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The old king : de l’impossible – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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The old king : de l’impossible

The old King est le fruit d’une collaboration au long cours entre les deux artistes portugais Miguel Moreira et Romeu Runa. Miguel Moreira est un metteur en scène qui travaille en particulier sur la question du corps. Le danseur Romeu Runa est connu pour avoir dansé aux Ballets C. de la B., à Gand, sous la direction d’Alain Platel. C’est ce dernier qui leur a offert la possibilité de travailler intensément à un projet de spectacle, tout en jouant, pour cette création, le rôle de producteur et de conseiller afin de les aider à « à ne pas s’éparpiller »[[Miguel Moreira, propos recueillis par Renan Benyamina]].

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Flash-back
Romeu Runa est annoncé partout comme danseur des Ballets C. de la B., déjà venu à Avignon. Son nom seul n’évoque d’abord rien de précis pour moi mais il suffit de le voir danser quelques courts instants sur scène pour que sa performance dans Out of context (for Pina)[[Out of context (for Pina), d’Alain Platel, Ballets C. de la B. Spectacle présenté dans la cour du lycée Saint Joseph lors de l’édition 2010]], me revienne d’un coup en mémoire.
Dans le spectacle d’Alain Platel, parmi les autres danseurs, il semblait une sorte de grand bambi, qui aurait poussé sans avoir eu le temps de se fabriquer une peau. Simplet ou handicapé, ivrogne ou camé, il chancelait, comme transpercé par des flux d’énergies dont les impacts provoquaient des tremblements saccadés et le déséquilibraient. Il semblait roué de coups par des ondes imperceptibles. Son corps était un révélateur. Son jeu et ses gestes transmettaient un langage porté par la sensation, immédiatement saisissable, reçu aussi subitement que l’invisible bousculait son corps de toute part.
Présent
Les arches de pierre du cloître des Célestins jalonnent le sol d’un espace vaste et noir. Comme une vieille moquette sur laquelle il aurait trop plu, le sol est une grande toile noire détrempée qui se perce par endroits. Un squat humide, ni intérieur ni extérieur, meublé d’une seule pile de palettes en bois. Sur l’une d’elles, posée en avant scène, il y a des cigarettes coupées en deux. Certaines sont tombées au sol tout près d’une paire de rangers et sont devenues infumables. Près des rangers, un homme épuisé en marcel sale et humide est assis de dos. Les bruits d’un tambour semblent l’animer et le pousser à se lever, mais les sons le bousculent, il vacille, glisse sur le sol mouillé et s’effondre. Il se relève à nouveau, la plante des pieds vers le ciel et le visage tourné vers son dos, comme s’il ne savait pas (ou plus) comment les humains habituellement se déplacent.
De l’eau comme matériau
Régulièrement, Miguel Moreira entre en scène à jardin et arrose de loin le danseur avec un jet d’eau. Elément clef de ce dispositif, l’eau est omniprésente, même l’air en est chargé. Dans le public on en ressent l’odeur et la fraîcheur. L’eau n’est pas violente. Aucune vague. C’est une matière discrète, diffuse, douceâtre. Les gouttes s’accumulent et forment une bruine, puis des filets d’eau.
L’eau semble être le matériau du « monde ». Tout ce que n’est plus le corps, tout ce qui est au-delà de la peau. Cet homme subit sa présence et sa matérialité. L’eau s’infiltre, détrempe et alourdit le corps perméable comme la toile du sol et ressort par sa bouche et son nez.
De l’impossible et du reconnaissable
La proposition chorégraphique de Romeu Runa, vue chez Alain Platel, transmettait des émotions reconnaissables pour le spectateur. Sa gestuelle saccadée qui suggère une forme d’impossibilité provoquait l’empathie, ainsi que d’autres sensations et émotions familières. Ici, on ne sait plus vraiment. En tant que metteur en scène, aux côtés de Miguel Moreira, le danseur a avancé dans sa recherche et poussé plus loin les procédés d’étrangéisation du corps et du moindre geste, il s’est éloigné de l’évidence de chaque mouvement, et ce faisant s’est éloigné de nos repères. Ce soir, en le regardant, on peut voir un humain, un enfant malformé ou un infirme, aussi bien qu’un insecte, ou encore un très gros oiseau gêné par ses ailes. Notre égarement laisse une plus grande place à la présence étrange de ce corps suintant, qui gigote dans un espace obscur et trempé. On pense parfois à Self-Unfinished de Xavier Le Roy, mais ici l’étrangeté n’est pas clairement démontrée ni présentée. Romeu Rena semble vouloir la jouer, l’intégrer dans un état, dans une situation, dans un point de départ pour une fiction.
Le spectacle explore la condition d’un quotidien dans lequel un homme tente maladroitement de se débattre. L’empêchement / impossibilité / infirmité seraient l’interprétation expressionniste de l’incapacité de cet homme à vivre ses journées, ces « putains de journées », comme il dit, qui se suivent et s’empilent comme des palettes, pénétrant le corps telles les gouttelettes d’eau.
L’espace noir, vide et dégoulinant l’empêche de se saisir une stature et de s’y agripper (puisque la terre tourne), sans cesse il glisse, il est bousculé et se laisse emporter, capitulant face à un adversaire omniprésent et invisible.
Du relief possible des contradictions
Le mouvement maladroit, handicapé, ou encore l’échec semble être des procédés qu’on retrouve souvent dans les propositions de type performatif. Elles permettent d’exprimer un sentiment d’impuissance face au monde. Elles expriment également le refus, voire le mépris du « beau geste », efficace et précis, produit par un corps formaté. Mais Romeu Runa est un danseur dont les capacités corporelles semblent sans limites. Parfois, lorsqu’il danse, certains gestes laissent entrevoir sa virtuosité. D’un coup, il nous ramène à la réalité de ce corps qui danse l’incapacité mais ne la subit pas. Ces instants furtifs attisent le plaisir du spectateur face à la performance du danseur et résonnent en contradiction avec l’ensemble du tableau esthétique qui se veut incarné. Quand Romeu Runa, dans une excitation proche du délire, empile les palettes pour bâtir une tribune d’où il prononce un discours tout en borborygmes, les spectateurs oublient vite l’empathie et rient de bon cœur à ses grimaces et ses contorsions. On est face à un danseur, on est face à un spectacle, la distance s’installe. Cette contradiction entre le danseur et ce qu’il semble vouloir dire est une sinuosité dans laquelle aurait pu se loger un parti pris fort. Elle semble plutôt laissée en suspend. Les deux artistes, évitant de questionner le rapport complexe entre le dispositif esthétique et la réalité du spectacle et de son interprète, laissent de côté l’opportunité de donner à cette proposition la puissance que la pratique chorégraphique de Romeu Runa et la maîtrise esthétique de la mise en scène aurait pu laisser espérer.
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