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AVEC HEDWIG. LE JOUR ET LA NUIT DU THÉÂTRE. – L'!NSENSÉ
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AVEC HEDWIG. LE JOUR ET LA NUIT DU THÉÂTRE.

Par Mayeul Victor Pujebet

Une mise en scène de Malte Schwind
Avec Naïs Desiles
Des lumières de Iris Julienne

Mais qu’est-ce que ce spectacle a fait de moi ? J’ai cru vivre quelque chose mais c’est tout à fait autre chose qui m’arrivait. Spectateurs, comme nous sommes fragiles ! La scène est là pour nous servir – elle a besoin de nous – et elle nous tient au même moment à sa merci. À la fin, me voilà pris. Je me sens piégé. Je le vois bien, on n’a pas voulu me tenir au courant de ce qui se faisait. Et c’est au creux de mon ignorance que le spectacle a joué sa vie.

Tout théâtre ne s’engage-t-il pas dans cette humble prétention : qu’il y a quelque chose à vivre. Une chose que, lui-même, ne peut pas anticiper complètement, et qui ne peut pas préexister à la représentation.

Alors, si cette chose, en effet, a été vécue, il devient presque impossible d’y revenir. Une fois passé, le spectacle n’existe plus. Il a provoqué son propre oubli. Pour nous, spectateurs, tout est comme irradié – brûlé – dans la lumière violente de l’Après-coup.

À vrai dire, je suis encore sonné par la frappe qu’Hedwig Tanner m’a infligée.

 

LA NUIT.

Une femme avec une chaise loin de nous. Hedwig avance, elle se confie, elle doute d’elle-même et rêve à changer les contours de sa vie. C’est nous Simon, son frère, mais nous le sommes de façon approximative. Hedwig ne nous dupe pas elle-même : nous sommes encore bien moins que cela. D’ailleurs cette parenté ne saurait simplement s’imposer à nous. Et pour un moment, Hedwig s’en accommodera volontiers : un frère c’est peut-être trop peu quand il y a toute une salle devant soi, une foule discrète de regards qui ont bien voulu se poser là. Alors restons quand-même un moment, l’un pour l’autre, des étrangers. Surtout pour cette nuit où Hedwig réclame tendrement sa liberté. Elle l’obtiendra plus aisément dans une partielle obscurité et un anonymat à demi.

Pour autant, Hedwig n’ôte pas devant nous son habit du jour ; elle l’arrange pour ses nouveaux rôles – les plis de sa robe bleue, ses cheveux épinglés, ses pieds rehaussés dans des chaussures noires qui les serrent davantage que ne le demanderaient des pieds, et ses jambes que des bas estompent. Cet habit qui le jour fait de la jeune femme une institutrice respectable – la respectabilité, en vrai, lui fait mal – mais qui la nuit nous dit autre chose d’elle. C’est comme si le même habit, devant nous, changeait discrètement ses significations et sa valeur. Hedwig est une figure du courage. Benjamin l’a bien senti chez Walser : « il ne sait du reste montrer que des  »héros » ». Et l’héroïsme d’Hedwig monte comme une pâte sous l’influence mesurée de sa levure. Il compose devant nous sa solennité. Directement, c’est ce qui nous marque : une gravité générale qui n’est pas simplement le fait de cette voix profonde que Naïs va puiser au fond d’on ne sait quel égout secret. À l’intérieur de son doute, Hedwig ne vacille pas, elle se précise. C’est une rêveuse rigoureuse – elle connait à la lettre ses fantasmes, et si elle nous les récite ce soir c’est moins dans le but de s’y perdre que dans celui de se rendre plus exacte. Comme le funambule de Genet qui a éprouvé la nécessité de s’ordonner ; comme la danseuse Antonia Mercé, quand en parle Garcia Lorca : à la recherche de son profil, contre le haut péril d’obscurité.

Qu’elle est solide alors, Hedwig, dans sa fragilité ! Et son habit soudain lui donne une forme retenue de majesté. Sur la scène, Hedwig se change en paroles et en images. Par divers essais de soi, elle cherche sa place, étudie des postures, tente des rythmes : se précipite sur un fantasme ou, très lentement, l’articule. La jeune héroïne peut bien invoquer une violence. Être violent, pour cette nuit et sur cette scène, ce ne peut pas être : déchirer le voile qui toujours tamise la vie, comme une lamentable paire de bas résille. Ça n’est pas non plus : crever la membrane entre le monde et soi. Non, d’une certaine manière, la jeune femme – et l’actrice – choisissent de resserrer la résille. De raffermir le voile. De trouver cette existence propre à la membrane. N’est-ce pas la seule réponse possible pour cette Nuit, devant la vie du jour qu’elle ne peut pas atteindre ? De même, Nicolas de Cues comprenant qu’il ne lui fallait pas d’abord franchir le mur qui séparait son ignorance de la connaissance de son Seigneur et Bien-aimé, mais être dans le mur.

