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« Ce sacré corps » – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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« Ce sacré corps »

Combat de nègre et de chiens de Koltès, par Thibaut Wenger, à Présence Pasteur les 5-21 juillet 2019.
L’argument de la pièce de Koltès, celle qui a scellé son alliance avec Chéreau dans les années 1980 à Nanterre-Amandiers, tient en peu de mots : un Noir, Alboury, vient réclamer le corps de son frère à Horn, chef d’un chantier français en pays africain ; Horn couvre Cal, son subordonné, qui l’a assassiné puis fait disparaître ; débarque de Paris une femme qu’il connaît à peine, Leone, avec qui il s’est marié pour ne pas rester seul dans ses vieux jours, pour lui montrer surtout le dernier feu d’artifice avant la fermeture prématurée du chantier.
 

 
Alboury n’en démord pas, il veut le corps de son frère, quels que soient les circonstances de sa mort ou le dédommagement escompté ; Horn gagne du temps, use de diplomatie, préfère la parole à la violence, tente d’instaurer une fausse complicité avec lui, disserte, digresse, tergiverse, alterne menaces et radoucissements. Mais vient le moment, au dernier tiers de la pièce, où il faut bien reconnaître que leur différend est insolvable, que deux idiomes intraduisibles l’un dans l’autre se font face. Sortir de l’ombre, se rapprocher, boire à la même bouteille de whisky, ne sert à rien. Et on ne peut retenir Cal indéfiniment. Horn le convainc d’aller repêcher le corps là où il l’a jeté : dans les égouts. Il revient couvert de merde, la queue entre les jambes, bredouille, plus que jamais enfermé dans un délire paranoïaque à l’encontre du crachat des Noirs, qui pourrait devenir une mer de crachats si on ne les arrête pas. Il éprouve ce qu’il a fait subir au corps du frère d’Alboury, il est devenu ce qu’il exècre, c’est une renaissance ; après s’être lavé, il connaît son seul moment d’accalmie, de refroidissement. C’est Horn, humilié par le comportement de Leone aux pieds d’Alboury, qui pousse Cal à agir, à flinguer l’intrus et le faire passer pour le cadavre de son propre frère. À vrai dire, son vœu à peine voilé est qu’ils se neutralisent mutuellement : Leone renvoyée à Paris, ses deux problèmes ingérables disparus, il pourrait admirer son dernier feu d’artifice dans une Afrique qu’il sait intimement ne pouvoir jamais quitter.
C’est donc un corps introuvable, un nom sans corps, Nouofia, nom du frère d’Alboury, et un corps féminin, sans nom (Cal ne le retient pas), qui sèment le trouble. Dès leurs premiers échanges, Horn est exaspéré par l’obstination d’Alboury, ne comprend pas quel intérêt a pour lui « ce sacré cadavre ». Beaucoup plus tard, il ironise de nouveau sur « ce sacré corps ». Il finit par avouer tout de bon à Alboury qu’il flotte quelque part dans les égouts, à jamais perdu, ce qui déclenche le dernier tiers de la pièce : la diplomatie cède la place aux coups (de feu). « Ce sacré cadavre », « ce sacré corps » : Horn croit ainsi balayer l’importance de la demande, mais c’est un magnifique exemple, parmi d’autres, de la manière dont les personnages de cette pièce sont parlés plus qu’ils ne parlent, dont les mots dépassent leurs pensées, flirtent avec le lapsus, car Horn touche exactement au vif du sujet, il suffit d’intervertir l’adjectif pour que l’insulte se fasse parole de vérité et de reconnaissance. Le corps de Nouofia est pour Alboury indispensable au maintien de sa communauté, où les morts côtoient les vivants, se réchauffent les uns les autres, forment un corps soudé que l’ablation d’un des leurs pourrait désagréger. Lors de son séjour au Nigéria en 1978, Koltès avait été au contraire choqué par les cadavres laissés sur le bord des routes, tout au plus recouverts d’une feuille de palmier, ou flottant à la surface des fleuves. Le couple d’amis qui l’avait accueilli venait de perdre un nouveau-né, noyé dans une flaque d’eau. Au moment de repartir, lui-même est tombé dans les égouts de Lagos en écopant d’une vilaine maladie de peau.
 

