Cette page requiert que JavaScript soit activé pour fonctionner correctement. / This web page requires JavaScript to be enabled.

JavaScript is an object-oriented computer programming language commonly used to create interactive effects within web browsers.

How to enable JavaScript?

Fragments d’Arendt – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
illustration article

Fragments d’Arendt

D’un geste donné aux enfants (Romane, Ariel, Ysaure, Guilad nés Oren) qui ont pris place dans Fragments du metteur en scène Charles Berling, couper le bruit cacophonique des postes de radio disposés sur scène. Leur substituer un silence furtif avant que la comédienne Bérengère Warluzel n’apparaisse et ne fasse entendre une parole et donc une pensée articulée : celle de Hannah Arendt. Moment presque indistinct du temps où les spectateurs prennent place au Théâtre Liberté de Toulon. « Presque indistinct », soulignons-nous, car le silence était déjà là, à vue, dans les piles de livre disposées sur une table, à même les touches d’un piano en attente de mesures sonores, sur les visages aussi des interprètes et des pantins/mannequins qui étaient attablés… À même encore le rideau rouge du théâtre, en fond de scène, qui ne se lèvera pas puisqu’il joue le rôle d’un souvenir muet et persistant. Peut-être celui qu’a conservé précieusement Hannah Arendt à qui Paul (son père disparu trop tôt) et Martha (sa mère) ont offert un théâtre de marionnettes[1] à l’âge de six ans. Moment rare que ce bref instant où Charles Berling met en scène le théâtre, ce qu’il peut raconter, s’écartant des bruits du monde, pour faire entendre les voix plurielles qui le regardent et en rapportent les récits comme l’Histoire. Ou comment le théâtre demeure ce lieu exigeant et fascinant quand, servi par l’attention, il s’éloigne du divertissement pour augmenter le dialogue avec ce que nous sommes, ce que l’on pourrait être, ce qui nous regarde.

Arendt, « Mère » courage.

Soit un titre « provocateur » pour parler de celle qui n’eut aucun enfant, mais qui, à la réflexion, est vraisemblablement le titre qui désigne chez Arendt une souveraineté de la pensée pour celle qui n’était pas étrangère à Brecht et ses affrontements qu’elle connut dans l’exil contraint. D’Arendt, on aura raison de convoquer l’œuvre qui demeure d’actualité. Sans doute parce qu’une partie de cette œuvre aux titres choisis et percutants (Les origines du totalitarisme (1951), Condition de l’homme moderne (1958), La crise de la culture (1961), Eichmann à Jérusalem (1963), De la Révolution (1963), Du mensonge à la violence (1969)…) inscrivent son auteur à l’endroit d’un regard singulier qu’elle exerce sur le mouvement des sociétés du XXème siècle. Mouvement de l’Histoire qu’elle commente, analyse et dissèque. Regard sur l’Holocauste, la Shoa, les pouvoirs autoritaires, les sociétés de contrôle… et qui permet d’en saisir le fonctionnement et les principes ou les fondations : la banalité du mal, la peur comme grande régulatrice des comportements, la massification et l’aveuglement, la responsabilité, le droit, le commun… Livres d’analyses inscrits dans une Histoire dont elle fut contemporaine, mais qui réfléchissent aussi des constantes, des formes pérennes de comportement, des « travers » humains que l’on trouve d’une époque à l’autre. Lire Arendt, aujourd’hui, c’est ainsi, et peut-être toujours, voir dans cette écriture un des reflets de l’époque où nous vivons qui ne se sépare pas de ses tics chroniques : racisme, foi aveugle, violence, aliénation de l’autre et de soi, etc.

Mais, et pour autant qu’Arendt est cette politologue au regard acéré qui philosophe (comprenons « qui pense ») l’architecture des sociétés contemporaines, il y a chez la new-yorkaise d’adoption, un autre lien à l’écriture, complémentaire et fondateur. Quelque chose qui renverrait, comme chez Walter Benjamin, à l’esprit adamique de l’écriture et du langage que l’on trouve chez elle dans la pratique de la poésie (Heureux celui qui n’a pas de patrie, poème de pensée), et antérieurement dans la lecture de Saint Augustin (La cité de dieu) dont elle a étudié le dessein jusqu’à lui consacrer un doctorat et dont elle fera un nouvel essai Le concept d’amour chez Augustin (1929)[1].

L’œuvre de Hannah Arendt se nourrit ainsi d’un flux et d’un reflux, d’une observation concrète du monde dont elle livre la barbarie et qu’elle délivre en promouvant l’idée d’une espérance relayée par la poésie qui est un entretien infini avec le langage : sa naïveté ouverte et disponible. Dès lors, si de Saint Augustin elle a analysé les deux formes d’amour (Amor dei et amor sui : l’amour tourné vers l’autre et l’amour de soi) ; si à l’évidence Arendt espère dans un Amour délivré de l’égoïsme à l’ombre duquel poussent et croissent toutes les infamies ; c’est parce qu’elle appelle à un monde éduqué par la pensée, un monde pensant où la poésie s’apparenterait à une école de la libération à même de nous séparer de l’Hilflosigkeit (la détresse structurante et originelle).

