Cette page requiert que JavaScript soit activé pour fonctionner correctement. / This web page requires JavaScript to be enabled.

JavaScript is an object-oriented computer programming language commonly used to create interactive effects within web browsers.

How to enable JavaScript?

Le doigt d’honneur de Nora la poupée cadeau – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
illustration article

Le doigt d’honneur de Nora la poupée cadeau


Ça sent le sapin… expression un rien familière qui dit que ça puera bientôt la mort en cette période de Noël où nous porte Maison de Poupée. Au Théâtre du Gymnase à Marseille, Jean-Louis Martinelli présentait Maison de Poupée d’Ibsen. Une mise en scène contemporaine, où le divan déposé en front de scène, indique clairement que l’on va autopsier les boîtes crâniennes, les consciences…Un peu plus de deux heures après… et sous le charme d’un bande d’acteurs rompus à l’exercice théâtral, Ibsen est bien notre contemporain.
Ibsen notre contemporain
Fin du XIXème, en 1879, Ibsen livre Une Maison de Poupée. L’auteur des Revenants, du Canard sauvage, d’Hedda Gabler, de Solness le Constructeur, de John Gabriel Borkman… Peer Gynt… Brand… est le grand auteur norvégien de cette fin de siècle qui a vu le théâtre s’européaniser. A ses côtés, on découvre Strindberg, Tchekhov, Maeterlinck… Le théâtre, lui, dans ses mutations historiques, est pris entre esthétique naturaliste et symboliste, entre théâtre populaire et théâtre d’Art. Sous l’influence de ces mouvements qui voient l’affirmation du Drame, l’écriture théâtrale relève de nouveaux défis et s’affranchit un peu plus des lois qui gouvernaient à la structure des pièces. On écrit en Un acte afin de gagner en tension dramatique. On en finit avec le spectaculaire et les effets visuels pour privilégier un théâtre d’oreille. Côté théâtre, les salles à l’italienne sont concurrencées par de nouvelles architectures où le dispositif frontal modifie la réception et les hiérarchies sociales. Les fables, elles, se nourrissent aussi des nouvelles sciences qui modifient la représentation que l’on se faisait du sujet. La psychanalyse naissante, entre autres, mais également un monde qui entre dans la modernité technique, viennent se heurter aux anciens dogmes.
En Norvège, Ibsen revenu d’exil, s’est imposé sur la scène nationale et son œuvre n’est rien moins que le journal quotidien de ces mutations radicales où, face aux conservatismes, dans un espace protestant et rigoureux, des individus pris dans ces glaces sociales, n’en finissent pas d’être anéantis et aliénés. Soumis aux règles, aux héritages, à un fonctionnement patriarcal… les personnages d’Ibsen sont le reflet d’une société de contrôle, d’un espace carcéral qui n’offrent d’issues que la fuite, le suicide, la folie… Ecrivain d’une réalité douloureuse et tragique, Ibsen fait ainsi le portrait de familles névrosées qui vivent le deuil de la volonté pour endurer la servilité. Construits sous la forme de sagas familiales, les personnages ibséniens et ses pièces obéissent tous à la même logique et à la quête revendiquée de leur auteur : « Comment être soi-même ? »
Dans un monde gouverné par les intérêt financiers, dirigé par les banques… Dans les familles arbitrées par les pères et autres maris… Ibsen aura vraisemblablement à cœur de parler et de souligner le destin des victimes : les femmes, les enfants qui ne sont épargnés ni par la mort volontaire, ni par la folie héréditaire ou gagnée. Je me souviens de la mort du petit Eyolf entrant dans le lac froid… De la mort du nouveau-né dans les bras de Brand… Des illusions perdues de Peer Gynt courant dans les bois Troll pour échapper à une vie destinée… De la solitude de Solness qui ne construira que sa déchéance. Du suicide d’Hedda Gabler dans la salle à manger… De la claudication du banquier Borkman dans le grenier qui handicape ses héritiers… Et à chaque fois, chez Chéreau, chez Braunschweig, chez Bondy, chez OstermeÏer … de ces décors et scénographies de la pénombre, du bois dur, de la glace gagnant chaque centimètre…
