Cette page requiert que JavaScript soit activé pour fonctionner correctement. / This web page requires JavaScript to be enabled.

JavaScript is an object-oriented computer programming language commonly used to create interactive effects within web browsers.

How to enable JavaScript?

Teatrocinema : une Histoire d’amour – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
illustration article

Teatrocinema : une Histoire d’amour

Histoire d’amour, roman de Régis Jauffret, Vertical, 1998

Adaptation pour le théâtre par la Cie Theatrocinema

202.jpg


S’intéressant à l’écrivain qu’est Régis Jauffret, Juan Carlos Zagal (fondateur avec Laura Pizarro, en 1987, de la compagnie La Troppa devenue en 2006 Teatrocinema) aurait pu, pour la scène et le théâtre, se saisir de Les Gouttes, pièce parue en 1985. Un des premiers textes du marseillais où, peut-être, comme ultérieurement dans Microfictions, chaque vie de personnage tiendrait dans une « goutte d’eau », c’est-à-dire un recto-verso. Une création soutenue et co-produite par la Scène Nationale de Sète… Le roman, lui, est édité aux éditions verticales.


Mais c’est Histoire d’amour, le quatrième roman de l’auteur, que les comédiens de la Troupe chilienne auront retenu. Un roman où la dernière phrase fait écho au titre comme si la boucle était bouclée. Ou, et de manière plus complexe, comme si le titre, en extension, couvrait le livre jusqu’à la fin sans qu’il y ait d’éclaircissement. Un roman en forme de labyrinthe en quelque sorte, presque kafkaïen, qui commence dans une rame de métro où un professeur d’anglais suivra Sophie, une inconnue, jusqu’à son appartement et la violera. Histoire d’amour commence là, par un viol qui va se répéter tout au long du récit puisque le violeur s’éprend de sa victime et vient troubler sa vie, la violant à nouveau dans un appartement qu’il occupe avec elle, et encore dans la voiture qui la ramène, et encore et encore. A la lisière de l’insupportable, voire de l’inimaginable, Sophie demeure muette et interdite, tente de fuir, est rattrapée. Elle subit alors ce harcèlement sadique qui se métamorphose en amour délirant chez son agresseur qui lui parle enfants, mariage, vie heureuse… L’invraisemblance gagne alors le récit et l’emploi du conditionnel, chez Jauffret, révèle davantage le fantasme, peut-être la folie. Le doute s’installe ainsi dans la lecture où la narration entretient les zones floues qui conviennent finalement à faire sentir un trouble. Ce qui était donné comme un viol, par un agresseur qui est sans nom, s’épaissit de brouillages où l’enfermement, l’emprisonnement, la maladie, l’aliénation, l’obsession… sont des détails récurrents à Histoire d’amour.
Dès lors, si les descriptions confinent à une réalité, si une certaine violence se teinte d’affection, si chaque rencontre semble plausible… l’écriture (qui ne fait entendre que la seule voix de l’anonyme violeur) semble réfléchir les pensées intérieures d’un malade, soumis à des crises de divagations et de délires. Mais plus encore que ces états psychotiques, c’est peut-être bien d’une extrême solitude et d’un profond isolement dont parle Jauffret qui fait évoluer ses personnages dans des banlieues anonymes, des cages d’ascenseur, des horizons sans fin. Solitude de celui qui se parle seul et s’invente une autre vie. Isolement de celui qui vit seul s’inventant des déplacements. Solitude de celui qui s’oublie jusqu’au moment où la crise est là pour lui trouver une socialisation. Solitude de celle qui vit recluse, aussi.
Sans jamais que le roman trahisse cette ambiguïté, sans jamais que le récit construise un espace de certitude, Jauffret dispose des indices tout au long de l’histoire. A commencer par celui d’un « langage muet » que Sophie parle avec l’enfant qu’elle a avec son « violeur ». A commencer par quelques aveux de maladie, de certificat médical, d’arrêt maladie… par celui qui monopolise la parole. Soit celui qui parle seul et dont la logorrhée est au commencement de toutes les histoires. Y compris celle dont chacun rêve : une « histoire d’amour ».
A mi chemin entre le polar et le clinique, Jauffret offre un polar/clinique qui résonne à une époque (aujourd’hui) où le judiciaire vient réduire les marges du psychiatrique. Là où le carcéral concurrence l’hôpital. Là où la frontière entre culpabilité et responsabilité est questionnée.
Il y a fort à parier, dès lors, que ce roman aura « parlé » aux comédiens du Teatrocinema qui, de la Troppa à aujourd’hui, ont toujours eu le souci d’explorer les espaces troubles de l’autorité, ceux de la détention, ceux de la torture mentale… qui se sont exercé sur les consciences et les sujets. Du point de vue dramatique, Histoire d’amour offre ainsi à la troupe de Juan Carlos Zagal une matière qui n’est pas étrangère à une histoire chilienne à peine passée. Histoire de torture, de violence, d’emprisonnement mental, de sadisme aussi…
Ultime volet et mise en scène d’une trilogie qu’achève le Teatrocinema, le paysage mental intérieur que décrit Histoire d’amour vaut néanmoins et aussi pour une matière esthétique et poétique au plus proche du geste du metteur en scène qui pratique un théâtre hybride et contemporain. Geste théâtral qui repose sur le théâtre d’image animée, sur le langage de la bande dessinée en noir et blanc, sur le jeu de vignettes et autres bulles, l’animation en 2D… le tressage des techniques et des supports permet d’incarner et de saisir la nature éclectique de l’action mise en œuvre dans Histoire d’amour. Là où un théâtre plus classique et un mode de jeu traditionnel feraient écran à ces foyers d’images prises à l’inconcsient et à la réalité, le Teatrocinema et ses ouvertures vers les autres arts de la scène et de l’image réduit ainsi la distance qui nous sépare d’états intérieurs, d’un monde virtuel, imaginaire et fantasmé. En décloisonnant le temps et l’espace, en rompant avec la linéarité et l’ordre de la succession… c’est dans le monde des turbulences mentales, les espaces chaotiques du corps, les territoires de la mémoire que fait entrer la troupe du Teatrocinema. Trouvant ainsi le moyen de restituer les soubresauts de la narration d’Histoire d’amour : ces ellipses cérébrales et ses syncopes linguistiques… ou quand le théâtre, espace d’illusions, donne la possibilité d’explorer les plis de l’esprit, les recoins du cerveau, les aveux du corps dans une image remodelée où la perfection esthétique permet de sentir la texture poétique d’un affrontement et d’une intimité irréels.