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Le Berceau des lucioles de Cohen – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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Le Berceau des lucioles de Cohen

A Vedène, espace Bardi, Steven Sohen et Nomsa Dhlamini présentaient une performance Le berceau de l’humanité. Une heure où l’inconnu et l’étrangeté pour autant qu’ils pourraient s’inscrire dans une esthétique de la provocation ne réfléchiraient alors qu’un ordre figé de la représentation. Une pièce poétique où le corps fardé de blanc de Steven Cohen ne l’est que pour échapper à l’homme « blanc pâle ». Performance où le corps est un axe.
Cohen le chaos
C’est peu dire que de commencer par rappeler, avec lui, que Steven Cohen est un « PD » comme il le dit de lui-même. Non pas un joli « Gay » pour la consommation, mais un « PD monstrueux » dit-il. Commencer encore par rappeler que c’est un « juif » comme il l’explique lui-même et comme il y insiste parce que soudain ça l’inscrit dans un geste qui lutte contre toutes formes de fascisme, toutes énergies qui tendent à la destruction de la création, comme il l’explique encore. Enfin, rappeler que c’est un performer comme on peut le voir nous-même. Un artiste interdit dans son propre pays, l’Afrique du Sud, où il est né en 1962, à Johannesburg, parce que ses parents s’y réfugient alors que l’Allemagne nazie ne leur aurait pas permis de vivre. Rappeler encore que si Steven Cohen s’expose le plus souvent nu ou partiellement dénudé sur scène ou dans les rues souillées des township, c’est que pour lui « ce qui est important ce n’est pas ce que tu portes, mais ce que tu enlèves » afin de montrer ce qu’il y a là. Et dès lors, comprendre que lorsqu’il fait exécuter un streap tease à sa nounou, Nomsa plus de quatre-vingts ans, c’est pour montrer qu’elle est là, et qu’elle n’est pas réductible à « un appareil ménager » à quatre pattes, invisible comme la plupart de la main d’œuvre africaine, pour les blancs d’Afrique du Sud. « Que mes parents aillent se faire foutre » dit Cohen avant de poursuivre « c’est elle qui m’a élevé pendant que ma mère buvait ».
Censuré dans son pays, Steven Cohen qui considère qu’une photo de lui, à six ans, réfléchit sa première performance, mêle les épisodes biographiques de sa propre vie à ceux qui sont plus historiques, géographiques et politiques qui ne lui sont pas étrangers. Chacune de ses œuvres performatives peut ainsi se regarder comme une manière d’amalgame entre lui et ce qui le baigne, l’entoure ; ce qui l’innerve ou s’entremêlent de la vie publique et de la vie privée.
De Chandelier, en 2001, alors qu’il arpente en chandelier-tutu un bidonville que les employés municipaux dégagent, il dit que c’est la charge des artistes de dépeindre « la vie sociale » et qu’il y a là une « peinture digitale de la vie sociale, à moitié imaginaire, à moitié horrible ». La prise de parole critique est donc récurrente aux performances de Cohen, et en 2004, avec Dancing Inside Out, s’il lui « est difficile de parler, mais encore plus de garder le silence », il entreprend de danser jusqu’au bout de soi-même afin de recueillir et de mettre en avant la « douleur de l’être humain et la joie d’être en vie ». A l’endroit d’un monde où l’apartheid, aboli juridiquement mais toujours vivace dans les esprits, ne permet pas de baisser le regard, Steve Cohen, quand il réalise Maid In South Africa (littéralement : « une bonne en Afrique du Sud »), avoue alors être « intéressé par le nu, non pas le commerce de la sexualité ». Aussi, quand Nomsa Dhlamini est saisie en porte-jaretelle et poitrine découverte, il tient à en faire le portrait de l’Apartheid où Nomsa, usée et vieillie, qui a nourri la famille blanche, entretenue la maison blanche, s’est inquiété de la pitance du chien comme de ses maîtres…a passé une vie à genou, privé d’un regard d’altérité qui l’aurait fait exister autrement, lui renvoyant sans cesse l’image d’une femme exploitée qui, travaillant, aura tenté de protéger sa dignité.
Souvent perché sur des talons improbables, des chaussures surdimensionnées à la plasticité inattendue… corseté dans des guépières fluo baroques… comme une silhouette toujours en équilibre et toujours à la frontière d’un autre état de lui-même, Steven Cohen ne recule devant rien, sauf une fois, en 2008, où avec Golgotha (une œuvre à la mémoire de son frère suicidé), malade, et emputé de la capacité de donner le meilleur de lui-même, il décide de reporter l’instant de ce qu’il considère être une « œuvre majeure ». Une œuvre qui, au-delà du va et vient entre vie privée et vie publique, annonçait un état de l’intime que l’on aura retrouvé autrement dans The Cradle of humankind (le berceau de l’humanité).
