Cette page requiert que JavaScript soit activé pour fonctionner correctement. / This web page requires JavaScript to be enabled.

JavaScript is an object-oriented computer programming language commonly used to create interactive effects within web browsers.

How to enable JavaScript?

81, d’être debout encore – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
illustration article

81, d’être debout encore

—–

81, avenue Victor Hugo, mise en scène d’Olivier Coulon Jablonka

écrit avec Camille Plagnet, et Barbara Métais-Chastanier

Avignon 2015, Gymnase du lycée Saint-Joseph


2015_81_avenue_victor_hugo.jpg


Leur présence à Avignon pourrait être à l’image de leur histoire. D’abord absents du programme, ils ont finalement été invités in extremis et joueront, trois fois, à la toute fin du Festival, dans le In. C’est cette présence singulière, intempestive et inattendue, mais évidente et puissante, qu’interrogent aussi ces huit hommes qui, dans le Gymnase du lycée Saint-Joseph, nous font face, et font face à leur propre traversée jusqu’ici. 81, avenue Victor Hugo n’offre pas seulement la fin plus forte qui soit pour ce festival, ce spectacle – écrit par Camille Plagnet, Barbara Métais-Chastanier et Olivier Coulon-Jablonka, et mis en scène par ce dernier – révèle aussi tout ce qui manquait à cette édition 2015 : l’articulation du politique et de l’art à l’endroit d’une présence, au lieu de la parole qui déchire le réel et sa fiction, là où des corps portent le devenir de leur vie. Ainsi, dans le champ de ruines qu’a patiemment construit ce festival restera la fragile densité de ceux qui sont et disent les mots pour en nommer la violence.


81, et combien d’autres ?

