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Solitaritate… De la lutte des classes… aux classes mortes – L'!NSENSÉ
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Solitaritate… De la lutte des classes… aux classes mortes

Solitaritate, spectacle de Gianina Carbunariu — Festival d’Avignon 2014

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Dans la foulée de Stop the Tempo et Kebab, Gianina Carbunariu poursuit son exploration des rêves et des désillusions que génèrent la ville et la société contemporaine. Territoire de cette exploration : la Roumanie, qui fut un temps happée par la spirale du rêve européen et se réveille frappée par la crise, les limites de l’idéal, le repli identitaire et communautaire. Solitaritate, présenté au gymnase du lycée Mistral, relève de ces thèmatiques inscrites dans le projet européen “Villes en Scène”. Enjoué, un rien surjoué, le spectacle se veut une satire des nouveaux mythes contemporains après que la divinité “Croissance” est aux abonnés absents. Ou une Histoire du monde en marche qui, après la lutte des classes – qui se foutait royalement de cette “divinité” – voit se pointer le spectre du privilège des classes qui reposerait en elle en son entier.


Si le public sait qu’il existe autrement qu’en réfléchissant à ce qu’il voit et entend au théâtre, c’est parce que de temps à autre on le sollicite directement. Dans le prolongement des questionnements dont il fut le thème à travers l’Histoire du théâtre, après que le spectateur a été une cible à éduquer, puis un spectateur-acteur, il serait aujourd’hui, selon les dispositifs, un spectateur-témoin. Cette place de témoin lui confère un rôle dans le développement des dramaturgies qui a été problématisé. Chez Grotowski, par exemple, on peut ainsi lire “Le destin du spectateur, c’est d’être un observateur, mais c’est d’être plus, c’est d’être un témoin […] de participer à une cérémonie […] c’est la fonction du témoin authentique […] être le témoin c’est ne pas oublier […]”[[Conférence de Jerzy Grotowski parue dans le Journal France-Pologne peuples amis, n°28-29, hiver 1968, p. 16.]].
Dans la parenté de cette définition, mais prenant appui sur l’Histoire, Giorgio Agamben augmente cette approche en rappelant l’étymologie du « témoigner ». Je cite : “ Le latin a deux termes pour désigner le témoin. Le premier testis, dont vient notre témoin, signifie à l’origine celui qui se pose en tiers entre deux parties (testis) dans un procès ou un litige. Le second superstes, désigne celui qui a vécu quelque chose de bout en bout, a traversé un événement et peut donc en témoigner”[[Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz.]].
Évoquer le témoignage alors que se donne Solidaritate nous conduit donc à préciser ce qu’est un spectateur-témoin. Pour être « témoin », il est nécessaire d’être dans la proximité de l’événement et d’y être attentif. De la distance et de l’attention dépend le “Devenir-témoin” qui confère au sujet un rôle de mémoire. C’est-à-dire l’enregistrement de l’événement qu’il peut convoquer par une parole qui transmet celui-ci. La qualité de l’enregistrement induit la pérennité de l’évenement contre l’oubli.
Être témoin, c’est encore comme le souligne Agamben, pouvoir intervenir sur une situation. C’est-à-dire participer à l’événement et pouvoir exercer un rôle dans une délibération. Le témoignage se charge alors d’une charge éthique puisque le témoin devient un arbitre. Son récit (la parole qui témoigne) est alors possible parce qu’une certaine forme de neutralité (c’est-à-dire une distance par rapport à l’événement) lui confère un rôle de sage ou d’objectivité.
