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Simone Weil… Plaidoyer pour les Minores – L'!NSENSÉ
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Simone Weil… Plaidoyer pour les Minores

Depuis longtemps déjà, Jean-Baptiste Sastre questionne l’œuvre de Simone Weil et plus encore les représentations et l’organisation de ce monde. Avec Simone Weil, plaidoyer pour une civilisation nouvelle qu’il a augmenté depuis la Chapelle du Théâtre des Halles, au festival d’Avignon en 2019, Sastre, Hiam Abbass et un chœur constitué des bénéficiaires et de bénévoles d’associations du champ social affiliées à l’Union Diaconale du Var se trouvaient au Théâtre de la Criée… Ou quand un Centre dramatique national, cette fin janvier, donnait à entendre la voix déterminée d’une philosophe-ouvrière (dans la petite salle) et celle d’Arendt (dans la grande salle). Deux voix combattantes…

Weil… de quelques rappels.

Au matin du 4 décembre 1934, à 25 ans, Simone Weil, normalienne, abandonne son poste de professeur agrégée en philosophie et se fera embaucher en qualité d’ouvrière sur presse à l’usine Alsthom de la rue Lecourbe. Premier emploi et premier pas dans l’univers de l’usine où elle connaîtra les mises à pied et les renvois ou une expérience de la précarité, reconduite de manufactures en ateliers, qui est le corollaire de la condition ouvrière qu’elle a choisi de rejoindre et dont son œuvre philosophique se fera l’écho.

Choix radical pensé (né de la volonté) que celui de Simone Weil qui, lectrice de Marx, acquise à la critique du capitalisme mais peu convaincue par le mythe de la révolution et la dictature du prolétariat dévoyés par la bureaucratie stalinienne, n’entend pas entretenir de lien défiguré à une société inégalitaire, alors que les États d’Europe révèlent leur goût de la barbarie et du fascisme. Sans doute le devenir « intellectuel organique », comme le décrivait Gramsci quand il stigmatisait les intellos « mutins de panurge », s’accordait-il mal avec ce que Simone Weil pensait de la conduite de sa vie, dont son ami philosophe paysan Gustave Thibon rappelle que : « c’est le seul être chez lequel je n’ai vu aucun décalage réel entre l’idéal qu’elle affirmait et la vie qu’elle menait ».

Philosophe-ouvrière, Simone Weil éprouvera au jour le jour le commun de ce mot-valise où, de sa lecture de Kant elle a vraisemblablement conservé en mémoire l’importance qu’accorde le philosophe à l’enjeu de la dignité ; quand le travail déréglé, lui, tend par ses conditions, sa rémunération, ses cadences à en priver l’Homme. La dignité pourrait bien être ainsi le seul « maitre-mot » de l’œuvre philosophique de Weil. La dignité, ou ce qui fait la différence entre l’Homme penché (pour détourner le titre d’un écrit de Thierry Metz) et l’Homme debout ; entre le méprisé, le domestiqué, l’humilié, l’asservi, le meurtri et l’homme enraciné. Terme dernier, celui-là, qui fait écho à son ouvrage posthume L’enracinement (1949) où Weil explore précisément ce qui façonne un individu : « vivre de son travail, être par son travail, s’élever par son travail, être respecté par et pour son travail, avoir le désir de son travail, avoir le goût de son travail… ». Et par-là, dans ce mouvement dialectique entre l’être et l’avoir, trouver, à l’endroit de cette tâche, un « devenir-œuvrier » qui viendrait se substituer à la prolétarisation de l’ouvrier puisque si le capitalisme a agi, c’est aussi à l’endroit des corps qu’il a enchaînés et qu’il désœuvre. Ou quand avoir l’esprit au travail ne priverait plus du travail de l’esprit.

Dans ce va et vient entre l’un et l’autre, la combattante et résistante, sur tous les fronts, que fut Weil s’opposera donc au « Travail-famille-patrie » qui résonne à l’entour comme les rouages du mécanisme capitaliste, militariste et fasciste, en avançant que « Travail et Dignité » sont au fondement de la condition humaine et ouvrière, ajoutant plus tard à ce diptyque la cause originelle qui donne son sens aux deux premiers : la Liberté.