Car ils n’auraient pas dû être là. Pas ici, pas prévu, pas maintenant. Audace ou opportunisme des programmateurs du Festival, ils sont finalement venus après plusieurs représentations à Aubervilliers qui ont connu échos critiques et publics. Ils sont 8 donc, 8 qui sont 80, et davantage. D’Afrique, de Côte d’Ivoire ou du Burkina-Fasso, du Bangladesh aussi. Sans papiers dit-on pour les qualifier avec cette abjection que possède le vocabulaire pour désigner des êtres en fonction de ce qu’ils n’ont pas : sans domicile, sans pays, sans rien qui fabrique ce qu’ici on croit tenir pour de l’identité (administrative) et de l’être (social). Ils sont 8 sur scène qui font de ce retranchement une présence : 8 corps qui en portent 80, ce collectif d’Aubervilliers dont ils sont issue – et avec eux tous ceux qui possèdent même récit, même trajectoire, et même lutte : immigrés en France – émigrés d’Afrique et d’ailleurs –, ils ont traversé pays, continents et mers jusque sous les ponts, dans les squats de nos villes, sous des tentes de fortune, partout où ils peuvent trouver refuge. Et puis, aidés par des associations, on leur confie une adresse : 81, avenue Victor Hugo ; pas dans les quartiers les plus chics de Paris, mais dans ces villes en marges où on voudrait les tenir. Et si le nom de l’avenue est celui du poète et dramaturge qui passe comme l’image même du pays et de la langue, c’est aussi le terme ironique qui désigne un pays d’accueil incapable d’être à la hauteur de son histoire. Aubervilliers n’est pas un point de chute, seulement l’espace où ils voudraient faire la reconquête de leur vie, avec la scène comme arme.
Et puis voilà que viennent un metteur en scène et deux auteurs : Olivier Coulon-Jablonka, fondateur du Moukden Théâtre, dont on se souvient du très sensible et intelligent Pierre ou les ambiguïtés (cette intelligence théâtrale que l’on perçoit précisément dans ce débord que le théâtre inscrit en lui-même vers le monde), avec l’écrivain Barbara Métais-Chastanier et le cinéaste Camille Plagnet, vont rencontrer ces hommes et femmes, parler avec eux de leur parcours et de leur désir, et puisque c’est d’échange qu’il s’agit, on vient avec l’idée de leur donner la parole, pas n’importe quelle parole : c’est une pièce de théâtre qu’on envisage de faire avec eux, pour eux, d’eux-mêmes.
Ce travail s’inscrit dans ce qui semble sans doute l’un des projets artistiques les plus passionnants d’aujourd’hui – justement parce que, d’aujourd’hui, il tente d’en prendre la mesure. Les pièces d’actualités que propose Marie-José Malis, directrice du théâtre de La Commune d’Aubervilliers – décidément l’espace de plus grande invention dans le paysage théâtral français… – paraissent une audace sans exemple, au moment où le temps est au repli sur des valeurs sûres, au souci des jauges et des co-productions rentables. Malis aura eu l’intuition magnifique de renverser le problème, en plaçant au centre la création non pour l’abaisser vers l’idée que l’on se ferait d’une attente du public, mais pour la produire depuis la relation que des artistes noueraient avec du public. Il faut lire le texte manifeste de Malis sur ce projet qui est une réponse renversée, politique, révolutionnaire au pseudo-théâtre populaire d’aujourd’hui qui n’est souvent que l’expression d’une soumission aux formes standardisées que souhaite le pouvoir [voir les propos consternants du Maire de Quimper tenus à l’issue d’une représentation du [festival Très Tôt Théâtre.]].
La Commune centre dramatique national d’Aubervilliers passe commande à de grands artistes et leur demande : la vie des gens d’ici, qu’est-ce qu’elle inspire à votre art ?
Les pièces d’actualité, ce sont des manières nouvelles de faire du théâtre.
Elles disent que la modernité du théâtre et sa vitalité passent par ce recueil de ce qui fait la vie des gens, des questions qu’ils se posent, et de ce temps du monde, complexe, poignant, que nous vivons tous.
Elles partent d’une population, et disent qu’en eux se trouvera une nouvelle beauté.
Mêlant parfois professionnels et amateurs, elles font du théâtre l’espace public de nos questions, elles seront suivies de débats, d’échanges et renouvelleront avec éclat, émotion et drôlerie, l’idée si belle du théâtre comme Agora.
En entrant dans ce théâtre, ma question était : est-ce que le lieu est bon pour l’art ? Est-ce que le fait d’être ici, de s’adresser à des gens précis, de partir d’eux, peut générer un art nouveau ?

