filiation et de l’éducation revient en effet comme une double clé du récit dans ton livre. On ne va pas raconter précisément les dernières pages, mais on apprend que Modena a un souci avec sa mère, elle-même flic de renom. D’autre part, tu insères dans le fil du texte des notes qui semblent quasi-autobiographiques – ou du moins qui sont présentées comme telles – dans lesquelles un élève policier revient sur son éducation, sur la manière de voir les choses qui lui a été transmise. Ces inserts laissent penser, en plein milieu du récit, que la narration est codée – qu’elle a plusieurs couches, comme tu disais. Ces deux « clés », les notes et le chapitre final, qui font toutes les deux s’effondrer le récit principal, ont à voir avec la parenté – c’est-à-dire chez toi avec l’autorité et l’ambivalence, pour reprendre les premiers mots de la première note. En quoi individu, filiation et communauté s’opposent-ils, ou au contraire sont-ils indissociables l’un à l’autre ?
Cette histoire de filiation apparaît pour la première fois dans mes livres avec Civil. Jusque là mes personnages avaient des copains et des copines, seules connexions bio-sociales. Chaque individu était autonome autant hors champ que plein champ, ce qui tassait le champ narratif puisque chacun était présenté par ses faits et gestes, en direct.
Civil réintroduit d’abord l’individu, incontestablement l’une des plus belles inventions de la modernité. L’individu y est plongé dans un récit d’autorité, de sujétion, de respect, d’organisation et il est assez logique qu’une symbolique privée le guide dans cette quête de sens et de liberté. Mais il y a moins une métaphore de la structure parentale qu’un simple refuge.
Modena est coincé par ses supérieurs qui tendent vers lui un combiné téléphonique avec sa mère à l’autre bout du fil. Il résout ce problème en posant une simple question, qui est avant tout un simple signal de communication : « Maman ? ». Que va lui dire sa mère à lui, l’usurpateur ? Elle va prendre son parti ? L’insulter ? Exiger des excuses ? Lui dire que c’est dorénavant un héros de l’indépendance ? Avoir pitié ? Autant de possibilités rejoignant une seule évidence : elle va le ramener dans une sphère privée qui est la nourriture de tous les pouvoirs, de tous les gouvernants, cette sphère privée où le ressourcement vient de la certitude que les trahisons resteront sur le palier.
Effectivement, les inserts prononcés par Enzo, un des élèves de Modena, ont quelque chose à voir avec l’autobiographie puisque j’ai tâché, là, de me donner un peu la parole. Modena et sa mère représentent eux une immense boucle fictive qui rebondira sur une interrogation, sur un appel, tant qu’on refusera d’admettre qu’une filiation réussie repose autant sur de l’amour que sur une modernisation de l’individu. La mère est une flic réussie et Modena un flic raté, scénario étrange ou dérangeant selon les cas.
C’est pourtant l’enseignement de Modena que le lecteur a reçu et il est assez conforme aux attentes de l’institution. Modena n’entre pas dans la police, il a été recalé au concours, mais il rend hommage à sa manière à la belle carrière de policière l’ayant élevée : les filiations peuvent aussi être des fonctions, des trajectoires, des émancipations, encore une qualité clé de la modernité.
En guise de conclusion, je reprends ce mot d’un réalisateur hollywoodien entendu à la radio : ce qu’aiment voir les spectateurs c’est un individu qui a fait le mauvais choix. Cette remarque a considérablement habité l’écriture du livre. Mais là, le mauvais choix était d’être policier ou s’être fait passer pour un policier ?
Réalisé par mail fin juillet 2008.
http://www.leoscheer.com/spip.php?article749
http://laureli.over-blog.com/archive-08-2006.html
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L’Imprévisible : ça devait arriver, ou à vous de jouer https://www.insense-scenes.net/article/limprevisible-ca-devait-arriver-ou-a-vous-de-jouer/ Mon, 05 Jan 2009 18:07:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=857 Un agenda, c’est de saison. Voici la livraison 2009 du plus original (et beau) d’entre eux : L’Imprévisible. Mais derrière l’objet, bien pratique, un tout autre projet : découvrez l’institution calendaire revue par l’étonnante association caennaise La caravane d’inventions institutionnelles.


En apparence, ou plutôt, dans un premier temps, voilà un agenda, bienvenu en librairie à cette époque de l’année, et de belle facture encore, ce qui en fait un sérieux concurrent dans la recherche de cet outil tout à la fois, si possible, chic et pratique. Livre au format poche à la jolie couverture grise à peine mouchetée, belles inscriptions bordeaux sur papier légèrement écru, graphisme élégant qu’on reconnaît comme celui de Cédric Lacherez, manitou doué du « Centre de recherche du signe du son et du sens » (http://www.crsss.org). L’ensemble témoigne d’une attention au détail, d’une fabrication attentive, d’une conception dédiée à son usager comme cela n’arrive pas si souvent. Sans doute un objet qui me sera utile et pratique, que je retrouverai avec plaisir 300 et quelques jours durant, qui se distinguera de ceux des collègues par son élégance et son originalité et qui me rendra de fiers services, vous direz-vous en découvrant la livraison 2009 de L’Imprévisible.
Dans un second temps, vous vous surprendrez peut-être à le lire. Non qu’il ait rempli les pages à votre place, vous commandant les rendez-vous à l’avance ou devinant vos futures listes de courses – au contraire, vous avez comme de droit une page par jour, en attente de vos futures activités qui ne manqueront pas d’être aussi immanquables qu’imprévisibles, justement. Mais L’Imprévisible ressemble aussi à ce qu’on appelait autrefois un almanach, combiné avec un éphéméride.
Chaque jour suffit à sa commémoration : quand les temps sont durs, le passé se fait gardien du présent, et chacun sait aujourd’hui que le devoir de mémoire nous rend conscients de nos devoirs vis-à-vis de notre prochain comme de nos aïeux : il éduque et célèbre tout à la fois, merveille de la démocratie moderne. Bref, la mémoire instituée Da-sein officiel, sublime Être-là face à son devoir, arme pacifiste incontestée du citoyen moyen.
Ainsi, chaque journée est-elle ici consacrée : journée du passe-temps ou journée noire dans le sens des retours, journée du moral des ménages ou journée de la solution miracle, vous ne manquerez rien, digne esprit toujours à la fête. Par un curieux effet de calendrier, vous découvrirez même des échos d’un jour à l’autre, d’une page à l’autre : dans ce bel agenda, la journée sans musique d’ascenseur fait face à la journée des sociétés écran, celle des parts de rêve répond à celle des avantages en nature. Sans aucun doute, l’année avec L’Imprévisible sera bien remplie, avec tous ces jours de ceci ou sans cela.
En bas de page, les auteurs (Marie-Liesse Clavreul et Thierry Kerserho, également éditeurs de l’ouvrage pour le compte de leur maison bien-nommée Le Jeu de la règle, http://www.lejeudelaregle.fr) vous rappellent avec à propos quelques événements ayant marqué les années en 9, ou bien encore les entrées aux mêmes dates dans les registres officiels comme dans le Calendrier du Père Ubu (1901) et L’Almanach des honnêtes gens de Pierre Sylvain Maréchal (1787), lequel fut arrêté par le Parlement de Paris pour atteinte à la religion. Tout un programme. Et là encore, on s’étonnera des « coïncidences » : ainsi le 20 février, la bien-nommée journée des bandes d’arrêt d’urgence, on commémorera le suicide de Sarah Kane (1999) et la publication du manifeste du Futurisme par Marinetti (1909). Le 29 avril, journée des conflits des générations (futurs), on vous rappelle qu’à cette date, en 1999, Lionel Jospin recevait un rapport sur l’avenir du système des retraites et qu’en 1959 De Gaulle déclarait que « L’Algérie de papa est morte ». Rien n’arrive au hasard, c’est à croire, et tout se croise – à vous de jouer.
Durant 365 pages, cette étonnante œuvre de patience démonte l’institution calendaire, jouant de raccourcis et calembours, associations d’idées et traits d’esprit. Rien qui vienne clamer sa grande œuvre, l’ensemble se glisse dans le cours du temps, de la lecture ou de l’usage de l’agenda comme il se doit, au fil des jours. C’est le troisième temps – mais gardez-le pour vous, ce n’est pas un discours ou une fière philosophie esthétique écrite en lettres de feu, mais au contraire, pour une fois, une pratique, une action dans les usages : rien ne vous est imposé, si ce n’est un agenda en forme d’agenda. L’Imprévisible est sans doute un détournement, mais en tant qu’il est une proposition. Il reprend les cadres – usages, langages, modes de pensée – en œuvre aujourd’hui pour en faire apparaître les discours autoritaires qui s’y cachent. C’est tout l’objet de l’association à l’origine de ce bel objet, La Caravane d’inventions institutionnelles, dont les statuts stipulent qu’elle explore « les formes d’organisation, les moeurs et rites fondamentaux de la société ». Selon leurs propres dires, Marie-Liesse Clavreul et Thierry Kerserho travaillent l’institution comme d’autres la musique ou le cinéma. Ils posent des cadres qui deviennent le support à des usages. Ces cadres ne sont jamais hasardeux ; ils relèvent d’une attentive analyse des pratiques ordinaires. Et ils ne sont pas anodins : ils jouent sur des règles instruites, des règlements composés, dont le respect vaut acte. Ainsi cet agenda, qui ne saurait être autre chose qu’un agenda même s’il joue avec quelque chose relevant de la poésie ou de l’écriture. Oh certes, la grande idée de l’art basée sur la magique et mythique inspiration, sur le secret intime et mystérieux de l’âme humaine en peine, est bien mise à mal par de telles pratiques. Depuis les situationnistes au moins – mais aussi, pourquoi pas, les détournements amusés des Arts Incohérents de Jules Lévy, Alphonse Allais et Jarry (http://www.artsincoherents.info) à la fin du XIXe siècle, il n’y a pas à chercher d’origine – ce type de mise en cadre, de constructions des usages par la proposition, visant la mise en évidence des normes et l’appropriation par chacun des cadres fondants le collectif, sont la réalisation de ce que les arts contemporains, bien souvent, évitent par bonne conscience humaniste, quand ce n’est pas par d’explicites appels à l’inconscience.
Ainsi, nul nihilisme ici, et nulle critique sûre d’elle-même, mais au contraire une mise en jeu, une proposition offerte à son lecteur, une base pour une exploitation/exploration de chacun – à l’inverse des usages habituels qui ne visent souvent que la mise aux normes ou au pas. Est-ce pour cela que l’agenda n’est pas reconnu comme livre, comme œuvre, et se voit appliquer la TVA de tout objet industriel (19,6%) et non celle d’objet culturel (5,5%) ? Il laisse, en effet, deux tiers de ses pages à son usager, basculant sous cet autre régime de taxation. Ainsi, l’objet culturel ne doit laisser aucun espace à son spectateur – au moins, là encore, la loi parle, et elle est explicite. (Une exception est accordée, figurez-vous, aux livres de coloriage. Tout est dit.)
Cet utile registre 2009, tiré en 2009 exemplaires numérotés et vendu 20,09 euros, se trouvera dans les meilleures librairies, ou se commandera en ligne, sur le site du jeu de la règle

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Comment raconter des histoires à Buenos Aires ? https://www.insense-scenes.net/article/comment-raconter-des-histoires-a-buenos-aires/ Sun, 04 Jan 2009 18:28:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=872 La mise en scène se cherche : à Paris, à New York comme à Buenos Aires. Elle se demande ce que le théâtre peut faire aujourd’hui pour attirer l’attention d’un spectateur sollicité par bien d’autres médias. Un reportage en Argentine de Patrice Pavis.


Ayant passé dix jours à Buenos Aires, du 1er au 13 août 2008, je suis à la fois surpris et confirmé dans mes attentes. Venant presque directement du festival d’Avignon à la capitale argentine, je suis frappé par la vitalité du théâtre d’ici comme de là-bas, mais sous des formes et pour de raisons différentes. Beaucoup des spectacles que j’ai vus ici ne sont donnés que les deux ou trois derniers jours de la semaine, parfois dans la maison de l’auteur-metteur en scène-acteur,etc. Cette convivialité, cette proximité physique joue souvent en faveur des pièces et se prête à une nouvelle manière de narrer, de se situer par rapport à la fiction et à l’assemblée des spectateurs.
A Buenos Aires comme en Europe, on semble découvrir—ou redécouvrir ?–l’importance de savoir conter une histoire. Comme si, d’un seul coup, on se rendait compte que la mise en scène consiste d’abord à savoir raconter une histoire. Comme si, d’un seul coup, on se rendait compte que la mise en scène consiste d’abord à raconter une histoire simple à un public venu voir des acteurs complexes et des situations scéniques compliquées. Mais il y a manière et manière de raconter. La fable est plus ou moins linéaire, épisodique ou déconstruite. Si la mode était, depuis les années 1960 jusqu’aux années 1980, plutôt à une narration non-linéaire, non figurative, il semble qu’avec les années 1990, le théâtre s’efforce à présent de raconter une histoire simple et émouvante, lisible et proche du lecteur. En ce sens, la pièce de Ganriela Izcovich, Sin Voz, appartient à l’écriture ancienne, celle du jeu entre fiction et réalité, à une dramaturgie qui a connu son apogée avec Pirandello et Genet ou avec les épigones dans les années 1960 et 1970. L’écriture d’Izcovich et le « double jeu » des acteurs sont donc d’une assez grande lourdeur. Manifestement la « nouvelle narration » n’a pas encore fait son apparition, et encore moins le ménage !
Pourtant, dans la plupart des spectacles argentins que j’ai vus, on sent l’intérêt pour l’autobiographie, la volonté de raconter un épisode ou une situation de sa vie personnelle. On le voit dans Crudo, Dolor exquisito ouTres Filosofos con un bigote. Ces spectacles choisissent des personnes réelles, ils les extraient de leur environnement habituel et les transfèrent sur une scène pour nous faire part de leurs soucis. Toutefois l’autobiographie devient vite auto-fiction, voire fiction, car les narrateurs autobiographiques ne manquent pas de se mettre en scène en chargeant le trait : on change le récit soi-disant autobiographique de Sophie Calle (Dolor exquisito) ; on imagine, plus qu’on imite, les discours déprimés des femmes de la salle de bain, en panne de séduction (Mujeres en el bano) ; même les trois dignes épisodes de l’Université de Buenos Aires ne sont guère authentiques, puisqu’ils doivent rejouer chaque soir leurs plaisanteries douteuses ou leurs considérations philosophiques banales car connues de tous les élèves de classe terminale et du grand public.
La volonté de raconter sa vie de la manière la plus directe et sincère possible conduit paradoxalement presque toujours à un retour de la fiction et de l’invention. D’où l’importance de savoir bien conter une histoire. Or, de ce point de vue, le théâtre à Buenos Aires semble avoir trouvé l’art de bien raconter une histoire avec tous les moyens scéniques possibles. Ainsi la narratrice de Dolor exquisito nous livre sa confession en distinguant tous les moments d’avant et après la rupture. Elle montre des photos de son voyage au Japon, utilise des objets ramenés de sa visite, fait parler un visage projeté sur une statue. Mais en reprenant son leitmotiv avec à chaque fois d’infimes variations, elle invente une manière sophistiquée et ironique de raconter : le tour est joué, le théâtre est sauvé, la douleur est vaincue. Dès lors, le récit devient cathartique et se transforme en une manière d’oublier un épisode douloureux de sa propre vie amoureuse, ou peut-être tout simplement d’inventer une histoire qui prenne ses distances du récit autobiographiques et invente une nouvelle forme de fiction.
Derrière ces expériences, on sent une tendance du théâtre à raconter une histoire simple, honnête et personnelle, comme s’il s’agissait de toucher le spectateur individuellement en évitant autant la virtuosité narrative illisible des années « déconstructionnistes » (1970-1990) que le déchaînement des images reliées par un récit peu lisible. Le théâtre autobiographique de Buenos Aires cherche son authenticité dans une nouvelle manière de narrer. Comment expliquer cette soudaine promotion du récit de vie ? Peut-être comme une tentative, quasi désespérée, d’échapper au bricolage et à la récupération postmodernes.
Les recherches sur l’identité en tous genres nous ont conduit à complètement reconsidérer notre vie, qu’elle soit personnelle, ethnique, politique, sexuelle. Comme si, à présent, l’authenticité ne pouvait plus être atteinte que dans un nouveau cogito : « Je suis ce que je me raconte ». C’est bien dans un théâtre de la périphérie et de la marginalité comme celui de l’Argentine que ces recherches sur le nouveau récit ont quelques chances de se développer. La crise de l’institution théâtrale et culturelle oblige à se replier sur soi et à trouver les instruments de ce décentrement personnel et familial. Parfois ce processus est parfaitement réussi : ainsi dans La Noche canta sus canciones de Jan Fosse mis en scène par Veronese dans le grand salon de sa maison. Le huis clos du couple en rupture y est magnifiquement montré. Parfois, au contraire, ce processus n’aboutit pas tout à fait, comme si la salle à manger et les soixantes minutes de jeu ne suffisait pas à développer une histoire crédible : ainsi dans Revolucion de un mundo, Inés Saavedra (l’auteur, metteur en scène et l’une des actrices) ne parvient pas à dépasser l’ébauche de la situation et des personnages, à aller au-delà d’une « étude », au sens musical et stanislavskien, d’une famille bourgeoise et snob qui étouffe toute velléité d’indépendance et de créativité de ses enfants. Le récit reste en quelque sorte compact, il n’est pas suffisamment dérouté par une fable articulant clairement ses arguments, il reste trop limité au portrait satirique des protagonistes.
On le voit : savoir raconter une histoire ne dispense pas de continuer à maîtriser le langage scénique, à varier et à approfondir le jeu des acteurs et de leurs personnages. Ce qui assure le succès des spectacles que j’ai vus, c’est au fond l’équilibre entre un art renouvelé de la narration, une maîtrise impressionnante des codes de jeu et surtout une tension et une ambiguïté permanente entre fiction et authenticité.
Il me semble que les fragiles autobiographes du théâtre argentin d’aujourd’hui sont bien en avance sur les lourdes théories de tous les savants du théâtre argentin classique. Et c’est pourquoi en quittant Buenos Aires, j’ai, contre toute attente, l’espoir au cœur.


Article publié en espagnol dans Perfil en août 2008 / Patrice Pavis
Texte recueilli par Charles-Marie Renion

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Festival international DANCE à Munich https://www.insense-scenes.net/article/festival-international-dance-a-munich/ Sun, 04 Jan 2009 18:26:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=871 « Créer un monde contre notre monde », « établir une autre réalité à côté de la réalité quotidienne », c’était le but déclaré du festival international DANCE, qui s’est déroulé entre le 25 octobre et le 8 novembre sous la devise « Contre-Mondes » (Gegenwelten) pour la onzième fois à Munich. De notre correspondant Maurice Sass

Comme cette devise vague et riche des associations, le programme du festival était un voyage plein des incertitudes perturbantes et des surprises curieuses. Quelques groupes – comme Wendy Houstoun – ont présenté des impressions de leurs ateliers de recherche. D’autres, chorégraphes – comme Rosemary Butcher – ont questionné leurs œuvres artistiques. Des présentations de compagnies renommées – comme la Compañia Nacional de Danza (Madrid) – était remarquables avec des talents jeunes, comme VA Wölfl. Tous aussi impressionnants que le jeune talent jeune qu’était Forsythe en 1987, quand il a ouvert le festival DANCE pour la première fois. C’était grâce à Bettina Wagner-Bergelt, à cette époque-la, qu’un tel festival international a pu être installé à Munich à la fin des années quatre-vingt. Cette année, Wagner-Bergelt qui est maintenant la directrice du ballet national de Munich, était encore présente et responsable de la programmation du festival.
Face à la diversité de tout cet ensemble très riche et hétérogène, les trois chorégraphes suivants (Ivana Müller, Rosemary Butcher et Wim Vandekeybus) ont permis de donner l’ambiance colorée du festival:

Parmi les trois, Ivana Müller, qui s’interroge sur les limites de l’expression orale et corporelle, continue de sonder cet espace et ses probabilités. Son spectacle While we were holding it together (traduisez : Pendant que nous le tenons en groupe), est complètement représentatif de son cheminement. Rien ne se passe et paradoxalement, cet immobilisme et ce silence était parmi les prestations les plus vivants et les plus amusantes du festival. Proche d’une action physique construite sur cinq positions, avec cinq performers, la création passe presque exclusivement par le regard des interprètes qui balaie le public. Ce n’est que lorsque la nervosité du public devient palpable, que la parole des cinq performers se fait entendre. Moment où se manifeste un monde fantastique, plein d’imagination, dense pendant sept minutes et qui commence toujours par la même formule « I Imagine ». Un texte lié à l’imaginaire qui favorise l’émergence de nouveaux contextes où le corps apparaît différemment. Véritables tableaux photographiques abstraits et sans signification précise qui invitent à la puissance de l’imaginaire. Tableaux curieux où la parole reprend ces situations et laisse poindre la puissance du verbe aussi. Incroyables expériences visuelles et sonores qui sont relayées par un dispositif scénique basé sur l’utilisation de lumières et de technologies.
Au terme du spectacle chorégraphique, sonore et visuel, alors que ce monde visuel est inscrit dans l’esprit du spectateur, on assistera à des variations sur ces représentations où, entre autres, les performers échangent leur rôle. Et tout cela se fait sur un mode léger, une certaine veine comique où se mêlent le féminin et le masculin, où l’apparence physique n’est plus un repère. L’ensemble déjouant toutes les traditions, tous les genres, toutes les limites du théâtre.
Dans un autre genre, Rosemary Butcher qui est l’une des artistes les plus renommées du festival, l’une des plus radicales aussi depuis ces dernières années, l’une des plus innovatrices de la scène londonienne, l’une des plus influentes aussi, sera revenue à la scène avec son propre langage chorégraphique. Langage corporel fondé sur le minimalisme et l’espace. Principes qu’elle applique à Episode of flight (traduisez : épisode de vol). Une pièce qui met en avant une danseuse au milieu d’une arène bordée de grands écrans, sur fond d’un monochrome blanc. C’est là qu’elle évoluera, dans cet espace froid, stérile, borné, sans rien laissé au hasard puisque tout, ici, est mesuré, calculé, jaugé. Un temps chorégraphique qui essaie de dépasser toute pesanteur, où le « vol » est recherché au point de développer un rapport au sublime qui nous extrait du terrestre. Où cette sensation finit par se faire sentir alors que, soulignons-le, la danseuse est couchée sur le sol, accrochée au terrestre, comme paralysée. Des instants rares où l’imagination du spectateur est justement le lieu du « vol de la danseuse ». Où les phénomènes acoustiques, les arrangements sonores et les écrans, aussi, multiplient les poses improbables d’un corps au point de le rendre étranger à ses limites.
Enfin, Spiegel de Vandekeybus, à la différence de Butcher, travaillera à rendre visible les forces naturelles et corporelles. Recherche terriblement radicale qu’il mène avec sa compagnie Ultima Vez, fondée en 1986 à Bruxelles où les interprètes sont conduits à leur limite physique. Spiegel est ainsi un spectacle qui mélange des moments violents avec des scènes brutales, silencieuses et favorisant l’apparition du vide. Moments adressés aux spectateurs avec un certain humour aussi. Peut-être parce que le travail de Vandekeybus, né en 1963 à la campagne à Herenthout (en Belgique) n’est jamais vraiment éloigné non plus des comportements animaux qui … nous ressemblent. Idée et pensée qu’il partage avec Jan Fabre. Car les comportements des animaux, leur confiance en leur force et leur capacité, leurs réactions instinctives, leurs tactiques agressives et combatives sont des éléments qui inspirent le chorégraphe qui y voit des traits communs à l’homme. Spiegel se regarde donc comme la représentation d’éléments vivants et bestiaux mais aussi, de manière grave, comme une scène où les danseuses portées comme des cadavres sont accrochées à des crochets tels des animaux de boucherie. C’est ce passage de l’animal à l’humain, de l’humain à l’animal qui s’affirme dans la conscience du spectateur sous la forme de sensation intense.

Pour conclure disons qu’ Ivana Müller, Rosemary Butcher et Wim Vandekeybus sont trois artistes qui n’ont de commun que le traitement qu’ils font subir au langage. Tous trois développant des « contre-mondes », des envers à notre monde à l’endroit. L’originalité de Festival Dance est là, dans cette réappropriation du langage qui s’ouvre à nouveau à sa pluralité.

