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Sorry Sisters – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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Sorry Sisters

Le Sorelle Macaluso, spectacle d’Emma Dante — Festival d’Avignon 2014

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Du 7 au 15 juillet, Emma Dante présente dans cette 68e édition du Festival d’Avignon Le Sorelle Macaluso. Les huit actrices accompagnées de deux acteurs racontent avec précision technique l’histoire de cette famille Macaluso – famille sicilienne prolétarienne. C’est l’histoire des souvenirs d’enfance et de la mort et de la réalité de la vie des gens pauvres. Un théâtre corps-à-corps, physique, gestuel, direct.


Un rideau noir nous laisse regarder dans un trou noir avec seuls cinq boucliers en avant-scène. Boucliers argentés à la manière de ces plateaux argentés et décorés sur lesquels on sert les repas. Boucliers sous lesquels apparaîtront plus tard des épées aussi argentées et qui serviront à une chorégraphie millimétrée de combat stylisé, quelque chose entre un jeu d’enfant et la machinerie impétueuse de la vie qui, tout en produisant des perdants, continue sa course effrénée.
La lumière descend lentement dans la salle. On entend des pas, des bruits de talon, dans le noir. Le plateau est éclairé : vide. Entre alors une femme en dansant, un peu maladroitement mais avec de grandes gestes, comme si elle voulait se vider de tout. Tel qu’on s’imagine quelqu’un qui danse pour lui dans son salon, pour bouger, expulser. Quelque chose entre danse et combat intercalé par des marches et des boitements. On voit apparaître alors au fond des visages dans une ligne et rapidement après, un chœur de femme marche d’abord dans un rythme de la vie capitaliste ou militaire à travers le plateau, en donnant le rythme avec leurs pieds synchronisés, pour ensuite ralentir et tomber dans une marche plutôt funèbre. Une croix apparaît. Puis, accélération à nouveau. Des corps chutent de ce corps-chœur, sont d’abord retenus, pour ensuite être expulsés, catapultés. La bataille aux boucliers et épées. Encore la marche sur une musique qui s’est transformée en une musique peut-être klezmer, musique folklorique joyeuse et en même temps avec tant de nostalgie. Elles enlèvent les chemises et pantalons noirs pour que les robes aux couleurs vives éclatent au jour, pour revenir à ce souvenir du dernier moment où la famille était encore unie. Ça rit, ça court, ça siffle en pinçant le sexe d’une sœur, ça gesticule, ça rit et ça pleure de rire. L’Italie comme on se l’imagine, ou comme on le connaît des films de Pasolini ou des autres. Après ce fou-rire de ces sept sœurs, on commence alors à nous raconter l’histoire de cette famille pauvre, ces Accattones sans prostitués, mais qu’avec seule de « la merde » à ramasser. On nous raconte des souvenirs d’enfance où le jeu, la joie et la gesticulation se font brutalement interrompre par les accidents bêtes de la vie, accidents qui viennent de quelques jeux d’enfants qui se retournent en tragédies. Et on s’en doute que le milieu social, avec toute la bonne volonté des parents, n’y est pas pour rien, que ces accidents ont toujours une motivation en sourdine, obscure, inconsciente qui nous rattrape une fois passé à l’acte, mais qui viennent du fait qu’il n’y a pas assez de place pour tout le monde dans cette grande famille. Et où, on s’en doute, ces accidents de la vie ne peuvent pas être rattrapés avec la même aisance que chez les couches sociales supérieures ; où tomber enceinte par accident amène à des violences mère-fils qu’on qualifierait volontairement de sadique, mais qui, là, n’est que l’expression d’une détresse socio-économique et donc humaine. C’est cet adjectif « humain » qui qualifierai peut-être le mieux cette mise en scène. Ces moments où le jeu est rattrapé par la réalité, mais où la réalité est dépassée par le désir, mais où le désir est frustré par une exclusion sociale, et où l’exclusion sociale est devancée par le rêve. Certes, rêve inaccessible, de vouloir être Maradona avec un cœur malade, certes, rêve inaccessible, de vouloir toujours devenir danseuse étoile après 42 ans du même boulot de merde. Mais rêve tout de même. Peut-être rêve stéréotypé, aliéné et imposé par un système, mais rêve tout de même. Et ce qui touche alors dans cette mise en scène d’Emma Dante est qu’elle élève ces moments de lueur, de rêve, de désir, mais aussi de pulsions violentes, ces moments où la réalité, qui est nouée trop étroitement, s’ouvre vers les champs de possible, qu’elle élève ces moments à une force expressive avec les moyens d’un théâtre pauvre. Les corps, la lumière, de la musique. Cette narration en avant-scène, ce « mur », est intercalée par ces moments où les corps sont désarticulés, presque marionnettisés, où l’on se surprend de se demander si c’est encore un homme, ces moments où le désir de deux corps se traduit par une danse corps-à-corps, des corps qui se jettent dans l’autre corps, qui se jettent l’un dans l’autre avec toute la force de la gravité qui peut exister, où le vertige de deux corps se traduit par cette réalité du vertige et du danger de leur danse, ces moments où l’on permet au cadavre de réaliser son rêve d’enfance, où ce cadavre danse pour se mettre en tutu, les doigts écartés, une figure inquiétante, mais où son humanité est liée à la force du rêve. Un théâtre pauvre qui par les corps seuls arrive à fuir un naturalisme pour investir des abstractions expressives : des mouvements en boucle, le placement des corps en scène, les gestes qui accompagnent la narration de l’histoire.
Nous pouvons traiter cette vision de la pauvreté comme romantique, nous pouvons aussi croire que les exclus du système, ceux qui sont à sa marge, auront gardé un rapport à la vie qui ne serait pas altéré par la conformité que la bourgeoisie impose, et que dans cette différence, une lueur perdure. Emma Dante est en tout les cas assez subtile pour que toute l’ambiguïté y apparaît : leur douleur et leur poésie, leur aliénation et leur différence, où leur réalité est rattrapée par leurs souvenirs, où leur vie est rattrapée par la mort. Au final, il ne reste que des crucifix et une photo funèbre… sorry sisters.
Au final, Le Sorelle Macaluso est une histoire qu’on connaissait déjà dans un théâtre qu’on reconnaît, mais qui arrive encore à toucher par sa virulence corporelle.