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Dieu comme Patient, ou l’espérance sans tête – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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Dieu comme Patient, ou l’espérance sans tête

Premier metteur en scène accueilli par la Comédie de Caen cette saison, Matthias Langhoff présente au 32 rue des Cordes Dieu comme Patient , sous-titré ou légendé Ainsi parlait Isidore Ducasse, alias le comte de Lautréamont. Une mise en scène pour évoquer ( et descendre) dans une succession de visuels sonores, entre autres, dans l’espace que forment Les chants de Maldoror…

(L’œuvre, le passage…)
Entre autres, car l’œuvre que présente Matthias Langhoff n’est rien moins qu’une exploration dans un espace littéraire qui compte de nombreux plis (on parle d’œuvre dantesque). Ou, disons-le autrement, c’est presque une œuvre à tiroir où le genre est inidentifiable, où le récit est énigmatique, où toute unité est absente, où la fable n’est plus qu’accessoire, où une langue s’échappe… Des Chants de Maldoror on dira que le lecteur y entre comme en poussant une porte qui donne sur d’autres portes et ainsi de suite jusqu’à ce que l’on sente que la clé de ce livre est dans sa construction. Dans ce labyrinthe qu’est l’écriture à l’intérieur de laquelle se déploie une énergie réflexive qui semble ne connaître aucune limite, Lautréamont écrit sans doute l’un des grands poèmes de la fin du XIXème siècle (1869). Un poème, dis-je, au sens où Benjamin définit celui-ci comme un territoire mystérieux, une énigme. Que Matthias Langhoff ait eu le désir de s’en saisir ne peut sans doute se comprendre qu’au regard de cette définition. Et curieusement, alors qu’il confie que l’idée lui est venue pendant qu’il marchait dans Paris aux alentours de la Comédie Française, cette promenade le met au plus près de Benjamin qui aura lui aussi écrit sur Paris, y décelant et décrivant la capitale à travers ces passages. Passage, chiffonnier et ange… Jean-Michel Palmier y aura consacré un livre, lui aussi, sur Benjamin, sur Paris…
Figures d’ange, de chiffonnier et autres femmes déchues ou masques grimés qui ne sont pas étrangers à la mise en scène de Matthias Langhoff, lequel pour l’occasion s’est entouré de Frédérique Loliée, d’André Wilms et Anne-Lise Heimburger. Moins des personnages que des voix, moins des caractères que des gueuloirs, moins des psychologies que des corps en proie à des tremblements alcooliques, syphilitiques et artistiques mis à l’épreuve d’une parole qui se joue de l’ordre grammatical et sémantique. Parler la langue de Lautréamont revient sans doute à faire l’expérience d’une étrangeté. Et l’écouter c’est apprendre une langue dont on devient lentement le familier. Une langue, peut-être, qui au détour de l’un de ses chants, vous arrête au seuil d’une phrase ironique comme celle qui est adressée à dieu « montre moi un homme qui soit bon ». Phrase introuvable dans la mise en scène qu’en propose Matthias Langhoff parce qu’il préfère vraisemblablement la lecture qu’en fit Maurice Blanchot lequel voyait à cet endroit « l’espérance d’une tête ». Un appel à la raison en quelque sorte, où la crise de raison se confond étrangement à une crise de folie…
(Théâtre fragmentaire)
Histoire d’un dérèglement donc qui trouve en chaque scène son lot d’images traumatiques à travers et d’abord des images d’archives prises à l’histoire du cinéma, à celle de documentaires animaliers, celle aussi de peintures… Sur le tulle tendu en front de scène qui devient un écran vient ainsi s’imprimer des histoires parallèles qui ne font qu’amplifier l’opposition entre la nature et la culture. Ce duel historique, ce conflit éternel entre ce qu’est l’être et ce à quoi il tente d’échapper. Aux premières images, il y a celle de mendiants pris sur le vif de leur recherche de nourriture, sortes d’animaux des villes, espèce de peuple sans droits livrés et abandonnés. Silhouettes mallarméennes du guignon, ils sont l’envers des poèmes, leur origine et leur réalité. Aux premières images, Langhoff campe ces campements sauvages, ces aïeuls de Don quichotte et de Saint Martin. Images violentes de ce qui n’est pas encore un cadavre mais ressemble à une lèpre qui a gagné tout l’écran du théâtre.
Faire du théâtre pour Langhoff, on le sait depuis longtemps, c’est permettre à l’Histoire d’être en scène, y compris dans ce que l’Histoire entend camoufler. Et de comprendre qu’à travers ce mécanisme scénique qui superpose les images d’une ville peuplée de mendiants et celles de comédiens aux prises avec leur art, le théâtre devient un lieu de révélation. Non pas révélation au sens de dévoilement d’une vérité, mais au sens photographique. Le théâtre est cette chambre noire où les choses viennent à devenir visibles.
Ce qui vient à être vu, à être entendu parce que l’acteur s’en fait la réplique, c’est que l’échec est le mouvement de l’Histoire. Son perpétuel aboutissement. De Lautréamont, des Chants de Maldoror, dans ce décor qui n’est ni un intérieur, ni un extérieur, mais sans doute une métaphore de la ruine et du naufrage, une image de l’abandon et du funèbre, une aire de jeu maudit… Parmi ces voix au prise avec leurs pensées intérieures, leurs vomissements existentiels, leurs coïts fantasmés… Langhoff écrit son chant. Son Lied. Et s’il convoque Heiner Müller non seulement en l’appelant, mais en recourant à un découpage qui rappelle nombre de pièces de l’auteur, entre autres, d’Hamlet-Machine, c’est parce que ce théâtre d’histoire qui est aussi un théâtre de mémoire, oblige Langhoff à revenir à une pratique du théâtre fragmentaire. Pratique à même de faire sentir une forme de tragique contemporain.
Aussi, alors que Dieu comme Patient nous livre son flot d’épisodes baroques, de textes pris en tenaille, de corps travestis par le mauvais goût amère de l’Histoire, Langhoff signe à travers cette expérience cinématographique autant que théâtrale, un retour à un expressionnisme d’actualité. Une pièce où le metteur en scène ne cherche pas à mettre ou fabriquer des images sur Lautréamont, mais où il rappelle les tableaux qui sont l’origine commune d’une humanité sans tête.