Cette page requiert que JavaScript soit activé pour fonctionner correctement. / This web page requires JavaScript to be enabled.

JavaScript is an object-oriented computer programming language commonly used to create interactive effects within web browsers.

How to enable JavaScript?

Voix spectrales – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
illustration article

Voix spectrales

—–

Les Entreprises tremblées et Rester vivant

mise en scène d’Yves-Noël Genod

Théâtre du Point-du-Jour – Automne 2015, Lyon


solo_2.jpg

Photo Marc Domage


Ce texte est la version condensée d’une communication faite le mardi 17 novembre 2015 au colloque international « Pratiques de la voix sur scène » organisé par Ana Wegner, Chloé Larmet et Marcus Borja au Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis à Paris. L’amitié de pensée n’y a pas été un vain mot…


Gwenaël Morin, directeur du Point du jour à Lyon, a donné les clefs du théâtre à Yves-Noël Genod depuis le 22 septembre jusqu’au 31 décembre 2015 pour ce que l’un appelle « théâtre permanent » et l’autre « leçon de théâtre et de ténèbres ». Les Entreprises tremblées est le deuxième d’une série de huit épisodes sans lien narratif mais qui sont les variations d’une même esthétique scénique. Rester vivant sera le dernier.


Spectacle très épuré en apparence et qui n’excède pas une heure quarante, Les Entreprises tremblées est constitué de trois solos successifs qui se mêlent à la fin. En son moment central, une jeune soprano colorature, Odile Heimburger, chante les airs de La Traviata de Verdi. Nous ne sommes ni à l’Opéra de Lyon ni au Théâtre des Célestins, pas dans un somptueux théâtre à l’italienne donc, mais dans un ancien cinéma reconverti en théâtre et qui porte le nom du quartier excentré où il est implanté.
La scénographie brille par son absence. Le bâtiment théâtral est livré tel quel : mur sombre tacheté du fond avec deux grands radiateurs, un placard et une horloge accrochée à jardin, un extincteur et une enceinte à cour, des gaines électriques et une corde qui pendent des cintres, un plateau nu… Il n’y a donc pas d’orchestre imposant qui exécute en direct la musique, pas d’autres chanteurs, pas de décor coûteux, pas de Diva surexposée, pas de public d’Opéra. On ne joue pas la totalité du livret et de la partition. La distance physique avec la cantatrice est relativement réduite, même depuis le dernier rang, en regard toujours d’un théâtre à l’italienne. On peut entendre une soprano colorature telle que jamais on ne l’entendrait ailleurs ainsi. L’effet est tel que je m’enfonce d’un coup dans le fauteuil comme en moi-même : fragile défense peut-être contre une entrée par effraction, avant réouverture partielle, en un hymen où union et séparation, dedans et dehors, captation et défiance face à la puissance du chant, deviennent indissociables. [[Sur l’hymen, voir Jacques Derrida, « La double séance », dans La Dissémination, Seuil, 1972, p. 215-347.]]
Dans de telles expériences, « traversées d’un péril » selon l’étymologie, on se retrouve un peu à notre modeste mesure face au dilemme entre Ulysse attaché au mât du navire, ses marins aux oreilles bouchées et celui qui entend les Sirènes mais n’est plus là pour en témoigner. Dans le chapitre inaugural du Livre à venir qui est dédié au « Chant des Sirène », Maurice Blanchot oppose l’attitude du rusé Ulysse à celle d’Achab envers Moby Dick. L’un ne fait qu’une expérience biaisée du chant, l’autre s’engouffre dans celle de l’image. Blanchot ne mentionne pas celui qui serait l’équivalent d’Achab pour l’expérience du chant. Pascal Quignard a depuis fait sortir de l’ombre la figure méconnue de Boutès : le seul qui aurait osé sauter du navire athénien. [[Voir Pascal Quignard, Boutès, Galilée, 2008.]]
En jargon phénoménologique, tout semble concourir dans Les Entreprises tremblées à une réduction du chant opératique. Odile Heimburger n’a gardé de Violetta qu’une robe, une coiffure, des bijoux et un maquillage, ainsi qu’une lettre et un morceau d’étoffe qu’elle étreint. La boîte scénique dans laquelle elle se promène est avant tout un antre où sa voix résonne et s’amplifie, notamment lorsqu’elle se met à chanter dos aux spectateurs, face au mur du fond, si près qu’elle effleure de sa main les radiateurs comme autant d’instruments rudimentaires de musique. La cantatrice s’égare hors de son lieu habituel, apprivoise un autre espace de résonance et le fait exister à sa façon en faisant chanter le mur.
