Cette page requiert que JavaScript soit activé pour fonctionner correctement. / This web page requires JavaScript to be enabled.

JavaScript is an object-oriented computer programming language commonly used to create interactive effects within web browsers.

How to enable JavaScript?

Maeterlinck inouï, ou l’impossible Princesse Maleine de Pascal Kirsch – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
illustration article

Maeterlinck inouï, ou l’impossible Princesse Maleine de Pascal Kirsch

Maeterlinck est-il possible aujourd’hui ? Et avec son théâtre, le monde qu’il soulève, les forces souterraines, l’invisible des puissances qui laminent ? Pascal Kirsch ose le scrupule et choisit de suivre l’écriture jusque dans ses folies inouïes : désirant tout livrer du texte et tout faire entendre — des moindres spasmes, des « oh », des « ah », des piétinements, des cris et des soupirs —, il rend alors le texte à sa surface de pure beauté, de brutalité donc. Que reste-t-il cependant de Maeterlinck sans les profondeurs, sans l’invisible, sans le dedans ? Et se dire que c’est peut-être Maeterlinck qui est devenu inaccessible désormais, et que c’est par l’inouï qu’on pourrait le rendre aussi impossible, perdu pour nous désormais avec les forces d’un monde englouti sous le siècle.

« Tout le monde est malade en venant ici, et il y a beaucoup de morts au cimetière ». C’est une pièce malade. Un corps qui pourrit comme un royaume, comme une gangrène sur la fin du XIXe siècle. Quelques années après, Claudel écrira dans Tête d’Or une même pesanteur lourde, l’air suffocant des salles de trônes, la langueur des princesses à crucifier. Il appartenait à de jeunes hommes de dire la pourriture du monde – Huysmans avant Maeterlinck, et Maeterlinck avant Claudel –, et sur tout cela, le vieux Verlaine peut-être et comme semble loin la poignée de main de Rimbaud parti devenir nègre, vivant et homme nouveau aux confins du monde. Ici, c’est la fin : le conte de Grimm que réécrit le jeune homme Maeterlinck, 28 ans, pue la mort et la déliquescence, la fin de race, l’Europe aux anciens parapets.
La fable ? Elle est cruelle comme le sont les fables d’enfant : et stérile, et finalement accessoire. La Princesse va épouser le Prince, mais au cours du banquet de noces, les Rois se battent pour une sombre histoire de prophétie ; on annule le mariage, emmure la Princesse, promet le Prince à une autre, plus laide, plus inoffensive, et fille de la nouvelle Reine. On détruit le royaume de la Princesse, qu’on oublie dans ses murailles. Et puis, c’est fatal, les murs de l’histoire s’effritent. La Princesse s’échappe ; retrouve le Prince qui la reconnaît telle ; ces amours pourtant, la nouvelle Reine s’y oppose de toutes ses forces : cela finit comme de raison : par la folie. La Reine empoissonne à petit feu Maleine, qui ne parvient pas à mourir, alors la Marâtre vient l’étrangler avec l’aide veule du Roi, qui la dénonce : le Prince, mi-Hamlet, mi-Roméo, assassine finalement la Reine avant de se tuer. Le reste n’est pas que silence : le Vieux Roi presque aveugle, déjà Lear, réclame une salade dans le crépuscule.

Comment entendre cela ? Et qu’est-ce à dire, entendre ? Le comprendre ? Ou le penser ? Cette pièce impossible est tenue dans une langue impossible : écrite jusqu’au moindre mot, pour ainsi dire – écrite dans chacun de ses mouvements et en premier lieu ceux de l’âme (mot qu’on pensait mort depuis un siècle et qui revient avec Maeterlinck, qui insiste). Comment voir ces forces intérieures qui sont de la pourriture, ces puissances qui attaquent l’être comme un acide le métal ?
Comment faire voir la nuit ?
C’est là le pli de l’œuvre : le Prince a donné rendez-vous à sa fiancée, mais Maleine, qui s’est faite servante de la Reine-Mère a tout intercepté, et va au rendez-vous à sa place. Scène de reconnaissance nocturne. C’est Figaro, mais la nuit comme décor est devenue un espace historique et mystique. Dans cette nuit qui enveloppe le drame, c’est tout Maeterlinck en une image : on ne peut rien voir, dans cette nuit, et c’est pourquoi on se reconnaît. Dès lors que le sensible s’effondre, ce qui se lève est d’autres forces : où voir n’est pas voir, mais (re)connaître.
Mais Kirsch éclaire cette nuit et dissout la fable dans la pure croyance de sa tenue par le seul verbe. Et nous, nous voyons tout comme en plein jour dans cette nuit qui s’absente.
C’est une question pour le théâtre, si le théâtre existe encore et s’il est le lieu du visible, non pas de ce qui est à voir, mais de ce qui ne peut plus se voir – et que lèvent dans la présence réelle des puissances les forces du présent, l’expérience à la fois de conjurer la mort et de traverser la vie. Mais ce monde de la nuit et du jour, ces terreurs du visible et du possible, est-il notre monde ? Et que voyons-nous, désormais ?
Quand le Prince rejoint Maleine dans la nuit du Cloître des Célestins, le public rit ce soir-là, et cela est plus déchirant encore que tout. Le public rira encore des « oh », comme il rira de l’annonce de la mort du Prince, et il rira encore de la folie du Vieux Roi, des manigances de la Reine Mère, des agissements du Fou du Roi. Il rira d’un rire cruel et bête de ce qu’il voit et non de ce qu’il ne verra pas : les puissances, les forces, la présence réelle.
Au milieu, on est dans le vent qui se lèvera entre deux répliques, ce soir-là, pour donner le change du temps peut-être et du frisson.
Oui, car on est de ce côté du siècle désormais, de l’autre côté du temps, sans doute. Le public rit devant le spectacle non pour s’en moquer, mais parce que face à l’invisible, il faut bien se prémunir maintenant.

