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Ça pouvait marcher… Soft Virtuosity, still humid, on the edge – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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Ça pouvait marcher… Soft Virtuosity, still humid, on the edge

Imaginer Deleuze, dans la cour du Lycée Saint-Joseph regardant Soft Virtuosity, still humid, on the edge de Marie Chouinard… Non ! Se souvenir de l’un de ses cours, à Vincennes, en 1987, sur « Qu’est-ce qu’un acte de création ? ». En avoir la mémoire partielle, et ne pas avoir oublié ce qu’il disait à propos des arts… Qu’est-ce que faire du cinéma ? Qu’est-ce que faire de la philosophie ? Question et réponse immédiate : c’est « avoir une idée ». Et de là, à la fraîche sous le sureau, pas loin de la table de jardin, commencer à écrire non pas « sur », mais essayer de parler « avec » Marie Chouinard. Essayer de faire en sorte que la critique « parle avec… »

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Marcher… marcher… en écho à Cunningham qui rappelait que « La danse peut parler de n’importe quoi, mais traite fondamentalement et avant tout du corps humain et de ses mouvements à commencer par la marche ». 7ème principe énoncé sur l’art chorégraphique par lui-même.
Donc marcher, donner à voir une idée de ce que c’est que marcher. Non pas marcher vers, marcher pour, marcher contre… Non pas faire de la marche un moyen… marcher pour rejoindre un point (on parle de direction). Non pas marcher vers (c’est-à-dire s’éloigner de). Non pas marcher contre (on dit s’opposer). Mais juste marcher, comme si, soudainement, la pensée se portait sur ce geste quotidien qui finit par être oublié par celui qui entreprend de marcher. Donc, s’en tenir à penser la marche ou se mettre à penser la marche, c’est-à-dire à mettre aussi la pensée en marche. Mettre la pensée en marche, sur la marche. C’est-à-dire, encore, faire attention à la marche… ou être attentif au pas. Oui, ne pas oublier ça… le Pas qui est à la marche ce que la respiration est à l’oxygénation. Pas et marche. Et concevoir que la marche est une succession de pas : petit, allongé, de travers, pressé, lent, trainant, hésitant… Marcher, disons-le, c’est faire des pas. Un pas de deux, un pas de côté, un pas à pas… marcher c’est organiser autant que possible le pas, les pas et prendre soin de ne pas en rater un. Rater un pas, et marcher serait « tomber ». Eviter donc le « tomber », le « déséquilibrer », le « vasciller »… éviter aussi le « marcher au pas » qui prive la marche de ce qu’elle entretient avec la promenade (celle du sceptique de Diderot nous ramène à la philosophie). Marcher et philosopher. Non pas (it’s a joke) marcher pour philosopher, mais mettre en fusion les deux. C’est l’idée…
Sans doute celle de Marie Chouinard qui, alors, fait marcher ses danseurs dans l’espace vide qu’est la cour du Lycée Saint-Joseph. Et de les regarder, ces danseurs, marcher avec ce qu’il faut bien imaginer un handicap dont ils détiennent la clé. Alors ça marche et livre des formes de marches. Des marches déformées parce qu’un membre, une articulation, une coordination – c’est le principe qui règle la chorégraphie – serait un peu grippé. La marche grippée, traversant la scène oblongue, rend manifeste la difficulté de marcher. C’est tout un peuple bancal qui vient à défiler : marcheurs cassés, vrillés, tordus, au pas dysharmonieux, à la vertèbre déboitée… marcheurs privés de l’élégance et de l’équilibre qui semblent à la peine avec le pas.
Et de passer des pieds à la tête, et précisément aux visages des interprètes qui expriment, sous la forme du rictus, une forme de douleur ou de contentement. Regarder ces visages projetés sur le mur (images XXL) réfléchir un corps à la torture : visages plissés, visages contrariés, regards effrayés, etc et parfois sourires naïfs, apaisement de courtes durées… quand, de manière aléatoire, l’une des danseuses vient crier une douleur, ou quelque chose qui s’en rapproche.
Face caméra et dos caméra, Marie Chouinard organise son monde où le pas, et donc la marche, est l’objet de sa recherche. C’est essentiellement, sous une modalité déconstruite, un défilé de mode de « gueules cassées », de « corps tordus », de silhouettes prises au piège d’une agonie… et parfois viennent s’intercaler quelques brèves scènes autres, une mariée nue couverte d’un tulle, un duo assis qui tourne comme sur un présentoire… et tous et toutes se servent d’un vêtement dont ils jouent et qui, principalement, fonctionne comme un filtre, une sorte de voile emprunté aux Amants de Magritte.
En soi, il y aurait là une idée. Peut-êter celle qui nous rappelle que la marche (le mouvement, peu importe son organisation) est la seule alternative au figé. Soit, dans une conversion/traduction du « marcher » et du « figer », une mise en place dialectico-chorégraphique du « vivant » et du « mort ». Ou, et dans une topique plus complexe, une manière de se saisir de la marche comme d’une variation sur la fuite, afin d’échapper à la mort. Marche ou crève dit l’autre… Marcher jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’essouflement, jusqu’à ne plus tenir debout… Dès lors, il y aurait là comme une proposition paradoxale que Marie Chouinard, peut-être, n’exclut… Marcher, à en perdre haleine, c’est aller au devant d’un arrêt. Là est le paradoxe où marcher (se sauver) relève en définitive d’une lente marche où, à l’horizon, le funèbre est au tournant… Marche funèbre ?
Peut-être que ces scènes où tous les interprètes sont ramassés (regroupés), semblant porter l’un d’entre eux à tour de rôle, n’excluaient pas ce rapport à la procession.
J’avoue alors que la saturation sonore qui était à l’œuvre, comme la surenchère de l’image dans Soft Virtuosity, still humid, on the edge qui finit par créer un « effet tableau » appauvrissant… venaient contrarier ce qui aurait simplement exigé un silence de plomb en écho au mouvement muet et au seul cri du corps ou du coeur qui était à l’oeuvre.