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Ô saisons – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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Ô saisons

—–

Par délicatesse j’ai perdu ma vie

mise en scène d’Yves-Noël Genod

un spectacle de lumière,

partition de Philippe Gladieux interprétée par Gildas Gouget

avec Simon Espalieu, Jonathan Foussadier, Lazare Huet

Théâtre du Point du Jour – Automne 2015, Lyon


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Feuilles mortes, pluie battante, fumée nuageuse et lumière automnale : tels sont les éléments du sixième spectacle de la « leçon de théâtre et de ténèbres » qu’Yves-Noël Genod dispense au Théâtre du Point du Jour à Lyon depuis fin septembre et qui se prolongera jusqu’au 31 décembre 2015.


Rien ne se passe d’autre ou presque pendant une heure quarante que les modulations de la lumière sur des feuilles mortes qui recouvrent entièrement le plateau à travers la pluie qui tombe au lointain et une brume qui se diffuse dans la boîte scénique. À propos du travail de son créateur lumière, Genod parle de « partition ». Pour qualifier le geste du metteur en scène, j’emploierais une métaphore moins musicale qu’électrique. La lumière, même composée par un orfèvre en la matière, nécessite du courant. Genod sait l’art de polariser l’image scénique et d’y introduire une tension à la fois latente et palpable.

Tensions

De vraies feuilles mortes recouvrent donc la totalité du plateau. Elles sont déjà tombées quand on pénètre dans la salle. On les sent. Elles débordent olfactivement vers nous. J’ai repensé à une œuvre de Giuseppe Penone, Respirare l’ombra – foglie di tè, où se dresse dans une salle du Musée de Grenoble un énorme mur de feuilles de thé. On peut rêver à la lente décomposition de cet amas de feuilles au sol, comment il est voué à se fondre dans l’humus, à constituer un compost lourd. De l’eau tombe également au lointain comme de la vraie pluie dans ce qui semble être une rigole qui se remplit peu à peu.
Cependant, l’espace est aussi le bâtiment théâtral tel quel : le mur du fond tacheté, avec ses deux grands radiateurs et son horloge accrochée à jardin. La pluie ne tombe pas du ciel mais des cintres, parmi les câbles électriques qui pendent aux yeux du public.
Entre éléments naturels et bâtiment théâtral, le courant passe par la lumière essentiellement. Un magnifique et simple agencement se fait lorsqu’un mince faisceau lumineux part soudain du sol en visant le pendule. Le pendule répercute le faisceau vers les cintres. C’est ainsi que le cadran devient lunaire et que le plateau communique avec les cintres.
Le théâtre est ainsi ouvert sur un dehors, non par le mur du fond comme à Bussang dans les Vosges, mais par son sol recouvert de feuilles. Le dehors est dedans et le dedans dehors. D’un côté, la couche de feuilles mortes est confinée par les murs qui l’encadrent ; de l’autre, ces murs encadrent ce qui renvoie à leur dehors : une nature sans naturalisme. Par une modulation de la lumière, les murs se fondent à un moment dans une obscurité profonde et seul le tapis de feuilles mortes reste visible. Une jonction quasi-totale entre dedans et dehors a lieu. Elle peut être angoissante ou apaisante. Le sol feuillu se donne à voir comme une apparition flottante, phosphorescente, cerné de ténèbres, forêt onirique, conte d’une enfance sans voix.
Au dernier tiers environ, une tête émerge des feuilles au centre du plateau. Elle reste immobile face à nous. Elle endure cette immobilité. Elle se met à éructer, puis n’arrive même plus à crier. La lumière continue ses modulations sur les feuilles. L’eau qui ne tombe plus s’égoutte lentement. Un danseur entre et se met à improviser en tous sens. Repu, il s’effondre dans la rigole pleine d’eau. On ne peut s’empêcher d’opérer une liaison entre cette tête immobile qui émerge des feuilles et le danseur qui semble la narguer par ses libres élancements. C’est comme s’il était sorti d’une frustration éprouvée par la tête immobile et que cette frustration aurait pris corps sur scène. Tête immobile et corps dansant, voici donc une autre polarisation de l’image scénique. Elle est sans doute aussi le miroir du spectateur immobile physiquement et mentalement mobile, tant ce spectacle met en mouvement sa faculté d’imagination.