DANCE – « Gegenwelten » – onzième festival international de la dance contemporaine à Munich (25.10.-8.11.2008)
Sous la direction de Bettina Wagner-Bergelt
 
« While we were holding it together »
i-camp / Neues Theater München (27. & 28.10.2008)
Réalisation, chorégraphie et texte : Ivana Müller; Performance et texte: Katja Dreyer, Pere Faura, Karen Røise Kielland, Jobst Schnibbe, Jefta van Dinther; Regiemitarbeit ; Texte : Bill Aitchison; Son : Steve Heather; Lumière : Martin Eberlein.
 
« Episodes of flight »
Muffathalle München (29. & 30.10.2008)
Concept & chorégraphie : Rosemary Butcher ; Danseuse : Elena Giannotti ; Conception de la projection : Matthew Butcher, Melissa Appleton ; Son : Cathy Lane ; Lumière : Charles Balfour.
« Spiegel »
Muffathalle (04. & 05.11.2008)
Direction & chorégraphie : Wim Vandekeybus ; Danseurs : Laura Arís Alvarez, Konstatin Efthimiadou, Elena Fokina, Piotr Giro, Robert M. Hayden, Jorge Jauregui Allue, Ulrike Reinbott, Giovanni Scarcella, Helder Seabra ; Musique : Peter Vermeersch etc. ; Lumière : Francis Gahide, Ralf Nonn.


Les photos présentées avec l’article de Maurice Sass sont extraites du programme du Dance Festival

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L’éducation populaire et le théâtre — le public d’Avignon en action | Jean-Louis Fabiani https://www.insense-scenes.net/article/leducation-populaire-et-le-theatre-le-public-davignon-en-action-jean-louis-fabiani/ Mon, 15 Dec 2008 17:59:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=881 Le livre s’appuie principalement sur l’observation systématique des débats organisés au cours du Festival d’Avignon 2005. L’édition 2005 a été particulièrement agitéeâ : elle a été marquée par une campagne de dénigrement de la programmation et par une contestation assez forte, émanant d’une partie de la presse, de l’artiste invité Jan Fabre. Avignon s’est construit, depuis 1947, un mode d’articulation particulier entre culture et politique, entre théâtre et service public. Il existe un pacte fondateur du Festival, et tous les constats portent à croire qu’il n’a pas été profondément modifié au cours du temps.


Assurément c’est un complice. Il ne faut pas le cacher, les sociologues de la culture en général et ceux qui ont arpenté assidument le festival d’Avignon en particulier sont des militants. Autrement dit des chercheurs engagés qui ne se contentent pas d’enfiler leurs lunettes sociologiques pour appréhender et décrire un objet d’étude selon une grille de lecture et une méthode scientifique rigoureuse en répondant à une question (ce qui n’est déjà pas si mal), mais avec l’ambition d’un positionnement explicite relatif à un problème. Alors il faut commencer par la dernière phrase de cet ouvrage signé Jean-Louis Fabiani : « si ce livre permet une meilleure connaissance des actions qui permettent à la culture de demeurer un enjeu public, d’affirmer sa centralité dans la cité, il aura atteint son but. »
De quoi s’agit-il ?
Une collection essentielle pour les sciences humaines intitulée « Art, Culture, Publics », l’articulation de ce triptyque dynamique ne va pas de soi et c’est déjà en soi un geste politique et symbolique fort que de réunir ces notions que l’on a tendance à opposer de façon stérile ou à traiter de façon sectorielle et autonome. La restauration de cette relation à l’initiative de Jean Caune et Emmanuel Ethis permet de se confronter aux communautés de « partage sensible ».
Une crise. Des crises, celle de l’éducation populaire, celles du théâtre qui trouvent dans le festival d’Avignon une caisse de résonance sans précédent, celle du rapport entre culture et politique. Sans se livrer à une crisologie complexe, jean-Louis Fabiani a décidé de retenir une « crise » ou « polémique » comme élément contextuel, l’édition controversée de l’été 2005 et d’observer comment s’est organisée la prise de parole des « publics » en réaction à la programmation dans un cadre particulier : les débats animés par les Ceméa au Festival d’Avignon. Car on parle beaucoup à Avignon, mais qui parle ? Pas seulement les experts mais aussi des spectateurs ordinaires invités à prendre la parole. Ces prises de parole « communes » sont l’objet de l’enquête.
Cette étude à caractère monographique qui se lit avec un certain plaisir, il convient de le souligner, tente d’analyser et de proposer des éléments de réponses aux questions suivantes :
Comment passer de la réception d’une oeuvre, naturellement subjective qui se présente à l’appréciation collective, à la constitution d’un public ? Comment traiter l’appropriation des productions artistiques par des publics hétérogènes en prenant en compte la nature de l’expérience esthétique ? Comment s’opère le passage du « moi, je » de l’ordre du ressenti, de l’émotion intime à un « nous » distancié porteur de mémoire collective ? Quelles sont les conditions (égalitaires) d’une prise de parole authentique des spectateurs-citoyens à la manière d’une démocratie participative ?
En s’appuyant sur les mutations des mouvements d’Education populaire depuis le Front populaire à nos jours, croisant ces transformations avec les grands mouvements de politique culturelle dont la décentralisation théâtrale, Jean-Louis Fabiani dresse un tableau clinique minutieux des spécificités de l’action des CEMEA, partenaire historique du Festival d’Avignon, dans le concours à la perpétuation d’une utopie productive en maintenant des espaces publics laïques ouverts à tous, véritables laboratoires civiques.
Après quelques précautions terminologiques et méthodologiques nécessaires et efficaces quant l’appréhension de l’objet « public » – ce qui, au-delà d’une émotion partagée par un collectif occasionnel, fait « public » ainsi que le sens et les liens qui se tissent au-delà de l’illusion communautaire – L’auteur aborde l’évolution de l’intervention des CEMEA au Festival d’Avignon depuis la genèse à ses formes d’actions les plus contemporaines. A ce titre, l’auteur situe avec clarté les tensions relatives à l’action des mouvements d’éducation populaires dans le champ culturel à travers les tendances contradictoire à l’oeuvre initiées bien avant Malraux que les années Lang ont à peine édulcoré : démocratisation culturelle versus démocratie culturelle. Bref rappel, la première logique consiste en un projet de conversion de l’ensemble d’une société à l’admiration des oeuvres consacrées ou en voie de l’être dont les dérives potentielles peuvent se résumer de façon lapidaire : paternalisme bienveillant des élites et ethnocentrisme. La démocratie culturelle se trouvent quant à elle dans les limites de la démocratisation et consiste à une réhabilitation des cultures spécifiques ainsi qu’une révision des hiérarchies (notamment artistiques) établies. De là subsiste une méfiance réciproque entre les milieux de la création et le secteur socio-culturel. Dans ce contexte, l’ouvrage présente la façon dont les CEMEA à travers leurs dispositifs et les valeurs qui les sous-tendent ont sans cesse réhabiliter la question du sensible et du sens dans la place qu’ils accordent aux débats.
L’essentiel du propos de Jean-Louis Fabiani s’appuie sur une méticuleuse observation des dialogues entre publics et artistes pour expliciter comment dans les débats, à l’occasion du Festival d’Avignon 2005 particulièrement vif, s’est construit un espace de discussion à la fois loyal, respectueux de l’institution et des artistes et attaché à la prise de parole démocratique. Comment les spectateurs, réellement au travail, se sont-ils mobilisés individuellement et intimement (discours, corps, émotion) sans céder à une forme populiste d’expression grégaire et tout en constituant un corps pluriel producteur de mémoire collective ? Et comment à partir de l’expérience des CEMEA de nouvelles formes participatives pourraient émerger dans et autour de la cité politique ? Véritable gageure que l’analyse stimulante proposé dans ce livre parvient à éclairer.

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Les intermittents du spectacle — De la culture aux médias | Nicolas Pellisier et Céline Lacroix https://www.insense-scenes.net/article/les-intermittents-du-spectacle-de-la-culture-aux-medias-nicolas-pellisier-et-celine-lacroix/ Mon, 15 Dec 2008 17:58:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=878 Etudier une population en situation de crise en accentue Les traits vers l’excès, mais enjoint les chercheurs à multiplier les perspectives et apporter des nuances à leurs avancées. Les intermittents du spectacle, population hétérogène revendicatrice d’une parole d’exposition de soi et de dénonciation sociale, symbolisent les maux d’une société visant l’uniformisation tout en dérivant vers le traitement inégalitaire de ses citoyens. Sous la direction de Nicolas Pelissier et Céline Lacroix, cet ouvrage s’astreint à proposer une analyse du rapport culture/média au prisme des intermittents du spectacle.

Les intermittents : une population sans laquelle le Festival Off d’Avignon ne serait pas ce qu’il est, vitrine d’une création contemporaine aux dimensions contrastées, voire contradictoires, du mercantilisme et de la révélation de talents artistiques sous-estimés ?
L’interpénétration croissante entre les mondes de l’art et des industries culturelles nécessite une redéfinition de la place des intermittents du spectacle dans la société et l’économie. Ce redéploiement, gage de leur propre survie, passe par une réflexion approfondie sur leur organisation et leurs stratégies de communication. Du monde de La culture à celui des médias, la délimitation se fait de plus en plus ténue.
L’évolution de L’intermittence relève d’un processus  » médiaculturel  » en voie d’expansion. Il s’avère utile de faire converger les recherches en études culturelles et en sciences de La communication pour appréhender ces processus.
Au sommaire de cet ouvrage :
L’INTERMITTENCE DANS SON CONTEXTE SOCIO-ECONOMIQUE
Le Festival off d’Avignon
Bénévoles, intermittentes et militants
Tour d’horizon des dispositifs en faveur des artistes dans les pays européens
CRISE DE L’INTERMITTENCE ET PERSPECTIVES DE REORGANISATION
La crise de la représentation dans la crise des intermittents du spectacle
L’intermittence : le monde de l’art et du spectacle entre désir artistique et nécessité économique
L’INTERMITTENCE DANS LES MEDIAS ET L’ESPACE PUBLIC
L’intermittence un nouveau paradigme pour le journalisme ?
Sur le front d’Avignon : crise de l’intermittence, crise médiatique
 
Ce dernier article, particulièrement vif, sans se livrer à une crisologie en règle des médias et de l’intermittence, démonte les ressorts d’un emballement médiatique lors du festival d’Avignon 2003 et analyse les différents positionnements des journalistes-critiques (ou critiques-journalistes) selon leurs supports de presse, de L’Humanité au Figaro…

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Silenda : chantier chorégraphique en cours https://www.insense-scenes.net/article/silenda-chantier-choregraphique-en-cours/ Mon, 15 Dec 2008 17:57:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=875 En matière de danse contemporaine, le paysage Bas-Normand est caractérisé par une certaine atrophie. Sans vouloir dresser un tableau clinique alarmant de l’état de la danse en région, relevons que trop peu d’équipes artistiques développent une recherche chorégraphique qui dépassera les frontières de la Normandie. Il est vrai que pour avoir du grain chorégraphique à moudre, il fait bon se rendre au Théâtre de Caen ou au CRAC de Cherbourg où l’on peut voir évoluer entre autres Kitsou Dubois et François Verret (artiste associé 2009-2010). Derrière la locomotive que constitue le Centre Chorégraphique dirigé par les Fattoumi/Lamoureux, seuls quelques wagons isolés parviennent avec plus ou moins de réussite à émerger progressivement. La compagnie Itra- Sophie Lamarche-Damour, la Venturacompagnie – Anna Ventura et Silenda. Cette dernière équipe proposait à l’hippocampe (Caen) une étape de travail de leur prochaine création intitulée l’ombra del bello – « still life and songs ».

Ça se passe à l’Hippocampe, un lieu équipé de façon remarquable. Le plateau est un lieu de travail idéal pour la danse, quant au gradinage, on a le plaisir de s’installer dans d’anciens fauteuils rouges de cinéma. C’est assez agréable si ce n’est qu’il faut se munir de son anorak et de ses moufles pour assister aux représentations car la température chute brutalement le temps de la représentation… C’est anecdotique. Ce qui l’est moins, c’est la programmation du lieu qui, sans faire d’offense à ses hôtes – la compagnie Aller-Retour- fait office d’auberge espagnole. Certains parleraient d’éclectisme là où il semble qu’il convient plutôt d’une absence de projet de lieu en tant que tel et d’une ligne nette dans la programmation. On trouve ainsi d’un peu de tout, c’est convivial, chacun peut venir avec un mets, mais le résultat est souvent aléatoire.
Venons-en à la proposition de Silenda. Ce chantier conçu par Laura Simi, interprété par elle-même et Philippe Rouaire, éclairé par Damiano Foa (co-fondateur de la compagnie) est un diptyque composé d’une proposition scénique et d’un film. La première partie se veut l’exploration intime des relations au sein d’un couple à partir des chansons du musicien italien Fabio Viscogliosi.
Ces variations de la vie à deux sur fond d’états contradictoires, si elles présentent ça et là quelques fulgurances, finissent malheureusement par s’épuiser, étirant un propos parfois bavard au détriment d’une économie de mouvement nécessaire. L’ouverture de la proposition est d’une grande force, les deux corps nus peints à la manière des indiens de la Terre de feu se fondent et se meuvent dans un éclairage très fin. Le travail autour du mobilier quotidien, une table et deux chaises ouvre des possibles tant sur le plan de la grammaire corporelle que dans le rapport signifié-signifiant.
Par la suite, la pièce regorge de micro-événements qui jalonnent le parcours d’attraction-répulsion des deux corps dissonants. Le caractère anecdotique de ces situations ne parvient cependant pas toujours à dépasser l’anecdote elle-même pour trouver un écho dans ce qui pourrait traduire si ce n’est un élan universel, disons une préoccupation moins ancrée dans la banalité, car le sens est alors parfois trop fixé et se ferme ainsi à chaque imaginaire, fuyant, fragile on ne peut plus. L’usage cocasse par exemple d’hélicoptères miniatures apparaît davantage comme un « truc », que comme une ligne de force qui mériterait d’être développée et creusée à la défaveur de l’accumulation d’effets. La musique (de crooner italien) quant à elle vient trop souvent appuyer ce qui est perceptible et empêcher le jaillissement du dérapage. Sans doute faudrait-il avoir à l’esprit ce mot de Wajdi Mouawad : « je suis plus interpellé par ce que je devine que par ce que je comprends ».
Les (habiles) danseurs évoluent plus avec force que finesse, notamment quand ils tentent des percées dans le champ de la parole ou dans un registre burlesque qui pêche parce que trop surligné. Que reste-t-il alors ? Philippe Rouaire, nu et fragile, ou plutôt fragile quand il est nu, le prologue et l’épilogue, pour le reste il convient de resserer, épurer davantage afin d’atteindre l’ambition affichée par l’équipe artistique dans la bible distribuée à l’entrée : « parler de l’autre avec sa danse ». A suivre donc, ce n’était là qu’une étape de travail avancée, mais la qualité des esquisses présentées laissent présager d’une création 2009 solide…
Le film… J’allais oublier le film et pour cause, il n’a que peu de lien avec la proposition de plateau et se suffit presque à lui-même. Il s’agit des pérégrinations de deux excellents interprètes, Damiano Foa et Olivier Dubois (le chérubin préféré de Jan Fabre) qui se livrent à des joutes gargantuesques non dénuées d’intérêt. La table et les deux chaises sont encore là, déposées sur le sable et c’est sur cette même plage qu’elles finiront devant l’immensité des éléments. Si le texte est parfois pompeux et l’habillage sonore un peu trop marqué, ces cinquantes minutes offrent des plans élégamment filmés, un rythme assez juste entre contemplation et corps à corps délirant dans une étroite complicité, pour un ensemble de très bonne facture. Ne reste plus qu’à décider de l’avenir de cette réalisation dont l’articulation (nécessaire?) avec le spectacle n’est pas encore convaincante.

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Hamlet prince de guerre… Noces de sang… https://www.insense-scenes.net/article/hamlet-prince-de-guerre-noces-de-sang/ Thu, 11 Dec 2008 18:30:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=888 Hamlet, mise en scène Matthias Langhoff.

Eglise Saint-Jean Dijon. Par Yannick Butel

A gauche du portail imposant de l’église Saint Jean – celle de Dijon qui est aujourd’hui un Centre Dramatique National dirigé par Francois Chattot – une immense affiche est tendue qui annonce le Hamlet mis en scène par Matthias Langhoff renommé : En manteau rouge, le matin traverse la rosée qui sur son passage paraît du sang ou Ham. And ex by William Shakespeare. Il est 17H00 ce samedi 6 décembre. Dans cinq heures, la représentation, la dernière, sera achevée… Hamlet, noces de sang et prince de guerre, reviendra à son état à jamais indépassable de spectre théâtral.

La critique, d’une certaine manière, ne peut se priver d’être comme ce chasseur d’oubli dont parle Jean-Pierre Thibaudat dans un livre du même nom. La critique et après… ou avant, devrais-je dire alors que je m’éloigne du parvis de l’église Saint Jean, deux heures avant que tout commence. Deux heures à tuer dans les rues de la capitale de Bourgogne, à regarder la petite place Bossuet, à chercher une rue sans vitrine où l’architecture pourrait se présenter à l’œil, à contempler ces ardoises enluminées qui font des toits de certaines maisons de maître de petites œuvres d’art invisibles aux yeux des passants rivés sur la patinoire montée de toutes pièces sur la place principale… Sentiment de clonage urbain : (eux aussi alors).
Avec le froid, je suis rentré dans la grande librairie Grangier et je cherche en vain le rayon théâtre. Rien ou presque sur la mise en scène, son histoire, ses maîtres… « les textes d’auteur sont au Rez-de-chaussée » me dit la dame embarrassée par ma question. Textes d’auteurs, oui, avec leurs éditeurs du patrimoine et rien sur le contemporain. Sortirai comme suis rentré : à la recherche de quelque chose.
Et c’est la rue qui m’offre ce que je cherchais sans l’attendre… Dehors, sous la pluie, dans l’artère principale, les futurs ex-salariés d’Amora (groupe Unilever) défilent pour protester contre la suppression de deux sites de production. Ils sont nombreux, donnent de la voix, plus ou moins, selon que le cortège rassemble les inquiets ou les résignés, les combattants et les syndiqués ou les gens de peu… Spectacle d’un drame que je n’avais pas prévu, prologue à cet Hamlet pour lequel je suis venu, ces salariés Unis-Levés, me ramènent à la tragique histoire du Danemark. Je les confonds à peine. On dirait l’armée de Fortimbras qui défile sous des bannières/banderoles qui font signe à Shakespeare : « Unilever ne connaît pas la crise, merci la Pologne » ou encore « Dijon en deuil, Amora fossoyeur ».
Chasseur d’oubli écrit Jean-Pierre Thibaudat, qui est à Dijon aussi. Et d’ajouter que rien ne sépare jamais vraiment, pour qui veut bien voir, l’histoire du théâtre, l’histoire du théâtre de l’Histoire. Hamlet, ce jour-là, aura commencé plus tôt…ou ne finit pas.
 
