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Die Gehängte : une raison en enfer – L'!NSENSÉ
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Die Gehängte : une raison en enfer

 
Solo, autoportrait, performance… Die Gehängte de Silke Mansholt, invité par la Comédie de Caen, devrait être présenté dans l’une des éditions à venir du Festival d’Avignon. Un travail poétique et historique qui tient la raison en enfer, autant qu’elle invite un monde imaginaire… On la retrouvera l’an prochain, au CDN, avec in Memoriam Nature. À voir, à ne pas manquer.


Dans un des beaux textes de Genet, il est écrit qu’un guide, un mime funèbre, conduit les spectateurs à travers un cimetière jusqu’à l’endroit du théâtre qui a été construit parmi les tombes. Et chacun qui se rendrait au « spectacle », dit l’auteur de L’Etrange histoire du mot d’…, passant entre les stèles, prendrait ainsi conscience du sérieux du théâtre et de notre affinité avec la mort qui n’est pas étrangère au geste du théâtre.
Franchissant le parvis de l’Eglise Saint-Nicolas, juste avant de voir et d’entendre Die Gehängte[[Die Géhängte de Silke Mansholt fut joué à Caen, à l’invitation du Centre Dramatique National de Caen-Comédie de Caen, du 30 mars au 3 avril 2009.]], c’est ce souvenir de lecture qui revint et s’imposa dans le froid qui ne devait à aucun moment faiblir.
Là, parmi les spectateurs qui ont passé une couverture sur leurs épaules, comme autant de réfugiés pris dans une tourmente climatique ou historique, dans la pénombre d’un espace insolite, une forme presque humaine rampe lentement, peut-être difficilement.
Un ange du bizarre
Debout, devant un micro, Silke Mansholt s’est redressée, sourit amicalement, longuement et puis parle d’une voix douce. Elle évoque l’Histoire, hésite en anglais, parle en français, commence en allemand. « Schnell, Schnell… Vite, vite. Vous connaissez l’allemand… » dit-elle, toujours en souriant. « Oui, vous connaissez », s’assure-t-elle, cette histoire allemande où quelques mots semblent définitivement associer à une violence radicale. Histoire d’une langue, donc, où un signifiant (schnell) a définitivement perdu son signifié auquel se sont substituées des images autres d’homme menaçants, de cris, d’aboiements, de trains, de corps transis et défigurés, de visages souriants et de regards effrayés, de soldats armés et de condamnés menottés à leurs valises. Personne n’ignore le bruit de cette langue et la couleur du vêtement de ces bourreaux dont Silke Mansholt est habillée. Ce cuir brillant, cette étoffe noire intense, aux plis parfaits, cette silhouette rigide relevée par un brassard rouge et sa croix sur fond blanc.
Au premier moment, alors que sur l’écran vidéo, en fond de scène, la neige tombe sur une forêt à l’envers, sur une nature insolente d’indifférence, Die Gehängte aura donc suspendu le temps, rappelé des images et convoqué la mémoire d’une communauté hantée. Précisément, une communauté d’héritiers sans âge qui se partage entre les uns, qui vivraient infiniment leur sort de victimes, et les autres, notamment elle, allemande exilée, qui serait encore le coupable.
Elle, l’allemande qui parle français, entre ainsi en confession en même temps qu’elle demande à être regardée autrement. Car Silke Mansholt est autre que ce que sa voix rappelle.
Peut-être à cause de ces ailes blanches qui lui donnent un air d’Ange du bizarre ? Peut-être parce qu’elle en appelle à la conscience sommeillante de ceux, spectateurs français, qui auraient oublié le million de morts algériens. Peut-être parce que ici, sur scène, paroles et images n’ont pas pour vocation de s’inscrire dans une muséologie mais d’être un matériau esthétique et poétique.
A l’image de cette presque croix gammée, amputée de ses branches dont elle dit que « c’est la moustache d’Hitler ». A l’image de cet uniforme qui n’en est pas un. A son image, à elle, qui bientôt, après qu’elle aura brocardé l’exploitation de cette histoire dont on fit nombre de films qui valurent nombre d’oscar à quelques acteurs, n’est pas son histoire. A son image, dis-je, qu’elle offre maintenant dans une nudité visible, mais surtout et bien davantage dans le dénuement. A la dernière image, frémissante, elle invitera à boire « un vin chaud peut-être ? ».
