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Finir en Beauté, moins belle la vie Moa… – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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Finir en Beauté, moins belle la vie Moa…

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Finir en beauté, écrit, mis en scène et interprété par Mohamed El Khatib

Avignon Off, La Manufacture


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Rue des écoles, au lieu dit la Manufacture, Mohamed El Khatib présente Finir en Beauté[[Publié initialement sous le titre Pièces en 1 acte de décès, aux éditions L’L, Bruxelles 2104 (magnifique travail de composition typographique et éditorial), le texte sous le titre Finir en beauté a ensuite été publié aux éditions des Solitaires intempestifs.]], texte documentaire qui livre un témoignage sur la mort de Yamna El Khatib, sa mère. Rue des écoles… de la vie, El Khatib, en solo sur le plateau mais pas seul, comme Hanz dans Par les villages, parlent à ses morts et ses vivants, d’une mort, d’une morte veillée… 60 minutes, moins une, ou un zoom sur des années d’agonie, et aussi de vie, un va et vient entre Orléans et le Maroc, où par la voix El Khatib, tel un funambule sur un fil, tient en équilibre l’ironie, l’humour et la tristesse dans une esthétique de la briéveté.


Moa et Toa
C’était peut-être en 2004 ou 2005, dans le hall du Centre chorégraphique de basse-normandie que j’ai rencontré Mohamed El Khatib. Presque un hasard fortuit qui voulut qu’il m’interpelle sur « la critique », lui qui venait d’écrire un livre et de faire une enquête à ce sujet. Le temps, les cafés, une pizza ici, une salade par-là, un verre par-ci par-là… formeront les liens d’une amitié qui ira se développant sans la conscience qu’elle devient essentielle. Ce n’était pas encore le moment où lui comme moi signerions Moa et Toa nos sms et nos mails, notre correspondance. Jeu de mots que Mohamed, en attentif à la langue, en veilleur linguistique cultivera. Moa/Toa manière pour nous de marquer une proximité de pensée, un plaisir à rire ensemble, une manière d’envisager le temps. Façon en deux syllabes de marquer une interchangeabilité de nos pensées parce que, rarement, nous trouvions un espace au désaccord dans nos conversations. Bientôt, et ça serait un signe chaleureux mais aussi une rude tâche, Moa me donnera à lire son premier texte, A l’abri de rien. C’est comme ça, lui écrivait, et m’offrait ce premier livre à lire et à raconter. J’ai appris, ce jour-là, que Moa avait quelque chose en tête, quelque chose à dire, à faire entendre, à écrire donc comme son nom El Khatib le signifie en arabe, lui : l’auteur.
Puis s’éloignant de Caen, retrouvant Orléans et Nauzyciel qui le soutiendra, il y eut le passage à la scène : le faire théâtre, mais pas à n’importe quelle condition. Car El Khatib, s’il rentre dans le jeu du théâtral n’a jamais cessé d’en interroger les limites et les a priori, de repousser le divertissement ou alors n’a jamais cessé de penser le divertissement sérieux. Et comment faire autrement ? Mohamed El Khatib, franco-marocain, poète oui, poète mais aussi chroniqueur de son temps, victime des contrôles au facies, inquiet aussi de la montée du FN, héritier d’une double culture… Moa n’est en rien étranger à l’actualité puisque ces dernières années celle-ci ressemble parfois pour lui à un autoportrait. Je me souviens, parfois arrivant en retard – car Mohamed arrive toujours en retard – il posait un journal ouvert sur un titre qu’il commentait… « tu as lu ça » disait-il avec le même ton sidéré. Puis passant aux pages foot – Mohamed pourrait être entraîneur d’une équipe nationale – il poursuivait l’analyse des matchs à venir nous donnant à rire sur les pronostics ou quand il s’interrogeait sur le « référentiel bondissant ».
À A l’abri de rien succèdera Sheep, Tous les tchéchènes ne sont pas des menteurs, divers autres travaux avec des chorégraphes, des circassiens, puis un travail sur les écritures du réel avec des femmes de ménage à la Gare Franche à Marseille, puis Actoral et déjà, depuis longtemps, dans nos conversations, El Khatib me raconte la maladie de Yamna, les paroles des Mandarins PR-PU, son père déjà perdu quand l’hospitalisation est trop longue, ses allers et retours dans sa vie, entre salle de soins et scènes de théâtre. Un jour, tu m’adresseras un sms mon ami qui me prévenait de tout cela…
Et si je prends le risque d’une critique qui sort des règles du jeu social que suppose ce « genre », avec ses fourberies et ses jugements fondés de manière récurrente sur l’ignorance, ses amitiés intéressées et clandestines, c’est peut-être parce qu’à l’opposé Mohamed El Khatib entretient au théâtre un rapport non de défiance, non de méfiance, mais un rapport politique où l’illusion, l’artifice, la fiction… ne le concernent pas, lui qui leur préfère une pratique documentaire, un rapport à la langue qui s’écarte des ornements, une forme de parrêsia théâtralisée… qui n’enlèvent rien à la poïesis qui est contruction d’un espace distinct à part entière.