Hamlet Matériau
François Chattot, en chemise blanche mal ajustée, est assis aux tables parmi les spectateurs qui le rejoignent. Mallarméen, il crayonne au théâtre. Il fait, dirait-on, ses comptes de Directeur en ces temps de culture maigre ou, comme Hamlet qu’il va jouer, écrit comment les régler. Pose d’intellectuel de Wittenberg, étudiant soucieux de l’héritage des livres, Hamlet a toujours été une sorte de Faust prêtant aux livres un pouvoir : celui du savoir qui n’est pas sans limites. Il faudra donc passer à l’acte. Il faudra donc agir un jour et succédant à cette première image et à cette scène récurrente à tout Hamlet, dans un roulement de tambour, de cuivres heurtés, de trompettes aux sons engourdis, orchestrale et presque symphonique, se jouera la première scène. Non pas celle du rempart, mais celle de la pantomime où, comme un corps de ballet pris dans les tulles blancs, une bande de comédiens se prend dans les voilages comme autant de poissons à l’agonie dans un filet. Voilà, tout est montré en quelques minutes supérieures, oniriques et aériennes. Matthias Langhoff, dans un geste d’une grande précision, a pris la décision d’aller au plus court d’une histoire que tout le monde connaît. Parler ou tuer, écrire ou agir, penser ou… Car la fiction qu’est la pantomime est la note liminaire d’une pièce où l’esprit carnassier rode. Où le sang n’en a jamais fini de s’échapper du corps politique.
Aux premiers instants donc, dans un décor éclaté où le spectateur n’est pas étranger au dispositif scénique, où les comédiens viennent le frôler, où l’action ne saurait être centrale mais atomisée… Langhoff privilégie un Hamlet Matériau. Quoi de plus normal que ce geste pour celui qui, en compagnie d’Heiner Müller (un « frère » comme Brecht le disait de Piscator), a traduit l’œuvre de Shakespeare et y est régulièrement venu. Aussi l’idée lointaine d’Hamlet-Machine n’est pas étrangère à cette joute d’acteurs, à cette folie théâtrale, à ce cabaret Hamlet qui, se déployant, va en se déchaînant.
Mais bien avant que ne se révèle un ressac d’images et de scènes, Langhoff, encore, fait dire à Agnès Dewitte (plus tard Horatia) une sorte de prologue qui rappelle une affinité entre Müller et Langhoff liée par le théâtre. En allemand, alors qu’elle s’écarte du bout de table d’un banquet à venir, sa voix se mêle à celle, en voix off, de Langhoff. Ça commencera donc par une histoire allemande du théâtre, une Histoire allemande peut-être, ou juste l’Histoire. Avec ses chars sur toile peinte qui rappellent La Bataille, ses champs de ruines européens et ses soldats morts qui nourrissent la légende, ses cabarets enfumés qui, comme celui des Onze bourreaux, virent éclore un art que quelques caporaux devenus chanceliers qualifieront de dégénéré.
Rapidement, on sait que Langhoff n’est pas revenu à Hamlet pour en faire un de plus, pas plus qu’il n’a le souci d’en faire un de moins. La pièce est hors de portée. Entendons-le au sens musical. Elle est désarticulée, n’obéit plus à sa chronologie d’exposition, ne se décline plus sous le mode de l’attendu d’une scène après l’autre.
Ici, Hamlet est une pièce dérivée. Un écho autant qu’une série d’éclats éclatants qui lui fait rendre ce qui passe toujours un peu inaperçu et se trouve couvert par la vengeance (cette fausse piste comme nous l’avons écrit ailleurs[[Yannick Butel, Vous Comprenez Hamlet ? L’Effet de cerne II, PUC, 2005.]]). C’est bien Hamlet pourtant, mais c’est un matériau. Soit un texte mis au service du théâtre où l’histoire est remisée, remixée, dépecée… utilisée pour les icônes qu’elle convoque mais aussi les images qu’elle suggère et qui sont aussi à modeler…
Dès lors, Ophélie n’a plus les traits d’une jeune fille, mais le corps brut d’une ouvrière. Elle a une forme rude, sorte de chaperon rouge gothique d’aujourd’hui avant de réapparaître dans une blouse qui n’est que vaguement une camisole. Horatio, dit Horatia, n’est campé par Dewitte que pour en rappeler la sensibilité qui est peut-être plus féminine que masculine. Figure d’une retenue qui ne peut rien retenir des élans du prince. Polonius n’est plus ce niais chapoté, mais un monsieur au costume respectable, un rond de cuir à la barbe taillée et au verbe ordonné sorti tout droit d’un casting exigé par Ionesco. Gertrude que va jouer Emmanuelle Wion, en dame au salon, ressemble à une femme précieuse du début du siècle dernier. Enrubannée comme une Simone de Beauvoir embaumée, chic et cultivée, elle a l’insouciance d’une bourgeoise qui ne manque de rien. Et le fossoyeur JeanMarc Sthelé, avec sa casquette de chef de gare, est celui qui voit passer le diable et tout son train. Et le spectre ne fera pas peur, mais nous hantera par sa laideur. Quant à son frère Claudius, Anatole Koama (qu’on dirait sorti de chez Brook), dos voûté en fin de parcours, comme épuisé et fatigué, il finit par tomber…Et puis il y a Hamlet, François Chattot, stature de danois, souffle court et fils de mauvais genre qui court dans les salles du château d’Elseneur, fait les poubelles ou les remplit, vide son sac et sa bile, n’en finit pas d’écrire et de réfléchir. Lui fait les cents pas et les cents coups…Et repérant cela, le spectateur n’ignore pas non plus que ces comédiens sont interchangeables tout au long du spectacle. Que les uns seront chanteurs de cabaret, clowns, duellistes, chœur ou vendeurs de friandises dans un entracte improvisé où l’on fait la réclame pour la pâtisserie Mulot (qui fait le meilleur pain d’épice de Dijon).
Dès lors, encore, l’espace scénique disposé comme un archipel nous privera d’une scène figée. Langhoff aura préféré une sorte de labyrinthe articulé autour d’un plateau à l’intérieur duquel il a fait installer une plate-forme circulaire mobile. Une espèce de manège, un tourniquet ou une boîte à illusion qui, tournant, vous envoie dans la chambre de Gertrude, dans la salle d’arme… Un manège, sans doute, car la colonne dorée y fait allusion sans qu’elle nous prive de sa métaphore. « faire son manège » ou « arrêter son manège » pourrait être l’autre question pour cette multitude qui passe d’un coin à un autre, d’un lieu commun à un placard privé, d’un bureau à un cabinet de psychanalyse avec son divin divan rouge…Et de regarder cette scénographie comme une architecture qui, si elle sert à rendre la complexité des lieux, est aussi utilisée comme un ensemble de pistes où les protagonistes d’Hamlet font leur cirque. Précisément, des hors-pistes où les acteurs vont draguer les musiciens du Tobetobe Orchestra, un jazz band disposé dans une coquille Saint-Jacques. Où un cheval, coiffé d’un melon, semble désespérer d’un box. Où une figure de cabaret en guêpière et bas résille, lascivement, chante et danse. Où derrière une publicité qui vante le fromage de Danemark, les persiennes levées laissent voir Claudius manœuvrer ses sbires ou tripoter Gertrude…Où ça entonne des refrains à la manière de Songs brechtiens qui vous rappellent que le théâtre n’est pas là pour vous hypnotiser. Où la coquille Saint-Jacques, variation subtile de la noix évoquée dans Hamlet, se transforme en castelet géant pour acteurs danois venus confondre le roi. Où la scène devient salle de fauteuils rouges…
Cet Hamlet, à n’en pas douter, est à Langhoff ce que le modellbuch était à Brecht. Un livre d’images, de movies, de tableaux faits pour lutter contre l’intimidation devant les classiques.
Langhoff Machine
« Hors-pistes », dis-je, parce que Langhoff n’hésite pas. Il ne choisit pas, mais il privilégie toutes les possibilités et, entre Hamlet, Hamlet-machine, Hamlet-cabaret, Hamlet-tripot, pas une image, pas un son, pas un geste, pas un mouvement, pas une référence aux Hamlet antérieurs et imaginaires ne sera exclue. Comme si Langhoff, dans une élégance que l’on reconnaît et que l’on admirera, faisait de son Hamlet, un Hamlet témoin des Hamlet lointains ou proches. Avec élégance, dis-je, car Langhoff n’est pas venu faire une leçon, ni en donner. Tout au contraire, il a en mémoire, peut-être, le Hamlet de Benno Besson[[C’est pour le Hamlet de Benno Besson qu’Heiner Muller et Matthias Langhoff ont traduit la pièce de Shakespeare comme le rappelle le metteur en scène dans le livre d’entretiens accordés à Odette Aslan. (Matthias Langhoff, Actes Sud-Papiers, 2005, p. 29.)]] et ses masques, celui de Müller dans le printemps communiste, celui de moins de Carmelo Bene, celui de Zadek où Angela Winkler joue le prince, celui de Chéreau où le cheval est au spectre ce que celui de Troie est à la légende, celui de Nekrosius et de ses machines métalliques, peut-être encore celui de Koltès dont il aime la langue et l’écriture … Et sans doute, aussi, a-t-il en tête les quelques lignes de Brecht qui mieux qu’un autre, en une poignée de mots, distingue dans Hamlet : une époque féodale et les premières lueurs de la Renaissance, avant de conclure que le Prince fut un espoir et une déception puisqu’il sombre à son tour dans la première époque en recourant au meurtre.
Langhoff, donc, spectateur de ces Hamlet. Ici de mises en scènes qui en accentuaient le grotesque, le burlesque, le grave, le politique ; là lecteur assidu des livres qui lui ont été consacrés et des commentaires qui en épaississent la vitalité ; hier contemporain de spectacles qui en respectaient le texte, plus tard témoin des plus grandes libertés… Langhoff, dis-je, a le souci de ces traces. Souci que l’on retrouve jusque dans les costumes insolites enfilés par les comédiens, habillés du vêtement de cette histoire hamlétienne de la mise en scène où la belle robe bleue d’Agnès Dewitte côtoie le complet veston de Claudius, où les masques de bal réfléchissent ceux d’un bestiaire shakespearien, où la guenille contemporaine jouxte la fibre textile artificiellement travaillée pour faire d’époque, où la kalachnikov n’est qu’une forme métamorphosée de l’épée …
Au terme de cette aventure théâtrale où la traduction fleurie et rigoureuse de Jörn Cambreleng est soutenue par les toiles peintes tourmentées de Catherine Rankl, l’Hamlet de Langhoff apparaîtra tout d’abord divertissant, virevoltant, talmudique dans son entêtement à faire théâtre de tout comme l’écrivait Bernard Dort à propos du metteur en scène. Il apparaîtra sombre aussi quand une procession endeuillée, de gris vêtu, vient en bord de scène enterrer Ophélie. Il sera chantant et swinguant à plus d’un titre.
Mais alors que l’ivresse se dissipe, que le film des guerres du XXème siècle a disparu de la tenture sur laquelle il était projeté et que « le reste est silence » ponctue cette pénultième scène, Langhoff dans un geste nourri de la tendresse la plus intense qu’il a pour le théâtre et ceux qui le font ajoute un dernier tableau. Dans une scène finale, il fait hisser les comédiens morts dans les cintres. Rendus à l’état de marionnettes d’un drame et d’une histoire dont ils sont victimes, on les contemple à ce portique de pendus comme autant de spectres des morts qui hantent la mémoire collective. Image violente et radicale qui vaut au théâtre d’être le miroir de morts qui ne finissent pas de revenir le nourrir. Image d’une gravité éternelle qui n’est pas sans avoir de doubles dans la réalité, celle du passé et celle d’aujourd’hui.
C’est que Langhoff, une fois encore, alors qu’il aura brouillé l’idée qu’Hamlet serait le lieu d’une signification une et d’une vérité singulière, a fait de cet Hamlet une pièce de guerre. Un champ d’horreurs en quelque sorte où, comme Hegel l’a écrit, il n’est de mouvement de l’histoire que si le sang coule. Et d’ajouter qu’à cet ultime instant, le regard que porte Langhoff à Hamlet pourrait bien être celui de l’enfant de cinq ans qu’il fut et qui n’a jamais oublié « les ruines où erraient des gens terrifiés » dans une Europe mutilée par cinq années de sauvageries. Et de souligner que les ruines danoises, qu’a mis en scène Langhoff dans un dispositif fragmenté, ne sont plus une architecture anachronique mais symptomatique de conflits qui n’ont jamais cessé. In fine, cette histoire de cinq heures pourrait bien être alors une pièce archéologique. L’esquisse d’un paysage où la guerre était le revenant d’une Histoire qui aurait pour principal mouvement celui de l’éternel retour. Le miroir de ses préparatifs aussi, avec ses coups de semonces, ses complots de coulisses, ses victimes co-latérales, ses fêtes de veille de deuil, ses épisodes de palabres politiques, ses crises financières…
Regardant cette « photo » des pendus – ces acteurs pendus ou ces athlètes métaphysiques – inertes comme des carcasses à des crochets de bouchers, Langhoff y aura déposé tant une fin (celle d’Hamlet) que l’annonce d’une suite sans fin où la mort théâtralisée resterait comme la dernière séquence d’une Histoire de charniers dans un théâtre en chantier.


Remerciements à Florent Guyot du Théâtre National de Bourgogne pour nous avoir adressé les photos de ce spectacle.
Ces photos sont celles de V. Arbelet.
Copyright V.Arbelet

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La mise en scène contemporaine – dialogue de/avec Patrice Pavis https://www.insense-scenes.net/article/la-mise-en-scene-contemporaine-dialogue-deavec-patrice-pavis/ Tue, 09 Dec 2008 18:18:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=890  


Ecrit en marge et en réaction à son livre « La mise en scène contemporaine », (Paris, Armand Colin, 2007), Patrice Pavis se livre à un auto-interrogatoire sans concession. Le regard caustique de l’auteur porté sur les transformations de la mise en scène et l’environnement artistique constitue un prologue cocasse à son ouvrage qui fait référence dans le champ des études théâtrales et bien au-delà.
C.-M. R.



Pourquoi parlez-vous de mise en scène et non de théâtre ?

— Parce que le théâtre en soi n’existe pas, il n’existe que des moyens de le mettre en jeu, c’est-à-dire en scène.
— Quels sont ces moyens ?

— La mise en pratique d’un texte ou d’actions humaines à travers différents agents.
–Mais le théâtre ne peut-il pas être lu ?

— Bien sûr, mais il s’agit alors de littérature dramatique, non de théâtre.
–A quoi sert la théorie, puisque la pratique brise tous les cadres ?

— A reconstruire les cadres pour mieux les briser ensuite.
–Peut-on éviter d’être subjectif dans l’évaluation ?

— Non, et tant mieux.
–Quelles sont les mises en scène que vous préférez ?

— Celles qui déstabilisent ma façon de voir le théâtre et la vie.
–Quelles sont celles que vous détestez ?

— Les autres.
–Où vous situez-vous dans le débat sur le postdramatique ?

— Après lui.
–Votre travail théorique est-il utile à la mise en scène ?

— Oui, et réciproquement.
–Est-il nécessaire de se préparer à la mise en scène en lisant un livre, le vôtre par exemple, pour apprécier un spectacle ?

— Ce n’est pas conseillé, mais c’est parfois inévitable.
–La notion de mise en scène est-elle encore utile pour décrire la production actuelle ?

— Oui, à condition de la mettre en crise.
–Est-ce qu’il y aura toujours de la mise en scène ?

— Pas sûr !
–Qu’est-ce qu’il y aura après la mise en scène ?

— La mise en perf.
–Perfusion ?

— Et mère-fusion, aussi.
–Y a-t-il une vie après la mise en scène ?

— Oui, à condition d’écrire sans penser à elle.
–Pourquoi la mise en scène est-elle devenue la métaphore préférée des politiciens ?

— Parce qu’ils n’arrivent plus à écrire l’histoire.
–Pourquoi chercher de l’ordre dans un spectacle ?

— Pour voir comme nous le saisissons et comme il nous saisit.
–Que saisit le metteur en scène ?

— Sa chance.
–Comment ?

— En saisissant l’instant.
–Quelle différence avec la vie ?

— Aucune.
–Qu’est-ce qu’une mise en scène déconstruite ?

— Une mise en scène qu’on peut reconstruire.
–En quoi la mise en scène est-elle nécessaire à nos vies ?

— Pour reconstruire un fragment de notre monde.
–Comment le reconstruire ?

— En le passant au filtre du corps et de l’esprit.
–La mise en scène, c’est l’art de quoi ?

— L’art du Koan.
–A savoir ?

— Ne pas chercher à savoir ce qu’on sait déjà et chercher à ne pas savoir ce qu’on ne sait pas.
–Mais en koan cela concerne-t-il la mise en scène ?

— Elle est l’art du décalage et du réglage.
–Quel aspect du travail ne supportez-vous pas ?

— Le service après-vente.
–A savoir ?

— Répondre au public sur nos intentions et l’obéissance de nos employés.
–Quel est le plus difficile lorsqu’on doit faire la critique d’un spectacle ?

— Rester fair-play et calme : ne se laisser entraîner ni par ses enthousiasmes, ni par ses haines.
–Mais comment juger équitablement ?

— En réagissant spontanément, mais aussi en prenant de la hauteur, en ne jugeant pas à l’emporte-pièce.
–D’où vient la difficulté d’évaluer une mise en scène ?

— De notre incapacité à juger sans affect les personnes et leurs productions.
–Pourquoi ?

— Nous sommes incapables d’être juste et sévère, de nous tenir face à l’autre sans tuer l’autre en nous et nous en l’autre.
–Y a-t-il une chose qui vous énerve plus qu’un critique qui se moque d’un artiste ?

— Un artiste qui se moque d’un critique.
–Pourquoi aimez-vous les mises en scène illisibles, ou peu lisibles, irréductibles à un système ?

— Parce que c’est un moyen de lutter contre la bureaucratisation du sens en art.
–Pourquoi n’aimez-vous pas les mises en scène lisibles ?

— Parce que je ne suis pas chargé de la lutte contre l’analphabétisme.
–Qu’est-ce qui caractérise la plupart des critiques faites aux metteurs en scène ?

— La mauvaise foi et l’opportunisme théorico-moraliste. Reprocher par exemple à Brook son essentialisme, à Mnouchkine son appropriation interculturelle, à Lepage sa gestion internationale des spectacles, etc.
–Que pensez-vous de la polémique lors du festival d’Avignon 2005 sur le côté sombre et élitiste du théâtre ?

— La question méritait d’être posée.
–Comment y répondre ?

— En renvoyant dos à dos les élitistes et les démocrates.
–Dans quel but ?

— Pour démocratiser l’élite et améliorer la démocratie.
–Y a-t-il trop de théâtres en France ?

— Peut-être pas trop de théâtres, mais trop de spectacles, oui.
–Qu’y faire ?

— Sélectionner en amont, avant que le public ne sélectionne par désintérêt et légèreté. Soutenir les projets vraiment originaux, accroître les exigences.
–Faut-il imposer une méthode ?

— Surtout pas !
–Soutenir un individu ou une équipe ?

— Un projet, collectif ou individuel.
–Comment les jeunes artistes sauraient-ils d’entrée élaborer un projet ?

— Il faut justement les aider à le concevoir, l’énoncer, puis le réaliser.
–Où ça ?

— Entre autres à l’Université.
–La répartition des subventions vous semble-t-elle juste en France ?

— Que sais-je ? Le conformisme s’installe dès que l’entreprise s’institutionnalise et il étouffe bien des talents.
–Comment s’en rendre compte ?

— Comparez des productions d’Avignon in et off.
–Le théâtre peut-il se passer de subventions ?

— Non, mais l’art d’obtenir des subventions ne doit pas être confondu avec l’art de la mise en scène.
–Qu’est-ce qui entrave la qualité de la mise en scène ?

— La réduction des moyens temporels, le clientélisme, l’amateurisme, la déconcentration, le désintérêt d’un grand public généraliste.
–Quels types de spectacles vous paraît-il urgent de soutenir ?

— Ceux qui peinent à naître.
–Peut-on enseigner la mise en scène ?

— Non.
–Pourquoi se met-on à l’enseigner un peu partout, alors ?

— Pour ne pas être en reste auprès des collègues qui veulent légiférer et tout bureaucratiser.
–Quels collègues ?

— Ceux de la poste, de la sécurité sociale, des impôts, de l’enseignement.
–Qu’est-ce qui vous déplaît chez un metteur en scène ?

— Sa prétention à tout régenter, la régie en somme
–Qu’est-ce qui vous plaît ?

— Sa volonté de continuer quand même.
–Comment faire pour développer et améliorer la mise en scène ?

— Donner à de jeunes artistes le droit à l’essai et à l’erreur.
–A quel âge est-on jeune artiste ?

— De 7 à 77 ans.
–Qu’est-ce que vous conseilleriez à un acteur ?

— De jouer seulement si le cœur lui en dit.
–Et à un metteur en scène ?

— D’agir seulement si le cœur luit en lui.
–Comment voyez-vous votre avenir après ce livre ?

— Mieux, car il n’est plus à écrire.

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Argentan, projet artistique en devenir https://www.insense-scenes.net/article/argentan-projet-artistique-en-devenir/ Mon, 08 Dec 2008 18:23:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=891 Parmi les scènes régionales qui se distinguent par leurs prises de risque éclairées, le théâtre municipal d’Argentan fait office de défricheur. Il tente de développer un projet culturel singulier dont la programmation artistique témoigne d’une volonté de cohérence et d’exigence qui permet à des populations de se confronter à des formes contemporaines de création remarquables et remarquées.

 

La jeune directrice, Sarah Dessaint, s’astreint à trouver un équilibre entre l’objectif légitime et nécessaire de toucher un public le plus large possible mais tout en préservant des lignes de forces pertinentes en matière d’innovation et de recherche artistique dans différentes disciplines.
La conjugaison de pressions mercantiles et politiques qui s’exercent sur les responsables de programmation tend à homogénéiser « l’offre » culturelle en multipliant les propositions de spectacles démagogiques (confondant le populaire et le populisme) vers un divertissement de masse. La logique d’audimat minimise alors la prise de risque et prive les spectateurs-citoyens d’expériences sensibles réjouissantes dont on sort grandi. Seule la volonté farouche de ne pas céder à la facilité peut permettre de bouger les lignes. Moyennant quoi, on peut tout voir, la création la plus avant-gardiste notamment à condition que les politiques culturelles investissent dans l’accompagnement des publics et les questions de sensibilisation pour éveiller le regard critique et éduquer les goûts, non pas en les normant mais plutôt en les affinant.
C’est dans cet esprit qu’on peut déceler dans les choix ornais de programmation une orientation qui valorise des rencontres esthétiques et politiques loin des facilités spectaculaires à peu de frais. Ainsi, après Opus et la compagnie Kelemenis, la danse contemporaine est à l’honneur à Argentan avec la venue de la belge Karine Pontiès – Compagnie Dame de Pic. Après un passage remarquée au Théâtre de la Ville à Paris, et artiste associée au Centre Chorégraphique d’Orléans de Joseph Nadj, cette artiste de renommée internationale présente un spectacle d’une grande force. Cette pièce d’une heure pour quatre danseurs tchèques est un délice plein d’humour et de générosité avec l’élaboration d’une grammaire corporelle singulière et innovante. Quatre solitudes se confrontent, s’effleurent sans jamais se rencontrer au risque de n’être que le passager fugitif de la vie de l’autre.
Le choix judicieux d’accueillir ce spectacle, « mi non sabir », permet d’élargir sans conteste le public de la danse contemporaine tout en ne reniant rien d’une ligne cohérente et exigente en matière de programmation. On peut également se réjouir de la collaboration annoncée avec le Centre Chorégraphique de Caen (Festival Danse d’ailleurs) et le Centre Régional des Arts du Cirque de Cherbourg (CRAC). Ce n’est pas là qu’une question d’esthétique mais d’une prise de risque tout aussi politique qui, si elle se confirme et s’affine à travers ce sillon esquissé par Sarah Dessaint que seule une indépendance artistique garantit, laisse présager d’un avenir ambitieux pour le projet du « Quai des Arts » la saison prochaine. Nul doute que ni les spectateurs, ni les partenaires institutionnels ne resteront indifférents à ce projet en devenir stimulant.
Argentan / Vendredi 12 décembre – 20h30 « Mi non Sabir » de Karine Pontiès / Cie Dame de Pic

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Ordet (la Parole), manque d’un souffle. https://www.insense-scenes.net/article/ordet-la-parole-manque-dun-souffle/ Sun, 30 Nov 2008 18:24:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=893 Ordet de Munk, présenté au festival d’Avignon cet été et applaudi par la critique, était donc au Théâtre de Caen ce mercredi 25 et jeudi 26 Novembre. Au vrai, les louanges adressées à Nauziciel pour ce travail auront semblé excessives. Car la pièce de Nauziciel repose une nouvelle fois la question de la lecture dramaturgique ou, dit autrement, comment une mise en scène s’égare et fait d’un texte, un prétexte.


Orphelin dès l’âge de cinq ans, adopté par des parents éloignés, Kaj Munk est né le 13 janvier 1898 au Danemark. Pasteur, fasciste dans les années 30, entrant dans la résistance au moment même où il découvre les persécutions nazis à l’encontre des juifs suite à l’invasion du Danemark en 1940, Munk est par la suite arrêté par la Gestapo. Il est fusillé le 4 janvier 1944. Il laisse une œuvre inachevée (une trentaine de pièces tout de même) où Ordet (1925) est considérée comme l’une des pièces brillantes de son auteur. Pièce adaptée au cinéma, en 1955, par le cinéaste Carl Theodor Dreyer.
Ordet, le Verbe, la Parole… les traducteurs hésitent sur la façon de traduire ce titre et ce n’est sans doute pas le hasard qui conduit Marie Darrieussecq a privilégié celui de Parole. De fait, si « Verbe » réintroduit une dimension divine incontournable et une origine avouée avec l’idée de Logos, « Parole » nous laisse a priori libre, puisque le mot ne pointe pas un rapport trop étroit au Très Haut. En soi, cette ouverture est intéressante. Elle correspond d’ailleurs à celle que l’on peut sentir dans le texte de Munk qui croise des paroles. Celle des croyants de communautés chrétiennes, celle d’un « Elu », celle d’un scientifique, et celle, aussi, de ceux qui n’ont justement pas la parole et obéissent.
Quatre niveaux de Parole sont ainsi décelables dans Ordet qui n’indique à aucun moment une quelconque préférence pour l’une ou pour l’autre. Car Ordet met en scène une parole qui, selon qu’elle est articulée par une communauté, ou quelques autres qui lui sont étrangers, laisse entendre les différents rapports que l’on entretient au réel. Ainsi, Ordet, est bien une pièce sur la représentation que l’on entretient au réel à travers la parole. Et selon que l’on appartient au monde des croyants ou à celui des scientifiques, selon que l’on parle comme un Elu ou que l’on parle à travers la parole des autres, ce qui change c’est la manière de nommer le réel.
C’est tout l’enjeu d’Ordet qui esquisse donc des mondes distincts dans l’esprit de l’homme qui parle. Lisant la pièce de Munk, c’est donc cette dynamique qui est mise en place autour d’une fable dont le clou est un miracle pour les uns ou, et c’est l’un des points de discussion de la pièce, une chose inexplicable. La « résurrection » de Inger, à la fin de la pièce de Munk pose donc un problème lexical qui peut devenir une interrogation philosophique. En terme de croyance, le mot « résurrection » désigne un événement lié à la toute puissance divine et à la foi de l’homme. En terme scientifique, il y a là un événement qui, en logique, est inexplicable ou pas encore explicable. Autrement dit, pour un scientifique, soit le diagnostic de la mort était erroné. Soit, les lois scientifiques qui déterminent la mort d’un sujet doivent être modifiées. Dans tous les cas, selon que l’on sera croyant ou scientifique, le réel n’est pas apprécié de la même manière et ce sont les limites humaines qui sont à nouveau interrogeables.
Munk, abandonnant sa pièce au lecteur, n’avait sans doute pas totalement conscience de cet enjeu. La fable qu’il écrit repose plus simplement sur l’histoire d’une communauté chrétienne unie par la foi mais divisée sur les dogmes à retenir. Une société dirigée par des pères (Peter et Mikkel), respectueuse d’un pasteur, tous placés sous la protection de Dieu-le-père. En marge de celle-ci, Johannes, un fils victime d’une épreuve affective et lecteur de Kierkeggard, est un fervent (un croyant) qui s’est affranchi des rituels religieux sociaux pour vivre dans une intensité vive. Enfin, un docteur qui tentera l’impossible devant ces tribus pieuses, consentantes, soumises, respectueuses, et plus simplement muettes pour certains de ses membres. Et ce qui fait le miel de cette histoire, in fine, c’est le retour à la vie de Inger qui, enfantant un mort-né, est tout d’abord morte avant de revenir parmi les vivants.
Et de souligner que cet instant, au terme de la pièce (je parle du texte), est pour le moins complexe et peut nous interpeller.
En effet, à l’occasion de ce dénouement, il est possible de s’interroger sur ce que le lecteur retiendra. Est-ce celui de l’épisode de la mort de l’enfant, sauvé une première fois par le docteur mais finalement rattrapé par un destin indépassable qui nourrira la réflexion ?
Ou, est-ce la résurrection de la mère, qui montre la puissance divine, qui fascinera ?
Posant ces questions, prenant en compte l’ordre de succession dans lequel apparaissent ces scènes, il faut bien convenir que la mort de l’enfant n’est qu’un faire valoir, rapidement oublié, au regard du retour à la vie de la mère.
Rien d’anormal pensera-t-on. La mort est d’une telle banalité quand les « miracles » sont d’une telle rareté !
Lisant ce texte, j’avoue mon embarras pour une fin, fantastique et en définitive baroque, qui contraste avec la rigueur dialectique qui la précède. Là où tout le texte aura développé le souci du dialogue, l’attention pour l’argument et la discussion… La fin nous ramène à un avant de l’écriture, peut-être un avant de la pensée, où, il faut le souligner, l’image reprend le dessus. Car ne l’oublions pas, le rapport au DIEU, s’il est Verbe est également Image. L’image d’Inger ressuscitée n’est rien moins que l’apparition de Dieu en toute chose.
De tout cela, je crois bien qu’Arthur Nauzyciel aura fait l’économie et c’est bien dommageable. Tournant les enjeux de ce texte (comme nous venons de les souligner rapidement), le metteur en scène annonce dès le programme qu’il s’agira pour lui de faire sentir qu’il y a là un « suspense métaphysique ». La suite de la note d’intention n’est pas autre chose qu’une variation de cette appréciation où Nauzyciel entend, via Ordet, rappeler notre finitude. A quoi, au terme de l’annonce faite dans le programme, il reprend d’une phrase : « comment continuer à croire ? ».
La mise en scène se tiendra donc à ces orientations et le temps de la représentation reprendra, sous divers modes, cette question du « croire ». Réaliste la plupart du temps (à l’exception de Xavier Gallais qui interprète un Johannes soumis à contorsions et autres spasmes), le geste de Nauziciel est rarement « métaphysique », la simplicité, voire la simplification du jeu des comédiens (timbre, gestuel, costume…), s’accordant mal avec un espace mental ou vocal nécessaire à la mise en place d’un quelconque souffle métaphysique. Le parti pris de faire jouer le docteur Houen (Benoit Giros) sur un mode burlesque, voire grotesque ira même jusqu’à discréditer ce souci. Or c’est un parti pris très contestable quand le lecteur se souvient qu’il n’y a à cet endroit aucune trace chez Munk de ce rythme « drôle ». Quant à l’artifice de la résurrection – Inger dans un cercueil de verre s’éveille à nouveau à la vie – elle s’inscrit dans la grande tradition des films abrutissants de Disney et il n’y a pas vraiment de différence entre cette scène et celle de Blanche-Neige. A l’avantage de cette mise en scène, on retiendra néanmoins deux points qui auraient pu avoir une pertinence plus grande.
Deux points qui sont totalement étrangers au texte d’ailleurs. Le premier concerne le décor qui reste énigmatique. Il est signé d’Eric Vigner. Là, contemplant cette toile peinte tendue en hémicycle, rien n’est représenté qui pourrait correspondre à quelques chose d’identifiable ou de reconnaissable. Visible, peut-être sensible, ce décor ressemble à une paroi en surplomb. Peut-être une menace. Peut-être un paysage. Il garde un secret. Quant au second intérêt de la mise en scène de Nauzyciel, c’est le choix de faire entendre une formation chorale. Un chœur polyphonique qui fait du chant une extension de la parole. Chants discordants, plaintifs, tout aussi païens que tournés vers des rituels liturgiques.
Cela étant, ces points ne font pas écueil à la mise en scène de Nauziciel qui reste et s’embourbe dans un registre naïf et caricatural. Et ce sans doute parce que ce n’est pas la métaphysique qui est au cœur de ce texte. Pas plus qu’une interrogation mystique. Ce n’est pas comme l’écrit Nauziciel une fable qui nous inscrit dans une question sur le « croire ». « Comment continuer à croire ? » dit-il. Non, c’est un texte qui, à la lecture, nous invite à reposer la question de la parole. Cette façon que la parole a d’être inscrite dans un mouvement dialectique où l’argument, le persuasif, le convaincre… ne suffisent pas. Parler ne suffit donc pas, car l’imagination de l’homme, limitée, bornée, incapable de se soumettre à la logique et à la raison, cherche en d’autres espaces les réponses que la parole n’arrive pas à formuler. Ce que pointe le texte de Munk, c’est un tragique lié à la parole qui entretient avec l’esprit adamique (dirait benjamin), une histoire dont elle ne parvient pas à s’abstraire, à s’affranchir. Entre le Verbe et la Parole, il y a une lutte qui semble donc irréductible. Et lisant Ordet, c’est le discours scientifique qui se trouve marginalisé dans un espace où le Verbe est la langue officielle.
Alors oui, Ordet pose une question à qui prend le temps de se distancier d’une fable où le Miracle fonctionne comme un clou (artifice théâtral au XIX). Et cette question n’est autre que « comment continuer à avancer ? ». Question que la mise en scène de Nauziciel évacue.

