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Soubresaut… et le sursaut du funambule – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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Soubresaut… et le sursaut du funambule

Soubresaut est la nouvelle création du Radeau et de François Tanguy. Un univers plastique et textuel soutenu par l’élaboration sonore d’Eric Goudard et les voix/corps de Didier Bardoux, Frode Bjornstad, Laurence Chable, Muriel Hélary, Ida Hertu, Vincent Joly, Karine Pierre, Jean Rochereau et Jean-Pierre Dupuy. Un travail qui, présenté en novembre dernier au TNB lors du festival « Mettre en scène », était repris à la Fonderie, au Mans. 1H30 où viennent, par vague d’Einfall, des bribes de pensée… Façon, à travers Soubresaut de rappeler et de faire vivre la pensée qu’« une solitude intangible est pour l’intellectuel la seule attitude où il puisse encore faire acte de solidarité. », comme l’écrivait Adorno dans Minima Moralia, Réflexions sur la vie Mutilée.

Et si… Et si personne n’échappait à l’état-d’être un Lenglumé ou un Mistingue… Si Labiche, dans sa comédie, avec sa « Lourcine », avait pointé en définitive un universel au même titre que quelques-unes des intuitions justes qui traînent dans les poèmes pensés, dans les pièces graves, dans la littérature où l’écriture s’approche du saisissement des profondeurs. Et si la vie, dans son actualité brutale, aujourd’hui mais hier encore, et sans doute demain… ressemblait traits pour traits aux visages de juges perruqués grotesques des Langlumé et Mistingue qu’expose François Tanguy dans Soubresaut.
Et si, donc, il n’y avait d’autre vérité que celle cruelle, prescriptive en quelque sorte, que celle donc qui désigne l’Homme comme un endormi. « L’Homme, cet endormi »… Enoncé ambigu (« l’homme s’est endormi », peut-on entendre encore) qui souligne une fatigue, un épuisement, un abandon, une cécité et simultanément la baisse de la garde, le repos naïf et celui du guerrier encore… « L’Homme, cet endormi », dis-je, peut-être encore et aussi, cet idiot incapable de sentir les dangers qui le guettent, la proie qu’il est toujours, l’amnésique éternel qu’il incarne et qui le prive de son passé qui s’en retourne sans cesse… Cet éternel retour où, dans les plis des gouvernances séjournent aux aguêts « les couteaux de bouchers qui traversent les chambres à coucher ».
Et si la vérité dévoilée était là, chez Lenglumé et Mistingue, les parents d’une humanité qui au risque de l’endormissement et de l’oubli demeurait in fine la responsable première de ce que l’époque fera arriver, accoucher… L’endormi surpris, encore, au réveil, quand l’Histoire mise au monde se trouble…
Lenglumé et Mistingue, personnages aux patronymes qui ne sont pas des noms, mais peut-être une manière de nommer ce qu’il en est de cette humanité somnolante, gagnée par la lassitude et la fatigue des combats perdus, toujours prompte à perdre de vue, aussi, ce qui l’environne, et les combats à mener.
De Soubresaut, on ne pourra jamais donner la clé, mais regardant la mine de Langlumé miroir de celle de Mistingue, l’un et l’autre aux yeux pochés, dans la périphérie de l’ouverture de Sourbresaut, cette pensée tape à l’œil comme un clin d’œil… Soit, Nietzsche l’écrivait, un « œil exercé ou un clignement de l’œil » pour désigner quelque chose d’affolant et d’aveuglant… ou déjà un soubresaut infime.
Et Tanguy alors de mettre en place, dans un mouvement simultané, les figures des endormis, des somnolants et celles du tressaillement puisque les unes ne peuvent aller sans les autres. Et ainsi de faire de Soubresaut l’aire d’in-repos où se croisent les topiques infernales du sommeil, du rêve et du rév-eil, illimitant le mouvement d’un ballet puisque « Danser, c’est penser ».
Dès lors, la construction de l’espace qu’est la scène, habituellement faite d’angles, de recoins, de panneaux mobiles, d’angles morts… s’orne de tobbogans et de glissières. A l’impression première d’un jardin d’enfants où s’ébroueraient comédiens et comédiennes vient bientôt se substituer l’autre pensée d’un jardin des délices où s’amalgament les rituels infernaux, les joutes duelles, la cohorte des spectres, des martyrs et des brûlés, les suppliciés inattendus aux feux de la rampe. Comme inéluctablement pris dans l’ordre de l’attraction, les corps sont tirés, contre eux malgré eux, vers une béance centripète. On y verra parfois le rythme d’une évacuation, parfois un cul de basse fosse, parfois un cimetière… sans jamais qu’une pensée plus qu’une autre ne prenne le pas sur l’autre.
C’est que Soubresaut mêle les rêveries colorées et les songes lugubres où le dialogue habituel entre les interprètes se trouve remplacé par plusieurs monologues qui marquent une forme de désolation, une forme d’isolement, un monde de chemins sans passants. Manière de parler à côté… Là, à l’endroit de la parole qui n’est plus destinée à une oreille, les fragments de textes de Celan, de Kafka, de Bruno, de Coleridge… ressemblent à des pensées testamentaires où la fin du règne de la « communauté des esprits » a fait place à celle des anachorètes atemporels. De ceux qui parlent en sachant que le secours de la voix poétique n’est plus que l’alambique vide de l’ivresse désertée.