Les lumières de Philippe Gladieux font ressortir la plasticité du Point du jour comme elles dialoguaient avec la beauté ruinée des Bouffes du Nord où Genod avait donné un spectacle, 1er Avril, en 2014. Par moments, scène et salle sont plongés dans un noir profond, illimité, que le chant seul de la soprano spatialise et clarifie. D’une synesthésie entre obscurité, lumières et voix naissent ainsi la plupart des spectacles de Genod.
La singularité des Entreprises tremblées me semble davantage condensée en un dispositif simple mais inouï à ma connaissance : Odile Heimburger chante les airs de Violetta en même temps qu’un enregistrement de ces mêmes airs par La Callas. Ce peut être violent pour qui se fait un nom d’être ainsi exposée à souffrir la comparaison avec un mythe – la grecque Sophia Cecelia Kalos, renommée Maria Callas, surnommée La Callas – qui peut écraser l’écoute du dispositif avant même d’en faire véritablement l’épreuve, ne serait-ce que par un habitus culturel ayant oublié les vives critiques dont celle-ci avait fait l’objet de son vivant. Dans un colloque, Puissances de la voix. Corps sentant, corde sensible, publié par les Presses Universitaires de Limoges en 2001, Hugues de Chanay observe que « l’existence du disque […] permet de répéter une performance singulière et de faire jouer à une singularité empirique le rôle, démesuré, d’une idéalité », autrement dit « [l’]enregistrement a permis de conserver par exemple les Brünnhilde (et mieux encore les Isolde) d’une Kirsten Flagstad, il est vrai impressionnante, comme ceux de la voix idéale pour ces rôles » (p. 96). Ainsi, Odile Heimburger aurait à tendre vers l’idéal préservé et constitué par la technique de reproduction pour le cas de Violetta jouée par La Callas.
C’est ce que justement le spectacle de Genod tend à déconstruire : l’enregistrement n’est pas sonorisé par Jean-Baptiste Lévêque de manière à tout submerger. Il ne provient que d’une enceinte à cour tandis qu’Odile Heimburger est au centre du plateau. Il n’y a pas d’autre accompagnement musical qui celui qui parvient de l’enregistrement. Le son donne l’impression d’émaner d’un vinyle sur lequel frotte le diamant, on entend des grésillements, la voix de La Callas nous parvient dans sa mortalité, son historicité, sa présence absence, son aura et sa perte, sa rémanence. Il s’agit pour Odile Heimburger de faire exister un espace qui serait un peu les coulisses d’un Opéra où résonnerait de loin ce qui se passe sur scène, ou plutôt ce qui s’est passé sur scène un jour lointain mais que la voix continue de hanter, les coulisses devenant peu à peu à leur tour une autre scène, toujours déjà passée et trace de son passage.
« Faire chanter la cantatrice sur une autre cantatrice – en l’occurrence la Callas – pour en revivifier l’essence et le fantôme comme dans L’Invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares », résume Genod dans son blog « Le Dispariteur » (08/10/15). Dans le récit de l’écrivain argentin, un homme se réfugie dans une île qu’il croit déserte, mais apparaissent un jour des habitants qui ne semblent pas faire attention à lui, il tombe même amoureux d’une jeune femme tout aussi indifférente, avant de découvrir enfin qu’il ne s’agit que de parfaits hologrammes qu’un savant a substitués aux habitants réels. Un mécanisme qui se déclenche à chaque marée reproduit leur dernière semaine de vie. Finalement, l’homme décide de subir le même traitement mortel par rayonnements pour devenir hologramme à son tour, adaptant gestes et paroles à ceux de la jeune femme, entrant pour ainsi dire dans la vie de cette image parlante dont il était tombé sous le charme. Il y a donc un vampirisme à l’envers de la reviviscence dont parle Genod.
