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Cryogénie : la Maleine de Kirsch – L'!NSENSÉ
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Cryogénie : la Maleine de Kirsch

Pascal Kirsch gratte et écorne le vernis poétique, merveilleux et symboliste qui avait recouvert cette première pièce de Maeterlinck, il brise la glace, il excave le compost peu ragoûtant dont se nourrissent les jolies fleurs éthérées.

Dans le château de Marcellus, roi des Flandres, on célèbre les fiançailles de sa fille Maleine et de Hjalmar, fils du roi de Hollande. Mais d’obscurs augures cosmiques troublent la fête. Les deux rois se disputent et déclenchent une guerre dévastatrice. Seule survivante de sa famille, Maleine est enfermée dans une tour pour ne pas vouloir renoncer à son fiancé… Entre inaction et passage à l’acte, dilatation du temps et accélération foudroyante, tout finit dans une succession de morts : la reine Anne étrangle Maleine dans sa chambre, Hjalmar tue sa belle-mère au désir incestueux, puis se suicide. La Princesse Maleine est un condensé de Shakespeare (HamletMacbethLe Roi Lear) en mineur – une pièce mineure au sens par exemple où Deleuze et Guattari parlaient à propos de Kafka de « littérature mineure » : fin 19e siècle, le dramaturge belge offre une vision déroutante du théâtre élisabéthain adulé par les romantiques, de même qu’il atomise littéralement la langue française en onomatopées.
Formé par Marc François et ancien assistant de Claude Régy, Kirsch fait de la diction de ses comédiens – Bénédicte Cerutti, Arnaud Chéron, Cécile Coustillac, Mattias de Gail, Victoire Du Bois, Vincent Guédon, Loïc Le Roux, François Tizon, Florence Valéro et Charles-Henri Wolff – un point central de sa proposition scénique. L’amplification par les micros HF – ô combien nécessaire quand le mistral souffle ! – n’exclut pas un travail rigoureux de la diction, elle va même dans le sens de ce qui est ici recherché entre familiarité et étrangeté, proximité et distance, corps et désincarnation. La diction tend à excorier toute psychologie de la parole. Au risque de se sentir frustré, le spectateur ne peut plus imputer chez l’acteur un affect qui serait préalable à la profération de ses répliques. C’est au contraire la profération qui suscite tel ou tel affect (lâcheté du roi de Hollande…) comme par accident ou supplément. L’affect n’est plus en amont, sur le mode d’un jeu intériorisé ou propice à l’identification, mais en aval, évacué, fuyant. La diction presque mécanique, neutre ou, plus précisément, désaffectée entraîne une dissociation poignante de tous les constituants scéniques.
Ainsi, la distribution ne coagule pas avec des rôles. Le roi de Hollande et son fils Hjalmar sont joués par deux comédiens (Vincent Guédon et Charles-Henri Wolff) à la calvitie commune, dont l’une, celle du fils, plus prononcée que l’autre, donne une allure clownesque au personnage : pas de quoi s’énamourer au premier regard et pourtant… Maleine est un bloc de glace qui tente d’éprouver la brûlure et la nudité érotique d’un corps, la chaleur et le rouge d’un sang qui bat ou qui s’écoule d’une blessure virginale. Les costumes aussi ne coagulent pas : une fraise du 16e siècle qui enserre le cou d’un noble en sursis côtoie le trench rouge de la reine qui servira de linceul ensanglanté et de preuve confondante du meurtre de la princesse. Les personnages ne coagulent pas avec leurs actions : ils sont impotents ou empotés, à commencer par le roi à moitié-fou et son fils hébété, ils sont dépossédés de leurs actes, ils se regardent ne pas agir, constatent le fait accompli plutôt qu’ils n’influent sur la situation, comprennent toujours à contretemps. Ces attardés somnambuliques sont immobilisés même quand ils se déplacent, pris dans une trouée noire de l’espace-temps, entre le surgissement de l’événement et la prise de conscience qu’il vient d’avoir lieu. La parole donne une probabilité d’existence en le désignant à ce qui n’est pourtant pas visible sur scène (le chien de Maleine, la tour d’un château, un jet d’eau, une porte close…) ou elle se contente de répéter l’existant sur le mode d’un constat