Marie-José Malis sollicite donc des metteurs en scène pour dialoguer avec ceux qui les entourent afin de leur donner la possibilité de dialoguer avec notre temps. Partir de ce qui est là plutôt que de ce qui manque est le geste politique majeur, décisif et salvateur de la gauche contre l’idéal romantique qui au contraire voudrait rêver sur ce qui fait défaut : et empoisonne, et fige. Dans l’échange entre metteurs en scène, auteurs et ceux qui autour, vivent dans cette ville où le théâtre est bâti, ouvert au milieu des circulations pour en arrêter les flux et intercepter les énergies, c’est aussi le travail de l’art avec la vie, qui chercherait à rendre visible et lisible ses lignes de force non pas seulement pour pauvrement l’exprimer, ni pour en lever le dévoilement mystique, mais pour simplement nommer les espaces de partage et l’actuel état des lieux de notre temps, des forces en présence comme des théâtres d’opération.
C’est ce double mouvement, de l’art vers le réel, et de l’actualité vers l’art, qui donne la richesse de ce projet. Après Laurent Chetouane, qui a proposé une forme ouverte sur les relations entre le théâtre et les habitants de la ville, et après Maguy Marin, qui a travaillé sur l’immigration espagnole à Aubervilliers (La Petite Espagne à Aubervilliers), c’est donc autour de ce collectif du « 81, avenue Victor Hugo » que le théâtre prend la parole en la donnant, et s’en saisit pour mieux porter le fer à nos jours.
Poste restante
Ils n’habitent pas à l’adresse indiquée, car justement cette adresse est un leurre – dans cet immeuble, ils luttent surtout pour en sortir. La véritable adresse est ailleurs, celle que les corps et les regards et les voix lanceront dans l’épaisseur fragile d’une heure à peine où le théâtre aura lieu pour devenir, une heure à peine, le lieu de leur présence comme l’appel d’en sortir. Le titre du spectacle possède ainsi tout ce qui fera sa force : ce geste d’offrir et de retrancher, d’exposer à la surface l’illusion de sa possibilité pour mieux donner la profondeur d’autres puissances plus sourdes et plus souveraines. Et cette manière aussi de déjouer attentes et regards qui portent souvent les assignations les plus insupportables — mais que le théâtre pourrait aussi prendre le risque de relayer, mais que 81, … sait mettre à distance. C’est sur le fil qu’est conduit le spectacle, et ce fil est ténu – sur lui semblent danser ce théâtre et ces hommes. On les croit ici, ils sont ailleurs ; on les voit dans leurs corps glorieux d’acteurs intouchables, ils sont surtout leur propre corps, leur nom et leur visage ; on pourrait les penser arrivés jusqu’à la représentation qui abolit le devenir, ils sont encore en route. Et tout le spectacle ainsi jouera du théâtre moins comme cette forme séparée du monde pour la racheter comme trop souvent il paraît réduit, que comme un espace de la déchirure entre réel et art, ou l’un et l’autre seraient tenus à distance et comme à bout portant de nous, exposés et fragilisés pour mieux nommer ce qui relève de l’un et de l’autre, et en nous-mêmes ce qui nous en sépare et ce qui nous l’approche.
Ainsi de l’enjeu documentaire. Malis l’évoque dans son propos sur ces pièces d’actualité :  « charge documentaire [qui] vise à un effet de miroir très explicite. C’est le présent vu par le prisme de nos concitoyens. ». Mais cette charge documentaire y est précisément moins un préalable qu’un geste qui chercherait aussi à le questionner. Non pas purs témoignages de réfugiés, mais construction de leurs paroles pour tisser dans ces récits de vie les contours qui les laisseront voir. À l’écueil sociologique qui menace parfois ces théâtres ouverts aux discours – et au risque de rabattre la portée de cette œuvre sur ce qui lui donne son origine –, le spectacle répond par sa proposition en avant, non plus originaire mais d’invention, qui chercherait à agencer ces paroles par des moyens théâtraux, seuls capables peut-être de leur donner horizon et perspective. Ainsi le théâtre ne serait pas ici l’enveloppe qui esthétiserait un propos – autre écueil, symétrique et opposé, de cette méthode documentaire –, mais bien plutôt une syntaxe qui offrirait des armes pour rendre lisibles ces lignes de force. Présence de l’écriture et de l’art dans le montage, le découpage, l’organisation des paroles et des échanges, le rythme donné aux paroles et aux corps : présence qui ne recouvre jamais, dans l’affect de belles paroles écrites en surplomb, ces blocs de vies qui sont ici dressés radicalement, lisibles dans le sens du monde où ils ont été pris, parfois jetés, parfois affrontés.
Au seuil
