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Koltès Voyage – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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Koltès Voyage

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A l’occasion du colloque[[Colloque consacré à Bernard-Marie Koltès du 25 au 28 octobre 2009, articulé à l’hommage national rendu à l’auteur cette année pour le 20ème anniversaire de sa mort. Le reportage photo appartient à la photographe Pascale Skrzyszowski. Copyright Pascale Skrzyszowski.]]« Koltès, démons, chimères et autres métamorphoses » qui s’est tenu dans les foyers du Théâtre de Caen, en marge de cet événement qui aura témoigné de l’œvre de Bernard-Marie Koltès (y compris cinématographique puisque l’on a pu assister à la projection au Café des images, entre autres, de La nuit perdue), les organisateurs de ces journées d’études ont eu à cœur de faire venir Koltès Voyages, mis en scène par Bruno Boëglin. Travail présenté dans l’auditorium de l’ESAM et dans la Grange aux Dîmes de l’IMEC Ardenne.
Inlassablement le théâtre retourne à une source qui est comme une origine imaginable. Inlassablement, il fait entendre une parole dont le siège est le texte. Et d’entendre cette langue travaillée par un esprit –un auteur– qui s’est mis en tête de raconter une histoire, de livrer une pensée, de lui donner un rythme, de lui prêter une sonorité. Car l’histoire qu’on ramène trop souvent à une fable est, disons-le pour ne pas l’oublier toujours, une histoire, aussi, d’écriture. Une manière singulière d’agencer un lexique, d’élire des séries de mots, d’orchestrer une musicalité, de préférer une ponctuation qui a pour autre nom respiration, de choisir un mode, un temps… Ecrire une pensée (une fable donc) tient de fait d’un geste, ici et plus que jamais, mallarméen.
Et disons-le alors, ou prétendons-le, la scène est l’espace singulier où justement le monde des sonorités trouve une expressivité. Et reconnaissons-le, dans le timbre de l’acteur, dans son souffle, dans la manière dont il fera peser un silence sur la phrase, dans cet art de faire de la voix une chambre d’échos, peut-être qu’il y a justement toute la pensée de celui qui « crayonnait au théâtre ».
Regarder, écouter, Koltès Voyage mis en scène et interprété par Bruno Boëglin et Paco Algora, c’était peut-être faire cette expérience-là d’un texte mis en voix/en scène. Car ici, écoutant Koltès Viaja dans cette langue d’Amérique du sud qui faisait écho à la langue fançaise de Koltès, il y avait peut-être et d’abord, la mise en scène d’une voix. La tentative à travers l’assemblage de fragments pris à Prologues et aux Lettres de faire entendre l’intensité d’une voix, sa vitalité, son énergie.. Et ce au-delà d’une langue nationale, d’une langue exclusive, au-delà de la langue maternelle de l’auteur. Dans le déploiement d’une histoire sud-américaine qui est comme un récit autobiographique, on écoutait ainsi parler Koltès du Nicaragua, du Guatemala, du Costa Rica qu’il arpenta en 1978. On entendait ainsi le chatoiement de cette voix quelques fussent les sons qui la rapportaient. On percevait peut-être bien, à travers une syntaxe affolée par tant de vie (c’est-à-dire de luttes), une parole d’espérance. Espérance que les lettres portent jusqu’à la mère via les mots d’un fils rimbaldien. Espérance traversée par l’enchantement d’un monde non plus nouveau, mais se cherchant un horizon qu’il trouve dans la guerilla, dans la Tequila, dans les danses de morts et les « Viva de la Révolution ».
Face à face, distant l’un de l’autre par une table, Bruno Boeglin et Paco s’attendent à la virgule, se donnent rendez-vous aux points, se croisent au terme d’une interrogative, se retrouvent dans une exclamation, s’accompagnent sur une syllabe, se marquent à la culotte dans de fausses querelles aussi. Bruno et Paco, Paco et Bruno… disent le même texte, mais différemment, le faisant miroiter et lui rendant ses éclats. L’un en espagnol, l’autre en français. Assis, mais vertébrés et droits dans leur botte ; en chemise blanche et pantalon gris de messieurs respectables, mais buissonniers vis-à-vis de la morale, taquins quant aux usages, joueurs entre eux ; rigoureux dans l’amitié, facétieux dans la relation, heureux d’être le compagnon de l’un et de l’autre… Paco et Bruno sont unis en parole comme dans un monologue.
Unis dans le désaccord, compagnon dans la fortune, ils observent le même paysage que la table présente comme s’il s’agissait d’un autel aux figures éternelles. A celles qui comptent et qui s’extrayant du monde, apparaissent dans un cadre qui les isole et les singularise. Il y a Dostoïewski et James Dean. Mais au milieu, il y a la mère. La « maman ». Et Bruno et Paco parlent une langue qui est avant tout un ensemble de lettres adressées justement et principalement à « ma petite maman ». Celle que l’on aime pour longtemps. Et l’on devine que Bruno Boëglin a choisi dans ces lettres à la mère et sur cette Amérique centrale parce qu’elles entretiennent une liaison à l’amour. A l’amour plus fort que tout qui fait le mouvement des révolutions et les nuits longues pleines de vie.
Bruno-Paco allumeront des cierges magiques. Ecouteront Bach. Contempleront leur petit autel élevé à la mémoire de ceux qui demeurent vivants malgré tout. Un instant, ils se risqueront à un rapprochement en contemplant le portrait éclairé de la mère. Un temps plus loin, ils tourneront le dois au public, debout et, sans doute, dans une nuit perdue qui n’en finira jamais, continuent-ils de se lire les lettres de Koltès. Dans l’intimité, avec la même ténacité, la même joie et rigueur…
Et l’on s’éloigne de la scène de ces voix, en gardant en mémoire les yeux écartés de Boëglin, le bras tendu vers le lointain. On l’entend encore reprendre l’accent espagnol défaillant de Paco qui, amusé, fera comme Bruno lui demande et, en aparté, se permet de parler sa langue. On s’en souviendra de Koltès Viaja parce qu’un instant, humblement, dans une humilité qui est celle que porte le grand acteur qui n’a plus besoin d’artifice ; humblement dis-je, dans une humilité qui est de se prêter entièrement et d’ignorer un instant son ego ; humblement dis-je, dans une humilité qui donne à l’autre, à Bernard-Marie Koltès, une heure de vie supplémentaire… il fut question de faire entendre ce qui reste d’un mort. Il fut question d’écouter ce qui reste de lui. Des mots, des sons, une orchestration du monde à lui, des mots, des sons… Le reste, c’est silence.