Et alors qu’elle laisse inachevé La vie de l’esprit à cause d’une crise cardiaque, Arendt aura été cette « penseur-de-cœur » de l’éducation, et précisément de la nativité au sens où ce mot, convoquant le thème de la naissance, permet d’imaginer une renaissance. C’est-à-dire, la promesse du différent, le moment où l’imprévisible dans le temps de son apparition, est un possible qui nous éloignerait des pestes brunes et noires, des maladies dont souffre le corps social, des cancers qui rongent la pensée. De Hanna à Anna (Fierling dite « Mère courage » chez Brecht), l’errance, l’exil, la vie de parias (s’ils sont leurs biens communs) abritent aussi une hospitalité fondée sur la conviction que l’on ne peut laisser l’Homme être dominé par d’autres que lui (cf. Brecht), pas plus qu’on ne peut abandonner l’Homme et le laisser être dominé par ses passions (cf. Arendt). C’est là, l’un des traits de la pensée de cette Mère-courage-Arendt affranchie de tout idéalisme, espérant que du « ventre d’où est sortie la bête immonde » (Arturo Ui) puisse naître autre chose du corps social : une pulsion de vie.

Le Dictateur, 1940

La classe…

Elle apparaîtra avec une immense pile de livres comme une institutrice qui vient déposer ses manuels d’école. À moins qu’elle n’apparaisse comme celle qui est en dialogue, continu, avec les livres de sa bibliothèque et donc des pensées qui lui sont antérieures, mais si familières. A moins, encore, qu’elle n’agisse dans un décor mental induisant un rapport au père (bibliophile) et à la mère (pianiste), tous deux épris de pédagogie, lui ayant légué un carnet manuscrit Notre enfant, soigneusement recouvert d’un tissu bleu gris (couleur des robes de Romane et Ysaure qui sont sur scène).

Elle ne fume pas contrairement à Arendt, mais elle fulmine avec douceur. Quand Berengère Warluzel apparaît dans sa robe sobre à manches longues, une ceinture nouée sur le bas ventre, c’est une image de simplicité qui vient au plateau. Et d’une voix prise dans le murmure d’un dialogue intérieur rendu audible, elle partage une question « comment faire naître le désir de penser ? ».

Voilà, au commencement de Fragments, au milieu des livres et des enfants, à côté d’un piano coupé recouvert d’une pauvre couverture grise, à même la proximité de pantins figés qu’on dirait empruntés à La classe morte de Kantor ou à L’instruction de Peter Weiss, il y a cette parole augurale ou cette question qui est à l’origine de son œuvre, laquelle est une réponse. Passant alors délicatement d’un bord à l’autre des rives de la scène, effleurant ici les cheveux soigneusement peignés de l’un des enfants ou la joue d’une autre, posant sa main affectueuse sur l’épaule de l’un d’entre eux, Berengère Warluzel parle Arendt comme on le dirait d’une langue aux accents singuliers. Arendt, dis-je, laquelle ne fait aucune leçon, mais avance seulement des bribes qui serviraient la compréhension pour saisir l’incompréhensible. À la question posée que l’on pourrait augmenter par une citation de L’Humaine condition : « Ce que je propose est donc très simple : rien de plus que de penser ce que nous faisons », la comédienne convoque alors l’expérience et l’observable du monde : ce qui a été fait et porte le nom d’Histoire. Récits cruels rappelés quand le nom d’Auschwitz est détaillé, horreur du sourire « lunetté » d’Eichmann… Plaidoirie contre les idéalismes qui nous tiennent au seuil de la folie soutenue par « la camisole de la logique » dira-t-elle, répétant Arendt… Instruction du « pavlovisme » des masses qui nourrira les penseurs de l’école de Francfort (Benjamin, Adorno, Horkheimer…)… Soit une mosaïque de récits du monde qui forme les paysages détruits de l’espérance en l’Histoire. « Détruits » ou l’anagramme de « détritus » qui collerait aux basques de l’humanité. Et de saisir que cette énumération qui semble mettre un terme à tout horizon meilleur justifie la question « comment faire naître le désir de penser ? » lequel pourrait, peut-être, s’il s’exerçait un peu, soustraire la condition humaine à ce devenir-détritus.

Eichmann, la banalité du mal

Mais, et dans les intervalles que forment les fragments de cette parole qui rapporte une œuvre, il y a aussi l’étonnement, le plaisir, l’enjouement, la gaieté et quelques rares brins de folie qui se regardent comme les braises, et non les cendres, de la vie… Étonnement et fascination pour Le Messie de Haendel qui est, in fine, une ode à toute naissance ; plaisir de se souvenir d’un extrait de poème de René Char « notre héritage n’est précédé d’aucun testament » quand elle répond, en 1973, dans un entretien, à Roger Errera. Enjouement quand Bérengère Warluzel dessine « Sa terre » (comme Chaplin-Dictateur jonglant avec sa mappe monde) sur le whiteboard qui, au sens strict du mot (tableau blanc collaboratif), finit par souder la petite communauté de la classe en des élans d’attention. Dessin qui semble reprendre les premiers vers de l’un de ses poèmes : « J’aime la terre/comme on aime un voyage/un endroit étranger… ». Gaieté encore, quand elle se met à chantonner sans se soucier du juste et du faux, ou à danser sur la table esquissant une sorte de Kung fu qui repose sur le « coup fantôme ». Danser, parler, chantonner ou des signes de lutte tous empruntés à l’art, cette ressource et ce réservoir d’espoir que les spectres funèbres ne peuvent balayer. Plaisir de dire les mondes poïétiques qui tutoient les limites du langage.