L’ouverture du spectacle donne la loi singulière de ce théâtre qui se joue du document comme de l’art, pour rendre à l’un et à l’autre ses espaces de partage. Un homme s’avance sur le plateau, il semble venir à cour au milieu des brouhahas des spectateurs qui attendent ; les lumières sont dans la salle et sur le plateau, lui vient simplement de dire bonjour, avec cette évidence troublante que possède celui qui est là dans le même temps que nous, mais de l’autre côté de l’espace que lève le théâtre[D’un bonjour à l’autre : celui de Mohamed El Khatib lui aussi œuvrant dans la matière documentaire pour la traverser. Et singulièrement, ces deux bonjour auront ouvert deux moments parmi les plus marquants de ce festival : voir [la critique du spectacle Finir en beauté paru sur l’Insensé, et notre recension de ce texte.]]. Rapidement, l’homme qui parle voudrait nous raconter une histoire. C’est une fable ; celle du Gardien des portes closes, et de l’Homme qui voudrait les franchir, mais qu’on retient là – jusqu’à ce qu’il soit invité à prendre sa place. Les mots de Kafka — sa « Parabole de la Loi » – résonnent immédiatement : on sait bien ce qu’on va voir, l’histoire de ces migrants devant lesquels se ferment toutes les portes, des administrations qui leur demandent des contrats de travail pour qu’on puisse leur donner des papiers d’identité, et les patrons qui exigent des papiers d’identité pour leur donner des contrats de travail, toute cette organisation kafkaïenne de la vie qui se replie sur la fable de Kafka. Est-ce le réel qui a rejoint la fiction, ou la fiction qui avait su nommer le réel si justement qu’il s’en trouvait démasqué ? Peu importe finalement, tant cette parole que Mustapha nous livre dans ce temps réel du théâtre parvient à adresser : évacue la question métaphysique – que par exemple Warlikowski avait choisi d’illustrer dans son Koniec avec la même fable –, pour mieux soulever l’enjeu politique de cette image du Gardien. Car Gardiens, ils le sont tous ; gardiens de sécurité, vigiles, gardes : ce que Gauz, lui aussi immigré sans papier, dans son roman précis et féroce avait nommé les Debout-Payés. Monde où ceux qui nous gardent sont gardés par des lois qui les obligent à se tenir dans l’illégalité – monde de gardiens gardés de part et d’autre de la loi : monde de la surveillance généralisée, celle qui fait des prisonniers des gardiens comme dans tous les systèmes autoritaires de l’histoire et les Camps les plus rigoureusement organisés du siècle.
Ce prologue possède cette faculté de nous exposer, d’évidence, ce propos et son fonctionnement, le décollement de la fable sur le réel, et du réel sur le montage que l’art saura faire pour l’exposer : le documentaire n’est qu’un point de départ, jamais une finalité sociologique ; et l’art, un regard, non pas la clôture de son propre chant. Et ce prologue porté haut dans la voix fragile, haute et lancée avec les accents mêlés du conte et du témoignage par celui qui sait que l’un n’est séparé de l’autre que par la vie qu’ici on joue pour mieux l’appeler.
Vont se succéder alors de multiples prises de parole après que dans le noir le plus grand ils se sont introduits dans le théâtre, riant de ce qu’ils voyaient à travers le flash de leur appareil photo : quand la lumière se fait – et elle sera toujours là, sur le plateau comme dans la salle, lumière qui rend radicales les adresses –, ils sont là, parce qu’ils sont arrivés ici, si l’on peut dire. Un gardien (l’un d’entre eux en fait) et son chien interrompt la scène – et les récits vont commencer, l’un après l’autre racontant son trajet jusqu’ici. Loi de l’interruption : dès que le théâtre risque de reprendre ses droits (ceux de l’illusion et de la représentation), c’est le réel qui viendra le recouvrir, lui-même interrompu par le théâtre au moment où ce réel pourrait sembler prétexte à ce présent. Et c’est sur ce fil que se déroulera ce temps, entre ces deux risques pris et tenus. D’un seuil à l’autre, franchir vaut pour ce mouvement même, celui de passer, de dépasser les frontières – si la littérature est assaut contre les frontières (Kafka), l’histoire de ces hommes nous dit combien cet assaut se porte chaque jour concrètement [[« La vérité est concrète », écrivait Brecht.]] au risque de la vie. Les journaux d’actualités font le décompte des morts et des expulsés, cette pièce d’actualités travaille à en raconter la chair.
