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Jérôme Favre | Nous n’occuperons pas (seulement) les théâtres – L'!NSENSÉ
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illustration édito

Jérôme Favre | Nous n’occuperons pas (seulement) les théâtres

nous en inventerons des nouveaux

L’Insensé relaie ici le texte du metteur en scène et auteur Jérôme Favre paru initialement dans lundimatin#280. Parce que la lutte en cours exige de tisser des solidarités actives. Parce qu’occuper des théâtres ne sera pas suffisant. Parce qu’il faut d’ores et déjà envisager l’ouverture d’autres fronts, et la conduite d’autres offensives.

« Plutôt que d’installer nos réalités malades dans les théâtres vides, de les coucher dans des duvets moites bordés par les directions complices, nous préférons déplacer nos fictions dans le réel, déployer nos mondes dans le monde, aspirer à l’augmenter de nos désirs et de nos rêves.

Nous n’avons que faire d’endroits qui se regardent jouer, se cognent dans les miroirs qu’ils ont installés pour mieux s’y admirer. Nous n’avons que faire d’une ré ouverture qui ne concerne qu’eux.

Les théâtres –ces théâtres – nous ont toujours été fermés. Irons- nous nous y enfermer ?

Et ça gênera qui ? Une fois ré ouverts, Braunschweig et consorts feront donner la troupe ((En 2018, à l’occasion des 50 ans de Mai 68, le directeur de l’Odéon avait fait intervenir les forces de l’ordre pour empêcher des étudiants en lutte de venir perturber la reconstitution officielle de l’occupation qui était alors donnée sur le plateau.)), renvoyant les revendications sociales au panier à linge, et nous aurons été les idiots utiles de maîtres hypocrites. Ils sont les complices et les coorganisateurs de la transformation entrepreneuriale du théâtre public, ils épousent sans vergogne les stratégies marketing, y entrainent bon gré mal gré les artistes aux abois, réduits à s’incarner en marques ((En 2017, lors d’un débat à La Loge, Daniel Loaiza, conseiller artistique du directeur de l’Odéon, avait affirmé que les artistes devaient assumer de devenir des marques pour gagner en visibilité et trouver une place dans les productions subventionnées. Loin de lui poser problème, cette idée semblait refléter pleinement sa vision et sa pensée sur les modes de production du théâtre contemporain.)), à courir les uns contre les autres pour quelques bouts de coproduction, des miettes de reconnaissance, cinq minutes de prise de parole. 

Souhaitons-nous contribuer à l’allègement à peu de frais de leur conscience, en les associant à l’expression de nos justes colères ? 

« Culture en danger » peut on lire sur les pancartes. De quoi parle-t-on ? D’une corporation, d’un système socio – économique, de métiers essoufflés d’eux mêmes, pris au piège d’une course qu’ils ont organisée pour eux seuls, d’une organisation toujours plus lourde qu’il faut entretenir et servir((Depuis longtemps maintenant les budgets des théâtres sont majoritairement consacrés aux rémunérations des métiers annexes : médiation, relations publiques, communication, internet, diffusion, administration… Ce sont finalement ces postes qui orientent les choix budgétaires, dépossédant les artistes de la maitrise globale de leur travail, de son organisation, de la façon de le mener à son terme.)) à mesure qu’elle asservit l’art à ses règles, à ses normes et à ses attendus ; qu’elle nous contraint à grossir le peloton à sa suite, équipiers involontaires et dociles de champions ineptes, étouffés par le consensus mou, la réduction des œuvres au rang de thématiques ((On ne compte plus les « appels à projets » thématiques (laïcité, mémoire, violence faire aux femmes, discriminations…) mais ce n’est pas tout. Les théâtres eux-mêmes organisent leur programmation en présentant les pièces par ce biais : la pièce féministe / le spectacle sur le racisme / le texte sur la parentalité… achevant de réduire les œuvres rendues « utiles » à des succédanés de politiques sociales, seul argument désormais valable pour justifier la dépense publique dans la création artistique… Voir évidemment le livre d’Olivier Neveux : « Contre le théâtre politique », qui décrit très bien ce phénomène, et explique en quoi il contribue in fine à vider les spectacles de leur véritable contenu politique et de leur capacité de subversion.)) et la peur de déplaire.

Nous n’avons rien à faire de la « culture », apanage bourgeois des dominants qui se l’étalent en gémissant pour masquer le vide de leur pensée. Nous avons à faire avec l’art. 
Pour nous, les empêchements et les interdictions existaient déjà. La sélectionœuvrait avant le Covid – elle œuvrera après, plus âpre, plus incontournable encore, car elle est nécessaire à légitimer le pouvoir prescripteur des CDN, théâtres et scènes nationales, conventionnées, labellisées, enrubannées (il faut bien que quelqu’un choisisse, dise ce qui est bien et ce qui ne l’est pas, distribue la parole et la reprenne).

Nous ne souhaitons pas rouvrir les théâtres pour que tout recommence : dedans, le monde d’après s’y dessine en pire que celui d’avant. Les chaises musicales s’accélèrent au sommet de la pyramide(( Depuis le début 2021, alors même que les théâtres désorientés par la gestion de la « crise sanitaire » passent leur temps à s’adapter au jour le jour à la situation, des directeurs.trices déjà en place continuent de postuler pour de nouveaux maroquins, avant même la fin des mandants en cours : Comédie de Saint Etienne, CDN de Rouen, Théâtre du Nord. Vite, une autre place avant d’être mangés par la débâcle. Sauvons nos peaux car nous seul.e.s savons, hors de question de faire autrement !)) les files d’attentes s’allongent à sa base ((L’un des effets les plus immédiatement perceptibles de la fermeture des théâtres est l’augmentation inédite du nombre de spectacles qui cherchent à être joués, qui cherchent à se vendre. Il était déjà long et incertain, le parcours avant d’être enfin « programmé » dans un théâtre. Il l’est désormais davantage, pour certain.e.s il faudra attendre plusieurs années avant de réintégrer le circuit – et ne parlons pas des nouveaux entrants.)), et la bataille se poursuit entre les prétendants du haut et du bas, plus féroce que jamais. Loin de changer quelque chose à la désorganisation générale, la « crise » amplifie les tendances, creuse les fossés.