Expérience de la Liberté, épreuve de la Liberté surtout, chez celle qui, à l’usine (ces bagnes industriels) comme dans sa vie affective, s’inquiète de l’aliénation à un autre et de l’arbitrage d’un tiers ou de soi-même sur le mouvement même d’une vie. Car qu’il soit contremaître ou amant, l’un comme l’autre relève d’une économie qu’elle soit capitaliste ou libidinale.

De tout cela, il y a trace dans son œuvre majeure : La condition ouvrière (1951), nouveau recueil né de l’expérience de la manœuvre Weil – que commentera Hannah Arendt dans La Condition de l’homme moderne : « il n’est peut-être pas exagéré de dire […] [qu’il] est le seul livre, dans l’énorme littérature du travail, qui traite le sujet sans préjugés ni sentimentalisme » – qui se lira aussi comme le témoignage d’une « Sainte ». Mot auquel recourt son amie Albertine Thévenon à son propos dans la note liminaire qui ouvre ce « journal d’usine » (que je préfère appeler « carnet d’observations ») qu’est La condition ouvrière, lequel réfléchit pour partie leur correspondance épistolaire.

« Sainte » ou « oiseau replié sur elle-même » comme le dit Jean Tartel des Cahiers Sud alors qu’en novembre 1940 Weil a rejoint Marseille, en zone libre (« j’étais quelqu’un qui s’est senti chez moi à Marseille au moment où tant de gens s’y sont crus exilés » écrit-elle dans Les Cahiers du Sud) ; et où contemplant la mer du balcon au 8 rue des Catalans, ou se réfugiant au 137 rue Paradis, elle poursuit son œuvre qui s’avère prendre un tour « spirituel ». Adjectif, celui-là, qui ne renvoie pas à une religion et que sa rencontre avec le Père Perrin aveugle (protecteur des juifs pourchassés qui plus tard sera fait « Juste parmi les nations ») dans la cité phocéenne lui aura peut-être permis de préciser. « Spirituel », chez Weil, ne relève pas d’une finalité, mais bien plutôt d’un mouvement de dépassement qui devrait animer la vie, chez chacun et chacune pris dans les filets du quotidien. Soit, quelque chose qui procède, comme elle le pressent, dès 1934, dans Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, d’un « pacte originel de l’esprit avec l’univers ». Ou, peut-être pour être plus précis, alors qu’elle s’entretient avec le poète et spécialiste de Sanskrit René Daumal, dans l’arrière-pays provençal, s’écarter du je-aham (je-égoïste) qu’encourage le développement du capitalisme, pour renouer avec le « Je-ãtman » (je-univers), pronom de l’équilibre intérieur. À l’évidence, Weil est avant tout un être syncrétique dont l’inspiration chrétienne s’est amalgamée à chaque rencontre avec le sublime : dans une chapelle à Assise, en 1937, peut-être devant les peintures de Giotto où elle confesse que « quelque chose de plus fort que moi m’a obligée, pour la première fois de ma vie, à me mettre à genoux » ; devant un poème de George Herbert, appelé Love… ou dans un village portugais où Weil est saisie par « le chant d’une tristesse déchirante » d’une procession de femmes encerclant des barques de pécheurs. Le sublime ou une autre manière de nommer le transcendantal…

Muselmanns, Minores…

De tout cela il sera question dans la mise en scène de Jean-Baptiste Sastre qui, pendant 1H30, fait entendre le « petit poison » qu’est Weil (ainsi se nommait-elle dans une lettre à un ingénieur en date du 16 mars 1936, à Bourges). « Petit poison » ou une expression qui dit sa détermination et son entêtement à dénoncer et préciser l’effet du travail organisé selon les règles de la rentabilité (on dirait aujourd’hui « la productivité ») sur ceux qui en sont l’otage. « Petit poison » que Weil ou « empêcheur de tourner en rond » qui décrit la cadence des journées, le nombre de pièces à réaliser par ceux qui sont payés à la tâche, les corps des ouvriers et ouvrières meurtris par cet esclavage moderne, les conditions de vie insalubre d’un prolétariat aux traits de forçats, les mesures qu’il faudrait prendre, les améliorations possibles, le droit qu’il faudrait observer, etc.