Et alors, dans l’ombre sonore de ces mots tinte le son guerrier des canonnades et autres bombardements qui s’entendent comme le contrepoint des orchestrations symphoniques aux belles harmonies. Au poème, aux pensées ciselées, à tout ce qui fait le plaisir de vivre et d’espérer croiser l’intensité d’une pensée s’est substitué un son meurtrier qui endeuille l’écoute. Et d’entendre les livres de la bibliothéque de Tanguy, finalement, esquisser un miserere contemporain sur ce champ de bataille où les corps sont jetés, à moins que ce ne soit le son des luttes perpétuellement perdues, inéluctablement reconduites, et perdues encore.
Et si, alors, le soubresaut était encore un sanglot, le hocquet qui gagne ceux qui pleurent sur un monde non pas perdu, mais plutôt, et toujours, en perdition. Et si le soubresaut, encore, n’était autre qu’un spasme qui n’en finit plus de nous alerter sur l’irrespirable, et précisément sur l’impossible possibilité paradoxale de mal vivre le monde, mais toujours d’habiter l’Histoire. En lieu et place de la scène, dans la petite salle de la fonderie, il y a dans Soubresaut une charge comique qui ne peut s’envisager que comme le recto d’un tragique. Il y a un souffle, le premier, peut-être aussi indistinct du dernier… celui de l’agonie.
« Ni rire, ni pleurer mais comprendre » sur le mode d’une scolie de Spinoza, Tanguy écrit Soubresaut tel un livre des intuitions du vacillement et du glissement qui viennent articuler le jeu des comédiens. A cet endroit où le voile prend le pas sur la clarté, ce qui est donné à voir relève d’un monde anamorphique où l’idéalisme et ses formes rêvées est pris dans un mouvement de mutations. Qu’est-ce que la métamorphose d’une joie ? Qu’est-ce que la mutation d’un idéal ? Qu’est-ce que la transformation d’un temps espéré ? Qu’est-ce qu’un rêve politique ? Qu’est-ce qu’une âme sœur sans fraternité ? Qu’est-ce que se lever sans direction où aller ? Moins des questions que des doutes nés de ce qui est resté sur le bas côté de toutes les routes des grands soirs. Moins des doutes, in fine, que des constats qui font du « qu’est-ce que… » l’embrayeur philosophique d’une parole qui est sorti de ses gonds.
Soubresaut est sans doute une réponse en forme d’énigme qui tient à part égale ce qui a été et ce qui n’est pas encore… Au vrai, Soubresaut peut ainsi figurer l’interregnum dont Gramsci se sert pour désigner un temps historique négatif où ce qui n’est plus n’a pas encore livré ce qui va venir… Soit un intervalle incertain… un temps de crise qui met le temps en crise, en quelque sorte. Moment où le Démos est concurrencé par le Pléthos (ce pluriel qui légitime l’idée abstraite de « majorité »).
Soubresaut ne parle pas explicitement de cela, mais l’évoque à mot couvert/ à mots poétiques, et c’est bien une pièce politique que livre François Tanguy. Une pièce politique, oui, qui passe par une parole où le recours aux mots de l’espace littéraire n’est l’objet d’aucun compromis avec la pensée. Là où parler peut être violent, là où dire peut-être brutal et familier…
Alors se presse une multitude de formes et de couleurs, d’ombres plastiques et d’ondes poétiques, où un cavalier d’acier voisine avec la tête d’un sanglier, quelques personnages en quête de devenir avec des pantins démembrés, une femme au teint de marionnette avec un violoniste fou, une baillonnette-porte-manteau à la poursuite d’un combat, des perruques de toutes formes, quelques maquillages lourdement appliqués soulignant des rictus d’emplatrés, quelques anges dés-ailés avec une bande d’âmes perdues… Et tous pourraient être les naufragés de quelques paquebots transatlantiques. Tous pourraient être les jouets anciens d’un magasin au destin…
Dire quelque chose de cela ne peut venir que d’un ressenti intérieur. C’est un monde qui se presse tout à côté des travées de spectateurs. Un monde d’ailleurs, peut-être et sans doute le nôtre aperçu différemment au prisme des livres, et mis à jour dans la faible clarté que Goya donne à l’effroi. C’est-à-dire ce qui est là, quand le deuil de la beauté est accompli. Mais, et de la même manière que la fragile lumière scénique est encore une luciole pasolienne, il faut peut-être voir dans Soubresaut qui convoque un fragment d’Esthétique de la résistance de Weiss… un sursaut. Et, faire sien l’énoncé de Dante entendu parmi d’autres « Et pense qu’en toi la vue est égarée mais non défunte ».
Alors, peut-être – mais encore n’est-ce là qu’un ressenti – voir dans le déséquilibre chorégraphique des comédiens, toujours dans l’inquiétude acrobatique, ceux qui, conscients de la fragilité du monde déraciné de ses points d’appui, sont les cantonniers, toujours, d’un chantier-scène à la recherche d’une refondation. Regarder ces funambules à l’œuvre, dans le dédale qu’aime mettre à vue Tanguy, dégager les chemins poétiques et réfléchir la traversée de l’Histoire. Observer ces presque contorsionnistes, dis-je, d’un théâtre qui ne passe jamais en force mais seulement en douceur, sur le fil, dans l’esquive et le frôlement, au risque qu’induit la contorsion, c’est-à-dire de l’épreuve de la douleur pour soi… sentie en soi. Ultime signe ou soubresaut que l’on doit à ceux du Radeau, à Tanguy, de se sentir vivant même mutilé.