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Rachid Ouramdane : Passeur de témoins – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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63ème Festival d’Avignon

Rachid Ouramdane : Passeur de témoins


A la Chartreuse, dans cette deuxième partie du festival, Rachid Ouramdane nous propose sa nouvelle création au Tinel de Villeneuve lez Avignon. Pour ce travail, il est parti du témoignage de personnes de tous les continents ayant subi des sévices et des tortures. Témoignages réalisés avec finesse par Jenny Teng et Nathalie Gasdoué. A partir de ces paroles, il nous propose « Des témoins ordinaires », une plongée réflexive autour de la question du corps, de sa mémoire, de son utilisation et de son implacable présence dans les conflits.


 

63ème Festival d’Avignon


Le spectacle s’ouvre sur une note, un son. Son sourd et lancinant lancé d’une guitare électrique par un des interprètes. C’est dans la pénombre, devant un mur de projecteurs qu’apparaît le son de cette guitare posée au sol, abandonnée de son musicien. Un son, le la du spectacle, note grave qui appelle au voyage ou plus exactement à une traversée. Note tenue qui plonge le spectateur dans ce que Rachid Ouramdane appelle “le bain sonore permettant un rapport particulier à l’écoute et au récit”. Justement c’est de cette note que le premier récit s’extrait. La pénombre a laissé place au noir sur le plateau et à huit halos de lumière sur chacun des haut-parleurs diffusant cette voix en suspension et en avant scène. La lumière indique l’endroit d’où ça parle invitant notre attention pour ce premier geste. Alors, on écoute ce témoin, ce premier témoin qui dit sa difficulté à raconter, presque son incapacité à témoigner. Ce qu’il nous livre, c’est bien sa réflexion et ses doutes sur son témoignage. Ce récit qui se transforme en fonction du temps et de sa répétition. Et cette réserve, cette retenue est liée à une difficulté d’être clair, d’être précis, d’être net. On sent une volonté d’éviter la sensation. C’est aussi dans les hésitations et dans la chaleur de sa voix que nous sentons qu’il évacue la possibilité que nous pourrions définir son être uniquement comme ayant connu la torture. Ce qu’il a traversé ne le définit pas. En posant des questions sur comment raconter, comment témoigner et comment, vous auditeurs, vous allez entendre mon récit, il dit l’impossibilité à dire, à imaginer. Ce n’est pas imaginable, ce n’est pas une matière à spectacle.
Et Rachid Ouramdane en ouvrant sa proposition sur ce récit ne dit pas autre chose. Il informe qu’il n’y aura pas de sensationnel, pas de spectaculaire. C’est au contraire avec pudeur qu’il met en scène la parole. Comme Yves Godin, le créateur lumière met en lumière ce récit, jusqu’à ce que le noir s’impose. Et cette ouverture se finit dans le noir avec la note et cette voix maintenant familière qui continue cette réflexion sur comment rendre compte de la torture, comment pouvons-nous l’entendre sans tomber ni dans une jouissance de la barbarie ni dans une compassion pleine de bons sentiments. On entre alors dans une proposition chorégraphique qui s’interroge elle-même. À l’endroit d’abord de la torture comme objet de spectacle, comme sujet de représentation, mais aussi ce rapport au corps qui est commun au thème (la torture) et au médiant (la danse). Ce noir qui clôt ce premier récit peut se penser comme un enfermement, celui du spectateur, mais aussi comme un besoin de rendre compte de ce que ce témoin dit de l’inimaginable comme ce qui ne peut pas être en image.