Au plateau s’écoute alors non pas une lamentation, mais bien plutôt un ensemble de revendications et de témoignages porté par pas moins de 60 figures comparables à des détenus… Des « détenus », dis-je, ou des « muselmanns » au sens où Agamben, quand il évoque les camps de travail (Arbeit macht freie) et autres lieux d’extermination (qui entourent l’Histoire dans laquelle vit Weil), aura défini ceux-ci comme la figure d’une humanité détruite, une identité entre homme et « non-homme » conduit au dénuement, à la dénutrition, à la peur…

Au plateau, alors que Sastre aura décidé de présenter ce Plaidoyer sous la forme de deux volets : l’un nourri en grande partie des observations faites dans La Condition ouvrière, l’autre tenant au rapport Spirituel que Weil entretient à la pensée ; le premier se donnant dans un théâtre où la salle demeure éclairée, le second pris dans les chants rituels et l’obscurité… Au plateau, donc, ce que met en scène Sastre – ce qu’il construit, rend audible et sensible – n’est rien moins qu’un espace dialectique où se heurtent, voire s’affrontent deux idées et deux conceptions de l’ordre économique et social. Où les uns, les partisans de « la Main invisible » (dans la lignée du penseur du libéralisme qu’est Adam Smith), pendant de « la Main divine » dont s’arrange les héritiers, sont mis en demeure d’écouter la voix de la petite Simone Weil qui prétend « reprendre la main » et/ou « tend la main », non plus sous la forme de la mendicité, mais plutôt celle de la réconciliation d’un monde fracturé et césuré. « Réconciliation », dis-je, qui concernerait les êtres dans leur diversité, leurs différences qu’elles les inscrivent à l’endroit de la fragilité ou de leur ascendance… réconciliation du spirituel et du politique que la scénographie de Sastre, sans qu’il y insiste, met en avant quand les tables disposées au plateau entourées des interprètes, se regardent, peut-être, comme une référence à la Cène. Cène et scène… mêlées en quelque sorte ou quand le théâtre s’incarne encore comme le lieu de propositions, comme une porte ouverte sur un dialogue à construire et à inventer.

Au plateau s’écoute alors un Plaidoyer qui, à l’égale de la postface de Miguel Abensour au Minima Moralia d’Adorno, fait l’éloge du petit et lui donne corps. Les 60 figures qui viennent alors à la lumière dans une salle tenue à la clarté ; les 60 corps pris sur scène, dans l’immobilité comme dans un couloir de la mort ou une salle des pas perdus ; ces 60 muselmanns qui forment une cohorte de spectres vivants qui traversent tous les temps… ce chœur, comme le dit Sastre, qui erre au plateau, à qui Weil donne la parole, rappelle alors la sauvagerie de l’humanité civilisée ; dit les formes d’étatisation de la pensée ; appelle à une mobilisation supérieure ; égrène les raisons de la nécessité d’une lutte opiniâtre contre la domination ; raconte la menace de l’insignifiance ; détaille le corps objet du dressage ; souligne les conditions de réquisition des corps prolétarisés, mal nourris, mal soignés, mal entretenus ; dit le mal qui leur est fait et l’existence de leur être converti en énergie mécanique ; précise les formes et les contours de leur fragilité mentale, de leur mutilation physique…et tout cela forme un chant, comme la salle l’entendra, qui malgré tout fait résonner leur désir de vie. Car Si Weil a choisi de faire entendre le destin des petits, si elle n’a cessé de penser le « Petit », c’est pour faire exister à la marge du Grand et du Monumental qui est toujours trop rapidement l’objet de l’attention et de l’encensement, un nouveau régime de pensée.

Et Sastre l’a compris qui accueille amicalement au plateau ces figures anonymes qu’il guide vers le front de scène ; eux qu’il ne quittera jamais même si observant un retrait de quelques pas, leur tendant les mots qui rapportent leur condition, il mesure que ces non-acteurs pris à la rue, qu’il expose, se trouvent désormais en première ligne. Front de scène et première ligne ou quand le temps de la représentation le théâtre devient une ligne de front, le lieu de leur pensée, organisant le théâtre comme le lieu de la pensée.