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Exécution de tableaux… Howard Barker https://www.insense-scenes.net/article/execution-de-tableaux-howard-barker/ Fri, 28 Nov 2008 18:26:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=894 Patrick Ramade (directeur du Musée des Beaux-arts de Caen) et Jean-Jacques Passera (directeur de l’école des beaux-arts) se sont associés pour présenter une exposition consacrée aux peintures et dessins d’Howard Barker. H. Barker, plus connu pour son Å“uvre théâtrale, comme dramaturge et poète, a retenu l’attention de Jean-Jacques Passera intéressé par ces « auteurs qui ouvrent leur Å“uvre sur plusieurs champs d’expressions ». Une visite de son atelier l’a conforté dans l’idée d’organiser une exposition à Caen. Autour de celle-ci, en marge du catalogue réalisé pour cette exposition, est prévue une lecture d’extraits des oeuvres théâtrales de Barker au Musée des Beaux-arts. En anglais et en francais, ce jeudi à 18H00. Une rencontre en préambule du cycle Barker à l’Odéon-Théâtre de l’Europe qui se tiendra du 8 au 11 janvier 2009.


Devant l’œuvre.
Dans sa pièce Les Européens, un Peintre se promène entre les victimes de guerre.
Les dessins et les huiles d’Howard Barker ressemblent à son théâtre. Ils sont écrits. Et, disant cela curieusement d’un dessin, il faut nécessairement parler et préciser ce que nous entendons par « écrit ». « Ecrit » désigne ici un agencement de traits, de motifs, de figures, de couleurs, de matières qui sont complémentaires et s’inscrivent dans une forme de narration elliptique et discontinue.
Comme l’écrit, le dessin chez Barker ne renseigne d’aucune manière sur le contenu de ce qu’il présente. Aucune certitude sur le sens de ce qui vient à être vu/lu. Comme l’Ecrit (quand il a à voir avec une œuvre d’art) le dessin rappelle un enjeu de l’écriture qui est de montrer et de voiler… d’être perpétuellement dans le temps du dévoilement.
Peut-être, chez Barker, est-ce le souci d’un art qui rappellerait la douleur.
Le dessin comme l’écrit s’inscrit ainsi dans un jeu de questions-réponses indépassable et peut-être sans fin. Qu’est-ce que je vois ? Qu’est-ce que je ne vois pas alors que c’est visible ? Qu’est-ce qui est montré ? Le dessin est-il une question adressée à celui qui s’arrête pour le regarder ? Est-il plutôt une réponse qui attend de se révéler à celui qui lui posera une question juste ?
Le dessin comme l’écrit entretient avec l’énigme un lien ténu. Il exerce une force sur celui qui le regarde. Il le dirige. Ce qui veut dire très simplement qu’il prend l’ascendant sur l’indépendance du sujet qui regarde. Il l’oblige. Dans ce temps, entre l’obligé et le dessin, quelque chose se met en place qui procède de l’orientation de la pensée de l’obligé. C’est au mieux un jeu entre deux espaces. L’un fait de connaissances, d’attentes, de reconnaissances. L’autre exposant un secret. On ne sait finalement rien ou presque de ce qui est exposé. Et le jeu, c’est ainsi, repose sur une règle où l’obligé tente de connaître le secret du dessin. Et ce jeu ne connaît d’autres règles, car à tout moment l’espace qui naît de la rencontre entre l’obligé et le dessin peut disparaître. L’obligé s’éloigne et il aura peut-être pensé, peut-être pas, quelque chose qu’il sait ne concerner personne d’autre que lui. A moins qu’ayant pensé, il espère que cela concerne le dessin. Il espère que quelque chose de ce qu’il a pensé concerne le secret du dessin. L’émotion qu’il a ressentie, l’indifférence que l’éloignement trahit, le moment où le regard se détourne de ce qui l’avait arrêté… sont le mouvement logique de la fin de la rencontre entre l’obligé et le dessin. Dans l’éloignement, parfois, quelque chose est conservé du secret du dessin. Une impression autant qu’une sensation fait son chemin dans le pas de celui qui s’éloigne. L’oubli est mis à la marge…
Brève rencontre
« Je ne sais pas. Je dessine et je peins. Et à un moment, j’arrête. Ce que je sais c’est que cette forme-là, c’est celle-là. Pourquoi ? Je ne sais pas » répond Howard Barker. Et le dialogue se poursuivant, à aucun moment l’auteur, le metteur en scène et le peintre qu’il est n’en dira plus sur ce qu’il fait. Au mieux, avec humour, il confie que la sexualité l’intéresse, que l’isolement et la solitude sont des espaces investis par sa réflexion. « On meurt seul. Quelqu’un à même dit, je ne me souviens plus qui, qu’on fait l’amour seul ». La solitude, l’isolement, la sexualité et la violence (qu’il ajoutera au cours de notre entretien) semblent ainsi les quatre points d’ancrage de la pensée et du geste artistique d’Howard Barker. Quatre points que l’on retrouve peut-être dans le format carré sous lesquels se présentent ces images. Des cahiers qu’il confectionne parce que son « père était relieur et qu’il a appris de lui à les faire », ou des peintures suspendues (1mx1m), Howard Barker n’en tire aucune conclusion, aucune autre signification. Le matin, il écrit. L’après midi il peint ou il dessine. Le temps est ainsi réglé, le geste continu et sans arrêt. « Mais vous essayez peut-être de rendre une idée ? Votre travail semble inscrit dans la variation, l’idée semble obsédante et comme mise en échec ? ». « Je ne sais pas, je n’ai pas de mission, pas de message, pas de conscience de ce que je fais. Il y a un lien entre ma peinture et mon théâtre. C’est visible. Mais je n’analyse pas. C’est comme ça ». Howard Barker n’en dira pas davantage sur ce qui semble revenir de manière quasi obsessionnelle dans ses œuvres picturales. Alors j’insiste : « Vous êtes contemporain de la génération des jeunes hommes en colère… ». Immédiatement, Barker réagira : « Je suis un prolétaire, je viens de ce milieu. Pas eux. Eux étaient des bourgeois qui vivaient la fin de l’Empire britannique. Je n’ai rien à voir avec eux, ce qu’ils pensent, ce qu’ils écrivent. D’ailleurs, je pense qu’il n’aime pas mon théâtre, et ce que j’écris ». C’est dit sans animosité, presque avec humour. Pourtant, je devine qu’il y a là, peut-être, un ancrage. « Je regarde vos œuvres et je vous ai lu. J’ai l’impression qu’il y a un spectre qui hante votre œuvre. Vous savez, comme dans le Manifeste du Parti communiste de Marx. Il y a quelque chose qui pourrait être de l’espoir ou une déception ». La réponse de Barker ne me renseignera pas. « Un spectre, l’espoir… Le spectre c’est le matérialisme dialectique. Pas d’espoir, peut-être la déception oui ».
Dans un français qu’il parle assez bien, Howard Barker plaisante de tout et donne des réponses à peine sérieuses, mais toujours rigoureuses. Finalement, et parce que je lui demanderai ce qu’il a entendu de plus juste sur son œuvre, il conclura : « un critique écossais a dit que c’est magnifique. C’est bien, non ? ».
De quelques impressions
Blanc, beige, noir, sienne… sont les quatre couleurs qu’utilise Barker pour peindre et dessiner. L’ensemble des œuvres présentées montre alors une homogénéité figuratives ainsi qu’une unité chromatique. Regardant ce paysage que forment les tableaux accrochés au Musée des Beaux-arts de Caen[[Exposition Howard Barker, Peintures, du 20 Novembre au 5 janvier 2009.]], on a le sentiment de voir presque la même chose : le même tableau. C’est-à-dire une succession de scènes où les silhouettes sans visages, sans vêtements, prises dans des sortes de solitudes et arrêtées en des séquences, campent dans des espaces ou domine la nature ou des reliefs d’architecture. Les voyant, on ne peut évidemment ne pas penser à des croquis, à des peintures qui seraient des motifs de scénographies, de mises en scène en construction. D’ailleurs, Barker ne nie pas le rapport de sa peinture au théâtre. La théâtralité de la peinture est donc forte, puissante, récurrente à chaque tableau, à chaque dessin. Il y a donc cette première impression d’homogénéité qui permet d’imaginer qu’il y a là une succession de motifs presque identiques. Impressions qui se révèlent partiellement fausse quand, s’approchant de chaque visuel, apparaissent les détails : une tâche, un coup de couteau, un éclat de couleur, un trait plus fluide ou moins affirmé… soit un ensemble qui rend à chaque tableau son autonomie, son indépendance, sa singularité. Tâches ou traits qui, perçus, vues, semblent toujours joués le jeu du sens souligné sans qu’il soit donné.
Pour autant, la première impression demeure. Devant les tableaux dont la couleur majeure s’apparente à une sorte de glaise verdâtre propre à nommer l’origine humaine (Adama : la glaise en hébreu), chacune des huiles développe la constance d’une sensation. Le vide, le funèbre, la solitude, l’anonymat, le brisé, la scène de vie, l’intime exposé, une certaine violence aussi… reviennent d’un carré à l’autre. Quelque chose se déploie qui semble ramener ces figures humaines à une échelle réduite, à quelques miniatures apparaissantes, tout à la fois visibles, repérables et partiellement absentes, hors d’elles-mêmes. Des motifs qu’agence Howard Barker, il semble que l’on puisse les confondre avec des formes spectrales. Leur pâleur, leur extrême blancheur, leur caractère livide et sans réel contour en font des êtres de glaise, des porcelaines fragiles et fissurées. Une épine dorsale plus affirmée pointe la maigreur. Un ventre gonflé souligne une faim non rassasiée. La déambulation comme le mouvement lorgnent vers l’hésitation, la titubation, le tâtonnement, l’équilibre instable. La chute semble constante. Des pendus hantent l’air, des êtres enivrés se soutiennent ou dansent, la fête côtoie le macabre, la vie est indépassablement rappelée à sa fin : la mort. Un trait artificiel les distingue comme dans l’une des huiles La punition des juges.
Ici, on torture, on supplicie, on se bat, on se bouffe dans des espaces improbables où les draps blancs qui flottent au vent sont comme autant de portraits, de fantômes. Mise en abyme sans doute du geste du peintre et peut-être, donc autoportraits. En définitive, ces figures se regardent comme des lambeaux où la vie est à fleur de peau, tellement maintenue à la surface, qu’elle semble presque s’en disjoindre, voire en être évacuée. Et d’ajouter que ces peintures de situations n’est pas sans rappeler le trouble qui existe dans la peinture de Schiele. Ces figurations d’un mal à l’œuvre, d’une lèpre qui semble avoir rongée les visages et parfois les membres.
Sans identités, sans signes reconnaissables, la nudité musculaire exposée réfléchit un dénuement où la voracité et la haine se donnent sur un mode paisible, presque sensuel et parfois érotique. Comme si, et c’est peut-être ces indices qui nous rapprochent du théâtre d’Howard Barker, il y avait là un tragique constaté et non plus commenté. Un tragique figé qui, avant de se donner par le prisme de la psychologie, se livre dans le saisissement des corps anéantis par une histoire qui les surplombe. Au vrai, « Un Théâtre de la Catastrophe » comme il en fait l’inventaire à travers une œuvre théâtrale constituée de plusieurs pièces et essais principalement publiés aux éditions Théâtrales et aux Solitaires intempestifs. Théâtre de la Catastrophe qu’il définit comme suit : « le sujet habituel du théâtre contemporain est la façon dont nous vivons les uns avec les autres à partir de prédicat moraux donnés (…) Mais il y a maintenant un problème avec les prédicats eux-mêmes. Ce nouveau théâtre (de la catastrophe, je souligne), plus aventureux, plus courageux, demande au public d’éprouver la validité des catégories qui régissent la vie. En d’autres termes, son propos n’est pas du tout la vie comme elle est vécue, mais la vie comme elle pourrait être vécue ; il s’agit encore de la pensée qui n’est pas autorisée, et de l’inconscient qui a été aboli »[[Propos d’Howard Barker, Alternatives Théâtrales, n°57, ISSN 0774-4145 www.ville-caen.fr/mba]]
Non plus la catastrophe dans son mouvement, dans son rapport au spectaculaire, dans son déchaînement et ses vibrations. Non, les tableaux de Barker soulignent la catastrophe accomplie (C’est cela qui fait la proximité de Barker d’avec la Tragédie grecque. Tout a déjà eu lieu). Cette manière qu’elle a d’avoir installé un désastre et un désoeuvrement durablement dans l’espace, rendant aux objets une liberté ou une vacuité, les privant d’un fonctionnement et d’un usage. Rompant avec une histoire des codes, une histoire des gestes, une histoire des comportements socialisés. Des tableaux que l’on regarde, dans le détail de ce qu’ils montrent, se dégagent une énigme qui tient en partie à des corps, à des objets, à un ensemble qui ont perdu leurs rapports à la socialisation, à l’organisation. L’inattendu a ainsi pris la place du prévisible. La liberté s’est substituée à la retenue. Dès lors, dans ce désordre organisé, dans ces configurations primitives que renvoient les tableaux, une sensation plus vive s’affirme qui place le visiteur au seuil d’un ressenti plus précis où le menaçant voire un certain danger in-identifiable se développe.
Quelque chose est là. Quelque chose d’animal est présent.

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Héla Fattoumi et Eric Lamoureux : Danses d’ailleurs / Situation d’aujourd’hui https://www.insense-scenes.net/article/danses-dailleurs-situation-daujourdhui/ Tue, 11 Nov 2008 18:28:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=895 En plein travail de répétition et d’organisation, alors que le festival Danse d’ailleurs est à quelques semaines de réapparaître sur la scène régionale, Héla Fattoumi et Eric Lamoureux (duo de chorégraphes à la tête du Centre Chorégraphique National de Basse-Normandie) ont accordé un entretien à l’équipe de L’Insensé. Projets, missions, développements, partenariats… L’un et l’autre nous livrent leur analyse d’une conjoncture régionale et nationale qui n’est pas sans incidences sur leur travail…

Héla Fattoumi et Eric Lamoureux
Lui, il cite Edouard Glissant « échanger pour changer », elle, elle parle de « mondialité ». Eric Lamoureux se souvient d’un sociologue indien, Héla Fatoumi évoque Susanne Burch, les danses d’Afrique en appuyant le pluriel et avoue sa fascination pour le japon et leurs amis danseurs de Kyoto. Entre l’un et l’autre, dans un dialogue que l’on sent constant et qui nourrit leur projet, il y a une envie commune de partages, de découvertes, d’expériences, de joies à saisir et à fabriquer. De Fattoumi et Lamoureux, il serait possible de les définir comme des pionniers. Non pas des aventuriers (terme ambigu qui pourrait laisser entendre un manque de maîtrise), mais des personnes sincères qui ont décidé d’arpenter les espaces en quête d’une diversité, d’investir les territoires et leurs singularités, de construire et d’offrir au public un lien durable avec les visages de la danse.
A Caen, à deux pas du conservatoire où le Centre Chorégraphique National partage une façade avec un gymnase, Eric et Héla forment le vœu d’une écoute qui se traduirait par un soutien accru des tutelles qui sont leurs interlocuteurs et leurs bailleurs. Si l’Etat et la Région semblent attentifs au travail d’éducation, d’exploration et de création qu’ils mènent, la nouvelle équipe municipale, en l’occurrence sa tête culturelle, semble tarder à s’engager, voire plus simplement à se décider. « L’audit éclaircira peut-être les choses » pensent-ils, sans trop comprendre comment tout à la fois on peut les « féliciter » de leur travail en direction du public, de l’accueil que reçoit le festival et de la création, et comment, quand on aborde plus concrètement le soutien au projet, un silence s’installe. Silence qui peut-être abrite une réflexion ou, et c’est possible aussi, un embarras. Sans doute, le développement et le soutien du Centre Chorégraphique National sont-ils seconds par rapport aux enjeux que l’on prête à l’existence du CDN de Normandie. « On est un peu le parent pauvre. Comme si on pouvait faire avec peu et ça semble normal » déclarent-ils.
Déficit de reconnaissance ?
Non pas sur le plan artistique et poétique. Fattoumi et Lamoureux sont, à cet endroit, confiants et les signes de fidélité du public, les actions de soutien engagées auprès de compagnies émergentes (danse comme théâtre), la programmation, les tournées de leurs propres créations (Théâtre National de Chaillot, entre autres, en 2009) laissent à penser que depuis leur arrivée, ils ont su donner un souffle au CCN. Non, le déficit de reconnaissance passe par des choses parfois à peine perceptible et quelques autres enjeux évidents. Du côté du perceptible, mais ils s’en amusent, l’un et l’autre s’inquiètent de voir que la signalétique de la Ville ne donne aucune indication sur l’existence du CCN. « Pas un panneau en centre ville pour indiquer où l’on nous trouve » disent-ils en le regrettant. Pas de visibilité dans l’espace urbain ou un oubli qui s’interprète comme un signe de négligence. Comme il déplore aussi le faible soutien de la Ville (5000 euros) pour le festival Danse d’Ailleurs. Plus complexe et sans doute inexplicable, l’absence de relation avec le CDN de Normandie. Eric et Héla se souviennent de la collaboration avec le précédent directeur du CDN, Eric Lacascade, qui les avait accueillis, soutenus et épaulés. Plus épineux, le lieu de la Halle aux Granges. Là, très sérieusement, Héla Fattoumi et Eric Lamoureux parlent d’une logique de développement. En l’état, cet espace appartient au CDN et jouxte le CCN. Or les deux chorégraphes aimeraient voir ce lieu rattaché au CCN afin d’avoir un studio de travail complémentaire de la salle qu’ils ont déjà et qu’ils ont aménagé pour le public. « ça serait logique d’avoir un lieu de répétition et de travail quand l’autre lieu est occupé. Et ça ne veut pas dire que l’on en priverait nos partenaires, mais juste que l’on gagnerait en autonomie. Aujourd’hui, on répète sur la scène du Théâtre de Caen, notre dialogue avec Jean-Jacques Passera peut nous laisser espérer de travailler aussi avec la Nouvelle Ecole Régionale des Beaux Arts… quand rien n’est possible, on va travailler à Paris, en location ». Et comme si cela ne suffisait pas, depuis des années, le pôle administratif du CCN est en centre ville, loin de leur espace de travail et du plateau. « S’il y avait une volonté de regrouper les deux espaces, on pourrait être ouvert en continu. Accueillir les gens, les renseigner… Actuellement, il faut se dédoubler ».
Se réjouir aussi d’Ailleurs !
Et d’ajouter qu’à l’exposé de toutes ces petites souffrances, on en viendrait à oublier qu’il y a la danse. Le souci de la danse et du miroir qu’elle présente à nos regards. « Le Festival a vocation à se développer. Aujourd’hui l’Afrique, bientôt l’Asie… » confie Héla Fattoumi. Du Festival qui en est déjà à sa quatrième édition, les deux directeurs n’entendent rien minimiser, ni ignorer du parcours qu’ils ont accompli avec les compagnies accueillies. C’est tout d’abord en terme d’horizon d’attente qu’Eric Lamoureux confie qu’ils ont réussi quelque chose. De fait, il s’agissait de renouveler les représentations du public, de permettre une familiarité avec des gestes, des mouvements, une histoire différentes de la sienne, qui n’est pas étrangère à ce qu’il peut espérer. Ce regard, Fattoumi et Lamoureux, ils l’ont travaillé en programmant Danse d’Ailleurs. « Non pas un festival ethnographique, mais un temps accordé à la diversité, à la singularité, à la diversité… à la mondialité ». Un temps danse qui ouvre sur d’autres imaginaires, des pratiques distinctes, des rythmes méconnus, puisant dans des racines mais se nourrissant d’expériences et d’échanges. Quand ils évoquent ce festival, Lamoureux et Fattoumi ne font pas un festival de plus, une opération spectaculaire de plus, une offre de spectacles de plus… Non, ils s’inscrivent dans un projet humaniste qui se fonde sur le connaissance. Celle que l’on entretient, celle aussi que l’on augmente. Celle qui a la conscience des frontières que les artistes n’ont de cesse de déborder. « On oublie que lorsque Cunningham a commencé, il ramassait des projectiles…Aujourd’hui, cette histoire est ignorée et l’on ne parle du Chorégraphe qu’en termes qui le louent » expliquent-ils. Et c’est à raison qu’ils rêvent d’un travail de profondeur qui permettrait de faire venir des conférenciers en marge des spectacles. De réunir le geste et la parole, et de faire entendre une parole sur la danse. On les quitte alors qu’ils regagnent le plateau… D’ailleurs que l’on retrouvera du 1er au 6 décembre. A commencer par le 1er, sur la scène d’Ifs, à l’Espace Jean Vilar. Un nom qui nous rappelle l’un des missionnaires du service public.