Le mur où Hedwig se tient, vivante, c’est son Image. Elle nous la tend comme une main pauvre pour l’aumône. Car la majestueuse Hedwig ne cessera pas pour autant de trembler en s’approchant. Elle se fixe et en même temps se fuit. C’est bien là une soeur cadette de Walser : sa noblesse ne peut être reconnue que dans la maison des Petits. Alors, c’est si tenu, cette frêle ampleur qui est la sienne. Et qu’elle semble fragile, Hedwig, dans sa solidité !

Qu’est-ce qu’est devenu le spectateur dans tout ça ? Moins qu’un frère, c’est évident. Un qui écoute, un qui regarde. Un qui reste un peu bêtement fasciné. On nous a fait assoir dans la grand-salle des désirs d’Hedwig pour, de l’intérieur, nous en refuser l’accès : on nous tient à distance ; on nous garde au seuil de ses images. Finalement, nous ne sommes jamais les confidents qu’on aurait cru pouvoir devenir : devant nous, Hedwig ne cherche pas à être plus vraie mais à être plus délivrée d’elle-même. En cela, le spectateur est un adjuvant : je suis l’allié de cette intime féérie qui se précise. Car c’est par notre retrait, et notre insistance à rester, que la faible lune blanchâtre des néons s’arrête un peu plus longtemps sur ce visage spectral, et avec plus d’empressement y creuse l’espace d’un profil libre.

Mais la nuit tombe. Et au cœur de cette obscurité profonde dans laquelle Hedwig se couche et se tait, le spectateur exige d’être également englouti. Il a bien collaboré ; maintenant qu’on l’emmène ! Qu’il prenne part lui aussi au Grand Silence ! Heureusement, la scène n’est pas sourde à sa réclame, elle le prend généreusement avec elle, sous ses larges ailes de dragon assourdissant.

Mais qu’est-elle au juste cette dévotion si facile que l’on éprouve, dans les théâtres, pour ces offrandes de nuit ?

 

LE JOUR.

Une brise légère passe par toute la scène. Un projecteur joue à faire le soleil. Naïs, les cheveux défaits, nous accueille avec un grand rire. Elle et Hedwig peuvent ranger à présent leur courage et leurs airs de Reine du sommeil. L’aube les cueille dans un inattendu état de gaité. Toujours cette gaité chez Walser, qui tient de la magie et peut-être aussi d’une vivace résolution de superficialité. Hedwig n’est plus une à qui manque, elle est l’autre qui possède. Une privilégiée qui réalise, dans un brin de grossièreté, que tout depuis toujours se trouvait à sa portée. Alors Hedwig peut être semblable à cette matinée qui la surprend : frivole et solaire. Moins jouée par ses images que soi-même enjouée. On la voit qui lutte avec une couette trop blanche et trop grande pour sa légèreté. On remarque : c’est vite bête une couette. Ce qui n’est pas anodin chez Walser : « Jamais personne n’aura l’air plus bête et joyeux que moi » disait fièrement le narrateur d’un des microgrammes. Et ce n’est pas sans fierté que la grave Hedwig devient coquette – avec elle, on devient presque amant au bord du lit (d’un lit qui du reste est placé loin de nous).

À vue, le théâtre ose sa dérision. Il se défait de ses images et inflige une large et heureuse cicatrice à sa magie. Le spectateur susceptible se sentira peut-être un peu humilié par ce revirement ; certains refuseront même de voir cette vraie nudité d’Hedwig qui se joue dans son insolente jovialité. Après coup, on sait pourtant comme cette très légère blessure qu’on nous inflige est la minuscule porte par laquelle Hedwig passera pour être admise en nous. Ne pensons pas trop alors que le jour se moque de l’ancien théâtre de la nuit. Simplement le jour sait s’en servir. Et mieux se révéler contre lui.

Une étrange logique se joue à présent : la superficialité, mieux encore que la solennité, nous implique. Le relâchement nous compromet. Les grands rires d’Hedwig nous font rire ; ses soupirs nous font soupirer. De manière générale, peut-être que l’actrice et le personnage ne peuvent être d’abord que cela : des êtres attachants. Mais peu à peu s’approfondit l’attachement. Sans jamais alourdir, mais par touches minutieuses de légèretés. Les coquetteries, sans qu’on s’en rende compte soi-même, ne jouent plus en notre surface. Elles se déposent plus en bas de nous-mêmes. Comme une pile de feuille blanches qui finit par atteindre le ciel.