(Notes sur le chien : la présence du chien sur le plateau, au début, et vers la fin. Le souffle, le halètement affolé du chien pendant qu’on parle autour de lui, et que lui tenu en laisse n’est présent que dans sa respiration. Que joue un chien, au théâtre ? Quel est son rôle ? Et quelle, sa présence ? Objet kantorien d’une présence pure et sans affect, celui de la relation (là, tenue en laisse). Sujet d’une menace, qui est aussi un désir : qu’à tout moment le chien aboie ou hurle, ou cherche à fuir, et c’est la représentation qui pourrait soudain s’abattre sur cette vie surgie des entrailles du théâtre. Il faudrait toujours un chien sur une scène, pour faire régner cette menace. Certains spectateurs regarderaient le chien et attendraient qu’il saute à la gorge de l’un d’entre nous, ou qu’il s’endorme. D’autres voudraient qu’ils se taisent, qu’ils cessent ces halètement rauques : mais comment dire à un chien de cesser d’être là ? Présence du chien : actualité puissante du chien et du temps lui-même qui l’entoure. Présence comme de ce réel dans le théâtre. Absence du chien : quand il s’en va, on entend soudain que le halètement a cessé, et c’est là qu’on l’entend le mieux. On voudrait qu’il revienne. Quand le public applaudira la fin du spectacle, le chien affolé voudra fuir. Beauté du chien, jalousie pour le chien. Plane sur tout le spectacle cet halètement du chien qui désigne violemment et comme son envers sa soif. Spectacle qui pourrait s’appeler : la soif du chien.)
Trajectoires ou les ambiguïtés
Le trajet de ces huit hommes porte ainsi avec eux l’histoire de notre présent, comme une allégorie aussi de ce qu’il faut de courage pour franchir ces frontières et réinventer la vie là où l’Histoire voudrait qu’elle s’arrête. Et dans un monde qui proclame partout la circulation des capitaux et des biens comme le progrès du libéralisme économique et social, il est juste – et faussement paradoxale – que c’est la question de l’immigration (pourtant poussière dans le budget des États) qui concentre la rage unanime des Nations. Elles paient le prix qu’il faut de cette violence : on sait qu’il en coûte plus à l’Europe de repousser les migrants que d’organiser pacifiquement leur entrée sur le continent. Car l’enjeu migratoire est pour l’occident la pire des secousses : celle qui le démasque comme ce qu’il est. Un territoire qui ne fonctionne que sur des lois d’exclusion.
Alors ces récits qui s’enchaînent, s’échangent, se disent dans leur singularité la plus nue – l’un racontant l’escroquerie par des frères immigrés à Moscou, l’autre les vols où on ne sait pas où va atterrir, un autre encore les dérives des embarcations surpeuplées, ou les marches de trois jours dans le désert et les compagnons d’infortune qu’on abandonne à leur épuisement, et qui lâche leur passeport – le poids des morts qu’on porte avec soi dans l’errance, et parfois même leur nom, et toujours leur visage –, tous ces récits finissent par raconter une seule et même histoire dans leur différence et c’est là que le théâtre a lieu, au lieu même où la singularité des fables forgent l’allégorie des destins qui se retournent vers nous.
Il est ainsi étrange et frappant de constater que c’est dans ses moments les plus théâtraux – là où le procès verbal du temps et de la parole se saisit d’une qualité de présence, leste le poids des corps d’un passé qui se dépli dans le présent de l’adresse – que la pièce est la plus précise et gagne une justesse parfois inouïe. Théâtraux en tant qu’ils sont aussi le risque de ce théâtre (en témoigne le chien). Moment où l’un des récits rapporte le trajet en bateau de fortune : moment d’une drôlerie féroce quand le vocabulaire technique – jargon précis de la navigation – sert à nommer une dérive dans les eaux périlleuses où chaque vague peut être mortelle. On rejoue à quelques-uns l’image de l’embarcation minuscule, les roulis de la marée et les angles du cap à suivre – on prononce la science de la navigation avec une maîtrise impeccable des mots pour la nommer, mais on ne possède pas les instruments, compas, carte des côtes, coefficient des marées, ni barre ou dérive digne de ce nom. On mime alors grossièrement les mouvements de la barque et quand un navire de guerre italien vient à l’horizon, qu’il donne instruction de ne pas bouger et que tous évidemment se précipitent d’un bord à l’autre pour le rejoindre menaçant de tout faire basculer, c’est une joyeuse scène de gestes approximatifs, mais vivants ; et c’est une scène terrifiante aussi, qui porte avec elle le souvenir de morts par milliers, la tragédie des naufrages passés et pire encore, ceux qui restent à venir. Le théâtre se saisit, avec ces propres moyens minuscules du jeu et de la parole nue, et considérable de l’imaginaire et du présent arraché au passé, pour dire combien tout manque et vient s’échouer sur le récif de l’expérience. Et tout cela traversé par le rire vivant et terrible de ceux qui ont mis la mort derrière eux.
Dignités

