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En attendant… – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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En attendant…

En attendant le déluge (donné au CDN de Normandie), nouvelle création de Médéric Legros et David Fauvel, pourrait se regarder et s’entendre comme une sentence d’Emile Cioran prise à L’inconvénient d’être né : « il ne faut pas s’astreindre à une œuvre, il faut seulement dire quelque chose qui puisse se murmurer à l’oreille d’un ivrogne ou d’un mourant ». Minimaliste, pratiquement muet, gesticulé dans l’ombre, mime funèbre… peuplé d’écarts de sons… En attendant le déluge met au prise 5 interprètes aux épaules fragiles (Antonin Ménard, Virginie Vaillant, Agnès Serri-Fabre, David et Stéphane Fauvel) avec une tâche d’importance, un sauvetage hors d’âge de, peut-être, quelque chose qui aurait à voir avec l’humanité. Travail repris les 15, 16 et 17 mars au Théâtre des Bains-douches au Havre.

Dans le décor… bientôt ça finira.

On l’oublie, mais cela fait déjà quelques années, qu’ici et ailleurs, comme dans le Spitzberg à Svalbard, quelques-uns clairvoyants entreposent, dans des chambres fortes, des graines, des semences… et plus récemment, au même endroit et dans un autre bunker, avec le projet Artict World Archive, des photos, des textes, des vidéos… Geste dérisoire de conservation pendant que la planète Terre, mutilée, s’enlise, s’enfonce, se meurt, et que quelques self made man ou figures de Noé postmodernes (Jeff Bezos, Richard Branson, Yusaku Maezawa &co… en tête) s’affairent à développer des voyages dans l’espace.

Signe des temps où Space X, Space adventures, Virgin Galactic… sont les compagnies privées de l’ère galactique qui, au Grand Soir, vendront à quelques élus fortunés leur droit de survivre pendant qu’homo sapiens disparaîtra de Gaïa.

De tout cela, de cette extinction programmée, chacun aura été tour à tour, le témoin esseulé, le spectateur désengagé et le promoteur délirant, puisqu’incapable de régler nos pulsions, l’infernale consommation/prédation est le seul mode d’être qui aura été entretenu. Et s’il ne s’agit pas ici de philosopher, disons d’un mot que l’égoïsme pourrait bien être le trait structurant et dominant ou le vêtement qui habille l’humanisme idéalisé. Égoïsme, oui, qui s’exerce sur les environnements politiques, économiques, écologiques, ontologiques… à des échelles diverses, entre les êtres et entre les États. Sorte de maladie contagieuse qui aurait gagné moins la raison que l’usage que l’on en fait qui conduit, à terme, au déluge… Mot dernier celui-là qui, à sa convocation, exprime le chaos, la catastrophe, ou plus simplement et radicalement : la fin.

En attendant la fin…

À première vue…  À première vue, quelque chose s’est passé qui les tient dans la pénombre et dépendant d’une lumière blafarde, artificielle, discontinue. Quelque chose est arrivé qui les conduit à franchir, régulièrement, une porte fermée, pour en ramener des choses, des cartons, des plantes… Quelque chose les agit qui les tient obstinément sur le « qui-vive ». Il a dû se passer quelque chose ou il se passe quelque chose qui les retient à l’intérieur de ce qui s’apparente à un entrepôt. Il y a dû avoir quelque chose dehors et ils se sont replié, là, dans cet espace où les étagères sont plus nombreuses que ce qu’elles pourraient accueillir.

Précipitamment, ils n’ont pas eu le temps d’enfiler autre chose qu’un K-way qui est au réfugié, ce que la tente quechua est au SDF. Ils font pâle figure, mal à voir…

Dans ce « hommevarium », il semble qu’ils aient commencé à développer un mode de vie rythmé par des gestes obsessionnels et répétitifs. Ils vivent là, peut-être, et s’affairent à longueur de temps à organiser cet intérieur industriel. C’est peut-être une remise, une arrière-salle, un coin de hangar… Peut-être que ce lieu-là, ils l’ont aménagé aussi. Peut-être que ce n’était pas comme ça avant, mais qu’il a fallu s’adapter, l’adapter. Peut-être qu’ils sont arrivés là dans la précipitation, et que maintenant ils sont dans l’organisation. Peut-être… rien n’est certain et rien ne l’est plus. Rien ne l’a jamais été. Ils sont hésitants, semblent inquiets, déplacent, replacent, remplacent des cartons, des objets, des plantes en pot… Aux aguets au moindre bruits qui viendrait rompre le silence qui les a soudés en communauté, ils tressaillent, ils s’arrêtent, ils se figent. Ils font peur ou triste à voir comme si, réfugiés, exclus, reclus, clandestins ou manœuvres, ouvriers, précaires… ils vivaient sous une menace.