On peut penser également à certaines pièces de Beckett, comme La Dernière Bande, tant le chant semble naître ici de son propre deuil. On entend la voix d’Odile Heimburger en live et celle enregistrée de la Diva et leur superposition et leur entre-deux et celle fictive de Violetta aussi un peu. Je ne sais quelle préposition utiliser pour rendre compte de l’expérience vécue : Odile Heimburger chante-t-elle vraiment « sur une autre cantatrice » comme le dit Genod, ou bien en même temps, avec, après, d’après, avant, contre, tout contre ? Ce qu’on entend n’est-il pas entre les deux chants, l’intervalle, le décalage, fût-il minime, mais qui est aussi creusé par les deux temporalités différentes, comme un pas ou une note qui seul suffit à séparer d’un abyme ou du silence ? Le spectacle porte bien son titre : Les Entreprises tremblées. C’est dire que le tremblement des cadres de réception habituels d’un chant opératique ne laisse pas indemne la langue qui cherche à en restituer l’expérience. C’est même ce tremblement qui m’a donné envie d’écrire sur ce spectacle car le tremblement ouvre l’écriture si l’écriture peut être dite recherche d’une langue qui n’est pas toute faite mais compte rendu d’une dette qui a changé les règles de calcul.
Odile Heimburger entre en résonance avec deux autres solistes. Les trois s’irradient l’un l’autre avant même leur coprésence finale. Le spectacle débute par l’immobilité totale pendant au moins dix minutes du danseur Antoine Roux-Briffaud entièrement nu mais le corps enduit d’un liquide noir qui va peu à peu sécher, manière de rendre visible le passage du temps. Il est déjà en place lorsque le public entre dans la salle. Cette immobilité peut être une violence analogue pour lui à celle de faire chanter une jeune soprano colorature sur un enregistrement de La Callas. Mais cette immobilité endurée par le danseur permet ensuite l’expansion de ses gestes sur toute la surface du plateau et le volume de la scène. Le mouvement enfin libéré fait craqueler la peinture qui a séché. Pygmalion et Galatée précèdent donc Ulysse et les Sirènes. Tout ceci sans musique, dans un silence ponctué par le grincement des planches sous ses pas et le halètement dû à l’effort. Le corps noir semble émaner du mur du fond, comme une figure sortie d’un tableau de Soulages qu’on ne soupçonnait pas contenir. Son corps ne tend à ne faire qu’un avec son ombre comme tout à l’heure la voix ne tendra à ne faire qu’un avec son écho glorieux. Il exécute peut-être un rituel perdu de deuil.
Corps et ombre qui dansent en silence, chant spectral qui résonne ensuite d’autant plus profondément, vient en dernier lieu une troisième soliste : le monologue adressé directement au public de l’actrice Anna Perrin à l’accent québécois, nue exceptés des sous-vêtements sportifs noirs et une fausse chevelure blonde démesurée. Elle vend du rêve en parlant du métier de décoratrice d’intérieur pour lequel l’important c’est la couleur. Parler déco, lumière rallumée dans la salle, après le chant pathétique d’une colorature infusé dans l’obscur, là aussi ce n’est pas évident. À chaque fois, danse, chant et parole, rien n’est joué à l’avance et la position de spectateur ne se stabilise pas.
Les images scéniques constituées par l’orfèvre Genod sont parfois au bord de la saturation plastique, sublime, esthétisante, le vide n’excluant pas le plein. Heureusement, un trait d’humour, de dérision, d’incongruité, voire de kitsch, vient faire respirer cette densité. C’est en partie la fonction du troisième solo qui désamorce la charge picturale, émotive, muette, lyrique de ce qui le précède. Mais ce qui le précède irradie aussi sur lui. C’est un double mouvement. Le discours sur la déco qui rappelle des émissions ringardes à la télé acquiert ainsi une certaine force de persuasion quand il revient sans cesse sur la place centrale de la couleur, prenant des allures de manifeste scénique. Mais les deux précédents solos étaient déjà traversés par cette ambiguïté entre densité et humour : danseur peinturluré et forcé d’abord à l’immobilité d’une statue bizarre pour les spectateurs qui entrent ; chanteuse lyrique qui doit se dépatouiller avec un mythe. La belle ouvrage est ainsi hantée pas son désœuvrement et inversement. Dans « Yves-Noël Genod : les excédents du vide », Isabelle Barbéris formule cette tension en parlant d’une « esthétique transitoire entre l’encombrement et le vide, la surcharge et la disparition ». [[Voir l’article essentiel d’Isabelle Barbéris, « Yves-Noël Genod : les excédents du vide », dans Kitsch et théâtralité : Effets et affects, Isabelle Barbéris et Marie Pecorari (sous la direction de), EUD, coll. « Écritures », Dijon, 2012, p. 202.]]
rester_vivant.jpg

