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Vivre sa vie… Godardien Berling – L'!NSENSÉ
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Vivre sa vie… Godardien Berling

Vivre sa vie, mise en scène Charles Berling

avec Hélène Alexandridis, Pauline Cheviller, Sébastien Depommier, Grégoire Léauté, au Théâtre des Halles.

 

Baroque, Kitch, expressionniste… la mise en scène Vivre sa Vie de Charles Berling, d’après le film de Jean-Luc Godard, est présentée au Théâtre des Halles dans la salle du chapitre, à Avignon, à l’occasion de la 72ème édition du festival. Pas un hommage, pas un remake, mais une œuvre, ou disons un « état d’esprit ou d’âme », que Charles Berling partage avec Godard et qui le conduit à regarder à l’entour en y ajoutant un grain de poésie comme on dirait un grain de folie. Quelque chose aussi d’une esthétique picturale qui, sur le mode des Ménines commentées par Foucault, fait que ce tableau que forme Vivre sa vie abrite Berling en ses plis, en ses recoins. Entre portrait d’Anna chez Godard, et portrait de Nana chez Berling, c’est donc aussi un autoportrait tout entier fondu dans un flux de récits, un océan d’images à l’endroit d’une intimité exposée avec pudeur. Godardien Berling ! Sans aucun doute, mais et surtout, spectateur et acteur, c’est un regard qu’il livre sur « le film d’une vie ». Ou, pour le dire autrement, un film auquel on prête un amour unique.

En mémoire, les images du film Vivre sa vie de Godard sorti en 1962, pas encore inscrit dans ce que l’on appellera le cinéma du réel, mais déjà tenté par un cinéma qui nous rapprocherait du réel. Image de Jean Ferrat qui caresse un flipper. Image d’un visage éblouissant de la Passion de Jeanne d’arc de Dreyer. Visage et regard d’Anna Karina, belle, au regard noir qui danse à en perdre l’équilibre, qui tapine à s’étourdir. Image de livres et des nouvelles d’Edgar Alan Poe. Images de tête à tête triste et inquiétant, de larmes qui montent aux yeux, de bar de quartier, de salle de billard, de rues parisiennes lépreuses ou mornes, de chambres d’hôtel sans aucun luxe, de lettres manuscrites griffonnées sur des cahiers d’écolier, de clopes qui fument, de baisers volés, images de regards caméras qui n’en finissent pas, de dos d’hommes qui se servent et étreignent Anna comme une proie, de séquences pudiques d’habillage et de déshabillage, de larmes énormes qui roulent en silence… Histoire de voix off, et d’une mélodie lancinante et triste composée par Michel Legrand… quelque chose de l’ordre d’une ritournelle pour violons et de plans coupés pour faire sentir « une bande passante » d’hommes aux petites vies qui viennent fréquenter les « femmes de mauvaises vies ». Histoire encore de petites phrases cinglantes où les mecs souhaitent acheter aussi le sourire de la prostituée dont ils vont louer une partie. Petites phrases arbitraires, phrases où traînent le pognon qui permet de s’offrir un corps, un cul… Phrases de deal koltésien (Berling en sait quelque chose pour l’avoir monté) où le désir est évalué à l’aune de quelques billets. Et malgré tout, pour autant, histoire d’un sourire qui dit le « sel de la vie ».

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Et puis la voix de Godard, aussi, parlant du film tourné en noir et blanc. Une phrase : « c’est notre histoire, un peintre qui fait le portrait de sa femme » dit le cinéaste alors que dans la vraie vie il vient de se séparer de celle qui crève l’écran : Karina. Et elle de dire d’un ton philosophique et naïf : « y a qu’à s’intéresser aux choses et les trouver belles ». Et de sentir que l’alternance de rythme yéyé endiablé ne vaincra pas les violons de la tristesse qui reviennent sans cesse à chaque tournant de vie, et que c’est un silence qui précède la dernière image d’Anna tuée, abandonnée sur le macadam et qui, juste avant, dit « non pas moi ». Trop tard… et de regarder sa silhouette recroquevillée comme celle d’une écolière qui aurait traversé la vie au mauvais endroit. Une vie de pas de chance qui l’aura obligée à battre le pavé qui la menaçait. Une vie à peine choisie, où faire le trottoir aura était une « solution » provisoire qui finira par mal tournée. À suivre le visage de Anna dans Vivre sa vie, on se rendra à l’évidence. Comme le prénom qui est un palindrome et se lit de droite à gauche ou l’inverse, la vie est sans issue pour les « petits ».

Et de saisir que le travail de Charles Berling invite au plateau ces souvenirs et que son regard sur le film les augmente, dès la première image. Là, une sorte de « Marylin » blonde plaqué, dans une robe de mousseline blanche, interprétée par Hélène Alexandridis, descend un escalier en citant Lulu de Franck Wedekind. Titre qui marque, au début du XXè la présence au théâtre, pour la première fois, d’une prostituée dans un rôle-titre. Première image sèche et crue, où depuis les travaux de Domenach, on sait que l’escalier est le lieu du tragique. En marge, un guitariste à la silhouette de Rocky Picture Horror Show balance trois accords stridents. Le ton est donné et cette première image qu’on pourrait imaginer à la Une de Paris-Match inscrit le spectateur à l’endroit d’un regard glacé. Glaçant aussi, comme le sera l’apparition d’un dompteur ou d’un entraineur de revue, fouet à la main, au maquillage de clown. Une figure de Joker cynique et menaçant. Aux premiers instants, donc, dans un décor que l’on pourrait identifier à un bar interlope, mais qui se regarde aussi comme une loge surdimensionnée devant un miroir qui s’étend pratiquement sur tout le fond de scène ou un cabaret, le ton est donné. Il n’y aura pas d’issue. Et c’est dans cet espace semi circulaire que va se jouer la vie de Nana (personnage interprété par Pauline Cheviller) à qui Charles Berling confie le rôle phare de l’Anna/Nana de Godard. Et contrairement à l’expression « fille de joie », Nana sera cette « fille du feu » nervalienne promise à une vie où, du trottoir à la chambre, il faut prendre l’escalier qui la mène dans les draps froissés par la sueur des inconnus, en lieu et place du plus vieux métier du monde.