La sollicitation, dans Solitaritate, n’a à voir ni avec l’une, ni avec l’autre de ces définitions, mais emprunte une forme hybride. Celle qui fait que le spectateur est une sorte de témoin, ou du moins un spectateur qui est “pris à témoin”. C’est-à-dire, au sens premier de cette expression, qu’il est interpelé, voire mis en demeure de réagir à des formes injonctives qui concernent des scènes de jeu. À deux reprises au moins, l’une visible d’entrée de jeu, l’autre récurrente tout le temps de la représentation, le spectateur est ainsi l’objet d’une adresse (ou précisément un cabotinage) qui l’oblige à matiner son rôle d’observateur et de figurer, plus ou moins, une sorte d’acteur du processus scénique qui relève dès lors du sketch… une forme théâtrale mineure…
À la première scène, il lui sera demandé “ s’il est bien installé”, “si la place n’est pas trop cher ”, “ si le siège X est confortable ”, etc. Les réponses sont donnés des rangs occupés et le spectateur invité à se lever se lévera… Manière d’entrer en matière et qui permet aux acteurs sur scène de faire valoir leur droit sur la salle (y compris sur le spectateur), puisqu’ils se sont répartis les sièges. Façon d’entrer dans le vif du sujet puisque le système de la propriété est mis en accusation et qu’il s’agira pour Solitaritate de pointer les travers de la société roumaine qui s’adonne comme tout les reste de l’Europe à l’économie de marché.
La récurrence de ce principe sera atténué ultérieurement et prendra une forme scénique différente. En effet, régulièrement, les comédiens sur le plateau s’installent en rang (assis sur des fauteuils confortables rouges) devant la salle et ils exposent leur “problèmes”. Si le procédé est courant au théâtre, l’accumulation de ces formes d’adresse semble inscrire la mise en scène dans un processus de dialogue où les comédiens “nous” parlent.
De quoi “nous” parlent-ils ?
De leur vie difficile, du métier d’acteur, de théâtre, de la bonne qu’ils ont récupéré, de la grande actrice Eugénia Ionesco (copie parodiée de l’auteur de Rhinocéros qui vaut pour une critique de l’adulation des roumains pour les Monstres sacrés), de la collusion d’intérêts entre le maire du village et un entrepreneur, d’un mur à construire pour séparer la communauté Tzigane du citoyen roumain, etc. S’affichera d’ailleurs l’adresse internet pour consulter le projet de construction : lignededémarcation.com.
Le tout se donne sous la forme de tableaux où l’hymne national roumain retentit, où le drapeau roumain sert de manteau d’arlequin, où un mur en mousse et un mur de néons habillent le plateau et participent à ces péripéties.
D’un bout à l’autre du processus mis en place, il est bien évidemment question de faire jouer au théâtre la place qui lui revient de droit. À savoir une place de choix où le principe du “théâtre dans le théâtre” permet la navigation entre une réalité quotidienne qui constitue le coeur de la fable, et une mise en scène qui voit les comédiens subir celle-ci au point de les perturber dans leur jeu. Ce qui donne matière au « joue à jouer », en quelque sorte. Principe matérialisé par une ligne transparente que le comédien peut franchir sans que le spectateur puisse la transgresser.
Ainsi sommes-nous pris à témoin d’un monde qui va à vau l’eau. Et de souligner que Gianina Carbunariu souhaiterait, via sa pratique de mise en scène, faire de son théâtre un moyen d’alerte sur ce qui est menacé, sur ce qui se met en place, sur ce qui déraille… l’observation de ces défaillances idéologiques ayant pour territoire l’Europe et les repliements qu’elle connaît : nationalismes et égoismes, individualismes et exclusions, racismes et sectarismes, goût du bouc-émissaire…
Soit un théâtre pavé de bonnes intentions.
Deux heures plus tard, coincé sous un abri de fortune à cause d’un orage diluvien, j’ai eu la chance, finalement, d’être à côté d’une jeune femme roumaine qui parlait de ce théâtre. L’oreille trainante en attendant que les cordes fassent place au ciel bleu, elle disait son plaisir pour ce théâtre et son enthousiasme pour ce qu’elle appelait “le nouveau théâtre roumain”. Visiblement, elle était témoin d’une histoire qui n’était pas la mienne et qui la ravissait. Elle en parlait avec une réelle joie, là où j’avais été juste dépité.