D’ailleurs : le lit ne s’est-il pas drôlement rapproché ? Et qu’a-t-elle cette Hedwig, droit devant nous désormais, à nous donner rendez-vous ainsi sous les larges lucarnes de ses yeux ? Naïs a ce pouvoir singulier, et qui se joue dans cette manière qu’elle a de toujours regarder plus loin que ce qu’elle peut raisonnablement voir : elle nous fixe, et très singulièrement, sous son regard, je suis écarquillé.

Il aurait fallu prévoir – il y a certaines gardes qu’il ne faut jamais baisser. Avec quelle simplicité Hedwig s’est assise sur le pauvre lit de mon être. Hedwig, inquisitrice et superficielle. C’est évident : je suis l’acteur d’un drame que je n’avais pas suspecté. Et la jeune femme a désormais des droits sur moi.

Le spectateur est frère – mais c’est une tâche plus difficile que ça en a l’air. Hedwig nous connait bien – et forcément mieux que nous-mêmes. Elle nous humilie tendrement, c’est sa manière à elle de nous prêter une valeur. Elle nous révèle le rôle que l’on aura à jouer : partir. Le frère – le spectateur – sera pour toujours : celui qui doit s’en aller. Celui qui a refusé, peut-être, qu’on le fixe quelque part, dans quelque amour que ce soit. Mais ce qui, du côté du frère, a sûrement ses visées, nous devons l’assumer, nous autres spectateurs, dans une plus totale absurdité. Nous voilà placés devant la pure responsabilité de sortir.

Et il aura fallu que, par-delà notre volonté, on nous engage dans cette voie-là du départ pour que cruellement l’on éprouve comme on se sent à l’inverse d’un frère prodigue.

Elle était donc plus qu’attachante notre jeune sœur improvisée. C’est par un arrachement qu’on veut nous faire comprendre comme nous lui appartenons désormais. Nous autres – le second enfant Tanner – que la Scène compte parmi ses familiers.

Après avoir pleuré, Hedwig reste assise.

En elle, nous avons d’abord rencontré une femme grave, et noble même dans sa modestie. C’est une enfant que nous devons quitter.

Pour moi, quitter finalement la salle – certes en dernier – n’a que précisé le sentiment que je ne serais pas capable d’en sortir. Au dehors, d’ailleurs, j’ai vite regagné une chaise pour m’assoir : retrouvant cette posture à laquelle j’avais bien senti que le spectacle me condamnait – être celui sur le départ mais qui reste, celui qui reste mais qui doit partir.

La première chose que j’ai réalisée, c’est qu’un grand Départ, d’abord, ne nous déloge pas, il nous fige. Et cette posture dans laquelle j’étais figé devait faire mal à voir tant il m’a semblé être assis sur mon vide. La tête baissée au milieu de tous les gens qui parlaient – les deux coudes sur les genoux, une main sur le visage – le pouce qui remonte la tempe, et l’index déplié tout du long des arcades – je mets la main ainsi, il me semble, pour faire comme un qui réfléchit, mais je tremble. Et de faire semblant de réfléchir en regardant le sol, j’ai fermé les yeux et j’ai pleuré davantage.

Ce spectacle m’a fait connaître un sentiment que je ne savais pas même qu’il existait – mais c’est plutôt : qui avant lui n’existait pas. La honte qu’il y a à sortir d’une salle de théâtre. La honte qu’on devrait avoir à sortir d’un drame. À quitter cette sœur, ce qui sera forcément : l’achever, l’enfoncer dans ce purgatoire où Hedwig ne sera plus là pour Naïs, et Naïs plus là pour Tanner.

Mais je suis sûrement trop sentimental. Et c’est peut-être en deçà de la honte qu’on nous mène – car l’enfant Hedwig n’a pas le dramatisme des départs. Douillettement, elle reste recroquevillée dans sa pudeur. Et nous autres, on nous conduit dans les hangars poreux de la gêne : le spectateur est gênant quand il retarde trop le moment du départ.

Car nous le savons bien au fond : ce n’est que Naïs devant nous, et elle a naturellement froid aux pieds. Alors c’est gênant à la fin de rester là. C’est gênant de trop y croire.

Voyons :

ce n’est pas toi le frère ;

cette histoire n’est point ton histoire ;

tu n’as pas prévu pour maintenant ton départ ;

tu es prodigieusement fidèle ;

du moins, tu voudras l’être à présent.

Alors sors tout de même, cesse de reluquer honteusement tes propres pieds, et ne t’avise pas maintenant de pleurer.

Derrière moi, Malte a fermé les grandes portes noires. Et à la fin du matin d’Hedwig, je retrouve ce geste que le spectacle avait inventé pour finir la longue tirade de sa nuit – par deux fois : engloutir.

 

Mayeul Victor Pujebet