Figures anonymes ou, d’un nom latin, Minores (comment traduire ?) ces délaissés, ces soumis, ces formes humaines rendues à des états subalternes, ces petits, ces gens de peu, ceux qui sont tout en bas… prennent la parole qui fait entendre l’Hilflosigkeit qui est le vêtement : le haillon, auquel se confond leur parcours de vie. Mot intraduisible celui-là qui mêle l’errement au désarroi que Weil, moins porte-parole que voix modelant le silence qui entoure ceux-là, a décidé de partager : non de souffrir, mais de combattre.

Sur le même plan…

Et au milieu de ce monde d’en bas, à même les tables vides qui barrent le front de scène comme une chaîne d’atelier ou une chaîne de montage désertée, augmentant le rapport à la pauvreté et à la précarité, Hiam Abbass se tient parmi la multitude des 60. Figure relai que Hiam Abbass qui vient s’intercaler dans les récits portés par tous et toutes, les rejoignant à l’endroit d’une parole portée qui exige une accentuation, un rythme, une hauteur… Moment où, en lieu et place du théâtre, se croisent des corps de métiers où l’on distingue celui d’une comédienne, rare, puissante, campée… Corps distinct et voix distincte qui partagent le texte de Weil avec les 60 qui sont la matière des mots qu’elle articule. Instant où se manifeste, dans la plus grande violence attentive, la proximité entre ce qui est en jeu et ce qui est mis en récit ; entre le monde des 60 décrit et ce que Weil a écrit. Moment que celui-là où se forme un art qui rencontre le réel qui en a terminé avec la « décrue de l’expérience théâtrale ». Instant rare où Abbass est une comédienne parmi ceux qui jouent le temps d’un soir.

Alors quelque chose apparaîtra qui est d’une grande beauté et d’une sublime présence. Quelque chose qui dépassera les fringues mal ajustées de ces délaissés dressés sans « code dress ». Quelque chose qui a à voir avec la générosité du Chœur, laquelle ne lui épargnait pas d’être fragile dans l’exercice du métier d’acteur. Patauds dans les paroles de Weil, victimes d’une rhétorique loin de leurs habitudes, sujet au trou de mémoire et à la diction hésitante, hésitant dans le placement de la hauteur de la voix et malgré tout partenaire de l’organisation de l’enthousiasme, esclave de la tyrannie d’une langue qui les piégeait… les 60 ressemblaient à ceux qu’ils avaient été dans leur enfance. Aux prises avec cet exercice douloureux et difficile que fut sans doute celui de la récitation sur les bancs de l’école, leur fragilité révélait leur authenticité. Elle rappelait que le Minores, comme l’écrit Adorno, « mâche les mots pour tromper sa faim. Lui qui n’a rien à se mettre sous la dent se remplit la bouche de mots. C’est sa manière à lui de prendre une revanche sur le langage. Il outrage le corps du langage ». Peut-être alors qu’aux « Maîtres du langage » qui peuplaient la salle, les Minores qui bégayaient, se trompaient, hésitaient… rappelaient que le langage est une construction de classe.

Pris dans la tension du jeu et de ce qu’ils sont à vie, les 60 ne récitaient pas, mais livraient passage à l’expérience et à l’étrangeté d’être-là. Enfin présents à l’endroit où ils ne sont habituellement pas. Les 60 ne récitaient pas, ils rappelaient et, précisément, nous rappelaient qu’ils sont la multitude privée de visibilité et de langue, amputés qu’ils sont du « presque rien de lumière » que Misrahi définit comme la condition de l’être.

C’est sans doute la raison qui a conduit Sastre a privilégié une mise en scène où la lumière, éclairant scène et salle, fut presque permanente ; livrant au regard un espace construit sous une forme d’égalité qui viendrait envelopper la rétine, et peut-être corriger la myopie du monde sur les vies minuscules. Manière chez Sastre, comme dans les peintures de Giotto privées de perspectives qui marquèrent Simone Weil, de faire exister la différence sur un même plan (tant esthétique que politique), dans un théâtre d’adresse où la tendresse n’est jamais absente.

https://vodeus.tv/video/simone-weil-lirreguliere-66https://www.youtube.com/watch?v=5g9W5J65O48