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Trans… qu’est-ce qui ne va pas visage ? – L'!NSENSÉ
Bienvenue sur la nouvelle scène de l'!NSENSÉ
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Trans… qu’est-ce qui ne va pas visage ?

Yannick Butel – 14 juillet 2018

Par Yannick Butel. Trans (Més Enllà), de Didier Ruiz,
Gymnase du Lycée Mistral, Avignon In 2018.


Dans une édition d’Avignon où l’une des thématiques récurrentes installe le spectateur dans une réflexion sur le genre, sur le sexe, sur les enjeux d’identité sociale via l’apparence, les questions sur le transgenre, Trans (més enllà) de Didier Ruiz est donné à voir au gymnase du Lycée Mistral. Un travail scénique de la Compagnie des hommes qui se perçoit comme une contribution artistique aux études qui couvrent les « gender studies ». Un travail théâtral qui problématise notre rapport à l’art du théâtre, à l’art… Ce que Chris Marker se permettait de résumer par une phrase « Les hommes ont inventé la napthaline de la beauté, cela s’appelle l’art » dans une 72ème édition qui pourrait parfois y ressembler, dont Trans (mes enllà) s’éloigne radicalement…

« On ne naît pas femme, on le devient »
Écrivait Simone de Beauvoir dans l’un des livres les plus importants du XXème siècle : Le Deuxième sexe. C’était en 1949, et le Castor, comme l’appelait le/son très proche et très lointain Jean-Paul Sartre, marquait l’histoire de la pensée parce qu’il mettait en débat la question de l’assignation. Le conflit entre « assignation » et « devenir » chez le sujet sur et pré-déterminé par l’environnement social, familial, institutionnel et, parfois, lui-même. C’est-à-dire cette manière dont le champ social et ses appareils de contrôle (que stigmatiseront des penseurs comme Foucault, Althusser, Deleuze, Derrida, Lyotard, Castoriadis…) maintiennent un ordre hérité bâti sur des lois immuables et arbitraires, se fondant sur le dogme religieux qui nourrit la laïcité.
Et plus loin de continuer dans une langue vive, incisive et tellement juste :

« Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin […] Chez les filles et les garçons, le corps est d’abord le rayonnement d’une subjectivité, l’instrument qui effectue la compréhension du monde : c’est à travers les yeux, les mains, non par les parties sexuelles qu’ils appréhendent l’univers ».

