Cette page requiert que JavaScript soit activé pour fonctionner correctement. / This web page requires JavaScript to be enabled.

JavaScript is an object-oriented computer programming language commonly used to create interactive effects within web browsers.

How to enable JavaScript?

Hamlet prince de guerre… Noces de sang… – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
illustration article

Hamlet prince de guerre… Noces de sang…

Hamlet, mise en scène Matthias Langhoff.

Eglise Saint-Jean Dijon. Par Yannick Butel

A gauche du portail imposant de l’église Saint Jean – celle de Dijon qui est aujourd’hui un Centre Dramatique National dirigé par Francois Chattot – une immense affiche est tendue qui annonce le Hamlet mis en scène par Matthias Langhoff renommé : En manteau rouge, le matin traverse la rosée qui sur son passage paraît du sang ou Ham. And ex by William Shakespeare. Il est 17H00 ce samedi 6 décembre. Dans cinq heures, la représentation, la dernière, sera achevée… Hamlet, noces de sang et prince de guerre, reviendra à son état à jamais indépassable de spectre théâtral.

La critique, d’une certaine manière, ne peut se priver d’être comme ce chasseur d’oubli dont parle Jean-Pierre Thibaudat dans un livre du même nom. La critique et après… ou avant, devrais-je dire alors que je m’éloigne du parvis de l’église Saint Jean, deux heures avant que tout commence. Deux heures à tuer dans les rues de la capitale de Bourgogne, à regarder la petite place Bossuet, à chercher une rue sans vitrine où l’architecture pourrait se présenter à l’œil, à contempler ces ardoises enluminées qui font des toits de certaines maisons de maître de petites œuvres d’art invisibles aux yeux des passants rivés sur la patinoire montée de toutes pièces sur la place principale… Sentiment de clonage urbain : (eux aussi alors).
Avec le froid, je suis rentré dans la grande librairie Grangier et je cherche en vain le rayon théâtre. Rien ou presque sur la mise en scène, son histoire, ses maîtres… « les textes d’auteur sont au Rez-de-chaussée » me dit la dame embarrassée par ma question. Textes d’auteurs, oui, avec leurs éditeurs du patrimoine et rien sur le contemporain. Sortirai comme suis rentré : à la recherche de quelque chose.
Et c’est la rue qui m’offre ce que je cherchais sans l’attendre… Dehors, sous la pluie, dans l’artère principale, les futurs ex-salariés d’Amora (groupe Unilever) défilent pour protester contre la suppression de deux sites de production. Ils sont nombreux, donnent de la voix, plus ou moins, selon que le cortège rassemble les inquiets ou les résignés, les combattants et les syndiqués ou les gens de peu… Spectacle d’un drame que je n’avais pas prévu, prologue à cet Hamlet pour lequel je suis venu, ces salariés Unis-Levés, me ramènent à la tragique histoire du Danemark. Je les confonds à peine. On dirait l’armée de Fortimbras qui défile sous des bannières/banderoles qui font signe à Shakespeare : « Unilever ne connaît pas la crise, merci la Pologne » ou encore « Dijon en deuil, Amora fossoyeur ».
Chasseur d’oubli écrit Jean-Pierre Thibaudat, qui est à Dijon aussi. Et d’ajouter que rien ne sépare jamais vraiment, pour qui veut bien voir, l’histoire du théâtre, l’histoire du théâtre de l’Histoire. Hamlet, ce jour-là, aura commencé plus tôt…ou ne finit pas.
 
