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Maguy Marin : Fondement d’un combat – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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Maguy Marin : Fondement d’un combat

Il y a quelques mois, Maguy Marin évoquait un travail sans titre. Un travail destiné au In d’Avignon et que l’on aura vu au Gymnase Aubanel en ce début de juillet. Elle parlait alors de ce qui n’était qu’une intuition. Elle évoquait « une ambition lyrique », une interrogation sur les « jeux mécaniques du corps », son attention pour « le rire comme expression incontrà´lée du fond ténébreux ». Elle disait son envie d’une matière sédimentée, construite par strates et dépà´ts. Dans ce qui n’était encore qu’évocation brève, préférant une préparation informelle, se gardant le temps de l’urgence en réserve, elle disait son plaisir de regarder des films burlesques avec son groupe de danseurs de Rilleux-La-Rappe.

 

 
Bientôt, bien plus tard, il y aurait Description d’un combat.
Ou un long poème épique recomposé, fait de lectures croisées, de sonorités prises à Homère, Hugo, Péguy, Lucrèce… Comme une longue marche en littérature héroïque où l’éclat guerrier côtoie la méditation douloureuse. Une lente marche inscrite de part et d’autres des enfers où le geste divin guide le bras armé humain. Une furieuse marche à la guerre où Troie prise par Achille – le vainqueur d’Hector et l’orphelin de Patrocle – ne cesse de nourrir l’Iliade de ces quêtes sanguinaires. Un poème prendrait ainsi corps qui se formerait sur un genre antérieur à la tragédie mais pas étranger au tragique. Un poème que Maguy Marin inscrit dans l’épopée. Un genre qui, dans l’histoire littéraire, n’appelle que des images mentales que la chorégraphe, le temps d’une heure, va travailler afin de les faire passer sur le plateau.
Image d’une errance peut-être. D’un désoeuvrement peut-être. D’une scène qui se répéterait à l’infini. La même scène et en même temps, à chaque pas, une scène un peu différente juste pour marquer des épisodes un peu différents. Et là de voir et d’entendre quelque chose d’intensément compact, de ramassé, de condensé. Quelque chose renvoyant inextricablement à une complexité. Mais sous le geste le plus simple du détachement.
Des danseurs qui marchent lentement sur le plateau du gymnase Aubanel, on dirait qu’ils sont des guerriers égarés sur un champ de bataille. Peut-être venus piller quelques cadavres ou ramasser et voler quelques effets laissés par les morts, les danseurs se déplacent extrêmement lentement. Peut-être en chasse d’une nouvelle proie qui traînerait encore dans Troie ou sur les bords de la mer Egée Il y a quelque chose de carnassier et d’animal chez ces êtres lents. Il y a une violence contenue dans l’approche de ces morts qui apparaissent doucement à mesure que ces sentinelles tirent sur les étoffes qui couvrent le sol. Quelque chose relève du dénudement comme du dénuement. Car si l’image du guerrier s’impose, celle de l’ami endeuillé qui cherche un parent, un frère d’armes parmi les macchabées, ne peut être exclue. Peut-être alors, que l’image du guerrier est indistincte de celle de l’endeuillé. Peut-être celui qui vient là porter un dernier trait est-il inséparable de celui qui tente de reconnaître les traits d’un compagnon.
De ce rythme lent qui est un rite funèbre on ne peut pas non plus douter. Et d’entendre alors la cruauté d’Achille rapportée et murmurée comme le geste de celui qui accomplit une vengeance qui est l’une des origines de l’histoire. Et le fondement d’un retour du tragique.
Sur ce champ de bataille, sur ce rivage à l’abandon, après que tout aura été enlevé, des carcasses métalliques, des armures lointaines, éclatantes et argentées, comme un écho lointain et rimbaldien, figurent des ruines humaines désertées par des corps qui se sont absentés. Ceux des danseurs qui quittent la scène nous apprennent que nous nous étions approchés d’une densité. Description d’un combat finissant, le plateau ouvert sur un fond noir se trouvera alors rendu à un vide étrange tout aussi intense. Et déjà le souvenir s’installe qui conserve l’image d’un geste pur privé de toute ivresse, articulé à un dévoilement où l’arrêt, la pause, la suspension auront fait écho à un chant narré tant chaotique qu’hypnotique. Et la mémoire de garder l’intensité de ces rouges vermillon dans lesquels le pas se glisse, et de ces bleus raphaéliques endossés par des corps au repos. Et l’oreille de préserver le glissement d’un pas sur le gravier et le sable, d’entendre ces voix assemblées tout aussi bien confondues à des images meurtrières qu’à des territoires de prières. Et de se sentir bercé par cette odyssée sonore et visuelle qui appelle le Souci de ne rien perdre de ce don rare.
Et de penser que cette œuvre aura été celle qui, se frayant un passage dans une histoire sans fin, nous aura mis au plus près d’une danse où la fabrique du sensible prend forme sur une échelle infiniment secrète, infiniment discrète. Infiniment exigeante. « Densité », dis-je, qui appelle une rupture avec la représentation que l’on pouvait avoir du mouvement au point de nous conduire au plus près de son essence. Là où le geste s’esquisse. Là où le ralenti est étude. Là où un imperceptible tremblé est au commencement d’une geste qui gagnera l’ampleur, la profondeur en substituant à la vitesse et au bougé, une extrême lenteur. C’est-à-dire très loin du « sautillement » dont Straub faisait la critique quand on lui reprochait le mouvement dans Empédocle ou Antigone. Description d’un combat se devait donc d’être radical qui, comme le fait aussi entendre la polysémie de ce mot, nous renvoie à une racine… un fondement. Et de souligner que Maguy Marin n’aura peut-être travaillé que l’idée d’un « homme debout ». Juste cette idée, essentielle.