Photo Marc Domage

Rester vivant sera le dernier épisode de « leçon de théâtre et de ténèbres », « leçon » à prendre au sens musical donc, comme chez Couperin. Sera-ce une reprise et non plus une création ? Pas sûr. Il en existe déjà deux versions très différentes, autre sens de « leçon ». Des poèmes de Baudelaire récités dans un noir profond en sont la matière brute. La première s’est jouée à la Condition des Soies dans le off du Festival d’Avignon 2014 : le lieu était déjà un écrin baudelairien, Genod était en direct et la durée se condensait en une heure et quart. Je vais parler de la version qui s’est jouée fin décembre 2014 au Théâtre du Rond-Point lors du Festival d’Automne. La durée a doublé, le lieu – la petite salle Roland Topor – ressemble à une salle des fête un peu glauque et les lectures de Genod ont été préalablement enregistrées par Benoît Pelé. Comment faire d’un tel non-lieu un espace d’écoute et ne pas ennuyer les spectateurs plongés dans l’obscurité pendant deux heures et demie d’enregistrements ?
La jauge est volontairement restreinte à cinquante personnes. Deux rangées de chaises, aussi inconfortables que celles d’une salle polyvalente, sont disposées dos à dos. Des enceintes monitoring quadrillent l’espace, elles font face au public à peu de distance, posées chacune à même le sol sur leur trépied, comme dans un vaisseau spatial. Les murs de la salle sont dissimulés par des rideaux sombres. Lorsque le noir total se fait, on embarque dans le compartiment d’un « train fantôme », comme préfère l’appeler Genod, pour un voyage immobile. À propos de ce « noir de velours », comme Genod dit encore, que seul le théâtre permettrait selon lui, Moni Grégo avance : « Il y a un “Noir Genod”, comme il y a un “Noir Soulages” ou un “Bleu Klein”. » (Blog « Le Dispariteur » 16/12/14)
Passé un seuil d’anxiété, ce noir palpable s’épure progressivement de sa dimension horrifique, phobique, enfantine, en dépit des thèmes funèbres abordés par Baudelaire, justement grâce à la voix qui s’y fait jour et correspond avec lui et notre écoute. Au bord incertain du dehors et de l’intime, le noir n’exclut d’ailleurs pas en nous le spectateur au profit seulement de l’auditeur. Certes, il ouvre l’écoute à une dimension d’inouï autrement. Mais il décille aussi un autre regard, intériorisé, par lequel le spectateur produit son propre spectacle mental à l’écoute de ce que lui suggèrent les images baudelairiennes. Gladieux, glas des dieux, crépuscule des idoles, ménage à intervalles réguliers un couloir luminescent pour celui qui voudrait malgré tout sortir et ponctue le « noir de velours » d’apparitions phosphorescentes de quelques acteurs qui se déplacent tout près de nous : voix qui semble ainsi prendre et perdre corps avant de retourner à son silence. On peut penser aux photographies spectrales de Nadar, qui a été un grand ami de Baudelaire, à tout ce que développe Barthes autour du « ça a été » de la photographie dans La Chambre claire. Selon les poèmes lus, le montage sonore travaille écho, amplification, atténuation, coupe, répétition, simultanéité, déplacement, trouble entre live et indirect, proximité, distance…, peut-être avec pour point de mire l’équivalent des photographies de Nadar pour la voix de Baudelaire morte à imaginer. La phonographie-échographie est sans doute malgré tout présente en filigrane de la graphie que sont ses poèmes, pour qui sait comme Genod les écouter et lire à haute voix leur écoute. Tout concourt ainsi à passer du spectacle au spectral.