Bonjour…
Dit-il en venant au plateau, le livre A l’abri de rien, à la main. Puis, le lisant et notamment la toute fin, il rappelle déjà qu’il avait imaginé comment il aimerait que s’écrive la disparition, ou disons précisément, la séparation d’avec sa mère puisque la mort c’est les deux. Le ton est donné et c’est celui de l’anti-jeu, le rejet du « faire théâtre » et des mines feintes… Avec ce « bonjour » qui appelle quelques timides retours parmi les spectateurs, El Khatib vient d’écarter les conventions théâtrales et le mur entre lui et la salle. Lui est avec nous, ou disons qu’il n’y a plus qu’un Nous qui sera l’espace, le seul espace à vivre. Commence alors une histoire vraie où il revient sur sa vie aux côtés de sa mère… une descente en intimité, un road movie de banlieue et de quartiers, un voyage entre la boucherie halal du coin et les urgences de l’hôpital… Une histoire simple, en définitive, où le mariage d’une sœur, la rencontre avec un ami de la famille, un imam connecté au réseau pendant la prière funèbre, un orchestre à la trompette mal accordée, un petit bol à soupe introuvable, la philosophie de Gasoil, le dialogue avec un médecin qui parle de cancer du foie… forment les feuillets d’Hypnos d’une vie qu’El Khatib a consigné dans un carnet de notes.
Non pas un journal intime, non pas une biographie en cours de rédaction, mais bien, sur le mode de Char, un carnet de notes où voisinent dans une parenté retrouvée le poème et le précipité anthropologique, la pensée et le commentaire, la notice et son extension littéraire… Soit un espace de consignes de sensations, d’analyses furtives, d’énoncés documentaires, de gestes insignifiants qui ne s’écartent pas d’un regard ethnologique porté aux choses que cumule la vie dont ici, il est fait un inventaire qui souligne la diversité des plis de l’univers du quotidien. Finir en beauté avoue ainsi son rapport à l’étrangeté d’un monde inhospitalier et terriblement humain où l’hôpital vaut d’être le révélateur de la complexité que nous entretenons à la langue qui nous sert à tout nommer. Nommer « le cancer » pour El Khatib, le fils de Yamna ; nommer ce qui marque trop souvent l’échéance de la vie… c’est peut-être juste à cet endroit qu’El Khatib nous conduit. Là, à l’endroit où soudainement, alors que nous sommes dans un tutoiement avec la mort qui se confond ici avec celui qui est récurrent au dialogue qu’il a avec sa mère, le seul mot de « cancer » marque la fin prévisible du dialogue filial. Et la langue qui réunit devient celle, ici, qui sépare ; qui prépare à la séparation.
Sur l’écran Plasma qu’El Khatib utilise comme un tableau noir où s’écrivent les dialogues qu’il a eu avec le corps médical, avec le corps social et familial, avec le corps médicalisé ; sur le plateau où il marche à l’économie en recourant à une télécommande pour convoquer les épisodes qui l’ont tenu dans l’intimité de la fin de vie de sa mère ; sur la scène où tel un géomètre El Khatib tente de reconstituer réellement ce qui s’est passé (la place des uns et des autres le jour de l’enterrement, la manière de lever le corps et de le garder incliné dans le cercueil dans la tradition musulman, etc.) afin de donner à voir ce qui fut ; El Khatib raconte une histoire, la sienne qui, par le motif qu’elle convoque, est aussi la nôtre. Lui, le musulman franco-marocain, d’ici et d’ailleurs, lui qui rapporte l’écueil que fut la langue pour ses parents immigrés dont il ignore l’âge (tous deux nés le 10 juin 1950 par décrêt administratif à leur arrivée en France), porte alors la langue à son efficience qui fait de Finir en beauté un précis de réfléxions où, comme l’écrivait Deleuze, « on ne parle pas au mourant comme on parle aux vivants ».
C’est un peu moins qu’un album de famille et ce n’est pas le journal de deuil de Barthes auquel il fait référence. C’est un peu plus que cela et El Khatib, qui ne joue pas, gagne une présence humble qui ne s’interrompra qu’avec la fin de Finir en beauté. Et de souligner que sur le plateau où le témoignage le dispute à la reconstitution, il y a dans chacune des minutes de ce travail documentaire la livraison poétique de sensations privées de pathos. El Khatib leur préfère le récit d’une vie qui aura mêlé le rire et les larmes. Sur scène, il nous rappelle alors sa foi dans l’écriture, cette façon dont l’écriture est le lieu d’un déplacement continu. Lieu de toutes les forces et de toutes les énergies qui déjouent le temps, qui le courbent, il faut écouter le récit intime d’El Khatib et l’entendre quand il raconte avoir lu des livres à sa mère alitée. Proust, Les aventures du sultan Mourad de la légende des siècles, le Livre de ma mère d’Albert Cohen… jusqu’à imaginer qu’il pourrait défaire la mort et la repousser en poursuivant la lecture. Jusqu’à trouver le mot qui convient… et le doute qui l’aura étreint… jusqu’à nommer d’un mot non plus le deuil, mais le chagrin… le chagrin de Moa.