Hamlet Matériau
François Chattot, en chemise blanche mal ajustée, est assis aux tables parmi les spectateurs qui le rejoignent. Mallarméen, il crayonne au théâtre. Il fait, dirait-on, ses comptes de Directeur en ces temps de culture maigre ou, comme Hamlet qu’il va jouer, écrit comment les régler. Pose d’intellectuel de Wittenberg, étudiant soucieux de l’héritage des livres, Hamlet a toujours été une sorte de Faust prêtant aux livres un pouvoir : celui du savoir qui n’est pas sans limites. Il faudra donc passer à l’acte. Il faudra donc agir un jour et succédant à cette première image et à cette scène récurrente à tout Hamlet, dans un roulement de tambour, de cuivres heurtés, de trompettes aux sons engourdis, orchestrale et presque symphonique, se jouera la première scène. Non pas celle du rempart, mais celle de la pantomime où, comme un corps de ballet pris dans les tulles blancs, une bande de comédiens se prend dans les voilages comme autant de poissons à l’agonie dans un filet. Voilà, tout est montré en quelques minutes supérieures, oniriques et aériennes. Matthias Langhoff, dans un geste d’une grande précision, a pris la décision d’aller au plus court d’une histoire que tout le monde connaît. Parler ou tuer, écrire ou agir, penser ou… Car la fiction qu’est la pantomime est la note liminaire d’une pièce où l’esprit carnassier rode. Où le sang n’en a jamais fini de s’échapper du corps politique.
Aux premiers instants donc, dans un décor éclaté où le spectateur n’est pas étranger au dispositif scénique, où les comédiens viennent le frôler, où l’action ne saurait être centrale mais atomisée… Langhoff privilégie un Hamlet Matériau. Quoi de plus normal que ce geste pour celui qui, en compagnie d’Heiner Müller (un « frère » comme Brecht le disait de Piscator), a traduit l’œuvre de Shakespeare et y est régulièrement venu. Aussi l’idée lointaine d’Hamlet-Machine n’est pas étrangère à cette joute d’acteurs, à cette folie théâtrale, à ce cabaret Hamlet qui, se déployant, va en se déchaînant.
Mais bien avant que ne se révèle un ressac d’images et de scènes, Langhoff, encore, fait dire à Agnès Dewitte (plus tard Horatia) une sorte de prologue qui rappelle une affinité entre Müller et Langhoff liée par le théâtre. En allemand, alors qu’elle s’écarte du bout de table d’un banquet à venir, sa voix se mêle à celle, en voix off, de Langhoff. Ça commencera donc par une histoire allemande du théâtre, une Histoire allemande peut-être, ou juste l’Histoire. Avec ses chars sur toile peinte qui rappellent La Bataille, ses champs de ruines européens et ses soldats morts qui nourrissent la légende, ses cabarets enfumés qui, comme celui des Onze bourreaux, virent éclore un art que quelques caporaux devenus chanceliers qualifieront de dégénéré.
Rapidement, on sait que Langhoff n’est pas revenu à Hamlet pour en faire un de plus, pas plus qu’il n’a le souci d’en faire un de moins. La pièce est hors de portée. Entendons-le au sens musical. Elle est désarticulée, n’obéit plus à sa chronologie d’exposition, ne se décline plus sous le mode de l’attendu d’une scène après l’autre.
Ici, Hamlet est une pièce dérivée. Un écho autant qu’une série d’éclats éclatants qui lui fait rendre ce qui passe toujours un peu inaperçu et se trouve couvert par la vengeance (cette fausse piste comme nous l’avons écrit ailleurs[[Yannick Butel, Vous Comprenez Hamlet ? L’Effet de cerne II, PUC, 2005.]]). C’est bien Hamlet pourtant, mais c’est un matériau. Soit un texte mis au service du théâtre où l’histoire est remisée, remixée, dépecée… utilisée pour les icônes qu’elle convoque mais aussi les images qu’elle suggère et qui sont aussi à modeler…