S’achève avec ce spectacle un festival qui aura frappé par l’évacuation systématique de tout souci politique, non que le politique ait été absent, mais souvent convoqué comme un dehors impossible, au mieux métaphorique, au pire comme l’envers de l’art qu’il nous faudrait louer parce qu’au moins il sauve des laideurs du monde, qu’il nous invite au repli solitaire de la méditation : toutes ces bêtises, ces insultes. Au terme de ces trois semaines confondantes, un spectacle se tient debout et livre la poétique inversée de ces spectacles emplis d’eux même. C’est un contre-poison puissant qui soulève et appelle. Politique, ce spectacle l’est non en raison de son objet seulement mais parce qu’il fait de l’espace théâtral un territoire qui désigne les failles des communautés, dévisage les mondes qui organisent de l’exclusion au nom de l’inclusion, dresse l’espace qui travaille le présent dans l’intempestif mouvement de l’Histoire, produit un temps qui fabrique de la présence tandis que bruit l’absence de ceux-là innombrables qui sont la chair de ces corps, ceux qui attendent, ensevelis sous les papiers ou sous la mer. Ce sont ces multiples tensions qui animent un propos à la fois engagé mais qui refuse la leçon morale, tout à la fois situé d’un côté de l’histoire mais jamais en vertu d’une position de jugement, plutôt au contraire parce qu’il voudrait se situer aux lieux où s’inventent les origines et se fabriquent de la vie.
Un spectacle sans exemple dans la programmation du In. Aux assis de la pensée purement spectaculaire s’opposeront l’image et la force de ces hommes debout, littéralement levés devant nous, la précision de ces huit présences dans la parole qui manquait évidemment de tout ce qui faisait celle qu’on entendait partout sur les scènes d’Avignon. Rythme parfois empêché, langue de la non-maîtrise à l’opposé de l’impeccable énonciation des acteurs qui font profession de l’être. Car ces huit-là n’ont statut ni d’acteurs ni de comédiens, des hommes seulement là d’avoir voulu prendre la parole, non parce qu’on leur donnait seulement, mais parce qu’ils en possédaient la charge. Et cette langue arrêtée, imparfaite, défaillante parfois s’écoutait comme une réponse intense aux perfections mortes des techniques qui aujourd’hui sur les scènes les plus imposantes sanctifient le théâtre et le vident de sa force.
C’est un spectacle digne et fragile, qui sait les risques qu’il prend – et qui parfois ne semble pas toujours les éviter : risque de faire de ces corps des porteurs [Au sens où l’entend [Yannick Butel dans son propos sur La République de Platon, d’Alain Badiou.]](d’expérience pour beaucoup, et de vérité pour tous, de voix pour chacun), risque de faire de cette scène une tribune où le public se plairait d’applaudir ses propres avis – l’épilogue paraît presque sur le point de basculer. Mais jusqu’au bout malgré tout, le spectacle sait tenir l’infime jeu, fragile, qui le maintient, entre théâtre et réel, sur la voie politique de son élaboration. C’est là qu’il fabrique intimement l’espace de sa singularité. Dans les instants les plus décisifs, c’est là qu’il est le plus dangereux et fragile, et possède son intensité la plus ténue : ainsi ce moment où l’un d’eux fredonne alouette, gentille alouette…. Est-ce le signe que le migrant, assimilé, chante la chanson qui le fera paraître docilement assimilable à la culture dominante, celle qui aplanit les différences pour intégrer comme un corps ce qui lui semble hétérogène ? Ou bien peut-on entendre, dans la diction douce et altéré, les accents