Fin XIXème, un nouveau théâtre est né qui nous met au plus près de drames intimes. Comprenons bien, on parle désormais de ce que le théâtre jusqu’alors taisait.
Maison de Poupée
Nora aura épousé Torvald. L’épousant, elle est passée du statut de fille de son père à celui de femme de son mari. Nora n’existe qu’à travers leurs paroles d’autorité. « Femme de… » et « mère de… »… la vie de Nora se résume à ça. Torvald, lui, est l’homme qui accède au rang social qui s’incarne dans la visibilité du notable. Bientôt directeur de la banque qui lui donnera pignon sur rue, il endosse et chausse l’ensemble des propriétés morales de son statut. Il devra être irréprochable. Autour d’eux, amis et menaces gravitent. Le bonheur est fragile. Le docteur Rank est l’ami jusqu’au moment où il révèlera qu’il pourrait être l’amant. Nora est un peu plus seule. Christine est l’amie qui, de manière imprévisible, comme Oenone pour Phèdre, trahit. Anne-Marie est la domestique… Elle est la fille-mère, ayant abandonné son enfant, pour avoir une place dans cette société qui la menaçait d’exclusion. Elle est tolérée. Enfin, il y a Krogstad… celui par qui le tragique est embrayé. Celui qui vient faire chanter Nora. Moins le salop de service, que le double de Nora, qui cherche à s’en sortir en recourant aux mécanismes pervers que génèrent ces sociétés. Le tragique naturaliste est là en son entier. A l’endroit d’une scène arrêtée au moment des fêtes de Noël. Un petit monde joyeux, qui se réjouit de l’avenir et ignore son futur. Un bonheur falsifié par quelques secrets vit ses dernières heures de quiétude et d’indifférence. A la différence d’Hedda Gabler, le suicide de Nora ne sera pas physique, mais social. Elle quittera le foyer parce qu’elle ne pourra survivre à ce qui lui révèle sa faute (une dette, une créance contractée, une signature usurpée, un mensonge pieux…). Elle quittera le foyer parce que, comme le dit le « petit oiseau chanteur », elle a attendu le Merveilleux et que Torvald, pris dans les apparences, les convenances… n’a pu lui offrir. Ou l’en a privé, lui substituant l’artificieux des fêtes mondaines qui déguisent et travestissent un peu plus Nora dont la robe rouge de soirée, à grosses ceintures de mauvais goût , entre autres, la présente comme une Poupée cadeau.
Le temps dramatique de Maison de Poupée est donc le temps que Nora met à prendre conscience qu’elle doit vivre résigner. C’est le temps d’un théâtre où la parole est le lieu d’une expérience et d’un apprentissage des rouages constricteurs de la bonne société. Nora qui quitte le foyer peut ainsi se lire comme un signe tragique (disparition d’une famille) ou le signe d’un espoir (pour le sujet) dont la fuite est le premier indice. Le temps de l’écoute de ce drame aura été, lui, celui de la perception de hiérarchies qui passent par le discours où l’on saisit, tout au long du texte, que Nora n’a d’autres identités que celles qui la rapportent à une « petite » chose, qui la confinent à n’être qu’une marionnette baptisée de sobriquets et autres noms d’oiseaux… Où quand le discours amoureux, entre interrogatoire et préceptes rappelés sans cesse, est un discours qui organise les dominations et les rapports de forces. Où quand la bienveillance se mâtine de surveillance. Ou quand les bras enlaçants sont une chaîne inavouée et les joutes amoureuses une partie de bras de fer permanent.
Le temps de l’écoute Maison de Poupée aura livré son lot de représentations de pensées misogynes, de formes convenues, de relations sociales attendues… Son flux de petites scènes de la vie pratique, en définitive, pathétique. Ou quand la respiration de l’être est subordonnée à l’air que l’autre veut bien lui laisser. Monde d’asphyxie, et minutes d’apnée forment les eaux troubles de ces couples.
La poupée de Martinelli

