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La domination ordinaire – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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La domination ordinaire

Jérémie Majorel – 14 juillet 2018

Portrait Bourdieu – C’est bien au moins de savoir ce qui nous détermine à contribuer à notre propre malheur de Guillermo Pisani,
avec Caroline Arrouas, Gilgamesh Belleville, Avignon off 2018


La Comédie de Caen-CDN de Normandie produit une série de portraits de Pierre Bourdieu, Michel Foucault, Stéphane Hessel et Nina Simone : « créations itinérantes, portées par un ou deux acteurs – parfois en compagnie d’un musicien –, qui croquent de manière vivante et ludique une figure majeure de notre temps ».


Je tique un peu sur « croque » et « ludique », éléments de langage dont on peut questionner les sous-entendus : une réduction du spectateur au stade infantile, une manière aussi de faire avec l’anti-intellectualisme ambiant, de rassurer le spectateur sur le bon moment qu’il va passer.
Pour ce qui est de Portrait Bourdieu, il s’agit d’un solo de Caroline Arrouas, disposant de quelques objets : petite table, chaise, cabas, salade, téléphone et vidéoprojecteur. Elle ne raconte pas la vie du sociologue ni n’impose un cours magistral au public mais ouvre une boîte à outils : pas ceux forgés par Bourdieu lors de son ethnographie de la Kabylie ou dans La Misère du monde, trop spécifiques ou trop massifs, aux deux extrémités de sa carrière, mais les outils les plus maniables et dont tout un chacun peut s’emparer. Il s’agit de s’entraîner à ce « sport de combat » qu’était la sociologie pour lui, d’acquérir une réflexivité sur nos pratiques quotidiennes. L’impulsion est donnée par sa leçon inaugurale au Collège de France en 1981 où il analyse cet exercice rituel face aux pairs au moment même où il semble s’y soumettre.
Le spectacle délaisse vite la linéarité pour tresser subtilement trois fils rouges : la présentation en acte des outils élaborés par le sociologue, des éléments biographiques de la comédienne et la fiction d’une prof inquiétée par un journaliste de Mediapart après avoir couché avec un élève. Sont abordés tour à tour le milieu scolaire, les déterminants sociaux de la rencontre amoureuse, les moyens de distinction sociale, l’illusion de la vocation, le mythe du créateur… par le biais des notions de champ, d’habitus, de domination, de capital social, de violence symbolique…

Via l’expérience de Caroline Arrouas, il est largement question du champ théâtral, justement, et des rapports de domination ordinaire qui s’y déroulent, au lieu de frayer une possible alternative : débuts au Burgtheater à Vienne comme chanteuse (« le sang viennois » claironné en allemand), concours d’entrée à l’école du TNS (face à Stéphane Braunschweig et dans la même promotion que Caroline Guiéla Nguyen)…
Le hic est que Guillermo Pisani, l’auteur, le connaisseur de Bourdieu, s’invite dans « son » spectacle, lors d’un semblant de rencontre après public, prétexte à un échantillon de cours magistral qui ne s’avoue pas, où le sachant explique au spectateur supposé ignorant ce qu’est la sociologie bourdieusienne, avant de redonner la scène à « son » actrice, elle qui n’a pas coécrit ce portrait, qui se contente de le jouer, de l’interpréter, au sens musical et non sémantique du verbe, déployant non sans virtuosité une riche palette de jeu, tant au niveau de la diction que de la gestualité – palette inculquée sans doute lors de sa formation à la prestigieuse école du TNS.
Le programme de salle et le dossier de presse précisent, soulignent qui fait quoi, qui est crédité de quoi, « texte et mise en scène » d’un côté, « jeu » de l’autre, et cette séparation, ce « partage du sensible » dirait Jacques Rancière, est réaffirmée par l’intrusion de l’auteur sur scène, reproduit un rapport de domination avec la comédienne et avec le public, dissipe autoritairement le brouillage fécond entre fiction et réalité qui prévalait jusque-là, restreint l’indétermination démocratique de la parole. C’est « la parole soufflée » de l’acteur qui rebutait tant Artaud dans le théâtre traditionnel. Finalement, on n’évite pas cet écueil : prêcher les convertis, se rendre inaudibles des sceptiques.

Autre hic, et c’est la force et la faiblesse de Portrait Bourdieu qui se résume là, il se trouve que Caroline Arrouas a joué dans deux pièces de Jean-Michel Ribes, René l’énervé en 2012 et Théâtre sans animaux l’année suivante, – ce n’est pas abordé dans le spectacle mais on peut le lire dans sa fiche biographique –, et que le directeur du Rond-Point à Paris était dans la salle le jour où j’y étais (le 13 juillet pour être précis). Le spectacle s’est du coup partiellement transféré de la scène vers la salle, effet de visibilité et de notoriété renforcé par la petitesse du lieu et la concentration de praticiens parmi le public – off Avignon oblige –, en regard de l’importance du personnage : celle qu’il se donne (entrée à la dernière minute, accompagné d’une belle jeune femme, attitude, démarche, gestes, tout un habitus de classe qui se signale naturellement), et celle qu’on lui donne (les regards qui se tournent vers lui, le reconnaissent). Le spectacle ne manque pourtant pas de rappeler que le dominé contribue insidieusement à sa propre domination.
Ironie et hasard des applications, j’ai fort pensé à l’inventeur du « rire de résistance » – Milo Rau ou Frank Castorf n’ont qu’à bien se tenir –, qui était à deux rangs derrière moi, lorsque « son » ancienne comédienne, qu’il venait sans doute amicalement soutenir – ou soumettre à une audition inopinée –, avance ceci, lors d’un moment d’auto-réflexivité qui fait tout l’intérêt de ce spectacle :
« étant donné notre position dans le champ théâtral, celui-ci exerce sur nous une sorte de censure structurelle, une censure qui n’est pas écrite, mais justement d’autant plus efficace. Je ne parle pas d’être politiquement incorrect, au contraire. Je dirais même qu’être politiquement incorrect est pratiquement une obligation pour un spectacle comme celui-ci. Mais il y a des manières d’être politiquement incorrect qui sont tout à fait corrects du point de vue du champ théâtral. »
À la fin de la représentation de Portrait Bourdieu, où Caroline Arrouas aura lu une tribune ancienne sur l’intermittence qui n’a rien perdu de son actualité, j’observe que mes applaudissements nourris contrastent avec ceux, ostensiblement mous, de ma voisine de gauche. Peu après, celle-ci se lève pour intercepter le directeur du Rond-Point, lui en haut, elle en bas (des marches), pour lui glisser un prospectus, l’inviter à venir voir son spectacle à elle aussi (c’était donc une praticienne), ayant juste le temps d’en résumer la teneur par une formule-choc, forcément réductrice pour être séductrice (à entendre au sens de faire dévier quelqu’un de sa ligne droite). Le monsieur décline poliment et descend, toujours sous bonne escorte. CQFD.