Animisme esthétique
Une sphère, un écran, un ange doré suspendu aux grâces de Cupidon, deux cubes, plus tard une projection au sol… sans qu’il puisse être question de parler de minimalisme, le dispositif de Steven Cohen est un lieu de concentration de formes simples qui seront reliées par le mouvement déambulatoire de Nomsa Dhlamini, 84 ans, et lui-même. Mouvement où la démarche incertaine et fragile de la première trouverait dans le bras et la main de l’autre, le même geste attentif qu’elle observa au premier pas de celui qu’elle a élevé. Une manière de boucle ou de retour qui, dans l’absence de temps qui marque cette pièce plastique, annule toutes les différences. Nomsa et Steven sont ainsi branches et antilopes, arbres et cornes de gazelle, ombres magnifiées d’essences terrestres visibles dans les rêves ou au-delà de ceux qui ne croient que dans la vue. Etres des nuits, lucioles imprévues, papillons en tulle ou animal corseté… Nomsa et Steven ne sont d’aucune région et d’aucun territoire, d’aucune lignée et d’aucune espèce, héritiers génétiques d’aucune souche connue… Ils sont le ventre de la terre qui, dans ses imprévisions, met au jour plus que le règne des espèces. Ils sont eux. C’est-à-dire un tout, une unité, une synthèse chimique des idées et des corps, une colonie imaginaire qui n’aborde aucun des rivages de la raison. Ils sont une nuit, un jour, un entêtement de l’imagination à survivre à toutes les passions. Dans la pénombre qui accueille leur lenteur, au pied de tapis vidéo prompte à disparaître, satellite d’une Vénus mère et terre… Steven et Nomsa semblent posséder plusieurs vies. Apparaissant sur écran, disparaîssant du plateau, pèlerin de toutes les matières et nomades de tous les imaginaires, ils sont un peuple fantôme qui arpente une histoire simplement humaine. C’est-à-dire, pour qui sait poser la seule question pertinente à ce sujet, l’histoire d’un secret. C’est donc l’histoire de ce secret qui est portée au seuil de visibilité. C’est l’histoire de ces formes secrètes qui s’incarnent, sans qu’aucun des chemins logiques de la pensée ne puisse se saisir de la matière qu’il voit. Humanité et secret, l’un dans l’autre et réciproquement, sont liés comme le miroir et son reflet. Et de regarder alternativement Steven et Nomsa comme la surface du du miroir ou « muroir » ou celle de l’humanité sans jamais que l’on devine leur reflet.
Dès lors, dans l’énigme qu’est cette performance : qu’elle se dessine sur un fond vert somptueux, qu’elle prenne la forme sonore de chants rituels anciens, de paroles plus caverneuses ou d’une marseillaise qu’on réapprend à aimer parce qu’elle est chantée à l’enrdroit d’une humanité qui se lève… Dès lors, (dis-je), qu’il n’est plus de cavernes projetées autres que celles qui se confondent avec un utérus minéral, ou de poteau de mesure dressé qui ne rappelle un mat de danse aux confins d’un village lointain… Il y a dans ce geste performatif, une architecture qui n’est plus d’aucun temps. Une construction qui ne repose sur aucune fondation solide. Et ce parce que cette performance est le temps et elle est son propre espace. Elle est sa référence qui n’est pas au-delà d’elle-même, mais abritée au centre d’elle-même, cachée dans sa naissance, visible seulement dans son rayonnement chromatique et sonore.
Regarder et écouter Le Berceau de l’humanité, c’est ainsi comme suivre un film d’Erzog où l’ethnologie participe à la construction de ce qu’Heidegger appelait le « poématiser ». Le faire poème. C’est adopter une lenteur et un incongru, une image magnifiée et des signes incompréhensibles qui se tiennent dans la proximité de la signification. C’est marcher aux côtés de Cohen et Dhlamini, comme si l’on se retrouvait dans le regard tumultueux et fixe de Klaus Kinsky, ambassadeur de toutes les folies. Regarder The Craddle, c’est à la manière de Straub qui s’exprimait sur sa manière de filmer le cinéma, dire que « Le théâtre, ce n’est pas sautiller de-ci, de-là ! Un acteur n’existe comme personnage que si chaque battement de ses paupières et chaque mouvement de ses doigts sont des rythmes du texte et le texte dans des rythmes du corps […] Ce n’est que quand le texte a pénétré qu’un acteur est capable d’être debout sans bouger. Et le texte se tient debout aussi. Mais quand rien ne tient debout, un mouvement ne peut pas naître. Tout mouvement, alors, n’est là que pour cacher ou refouler ».
C’est regarder la manière dont Nomsa cherche de la tête quelque chose qui permettrait à son regard de faire savoir qu’elle voit. Et Steven Cohen de dire, en parlant de ce travail, qu’il a tenté de créer une conscience. Celle dont Didi Hubermann dit qu’elle pourrait être une luciole, un espace infiniment petit d’espoir et de liberté que l’on peut observer en même temps qu’elle nous inquiète par sa rareté.