Chiasmes

La fumée sort des cintres et se diffuse lentement dans la boîte scénique, sans aller jusqu’au public. Elle ressemble à celle qu’on peut utiliser dans les boîtes de nuit – prise au pied de la lettre, l’expression « boîte de nuit » condense l’esthétique scénique de Genod. La fumée ne dissimule donc pas sa provenance artificielle. Associée en même temps aux feuilles du sol, à l’eau qui tombe et aux variations de lumière, elle rappelle cependant les grands cycles naturels. Le spectateur y projette à son gré des formes plus ou moins monstrueuses comme face à un test de Rorschach ou quand il regarde des nuages. Où est le spectacle ici ? Au cœur d’un chiasme entre ce que le spectacle présente et ce que pressentent les spectateurs.
Par ce chiasme, le spectacle n’est donc pas dans les termes de la relation – scène et salle – mais « dans » la relation elle-même : la projection est indiscernable de la suggestion. Ainsi, les variations lumineuses sur les feuilles mortes évoquent tantôt une forêt limousine en plein automne, tantôt un champ de glaise où l’on pourrait s’embourber comme dans L’Humanité (1999) de Bruno Dumont, tantôt d’énormes couches de peinture à l’huile…
Après un passage au noir – il faudrait presque inverser la hiérarchie tant chez Genod les images scéniques ne prévalent pas sur le noir qui les sépare –, se devine dans la pénombre un acteur de dos qui regarde la scène devant lui. Nous sommes peut-être dans un de ces tableaux romantiques de Caspar David Friedrich qu’affectionnait tant Beckett. Le courant circule d’ailleurs aussi dans cette façon de revivifier une mémoire esthétique propre à chaque spectateur. On replonge aussi bien dans les promenades que l’on a pu faire en forêt au cours de sa vie que dans l’arpentage des espaces muséaux.
Surtout, la figure de dos devient comme le relais du spectateur. Elle occupe la limite entre la salle et la scène. Elle est sur un seuil. Une solitude – au sens moderne – fait face à une autre solitude – au sens vieilli, c’est-à-dire spatial (Dans la solitude des champs de coton de Koltès) –, ce qui ne présuppose pas et n’appelle pas un public déjà constitué et unifié. Il s’opère un partage des solitudes : ce qui sépare et unit à la fois. Chacun est renvoyé à son secret et à celui de l’autre à côté, aux côtés, de lui.

Son-et-lumière

Ce spectacle radicalement plastique n’en travaille pas moins le matériau sonore. L’eau tombe au lointain dans la rigole pendant environ les deux tiers du temps, assez pour qu’on s’y habitue. Lorsque le bruit de fond s’arrête, on entend alors qu’elle ne tombe plus. La pluie battante laisse place à un égouttement, puis au silence. Quand elle tombe, le spectateur abrité peut se remémorer ces moments où il écoute la pluie battre à la fenêtre de sa chambre, dans une ambiance cotonneuse, dense d’érotisme et de mélancolie. Le bruit du diffuseur de fumée situé dans les cintres évoque des ampoules grillées ou un parasitage de ligne électrique. On entend ainsi la fumée avant de la voir. Trois acteurs disséminés parmi les spectateurs psalmodient par moments un texte écrit dans une langue non reconnaissable – sans doute du latin ou du polonais. Ce seront les seules « paroles ». C’est dire. Les pas du danseur font entendre, par un décalage infinitésimal, d’abord le froissement des feuilles mortes, ensuite la résonance propre au plateau de théâtre : manière de faire exister au plan sonore l’oxymore spatial entre le dehors et le dedans, le théâtre et le monde.

Traces

La fin du spectacle n’est pas marquée. Le rituel des applaudissements est dérangé. Les trois acteurs font face au public à l’avant-scène. L’un porte seulement un boxer et regarde frontalement le public. Un autre n’a que des bottes aux pieds, le corps nu peinturluré et semble défier le public du regard. L’autre est vêtu d’un boxer et d’une veste à capuche, la tête détournée. Ils s’avancent le plus près possible du premier rang et s’immobilisent de nouveau. Les deux fois où je suis allé voir le spectacle ont donné lieu à des réactions différentes du public. Soit il a considéré cette avancée des trois comédiens comme partie intégrante du spectacle et n’a applaudi que la scène une fois vide. Mais la gêne est vite apparue du fait que les trois comédiens ne sont pas revenus. Soit le public a commencé à applaudir timidement et a fini par se retrouver face au même vide déconcertant. La forêt ne témoigne que de notre absence. Elle est désertée par les figures humaines. Mais l’inquiétante avancée des trois acteurs m’a remémoré et fait saisir ce qu’annoncent les trois sorcières à Macbeth dans la pièce de Shakespeare : « N’aie peur de rien jusqu’au jour où le bois / De Birnam marchera vers Dunsinane. »
Le spectacle ne finit pas, n’en finit pas, et avait toujours déjà débuté. Entrer dans la salle, c’est être envahi par l’odeur des feuilles mortes. On ne sort pas du spectacle puisque le dehors est dedans et le dedans dehors. En sortant, à proprement parler, les trottoirs paraissent nus, le quartier silencieux et l’air inodore. Tout se sera donné à voir comme si nous n’étions pas là. C’est peut-être la plus belle preuve, ou plutôt trace, d’amour. Genod cite cet aphorisme dans le programme : « Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver. » (Char) La preuve sature l’image scénique et ne laisse aucun jeu à l’imagination. La trace fait que le spectateur donne de lui-même. C’est une monstration sans démonstration, une suggestion sans nomination.
« Rimbaud dans le grenier parmi les feuillets s’est tourné contre le mur et dort comme un plomb. » (Pierre Michon)
Il n’y a plus de saison.