Ainsi va Bérengère Warluzel qui, sans jamais s’enfermer dans un écart de voix, est traversée par la pensée d’Arendt. Et de repartir comme elle est venue en front de scène, avec ses livres qu’elle emmène précieusement, les habitants et les chérissants tel un porte-bonheur. Et, disparaissant, comme par un nouvel enchantement, voir le portrait d’Arendt apparaître sur le whiteboard qui aura accueilli les croquis d’une pensée portée par l’amour.

Jamais classe ne fut aussi paisible, jamais l’éducation ne fut aussi puissante au son des sonates enlevées aux touches du clavier du piano, et des mots. Jamais l’instructrice que fut Bérengère Warluzel ne fut aussi proche de ce qu’Augustin appelait la païdéïa : la science de l’élévation de l’âme et sa mise en œuvre dans la cité qui, elle, n’était autrement incarnée qu’à l’endroit de la scène.

Bérengère Warluzel dialogue avec les livres

Fragments

Si ici et là, la critique parle de Fragments comme d’un solo ou d’un seul en scène, le metteur en scène Charles Berling a travaillé à quelque chose de beaucoup plus subtile où Bérengère Warluzel, équipée d’un micro à peine perceptible, joue de sa présence physique au plateau, alors que sa voix est relayée et amplifiée, enveloppant tout l’espace de la scène. De ce dispositif, naît un effet dramaturgique où la voix de la comédienne s’incarne comme le relai d’une pensée vivante qui vient d’outre-tombe. Manière chez Charles Berling de rendre sonore un dialogue intérieur, un dialogue avec soi-même, un « Penché sur soi »[2] et Arendt où la parole suspendue se fait adresse et est destinée non seulement au jeu de scène, mais également vient directement interpellé le spectateur. Un dialogue avec soi-même construit encore sur la présence de ces témoins que sont les enfants et qui, parfois, dans un rapport d’interchangeabilité s’approprient le texte d’Arendt et ses idées, parfois aussi ses dessins qu’une installation vidéo permet de partager dans leur réalisation.

Charles Berling travaille ainsi, recourant à de multiples formes de duplication (entretien, rencontre avec des journalistes, présence du public sur scène, etc.) à mettre en chantier l’idée maîtresse de Fragments : « comment partager le goût de la pensée ? comment initier la pensée chez les uns et les autres ? »

C’est, me semble-t-il, au-delà du contenu du récit, ce souci de l’adresse qui impose une dramaturgie du fragment. C’est-à-dire, au sens où Pontalis s’en explique quand il interroge la singularité du fragment, une manière de trouer l’œuvre d’Arendt et de créer ainsi des espaces qui favorisent le dialogue avec elle et les différents paysages qu’elle convoque. Paysages de souvenirs d’enfance, de l’exil, de l’Histoire… que Charles Berling disposent au plateau. Fragments, chez Berling, chez le metteur en scène, se décline ainsi sous la forme de petites touches qui touchent non seulement l’oreille, mais sollicitent aussi le regard, écartant l’œuvre imposante de Arendt d’une sacralité qui la priverait du public à qui elle s’adressait.

Dès lors, on regarde les dessins naïfs, les piles de livres, les gestes tendres et rares, la danse de Bérengère Warluzel, comme on écoute les éclats de la pensée d’Arendt, la voix souple et presque maternelle de la comédienne, les questions des enfants qui viennent s’intercaler… comme un monde où traits et sons s’accordent et relaient une dramaturgie de l’hospitalité.

Mot thème que celui-là, dans la mise en scène de Charles Berling qui, exigeant une écoute, donne au spectateur, le goût et le désir d’écouter, comme la volonté d’entendre et de comprendre.

Et de se dire qu’à la question augurale que posait Arendt « comment faire naître le désir de penser ? », Charles Berling, trouvant le geste juste, répond à la question d’Arendt par le théâtre. Faisant de la pratique du théâtre le lieu de tous les possibles…


[1] Le concept d’amour chez Augustin, édité chez Rivages (1999)

[2] Poème d’Arendt qui commence ainsi : « Quand je contemple ma main ­– objet étranger qui me ressemble – je ne suis dans aucun pays, je ne suis soumise à aucun présent, aucun ici, je ne suis soumise à rien… », in Heureux celui qui n’a pas de patrie, poèmes de pensée.


[1] Offrir Le petit théâtre de Hannah Arendt de Marion Müller-Colard et Clémence Pollet qui rapportent ce souvenir et bien d’autres, ainsi que sa pensée sous la forme d’un conte philosophique adressé à tous les publics.