Une raison en enfer
Et d’ajouter que d’un bout à l’autre de cette heure funèbre et sensuelle, la comédienne aura commencé à raconter, mimer, parfois chanter différentes histoires. Celle des brassards qui enserrent le haut de son bras gauche et qui renvoient à des états de guerre, à des identités politiques ou humanitaires, et parfois tout simplement, quand celui-ci est totalement noir, à l’histoire d’un deuil. Celle aussi d’une parole qui se défait de son registre linguistique pour trouver, à trois reprises, dans le souffle profond et la respiration lente, les accents paisibles et spirituels d’un chant zen. Celle encore, en fond de scène, de dos, d’un geste chorégraphié minimaliste où les bras lancés de gauche à droite semblent chercher un dépassement de soi… Celle aussi de rituels plus symboliques où, aux quatre coins de la scène, elle observe silencieusement quelques pratiques cultuelles. C’est là, accroupie devant une bassine, qu’elle lave la croix qu’elle porte dans le dos. Plus tard, à quelques pas de là, elle couvre partiellement sa nudité d’un lis. Et c’est là, encore, qu’elle observe quelques silences lointains devant un chandelier…Où qu’elle apparaît sur l’écran vidéo, suspendue à l’envers, mangeant une pomme, tel un Saint Sébastien dans l’attente de son exécution.
Et devant la forêt qui prend la couleur des saisons pendant cet enfer, alors que la brume matinale laisse deviner les verts printaniers, les rouges et les ocres des journées automnales… Devant cette image sylvestre qui renvoie au temps cyclique, en surplomb de l’espace scénique, Silke Mansholt aura aussi construit un hors temps où son art est énigmatique.
C’est-à-dire un temps étranger aux grands récits où l’instant et l’image sont sensibles avant que d’être lisibles. Car Die Gehängte n’est pas le lieu, exclusivement, du souvenir et des formes qu’il prend à travers la remémoration qu’elle soit narrative ou plastique. Ce n’est pas le territoire d’une gravité indépassable, mais celui d’une vitalité éternelle, à jamais sacrée au-delà de toute fortune absente. C’est donc aussi ce sacré vital dont traite Silke Mansholt, enclin à la fantaisie, à l’impulsion, à la facétie à toute épreuve. Sacré qui n’a plus pour horizon les formes idéologiques qui se traduisent dans la terreur. Mais sacré qui nous invite à la naïveté nietzschéenne : celle du regard et de l’esprit qui rencontrent un art affranchi des canons et de l’académisme. Lieu de l’art, chez Mansholt, où la parole tient en balance le verbe poétique et le langage quotidien, ne donnant l’avantage ni à l’un ni à l’autre. Préférant suspendre en quelque sorte le rapport que l’oreille entretient à l’essentiel souvent placé du côté de « ça veut dire », quand il serait nécessaire, comme le fait entendre Mansholt, de laisser aux sons leur rapport à la vacuité et aux images inédites. Entendre l’inédit, plutôt que le toujours dit…
Jeter son corps dans la bataille
Est bien le geste qu’accomplit Silke Mansholt dans Die Gehängte. Et au-delà d’un titre pasolinien[[En 2000, Jeter son corps dans la bataille est le titre donnée à l’action que proposait l’Académie Expérimentale des Théâtres, à la demande de Michelle Kokosowski.]] qui s’impose par la nature même de cette performance où elle est littéralement en jeu, c’est aussi un titre qui l’inscrit dans une filiation, dans la parenté du travail scénique et conceptuel de Raimund Hoghe. Cet « ange inachevé »[[Marie-Florence Erhet, Raimund Hoghe l’ange inachevé, éd. Comp’act, 2001. L’ouvrage présente plusieurs photographies du chorégraphe.]] comme l’écrit Marie-Florence Ehret quand elle évoque le solo d’Hoghe, l’ange ailé et bossu, dans Jeter son corps dans la bataille.
Travail d’autoportrait, aussi, que celui de Mansholt où, à la manière de Schiele, le jugement (comme le rendu) est suspendu. Laissant le corps de l’interprète, demeuré seul, exposé dans sa vulnérabilité où, le dénudement est ce dénuement qui rejette au loin tout dénouement.