En fond, l’écran qui réfléchit des images ou au contraire joue de transparence, fera apparaître une sorte de composition Klimtienne, aux premiers instants.

À partir de ce premier temps, s’en suivront douze tableaux qui, comme dans le film de Godard, marquent à chaque fois une étape de l’histoire de Nana. Douze tableaux ou un chemin de croix. Mais Berling ne se suffit pas de cette référence et il les travaille et les sculpte pour le théâtre et la scène, y ajoutant là un fragment de texte de Simone Weil qui fait entendre la condition ouvrière des femmes des usines. Plus loin un extrait de Virginie Despentes qui nomme les conditions de vie des « travailleuses du sexe » ou un fragment de Duras consacré à la Jeanne Socquet qui peint les bordels de Montmartre, plus en amont encore un passage de La Passe imaginaire de Grisélidis Real qui raconte le quotidien d’une prostituée. Non qu’il s’agisse chez Berling de faire tomber la mise en scène dans un essai critique sur la place des femmes et des prostituées ; mais plutôt à chaque fois de faire entendre le monde intérieur de Nana. Le faire entendre autrement et donner à la scène un double écho qui se répartit entre les paroles du quotidien, et les pensées intérieures. Manière pertinente et juste, esthétiquement et poétiquement, de faire sentir l’articulation entre le corps vendu et l’esprit libre, le corps à vendre et les pensées d’ailleurs. Manière encore de souligner une complexité vivante à l’endroit d’une vie monotone.

C’est cette dualité, encore, que le public peut sentir à travers le dispositif scénique où en front de scène, comme derrière l’écran, une double vie qui n’en forme qu’une se laisse apercevoir. Manière libre de travailler un « pile et un face » où ce qui se joue au premier plan est mis en perspective à l’arrière-plan. Manière de jouer d’un dévoilement donc où ce qui est dit devant fait image derrière. Principe du masque, en quelque sorte comme le sont les comédiens fardés.

Derrière, justement, la sexualité monnayée s’y déploiera et la scène de pénétration, non pas caricaturale mais stylisée, ne laisse aucun doute sur le quotidien de Nana qui subit les assauts de ses clients. Crudité et violence du sexe sont ici habillées d’une ombre chinoise qui suffit à rendre l’ombre d’une vie de catin. Séquence radicale où la répétition du geste souligne moins un acte sexuel que les conditions d’un travail à la chaîne. C’est terrible à voir, c’est sans érotisme, et c’est brutal puisqu’ici se dessine une image d’ouvrière tenue à la rentabilité, à la cadence, à l’asservissement… que dénonçait le petit texte de Simone Weil.

Il est difficile ici de rendre la multitude et la diversité, le flux des images sonores et visuelles qui compose le Vivre sa vie de Charles Berling. Mais, et parce que le cinéma est aussi le monde auquel il appartient, il n’est pas possible d’ignorer que l’acteur qu’il est a eu le goût de l’insinuer dans sa mise en scène. L’écran est bien entendu l’un des symptômes de son attachement au 7ème art. Il est le plus visible mais, en définitive, cet écran trouve ici une fonction théâtrale qui abrite les allés et venus de Nana entre deux mondes. L’usage de la vidéo dans la mise en scène, en revanche, s’approche au plus proche de la technique cinématographique. Comprenons par-là qu’il nous rappelle que la question du montage est récurrente au cinéma. Recourant à cette image cinématographique, Charles Berling en fera un énième tableau, un treizième si l’on veut. Peut-être qu’à cet endroit se réunissaient théâtre et cinéma, balayant la frontière entre l’un et l’autre. À la dernière image qui réfléchit la mort de Nana, le corps inerte en front de scène sera projeté sur l’écran. Image de « The End » qui fige la vie dans un tableau carré. La mort s’y déploie avec intensité et se contemple alors comme s’il s’agissait d’une toile, une vanité. Image pure d’un portrait accroché à un mur. Image qui fait écho à l’ultime citation que Nana faisait au dernier souffle citant Simone Weil comme à la première séquence : « la force, c’est ce qui fait de quiconque lui est soumise une chose. Quand elle s’exerce jusqu’au bout, elle fait de l’homme une chose au sens le plus littéral, car elle en fait un cadavre »…

La boucle est bouclée. Le temps du théâtre, celui de la représentation, aura été celui d’un tableau que Berling a peint.

En rupture avec le pathos et la psychologie, le geste de metteur en scène de Charles Berling s’ouvre à un théâtre brut où les comédiens entretiennent une distance continue avec l’histoire qu’ils campent et rendent la diversité des rythmes de la vie. Brut d’intensité, à l’écart de toute tension dramatique qui voudrait faire un « effet », Vivre sa vie de Charles Berling, assisté d’Irène Bonnaud à la dramaturgie, ne cherche pas à jouer l’émotion, mais à la faire naître dans l’esprit du public. Et comme le petit manteau de Nana qu’elle passe et enlève sans arrêt, si le théâtre se définit aussi comme le « manteau d’arlequin », alors au terme de la représentation, du film est né le théâtre, de l’écran est né la scène. Ce n’est pas beau, c’est vrai. Là, se rejoignent Godard et Berling qui prêtent, l’un et l’autre, à leur art, la capacité de faire apparaître ça qui est l’un des enjeux de leurs pratiques.