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NUIRe. Chronique d’une revue malfaisante – L'!NSENSÉ
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NUIRe. Chronique d’une revue malfaisante

Les années paires, NUIRe est une revue. Les années impaires, ce n’est pas tant que NUIRe n’est pas une revue, mais plutôt que la Biennale Internationale de poésie visuelle d’Ille-sur-Têt est bien une biennale.

Je m’explique.
En bref, NUIRe se trouve être la dernière émanation des Éditions K’A, tenues par André Robèr et Carpanin Marimoutou. André Robèr est peintre, mais également éditeur, et, entre autres, de 5 volumes d’Art et anarchie, revue publiée entre 2013 et 2014, liée au groupe John Cage de la Fédération anarchiste, mais aussi de livres, nombreux, et de livres d’artistes, non moins nombreux. Il est par ailleurs galeriste et à l’initiative, les années impaires, donc, de cette Biennale Internationale de poésie visuelle d’Ille-sur-Têt. Elle existe depuis 2013 et verra à nouveau, en 2017, André Robèr à la manœuvre.
2016, année paire, est l’année de NUIRe. On l’aura compris. Disons, pour aller à l’essentiel, que la revue est un prolongement poétique, tout dans l’inédit, et non pas strictement un catalogue. Un développement éditorial confié au poète et sculpteur Daniel Van de Velde, scénographe de la Biennale Internationale de poésie visuelle d’Ille-sur-Têt, et, ici, complice et comparse des aventures d’André Robèr.
Voilà qui est fait en ce qui concerne les présentations !
Lu en “Z”, NUIRe, d’un point de vue poétique, semble revenir sur les pas d’une poésie, a priori connue et appréciée de ses amateurs, a fortiori bornée par la critique dans le champ de la production poétique du dernier siècle écoulé. L’impression de déjà v/l-u ne tarde cependant pas à s’estomper tant les rapprochements opérés par Daniel Van de Velde stimulent aussi bien l’esprit que la rétine.
Bien sûr, vous direz-vous, NUIRe répond à des principes bien rodés dans le domaine des revues de poésie expérimentale. D’abord, en s’ouvrant sans distinction ou presque à toutes les propositions poétiques, la revue s’offre comme une place de choix pour un ensemble de poèmes hétéroclites d’un point de vue formel. On y trouve au fil des pages des poèmes aussi bien textuels (cf. Maxime Hortance Pascal, p. 53-55 ; Carpanin Marimoutou, p. 111-112, p. 147-148) que visuels (cf. Adriano Spatola, p. 71-75 ; Clemente Padín, p. 63-64), typographiques (cf. Sergio Monteiro de Almedia, p. 137-141 ; Daniel Van de Velde, p. 117-122) que spatialistes (cf. Shin Tanabe, p. 101-105), à la croisée de procédés poétiques et de protocoles plastiques aussi divers que variés[[ Je passe ici sur la présence d’extraits de correspondances de Daniel Van de Velde et de rubriques embryonnaires telles que des coups de cœur, des « Questions posées à… », un texte théorique dit « essentiel » (son auteur s’en trouve honoré, cher Daniel…, NDA), des « Cartes blanches »…]]. Soulignons, ensuite, que cette pluralité stylistique se double d’une ouverture géographique, éminemment internationale, qui laisse à sentir la vitalité d’un réseau de poètes se réclamant de l’expérimentation (de l’Autriche à l’Argentine, de la France au Brésil, de la Hongrie à l’Italie, du Japon à l’Irak…). Puis, il n’échappera à la lecture de personne que l’ensemble des poèmes que NUIRe réunit relève et s’inscrit dans le tumultueux sillage des avant-gardes et de leurs descendance séculaire de perpétrateurs en tous genres (on y retrouve des références à dada et à André Breton, mais aussi bien à Shohashiro Takahashi qu’à Pierre Garnier). Enfin, et cette fois la manière est suffisamment rare pour être soulignée, cette nuée de poèmes expérimentaux trouve, en la personne de Daniel Van de Velde, un ambassadeur de choix. Chaque poème ou presque se voit ainsi affubler d’un discours d’escorte. Des récits qui font office de médiation non seulement parce qu’ils mettent en dialogue ces poèmes, mais, de surcroit, parce qu’ils s’offrent comme un contrechant à toutes les lectures envisageables et un contre-champ à tous les regards possibles. Cette parole-limite souligne, pour l’essentiel, un double processus d’absorption propre à la poésie expérimentale. Assimilation de toutes les écoles formelles, et formalistes pour certaines, issues des avant-gardes historiques et dont ces poèmes « tirent parti », comme l’écrit Daniel Van de Velde. Rumination sémantique et sémiotique de tous les signes langagiers et visuels, mais aussi de tous les langages.