Dès lors, Ophélie n’a plus les traits d’une jeune fille, mais le corps brut d’une ouvrière. Elle a une forme rude, sorte de chaperon rouge gothique d’aujourd’hui avant de réapparaître dans une blouse qui n’est que vaguement une camisole. Horatio, dit Horatia, n’est campé par Dewitte que pour en rappeler la sensibilité qui est peut-être plus féminine que masculine. Figure d’une retenue qui ne peut rien retenir des élans du prince. Polonius n’est plus ce niais chapoté, mais un monsieur au costume respectable, un rond de cuir à la barbe taillée et au verbe ordonné sorti tout droit d’un casting exigé par Ionesco. Gertrude que va jouer Emmanuelle Wion, en dame au salon, ressemble à une femme précieuse du début du siècle dernier. Enrubannée comme une Simone de Beauvoir embaumée, chic et cultivée, elle a l’insouciance d’une bourgeoise qui ne manque de rien. Et le fossoyeur JeanMarc Sthelé, avec sa casquette de chef de gare, est celui qui voit passer le diable et tout son train. Et le spectre ne fera pas peur, mais nous hantera par sa laideur. Quant à son frère Claudius, Anatole Koama (qu’on dirait sorti de chez Brook), dos voûté en fin de parcours, comme épuisé et fatigué, il finit par tomber…Et puis il y a Hamlet, François Chattot, stature de danois, souffle court et fils de mauvais genre qui court dans les salles du château d’Elseneur, fait les poubelles ou les remplit, vide son sac et sa bile, n’en finit pas d’écrire et de réfléchir. Lui fait les cents pas et les cents coups…Et repérant cela, le spectateur n’ignore pas non plus que ces comédiens sont interchangeables tout au long du spectacle. Que les uns seront chanteurs de cabaret, clowns, duellistes, chœur ou vendeurs de friandises dans un entracte improvisé où l’on fait la réclame pour la pâtisserie Mulot (qui fait le meilleur pain d’épice de Dijon).
Dès lors, encore, l’espace scénique disposé comme un archipel nous privera d’une scène figée. Langhoff aura préféré une sorte de labyrinthe articulé autour d’un plateau à l’intérieur duquel il a fait installer une plate-forme circulaire mobile. Une espèce de manège, un tourniquet ou une boîte à illusion qui, tournant, vous envoie dans la chambre de Gertrude, dans la salle d’arme… Un manège, sans doute, car la colonne dorée y fait allusion sans qu’elle nous prive de sa métaphore. « faire son manège » ou « arrêter son manège » pourrait être l’autre question pour cette multitude qui passe d’un coin à un autre, d’un lieu commun à un placard privé, d’un bureau à un cabinet de psychanalyse avec son divin divan rouge…Et de regarder cette scénographie comme une architecture qui, si elle sert à rendre la complexité des lieux, est aussi utilisée comme un ensemble de pistes où les protagonistes d’Hamlet font leur cirque. Précisément, des hors-pistes où les acteurs vont draguer les musiciens du Tobetobe Orchestra, un jazz band disposé dans une coquille Saint-Jacques. Où un cheval, coiffé d’un melon, semble désespérer d’un box. Où une figure de cabaret en guêpière et bas résille, lascivement, chante et danse. Où derrière une publicité qui vante le fromage de Danemark, les persiennes levées laissent voir Claudius manœuvrer ses sbires ou tripoter Gertrude…Où ça entonne des refrains à la manière de Songs brechtiens qui vous rappellent que le théâtre n’est pas là pour vous hypnotiser. Où la coquille Saint-Jacques, variation subtile de la noix évoquée dans Hamlet, se transforme en castelet géant pour acteurs danois venus confondre le roi. Où la scène devient salle de fauteuils rouges…
Cet Hamlet, à n’en pas douter, est à Langhoff ce que le modellbuch était à Brecht. Un livre d’images, de movies, de tableaux faits pour lutter contre l’intimidation devant les classiques.
Langhoff Machine
« Hors-pistes », dis-je, parce que Langhoff n’hésite pas. Il ne choisit pas, mais il privilégie toutes les possibilités et, entre Hamlet, Hamlet-machine, Hamlet-cabaret, Hamlet-tripot, pas une image, pas un son, pas un geste, pas un mouvement, pas une référence aux Hamlet antérieurs et imaginaires ne sera exclue. Comme si Langhoff, dans une élégance que l’on reconnaît et que l’on admirera, faisait de son Hamlet, un Hamlet témoin des Hamlet lointains ou proches. Avec élégance, dis-je, car Langhoff n’est pas venu faire une leçon, ni en donner. Tout au contraire, il a en mémoire, peut-être, le Hamlet de Benno Besson[[C’est pour le Hamlet de Benno Besson qu’Heiner Muller et Matthias Langhoff ont traduit la pièce de Shakespeare comme le rappelle le metteur en scène dans le livre d’entretiens accordés à Odette Aslan. (Matthias Langhoff, Actes Sud-Papiers, 2005, p. 29.)]] et ses masques, celui de Müller dans le printemps communiste, celui de moins de Carmelo Bene, celui de Zadek où Angela Winkler joue le prince, celui de Chéreau où le cheval est au spectre ce que celui de Troie est à la légende, celui de Nekrosius et de ses machines métalliques, peut-être encore celui de Koltès dont il aime la langue et l’écriture … Et sans doute, aussi, a-t-il en tête les quelques lignes de Brecht qui mieux qu’un autre, en une poignée de mots, distingue dans Hamlet : une époque féodale et les premières lueurs de la Renaissance, avant de conclure que le Prince fut un espoir et une déception puisqu’il sombre à son tour dans la première époque en recourant au meurtre.