Et puis… Et puis, à mesure que la partition sonore d’Arnaud Léger se fait entendre dans ses méandres inquiets et inquiétants, à mesure que les images troublantes s’imposent… c’est autre chose qui se dessine. Nouveaux archivistes de l’humaine condition disparue, déménageurs de souvenirs élémentaires, résistants à l’oubli… dans les lumières crépusculaires pensées par Maëlle Denel et Médéric Legros, les cinq silhouettes « kwaitisées » ressemblent à une équipe de sauveteurs bénévoles venue au secours d’un monde d’outre-tombe. Sorte de secouristes débutants dépêchés sur les lieux d’une catastrophe ; espèce de touristes pris par inadvertance faisant au mieux… et qui ramassent ce qu’ils peuvent.

Aux prises avec un transistor qui rend l’âme, à la lutte avec un bout de papier chiffonné qu’il faudrait déchiffrer, embarrassés par la hauteur d’une plante verte qu’il faut éviter d’étêter, occupés à punaiser au mur quelques nouveaux plans inutiles à faire sécher… Ils apparaissent évidemment démunis, au point que sauveteurs ou naufragés, ils semblent débordés alors que devant l’imminence de la catastrophe, il n’y a plus de temps à perdre et qu’il y a tant à faire. C’est pris dans ce compte à rebours qui les destine à la frénésie, que le « sauve qui peut » l’emporte ; et qu’ils découvrent, après coup, le contenu des cartons qu’ils entreposent.

À l’ouverture de ceux-ci, s’entendront les pleurs d’un nouveau-né, les cris d’enfants d’une cour de récréation, les balbutiements et les rires d’un marmot avec sa mère, une voix haineuse récurrente à tous les accents fascistes, les gémissements d’un coït amoureux, le bruit d’un cœur qui bat mis immédiatement au frigo…

Soit un ensemble de flux sonores, d’éclats de voix, de fragments de sons à même de chambouler leurs corps ; de les renvoyer à un passé et à une pensée, à une image d’hier qui, au plateau, peuvent bien parfois devenir loufoques et douloureuses, drôles et ténébreuses.

En cours de route…

Est l’expression qui nomme sans doute la manière dont Médéric Legros et David Fauvel conçoivent le théâtre. Non pas un théâtre qui reposerait sur une histoire continue avec un début, un milieu et une fin, mais bien plutôt une séquence, une parenthèse, un intervalle qu’ils augmentent par des noirs intenses qui ici fonctionnent comme des coupures d’électricité… Une sorte de théâtre qui privilégierait un instantané, un espace-temps qui serait connecté à un ensemble plus grand que lui. En attendant le déluge relève de ça, procède de cette dramaturgie-là. Théâtre moins d’images que d’impressions et de sensations où l’acteur est mis au service des ombres dont il est le porteur. A l’avantage de ce style dont on mesure qu’il emprunte autant à Beckett (on songe à Quad en les regardant) qu’aux ambiances suspendues de Tarkovski (on imagine Le Sacrifice), ce duo (Legros-Fauvel) préfère, aux exposés didactiques, des touches poétiques, des micro-scènes, des précipités furtifs, loin de tout verbalisme. Passe alors soudainement une mariée perdue qui se regarde comme une fée d’ailleurs. S’entend alors un courant d’air persistant dont on ne sait s’il tient au vent d’avant ou au souffle nucléaire. Se regarde un couple derrière une fenêtre qui attendrait autre chose. Jusqu’au moment où un mot, le seul qui sera jamais visible, s’écrit sur une pancarte de bric et de broc : DANGER. Mot qui précède de peu la sirène d’alerte hurlante qui soudain retentit juste avant la fin. Se dissipe alors l’image de ce « conservatoire ». Mot, celui-là, commun à l’acteur qui s’y expose et au geste de l’archiviste. Mais, et c’est peut-être la raison pour laquelle le travail de la compagnie des Furies est si essentiel, mot qui fait du lieu théâtral l’espace d’alerte de ce dont il faut se garder…

les photos sont de Alban Van Wassenhove