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Cycle Straub-Huillet https://www.insense-scenes.net/article/cycle-straub-huillet/ Sun, 26 Oct 2008 18:37:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=900 D’octobre à mars, un cycle de projections autour de l’oeuvre de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, figures à la fois marginales et centrales du cinéma français de la seconde moitié du XXe siècle

Figures majeures du cinéma français des 50 dernières années, les « Straub », comme on les appelle, ont composé une œuvre cinématographique dense et riche, aux aspects multiples, à la fois radicale et exigeante, critique et poétique. À partir d’un matériel le plus souvent littéraire, ils offrent des films où rien ne prévaut sur le reste : les corps, les voix, les cadres, la nature souvent présente, les lumières, les textes ou les sons cohabitent ensemble. C’est d’ailleurs souvent de cela dont traitent les films : comment habiter, ensemble, le monde ? Qu’ils s’appuient sur la peinture de Cézanne, un texte de Kafka ou d’Hölderlin, un opéra de Schonberg ou un roman de l’italien Emilio Vittorini.
Un cycle de 6 projections et une journée d’étude, co-organisé par l’université de Caen Basse-Normandie (laboratoire « LASLAR »), l’école de beaux-arts de Caen-la-mer et le Café des Images à Hérouville St-Clair, rendra hommage à ce cinéma hors du commun. À raison d’une projection par mois d’octobre à mars, et d’une journée d’interventions critiques le mardi 24 février (en présence notamment du réalisateur Pedro Costa et des Cahiers du Cinéma, et en partenariat avec le CNRS), ces rendez-vous sont l’occasion rare de découvrir ou redécouvrir une œuvre cinématographique essentielle.


 

Cycle de projections d’octobre 2008 à mars 2009 au Café des Images

 
Les projections seront suivies d’un débat.


Lundi 20 octobre, 20h
Ces rencontres avec eux (2006)
Italie/France, 1h08, avec Angela Nugara, Vittorio Vigneri, Grazia Orsi, Romano Guelfi, Angela Durantini, Enrico Achilli, Giovanna Daddi, Dario Marconcini, Andrea Bacci, Andrea Balducci.
Les cinq derniers Dialogues avec Leuco (recueil qui en comporte vingt-sept) de Cesare Pavese (1947) ou comment les serviteurs des dieux s’interrogent sur le choix irrésistible qui a poussé ces derniers à rejoindre les hommes sur terre et à découvrir la sève des choses mortelles. Ici-bas s’égalisent les forces entre le peuple et les maîtres grâce à cette parole faîte action dans la nature, dans un temps et un espace changeants et frémissants, où tout est à construire et non à inventer, lieux de vérité sensible sur les ruines d’une éternité désormais déchue. Premier film du cycle et « première rencontre avec eux ».


Lundi 3 novembre, 20h
Cézanne (France, 1989, 51 minutes)
Une visite au Louvre (2003, 48mn + 47mn)
Deux films tirés de Ce qu’il m’a dit, texte publié dans Cézanne (1921) du poète Joachim Gasquet et inspiré des entretiens de celui-ci avec le célèbre. peintre. Dans le premier (Cézanne), Danièle Huillet dit off les propos de l’artiste tandis que Jean-Marie Straub pose les questions de Gasquet. Un très beau manifeste pédagogique et poétique qui en dit autant sur le travail des Straub que sur celui de Paul Cézanne. Dans le second (Une visite au Louvre), c’est la parole rapportée de Cézanne qui « visite » et commente quelques-uns des plus grands tableaux du musée. Matérialité du texte qui se niche dans celle des oeuvres jusqu’à en révéler une archéologie de la peinture moderne. Deux films précieux pour aussi comprendre l’éthique rigoureuse du cinéma des Straub dans la connaissance sensible de l’art.


Lundi 15 décembre, 20h
La Mort d’Empédocle (1986)
France/Allemagne, 2h12, avec Andreas Von Rauch, Vladimir Baratta, Martina Baratta, Ute Cremer, Howard Vernon, William Berger. D’après la tragédie de Friedrich Holderlin.
L’affrontement entre Empédocle, le maître divin, et les hauts membres de la Cité d’Agrigente en Sicile qui le bannissent à cause de son statut suprême, en totale opposition avec les intérêts des citoyens et surtout en concurrence avec le pouvoir politique et religieux. Au coeur de la nature, face à la beauté du monde et flanqué de son fidèle disciple, Empédocle cherche à entrer en accord à la fois rayonnant et fatal avec elle, sans soumission à son ordre ni illusion sur cette soudaine vulnérabilité qui trace majestueusement la voie de sa propre disparition. Toute la grandeur lyrique du cinéma des Straub dans ce film aussi limpide que tranchant, où le soleil ne brille pas pour tout le monde des mêmes feux orgueilleux.


Lundi 12 janvier, 20h
Othon, les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ou peut-être qu’un jour Rome se permettra de choisir à son tour (1969)
D’après Othon, de Pierre Corneille.
« Soyez pas cons, allez voir Othon »… le mot de Marguerite Duras est resté célèbre. La pièce de Corneille est jouée en costume sur le Palatin à Rome, au milieu du vacarme de la ville contemporaine. Un film radical, d’une densité extrême, bouleversant le rapport du texte à l’image, durant lequel on redécouvre la violence et la vigueur du verbe cornélien.


Mardi 24 février
Journée d’étude sur le cinéma de Danièle Huillet et Jean- Marie Straub
à la MRSH de l’Université de Caen (le matin), à l’Auditorium du Musée des Beaux-Arts de Caen (l’après-midi, en présence de Pedro Costa, à l’occasion de la projection de Où gît votre sourire enfoui ? (2001), documentaire qu’il a réalisé sur le travail des Straub lors du montage de Sicilia !).
Si l’œuvre cinématographique de Jean-Marie Straub et Danielle Huillet met en scène des textes littéraires, la plupart antérieurs au milieu du XXe siècle, leur réécriture cinématographique ne relève pas de la simple transcription imagée des scènes écrites, ni d’une interprétation faisant ressortir une lecture singulière du texte. Le texte ne devient pas scénario, au contraire ces matériaux littéraires hétérogènes se fondent dans le projet cinématographique, qu’ils soient pièces de théâtre, romans, correspondances, livrets d’opéra, la plupart du temps retraduits, parfois lus dans leur intégralité, parfois largement retravaillés. Dans le rapport du Texte à l’Image, l’un n’est pas du service de l’autre, mais au contraire le film devient l’espace de la rencontre entre l’un et l’autre — c’est à dire aussi bien de la résistance de l’un à l’autre. Cette journée d’étude se propose d’étudier ces passages du/des texte/s au film, cette forme singulière de réécriture d’un texte par un film, relevant tout autant de l’adaptation, de la mise en scène, de la confrontation et de la traduction de la matière littéraire en matière filmique, de dialogues en paroles, de situations en corps, cadres, paysages, voix et lumières. De la réécriture envisagée comme une mise à l’épreuve.
David Vasse et Eric Vautrin


Le soir au Café des Images :
18h – Sicilia ! (1998)
Italie, 1h06, avec Gianni Buscarino, Vittorio Vigneri, Angela Nugara, Carmelo Maddio. Constellations et dialogues du roman Conversations en Sicile d’Elio Vittorini (1938-39). Après un long séjour en Amérique, Silvestro revient chez lui en Sicile et découvre que tout fait l’objet de négociations particulières et d’un nouveau type d’échanges, au double sens du dialogue et de l’économie. Commerce, souvenirs, valeurs familiales et valeurs marchandes, bilans et contradictions à l’aube d’une nouvelle réalité artistique et politique. Un des films les plus « rythmés » et découpés des Straub. Un des plus drôles aussi.
20h – En rachâchant (1982)
France, 7 minutes, avec Olivier Straub, Nadette Thinus, Bernard Thinus, Raymond Gérard. D’après Ah ! Ernesto de Marguerite Duras. Un petit garçon ne veut pas aller à l’école car, dit-il, « on n’y apprend que ce que l’on ne sait pas ». Confrontation très drôle entre lui, ses parents et son maître dans une salle de classe.
suivi de :
Le Retour du fils prodigue / Humiliés
2002. Italie/France/Allemagne, 1h04 + 35 minutes, avec Enrico Achilli, Andrea Balducci, Dolando Bernardini, Giampaolo Cassarino, Federico Ciaramella, Rosalba Curatola, Giacinto Di Pascoli.
D’après Les Femmes de Messine d’Elio Vittorini (1946- 64). Dans l’Italie libérée, des rescapés de la guerre qui ont tout perdu, décident de s’établir dans un village en ruines, entre Modène et Bologne. Ils comptent bien restaurer ces décombres et refaire leur vie, imitant les femmes de Messine qui, raconte Vittorini, ont reconstruit leur ville détruite par un tremblement de terre. Leur histoire est comparable à l’épopée de l’homme des origines parcourant la longue route qui mène de la nature à l’histoire. Suite et fin du travail de transposition des Femmes de Messine inaugurée deux ans auparavant avec Ouvriers, paysans. Tout l’art des Straub d’offrir en pleine nature un lieu de reconquête d’espoir et de dignité à ceux dont la parole a trop longtemps souffert de ne plus être entendue. Projections suivies d’un débat, en présence de Pedro Costa et Cyril Neyrat (Les Cahiers du Cinéma).


Jeudi 5 mars, 20h
Le Genou d’Artémide (2008)
Itinéraire de Jean Bricard (2008)
avant-première dans le cadre du festival «la poésie/nuit»
Italie/France. 26 + 40mn. Avec Dario Marconcini, Andrea Bacci. D’après La Bête sauvage, sixième conversation des Dialogues avec Leuco de Cesare Pavese (1947), deux ans après Ces rencontres avec eux. Un homme évoque à un autre sa rencontre avec la déesse Artemis et comment à son écoute il s’est rendu humblement à l’évidence de sa solitude, à la mesure de ce qui naît et meurt au-delà de lui et par de vers lui. Un film troublant car à demi orphelin, réalisé pour la première fois par Jean-Marie Straub sans Danièle Huillet, décédée en 2006. Itinéraire de Jean Bricard, d’après Itinéraire de Jean Bricard et Jean-Yves Petiteau., est le dernier film réalisé ensemble par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Une séquence unique (un bateau tourne inlassablement autour d’une île) pour évoquer des souvenirs d’enfance ternis par la guerre.


À CONSULTER
— Université de Caen : Arts du spectacle
— Le Café des Images

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Le théâtre populaire et ravi de Bussang, Vosges, ou le déjeu de l’identitaire https://www.insense-scenes.net/article/le-theatre-populaire-et-ravi-de-bussang-vosges-ou-le-dejeu-de-lidentitaire/ Sun, 26 Oct 2008 18:33:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=899  
Depuis un siècle, chaque été, amateurs et professionnels se retrouvent dans un théâtre des Vosges, sur un site exceptionnel, pour des représentations qui déjouent tout folklore et toute complaisance.

 

Le Théâtre du Peuple de Bussang, un village des Vosges entre Alsace, Lorraine et Franche-Comté, a été créé en 1895 par le fils du principal industriel et maire du village, Maurice Pottecher. Son ambition artistique personnelle croisait alors les débats naissants autour d’un théâtre populaire, ouvert à tous et socialement responsable (notamment avec Antoine et son Théâtre Libre à Paris), mais également les velléités pédagogiques et intéressées du paternalisme industriel de l’époque et les promesses d’un tourisme thermal encore à ses débuts grâce auquel on espérait attirer et divertir les bourgeois fortunés.
Le Théâtre du Peuple de Bussang, fondé par Maurice Pottecher
Pottecher fit jouer, une fois l’an, Molière adapté en partie en patois local, puis ses propres textes, qu’il situait dans un contexte proche du lieu ou qui interpellaient, à travers des situations choisies, les habitants. Les spectacles mobilisait l’ensemble du village, pour les répétitions, les représentations, mais également le jeu en scène, où chacun pouvait tenir, selon la situation dramatique, son propre rôle, offrant un arrière plan réaliste aux premiers rôles tenus par des notables ou, le plus souvent, des acteurs professionnels venus spécialement de Paris. Il fit construire au fil des années un théâtre en bois à la lisière de la forêt, répondant à ses conceptions du théâtre : un lieu convivial, pour que le théâtre soit une fête, et dans lequel le merveilleux puisse advenir – aussi fit-il aménager trappes, coulisses et cintres, muret de pierre séparant clairement salle et scène, et surtout, intuition géniale, l’ouverture du fond du théâtre sur la forêt. Depuis plus d’un siècle on vient l’applaudir, cette ouverture.
Cela pourrait paraître idyllique, ce théâtre attentif à son territoire, responsable dans sa présence géographique et sociale, cette conception de la représentation comme une fête et un avènement du merveilleux au sein du social, cette rencontre entre artistes et habitants, cette participation de tous aux créations. On en ferait vite un modèle exemplaire si on omettait les détails du paternalisme étendu à l’art, du rôle attribué finalement à chacun, des tentations populistes et des ambitions cachées des uns et des autres… et c’est bien ces détails que les profiteurs de mythes et les partisans des folklores régionalistes et patrimoniaux voudraient faire oublier, nouveaux ambitieux si souvent sûrs de leur “bon droit” identitaire. Pourtant, incontestablement, cela fait plus d’un siècle que dans cette bâtisse hors du commun au bois poli par le temps, des générations d’acteurs en herbe et de spectateurs – les uns et les autres “amateurs de théâtre” au sens large – viennent partager des fables et du théâtre avec des artistes dont c’est le métier. Aujourd’hui comme hier, tous les étés, on donne des spectacles mêlant amateurs et professionnels et tirant profit de l’ambiance sympathique des après-midi d’été à la campagne et d’une scène en bois qui n’a pas son pareil.
Aujourd’hui, l’association qui gère le lieu nomme un metteur en scène pour trois ans, prenant en charge cette programmation estivale. Après Jean-Claude Berutti et Christophe Rauck, c’est Pierre Guillois qui assure cette année la mise en scène du spectacle de l’après-midi, propose la programmation du soir et veille à l’organisation de lectures et autres stages durant l’été comme durant l’année.
Certes, les “amateurs” sont devenus des professionnels du genre – pour qui fréquente le lieu chaque année, les visages sont connus, mêlés aux nouvelles têtes de jeunes acteurs venus ici faire leurs premières armes après quelqu’école. Certes, le public dépasse largement les seuls habitants du village, et la salle de 800 places est largement remplie par des spectateurs amateurs venus de bien plus loin pour assister à l’une des trente représentations. Mais le rendez-vous théâtral vosgien garde un charme inédit, et si les rencontres et croisements ne sont plus exactement ceux imaginés par Pottecher, il se noue là, dans la tiédeur des après-midi vosgiens, dans cette salle qui tient autant de la grange que du petit opéra, entre t-shirt, laine polaire et appareil photo numérique, groupes d’amis et fidèles du lieu, un type de représentation théâtrale aux saveurs singulières.
Cette année, Pierre Guillois a commandé à l’auteur Rémi de Vos le texte d’une création pour ce lieu et cette troupe mêlant amateurs assurés et quatre acteurs professionnels. Sous le titre “Le ravissement d’Adèle”, la fable se déroule dans un village ou un petit bourg, et l’on croise le boucher et sa bouchère, l’institutrice et sa fille adolescente, Jean-Guy le cantonnier, quelques employés de mairie fréquentant le bistrot du coin, un couple à la retraite, un inspecteur de police classé 4e (sur 4) au concours de recrutement, le père d’Adèle, sa seconde femme nymphomane convaincue et la belle-mère – Adèle ayant disparue. Rémi de Vos tire une comédie de tous les travers attendus de cette ambiance de province paisible, commérages, suspicion générale, dénigrement généralisé du service public et frustrations des uns et des autres. Adèle n’est sans doute pas loin, mais battues en forêt et enquête entre soi seront une trop belle occasion pour le boucher de faire ses commentaires, la belle-mère de se mêler de tout, le flic et l’institutrice de se découvrir un idylle, la jeune ado de tenter sa fugue, les retraités de s’avouer l’inavouable (ta soeur de la Bourboule est une salope finie) et de méditer sur les tentations de meurtre, la nympho de visiter l’ensemble de la gent masculine et le père de se faire plaindre. Le ton est enjoué, le jeu rapide, la comédie efficace – les archétypes provinciaux fonctionnent à plein dans un décor éclaté où les espaces se mêlent. On moque les travers des uns et des autres, on pointe les frustrations personnelles et les hystéries collectives. Le théâtre est une fête où l’on rit des apparentes banalités qu’on ignore, peut-être, dans la vie quotidienne, mais qui témoignent des angoisses et insatisfactions de chacun. La salle ne boude pas son plaisir, conquise par le jeu entraînant de la petite troupe dans laquelle les personnalités de chacun, les voix et les petites astuces d’acteur procure une épaisseur sensible aux caricatures. La fête conviviale attendue dans la bâtisse centenaire, qui relève d’un rite auquel on se découvre le plaisir tranquille de participer, est comme redoublée par l’empathie collective pour des acteurs tout à leur affaire, et la gentille critique sociale, ainsi que toute considération sur l’avenir du théâtre comme art et comme événement social et culturel, sont emportées dans le flot des rires et la sympathie générale, alimentant s’il en était besoin des discussions détendues durant l’apéro dans le jardin.
Le spectacle du soir, quant à lui, revêt à présent d’autre enjeux. Depuis un remarquable et sans parole “Pupille veut être tuteur” de Peter Handke monté par Berutti, qui, s’il ne tirait pas profit de l’ouverture sur la forêt, emplissait le théâtre d’un silence pesant peuplé des bruits de la forêt et du village, la soirée est consacrée à la rencontre avec des pratiques scéniques nouvelles. C’est bien l’idée de cette année, puisque le théâtre se transforme en cabaret et que les compagnies Le Cheptel Aleïkoum, Les Octavio et Les Possédés proposent une création mêlant théâtre, cirque et musique.

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Un Hamlet de moins, ou ravale ta façade Hamlet https://www.insense-scenes.net/article/un-hamlet-de-moins-ou-ravale-ta-facade-hamlet/ Sun, 26 Oct 2008 18:31:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=897  
C’était à Gennevilliers, pendant le festival des TJCC (festival des très jeunes créateurs contemporains) où se sont croisés durant trois jours Fiorenza Menini, Jonathan Capdevielle, Mathieu Bertholet, Raimund Hogue, Yves-Noù«l Genod, Valérie Jouve, Yann Kersalé et Thomas Ferrand. Cette manifestation impulsée par Pascal Rambert, directeur du maintenant T2G (Théâtre de Gennevilliers), et dont la programmation est faite par Laurent Goumarre : journaliste à France-culture qui non sans ironie nous présente la « très » jeune création contemporaine non pas à travers des jeunes créateurs ; qui ne sont garants d’aucune qualité, ni d’aucune audace, mais à travers des gestes créatifs singuliers. C’est dans ce cadre que Thomas Ferrand présentait son Hamlet de moins. En une demi-heure, nous pouvions voir un condensé d’Hamlet et autres fables de notre imaginaire shakespearien.


Dans une lumière crue de lignes de néons, les spectateurs s’installent et découvrent sur le plateau nu : trois crânes de porc en suspension qui surplombent la scène, entre fantôme tutélaire ; ruines des sorcières de Macbeth, restes des filles du roi Lear, crâne de Yorick ou, plus simplement, les trois petits cochons. Sur cette scène dépouillée, un acteur nu, lui aussi, assis comme un modèle attendant le peintre et sa peinture. Sa pause et la façon dont il est éclairé, renvoient à Caravage et on sent des références au classicisme tout le long de ces trente minutes… Temps vécu comme un clin d’œil non pas aux mythes muséifiés, mais plutôt à l’invention et à la vitalité de ce passé. Ce modèle fixe, mais pas figé, attend en observant devant une pomme écrasée ou pourrie. Pomme premier fruit, pomme empoisonnée de blanche neige, voire icône d’Apple, ou New York post 11 septembre ?
Sur le mur du fond, dans une écriture blanche, stylisée et pensée par Cédric Lacherez (typographe de la revue Murmure mrmr) s’inscrit sur fond noir
PROJET_LIBÉRAL
Au milieu des gradins une régie son avec une guitare, d’où Jean-Baptiste Julien associé et complice de Ferrand produira la musique, le son en direct. C’est un élément, le son et ça depuis le début du travail de Projet_Libéral essentiel et central de la compagnie. Quelque chose qui s’apparente à une dramaturgie par le sonore. Une dramaturgie intime et personnelle qui permet de rendre à chaque spectateur sa singularité de réception, et sa capacité d’écoute. Hamlet sonore, dans un silence initial, puis apparaît une voix puis une évolution de notes égrenées jusqu’à une saturation du son devenant physique et matériel. La production d’un niveau de basse surpuissant rendant au corps une sensation proche du mouvement et du déplacement en avion ou en TGV.
Après l’installation des spectateurs, une porte claque, silence, l’acteur nu (Serge Nail) face au public reste stoïque et ce qui est remarquable c’est qu’il sera tout au long impassible et immobile et d’une extrême simplicité, regard fixe en direction du public dans une sobriété qui permet au spectateur une multitude de projections : HAMLET, HAMLET PÈRE, POLONIUS. Tout le long de cette proposition, les figures que cet acteur (dans notre imaginaire) endosse, se déploient et naviguent. Ce qui est appelé l’effet Koulechov[[L’effet Koulechov : au cinéma, c’est la mise en relation de deux plans pour que le spectateur crée lui-même l’émotion sans que l’acteur ne joue quoique ce soit
]] fonctionne à merveille dans le « jeu » de Serge Nail et la proposition de Thomas Ferrand.
Les perches sur lesquelles étaient suspendues les têtes de cochon montent doucement dans les cintres dans le bruit réel des perches appuyées[[Appuyer c’est le terme pour indiqué qu’on fait monter un objet dans les cintres au théâtre
]] Au fond de la scène un magnétophone qui attend un micro pour se mettre en marche : le micro venant du grill descend rapidement le long de son câble rouge pour laisser entendre une voix (encore référence à Hamlet ou pas). Cette voix masculine, grave, nous invite à penser à Nietzsche en évoquant Zarathoustra. Puis une jeune fille arrive presque nonchalante et se place sous les têtes qui surplombent la scène. Elle attend puis tire sur des ficelles qui libèrent les têtes des cintres, les faisant choir sur le plateau dans un son mat de chair et d’os mort. L’actrice (Fanny Catel-Chanet) au même titre que Serge Nail crée le trouble sur son identité, et nous fait voyager entre les différents personnages de Shakespeare. Elle renvoie aussi aux ambiguïtés que Shakespeare entretient dans Le soir des rois, par exemple, sur l’identité sexuelle de Viola et Sébastien qui se déguisent pour travestir leur genre[[c’est dans Dedans Dehors David ; une mise en scène de David Bobée que nous retrouverons cette actrice Fanny Catel-Chanet pendant tout le mois d’octobre au théâtre de la cité internationale
]] D’une porte apparaît un homme (Grégory Guilbert) jean, basket, tee-shirt blanc, large lunette de soleil, rouleau de peinture à main droite, seau (rouge) de peinture à main gauche. Il prend différente pause avant de peindre son modèle (Hamlet dont le modèle est son père…) en rouge sur tout le tiers gauche, premier assassinat du père ; du frère. Là encore Ferrand condense, brouille, rafraîchit la fable de Shakespeare :
il ravale la façade.
Une fois la peinture rouge et fraîche apposée, le peintre prend une pose observant son œuvre, les bras en l’air dans un mélange de satisfaction et de surprise comme si ce n’était pas de son fait mais du hasard de la création. Le peintre reviendra par trois fois pour peindre dans les mêmes attitudes frénétiques consultant le rendu. Sur ce corps de presque statue, sa gauche est en rouge, sa droite en bleu et au centre en blanc, laissant le modèle comme un étendard.
Hamlet étendard, Hamlet rafraîchit, Hamlet sonore, Hamlet dans sa simplicité et dans sa singularité au même titre que le travail de Projet_Libéral, c’était à voir au théâtre 2 Gennevilliers.

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Merce Cunningh-game https://www.insense-scenes.net/article/merce-cunningh-game/ Fri, 24 Oct 2008 17:40:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=902 Fabrications et Split Sides de Merce Cunningham

Théâtre de Caen. Par Yannick Butel


Un peu plus qu’une compagnie, la Merce Cunningham Dance Company réfléchit quelque chose de l’histoire des arts qui, dès la fin des années 40, connaît sinon une rupture du moins une évolution parfois radicale en danse, au théâtre, en peinture, en musique, dans les arts plastiques… Un moment dans l’histoire de l’art qui va accélérer le décloisement des pratiques artistiques, brouiller la notion de genre, troubler le spectateur mis au contact de ces « nouvelles » expériences, de ces nouvelles oeuvres. C’est entre autres de cela dont il était question au Théâtre de Caen qui accueillait ce 21 et 22 octobre, deux pièces : Fabrications (1987) et Split Sides (2003) du chorégraphe américain.

