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The Old King : L’Homme qui marche – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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The Old King : L’Homme qui marche

Accompagnés dans leur pratique et leur projet artistique par Alain Platel, Miguel Moreira et Romeu Runa, portugais dans un pays exsangue, présentaient The Old King. Une œuvre chorégraphique écrite à partir d’une photographie de Daniel Blaufuks où un homme assis et déprimé, fume une cigarette en lisant un livre. Motif originel que les deux artistes filent en travaillant l’idée d’un assaut, d’une résistance où corps et discours sont le lieu d’une construction sensible… Saisissant et profondément humain.

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Regardant The Old King c’est, au moment où un interprète apparaît et tient le danseur Romeu Runa à distance, avec un jet d’eau, que la mémoire m’est revenue. Une image, précisément une photo, découverte dans Libération, en haut de page, il y a quelques années. Là, en noir et blanc, 8 cm par 8 cm, sur un carrelage crasseux qui a perdu sa blancheur et entre trois murs de la même matière, il y a un homme recroquevillé, endormi peut-être, qu’un employé des services sociaux, en botte et tablier de caoutchou, nettoie au karcher. La peau de l’homme allongé dans le box est très sale et se donne, à certains endroits de son corps, par la présence de plaques noirâtres. Il est inerte malgré l’intensité du jet qui le percute. Sentiment confus de voir un homme traité ainsi. Impression douloureuse d’une carcasse à l’abattoir qui serait ici prise en charge par l’un des ouvriers d’une chaîne agro-alimentaire. La photo, car il s’agit bien d’une photo prise alors que l’employé du samu social « prend en charge » cet homme, est terriblement violente. Elle met en jeu, dans mon esprit, une dignité qui s’est absentée ou qui est définitivement oubliée. A moins qu’elle ne convoque la mienne qui, soudainement, se trouve accablée. La nudité de l’homme, elle, le pose à la merci des regards. La nudité oubliée de ce corps nu traité comme une viande animal est, elle, cruelle. Non pas repoussante, non pas inhumaine… tout au contraire. Cette nudité me renvoie à celle d’un corps malade. De ces maladies où le corps est le terrain des manipulations et des préventions qui ne soulignent plus aucun rapport au corps vivant, mais seulement à un état du corps gisant. C’est cela qui m’a arrêté ce matin-là.
Sur la page de libé, cette photo était un gisant. Une sorte d’amas immobile, de peau crasseuse en ses plis, de nerfs et de muscles contraints par les intempéries, un gisant anonyme comme il y en a tant aujourd’hui… une sorte de statue délaissée, sans attache muséale, sans autre lieu d’exposition que la rue et les bas-fonds… Un gisant privé de toute cathédrale et de tout recueillement. Le gisant d’une histoire en marche, écrite au quotidien, proche d’un ars moriendi où, anges et démons absents autour du mourrant, c’est l’altérité et l’indifférence, le goût de l’autre ou son oubli, qui sont convoqués et se disputent l’être mutilé. Ou quand la cadavérisation de l’un m’invite à penser la mort du vivant que je suis et de sa part d’humanité qui ne sait plus regarder. Devant cette photo, aucun détour n’était permis, aucun regard détourné n’était plus possible.
Aucun détournement n’était possible, dis-je, alors que je suis face à face avec ce que, par inattention, je n’ai pas fait, mais laissé faire.
Pour Moreira et Runa, il s’agira de danser une pensée, de danser un intérieur. Et au commencement de ce travail, dans la cour des Célestins tutorée par deux immenses platanes, c’est un homme de dos, assis sur une palette qui reste immobile qui se donne à voir. C’est une sorte de penseur tourné vers l’intérieur de soi et non plus dans l’exposition de soi qui est visible. La tête dans les pensées profondes, c’est un demi-corps qui est présence et qu’aurait pu peindre ou dessiner Füssli quand il réalisa Silence. Une sorte de solitude égarée prise dans un magma intérieur qui se donne à voir, dès les premiers mouvements dans un ensemble de contorsions complexes où le corps semble se dénouer. Au commencement de The Old King, il y a ainsi un mouvement de dénouement, où muscles et nerfs, dans un geste qui en souligne chacune des courbures et chacunes des fibres, s’éveillent ou se réveillent d’un engourdissement. C’est le moment où la pensée devient action, où l’intention doit trouver un espace de réalisation. Et Runa de prendre alors non pas le temps, mais plutôt de prendre le rythme de ce que la pensée lui a dicté. Le geste ici n’est plus mécanique, mais organique au sens où Grotowski parlait de lignée organique. C’est donc un geste nécessaire qui réfléchit quelque chose de l’intériorité de l’acteur. Quelque chose qui est intense au point qu’il va infilter chacune des respirations du corps qui se fait également pensées. Quelque chose que l’on pourrait identifier au pneuma : au souffle ou à l’esprit dit Derrida, dans ce livre rare et fabuleux qu’est La Voix et le phénomène.
Au long de ces premières minutes où Runa ne marche pas, mais rampe, se catapulte, s’élance de tout son corps réduit à un moignon, c’est un peu comme si l’homme qu’il représente avait perdu son point de gravité. Cette manière que le corps a d’être en équilibre. Lui, est réduit à l’impulsion, au bond, à la traction, à l’explosion d’énergies qu’il trouve dans un espace mental qui semble le mettre à la torture. Il est, dans ces figures de danses abstraites, quelque chose que l’on pourrait apparenter à l’homme ver, à l’homme scorpion, à l’homme brisé, à l’homme pieuvre…
Dasn ces déplacements qui s’opèrent sans direction, Runa, à la manière d’un Giacometti se relève alors. Il sera l’Homme qui marche. Celui qui est débout et dont Deleuze, parlant de cette station, dit qu’elle est la figure de la dignité. Mais « debout » ne veut pas dire coordonné et Runa n’en a pas fini avec la chorégraphie d’un corps qu’on dirait éthylé. Un corps arrosé au jet, rompu à la pression, aux barres qui semblent répondre à celui qui a œuvré au bout des zincs. Aucune image n’est exclue…dans cette séquence où le jet contre le je induit un jeu détraqué, hors règles, hors piste, hors langage… auquel on a substitué le rythme des percussions.
C’est encore l’homme écorché que l’on regarde, celui à la torture quand les bras tendus en l’air on a le sentiment d’un cadavre accroché à des crocs de bouchers. C’est l’homme animal politique d’Aristote quand du haut de palettes de bois qu’il a transportées, il grogne, crache des sons, supplie un mot qui, du fond de sa gorge, ne trouve d’autres voies que celles de l’explosion sonore. Et de regarder cette chorégraphie de l’homme aphasique comme celle d’un corps signé où chaque geste ferait sens avec personne pour les partager. Lancé dans un pas de l’oie déréglé, se saisissant d’un micro pour faire entendre « putain de journée…. Putain d’année », chef d’orchestre alors que Mahler empli la cours… Runa est un danseur des bas-fonds, un être des démesures, une boule d’énergie qui finit nu, se cachant à lui-même comme aux autres ce corps meurtri qui a retrouvé une dignité dans le regard des autres qui applaudissent à rompre l’enceinte des Célestins.
The Old King s’achève ainsi dans les palettes et la nudité, le dénuement du pauvre. Runa, en grand roi transi a fini de trembler alors que le froid l’a gagné. C’est une performance incroyable et ce corps-là avait toute sa place à l’endroit des Corps Saints qui jouxte les Célestins. Fascinant
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