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De bouche à oreille : Pascal Kirsch – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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De bouche à oreille : Pascal Kirsch

Artaud pestait contre le jeu des acteurs de son temps : « Pour des gens qui ne savent plus que parler et qui ont oublié qu’ils avaient un corps au théâtre, ils ont oublié également l’usage de leur gosier. » (« Un athlétisme affectif ») Les acteurs de Kirsch ont un « gosier » et un « corps ». Ils savent s’en servir au profit des personnages et surtout d’une langue inouïe.
C’est la première fois que l’œuvre de Jahnn écrite en 1933, traduite de l’allemand en 2008 chez José Corti, est jouée en France. Mais cette langue, fût-elle remarquablement traduite par Huguette Duvoisin et René Radrizzani, reste inouïe comme toutes les langues d’écrivains de cette trempe : ceux qui « taillent dans leur langue une langue étrangère », qui la « font crier, bégayer, balbutier, murmurer » (Deleuze).
Nous faire entendre une telle langue ‒ métaphorique et crue, charnelle et métaphysique, insinuante et percutante ‒ était donc une double gageure. Elle est relevée haut la main par une distribution impeccable. Les acteurs sont tous parvenus à s’emparer de cette langue comme cette langue s’est emparée d’eux. Chacun a su trouver une diction qui lui est propre, une diction qui soit une manière singulière de posséder cette langue et d’en être possédé, au rebours exact du processus d’uniformisation de tant de distributions de tant de spectacles sur tant de plateaux. [1]

La scénographie, signée Marguerite Bordat (qui a longtemps travaillé avec Pommerat), alterne deux types d’approche : on épouse le regard ironique et surplombant d’êtres surnaturels, ou passés de l’autre côté de la vie, ou à côté de la vie, observant les fantoches humains, fermiers et valets de ferme, pauvres et riches, femmes et hommes, hommes et bêtes, qui évoluent dans des paysages miniaturisés, à l’intérieur de petites maisons de poupées, dans la Norvège d’Ibsen et de Tarjei Vesaas ; ou, à l’inverse, on se retrouve de plain-pied avec ces fantoches humains, cette fois rendus à toute leur chair, vieille carne ou épiderme palpitant, dans tous les cas traversés par les désirs les plus inavouables, dissimulés dans les tréfonds de l’âme pour mieux surgir soudainement en plein jour et tout ravager alentour. Ce télescopage des points de vue peut rappeler Shining de Kubrick : l’hôtel Overlook et son labyrinthe enneigé qu’on voit d’abord en maquette, de haut, puis grandeur nature, jusqu’à s’y perdre et rencontrer un Minotaure humain, trop humain.

Trois Trolls (Julien Bouquet, Loïc Le Roux et François Tizon), avatars mâles et dégarnis des trois sorcières échevelées de Macbeth, et Anna Frönning (Raphaëlle Gitlis), riche fermière, incarnation du mal, femme vieillissante habitée toute entière par la convoitise, évoquent certaines peintures grotesques de Goya, rien que par la virtuosité de leurs mimiques alliée à une diction non moins virtuose, entre cheveu sur la langue et profondeur viscérale ou sépulcrale, une voix tantôt roublarde tantôt d’outre-tombe et qui sautille sur tout le spectre des intonations. Il faut entendre la bête prise au piège d’un pieu acéré, éventrée, agonisante, puis secourue, dont un Troll (Julien Bouquet) fait le récit vers le début du spectacle, face public, parole et mime entrelacés, jusqu’à rendre présente la scène plus puissamment que toute image extérieure.
Je suis de nouveau impressionné beaucoup plus tard, par un autre récit d’agonie animale, cette fois la jument choyée du riche fermier Manao (Vincent Guédon), soi-disant habitée par une femme, centaure femelle, et de ce fait horriblement mise à mort par le valet de ferme (Mattias De Gail), qui se gargarise de son méfait tout en le racontant à celle, folle de jalousie, qui lui avait donné l’ordre de s’en débarrasser. La jument blanche hante l’image scénique via quelques vidéos spectrales. Je repense notamment au gros plan sur le pelage ensanglanté qui fait trembler une image devenant ainsi comme une seconde peau et dépassant la dimension simplement illustrative.
Les lumières de Pascal Villmen et Éric Corlay sculptent l’obscurité, elles participent pleinement elles aussi de cette noirceur morale généralisée. Chez Pommerat, les passages au noir ponctuent l’enchaînement des séquences. Ici, le passage au noir est absolu. On y reste. La découpe des ombres sur les visages ou des silhouettes des acteurs sur fond opaque est d’une précision acérée. Ce clair-obscur a peut-être un répondant pictural du côté du Caravage : un noir de velours, intensifié par les pendrillons, que viennent strier quelques giclées sanguinolentes. Un noir aussi palpable ne se retrouve que chez Régy, Genod ou Pommerat, avec des nuances et selon des desseins chaque fois uniques.
La seule zone d’ombre de ce spectacle, sa tache aveugle, serait peut-être dans cette tentation de la beauté plastique et de la bulle artistique. La confiance dans les pouvoirs du théâtre est ici inentamée : la moindre table, la moindre chaise est sublimée par l’ombre et la lumière. En entrant dans la salle, est même rejouée une scène originaire, non sans nostalgie : la petite conteuse (Florence Valéro) qui rassemble autour d’elle les villageois (nous et les autres acteurs) sur la place (le plateau) pour une veillée funèbre.
La Princesse Maleine, créée deux ans après en Avignon, échappait in extremis à cette tentation : la beauté plastique y était détraquée par le jeu en porte-à-faux des acteurs ; la clôture de l’image scénique y était fendue par l’arbre gigantesque du cloître des Célestins, lui-même ouvert aux quatre vents, ce qui dérangeait le bel écrin scénographique. [2]
Ces deux spectacles de Kirsch forment le diptyque d’un théâtre de la cruauté et une œuvre qui conte.

Notes
[1Sur ce point, on gagnera à lire l’article de Chloé Larmet, « Écarts de voix. À l’écoute du théâtre de Pascal Kirsch », à paraître dans Théâtre/Public, n° 229, « États de la scène actuelle : 2016-2017 ».
[2Sur La Princesse Maleine, voir les critiques de Yannick Butel, Chloé Larmet, Arnaud Maïsetti et Evelise Mendes postées sur L’Insensé courant juillet 2017.