C’est précisément le vendredi 10 juin 1949, à 17 heures, que le danseur Merce Cunningham et le compositeur John Cage se présenteront pour la première fois au public, en France, dans l’atelier du peintre Jean Hélion, au 15 avenue de l’observatoire, dans le VIème arrondissement de Paris. Le tract (un A5 qui figure dans Jean Hélion, A perte de vue, édition établie par Claire Paulhan et Patrick Fréchet, aux éditions de l’IMEC, p. 114) est rédigé comme suit : « Le compositeur John Cage et le danseur Merce Cunningham vous prient d’assister à la séance de musique pour le « piano préparé » et de danse qu’ils donneront dans l’atelier […] Avec le gracieux concours de Mesdemoiselles Tanaquil LeClerq et Betty Nichols[[Toutes deux américaines et danseuses chez Balanchine.]] ». Et c’est un pur hasard que cette rencontre chez Hélion, dans son atelier parqueté, puisque Cage et Cunningham cherchaient juste un local pour se produire la première fois. Hélion raconte ainsi la scène : « On fit venir un grand piano dont John arrangea les cordes pour en tirer des sons. Une centaine de personnes vinrent assister au spectacle […] A terre, Cunningham dansait en se traînant tandis que de belles jeunes filles s’élançaient vers le ciel avec des gestes sublimes. Au piano, John débitait la cadence en petites notes strictes métalliques, précises […] John Cage et Merce Cunningham sont aujourd’hui énormément célèbres ».
L’anecdote, si savoureuse soit-elle, n’aurait finalement aucun intérêt si à travers la présentation de cet événement lointain, on ne soulignait pas que le tract présente la performance musicale et chorégraphique dans une complémentarité qui défie toute hiérarchie et tout découpage entre les genres. Comme si la musique et la danse, et plus tard le pictural et les possibilités qu’offre le high tech, étaient consubstantiels à ces œuvres plastiques que forment les créations de Cunningham. Des œuvres qui par la nature même de leur amalgame ne se donneront plus comme des objets reconnaissables, mais bien des espaces nouveaux, insolites, mystérieux et poétiques. Des œuvres où parler seulement de la danse reviendrait à priver celles-ci de l’abondance des signes qui les constituent, de l’histoire et de l’évolution de chaque art qui s’y agrège. Véritables espaces expérimentaux, les pièces de Cunningham concentrent donc le mouvement de la recherche musicale de John Cage à la musique concrète, puis plus tard abstraite et sérielle, de la peinture et de son indépassable interrogation sur les formes, de l’image qui est tout à la fois un écran et un espace symbolique ouvert – une entaille – dans nos représentations qui permet de nouveaux modes de perception…
Regardant Fabrications et Split Sides, c’est sans doute cette expérience que l’on faisait. Celle où se produit une suspension de la conscience et de la raison qui met à l’épreuve notre rapport au sensible, ainsi qu’à notre savoir. Celle où un « océan de sons » comme l’a écrit Pierre Schaeffer s’exprime sous la forme d’un ressac qui trouble l’ouïe et l’appelle vers d’autres contrées. Celle enfin où l’œil, et cette infinie question du voir que l’on fait rimer avec le savoir, ne trouve aucune butée pour arrêter une signification. Sans doute vit-on dans ces instants une sorte de dénuement, un instant d’affolement, de doux troubles qui nous rappellent que le contact avec une œuvre d’art peut parfois être étrange. Car les œuvres de Cunningham nous inscrivent dans un hors-piste, un hors temps où le sujet qui le vit sent qu’il est face à un autre espace, et peut-être un autre temps. Qu’à l’intérieur de ceux-ci son langage ne lui sert plus de rien, que le jeu de la communication est faussé, que s’écartant de ce qu’il connaissait il entre dans un savoir différent qui exige de lui qu’il apprenne une autre langue, que la plasticité des matières est loin d’être arrêtée…
La contemplation et avec elle l’imagination prennent ainsi le pas sur la raison et le jugement. Ouvert à ces œuvres, au seuil d’un état contrarié où le spectateur ne saisit pas le sens sans pouvoir abandonner l’idée qu’il y a du sens dans ces formes, celui-ci vit un instant de perplexité. La déambulation mathématiques de ces danseurs qui offrent au regard des gestes incantatoires, des mouvements brisés, des arrêts en pleine course, des tracés vertigineux ou intimes… la courbure d’un bras, d’un enlacement, d’un portée, d’un saut… qui semblent faire écho à un ordre musical organisé selon les lois de l’électroacoustique, de voix lointaines, de rythmes rituels et ancestraux, de lignes harmonieuses précipitamment écourtés comme amputés, de bruits capturés, de registres sonores superposés… ce mouvement des corps et ce mouvement sonore pris l’un et l’autre dans la variation, la répétition, le ressassement… jusqu’aux toiles colorées qui exposent des motifs qu’on dira abstraits : figures cassées (tableau de Jean Hélion), verticales bleutées, traits croisées noirs, lumineux, ne connaissant ni début ni fin, brouillant leur origine, ne donnant à voir qu’une sinuosité, une présence faite de lumières…tout cet ensemble, dois-je dire, se déploie selon une logique qui n’exclut pas le sensible mais en rend le partage difficile. Ce qui vient à poindre néanmoins c’est que matière qu’elle soit sonore, corporel, visuel… semble former les parties d’un corps appréhendé dans sa pluralité.
C’est au vrai une sorte d’expérience intérieure qui est ainsi offerte à celui qui est contemporain de cet événement. Evénement où ce qui s’insinue concerne le renouvellement de l’usage d’un corps, d’une musique, d’un visuel socialisés. C’est-à-dire d’un corps que l’on a privé de mouvements possibles, d’une musique que l’on a limité à la narration, de visuels dont on a limité la virtualité. Regardant Fabrications et Split Sides, c’est, d’une certaine manière, un concentré de ce qui a été exclu qui est présenté et qui ressurgit sur la scène. Et ce qui est soumis à l’exclusion dans le champ social, sur scène, trouve une place, un espace d’exposition, un lieu d’expression parce que l’art et l’œuvre permettent de s’aventurer là où la réalité nous prive d’un horizon bien plus grand que celui que nous privilégions.
Au dernier tableau, dans un espace que l’on peut regarder comme un territoire urbain, ce que l’on ressentait en définitive, c’est que Merce Cunningham n’a jamais fini de jouer, de se jouer d’un monde où l’ordre du regard, l’ordre des sons, l’ordre des mouvements est soumis à un appauvrissement. Ce que l’on sentait en soi c’était la formidable vitalité d’un créateur qui, de l’avenue de l’observatoire au Théâtre de Caen, de 1949 à bientôt 2009, n’a jamais abandonné l’idée que le monde sensible n’est pas l’exclusive d’un ordre, qu’il ne se décrète pas, mais qu’il appartient à celui qui en est le témoin et à Cunningham qui le fabrique.

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Une saison pleine de contraste à la Comédie de Caen https://www.insense-scenes.net/article/une-saison-pleine-de-contraste-a-la-comedie-de-caen/ Mon, 20 Oct 2008 17:41:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=903 La Comédie de Caen présentait sa Saison 2008/2009, ce 22 septembre. L’année dernière, contraint par des impératifs budgétaires la Comédie de Caen avait présenté une tran(s)aison 2007/2008 qui avait été très allégée.


Dès l’arrivée au théâtre d’Hérouville, on ressent une atmosphère contrastée. Il y a dans un premier temps les retrouvailles de début de saison. Nous nous retrouvons : habituels habitués des mises en orbite, chères à Jean Lambert-Wild, de la programmation 2008/2009 de la Comédie de Caen. Dans un second temps, nous percevons les rumeurs d’une restructuration annoncée au Centre Dramatique Nationale de Normandie. Cette restructuration concerne 7 à 8 personnes. Elle se composerait de licenciements économiques, de mises en congés pour formation et de départs à la retraite non remplacés. Mais comme toutes les rumeurs, personne pour expliquer clairement combien, pourquoi et quelles économies seraient réalisées? Soit dit en passant, si économies, il y avait, nous sommes au moins sûr qu’elles se feraient au détriment du travail et de la vie de personnes qui se sont investis dans ce théâtre et dans la vie culturelle de Caen et de Basse-Normandie. Les pourquoi on peut les imaginer. Ils sont récurrents : – un déficit structurel de la Comédie de Caen, qui n’a jamais été pris en compte sérieusement par l’État et les tutelles depuis plus de 15 ans.
Et de moins en moins de moyens pour la culture.
Depuis 2003, ce sont en premier lieu, les artistes et techniciens du secteur indépendant (ceux qu’on nomme communément les intermittents du spectacle) qui en ont fait les frais. Selon les chiffres, au moins 30 % des travailleurs de ce secteur auraient été affectés. Puis depuis 2008, les structures Centres Dramatiques Nationaux, Scènes Nationales en tête sont touchées par des baisses de budget ou par des non-augmentations. Pour l’anecdote, dès les premiers signes d’une crise financière, les banques centrales et les états injectent des liquidités dans les structures en difficulté pour éviter un effondrement général. Mais lorsqu’il s’agit de défendre le service public dont la culture fait partie, les experts-comptables nous expliquent qu’on ne peut pas mettre plus d’argent dans la culture parce que ce n’est pas rentable. Et c’est surtout, dans cette région, une politique culturelle et de développement culturel qui se fait sans ambition, et cela malgré la campagne pour l’élection municipale qui affirmait la volonté de voir Caen comme capitale, et notamment comme capitale culturelle. Voilà, ce 22 septembre le sentiment qui se dégage à mon arrivée au théâtre d’Hérouville. La plupart des employés du CDN vont bien, mais on sent une amertume de s’être senti floué par les discours des uns et des autres sur la défense de la culture et de cet outil. Prêts pour la lutte, ils le sont, avec leur pétition sur le comptoir de l’accueil, mais aussi avec résignation parce qu’ils ne savent pas vraiment contre qui se battre : la politique culturelle de l’état ? la région ? les mairies de Caen et d’Hérouville ? Leur directeur ? Tout le monde se rejetant la faute pour savoir qui impose cette restructuration.
Bon voilà, on se dit que dans la salle, il va y avoir du mouvement, des échanges, des prises de paroles ou même des prises de becs. Non. Tout se déroule devant les habituels habitués comme d’habitude. La salle est comble, archi comble, Domenech aurait sans doute pensé, “l’odeur du sang vous intéresse”. Mais pas de sang, pas de larmes, que des sourires et des accolades de façade.
C’est donc devant cette salle saturée que la présentation de saison commence. Jean Lambert-Wild en hôte aimable donne la parole au directeur du festival des Boréales qui fait la présentation de la programmation du festival qui aura en partie lieu au Théâtre d’Hérouville, et au Théâtre des Cordes. Il annonce que les Boréales ont 17 ans mais avec un sérieux qui aurait sans doute déçu Arthur Rimbaud. Cette année, c’est l’Islande qui est à l’honneur des Boréales et les spectacles pour enfants. Ce festival se déroule du 17 au 30 Novembre 2008 mais sa présentation se fera le 19 octobre à partir de 16 h au Théâtre d’Hérouville en partenariat avec le café des Images pour Une journée en Islande. Pour faire bonne figure, la programmation du CDN, en cet automne est aussi faite pour les enfants et comme le dit son directeur : “il faut faire découvrir le théâtre aux enfants pour qu’ils puissent l’aimer”. À la présentation de la saison de la Comédie de Caen, première remarque c’est exit la halle aux granges qui n’accueillera plus de spectacle. Dommage, malgré son caractère peu conventionnel, cette salle respirait un côté singulier, d’expérience, de sueur, de travail. Elle était aussi moins aseptisée que les salles des Cordes et d’Hérouville. On peut espérer que cette salle est tout de même un avenir culturel et de création artistique.
Finalement sur scène, les artistes nous présentent leur spectacle qu’ils proposent à la Comédie de Caen. Nous serons attentifs au Bourgeois gentilhomme et Quartett dont les présentations invitaient notre curiosité, ainsi que le travail des Frères Fauvel sur Shakespeare, et celui de Joël Pommerat dont on est heureux de retrouver le travail. Vous pouvez retrouver en audio, toutes les présentations de chaque spectacle de la saison 08/09 ainsi que les dates de représentation sur le calendrier.

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L’archéologue et l’architecte : l’IMEC au fond https://www.insense-scenes.net/article/larcheologue-et-larchitecte-limec-au-fond/ Sun, 19 Oct 2008 17:47:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=904
Le cumul est comme la constitution d’un stock, il n’est pas le contraire de la rareté, mais un effet de cette même rareté.
Gilles Deleuze, Le Nouvel archiviste, Fata Morgana, 1972, p. 16

Au lieu de l’abbaye d’Ardenne, l’Institut Mémoires Edition Contemporaine concentre de nombreux fonds d’archives. Notamment des archives de théâtre dont la diversité est fascinante. L’occasion nous a été donnée de les consulter. Et nous avons cru y percevoir, comme le dit Olivier Corpet le Directeur et fondateur de cet institut, le chuchotement des archives entre elles.