Pascal Kirsch suit Maeterlinck jusque dans ses folies pourtant. Il fait un geste de foi : le scrupule du texte est intense, d’une prodigieuse précision. Il s’agira de tout dire. De tout suivre. De ne rien concéder à l’impossible. Faire le jour. Ou mettre à jour. Au risque qu’au contact de la lumière, tout s’effondre en poussière ? C’est l’impossible alors qui vient : mais un impossible qui se retourne sur nous, sur lui.
On traverse ces deux heures sans être atteint par la fable, évidemment : on suit les mouvements de l’histoire comme on suit la route en train. Avec la certitude qu’elle va arriver là où la conduisent sa vitesse et les rails. On écoute pour entendre et on n’entend tout ce qui se dit : cela touche sans doute les corps, mais l’air entre eux ?
Puis, le public qui rit est absent de tout cela, le mur est bien levé entre nous et eux là-bas qui parlent : nous sommes des hiboux (le mot est prononcé pour désigner ceux qui de leurs yeux méchants espionnent les amants : les acteurs se tournent vers nous et nous prennent en témoin : nous sommesles hiboux). On est donc en face de ce qui ne nous fait jamais face : on est de l’autre côté, vraiment, et le monde est avec nous.
Au début, ils ont disposé de la glace sur la table des noces : tout à l’heure, les Rois (et les amants) auront pour rôle de briser la glace. Mais avant même que ne débute le spectacle, la glace aura fondu et c’est en vain que les régisseurs viendront tenter de reculer l’inéluctable de la fonte des glaces, du temps qui passe sur le temps, de la morsure de l’été sur l’hiver de Maeterlinck. Tout à l’heure, au lieu de se jeter au visage des pointes acérées de glaces, c’est de l’eau un peu tiédie dans laquelle malheureusement on pataugera, un peu.
Deux heures plus tard, devant le tas de cadavres de l’Histoire, on est sans secours. Oui, décidément, on est mutilé de l’histoire, de cette histoire des forces, des puissances. Peut-être est-ce là qu’agit ce spectacle : désigner combien il est impossible de jouer ce spectacle, ou d’entendre Maeterlinck. De soulever les forces qui le saisissent. Qui les dira dans les termes de notre Histoire ?

La brutalité avec laquelle le texte est emporté est terrible : comme on décape un meuble ancien. Mais le secret enclos dans les draps qui l’ont habité ?
Un théâtre sans hors-champs, sans intériorité. Bien sûr, ce hors-champs, n’existe sans doute pas, ou plus : les rapports de forces sont ceux des corps et des chairs puisque des forces on ne voit que l’effet : comme du vent, seulement le bruit des feuilles.
On est face à ce théâtre comme devant le cadavre d’un homme inconnu. On voudrait savoir son nom, on n’a que son visage ; on cherche son histoire, l’enfance sur ces traits, on n’a qu’une cicatrice. Et pas d’arme, et pas de tristesse. Comment en faire le deuil ? On s’éloigne en pensant à la beauté de ses mains, on a oublié s’il portait une alliance, ou non.
Maeterlinck est-il possible, encore ? Après le spectacle de Pascal Kirsch, j’aurais voulu penser que c’était sans doute tant pis pour moi, et non tant pis pour Maeterlinck. Ou peut-être faudra-t-il d’autres fins de siècle ? Nous sommes à ce moment qui joint la fin et de nouveaux commencements : et c’est de chercher les noms des vivants que nous travaillerons, aux paroles pour dire — plutôt que les maladies de l’histoire — ses contre-poisons ?