La diction de Genod atteint parfois une dimension impersonnelle, devient méconnaissable, au point de se demander si c’est un autre que lui qui lit, les modulations virtuoses à l’extrême l’une de l’autre dont il fait preuve ne dissimulent pas pour autant les quintes de toux, les imperfections, les bévues, les essais, avec humour, mais toujours aussi de manière à faire entendre chaque poème, oscillant entre une tonalité ironique, surannée, professorale, mélancolique, sépulcrale et d’outre-tombe, avec une trace d’inouï persistante dans l’audible, sachant rompre son phrasé précisément dès qu’une monodie s’installe, pendant deux heures trente, en cela plus que jamais « spectacle vivant ». Pourtant c’est d’une période de maladie d’où est sortie l’idée de passer du direct à l’enregistrement. Genod voulait que le spectacle soit possible en son absence et dit avoir procédé « comme à la radio avec un montage de voix anciennes, de bouts effacés, de disques rayés et comme l’enregistrement de séminaires au dictaphone… » (Blog « Le Dispariteur » 15/12/14). Là encore, je pense à Beckett. En attendant Genod (2003) était d’ailleurs le premier spectacle du « Dispariteur ». La fatigue extrême qui sourd dans les enregistrements sans être dissimulée convient à la petite santé de Baudelaire, au fait que Baudelaire a écrit avec son corps, que le « spleen » n’est pas un vague sentiment mais une humeur concrète selon la médecine du 19e s, une bile noire qui se fait « encre de la mélancolie » (Starobinski), sang épaissi qui alourdit maints vers et les rend reconnaissables entre tous, menacés peut-être déjà par l’aphasie qui a scellé ses derniers jours. Il s’agit donc aussi peut-être d’apprivoiser la mort par la voix.
C’est Julien Gracq qui formulait ceci dans En lisant en écrivant (1980) : « Aucun vers n’est aussi lourd que le vers de Baudelaire, lourd de cette pesanteur spécifique du fruit mûr sur le point de se détacher de la branche qu’il fait plier. » Gracq oppose aussi « deux types de voix dans la poésie française » : d’un côté le « soprano », le « staccato », les allitérations « en r, en consonnes fricatives et dentales », la « profération triomphante » de Hugo, Mallarmé, Claudel ; de l’autre, le « contralto », le legato de Lamartine, Nerval, Verlaine et Apollinaire. Rimbaud aurait eu le don d’atteindre « successivement » les deux. Seul Baudelaire serait « inclassable ». Gracq repère « la singularité de son timbre poétique » dans ces « râles réprimés du plaisir » qui se feraient entendre avec « des résonances de cathédrale » et où « pour la première fois, [Éros] régnait en majesté » dans la poésie. [[Julien Gracq, En lisant en écrivant, dans Œuvres complètes, tome II, édition de Bernhild Boie avec la collaboration de Claude Dourguin, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1995, p. 664, 680-681 et 1087.]] Verdeur et pourrissement, aigu et grave, hauteur et profondeur, brisure et tenue, jouissance et répression, tel serait l’oxymore vocal inouï dans l’histoire de la poésie auquel se serait confronté Genod.
Comme le set d’un invisible dj qui se rejoue chaque soir, où ce qui change est la manière qu’ont les spectateurs de le faire vivre, on apprécie l’art des transitions entre chaque lecture enregistrée, dont on peut se procurer la liste après coup, la manière aussi dont chaque lecture est une interprétation où sens et musicalité deviennent indissociables. Mais les drogues excitantes sont remplacés par le haschich, l’opium et le vin, les lumières stroboscopiques par le « soleil noir de la mélancolie » (Nerval) et la danse se fait intérieure, avec pour partenaires « Le Squelette laboureur » et « une passante » : « Que l’amour soit un calmant », tel est le dernier vers bu jusqu’à la coupe.
Formé à Chaillot par Antoine Vitez où le livre n’avait pas d’autre évidence qu’une énigme, comédien chez Régy dans les années 1980 (Ivanov de Tchekhov, Trois voyageurs regardent un lever de soleil de Wallace Stevens et Le Criminel de Leslie Kaplan), où la membrure spectrale de l’écriture passe par une diction en résonance avec les seuils infra minces de la perception, puis comédien chez François Tanguy dans les années 1990 (Chant du bouc, Choral et Bataille du Tagliamento), où se déploie le montage des dissonances et des dissemblances au lieu du récit des assonances et des ressemblances, Genod dans ses mises en scène a fondu ces trois couleurs inimitables dans le « noir de velours » qui est sa touche et son hospitalité, lui qui a pris l’habitude d’accueillir en dandy chaque spectateur au champagne pour un « toast funèbre » (Mallarmé). Là commence son adresse.