NOTES PRELIMINAIRES
Qui consulte les fonds de théâtre de l’Imec [[L’Imec vient de publier aux éditions du même nom le Répertoire des collections. Un ouvrage qui fait état de tous les fonds déposés à Ardenne.
]] est contemporain d’une histoire du théâtre de la fin du XIX au XXI siècle. Un territoire privilégié s’offre ainsi au chercheur. Pas un lieu de culte, mais un espace où l’archive -pièce documentaire avant toute chose- permet d’interroger l’agencement de l’histoire et les dispositifs qui la réfléchissent. L’analyse de l’archive : son examen critique, suppose alors trois étapes où, explique Michel de Certeau, le chercheur peut adopter une stratégie qui l’oblige à distinguer la phase documentaire de la phase explicative qui précède la phase représentative de mise en forme de celle-ci. Mon exposé s’inscrira dans cette perspective.
Par ailleurs, devant cet ensemble labyrinthique, si une approche génétique était envisageable au regard de la densité des documents étudiés, notre propos essaiera plutôt de montrer la complémentarité et la continuité qu’il y a entre les archives. Dès lors, si les fonds se présentent comme des îlots qui peuvent être abordés indépendamment les uns des autres, nous avons choisi de les considérer comme un archipel où chacun d’eux, s’il est reconnu pour sa topographie propre et ses différentes strates, n’est en aucune manière étranger à l’ensemble dans lequel il prend forme et fait sens.
Cette approche imposait une sélection qui peut nuire à la représentation de la diversité des fonds. En fait, la possibilité du choix révèle que la lecture des archives est ouverte. Ce que nous livrerons n’est donc rien moins qu’une petite histoire du théâtre. Moins une réécriture qu’une lecture qui se fonde sur l’archive. C’est-à-dire des informations publiques/privées qui forment un jeu de relations, des phrases éparses que l’archive associe et constitue en discours, des documents qui renvoient bien sûr à leurs auteurs mais aussi à des espaces communs nés du théâtre, un assemblage de matériaux qui revient d’un fonds à l’autre sous d’autres angles, d’autres légendes, annoté de graphes différents…
Toutes choses qui font du chercheur « un nouvel archiviste » : un archéologue et un architecte qui, dans une réciprocité indépassable, à partir des fouilles de l’un et des plans de l’autre, reconstituent une histoire et en saisissent les répétitions à des échelles que seules les archives rendent possibles.
L’ARCHEOLOGUE
Avouons-le, devant l’archive, le regard et le touché sont éprouvés par la matière plurielle des supports[[ Nous ne pouvons tout développer. Selon les époques, les archives sont composées de nombreuses photos, films, cassettes, enregistrements, disquettes… Sur la nature des archives papier, il est impossible aussi de souligner la diversité des cahiers, carnets, programmes, journaux, revues, articles… Une sélection s’imposait. Chaque fonds sera signalé par l’utilisation d’un caractère gras. Et pas un nom propre ou patronyme de cet article n’est étranger aux fonds. C’est la seule règle.
]] Les formats et les grains du papier qui ont pour nom chine, hollande, japon, vélin, kraft, papier collant, carbone, buvard, calque, cristal, sulfurisé… accentuent le rapport entretenu au temps. Temporalité du papier qui n’est pas étrangère aux pratiques éditoriales où les feuillets légers d’un article ou d’un manuscrit accompagnent un bristol plus rigide : une carte de visite glissée dans une enveloppe, ou la couverture glacée d’une carte postale. Emploi du papier respecté recueillant les caractères dans la presse, ou détourné parce qu’il sert à protéger une photo, une plaque de verre ; à empaqueter une liasse d’imprimés ou qu’il a été découpé puis recollé comme c’est le cas pour les articles de journaux ou ces rectangles ajoutés aux marges d’un livre en cours. De la même manière, les graisses d’encre retiennent l’attention. Elles racontent, du siècle dernier à aujourd’hui, en passant par la clandestinité observée par les écrivains engagés, d’où qu’ils aient été, une histoire de l’impression de la linotypie au flashage, du dessin exécuté pour la presse qui dépose une poussière grisée sur les doigts, à la photo de revue en polychromie qui reste intacte. Parfois, un même fonds souligne ces mutations. À travers ces transformations techniques, on distingue ainsi la carrière d’un acteur qui, reconnu, voit son visage conservé par le biais d’une photo, quand ses partenaires sont promis à une disparition liée au lent effacement de l’encre qui réfléchit, finalement, leur anonymat.
Et de constater que le papier, sous toutes ses formes, sera le support privilégié de l’archive. Précieux par son contenu, employé de façon inattendue, parfois sans intérêt, il revient sous maintes variétés liées à son emploi. Dépliant touristique, ticket de métro, billet de train et d’avion, jeu de cartes postales, plan d’une ville, lot de lettres rangées, invitation, affiche, programme, correspondance de travail et courriers amicaux, agenda… Un inventaire à la Perec qui grossit de l’inévitable convocation, du formulaire administratif, du procès-verbal, de l’entête du papier officiel, du livret et du bulletin scolaire, de l’album de photo de famille, de la carte d’adhérent, du livre dédicacé, de l’ouvrage personnel de la bibliothèque, du diplôme, du mémoire et du rapport de soutenance, de la lettre de recommandation, des notes de cours, des cahiers d’écoliers, d’une photo (qui est la version imprimée de la diapo, de la planche contact, de la plaque de verre, du négatif, du film, de l’esquisse et du croquis), de l’entretien retranscrit enroulé avec élastique autour de cassettes audio, de l’imprimé qui révèle le contenu de toute disquette, du brouillon…
Pour autant, ces premiers indices ne disent pas les pratiques singulières. L’affection d’un tel pour les pages quadrillées, les montages, le goût de la page blanche –expression ambiguë renvoyant à la page vierge qui ne fait pas oublier les couleurs qu’elle peut prendre– et le plaisir de certains à protéger ce papier, c’est selon, dans une chemise cartonnée, un cartable en cuir, un fichier de bois, une petite valise métallique, un porte-document, une pochette plastifiée…
Cet ensemble de signes privés rend compte de façon plus ou moins énigmatique de vies publiques qui furent d’abord l’histoire de destinées personnelles. Vie en noir et blanc ou en couleurs consacrée à la recherche, à la création, à la lecture et à l’écriture obéissant à des pratiques de collectionneur, d’inventeur, d’ingénieur et de bricoleur. Le théâtre qui s’est imposé à eux, auquel ils ont contribué, qu’ils ont parfois agencé en en renouvelant les enjeux et en en dégageant la pertinence, et dont ils sont les représentants. L’archive montre alors –en même temps qu’elle souligne des périodes– des modes de vie nomade ou sédentaire, propres aux migrateurs et aux aventuriers, propice à la formation de groupes ou de solitudes… Figures endossées alternativement par les uns et les autres qui renvoient à des lieux et à des rencontres, à des plateaux de théâtre, à des festivals, des hôtels occupés le temps d’une conférence ou à des retraites à la campagne, à des cités symboliques, à une université, à une adresse, un café… Dans l’attraction de ces villes et de ces pays où les langues se mêlent, là où une esthétique et une pratique ont permis au théâtre d’être distingué, les uns et les autres se sont nourris de ces horizons et de ces va et vient. L’archive en restitue la trace et les parcours.
À une autre échelle, s’arrêtant sur le contenu de ces documents –l’angle de vue d’une photo, la symbolique d’une carte postale, la préférence pour un timbre, la prédilection pour un format de papier, une encre ou une couleur, une manière d’écrire ou d’annoter, une bulle sur une lettre…– le regard s’ouvre à des pratiques intimes. La pièce documentaire souligne une manière de voir perceptible dans les écrits. Un art de penser lisible dans les phases successives de la construction d’un plan de travail. Une pratique d’écriture qui, distante des contraintes et de la rigidité, use du trait libéré : le raturé, le souligné, le biffé, l’encadré et l’entouré, le grossi et le disproportionné… Soit autant de manifestations de l’important et du déchu, du supérieur et de l’exclu, du retenu parfois abandonné. Un geste qui n’est jamais neutre. Qui, chez le metteur en scène, renseigne sur sa façon de se frotter au texte, aux idées et aux pensées. Cette manière que l’écriture a de chercher sa place sur une page, à l’ombre d’un grand texte, dans ses lignes ou dans sa marge. Et qui, chez l’intellectuel, fonctionne comme les tiroirs d’un secrétaire où s’affirment la rigueur d’une idée et la nécessité d’une correction.
En cela, aucune des archives n’est étrangère aux évolutions du théâtre. Chaque fonds constitue un détail nécessaire à la compréhension d’un mécanisme historique qui recouvre un intérêt chronologique, mais permet surtout de distinguer les enjeux poétiques, politiques et idéologiques inhérents à la pratique du théâtre. À cet endroit, la matière des fonds renseigne encore sur la manière dont les « acteurs » du théâtre sauront s’affranchir des modes éditoriales, se libérer des contraintes, se soustraire à la critique, se trouver de nouveaux espaces, se dégager de nouvelles marges… ou, au contraire se résigneront à servir un ordre et un jeu social. Le lieu des archives n’est jamais consensuel.
L’ARCHITECTE
Devant cette concentration de matériaux dispersés, les archives offrent donc un ensemble homogène où, si le détail professionnel et amical des fonds d’auteurs[[ « Auteur » est à prendre au sens large et désigne aussi bien l’acteur, le metteur en scène, l’écrivain, le critique, le scénographe, l’universitaire que le chercheur.
]] et d’éditeurs recouvre un intérêt central, c’est aussi la récurrence, la constance et la persistance de documents (parfois identiques ou analysés différemment) qui forment un espace de signification.
Les fonds sont ainsi liés entre eux par de multiples patronymes qui, s’ils ne se confondent pas aux archives originales des auteurs, en constituent le ciment. À commencer par les cotisants du Syndicat et Association des journalistes (Robert Abirached, Georges Banu…). Miroir de l’activité théâtrale, cette critique (journalistique ou universitaire, de radio, de revue ou d’édition savante) fait non seulement écho à l’histoire de la représentation, mais elle est aussi un espace encyclopédique, parfois informel. À côté des fonds Esprit et Jean-Marie Domenach, Critique et Jean Piel, Théâtre populaire et Roland Barthes ainsi que Bernard Dort ou, pour la radio, Moussa Abadi avec « Images et visages du théâtre aujourd’hui » ainsi que « Le Masque et la Plume » ou encore « Graines de Drame » voulus par Jean Tardieu, on trouve un nombre considérable d’exemplaires[[Nous avons croisé des exemplaires de : La Revue théâtrale éditée par Bordas, celle des Deux mondes, Teatret teori og teknikk, interscena, Rebelote, Das Wort dirigé par Brecht, la revue du TEP, Europe fondé par Romain Gary, Action, Empreintes, The Mask, VH 101, Littérature/science/idéologie, la Revue (éditée par Aubervilliers), Théâtre et université, La Table ronde, Etudes, Les Lettres Nouvelles, Communications, Tel quel, la Revue d’histoire littéraire de la France, Change, Esthétique, Acteurs, Verve, La Nouvelle Revue Française, Dialogues, Les Temps modernes, Les Cahiers de la Maison Jean Vilar, Les Cahiers littéraires de l’ORTF, Les Cahiers de la comédie de l’Est, Existences, Conferencia, Les Annales, La Pensée, les Cahiers Renaud Barrault, Envol, Lire, Panorama, Perspective du théâtre, l’avant scène, Atlantiques, French Review, Le Magazine littéraire, Paraboles, Les Cahiers de Louvain, Les Cahiers de Varsovie, Obliques, Politis, Les Cahiers de la république, Démocratie nouvelle, Loisir, Art Press, Esprit, Travail Théâtral, Théâtre/Public, La Revue d’Histoire du Théâtre, Démocratie nouvelle, Révolution, Le Libertaire, Carrefour, Comoedia, Le Monde Dimanche, Les Lettres-Françaises, L’Observateur littéraire, Candide, Le Quotidien, Beaux-arts, Les Cahiers du Chemin, Le Nouvel Observateur, France Observateur, Forces Nouvelles, L’Express, les Nouvelles littéraires, Ce Soir, Combat, La Gerbe, Libération, Le Monde, Le Figaro…
]]de revues et de journaux isolés et conservés. Signe d’une activité théâtrale d’horizons et de pays distincts, ces numéros égarés constituent des traces rares qui mettent sur la voie d’un parcours artistique ou d’une recherche, mais également précisent une histoire dans l’Histoire… On prêtera particulièrement attention à ces archives qui sont souvent le lieu d’écrits ponctuels et singuliers à la marge des œuvres. C’est là que le dialogue de cette « communauté théâtrale » a pris forme et qu’apparaissent les premières signatures de « jeunes » auteurs à qui plus tard on confiera une rubrique, la direction d’un numéro dont ils seront le maître d’œuvre ou le centre.
Disons aussi que ces archives se confondent avec l’histoire de la presse (principalement écrite) et renseignent sur la place du théâtre qui, de centrale, est devenue périphérique et se retranche désormais au sein des institutions théâtrales ou universitaires pour trouver une expression éditoriale. La question de l’espace est donc déterminante et renvoie à la visibilité du théâtre. En cela, les archives montrent qu’à côté de ces supports écrits, le théâtre s’est fait –se fera– toujours dans des lieux que certains conservent précieusement.
Le fonds Denis Bablet est à ce titre l’un des plus fascinant. Directeur de recherche au CNRS, son intérêt pour la scénographie l’a conduit à archiver ces espaces photographiés et vidéographiés où se mêlent les villes et les décors, de l’antiquité au théâtre polonais, de Josef Svoboda au Théâtre National de Prague, de Craig au Théâtre Royal de Londres, de Kantor à la Cricothèque rue Kanonicza à Cracovie, des Pitoëff dans la salle communale de Plaimpalais à Genève, de Brecht jouant dans la rue une Moritat avec Karl Valentin à Munich dans les années 20, de la Freie Volksbühne, du Berliner Ensemble, du théâtre de la Commune d’Aubervilliers, du Théâtre national Belge de Bruxelles à l’occasion de la mise en scène d’Hamlet par Krejca en 1965, du Théâtre Maison de la culture de Seine Saint-Denis en 1983 avec l’ami Mehmet Ulusoy… Articuler l’image et le conceptuel fut un programme de recherche à part entière.
Villes réelles objets de fiction, architectures théâtrales subordonnées à des enjeux esthétiques, espaces scéniques dévolus à la pratique d’un genre, festivals de rue, université, cabaret…, tous liés, ont parfois fait l’objet d’études et de livres. D’un fonds à l’autre, le chercheur voyage à mesure qu’il consulte les archives et s’embarque dans des courriers. Au propre comme au figuré, il revient sur ses pas et modifie son savoir.
Il s’étonne que les travaux de l’ethnopsychiatre Georges Devereux sur la tragédie et la mythologie grecque soient trop souvent délaissés. Barthes les prit-il en compte, quand il écrivait son article « Sur une représentation moderne d’Œdipe » ? Que penser de la Sphinx et de Jocaste toutes deux incestueuses et épouses de leurs propres fils ? L’histoire s’écrivant en excluant certains aspects, les représentations de la gardienne de Thèbes s’appauvrissent : son cannibalisme est commenté, sa sexualité oubliée. Devereux, encore, qui fouille méticuleusement l’histoire de la Grèce archaïque non pas dans la perspective d’une lecture sociohistorique, mais plutôt pour révéler la complexité de ces figures légendaires récurrentes à la scène. Rares seront les acteurs, les scénographes, les metteurs en scène, les écrivains, les critiques et les universitaires qui ne s’affronteront pas, au moins une fois à ces mythes anciens, copiés et réécrits par les classiques et renouvelés par les contemporains. Que l’on songe à Antoine Vitez qui, en 1971, à Ivry, propose Andromaque à une classe de 3ème comme si c’était un Lehrstück ; à Didier Georges Gabily qui écrira ses Gibiers du temps ; au Thésée de Chaillot en 1958 joué par Alain Cuny (divinisé déjà par la critique) et Maria Casarés qui seront l’objet d’une critique de Lucien Goldmann. Que l’on pense à Koltès qui, regardant celle que la presse appellera la Reine Lear et jouera aussi Médée, lui donnera l’envie du théâtre et lui inspirera le personnage de Cécile dans Quai Ouest qu’elle interprétera à Nanterre, en 1986, dans la mise en scène de Chéreau. Qu’il découvre les notes de cours d’Henri Berr sur ces chef-d’œuvres et son souci de rappeler que Racine fut influencé par Virgile. Aux disques enregistrés chez Bordas de Horace, Polyeucte… ou relise le numéro spécial de la revue Esprit de mai 1965 où Domenach écrira sur « la résurrection du tragique » et remerciera Lindon de son aide précieuse concernant Beckett. Numéro auquel fera écho celui de 1987 où l’infra-tragique viendra ponctuer une histoire du théâtre. Deux numéros dont les sommaires se lisent comme une synthèse des grands courants théâtraux du XXème siècle : sa « planétarisation », avec leurs chefs de file, leurs troupes et leurs compagnies, leurs publics. Chaque fonds restitue le détail de ces enjeux où le nom de Brecht semble la matrice d’un théâtre populaire et politique, quand celui de Beckett induit une autre voie que Bataille, dans Critique (n°48, 1951) titre « Le Silence de Molloy », après qu’il a écrit « La mère tragédie, le voyage en Grèce » en 1937.
Dans cette odyssée où le tragique s’est détaché de la tragédie, la planète[[Le mot vient encore quand l’édition du Monde du 27 mai 1993 propose le dessin de la constellation des auteurs qui gravitent autour de Beckett, d’après une enquête de Valérie Villégié.
]]théâtre s’est affranchie de sa gravité hellénique. D’autres « centres » se dessinent et autour d’eux apparaissent de nouvelles constellations dans l’attraction desquelles se forment de nouveaux cercles.
Autour du Piccolo Teatro (fondé en 1947), Louis Althusser et Dort – que Barthes qualifie en 1971 de « savant et de combattant du théâtre »– se rejoignent pour parler du brechtisme de Strehler et Grassi pour Goldoni. C’est la suite d’une conversation née en1958 alors que Dort, à l’ouvrage sur Corneille, partageait nombre de points de vue sur le livre du « Caïman » consacré à Montesquieu. Brecht les réunit, mais au-delà de celui qui pensait écrire un anti-Godot, pour la conscience spectatrice de l’un et de l’autre, c’est l’idée que les personnages brechtiens sont « des hommes complets, engagés dans la vie, dans le monde »[[Bernard Dort, « La Leçon », Cité Panorama, Janvier 1959. L’article oppose le personnage beckettien au personnage brechtien.
]]. Perspective sans doute partagée par Jean-Michel Palmier qui aura fait la critique de L’Opéra de quat’sous de Strehler et qui, au prétexte, en rappelle le titre initial « La Canaille ». Pièce dont Ernst Bloch, avec lequel il dialogue, estimait que la Chanson de Jenny devait être l’hymne national de l’Allemagne. Palmier qui, se promenant dans Berlin, prend soin de photographier le clocheton de l’enseigne cerclée du Berliner. Signe d’une fascination qui durera une vie, les travaux de Palmier sont essentiels pour qui veut apprendre sur l’expressionnisme, l’exil des intellectuels allemands, l’influence du Bauhaus, l’esthétique kitch nazi, l’importance de Piscator et la vie théâtrale périphérique à l’histoire de Weimar, qu’elle se tienne dans les grands théâtres ou à Sanary, près de Toulon, au café de la Marine. Là où Brecht, guitare en main, jouait comme dans les bars de Munich. Fonds passionnant où, à côté d’une photo avec Maria Piscator devant la fondation Piscator à New York où s’était réfugié Grozs qui réalisa les caricatures du brave Soldat Schweyk, on trouve nombre de documents concernant le théâtre d’ici et d’ailleurs puisque la vie de Palmier est une archive. Qu’il raconte une anecdote précisant les conditions de sa rencontre avec Ko Mirobuschi -le maître du Butoh- à Tokyo, en 1981, à une table du cabaret Lotus ; qu’il confie que c’est à son collègue Duvignaud qu’il doit d’avoir écrit un livre sur Berlin débarrassé de la théorie ; qu’il corresponde avec Aniouta Pitoëff, qu’il s’emploie à conserver toutes les traces du Mephisto de Klaus Mann mis en scène par Mnouchkine à la Cartoucherie ; qu’il conserve un livre de Paul Virilio sur le sens et l’architecture des bunkers, se passionne pour les promenades de Baudelaire qui inspirent aussi bien Dubillard que Béjart ou conserve soigneusement les coupures de presse souvent hostile au Concile d’amour d’Oscar Panizza défendu dès 1919 par Kurt Tucholsky[[Ce dernier souhaitait que la pièce soit jouée en signe d’abolition de la censure au lendemain de la chute de l’empire et que Max Pallenberg joue le rôle de Dieu, lui qui s’était illustré dans le Schweyk de Piscator.
]] mis en scène par Lavelli et publié plus tard par Pauvert en 1969. Goût de la provocation et de la liberté chez l’éditeur et chez l’argentin qui cultivent des affinités avec son compatriote Raul Damonte dit Copi, publié par Christian Bourgois, dont l’une des œuvres, Madame Lucienne, rassemble la communauté hispanisante Casarés, Copi, Lavelli.
À l’évidence, il n’est de limites aux fonds.
Brecht, bien sûr, en est un symptôme même si Cuny s’en désole « Brecht, Brecht, Brecht, ils sont ivres de lui ». Et de le retrouver encore dans le dessin de Yannis Kokkos adressé au dos d’une carte postale à l’effigie de Victor Hugo début janvier 1990. Un clin d’œil du scénographe[[Un ciel étoilé encadre une faucille et un marteau lorgnés par un savant à lunette.]] à La Vie de Galilée, dernière mise en scène de Vitez à quelques mois de sa mort, le 30 avril 1990. De le trouver dans la correspondance qui lia Guy Dumur (préfacier de la première édition de L’Espace vide de Brook) à Barthes, alias « Babar », quand Jean Duvignaud qui écrira que « le théâtre, c’est bien plus que le théâtre » (qui fut le professeur de Gabily à Tours) lui donne rendez-vous aux Deux Magots, etc.
Pour autant l’histoire du théâtre n’est pas réductible, loin s’en faut, à cette figure autour de laquelle s’articule, pour une part, la pensée sur le théâtre. En arpenteur curieux, le chercheur ouvre d’autres boîtes, remarque que la critique d’Abirached de L’Héritier de village, mis en scène à Sartrouville en 1966, souligne encore la brechtisation du geste de Chéreau, en cela bien étranger au travail de Michel Deguy. Il se souvient que cette pièce sera accueillie en 1973, à la Comédie de Caen née de la volonté de Jo Tréhard auquel Michel Dubois succèdera. Il repère dans le fonds Adamov le livre de David Bradby. Un ouvrage capital qui recense tout ce qu’a écrit le traducteur de Strindberg, tout ce qui s’est écrit sur l’un des auteurs majeurs de l’Arche. Adamov dont s’éloignera Jacques Audiberti au moment de Paolo-Paoli mis en scène par Planchon en 1957 ; alors que Maréchal, qui lui succèdera au Théâtre des Marronniers, honorera l’auteur du Cavalier seul en 1963.
La guerre d’Algérie, depuis les événements de Constantine en 1945 est là. Les signataires du Manifeste des 121 se heurtent à l’autorité et à la censure. En 1959, l’Etat, soucieux de prévenir tout débat sur le nucléaire militaire, interdit à Vilar de monter au TNP Le Drame de Fukuryu-Maru de Cousin. En 1960, Marguerite Duras s’interroge sur les raisons du silence du président Audiberti qui ne l’invite plus aux réunions de la commission consultative du cinéma dont elle est membre. La même année, Dort, suspendu avec 1/4 de son traitement évoque le début d’une « chasse aux sorcières ». La Guerre : la grande, la seconde, les coloniales et la froide, génère son lot de pièces de guerre (diraient Bond et Françon) documentaire et métaphorique.
Yacine « l’errant », soutenu par Albert Béguin, publiera Le Cadavre encerclé dans la collection Esprit, au Seuil de 54 à 55. Jean-Marie Serreau l’aura mise en scène en 1959 au Théâtre de Lutèce et se le verra reprocher par Oudard critique au quotidien Carrefour qui interdit cette « pièce fellaga à Paris ». Lindon est mis en procès pour l’édition de Le Déserteur de Jean-Louis Hurst alias Maurienne. Vinaver confie à Planchon Les Coréens (d’abord titré « aujourd’hui » et aussi dans une autre version « La chanson de Belair ») joué pour la première fois au Petit Théâtre de Comédie de Lyon en 1957 dont Barthes rendra compte dans le n°23 de Théâtre Populaire de mars 57. « Babar » s’interrogera encore en avril 1959, dans Les Lettres Nouvelles sur « l’emploi du verbe être dans « L’Algérie est française » ». Weingarten publie Les Charognards, Peter Brook met en scène US, Gatti s’approprie le V, le détournant de son effet, dans V comme Vietnam, Planchon joue Dans le Vent et Peter Weiss écrit Ballade pour un fantoche lusitanien, pièce sur l’Angola… Liste incomplète et étrangère aux chronologies puisque le théâtre convoque les spectres, aussi, de Don Juan revient de Guerre de Horvath joué en 1936, de Mère Courage présenté au Deustches Theater en 1949, dans les décors de Otto Téo, de L’Instruction mis en scène par Piscator qui a confié à Schmückle le soin de faire de la scène un tribunal peuplé de mannequins inertes et pétrifiés devant un grand écran en surplomb où défilent les images des tortionnaires et des victimes d’Auschwitz… des Mains sales de Sartre, mis en scène par Pierre Valde en 1948, au Théâtre Antoine, où une photo rapproche Cuny ce « Christ » de Sartre l’« Athée ».
D’évidence, le théâtre entretient un lien consubstantiel à la guerre et à ces batailles qui parfois gagnent la salle. Les Paravents de Genet, publié d’abord chez l’Arbalète par Barbezat puis chez Gallimard, qu’offrira en 1966 Roger Blin à l’Odéon Théâtre vaudra même au Figaro des querelles internes. Quand Sennep au bas d’un dessin publié le 25 avril légende « n’êtes-vous pas gêné par ce qu’il y a de génial dans le gênant génie de Genêt ? », dans l’édition de la veille, Jean-Jacques Gautier se fendra encore d’une sotte critique qui n’aura épargné pas plus Genêt, que Cuny, Casarés,Vilar, Panizza, Beckett… Turlupin de la critique et Monsieur propre de l’orchestre, il s’égosillera un 10 février 1969 « O liberté, que de saletés on commet en ton nom ». C’est bien, semble-t-il, le seul énoncé aux accents éluardiens incompris par Gautier qui l’ait jamais guidé.
Sans doute Barrault, directeur de l’Odéon, en aura-t-il souri, alors qu’en 1958 il promettait à Georges Schéhadé de « pleurer des larmes de sang » si l’ami d’Andrée Chedid ne lui permettait pas de mettre en scène ce manifeste anti-guerrier qu’est Histoire de Vasco.
Genêt ou l’autre théâtre, objet des cours de Dort et Goldman, des commentaires de Tardieu, de Bataille[[Georges Bataille, « Jean Paul Sartre et l’impossible révolte de Jean Genêt », Critique, n°66, 1952.]] entre autres, et d’une phrase de Beckett, un 4 mars 1958, qui sort de son silence : « la nouvelle pièce de Genêt, Les Nègres, est très belle », ou d’un dialogue entre Barthes et Alain Robbe-Grillet[[Alain Robbe-Grillet, Pourquoi j’aime Barthes, éditions Bourgois, 1971
]]. Ecoutons :
RG : Le Genêt de Sartre ?
RB : Je considère pour ma part que c’est le plus beau livre de Sartre.
Robbe-Grillet ou le contemporain d’un théâtre que les éditions de Minuit portent au-delà de la pièce dialectique, distant de tout réalisme et toutefois prompte à éclairer les recoins du réel. Se profile alors le cas Beckett, l’autre « B », indépassable et comme Brecht incontournable. Et de découvrir chez Robbe-Grillet le programme du Théâtre Hébertot qui, en 1956, après le Théâtre Babylone dirigé par Jean-Marie Serreau, accueillera En Attendant Godot mis en scène par Blin, la première fois, un 5 janvier 1953. Programme à l’intérieur duquel figure le passage d’un article de R.G. sur Beckett. Article et pensée repris par Dort, à l’occasion du colloque du 8 octobre 1981, à Beaubourg où l’ex membre de Théâtre populaire écrit dans « Beckett ou rien que le théâtre » : « Je suis comme Dumur l’a rappelé un beckettien de vieille date. En Attendant Godot dans la mise en scène de Roger Blin nous avait fait découvrir ce que Robbe-Grillet avait alors appelé « un théâtre de l’être-là ». C’était rafraîchissant (…) par la suite je me suis détaché de Beckett, peut-être à cause de Brecht ». Déclaration surprenante, moins un revirement qu’une amnésie chez Dort, si on se souvient avoir lu un article de lui en mai 1953, à propos de Godot dans Les Temps Modernes : « Il est à craindre que, refusant toute action, inscrivant sa pièce dans un mythe en trompe-l’œil, Beckett ne l’ait dangereusement réduite et que, loin de nous faire découvrir l’insignifiance comme la plus profonde assise de toute vie, il n’ait acculé ses héros et son œuvre à une sorte d’insignifiance (…) n’aboutirait-elle pas à un théâtre mort ? (…) ce spectateur que Samuel Beckett oublie trop, à moins qu’il ne s’emploie à le berner ».
Jugement sans aucun doute moins méprisant que celui de Claude Sarraute au Nouvel Observateur aveugle à la naissance de ce que Bernard Pingaud intitulera « Beckett le précurseur »[[Publié d’abord dans Les Temps Modernes, cet article servira de post-face à l’édition de Molloy au Livre de poche, collection 10/18 chez Plon.
]], mais tout aussi insolite quand on se souvient que les rédacteurs d’Esprit, dès 1949, s’interrogeaient sur les premières manifestations d’un « théâtre moderne » où Brecht comme Beckett se côtoyaient dans le sommaire. Avis d’autant plus étrange chez Dort, que Brecht comme Beckett ont participé, chacun à leur manière, à la naissance d’un nouveau public initié à une dramaturgie étrangère au schéma aristotélicien où la « distanciation » peut être considérée comme un humus commun aux deux B.
Le chercheur comprend que la consultation des archives, si elle génère l’éclaircissement, produit parfois aussi de la confusion. Il pense qu’il lui faudra vérifier l’influence d’Emmanuel Bove sur Beckett et Sartre, quand en 1964, Louis Chavanne insinue que le fondateur des Temps Modernes et l’auteur de La Nausée se serait « inspiré » du roman Mes Amis. Il redouble d’attention quand Beckett recommande en 1977, dans le Journal Savoie-Leman, la lecture de Bove. Aveu ou reconnaissance qui complète l’article de Jacques Sternberg, pour Le Magazine Littéraire en décembre 1977, « Le moi Littéraire », où il rappelle que pour Topor « Bove annonçait à ses yeux la littérature morne et magique de Beckett ». Bove ou le troisième « B » encore associé à Beckett chez Paul Morelle, auteur d’un papier[[Le Monde, 3 décembre 1977.
]] titré « Avez-vous lu Emmanuel Bove » immédiatement sous titré « En Attendant Beckett ». Dans cette perspective, il se promet d’écouter les émissions consacrées à Bove par Peter Handke (son traducteur) et de regarder le fonds Colette qui fit publier son premier livre.
Il s’impose aussi de ne pas recourir aux archives comme à des pièces servant à la création d’un hypothétique tribunal. Bien au contraire, le savoir qu’il acquiert lui impose de réfléchir sur les barrières et les limites fictives de l’histoire littéraire et dramatique. L’hommage de Brecht à Georg Kaiser, de ce point de vue, n’est pas différent de celui de Beckett à Bove. La volte-face de Dort vis-à-vis de Beckett vaut vraisemblablement pour une pensée en mouvement. L’adaptation d’Hésiode « Les travaux et les jours », mis en scène en août 1941 par Jean Vilar qui exalte le travail et les champs, est plus complexe que le rapprochement que l’on pourrait en faire du programme du Maréchal… Seule la précision du livre de Serge Added, Le Théâtre en France dans les années Vichy, 1940-1944, le laisse sans voix. Pour le reste, il sait depuis longtemps que le théâtre génère des mouvements de révoltes et qu’en cela Artaud avait raison de l’encourager chez Prevel.
Au nom du premier, il se rappelle l’importance que Prieur et Mordillat prêteront à Momo, mais bien plus encore de la voix de l’acteur Cuny, à la MC 93 de Bobigny en novembre 1986, qui lira Derrida, Barthes, Deleuze, Bataille… et pointera ainsi le rapport que le théâtre entretient depuis longtemps avec la philosophie. Cuny comparé à Artaud par François Régis Bastide dans Les Nouvelles Littéraires un 5 mars 1970 : « On dirait qu’il invente, qu’il recherche (…) broyant sa folie dans ses maxillaires (…) comme Artaud qui dirait « les pieds et les poings, c’est ma philosophie ». Cuny qui, dès 1962, citait Le Pèze nerfs « un acteur on le voit comme à travers des cristaux », renvoyant toute définition de son métier à un horizon sans fin. D’évidence, à côté de Brecht et de Beckett, Artaud aura influencé la pratique du théâtre et en aura modifié les fondements qui permettront, entre autres, à Grotowski et à Vassiliev (édité chez pol) de cheminer d’autres voies.
C’est aussi ce spectre qui hante le théâtre et dont le fonds Michelle Kokosovski, inextricablement liée à celui de l’Académie Expérimentale des Théâtres, en montre les divers reflets sonores, graphiques, iconographiques, photographiques et filmiques. Grüber, Müller, Brook, Kantor, Littelwood, Cieslak, Merlin, Stein, Garcia, Wilson, Lassalle…. Que de noms auxquels font écho leurs travaux.
Fonds rares par la nature des documents qui y sont déposés qui, du festival du C.U.I.F.E.R.D de Nancy, en passant par le Théâtre Laboratoire de Wroclav de Grotowski puis à Pontedera, mais aussi la communauté d’une profession de la scène européenne et intercontinentale, des années 50 au début du XXIème siècle, délivrent leur flot de témoignages intimes et publics. Là, il faut imaginer une « Cité des théâtres » organisée au gré des enseignements, des pratiques, des réalisations, des rencontres, des expériences… où la constitution d’une archive n’est pas un acte testamentaire, mais la matière première d’un documentaire à écrire. Projet imaginable à partir des fonds de l’Imec qui forment véritablement un abécédaire aux entrées multiples où les noms de lieux, de personnes, de livres, de mises en scène, d’éditeurs… sont les petits mécanismes vivants du mouvement de l’histoire du théâtre.
Et d’apprendre que Jean-Luc Lagarce comme Valère Novarina viennent récemment de rejoindre l’Abbaye d’Ardenne, promettant à ce lieu de mémoire d’être sans fin.

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Le Député, Le Maire et l’Historien au Théâtre de Caen https://www.insense-scenes.net/article/le-depute-le-maire-et-lhistorien-au-theatre-de-caen/ Tue, 14 Oct 2008 17:51:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=906

Devant un parterre de journalistes de la presse locale réunie le jeudi 18 septembre, Patrick Foll, directeur du Théâtre de Caen, accueillait le Député-Maire Philippe Duron pour la présentation de la saison 2008-2009. Présents également Michel Dubois (maire adjoint à la culture) et Samia Chehab (nouvelle responsable de l’innovation culturelle)…ainsi que divers partenaires de la programmation.