En 1949, dans une France gaulliste imperturbablement tournée vers l’ordre, la reconstruction, le redressement économique, la voix de Simone de Beauvoir est sans doute celle qui incarne essentiellement, un appel à l’émancipation. À l’émancipation générale, et pas simplement féminine, car de la même manière, et dans le prolongement de Beauvoir, tous les travaux qui portent sur les gender studies, et notamment entre autres, ceux de Judith Butler, nous inscrivent dans ce questionnement qui concerne, non « ce que nous sommes », mais « ce que nous voulons devenir ». Entre les deux formulations, si la première renvoie à un essentialisme vain, la seconde inscrit le sujet dans le mouvement de l’Histoire, à l’intérieur de laquelle il doit construire et habiter la sienne. Et pour filer et en finir avec la métaphore architecturale en mémoire le texte de Martin Heidegger « Bâtir, Habiter, Penser », gageons que libérés de tous les conservatismes, et conscient que nous sommes des organismes vivants (tant qu’il y a de la vie, il y a du désespoir !), nous ne serons jamais autre chose que les locataires de nos vies, exilés à travers elles, toujours en déplacement, primo-arrivant (pour ne pas dire migrant), soumis aux migrations qui nous portent vers les lignes de fuite et d’horizon inattendues, entretenant des « dialogues d’exilés » avec celui/celle que nous rencontrerons.
Et ce jusque dans la critique, comme le rappelle mon camarade Jean-Pierre Léonardini dans ce petit opus généreux (Qu’ils crèvent les critiques, éd. Solitaires intempestifs, p. 9) que je remercie encore pour sa « facepré ». Je le cite : « on ne naît pas critique. On le devient au hasard des rencontres, par la force des choses ». On serait presque d’accord.
Trans-scène
Seul, devant la salle, raul et laura, (un palindrome presque parfait) l’un et l’autre de l’un, le même donc, vient raconter l’histoire du vilain petit canard… une histoire simple comme on la raconte aux enfants, le soir, parce que tout commence avec l’enfance et l’infans. L’histoire du vilain petit canard qui met en jeu, non pas un destin malheureux (chacun sait qu’un jour le vilain petit canard découvrira qu’il est un cygne), mais bien l’histoire de ce besoin irrépressible (et incompréhensible) d’être reconnu, d’appartenir à une communauté, de vivre dans le regard des autres. Et tout le temps que ce besoin de reconnaissance durera, tout le temps que ce regard dévisageant durera (relire Levinas, là-dessus), alors le monde n’ira pas mieux, il n’ira pas du tout. Et de regretter définitivement qu’il n’y ait pas plus de Zarathoustra et de solitude bien vécue, souhaitée, voulue.
Sur la scène aménagée exclusivement d’une coursive diaphane en demi-cercle qu’un regard en coupe identifierait à celle d’un escargot, Clara, Sandra, Leyre, Ian, Dany et Neus sortiront, les uns après les autres, parfois à plusieurs aussi, pour venir parler. Nées hommes, Clara, Sandra et Leyre ont choisi de devenir femme. Neus, Danny, Raul, eux, nés femmes, ont choisi de devenir homme. En vêtement de ville, comme on les verrait sortir de chez eux, ils viennent dire leur histoire semée d’embuches, de violences, de désirs incompris, de moqueries ou d’écoutes. Ils viennent raconter la difficulté de faire entendre et de partager un désir. Celui de ressembler à ce que leur esprit leur dicte et de ne pas s’ignorer, au risque d’être incompris par les ignorants. La constance, dans leurs voix, sera de mise. Aucun écart ne viendra perturber ces corps blessés par l’histoire d’un changement radical, l’histoire d’un corps revisité par la chirurgie esthétique, le coup de bistouri psychologique.
Tous les six égrènent ainsi les différentes étapes de leur vie où il a fallu d’abord avouer un désir aux proches, puis passer à la réalisation de celui-ci, enfin vivre dans le même environnement le plus souvent hostile, et le plus souvent aliéné aux souvenirs. Et d’écouter ces voix livrer une intimité qui est au-delà de toute pudeur, sans jamais qu’elles tombent dans l’extravagance et l’impudence. Très loin des films d’Almodovar (que l’on aime par ailleurs).
C’est ainsi une histoire terriblement humaine, six histoires terriblement humaines qui sont racontées. Et cette humanité est d’autant plus forte qu’elle est rapportée au plateau par six non-acteurs. Six présences, en quelque sorte, déplacées au plateau, mises en visibilité, qui entretiennent avec le public une proximité construite sur l’absence de fard, de faux semblants, de scènes jouées… Certainement pas un théâtre documentaire, mais d’évidence un « living theâtre » comme il y eut, dans les années soixante un « living cinéma ». Ou un théâtre qui problématise un peu plus la scène, lieu trop souvent marqué et reconnu parce qu’il marque un espace à part ; alors qu’avec Trans, c’est un lieu de passage qui devient sensible.
Et de se souvenir, en sortant de Trans (més enllà) , de cette question qui court dans le Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin (futur penseur de la complexité) et qui est à maintes reprises adressée à chacun des interviewés : « Comment tu te débrouilles dans la vie ? » ou ce commentaire de Chris Marker : « comment arriver à une égalité de regard ? »
Et ce parce que regardant à l’alentour, on voit dans les gens que quelque chose cloche dans ce monde. Oui, on voit l’un dans l’autre, au point, comme Marker, de faire sien l’inquiétude et la phrase qui la condense, si poétique, si simple, si terriblement simple : « qu’est-ce qui ne va pas visage ? » (phrase sublime de Joli mai…)