Cela étant dit, et pour autant que NUIRe poursuive cette tradition des revues poétiques d’avant-garde, quelque chose d’une interrogation transparait en surplomb de l’ouvrage etlui confère toute sa légitimité : la langue se serait-elle à ce point affranchie de l’ensemble des langages sémantiques et sémiotiques aliénés si ce n’est à la communication fonctionnelle et marchande, du moins soumis à la logique du sens, qu’il ne vaudrait plus la peine d’y revenir ?
Une fois la revue refermée, la myriade de poèmes qu’elle présente reste à l’esprit. Elle se manifeste et proteste d’une seule voix. Non, la langue n’a pas fini d’en découdre avec toutes les cultures langagières dominantes qui la réduisent à n’être jamais autre chose qu’un moyen d’expression et de communication, dominé et formaté. La langue, comme le suggère le poème de Cédric Lerible (cf. Giratoires, p. 33-36), tourne encore aujourd’hui sur elle-même, comme à vide, rimes et vers liés aux langages hégémoniques, dans une sorte de malaise ou de vertige giratoire. La langue, alors, vire et tournique sans savoir quelle issue langagière elle empruntera pour se libérer de son rapport métaphysique à la substance et de son indéfectible lien phénoménologique à la vérité.
Pour le lecteur de NUIRe, tout l’intérêt tient alors au fait qu’une part non négligeable de ces poèmes essaye d’en sortir d’une manière ou d’une autre. Et, évidemment, tous n’y parviennent pas. Ce n’est pas aussi simple de nuire, de causer du tort aux langages assujettissants, de les emboutir pour fragiliser leur pouvoir asservissant. Pas si simple d’extirper la langue de sa gangue culturelle. L’affaissement pathologique et autoréférentiel de l’auteur sur la langue réduit encore à néant, dans certains de ces poèmes, tout espoir de libération de la langue. L’asservissement de la langue à l’expression de ses états d’âme noyant le poème dans l’émotion et le sentimentalisme. Quelques autres, sous des atours de manifestes poético-insurrectionnels, n’en finissent pas d’attendre au pied de la barricade. Alors qu’ils appellent de leurs vœux une révolution concrète, plus que jamais leur pratique réelle, poétique, fait l’impasse sur le seul bouleversement dont elle puisse être à l’origine : une métamorphose des conditions énonciatives de la langue.
Quelle joie, aussi, lorsqu’au détour d’une page – heureusement nombreuses dans ce premier numéro de NUIRe -, un poème porte préjudice au langage. Quel enthousiasme quand l’un d’entre eux lui fait obstacle, gêne et contrarie son bon développement. Quand il fait entrer dans la langue quelque chose d’inacceptable, quelque chose d’un rapport tendu ou critique à ce monde qui pèse de tout son poids sur la langue. Alors seulement, nous percevons en quoi s’en prendre à la langue, lui nuire, en somme, ne peut pas nuire !