d’ailleurs qui percent, la mélodisation lointaine et les accents de Fela ou de Salif Keïta, oui quelque chose qui résiste et porte l’altérité là où la langue dominante chante l’inoffensive chanson de sa norme ? Immédiatement après, un des hommes s’avancera pour parler dans l’anglais commun et universel le plus simple, avec l’accent le plus étranger, combien le malentendu a marqué son parcours, et que la langue loin de lui permettre de communiquer l’a presque conduit au gouffre. Lieu du partage, et lieu de la déchirure, la langue qu’on parle ne réunit que pour séparer – ne communique que son affaissement, et ne signe que de l’inappartenance. Et pourtant c’est elle qu’on entend, et c’est en elle qu’on reçoit la violence de son affaissement, qu’on reconnaît ce qui dans les mots arrête le sens, et l’empêche. Dans la langue se joue dès lors ce que les récits traversent. Beauté de ce théâtre d’avoir saisi par la langue – le langage même, blessé et ainsi rehaussé, français d’Afrique, anglais du Bangladesh – le processus d’exclusion et le territoire possible de l’entente. Fragilité de cette scène qui donne le prix et la beauté à ce collectif comme à cette pièce, et à l’ensemble dignité et urgence.
Ces huit racontent patiemment le chemin pour obtenir leurs papiers – prétexte à vivre la vie qu’ils voudraient choisir : travailler décemment, et pourquoi pas voyager ? En entrant dans ce rapport de force avec les autorités administrative, ce collectif, appuyé par les associations, joue peut-être le jeu du pouvoir, quand il faudrait poser le problème ailleurs, et au-delà, sur la nature même de ces papiers en regard de leur présence ici. Ce ne sont pas des questions que pose ce spectacle, dont la geste militante est patente et revendiquée dans les dernières minutes du spectacle, et davantage quand il s’achève. L’un d’eux confie alors, après les saluts, que les huit acteurs ont obtenu leurs papiers[[Le Préfet de Seine-Saint-Denis, préfet délégué à l’égalité des chances, a vu le spectacle et a reçu les huit comédiens amateurs qui sont en cours de régularisation. Ils ont déjà leur récipissé.]], et qu’ils continuent de jouer et de se battre pour le collectif dont ils sont issus et pour l’ensemble des sans-papiers. On devine la stratégie retorse du pouvoir, toujours la même, et ici dans sa perversion tragique : faire de la culture un espace de valorisation et de compétition, où ceux qui ont joué le jeu ont prouvé leur capacité à intégrer l’espace social. Un peu ce que l’on voit dans le sport en somme. Mais ce spectacle refuse dans le même temps d’être réduit à lui-même et sait qu’il n’a de sens qu’une fois le théâtre achevé. C’est ici la belle complexité de ce spectacle d’interroger en retour notre regard et de dévisager celui qui voudrait trouver là bonne conscience.
Dans le cri de ces huit restent la force collective d’un projet et la justesse des paroles, l’art de composer des récits, de lever ces blocs d’êtres dans leur essentiel devenir : demeure l’épure d’une forme qui sait s’imposer d’elle-même, sans autre artifice que celui que le théâtre propose quand il saisit le réel non pour le mimer, mais pour en intercepter les forces. Oui, dignité de ce théâtre dans sa fragilité et, comme ceux dont on entend la voix (a-t-on jamais entendu autant que là, ces trois semaines durant, des êtres parler et qu’on écoutait intensément par la grâce de leur présence ?), dignité de ce théâtre et de ces hommes dans leur volonté, sur le fil, d’aller ainsi, vibrant de la ténacité d’être là et de rester debout.
2015_81_1.jpg