 
François Ebouele (Alboury), Thierry Hellin (Horn), Fabien Magry (Cal) et Berdine Nusselder (Leone) s’engagent totalement, sans distance brechtienne ni décalage ludique : dans un match de boxe on ne joue pas à prendre des coups, on les prend, on les donne ; dans un pugilat verbal, sous couvert de diplomatie, il faut que les mots partent, portent. Leur jeu est d’une rugosité qui enrobe une mélancolie profonde, dissimule le point d’effondrement de chaque personnage. La parole est une excroissance contrariée du corps. Chacun subit la loi implacable de son désir, à lui obscur, erre dans une brume en suspension, à peine visible, corps sans voix, mutiques, statufiés, ou voix sans corps, troublantes comme les appels radio des gardiens du chantier qui se tiennent éveillés. La nuit épaisse est trouée par de violents coups de projecteur (lumières : Mathieu Ferry). La scénographie-cénotaphe se fait la crypte de désirs brisés : poutres en béton d’un pont inachevé, entre vestiges antiques, hantés par le spectre d’Antigone, et modernité économique où le pétrole devient plus lucratif que des chantiers de construction, où les décisions de fermeture sont lointaines, opaques, où devenir chef en gravissant les échelons sur le tas n’est plus possible. L’ombre d’un pilier dessine la frontière qu’ose franchir Alboury. Un bougainvillier pend des cintres comme dans la tête de Leone. La lumière dessine au sol une mare où la lionne vient approcher celui qui la fascine.
 

 
Le spectacle tangue sur une ligne de crête entre réalisme et hallucination, maintient une tension sourde, celle des appareils électriques dont le bruit répétitif, grésillant, obsédant, peuple la nuit (son : Geoffrey Sorgius), jusqu’à l’implosion finale, celle de Leone étant ici particulièrement déchirante, radicale. On ne peut qu’être sensible à la manière dont Thibaut Wenger a réglé les distances physiques entre les acteurs. La distance, ou l’abolition de la distance, vient souvent contredire le dessein avoué des prises de parole. Elle donne une allure de western crépusculaire à certaines scènes, à d’autres celle d’une parade animale. Les gardiens du chantier, c’est nous, le public, auxquels s’adresse Alboury en ouolof pour les rallier à sa cause, ce public qui doit à un moment ou un autre sortir de sa neutralité ou de son ambivalence, dont on ne sait trop comment interpréter les murmures intermittents, lui qui est invisible, plongé dans le noir.
 

 
On entend aussi de manière frappante comment Koltès, imprégné de Bach, a composé certaines scènes comme une fugue, sur un mode contrapuntique, avec répétition-variation. Je repense à la première entrevue entre Horn et Cal, où s’entrelacent trois sujets de conversation : le jeu de dés, le mariage avec Leone et la mort de Nouofia. Un sujet est pris pour un autre, un féroce rapport de force s’instaure de manière détournée, Cal teste son chef, tente de le baratiner en donnant des versions différentes de la même histoire, chacun fait allusion au point faible de l’autre sans trop y toucher, cherche à garder la face, mais Horn in fine reste provisoirement maître du jeu. Cal fourre sa tête entre les jambes de Leone, Cal en manque de lait, auquel le whisky ne suffit plus, qui dort avec son chien en boule sur le ventre comme une peluche de gamin, aussi impuissant que Horn en somme, mais pour d’autres raisons que son chef mutilé pendant la guerre civile ayant ravagé le pays peu de temps auparavant. Horn lui aussi finit par se déboutonner, croyant inciter Alboury à faire de même : se livrer, s’exposer, se mettre à nu. Lui aussi finit par se salir, son veston entaché par la merde qui enduit Cal. Chacun est renvoyé à ses actes manqués : pourquoi Horn ne ramène-t-il pas comme il l’a promis le verre d’eau demandé par Leone au tout début de la pièce ? Pourquoi Cal s’y prend à trois fois pour se débarrasser du cadavre ? Pourquoi Leone débarque-t-elle sur un coup de tête dans ce chantier en pleine Afrique noire ? Pourquoi Alboury la ramasse, « comme une pièce brillante tombée à terre que personne ne réclame » (je cite de mémoire), puis la rejette ? Ce sont ces failles du récit, des paroles, des corps, que cette mise en scène éclaire à sa façon, ou dans lesquelles elle s’engouffre.