Les procédés de discréditation des langages dominants, dès lors, se multiplient. Les techniques qui les contrecarrent, tout à coup, ne se comptent plus. Tout est bon et tout y passe, en somme, pourvu que cela porte atteinte à toutes les formes de dictatures langagières qui s’appliquent à la langue. Certains poèmes enchâssent des images dans la langue et des langues dans l’image (cf. Julien Blaine, p. 107-109), comme d’autres contrarient les modes de lisibilité et expérimentent toutes les formes possibles d’illisibilité (cf. Jorgen Olbricht). Ils entaillent les conditions langagières qui contiennent la langue dans des systèmes de rationalité instrumentale et communicationnelle. Et, de ces brèches poétiques qu’ils ouvrent, ils se dégagent comme de nouvelles situations langagières, certainement plus poétiques, peut-être plus politiques, en tous cas plus libres. Alors la langue se ressaisit et propose au lecteur, sur la base de ces conditions d’énonciation inédites, d’autres états de lisibilité et d’autres modes de lecture.
On éprouve alors, à leur contact, un sentiment de dépossession qui n’est pas sans rapport avec ce que nous serions tenté d’appeler une esthétique de la déprise. Tout d’abord, comme le note Daniel Van de Velde lui-même, qui fait écho à l’expression chère au Claude Levi-Strauss de La Pensée sauvage (1962), et qui fit long feu de Paul Ricœur à Jacques Derrida, ces poèmes relèvent d’une logique du « bricolage ». Ce qui importe, en somme, c’est que le lecteur ait affaire à des poèmes dont les assemblages ou les montages relèvent d’une certaine efficacité formelle et de ce que notre guide appelle, non sans une certainement finesse, un « relâchement de l’histoire (de l’art, NDA) ». Dessaisissement, donc, que l’on retrouve tantôt sous la forme d’essais de créolisations (cf. André Robèr, p. 25, p. 40) ou de figures élémentaires (cf. Julien Blaine, p. 107-109), concrètes (cf. József Bíró, p. 27-32) et conceptuelles (cf. Anatol Knotek, p. 8-9). Ensuite, nous semble-t-il, ces poèmes se révèlent d’une portée particulièrement émancipatrice en cela qu’ils libèrent la langue du dispositif textuel classique : à s’avoir, sémantique et syntaxique. Avec Shin Tanabe (cf. Shin Tanabe, p. 101-105), par exemple, on touche à quelque chose d’une disjonction intense et absolue de la triade peircienne entre le sens, le signe et la signification. Entendons par-là que nous n’avons pas tant affaire à une forme de transgression, c’est-à-dire à une expression qui serait simplement, peut-être même un peu trop facilement, contre-culturelle ou oppositionnelle. Comment ne pas voir, en effet, dans ces poèmes visuels de Shin Tanabe, l’ombre culturelle persistante de Kanji ? C’est, de fait, que le poème ne rompt pas totalement avec le langage, mais, bien plutôt, qu’il laisse un rapport de force s’y instaurer. Le poème, nous semble-t-il, plutôt qu’il ne se refuse à la culture, laisse le signe se cambrer face à toutes les formes de la réduction interprétative à une signification, qu’elle soit métaphysique, phénoménologique ou herméneutique, et se libérer de ce que la culture fait habituellement de lui : le signifiant d’un sens à lire et à comprendre. On sent bien, enfin, que ces poèmes prennent un tour politique. De par leurs formes abordables, qui mettent à égalité signes linguistiques et signes visuels, profondément antihiérarchiques et peut-être en cela plus démocratiques, ces poèmes rejettent toutes les hégémonies sémantiques et sémiotiques. Ils existent ainsi dans une résistance qui entraîne l’œil et l’esprit dans une lutte entre la poésie et toutes les formes d’assignations textuelles et plastiques conformes aux normes marchandes, médiatiques et académiques qui structurent la production, la diffusion et la réception du langage humain. La langue, alors, en ressort désapparier, au moins momentanément, de l’ensemble des dispositifs et des systèmes qui la corsètent. Jusqu’à quand ?