Langhoff, donc, spectateur de ces Hamlet. Ici de mises en scènes qui en accentuaient le grotesque, le burlesque, le grave, le politique ; là lecteur assidu des livres qui lui ont été consacrés et des commentaires qui en épaississent la vitalité ; hier contemporain de spectacles qui en respectaient le texte, plus tard témoin des plus grandes libertés… Langhoff, dis-je, a le souci de ces traces. Souci que l’on retrouve jusque dans les costumes insolites enfilés par les comédiens, habillés du vêtement de cette histoire hamlétienne de la mise en scène où la belle robe bleue d’Agnès Dewitte côtoie le complet veston de Claudius, où les masques de bal réfléchissent ceux d’un bestiaire shakespearien, où la guenille contemporaine jouxte la fibre textile artificiellement travaillée pour faire d’époque, où la kalachnikov n’est qu’une forme métamorphosée de l’épée …
Au terme de cette aventure théâtrale où la traduction fleurie et rigoureuse de Jörn Cambreleng est soutenue par les toiles peintes tourmentées de Catherine Rankl, l’Hamlet de Langhoff apparaîtra tout d’abord divertissant, virevoltant, talmudique dans son entêtement à faire théâtre de tout comme l’écrivait Bernard Dort à propos du metteur en scène. Il apparaîtra sombre aussi quand une procession endeuillée, de gris vêtu, vient en bord de scène enterrer Ophélie. Il sera chantant et swinguant à plus d’un titre.
Mais alors que l’ivresse se dissipe, que le film des guerres du XXème siècle a disparu de la tenture sur laquelle il était projeté et que « le reste est silence » ponctue cette pénultième scène, Langhoff dans un geste nourri de la tendresse la plus intense qu’il a pour le théâtre et ceux qui le font ajoute un dernier tableau. Dans une scène finale, il fait hisser les comédiens morts dans les cintres. Rendus à l’état de marionnettes d’un drame et d’une histoire dont ils sont victimes, on les contemple à ce portique de pendus comme autant de spectres des morts qui hantent la mémoire collective. Image violente et radicale qui vaut au théâtre d’être le miroir de morts qui ne finissent pas de revenir le nourrir. Image d’une gravité éternelle qui n’est pas sans avoir de doubles dans la réalité, celle du passé et celle d’aujourd’hui.
C’est que Langhoff, une fois encore, alors qu’il aura brouillé l’idée qu’Hamlet serait le lieu d’une signification une et d’une vérité singulière, a fait de cet Hamlet une pièce de guerre. Un champ d’horreurs en quelque sorte où, comme Hegel l’a écrit, il n’est de mouvement de l’histoire que si le sang coule. Et d’ajouter qu’à cet ultime instant, le regard que porte Langhoff à Hamlet pourrait bien être celui de l’enfant de cinq ans qu’il fut et qui n’a jamais oublié « les ruines où erraient des gens terrifiés » dans une Europe mutilée par cinq années de sauvageries. Et de souligner que les ruines danoises, qu’a mis en scène Langhoff dans un dispositif fragmenté, ne sont plus une architecture anachronique mais symptomatique de conflits qui n’ont jamais cessé. In fine, cette histoire de cinq heures pourrait bien être alors une pièce archéologique. L’esquisse d’un paysage où la guerre était le revenant d’une Histoire qui aurait pour principal mouvement celui de l’éternel retour. Le miroir de ses préparatifs aussi, avec ses coups de semonces, ses complots de coulisses, ses victimes co-latérales, ses fêtes de veille de deuil, ses épisodes de palabres politiques, ses crises financières…
Regardant cette « photo » des pendus – ces acteurs pendus ou ces athlètes métaphysiques – inertes comme des carcasses à des crochets de bouchers, Langhoff y aura déposé tant une fin (celle d’Hamlet) que l’annonce d’une suite sans fin où la mort théâtralisée resterait comme la dernière séquence d’une Histoire de charniers dans un théâtre en chantier.


Remerciements à Florent Guyot du Théâtre National de Bourgogne pour nous avoir adressé les photos de ce spectacle.
Ces photos sont celles de V. Arbelet.
Copyright V.Arbelet