Bâtissons nos propres rêves, tôt ou tard nous arpenterons hilares les ruines de leurs cauchemars. D’ailleurs c’est partout le cas, ça l’était bien avant la pandémie.

Partout des artistes et leurs ami.e.s s’essaient à d’autres fins du monde : sur les campus désertés, dans les églises vides, les maisons de quartier mal dotées, les hangars abandonnés, les salles des fêtes en bout de route. 
Sortons des théâtres ! Occupons tout partout ailleurs, tout est chez nous, tout est à nous ! Habillons les rues de poèmes furieux, les forêts de dénouements équivoques, les open spaces d’hallucinations tranchantes. 
N’usons pas de publicité, œuvrons cachés, dessinons en transparence la nouvelle carte, elle finira tôt ou tard par apparaître à celles et ceux qui voudront se repérer. 
Terrassons en chantant les règles imposées – les gestes barrières ne sont qu’une injonction supplémentaire qui achève de nous désapproprier de notre art.

Reprenons le pouvoir sur notre désir. Ne les laissons plus choisir pour nous. 
Dès que possible, avec ou sans argent, inventons de nouveaux lieux, artistes amateurs et artistes vivants de leur art, voisins et voisines, peintres et plasticien.nes, intellectuel.les, musicien.nes de tous poils, paysan.nes, étudiant.e.s, toutes celles et tous ceux qui voudront bien recréer des lieux de désordre et de vie, pour une semaine ou pour six mois, pour l’occasion ou pour toujours.

On le fait ?


Nous ne serons pas des entrepreneurs. 

Il faudra pas nous demander de preuves de rien du tout. 
Pas de résultats, ni de compétences, pas d’objectifs de développement.
(Donnez nous juste les clés et de quoi payer le chauffage, quelques bières et un peu de fromage).
On sera juste là 
et on commencera par regarder, 
puis par discuter, 
et au bout d’un moment 
– qu’on écrive ou quon arpente un éventuel plateau, qu’on explore d’hypothétiques recoins d’un quartier à la rencontre d’improbables voisins ou voisines

– au bout d’un moment, oui… 
QUEQUE CHOSE ADVIENDRA.
(Mais on se refusera à vous dire quoi parce qu’on en saura rien avant.)

Quand est-ce qu’on traverse la vie autrement qu’en s’échinant à être des entrepreneurs de nous-mêmes ? 
L’art c’est d’être là, sur la route, et de ramasser quelques coquillages. 
Sur la route parfois enjamber / déterrer des cadavres.
Embrasser des visages. 
Épouser des causes. 
Oublier qui on est. 
Se parler à soi-même.
Doucement.

Bien-sûr on s’organisera, vous verrez, on sait faire. 
Ça fait longtemps qu’on fait ça même.
(Souvent même on doit s’occuper d’un calendrier, d’une somme d’argent plus ou moins importante, transmettre des trucs à un comptable, produire un bilan…. C’est assez gratifiant quand on a fini. Mais ça revient un peu trop souvent).

Mais nous ne serons pas une organisation, un état major en ordre de marche : administrateur, diffuseur, photocopieur, producteur. 
On sera au four et au moulin, 
et notre énergie sera renouvelable, 
parce qu’on aura pris le temps 
de se reposer.

Juste des gens. 
Pour une part des gens qui écrivent, 
pour une autre des gens qui jouent 
(la comédie), 
et d’autres qui savent même fabriquer des spectacles. 
(Parfois ce seront les mêmes. Bon.)
Mais sans doute aussi, pour une autre part, des architectes, des sculpteurs, des philosophes, des musiciens, des sociologues, des historiens, des peintres et des ingénieurs, des cuisiniers du dimanche et des plombiers du mercredi, des garagistes de l’ombre, des jardiniers à la retraite, des spectateurs occasionnels, des agitateurs de concepts fumeux, des humoristes pamphlétaires 
(et un grand prix littéraire).

Et pourquoi pas,
juste des voisins de palier
(et peut-être aussi il y aurait des enfants, de couleurs et de tailles différentes, en train de courir dans les allées du gradin. On aimerait ça).

(Moi je me dis que si on arrive à faire ça, alors c’est qu’il reste un espoir. Que tout n’a pas été définitivement séparé par de méchants et orgueilleux puissants dans le but caché de diviser le peuple et d’empêcher l’avènement d’un monde un peu différent.) ((Il s’agit du « presque manifeste » du Lieu Commun (Vire) écrit en 2016.))

Jérôme Favre, écrivain, metteur en scène (Pire, Normandie)

Illustration : Justine Ledormeur & Nathalie Seurot

 

 

 

 

[6L’un des effets les plus immédiatement perceptibles de la fermeture des théâtres est l’augmentation inédite du nombre de spectacles qui cherchent à être joués, qui cherchent à se vendre. Il était déjà long et incertain, le parcours avant d’être enfin « programmé » dans un théâtre. Il l’est désormais davantage, pour certain.e.s il faudra attendre plusieurs années avant de réintégrer le circuit – et ne parlons pas des nouveaux entrants.