Ce que vous savez déjà
Passons sur la synthèse de la programmation du théâtre de Caen. Qui cherchera des informations sur les spectacles accueillis les trouvera dans un livret clair, organisé méthodiquement et lisiblement. Jusque dans la communication, il est possible de souligner le professionnalisme et l’efficacité d’une équipe autour de son directeur. Si toutefois, le lecteur devait exiger quelques précisions, disons que l’on pourrait parler de cette programmation en soulignant son souci d’ouverture et son goût de la diversité. Danse, théâtre musical, cirque, opéra, concert, théâtre, Jazz, musique contemporaine et traditionnelle… sont au rendez-vous de la saison 2008-2009, sur scène comme dans les foyers du théâtre qui abriteront quelques conférences, rencontres publiques et autres manifestations propices à accompagner le public dans la découverte et la connaissance de la culture et des arts. Ecoutant Patrick Foll présentait les 48 rendez-vous de la saison du Théâtre de Caen, on l’entend dire son attachement à un patrimoine international, son attention pour les pratiques contemporaines reconnues et nouvelles, son souci de fidélité pour des enjeux qui, s’ils s’inscrivent dans l’excellence, concernent tous les publics. Une augmentation de 35% de la fréquentation est là pour confirmer une adhésion du public (90 000 spectateurs l’an dernier) de l’agglomération au projet que développe le Théâtre de Caen depuis que Patrick Foll en a pris la direction. Formes classiques ou modernes, répertoires historiques, pratiques hybrides… il y a de forte chance que le Théâtre de Caen soit l’un des centres de la vie culturelle de la métropole régionale, cette année comme par le passé.
Ce que Philippe Duron en dit
Passons donc sur la saison qui méritera que l’on y revienne au moment des spectacles dont on ne manquera pas de parler…et attardons-nous sur la présence de Philippe Duron accueilli dans le Théâtre de la Ville. On regrettera la bonne demi-heure de retard qu’imposa l’invité à ceux qui l’attendaient à l’heure. Un soir de spectacle, la salle lui aurait été interdite. Mais voilà, la venue de Philippe Duron (accompagné et rejoint sur le plateau par Samia Chehab et Michel Dubois), c’était justement, au moins en partie, le spectacle qu’il ne fallait pas manquer.
Sans doute parce que c’était un moment historique comme l’enlèvement de la ville de Caen par son champion, il y a quelques mois. Victoire qui s’accompagne depuis d’une prise de possession des lieux de la ville et du discours qu’impose la spécificité de chaque espace. Philippe Duron n’ignore rien de l’analyse de Michel Foucault sur le rapport qu’il y a entre le discours et l’espace où il est tenu, voire qui le détermine.
De même, il a vraisemblablement fait sien le fait que l’artistique et l’esthétique sont pour une part l’expansion du politique. Autrement dit, la politique culturelle n’est rien moins, et pour longtemps encore, que l’expression des idées et des pratiques que développe le politique. Il faut donc voir dans le rayonnement du Théâtre de Caen (et c’est valable pour toutes les villes), par réfraction, un rayonnement de la politique : ses enjeux, son discours, sa présence sur le terrain, ses idées. C’est comme ça et c’est un héritage qui, si on l’attribuait généreusement au Roi Soleil qui développa le faste que l’on sait en matière artistique, ne tiendrait pas compte de l’histoire latine, laquelle inspirera les modèles suivants.
Cela étant et pour autant que ces rappels historiques sont justes, l’historien qu’est Philippe Duron n’est pas sans ignorer également l’influence des grecs sur le rapport que l’art entretient à la communauté et à ses enjeux civiques. Les remarques qu’il formula, alors que Patrick Foll soulignait qu’il était honoré par sa présence et qu’il lui cédait immédiatement la parole, vont en ce sens.
Le propos du Député-Maire aura donc été une synthèse des points que nous venons de souligner.
Remerciant les uns et les autres pour leur accueil, rappelant le rôle central de cette institution dans la ville et dans l’agglomération, pointant l’excellence de ce lieu pour ses productions et coproductions, le métissage des arts, la singularité de la place des arts lyriques… Philippe Duron ne s’est pas seulement livré à un rappel des activités qui permettent au Théâtre de Caen d’être un espace identifiable, y compris sur le plan international. Non, ce n’était pas un rappel auquel s’est livré le Député-Maire, mais bien un soutien à une politique culturelle qu’il entend conforter et développer en l’inscrivant dans une réflexion sur le territoire urbain. Indépendamment du jugement très positif qu’il avoue pour cet établissement dont il est aujourd’hui le premier responsable, Philippe Duron soulignait ainsi sa volonté de soutenir les efforts du Théâtre de Caen à destination de tous les publics. Parlant de cette « Maison » (on frôla peut-être le mythe d’une Maison de la Culture à l’emploi de ce lexique), il a réaffirmé sa volonté de « l’élargissement des coopérations ».
Dit autrement, au regard de l’éloge adressé à toute une équipe, Philippe Duron n’entend pas que l’on minimise le rôle crucial que joue le Théâtre de Caen parmi les acteurs culturels de la région, pas plus qu’il ne semble prêt à réduire l’offre de cette structure. Au contraire, il affirme la nécessité d’en faire un cœur à même d’irriguer toute une agglomération, voire toute une région. Véritable poumon d’une politique d’urbanisme qu’il entend repenser (un audit est en cours sur le maillage culturel), le Théâtre de Caen est donc conforté dans sa fonction de motrice et de matrice.
Car le souci de Philippe Duron, s’il est latin quand il évoque l’offre des spectacles et son goût pour le plaisir et le beau, est tout autant grec quand il replace le spectateur et le citoyen au centre de son discours. C’est à cet endroit que l’on peut mesurer chez lui le geste politique et le surplomb dont le politique a besoin. La représentation de la culture et la place des arts dans le champ social est liée à l’importance qu’il accorde au public dans un processus qui a trop souvent tendance à n’être réfléchi qu’en terme de fréquentation.
Pour Philippe Duron, si ce paramètre est intégré et permet de justifier le soutien financier dont bénéficie le Théâtre de Caen, il considère à égalité de pertinence la mission d’éducation qui participe du projet artistique. « L’élargissement des coopérations », et la captation de nouveaux publics pour laquelle œuvre déjà le Théâtre de Caen avec réussite, s’inscrit donc dans une réflexion qui ramène au premier plan l’éducation, il dira même « l’élévation du public ».
A un moment où l’état peine à faire croire que « tout va aller » (expression qui vient se substituer à « tout ira mieux » qui était le leitmotiv d’une campagne plus fantasque que nulle autre), Philippe Duron qui voit l’affaiblissement de la puissance publique frappé le territoire et fragilisé ses habitants vient ici, au Théâtre de Caen, de réaffirmer son attachement à une culture qui serait le signe et la présence d’une chose publique. A l’échelle d’une ville et sans aucun doute en coordination avec les acteurs régionaux qui sont dans les mêmes dispositions, le projet de Philippe Duron procède donc d’un enjeu capital puisque désormais c’est exclusivement, au moins en partie, sur les épaules des collectivités territoriales que l’on peut croire à une évolution qui ne soit pas une régression. Entouré de proches collaborateurs, dont Samia Chehab, en responsabilité de l’innovation culturelle, on peut espérer qu’il y a un horizon à ce discours et que l’Histoire est à venir.
Ce que l’on peut en penser
C’est donc un soutien, une marque de reconnaissance, une parole d’adhésion qui se firent entendre dans les foyers du Théâtre de Caen. Et pour autant que chacun aura entendu cette parole, que chacun sera convaincu de l’engagement du Député-Maire, il est vraisemblable que l’on ne pouvait écouter ce discours sans penser à l’état de la culture et du soutien aux artistes, ici et là.
Ici, à la MC 93 de Bobigny qui subit une « opa » de la Comédie Française. Ici, au creux des pages des journaux qui relaient le malaise qui hante une profession : subvention, formation, reconnaissance du travail…Ici, où les jeunes compagnies sont laminées. Ici, c’est-à-dire au lieu de l’Etat qui semble abandonner l’exception culturelle française en lui substituant les modèles d’ailleurs où la création est toujours plus fragile. Ici, comme à Nanterre au printemps dernier, quand tout un monde artistique s’est donné rendez-vous pour se poser la question des moyens de continuer d’exister, celle aussi du pourquoi continuer. Remake de février où ils posaient devant l’Odéon. A n’en pas douter, ici renvoie à un espace et à un temps présents, un maintenant, où l’horizon pour beaucoup annonce quelques tempêtes qui arrivent silencieusement, mais arrivent certainement précédées par de mauvais coups de vents.
Et là, c’est-à-dire, à Caen, on ne peut ignorer que la tempête est déjà dans les murs. A commencer, sans doute, par celle qu’essuie le Centre Dramatique National-Comédie de Caen, dont on sait depuis maintenant plusieurs mois qu’il se démène pour éviter une chute. Mais pas seulement le CDN ! Car à Caen, comme ailleurs, c’est l’ensemble du réseau des créateurs qui est dans la tourmente. Où les individualités sont menacées dans l’exercice de leur art. Où les identités des structures sont précarisées. Où la reconnaissance même des pratiques est contestée. Où la visibilité des créations « mineures » est toujours difficile à proposer. Où la formation « via l’école » peine à être offerte au public et aux acteurs de demain…
Je parle d’une tempête silencieuse et le silence qu’observa Michel Dubois pendant tout le temps du discours de Philippe Duron m’aura semblé en être le signe ressenti.
Silence exprimant une fatalité ou silence de deuil ?
Il est vraisemblablement difficile d’interpréter ce qui est sans le son, mais qui pour autant peut faire sens.
Ecoutant Philippe Duron, c’est donc aussi le silence qu’il entretenait sur cette situation qu’il était possible de percevoir. Situation dont la responsabilité ne lui appartient pas, mais que le geste politique pourrait venir contrarier. Silence qu’il n’avait pas à rompre puisque ce n’était pas le lieu d’un autre discours.
Quant à ce discours qui pourrait soudainement nous débarrasser de ce silence, il me semble que du point de vue historique, la convergence de vue que l’on peut prêter à la Région, à la Ville, à l’Agglomération ainsi qu’aux départements qui ont eux aussi le souci des citoyens qui peuplent leur territoire… il me semble donc qu’un dialogue est plus que jamais nécessaire.
En abordant l’enjeu d’un projet d’urbanisme Philippe Duron vient, in fine, déjà de lancer une proposition, disons même un projet qui ne peut que rassembler. Et d’une certaine manière, c’est peut-être aussi une réponse au défi que s’était lancée la Région, en novembre 2007 et les mois qui suivirent, en sollicitant chacun des acteurs culturels sur les moyens d’une véritable politique culturelle et artistique régionale. Un dialogue a donc commencé qui ne demande qu’à s’ouvrir à d’autres institutions, d’autres politiques, d’autres partenaires. Et c’est là, peut-être, qu’il faut forcer le destin et ses représentations. Là qu’il faut peut-être imaginer une Maison Régionale des Arts et de la Culture. Lui trouver des relais sur tout le territoire régional. Et faire de cette Maison Régionale des Arts et de la Culture du Monde, un relais pour les praticiens, un espace d’accompagnement pour les compagnies émergentes, un soutien administratif pour les associations, les intermittents, les créateurs de tous horizons qui travaillent à une échelle parfois réduite au plus près des citoyens. Et qui sait, peut-être même un lieu où seraient défendues aussi les pratiques amateurs dont on sait qu’elles sont également le vivier du professionnalisme. Et peut-être, encore, une école qui, à l’identique du conservatoire de musique, donnerait à tous la possibilité de faire l’expérience du langage en l’utilisant autrement. Un lieu affranchi des déterminismes de rentabilité qui serait comme une chambre de formation et d’éducation en lien avec les structures éducatives et culturelles. Une passerelle en quelque sorte
Un rien utopique me direz-vous et entendra-t-on. Oui, un rien utopique parce que l’utopie, c’est-à-dire le pouvoir de penser faire exister quelque chose qui n’est pas encore dans la réalité est, par principe et par nature, la politique. Cette Maison serait le signe d’une utopie que le pragmatisme politique a abandonné.

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Dieu comme Patient, ou l’espérance sans tête https://www.insense-scenes.net/article/dieu-comme-patient-ou-lesperance-sans-tete/ Tue, 14 Oct 2008 17:50:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=905 Premier metteur en scène accueilli par la Comédie de Caen cette saison, Matthias Langhoff présente au 32 rue des Cordes Dieu comme Patient , sous-titré ou légendé Ainsi parlait Isidore Ducasse, alias le comte de Lautréamont. Une mise en scène pour évoquer ( et descendre) dans une succession de visuels sonores, entre autres, dans l’espace que forment Les chants de Maldoror…

(L’œuvre, le passage…)
Entre autres, car l’œuvre que présente Matthias Langhoff n’est rien moins qu’une exploration dans un espace littéraire qui compte de nombreux plis (on parle d’œuvre dantesque). Ou, disons-le autrement, c’est presque une œuvre à tiroir où le genre est inidentifiable, où le récit est énigmatique, où toute unité est absente, où la fable n’est plus qu’accessoire, où une langue s’échappe… Des Chants de Maldoror on dira que le lecteur y entre comme en poussant une porte qui donne sur d’autres portes et ainsi de suite jusqu’à ce que l’on sente que la clé de ce livre est dans sa construction. Dans ce labyrinthe qu’est l’écriture à l’intérieur de laquelle se déploie une énergie réflexive qui semble ne connaître aucune limite, Lautréamont écrit sans doute l’un des grands poèmes de la fin du XIXème siècle (1869). Un poème, dis-je, au sens où Benjamin définit celui-ci comme un territoire mystérieux, une énigme. Que Matthias Langhoff ait eu le désir de s’en saisir ne peut sans doute se comprendre qu’au regard de cette définition. Et curieusement, alors qu’il confie que l’idée lui est venue pendant qu’il marchait dans Paris aux alentours de la Comédie Française, cette promenade le met au plus près de Benjamin qui aura lui aussi écrit sur Paris, y décelant et décrivant la capitale à travers ces passages. Passage, chiffonnier et ange… Jean-Michel Palmier y aura consacré un livre, lui aussi, sur Benjamin, sur Paris…
Figures d’ange, de chiffonnier et autres femmes déchues ou masques grimés qui ne sont pas étrangers à la mise en scène de Matthias Langhoff, lequel pour l’occasion s’est entouré de Frédérique Loliée, d’André Wilms et Anne-Lise Heimburger. Moins des personnages que des voix, moins des caractères que des gueuloirs, moins des psychologies que des corps en proie à des tremblements alcooliques, syphilitiques et artistiques mis à l’épreuve d’une parole qui se joue de l’ordre grammatical et sémantique. Parler la langue de Lautréamont revient sans doute à faire l’expérience d’une étrangeté. Et l’écouter c’est apprendre une langue dont on devient lentement le familier. Une langue, peut-être, qui au détour de l’un de ses chants, vous arrête au seuil d’une phrase ironique comme celle qui est adressée à dieu « montre moi un homme qui soit bon ». Phrase introuvable dans la mise en scène qu’en propose Matthias Langhoff parce qu’il préfère vraisemblablement la lecture qu’en fit Maurice Blanchot lequel voyait à cet endroit « l’espérance d’une tête ». Un appel à la raison en quelque sorte, où la crise de raison se confond étrangement à une crise de folie…
(Théâtre fragmentaire)
Histoire d’un dérèglement donc qui trouve en chaque scène son lot d’images traumatiques à travers et d’abord des images d’archives prises à l’histoire du cinéma, à celle de documentaires animaliers, celle aussi de peintures… Sur le tulle tendu en front de scène qui devient un écran vient ainsi s’imprimer des histoires parallèles qui ne font qu’amplifier l’opposition entre la nature et la culture. Ce duel historique, ce conflit éternel entre ce qu’est l’être et ce à quoi il tente d’échapper. Aux premières images, il y a celle de mendiants pris sur le vif de leur recherche de nourriture, sortes d’animaux des villes, espèce de peuple sans droits livrés et abandonnés. Silhouettes mallarméennes du guignon, ils sont l’envers des poèmes, leur origine et leur réalité. Aux premières images, Langhoff campe ces campements sauvages, ces aïeuls de Don quichotte et de Saint Martin. Images violentes de ce qui n’est pas encore un cadavre mais ressemble à une lèpre qui a gagné tout l’écran du théâtre.
Faire du théâtre pour Langhoff, on le sait depuis longtemps, c’est permettre à l’Histoire d’être en scène, y compris dans ce que l’Histoire entend camoufler. Et de comprendre qu’à travers ce mécanisme scénique qui superpose les images d’une ville peuplée de mendiants et celles de comédiens aux prises avec leur art, le théâtre devient un lieu de révélation. Non pas révélation au sens de dévoilement d’une vérité, mais au sens photographique. Le théâtre est cette chambre noire où les choses viennent à devenir visibles.
Ce qui vient à être vu, à être entendu parce que l’acteur s’en fait la réplique, c’est que l’échec est le mouvement de l’Histoire. Son perpétuel aboutissement. De Lautréamont, des Chants de Maldoror, dans ce décor qui n’est ni un intérieur, ni un extérieur, mais sans doute une métaphore de la ruine et du naufrage, une image de l’abandon et du funèbre, une aire de jeu maudit… Parmi ces voix au prise avec leurs pensées intérieures, leurs vomissements existentiels, leurs coïts fantasmés… Langhoff écrit son chant. Son Lied. Et s’il convoque Heiner Müller non seulement en l’appelant, mais en recourant à un découpage qui rappelle nombre de pièces de l’auteur, entre autres, d’Hamlet-Machine, c’est parce que ce théâtre d’histoire qui est aussi un théâtre de mémoire, oblige Langhoff à revenir à une pratique du théâtre fragmentaire. Pratique à même de faire sentir une forme de tragique contemporain.
Aussi, alors que Dieu comme Patient nous livre son flot d’épisodes baroques, de textes pris en tenaille, de corps travestis par le mauvais goût amère de l’Histoire, Langhoff signe à travers cette expérience cinématographique autant que théâtrale, un retour à un expressionnisme d’actualité. Une pièce où le metteur en scène ne cherche pas à mettre ou fabriquer des images sur Lautréamont, mais où il rappelle les tableaux qui sont l’origine commune d’une humanité sans tête.

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Cabaret de François Verret https://www.insense-scenes.net/article/cabaret-de-francois-verret/ Fri, 10 Oct 2008 17:53:00 +0000 http://www.insense-scenes.net/wordpress/?p=907 François Verret est en répétition de son prochain spectacle Cabaret à La Brèche / Crac de Cherbourg et nous proposait une répétition publique ce 7 octobre 2008.


La brèche, le Centre Régional des Arts du Cirque de Basse-Normandie (CRAC), situé à Cherbourg-Octeville, propose cette saison beaucoup de chantiers de création. Ce sont des résidences pour une douzaine d’équipes. Ce sont des répétitions en vue de création qui ont toutes une dimension avec les arts du cirque. La brèche accueille des circassiens pour leur répétition avant une création. Mais c’est aussi dans l’échange entre les disciplines (le cirque, la danse, le théâtre, la vidéo…) que s’inscrivent certains de ces chantiers. Ces présentations comme l’écrit Jean Vinet (directeur de La brèche) “nous permettent d’éprouver ensemble des recherches fertiles et débridées dont nous avons plus que jamais besoin, confondus par l’affolement économique et médiatique.” C’était le cas ce soir, avec la venue de François Verret [[François Verret a une formation d’architecte, il découvre la danse, intègre la compagnie de Karine Saporta en 1975 et travaille ensuite avec Yano. en 1979, il fonde sa propre compagnie et est primé à Bagnolet l’année suivante. Dès le début, il associe à ses créations des comédiens, musiciens, danseurs, plasticiens ou éclairagistes. François Verret développe un travail privilégiant l’expérimentation, le processus de recherche. C’est aussi à travers la littérature qu’il puise de la matière à ses spectacles, comme Melville, Musil ou Müller…]], chorégraphe et autodidacte et de son équipe. Une équipe que François Verret a composé “comme un pari” dit-il avec des individus venus de diverses disciplines, une chanteuse Dorothée Munyaneza, un acteur lui aussi autodidacte et militant Ahmed Meguini, une contorsionniste, Angéla Laurier, un circassien Mika Kaski et une pianiste.
Jean Vinet, le directeur de La brèche présente le travail en rappelant qu’il s’agit d’une répétition publique après seulement quelques jours de travail de l’équipe au complet. Il s’agit aussi pour la compagnie FV, de mettre en oeuvre leurs ébauches de travail et de les confronter à un regard public.
Cela leur permet deux choses : éprouver concrètement leur intuition face à des spectateurs, et entendre les réactions d’un public lors de la rencontre prévue après la présentation pour faire rebondir leurs pistes de travail.Le titre de la pièce est Cabaret, et François Verret a choisi comme matière l’écriture de Heiner Müller[[Heiner Müller, 1929-1995, est un dramaturge, directeur de théâtre, poète est-allemand, Le théâtre de Müller est majoritairement constitué de réécritures d’anciens mythes. Le dramaturge établit ce qu’il appelle un « dialogue avec les morts ». Sophocle, Euripide, Shakespeare (Hamlet machine) ou encore Laclos (Quartett) sont successivement invoqués. Interrogé sur ce qui constitue pour lui le véritable théâtre post-moderne, Müller répond sur le ton de la dérision : « Le seul post-moderniste que je connaisse est August Stramm qui était un moderniste et travaillait dans une poste »]]. Dès le début de la proposition, une phrase nous indique : “ATTENTION CECI N’EST PAS UN SPECTACLE”. Ce que nous savions déjà grâce à Jean Vinet, par contre l’autre information importante c’est qu’il faut faire attention, c’est-à-dire être attentif aux esquisses que vont nous proposer les interprètes. Sans doute aussi, que pour cette équipe c’est une prise de risque de nous livrer ce geste dans sa fraîcheur mais aussi dans sa fragilité. Cabaret renvoie à ce film de Bob Fosse avec Lisa Minnelli évoquant, la montée du nazisme dans l’Allemagne des années 30, post crac boursier. Notamment quand Angéla Laurier, habillé comme un enfant de choeur, chante en play-back sur sa propre voix une chanson enfantine et mystique. Mais cela fait penser aussi à Bertolt Brecht, Kurt Weil et même Karl Valentin qui dans ces mêmes années 30, en Allemagne, travaillaient sur cette forme cabaret.
Tout se passe dans un espace ouvert, ou un danseur s’étire dans la pénombre du fond de scène. À cour, deux femmes autour d’un piano ouvert comme un moteur de voiture qu’il faudrait réparer. C’est ce qui se passe d’ailleurs, la pianiste utilise son piano et produit du son en défonctionnalisant son instrument. Du coup, les sons qu’elle produit s’associent à de la musique venant d’un vieil électrophone, à savoir qu’il y a des grincements, des décrochages harmoniques. Cela crée, un univers musical et sonore qui se tient mais qui est toujours au bord du gouffre, au bord de la rupture. De l’autre côté, un homme de dos face à son ordinateur qui envoie des images sur deux écrans encadrant la scène. Il nous montre des images mais ne s’attarde jamais sur elle, et elles ne sont pas illustratives de ce qui se passe sur scène. Elles arrivent et disparaissent comme des flashs, à la manière de fantômes. Ce sont des images assez concrètes mais travaillées et souvent recadrées qui nous renvoient à une image du monde fugace. Le monde d’aujourd’hui mais peut-être aussi le monde des années Cabaret. Nous apercevons des traders, des forces de l’ordre pendant des manifestations. Mais c’est ce qui se passe au centre qui capte notre attention. Pendant la petite heure que dure cette présentation, nous avons une succession plus ou moins entrecroisée de séquences dansées et chantées. Il s’agit pour François Verret d’avoir “l’ambition de nommer la rapidité du monde”, et surtout de “rechercher l’excès, la part d’ombre à l’intérieur de nous”. En effet, nous assistons, dans cet espace ouvert, à diverses propositions qui ne cherchent pas à démontrer quoi que ce soit sur l’état du monde, mais qui laisse l’espace au spectateur pour associer les idées et les sensations qu’il reçoit pour faire son propre voyage poétique et surtout pour se poser la question de l’endroit où ça grince pour lui. Puisque les différents tableaux sont construits dans une même dynamique à savoir un travail sur la répétition ou plutôt sur quelque chose de cyclique qui petit à petit grince ou coince. Un spectateur dira durant la rencontre, qu’il s’agit pour lui d’un travail sur la “dérèglementation”. Cela nous renvoie aussi à des figures monstrueuses ou à nos propres fantômes intérieurs comme cette femme enceinte qui donne des coups de pieds à deux hommes ridicules assis par terre. C’est aussi un travail sur le déséquilibre, notamment quand François Verret, commence à faire danser, le danseur qui s’étirait dans la pénombre du fond de scène qui s’avère être un mannequin. François Verret réussit à déployer et à chorégraphier l’univers grinçant de l’écriture d’Heiner Muller :
Je suis l’ange du désespoir, de mes mains je distille l’ivresse, la stupeur, l’oubli, jouissance et tourment des corps.
C’est en tout cas, un travail exigeant qui donne envie de le suivre dans sa construction et pour les représentations prévues en 2009 : du 14 au 16 janvier au Théâtre de Saint Quentin en Yvelines, le 27 janvier au Forum de Flers, le 29 janvier Théâtre d’Alençon et le 6 avril au Prato à Lille.

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