Adossé à une forêt blanche stylisée figée par le givre, dans un intérieur d’appartement tapissé de lambris, derrière la porte massive d’un bureau qui demeure secret ou au cœur d’un salon organisé autour d’un canapé… Martinelli offre aux acteurs qu’il dirige une surface contemporaine où les figures ibséniennes semblent plus proches dans leurs gestes, dans leurs vêtements, dans l’espace musical qui est convoqué. Et chaque acteur sera au diapason d’une partition réglée sur la maîtrise du dialogue. Chaque acteur, dis-je, jouant plus ou moins « naturellement » ce monde de conventions au rythme d’effets lumière qui seront le graduant de la déliquescence qui s’invite. A ce jeu-là, Rank (Grégoire Oestermann), enjoué, tout en étant ce cadavre ambulant, oscille entre ton débonnaire et tragique d’un clown triste. Son complice Torvald, avec lequel il forme un couple, lui, aura privilégié (parce que son rôle l’impose) la caricature. Homme-Maître, arriviste ou juste chanceux, Alain Fromager joue le niais. Face à ces figures légères, qui ne sont pas parfois sans être gagnées par une forme de gravité, les personnages habillés d’une douleur qui les mutilent sont Laurent Grévill (Krogstad). Lui, aura adopté une raideur qui sied à son état de paria malmené par une destinée qu’il n’aura pas su contourner.
Disons qu’on leur reconnaîtra du métier.
Reste Nora (Marina Fois : l’autre personnage habillé de douleur) et ce petit geste constant, pérenne, obsessionnel qui, tout au long de cette Maison de Poupée, est comme le symptôme de ce qu’elle vit. Je veux parler de cet index qui vient à la commissure des lèvres, et n’en finit pas d’obstruer sa bouche. Ce doigt qui vient sans arrêt comme une sorte de mesure qu’elle applique à ce qu’elle pourrait dire, peut dire, est en droit de dire. C’est ce doigt que j’ai regardé ou qui m’a interpellé. Cette façon que Marina Fois a, pour jouer et faire entendre Nora, trouvé un geste. Un geste rare et identifiable, théâtral, propre à une actrice qui a su, juste par ce geste, indiquer la nature du conflit qui est en elle depuis son mariage. Et ce conflit n’est autre que celui de la parole : le désir de parler refoulé, le désir de se faire entendre. Et simultanément, comme on pose l’index au milieu de la bouche, cet index légèrement décalé révélait son secret.
Geste récurrent jusqu’au moment où il disparaît quand, alors que Torvald lui « pardonne » ce qu’elle est, elle décide de le quitter. Là, la disparition de ce geste fut sans doute, dans cette pièce bien faite, ce qui permettra au spectateur que je suis, de me souvenir de cette Maison de Poupée.
Car ce geste qui soulignait le déficit d’être via une parole qui ne ressemble pas à la pensée, ce geste associé à ses mimiques enfantines, à son argumentation réduite à des effets de séduction… disait explicitement l’enjeu du texte d’Ibsen. A l’œuvre, dans Maison de poupée, il y a cette question récurrente de l’infans. C’est-à-dire, et ce mot le désigne, cette faculté du langage que l’on ne possède pas encore. Faculté qui fait défaut, bien sûr à l’enfant. Mais qui est aussi le propre de l’individu qui ne parle pas encore, qui ne possède pas encore le langage.
Aussi Nora se regardait comme une femme infantilisée, certes, mais à travers cette infantilisation, ce que Marina Fois donnait à voir et à entendre, dans son phrasé si particulier et grâce à ce geste, c’est qu’elle était privée du langage qui est le lieu même de l’être.
Se retirant de ce foyer où l’on parlait pour elle, où on lui disait comment parler… dans la pénombre, et la neige qui volait légèrement sur le plateau, Nora la femme-enfant quittait le « concon » familial, en commençant à savoir parler. Ou une manière pour elle de s’éloigner de l’humiliation, de retrouver une dignité… un doigt d’honneur…