Le plateau retrouve sa pénombre et on distingue les cinq interprètes circulant sur la scène dans un rythme simple. Ce qui circule, au-delà des danseurs, ce sont toujours les témoignages qui continuent à dire dans d’autres langues, dans d’autres couleurs, dans d’autres musiques : la torture. Puis la parole d’ailleurs, les récits enregistrés laissent la scène à la langue des danseurs. Chacun d’eux va nous parler en mouvement pour montrer un corps monstrueux et cela toujours sans illustration et dans une simplicité. Ça se contorsionne en laissant de côté le spectaculaire et la virtuosité. Les interprètes sont au service de la proposition et c’est avec humilité qu’ils sont là, qu’ils rendent compte de leur capacité “hors normes” dirait Rachid Ouramdane. Et c’est notre propre rapport à leur capacité qui fait douleur et violence. Ces transformations du corps nous sont montrées dans une simplicité et au temps et au spectaculaire. Notre imaginaire navigue entre la danse et les récits, soit pour associer la torture au corps “dansant”, soit dans un rapport réflexif autour de la contradiction entre la monstruosité d’un corps qui agit sa transformation et un corps qui subit une mutilation. Le visage d’une femme apparaît sur un écran où elle témoigne de la barbarie subie mais aussi de la violence dont elle était capable et dans laquelle elle s’inscrivait au nom de ses convictions. S’évapore alors la tentation du manichéisme. Il n’y a pas d’un côté les bons et de l’autre les bourreaux.
Dans son rapport au spectateur Rachid fait aussi appel aux corps du spectateur, en lui proposant des sensations sonores et visuelles. En effet, durant toute la proposition, Jean-Baptiste Julien, le musicien accompagne les témoins et les danseurs en jouant en direct, mais il sait être dans un rapport à la musique qui n’a rien à voir avec le mélodique. Au contraire, il transforme, il travaille la musique pour réfléchir le son ; autant sur sa production, sur son émission que sur sa propagation. De ce fait, la réception est multiple puisqu’elle est évidemment sonore mais aussi physique par les vibrations qu’elle induit chez le spectateur. Il produit des sons à partir des guitares comme au début mais en exploitant toutes leurs possibilités. Par exemple, la guitare électrique du démarrage est pendue et en pendule devant ce mur de projecteurs presque face à face à la salle. Et le son produit par l’instrument est fonction de son balancement et surtout des variations de l’éclairage. Ce qui entraîne une séquence dans laquelle nous traversons deux univers en adéquation et en combat. En adéquation car l’un produit l’autre et en combat car nous sommes soumis à l’éblouissement et à l’assourdissement contre lequel instinctivement nous résistons. Puis le mur de lumière en s’éteignant progressivement laisse apparaître le visage d’un témoin qui raconte son rapport au monde et à ce qu’il entend. Il explique comment une phrase, un geste de la vie quotidienne le replonge dans son passé. Ne serait-ce que quelques instants, comme d’entendre une porte qui claque ou quelqu’un dire “il faut exécuter cet ordre”. Là encore, dans le choix de ce témoignage Rachid Ouramdane nous dit que le corps est notamment mouvement, sensation et parole, et qu’il mémorise. Cette capacité de mémoire fait que dans une certaine mesure le corps réfléchit.
Des témoins ordinaires fait le pari de la complexité, de la contradiction et donc de la pensée. C’est une proposition qui nous emmène dans une réflexion autour du corps, celui qui est contraint, violenté et celui qui danse. La question aussi de l’interaction et l’implication de tous ceux qui participent à la création est posée. En effet, au cours de cette heure et quart, la réflexion “qu’est-ce qui produit quoi ?” est omniprésente. Les voix produisent la danse ? la lumière ? la lumière révèle la voix ? le son ? le son entraîne la parole ? la danse induit la vidéo ? La vidéo donne du sens à la lumière ? à la scénographie ? C’est avec simplicité que l’équipe de création a voulu et a présenté ce spectacle intelligent et sensible. Et c’est avec humilité que les cinq interprètes Lora Juodkaite, Mille Lundt, Wagner Schwartz, Georgina Vila Bruch et Yeojin Yun sont entrés dans ce projet et deviennent comme Rachid Ouramdane des passeurs de témoins.