et ainsi de l’évider par cette tautologie. Le sujet de la parole assiste en troisième personne aux affects qu’il est censé ressentir. Aucune parole n’est ici réductible à une explication psychologique. La parole ne laisse ainsi qu’une légère buée sur la glace. Les comédiens ont beau être parfois à quelques pas les uns des autres, ils ont beau même s’étreindre comme Maleine et Hjalmar, c’est comme si une vitre les séparait en permanence des autres et d’eux-mêmes. Leur adresse se perd dans le vide, arrive trop tard ou vise légèrement à côté. On pense à ces cauchemars où le dormeur sait très bien ce qu’il faudrait faire pour échapper à la menace mais reste malgré tout étrangement paralysé. Ainsi de ce chien qui ne cesse de gratter à la porte de Maleine, dont tous remarquent le comportement étrange, mais dont personne, contre l’évidence même, ne tire les conséquences alarmantes,chacun restant à l’extérieur de la chambre où la jeune femme gît aux côtés de sa meurtrière et du roi désemparé.
C’est toute la scène autour de l’étranglement de Maleine qui est en cela exemplaire : on oscille entre un rire lié à un jeu quasi fantoche des comédiens et à un décalage entre l’action meurtrière de la reine et sa manière empêtrée d’agir, et un malaise face à cette jeune fille malade que la reine a du mal à étouffer, s’y prenant à plusieurs fois, s’acharnant, malaise lié à un réalisme dérangeant où commettre un meurtre n’est pas si facile et a des conséquences terribles. L’espace intime que devrait être la chambre de Maleine est d’emblée exposé au dehors. Mais les portes sont d’autant plus fermées qu’imaginaires. Le cloître des célestins nous dispense heureusement des scénographies de type château-fort ou actualisation [1]. Le cloître est un château éventré dont il ne reste que les façades. Deux gigantesques platanes séculaires ont poussé en son milieu et surplombent tout, frémissant dans le Mistral, abandonnant quelques feuilles qui tombent à pic lors de certaines répliques. La proposition rigoureuse de Kirsch se greffe parfaitement dans ce lieu de représentation par la correspondance établie de factoentre microcosme et macrocosme, technologie et cosmologie, sur le mode d’un dépérissement généralisé.
De véritables pains de glace fondent sur le plateau noir pendant les 02H40 que dure environ ce cauchemar éveillé. Moment troublant lorsque des écrans logés dans les alvéoles du cloître projettent des flammes virtuelles, comme si l’abstraction pouvait avoir une incidence sur la réalité concrète des éléments naturels : comme si l’abstraction se faisait sensible. C’est toute la subtilité de la créatrice vidéo Sophie Laloy. Moment bouleversant lorsque le corps inerte de Florence Valéro disparaît dans le noir pour réapparaître sur un écran. Il semble flotter vers nous et s’agrandir, accompagné par les nappes sonores de Richard Comte : Maleine cryogénisée dans une sépulture numérique. Les écrans sont des flaques d’eau verticales qui reflètent des comètes déliquescentes, ils confondent haut et bas, terrestre et céleste. Le plateau se recouvre progressivement d’eau glacée et se fait lui aussi surface réfléchissante. La scène est ainsi plongée dans un bain à la fois négatif et révélateur, un noir-et-blanc intensifié par les lumières de Marie-Christine Soma, un scintillement mélancolique, une moirure marécageuse et ombreuse.
Certes, Kirsch fait parfois quelques concessions (aboiement du chien de Maleine, quelques vidéos illustratives, un jeu sporadiquement psychologique…) mais il parvient presque d’un bout à l’autre à maintenir une tension palpable entre « réalisme ou naturalisme » et « abstraction » [2], à faire presque coïncider d’un bout à l’autre le fantôme de ce théâtre rêvé avec les contraintes de la représentation scénique. Cette légère déhiscence suffit à mon bonheur.
Notes
[1On se rappelle sans doute de la résidence pour jeunesse dorée dans la mise en scène par Célie Pauthe d’Aglavaine et Sélysette en 2014 – où jouait aussi déjà la troublante Bénédicte Cerutti.
[2Voir l’entretien dans le programme du Festival d’Avignon.

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